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Bruno Judic Confessio chez Grégoire le Grand, entre l'intériorité et l'extériorité : l'aveu de l'âme et l'aveu du corps In: L'aveu. Antiquité et Moyen Âge. Actes de la table ronde de Rome (28-30 mars 1984) Rome : École Française de Rome, 1986. pp. 169-190. (Publications de l'École française de Rome, 88) Résumé On examine d'abord les passages du Commentaire sur I Rois qui concernent la confession des péchés. La parole de confession, seule, est insuffisante. La confession s'inscrit dans un processus à trois temps : conversio mentis, confessio oris, vindicta peccati. Cependant la confession aux derniers instants est considérée comme valable. On note l'influence du milieu monastique où l'aveu au supérieur appartient à la Règle. Grégoire souligne le rôle de celui qui écoute, n'est-il pas lui-même confesseur ? Comment enfin se confesse- t-il ? On peut le saisir à travers des passages autobiographiques et certaines lettres où il exprime son intimité. Autour de sa maladie, se tisse un réseau de relations personnelles qui laisse apparaître à la fois l'aveu de la personne aristocratique romaine et l'aveu de la personne chrétienne dans son ordo de pasteur. Citer ce document / Cite this document : Judic Bruno. Confessio chez Grégoire le Grand, entre l'intériorité et l'extériorité : l'aveu de l'âme et l'aveu du corps. In: L'aveu. Antiquité et Moyen Âge. Actes de la table ronde de Rome (28-30 mars 1984) Rome : École Française de Rome, 1986. pp. 169- 190. (Publications de l'École française de Rome, 88) http://www.persee.fr/web/ouvrages/home/prescript/article/efr_0000-0000_1986_act_88_1_2845

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Confessio chez Grégoire le Grand, entre l'intériorité etl'extériorité : l'aveu de l'âme et l'aveu du corpsIn: L'aveu. Antiquité et Moyen Âge. Actes de la table ronde de Rome (28-30 mars 1984) Rome : École Française deRome, 1986. pp. 169-190. (Publications de l'École française de Rome, 88)

RésuméOn examine d'abord les passages du Commentaire sur I Rois qui concernent la confession des péchés. La parole de confession,seule, est insuffisante. La confession s'inscrit dans un processus à trois temps : conversio mentis, confessio oris, vindictapeccati. Cependant la confession aux derniers instants est considérée comme valable. On note l'influence du milieu monastiqueoù l'aveu au supérieur appartient à la Règle. Grégoire souligne le rôle de celui qui écoute, n'est-il pas lui-même confesseur ?Comment enfin se confesse- t-il ? On peut le saisir à travers des passages autobiographiques et certaines lettres où il exprimeson intimité. Autour de sa maladie, se tisse un réseau de relations personnelles qui laisse apparaître à la fois l'aveu de lapersonne aristocratique romaine et l'aveu de la personne chrétienne dans son ordo de pasteur.

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Judic Bruno. Confessio chez Grégoire le Grand, entre l'intériorité et l'extériorité : l'aveu de l'âme et l'aveu du corps. In: L'aveu.Antiquité et Moyen Âge. Actes de la table ronde de Rome (28-30 mars 1984) Rome : École Française de Rome, 1986. pp. 169-190. (Publications de l'École française de Rome, 88)

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CONFESSIO CHEZ GRÉGOIRE LE GRAND, ENTRE L'INTÉRIORITÉ ET L'EXTÉRIORITÉ: L'AVEU DE L'ÂME ET L'AVEU DU CORPS

Fidèle aux concepts augustiniens, Grégoire emploie confessio dans le sens de reconnaissance : confession de la foi, confession de Dieu, c'est-à-dire reconnaissance de Dieu comme Seigneur et aussi louange de Dieu1. Mais il peut être intéressant d'étudier l'emploi de confessio au sens de l'aveu des péchés dans un texte de Grégoire, le Commentaire sur I Rois, qui a peu fait l'objet d'études jusqu'à présent, pour la simple raison que son authenticité grégorienne n'a été démontrée que récemment2. À propos de ce Commentaire, P. Verbraken signale qu'on «y lit de longs développements sur la virginité, la prédication, le rôle des pasteurs, la confession des péchés, l'aveuglement des juifs, etc.»3. Et ce sont là des thèmes qui rattachent bien cette œuvre au reste de la production de Grégoire. Toutefois, dans ces développements sur la confession des péchés, il s'agira de rechercher non pas ce qui concerne la pénitence mais ce qui concerne un aveu; et pour cela, on essaiera de

1 Cf. Avg. Confessions, Bibl. August., Paris, 1962, Introduction par A. Solignac, p. 9- 10. Enarr. in ps., 94, C.C. 39 (1956) p. 1333-4. Cf. également B. Jumc, Pénitence publique, pénitence privée et aveu chez Grégoire le Grand (sur la Règle pastorale), dans Groupe de la Bussiêre, Pratiques de la confession, Paris, 1983, p. 49.

2 L'authenticité grégorienne a été démontrée par P. Verbraken : P. Verbraken, Le texte du commentaire sur les Rois attribué à s. Grégoire, dans Revue bénédictine, LXVI, 1956, p. 39-61 et 159-217. Contrairement à l'opinion traditionnelle qui plaçait la date de rédaction de cette œuvre entre 585 et 590, P. Meyvaert, The date of Gregory the Great's Commentaries on the Canticle of Canticles and on I Kings, dans Sacris erudiri, XXIII, 1978-79, p. 191-216, la situe vers 598. Cf. aussi : A. de Vogue, Les vues de Grégoire le Grand sur la vie religieuse dans son Commentaire des Rois, dans Studia monastica, 20, 1978, p. 17-63.

3 P. Verbraken, op. cit., p. 41.

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relier les développements du Commentaire sur I Rois avec les aveux de Grégoire lui-même en tant qu'il parle à la première personne dans ses lettres personnelles.

Il faut partir d'abord du thème fondamental de l'intériorité, ou plutôt de l'opposition entre intériorité et extériorité. Claude Dagens a particulièrement mis en évidence cette structure essentielle de la pensée et de l'expérience de Grégoire. Cette opposition intérieur/extérieur (intus/foris) sert de cadre pour décrire l'opposition de la contemplation et de l'action, de la sainteté et du péché. Voici comment le péché se situe dans ce cadre : « Le paradis terrestre était le royaume de la parfaite intériorité; par sa faute, l'homme a été précipité dans le monde de l'extériorité. Le salut consisterait, comme pour le malade après sa gué- rison par le Christ, à rentrer au-dedans de soi, à regagner sa demeure intérieure ... ce chemin de l'intériorité reste fermé au pécheur, qui s'exclut lui-même de la retraite de son cœur, en se répandant à l'extérieur4». C'est donc un mouvement de l'intérieur vers l'extérieur et inversement qui anime en permanence la vie morale et la vie spirituelle. La confession des péchés se situe dans ce double mouvement.

Le Commentaire sur I Rois présente des développements sur une confession qui va de l'intérieur vers l'extérieur au sens de l'expression verbale de ce qui était retenu en pensée mais aussi au sens d'une parole vaine, une parole qui ne change rien à la situation du confessant dans le péché donc dans l'extériorité. Grégoire écrit : « La conversion du pécheur n'est pas dans l'humilité de la confession mais dans la rénovation de l'homme intérieur, lorsque, pour le pécheur corrigé par l'inspiration divine, le mal qu'il a aimé lui déplaît et le bien qu'il a haï lui plaît. En effet, il y en a certians qui s'accusent eux-mêmes de la méchanceté d'un crime et ne corrigent pas la dépravation de la volonté. Assurément on ne peut croire qu'ils sont convertis au Seigneur parce que la vraie conversion n'est pas reçue dans la bouche mais dans le cœur (non in ore sed in corde)5». La confession seule, quand la bouche seule est impliquée, ne sert donc à rien.

Grégoire montre un exemple de cette situation dans la dernière rencontre entre Samuel et Saül. Le roi a reçu l'ordre de tuer tout le

4 C. Dagens, Saint Grégoire le Grand, culture et expérience chrétiennes, Paris, 1977, p. 168.

5 Le Commentaire sur I Rois sera toujours cité dans l'édition de P. Verbraken, C.C. 144, 1963, II, 107, p. 176.

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peuple d'Amalech avec tous ses biens. Saül gagne la bataille mais épargne le roi des Amaléchites Agag et conserve un butin de troupeaux. Saül se présente alors à Samuel en disant : Tu es béni de Dieu, j'ai exécuté l'ordre. Pourtant Samuel entend les cris des troupeaux. Grégoire interprète ces cris des troupeaux (vox gregum et armentorum) comme l'accusation des péchés; c'est comme si Samuel disait à Saül : Toi tu te justifies par ta propre bouche mais la masse de tes impuretés crie par toutes les bouches. Saül se défend alors en accusant le peuple d'Israël d'avoir voulu conserver le butin et se justifie en voulant immoler ce butin comme sacrifice à Dieu. Grégoire commente: «le petit et le gros bétail sont immolés au Seigneur quand les lubriques et les incontinents viennent à la confession et ils font détruire par la pénitence ce qu'ils ont fait méchamment6». Cependant Saül est le type même de l'imposteur qui accuse les autres à sa place : « Par un usage étonnant de la fraude les imposteurs se couvrent de telle sorte qu'ils parlent, qu'ils justifient et accusent. Ils tempèrent aussi la manière de l'accusation de telle sorte qu'en accusant ils apparaissent justes, pour ne pas se faire reconnaître en s'excusant». Enfin Saül dit : «Nous avons tué tout le reste». Mais ainsi il attribue les plus grands péchés aux plus petits et les péchés les plus légers aux plus grands. « Pourquoi dit-il : nous avons tué tout le reste, sinon, parce que, pour les plus grands, ce sont les péchés les plus petits qui sont lavés par la seule confession? Et les docteurs les tuent, quant ils les remettent par l'autorité apostolique à ceux qui se confessent humblement7». Ce dernier passage est une allusion directe à une pratique rituelle qui ne peut être encore pour Grégoire que la pénitence publique avec cependant des aménagements qu'on mentionnera plus loin - sauf si, évidemment, ce texte n'était pas authentique -.

Un peu plus loin, l'imposteur Saül finit par reconnaître sa faute, par avouer qu'il est lui-même à l'origine de la transgression de l'ordre de Dieu. Grégoire : « Mais lui (Saül) encore se confesse par sa bouche (in ore suo confitetur) en disant : j'ai péché. Il montre la qualité de la confession elle-même parce qu'il a ajouté : Mais maintenant honore- moi devant les anciens de mon peuple et devant Israël. On voit clairement quelle pénitence fait celui qui désire encore être honoré. Car s'il faisait vraiment pénitence de son péché, il désirerait être déshonoré plutôt qu'honoré. Donc il convient de s'étonner de la dureté du cœur

6 C.C. 144, VI, 22, p. 560 (sur I Rois, 15, 14-15). 7 Id., p. 561.

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qui se met en avant. Voici que l'homme de Dieu en exécutant l'ordre du Créateur dit : Le Seigneur te met en avant, ne sois pas roi. Au contraire celui qui subit une sentence d'abjection cherche les honneurs par le désir de l'orgueil. Pourquoi donc dit-il : j'ai péché? Certes ce n'est pas l'honneur ou la gloire qui doit suivre la confession du péché mais l'avilissement et le mépris. À quoi sert en effet de confesser des infamies si l'affliction de la pénitence ne suit pas la parole (vox) de la confession?8». Dans ce cas, la confession seule, l'aveu formel, n'a vraiement aucune valeur. Sans doute Saül se décide-t-il à avouer une faute que Samuel connaît déjà mais cet aveu en lui-même ne vaut rien car il ne s'inscrit pas dans, un processus pénitentiel qui est d'abord une conversion intérieure.

Un autre exemple, inverse en quelque sorte, de cette faible valeur de l'aveu en soi est donné à la suite du premier texte cité. Grégoire fait en effet référence à la pénitence aux derniers instants dans des termes proches de ceux de Césaire d'Arles : «Mais parce qu'il y en a certains à l'intérieur de l'Église qui viennent à la satisfaction de la pénitence seulement à la fin de leur vie et qu'il est dit par le jugement de la Vérité : Quelle que soit l'heure de la conversion du pécheur, il vit (Éz. 18, 21), certains recherchent habituellement avec force s'ils trouvent la vie aussitôt après la mort de la chair, eux qui accomplissent des péchés pendant une grande partie de leur vie et s'accusent d'avoir agi méchamment seulement à la fin de leur vie. À ce propos, il faut dire que la grandeur du crime est détruite par la force de la conversion. . .9». Par conséquent, cet aveu aux derniers instants qui pouvait paraître une facilité destinée à tourner la dureté de la pénitence antique, est au fond relativisé par le mouvement intérieur qui l'accompagne ou non. La qualité discutable de cet aveu aux derniers instants conduit cependant à un nouveau développement : « Celui-ci est reçu dans la vie aussitôt après la mort, s'il reçoit seulement le feu de l'amour dans la conversion, feu qui peut consumer dans l'âme toute la rouille accumulée du péché. Donc, à la fin de la vie, se repentent salubrement ceux qui d'une part aiment le bien parfaitement par une visitation intérieure et d'autre part haïssent le mal qu'ils ont aimé. Cependant s'ils n'ont pu pleurer

8 C.C. 144, VI, 46, p. 577 (sur I Rois 15, 30). 9 C.C. 144, II, 107, p. 176-7. Cf. Caes. Arel. Sermones, éd. G. Morin, C.C. 103 (1953),

Serm. LXI à LXIV, et Césaire D'Arles, Sermons au peuple, introd., trad, et notes par M. J. Delage, S.C 175, 1971, p. 165-169.

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suffisamment pour les iniquités qu'ils ont commises, néanmoins ceux- là dans l'heure où ils se convertissent, vivent. Car ceux qui ont eu la perfection de la bonne volonté dans la confession du péché, passent après la mort à travers la peine purgatoire du péché (purgatoria poena peccati) vers la vie, eux qui n'ont jamais eu la force d'amour suffisante pour détruire les péchés10». C'est donc l'introduction, après la mort, d'une peine purgatoire qui peut purifier, enlever la rouille, pour ceux qui n'ont pas suffisamment manifesté dans leur existence terrestre la valeur de leur conversion et de leur confession.

Il faut revenir à ce passage du livre VI ομ Saül avoue son péché pour rien : « Bien sûr, trois choses doivent être considérées dans une seule personne qui fait pénitence : à savoir la conversion de l'âme, la confession de la bouche et la punition du péché (conversio mentis, confessio oris, vindicta peccati). Car, celui qui ne se convertit pas dans son cœur, à quoi lui sert-il de confesser des péchés? En effet le péché qu'on aime, n'est pas détruit en le confessant. Certes il y en a certains qui ouvrent les péchés en les confessant mais ne les détestent jamais en ne se convertissant pas. Ceux-ci assurément ne font rien en se confessant : parce que, ce qu'ils font sortir en parlant, ils l'introduisent en l'aimant11». Avant de poursuivre, il faut noter la belle formule ternaire que Grégoire emploie pour situer la confession : une place centrale, mais dans un processus à trois moments. Cette formule semble assez directement dérivée de Rom. 10, 10 : on croit par le cœur pour la justice, mais la confession par la bouche se fait pour le salut, sentence que Grégoire cite d'ailleurs dans ce passage. Cette sentence paulinienne était déjà commentée dans le même sens par S. Augustin12. Il se pour-

10 C.C. 144, II, 107, p. 177. Sur la poena purgatoria, ancêtre du purgatoire, cf. J. Le Goff, La naissance du purgatoire, Paris, 1981, p. 12, 94 et 121-131.

11 C.C. 144, VI, 46, p. 577. 12 Dans In Iohannis Evang. Tact. 26, 2, 16, C.C. 36, p. 260-261, S. Augustin écrit : Hoc

est enitn confiteri, dicere quod habes in corde; si autem aliud in corde habes, aliud dicis, loqueris, non confiteris. D'autres interprétations de Rom. 10, 10 apparaissent dans Enarr. in ps. 30, II, s. III, 7, 19, p. 217-8, C.C. 38 (harmonie entre le cœur et la bouche); Enarr. in ps. 18, s. VI, 1, p. 1679, C.C. 40 (opposition des paroles de Dieu cachées dans le cœur et des jugements de Dieu sur les lèvres); Enarr. in ps. 134, 11, 38, p. 1946 (insistance sur l'intériorité de la reconnaissance de Dieu); Sermo II de vetere testamento C.C. 41, p. 16 (opposition in corde / in opere). Enfin ce verset est appliqué à l'épisode du bon larron : Enarr. in ps. 34, s. 1, 14, 9, p. 310 et Enarr. in ps. 39, 15, 18, p. 436; cf. H. J. Sieben, art. Larron (bon), dans D. Sp. (1976).

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rait que la présentation ternaire soit une originalité de Grégoire. On peut ainsi rapprocher un autre passage du Commentaire sur I Rois : «Et parce qu'ils s'efforcent de détruire, en faisant pénitence, les péchés qu'ils confessent (peccata quae confitentur), l'un porte trois chevreaux, mais l'autre trois tourtes de pain13». Ici encore, le symbolisme ternaire avait retenu Grégoire, car les trois chevreaux figurent les trois manières de pécher : ore, corde et opere et les trois tourtes figurent l'affliction de la pénitence14.

Le développement du livre VI se poursuit avec une comparaison médicale : « Donc, lorsque quelqu'un dirige l'intention du cœur vers la justice par l'amour, il a le fruit d'une conversion droite par le commencement de la bonne volonté. Celui-ci assurément se confesse déjà pour le salut : parce qu'il fait sortir de la blessure en parlant davantage ce qu'il a piqué par la conversion. Donc, le troisième élément, c'est-à-dire la punition, est nécessaire comme un médicament, de sorte que l'abcès de la faute (apostema reatus) qui est crevé par la conversion, est purgé en se confessant, est soigné par le médicament de l'affliction15». Cette métaphore médicale était déjà présente dans le livre V à propos des signes pour chercher la vérité. «Saül a dit à Jonathan : indique-moi ce que tu as fait (la Bible de Jésuralem traduit par: avoue-moi. . .) (Jonathan a transgressé l'ordre de son père de ne pas manger pour vaincre les ennemis : il a vaincu les ennemis mais il a mangé du miel). Qu'est-ce en effet qu'être interrogé étant captif, sinon que les fautes qui sont saisies par des signes ou des conjectures ne doivent pas encore être frappées? C'est en effet comme si on avait une blessure, mais qu'elle est encore couverte. Donc qu'elle soit découverte pour qu'elle puisse être soignée et guérie. Il faut certes encourager ou conseiller pour qu'il confesse la faute qui est déjà distinguée comme manifeste. Donc il dit : indique-moi ce que tu as fait : parce que le crime qui est reconnu par certains indices ouverts, ne doit pas être jugé avant d'être démontré

13 C.C. 144, IV, 166, p. 383 (sur I Rois 10, 3-4). 14 Le symbolisme ternaire est très appuyé, car il y a trois hommes dont l'un porte

trois chevreaux, un autre trois tourtes de pain, le dernier une cruche de vin. La cruche de vin figure l'ivresse de l'esprit et l'amour des biens éternels qu'on ne peut atteindre que par la pénitence. Cf. A. de Vogue, Les vues de Grégoire le Grand sur la vie religieuse dans le Commentaire sur les Rois, dans Studia monastica, 20, 1978, p. 49-50 et P. Galtier, L'Église et la rémission des péchés aux premiers siècles, Paris, 1932, p. 116.

15 C.C. 144, VI, 46, p. 578 (sur I Rois 15, 30). cf. Past. 3, 14, P.L. 77 col. 72.

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très ouvertement16». Et Jonathan ensuite avoue qu'il a mangé du miel au bout d'un bâton. Tous les détails de cet aveu servent à Grégoire d'allégories de la bonne confession, celle des justes qui n'hésitent pas à s'accuser même de petites choses. Cependant il ne faut pas non plus aller jusqu'au mensonge : «Le péché doit être certes mis en avant dans la confession, mais ne doit pas être augmenté par le mensonge. Il doit être tel dans la confession qu'il fut dans l'action17».

Grégoire utilise aussi une métaphore végétale: «Donc celui qui ne croit pas par le cœur à la justice, ne fait jamais une confession pour le salut : parce qu'il apparaît comme les feuilles d'un mauvais arbre dont il enfonce les profondes racines dans le cœur. Donc le signe de la vraie confession n'est pas dans la confession de la bouche mais dans l'affliction de la pénitence. Alors en effet nous distinguons le pécheur bien converti, lorsqu'il s'efforce de détruire par une digne austérité de l'affliction ce qu'il confesse en parlant. . . C'est donc dans le fruit et non pas dans les feuilles ou dans les branches qu'on doit reconnaître la pénitence. C'est que la bonne volonté est comme un arbre. Donc que sont d'autre les paroles de la confession si ce n'est des feuilles? Nous ne devons pas attendre les feuilles à cause d'elles-mêmes mais à cause du fruit : parce que toute confession des péchés est reçue de telle sorte que le fruit de la pénitence s'ensuive. C'est pourquoi le Seigneur a maudit l'arbre décoré de feuilles, stérile de fruit; parce qu'il ne reçoit pas l'ornement de la confession sans le fruit de l'affliction. Donc Saül qui se confesse et veut être honoré, sans être affligé ni humilié, que désigne-t-il sinon ceux qui ont une confession stérile et n'ont pas de fruit, parce qu'ils préfèrent le décor de la confession par des paroles humbles mais ils ne suivent pas la verdeur des paroles par l'humilité de la pénitence18?».

Dans ce processus pénitentiel, le moment de la confession, de l'aveu, apparaît bien mis en évidence dans un passage du livre V : Phi- nées est interprété bouche fermée ou bien épargnant sa bouche. «On dit à bon droit épargnant sa bouche, parce qu'il est tombé une fois dans une faute tellement sanguinaire qu'il n'a jamais pu être converti à l'esprit par la pénitence et la confession. Donc on dit épargnant sa bouche parce qu'il a dédaigné de rougir pieusement en se confessant. Et

16 C.C. 144, V, 161, p. 517 (sur I Rois 14, 43). 17 Id. 18 CC 144, VI, 46, p. 578.

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contre cela, le bienheureux Job, même en ce qui concerne la personne des convertis, a fait cette promesse : je n'épargnerai pas ma bouche, je parlerai dans la tribulation de mon esprit19». Tous ces développements montrent donc qu'il faut avouer, mais non pas d'un aveu banal, d'une parole en l'air qui ferait sortir quelque chose à l'extérieur mais laisserait celui qui parle dans l'extériorité de son péché. Grégoire réclame un aveu existentiel qui accompagne une conversion intérieure et s'insère dans un processus pénitentiel. Cet aveu est un moment important dans le retour du pécheur vers l'intériorité. Il est clair que ces développements - s'ils sont bien de Grégoire - traduisent un degré d'élaboration de la pénitence qui n'avait pas été atteint jusque-là tout en se situant exactement dans la ligne de Césaire d'Arles, mais aussi dans la ligne de la doctrine pénitentielle du Pastoral20. On verra que cette élaboration concerne aussi le confesseur.

Mais il faut se demander aussi si de tels développements ne proviennent pas de l'influence du milieu monastique où l'aveu au supérieur fait partie des règles. En tous cas, il est possible d'illustrer ce mouvement de retour à l'intériorité par la confession à l'aide de trois anecdotes monastiques que Grégoire raconte à sa correspondante Rus- ticiana. Dans une lettre de février 601 sur laquelle on reviendra pour une autre raison21, Grégoire rapporte d'abord cette première anecdote : Deux moines du monastère de S. André sur le Cœlius sont envoyés à l'extérieur pour acheter quelque chose. Le plus âgé des deux - qui est aussi le gardien de l'autre -, à l'insu de son compagnon, conserve l'argent pour lui. Mais une fois revenus au monastère, ils veulent entrer dans l'oratoire. Or le voleur est alors saisi par le démon qui le torture. Les frères demandent au moine indélicat s'il n'a pas commis un vol, il nie. Il nie huit fois et il est torturé huit fois par le démon. À la fin, il avoue (confessus est) combien de nummi il a volé. Il fait pénitence et par la suite le démon ne s'approche plus de lui. Deuxième histoire : Un moine est brutalement possédé très gravement par le démon : il devient

19 C.C 144, V, 99, p. 480 (sur I Rois 14, 3) et Hier., Liber interpretationis hebraicorum nominum, C.C 72, 1959, p. 104.

20 Cf. C. Vogel, Le pécheur et la pénitence dans l'Église ancienne, Paris, 1966 et Le pécheur et la pénitence au Moyen Âge, Paris 1969; B. Judic, op. cit., p. 41-51.

21 Les références aux lettres de Grégoire sont données dans l'édition de D. Norberg, C.C 140 et 140A (1982), lettre XI, 26, p. 899-900. Cf. aussi Dialogues, IV, 40, 4-5 et II, 25, 1-2, éd. A. de Vogué, t. III, p. 326, S.C 265, 1980.

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aveugle, tremblant, hurlant. On l'amène dans l'oratoire et les frères en prière l'entourent. Il revient alors à la raison et raconte ce qui lui est arrivé : sur l'ordre d'un vieillard un affreux chien noir s'apprêtait à le dévorer mais les prières des frères poussent le vieillard à retirer le chien. Et le moine avoue (confessus est) qu'au moment où cette possession s'était emparée de lui, il avait eu l'idée de s'enfuir du monastère. Troisième histoire : Un moine est torturé par le démon à chaque fois qu'il cherche à entrer dans l'oratoire, il finit par avouer (confessus est) qu'il pensait sortir du monastère. Ces trois anecdotes sont des histoires d'aveu. On peut remarquer d'ailleurs que la possession pourrait être une présentation dramatique de la confession. Rapprochons-la d'un commentaire de I Rois XV, 32 : le roi des Amaléchites Agag, est dit très gras et tremblant (pinguissimus et tremens). La graisse désigne la sensualité «parce que, quand l'esprit de fornication gagne l'âme, là où il se repaît plus doucement et plus fréquemment par des pensées honteuses, des aliments plus riches lui sont attribués pour augmenter le feu de la concupiscence. Mais il est dit tremblant, parce que le sens charnel est affaibli quand il est livré aux hommes spirituels par la confession. En effet, en tremblant, il donne le signe qu'il n'a pas la force des membres. Donc, quand la vigueur de la sensualité commence à être affaiblie, qu'est-ce d'autre que le roi des Amaléchites qui tremble? On dit trembler : car, plusieurs quand ils commencent à se convertir, redoutent la rigueur de la confession22». Le tremblement, dramatisé dans la possession, est l'expression d'une appréhension avant de parler, avant d'avouer. Par ailleurs ces trois anecdotes illustrent un retour à l'intériorité par l'aveu. C'est l'absence d'aveu qui empêche l'entrée dans l'oratoire dans les histoires 1 et 3, donc le retour à l'intériorité la plus pro-

22C.C. 144, VI, 50, p. 580-581 (sur I Rois 15, 32). On peut ajouter que Grégoire interprète le texte biblique - sur la base du latin qu'il a sous les yeux - dans un sens très éloigné du texte hébreu. Cf. L. Pirot et A. Clamer, La Sainte Bible, texte latin et traduction française d'après les textes originaux, t. III, Paris, 1949, p. 414 : texte latin : Et oblatus est ei Agag pinguissimus et tremens ; texte français d'après l'hébreu : Et Agag de venir vers lui tout joyeux; note : «Samuel se fait amener le roi Agag, indûment soustrait à l'anathème. Pinguissimus et tremens, double traduction du même mot : ma'adhannôth, l'une de saint Jérôme, l'autre provenant du grec qui a lu : ma'adh, chanceler. Le contexte demande plutôt le sens de joyeusement (êdhén : plaisir) car Agag se persuade que Saül et Samuel vont lui laisser la vie et peut-être la liberté».

Sur le rapport entre possession et processus pénitentiel, cf. : P. Brown, The Cults of the Saints, its rise and function in latin Christianity, Chicago, 1981, p. 110-111.

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fonde dans la relation à Dieu. C'est l'absence d'aveu qui dissimule une volonté secrète de sortir du monastère dans les histoires 2 et 3 et donc par l'aveu c'est la réintégration dans la communauté qui est permise, c'est-à-dire également le retour à une intériorité23.

Pour analyser complètement l'aveu, il faut enfin évoquer un autre trio qui concerne les personnes impliquées dans l'aveu : il y a celui qui parle, il doit y avoir celui qui écoute et éventuellement celui dont on parle, ou bien celui à qui on parle au-delà de celui qui écoute24. C'est une perversion de l'aveu qui fait transférer le péché de celui qui parle à celui qui écoute sans autre issue. Grégoire s'interroge sur le sens de I Rois XV, 8 : Saül prit vivant Agag le roi des Amaléchites. «Pourquoi est-il en vie alors qu'il est vaincu, sinon parce qu'il y en a certains qui ne sont pas agités par leurs propres passions, mais qui sont agités par les obscénités des autres qu'ils entendent? En combattant, ils sont forts, mais vainqueurs, ils tombent. En effet, il a conservé vivant le roi vaincu manifestement parce que, dans le triomphe de cette même guerre, la

23 Ces trois anecdotes monastiques établissent en outre un lien direct entre une forme de torture (l'action du diable) et l'aveu. De ce point de vue, on peut évoquer le domaine du droit et des procédures judiciaires comme cela apparaît dans une lettre de mai 600 (ep. X, 11, Norberg, p. 837-838) envoyée par Grégoire à Constantius archevêque de Milan et où il est question d'aveu sous la torture {extorta confessio) dans le procès d'un évêque, aveu que Grégoire refuse à la fois parce que, dit-il, une douleur violente fait souvent que même des innocents soient contraints de s'avouer coupables et aussi, semble-t-il, parce que, selon la loi, on ne doit pas torturer une personne de l'aristocratie. Le vocabulaire d'un procès, dans cette lettre, tourne autour de confessio, persona, absolutio (acquittement), vocabulaire ici du droit romain qui coexiste chez Grégoire à côté de confessio comme aveu d'une intériorité dans l'aveu des péchés. Sur le refus de la torture par Grégoire, cf. G. Damizia, // Registrum epistularium di S. Gregorio Magno ed il Corpus Juris Civilis, dans Benedictina, IIe année, 1948, p. 195-226, à propos de la lettre 1, 6 (Norberg, p. 8, 1. 27-32). Damizia relève beaucoup de lettres où Grégoire fait un très large usage du système inquisitorial. Le juge doit avoir le maximum d'éléments pour prononcer condamnation ou acquittement. Restrictions à l'usage de la torture selon le rang social : cf. A. H. M. Jones, The Later Rowan Empire, 284-602, Oxford, 1964, p. 519-520, cite les articles des codes théodosien et justinien interdisant la torture pour les honestiores. Cependant, il note aussi : « Un aveu était toujours considéré comme la preuve la plus satisfaisante de culpabilité, et incidemment il épargnait des ennuis comme il était un empêchement à l'appel. C'est pourquoi les juges tendaient à torturer un prisonnier jusqu'à ce qu'il avoue».

24 L'aveu peut être appréhendé sur le plan linguistique dans un triangle : le destina- teur, le destinataire et la « troisième personne », ce ou celui dont on parle, cf. R. Jakobson, Essais de linguistique générale, Paris, 1963, p. 216.

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personne du roi capturé lui a plu. Mais que font-ils d'autre ceux qui reçoivent la confession des péchés de la part des autres et, quand ils pensent à ce que les confessants ont fait, ils s'enflamment pour les crimes (scelera) qu'ils entendent? Car souvent, quand ils entendent de quelles flatteries les autres s'étaient recouverts, ils commencent à aimer eux-mêmes ce que ces mourants confessent déjà à leur exhortation. Donc dans sa ville Agag est vaincu et pris, mais il est conservé par le vainqueur lorsque ce qui est détesté par les sujets, est aimé par ceux qui sont à leur tête : parce que le sens charnel commence à prendre de la vigueur chez ces derniers, en perdant la vigueur de la domination inique chez les premiers25». La confession des péchés est un risque, un danger pour celui qui la reçoit, l'ordre divin est de détruire les péchés mais la faiblesse humaine peut entraîner un simple transfert26. Si celui qui écoute succombe à la tentation que fait naître l'aveu du pécheur, il y a transfert, circulation du péché. Le seul moyen de sortir de cette spirale dangereuse, c'est l'intervention d'une troisième personne qui puisse être à coup sûr capable de détruire les péchés. C'est pourquoi l'aveu des péchés est adressé à Dieu lui-même par l'intermédiaire du confesseur.

Il faut relever la qualité d'intercesseur de celui qui écoute. Samuel est la figure de l'intercesseur. Dans I Rois VIII, 21, on lit: «Samuel a entendu toutes les paroles du peuple et il les a dites à l'oreille du Seigneur». Grégoire : «Quand les saints et les hommes spirituels ont trouvé condamnable la vie des sujets charnels, ils intercèdent pour la destruc-

25 C.C. 144, VI, 5, p. 552 (sur I Rois 15, 8-9). 26 II existe à Byzance à partir du VIIe siècle des cas - plutôt exceptionnels - de répon

dants du péché. Un rite marqué par des gestes permet à un pécheur gravement désespéré par l'énormité de ses fautes de transférer son péché sur un répondant, un homme saint qui est capable de décharger brutalement le pécheur de son angoisse mais qui va se sacrifier en devenant à son tour torturé par l'angoisse du péché. Il s'agit d'une véritable substitution de culpabilité. On notera un épisode de la vie du moine Joannice. Le pécheur doit mettre sa main sur la nuque du répondant. Par ce procédé, Joannice soulage deux femmes prises d'une frénésie charnelle, et à l'instant même il contracte leurs tentations. Cet épisode évoque la relation entre le monachisme et la sexualité, or cette même relation est à l'arrière-plan de ce commentaire de Grégoire sur I Rois 15, 8. Cf. J. Gouillard, Christianisme byzantin et slave, dans Annuaire de l'École pratique des hautes études. Ve section, LXXXII, 3, 1973-1974, p. 213-219 et R. J. Barringer, Penance and byzantine hagiography, dans VIIIth Intern. Conference on Patristic Studies, dans Studia patristica, 1983 (je remercie Β. Gain de ces références). Cf. A. de Vogue, Les vues de Grégoire le Grand sur la vie religieuse dans son commentaire sur les Rois, p. 58-59.

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tion de leurs crimes. . . Il les a dites à l'oreille du Seigneur: Nous parlons à l'oreille de ceux auprès de qui nous avons la grâce d'une grande familiarité. Et les hommes saints parce qu'ils sont joints à Dieu tout- puissant dans le lieu d'un grand amour, lui parlent à l'oreille : parce qu'ils demandent avec d'autant plus de confiance l'écoute de sa propitiation divine qu'ils ont reçu plus sublimement le lieu pour obtenir sa miséricorde. Ainsi ils disent les péchés du peuple à cause de l'humilité de la confession {pro humilitate confessionis) mais ils les disent à l'oreille du Seigneur; car, avec une grande passion de prière, ils poussent la porte de la propitiation du Seigneur. Mais sans doute dit-on qu'ils parlent à l'oreille du Seigneur, car, quand les hommes saints le supplient au nom des pécheurs, ils ne révèlent pas aux hommes les prières qu'ils offrent à Dieu en leur nom27». Le confesseur est donc bien un intercesseur et son intercession est nécessaire. Seul, en tant qu'homme saint, homme spirituel, il a l'oreille de Dieu. Cette relation privilégiée avec Dieu demeure cachée aux autres hommes car elle ne saurait en effet servir un orgueil humain. La prière ne peut parvenir à Dieu dès lors que l'intention de cette prière est d'être connu par les autres hommes. Le secret de cette relation entre le confesseur et Dieu pourrait sans doute en parallèle fonder le secret de la relation entre le confessant et le confesseur - ce qui n'apparaît pas comme tel dans ce texte de Grégoire -.

Il est intéressant de rapprocher ces textes sur le confesseur, sur celui qui écoute, d'une lettre de Grégoire qui témoigne de son rôle de confesseur. En juin 597, Grégoire répond à Gregoria cubiculaire de l'impératrice : «J'ai reçu les écrits désirés de votre douceur, dans lesquels vous vous appliquez à vous accuser complètement d'une multitude de péchés. Mais je sais que vous aimez avec ferveur Dieu tout-puissant et j'ai confiance dans sa miséricorde parce que, de la bouche de la Vérité, procède cette sentence qui vous concerne, sentence qui dit à propos d'une certaine sainte femme : ses nombreux péchés lui sont remis parce qu'elle a beaucoup aimé (Luc 7, 47) 28». Grégoire développe ensuite une exhortation spirituelle et morale sur le thème de Marthe et Marie. Il est clair que Grégoire répond à une lettre de confession, à des aveux par écrit : vous vous accusez d'une multitude de péchés. D'ailleurs Gregoria ne se contentait pas de reconnaître des péchés, elle

27 C.C. 144, IV, 31, p. 311 et cf. Past. 1, 10, P.L. 77 col. 23 B. 28 Lettre VII, 22, C.C. 140, p. 472-473.

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demandait aussi que Grégoire lui révèle si ses péchés lui sont remis. Grégoire répond que c'est une chose difficile et inutile, difficile parce que lui, Grégoire, est indigne d'une telle révélation, inutile, parce que, de toutes façons, jusqu'à la fin de la vie, il faut continuer à pleurer les péchés même minimes et qu'on ne peut atteindre la sécurité ici-bas. D'ailleurs la sécurité serait la mère de la négligence qui fait retomber dans le péché. Nous ignorerons toujours quels étaient les aveux de Gre- goria; mais il semble que Grégoire commence d'abord par lui assurer le pardon de ses péchés en citant Luc 7, 47 sur la femme pécheresse. Cependant, à la fin de la lettre, il ne lui assure rien. On pourrait surtout voir une contradiction entre cette lettre et le passage du livre VI du Commentaire sur I Rois où Grégoire conclut en disant que les docteurs détruisent les péchés «quand ils les remettent par l'autorité apostolique à ceux qui se confessent humblement29». Dans ce cas, il y aurait une sorte d'absolution pour employer un terme d'une époque postérieure, tandis que pour Gregoria il n'y en aurait pas30. Il faut cependant observer que Gregoria demandait à Grégoire une révélation de la rémission par Dieu lui-même. Elle cherchait donc à lever ce secret de la relation entre le confesseur et Dieu. Or le Commentaire sur I Rois montre aussi combien cette relation de familiarité avec Dieu doit être dissimulée aux yeux des hommes. Grégoire ne peut pas prétendre humainement à être un familier de Dieu, ce qui serait une marque d'orgueil, il ne peut humainement que désirer une relation dont il reste ignorant de l'efficacité réelle quant à lui-même.

Cette lettre suppose que Grégoire est le confesseur, celui qui écoute ou qui reçoit. Il peut être intéressant d'envisager maintenant comment Grégoire à son tour s'exprime à la première personne, en révélant des éléments de son individualité, de sa personnalité31. Peut-on trouver une

29 Voir supra, note 7. 30 Les implications de cette lettre sur le plan du sacrement de pénitence sont discu

tées par E. Goller, Papsttum und Bussgewalt in spätrömischer und frühmittelalterlicher Zeit, dans Römische Quartalschrift für christliche Altertumskunde und für Kirchengeschichte, 1931, p. 195-267 et P. Galtier, L'Église et la rémission des péchés aux premiers siècles, Paris, 1932, p. 125.

31 Quels liens peut-on établir entre l'aveu, la personne au sens d'une individualité consciente d'elle-même et responsable et la personne au sens grammatical? En effet, dans une langue européenne (latin et langues européennes modernes), le verbe se réfère toujours à un sujet, la personne grammaticale. Une situation radicalement différente se présente dans des langues comme le coréen ou le japonais où le verbe ne dépend pas

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relation entre l'aveu des péchés, élément d'un processus pénitentiel tel que le présente le Commentaire sur I Rois et l'aveu comme expression personnelle d'un sentiment intérieur. Bien sûr, il n'y a pas dans l'œuvre de Grégoire de Confessions comme celles de S. Augustin. Seul un texte très bref dévoile des éléments d'autobiographie. Il s'agit de la lettre- dédicace des Moralia in Job envoyé en 595 à Léandre de Seville. Cette lettre a été soigneusement analysée par Claude Dagens pour décrire la «conversion» de Grégoire32. Il y avoue, en effet, qu'il fut très attaché à la vie séculière et qu'il a longtemps différé la décision de devenir moine. Mais il évoque ensuite sa période monastique comme un paradis perdu car il fut appelé au service du pape comme apocrisiaire à Constantinople sans parler enfin de la charge pontificale qu'il dut assumer contre son gré. Claude Dagens montre comment cette lettre oppose la cura pastoralis et la quies monasterii, opposition qui se retrouve ailleurs dans d'autres écrits personnels de Grégoire. À côté de ce fragment ouvertement autobiographique, d'autres textes présentent des éléments autobiographiques. Ainsi Dom C. Butler a pu citer quelques descriptions de l'acte de contemplation empruntées aux Homélies sur Ézéchiel et aux Moralia et dans lesquelles il reconnaît l'expression d'une expérience personnelle de la contemplation par Grégoire même si le langage de saint Augustin l'influence33. De même, Claude Dagens signale les mêmes accents autobiographiques concernant la vie spirituelle entre certains passages des Moralia et certaines lettres. Le point commun est «le contraste entre la paix intérieure et la dispersion dans les affaires extérieures», contraste «qui s'enracine dans une expérience lentement mûrie». Il faut relever aussi que Cl. Dagens, autour de ce thème, situe Grégoire dans une tradition spirituelle qui unit la sagesse antique - en particulier Sénèque qui oppose avec une métaphore maritime le repos au port et les bourrasques en haute mer - et la spiritualité chrétienne -

d'un sujet - qu'il s'exprime par une désinence variable ou par un pronom personnel - mais varie par exemple selon un code de politesse hiérarchique qui détermine la position des «personnages» impliqués par le verbe.

"Cette lettre est publiée en tête des Moralia, dans C.C. 143, éd. M. Adriaen, 1979 et dans S.C. 32 bis, Introd. et notes par R. Gillet, trad. A. de Gaudemaris, Paris, 1975. Analyse de la lettre dans Claude Dagens, Saint Grégoire le Grand, culture et expérience chrétiennes, Paris, 1977, p. 285-299.

33 C. Butler, Western mysticism, Londres, 1927, p. 101-107. Il donne des extraits de Horn. Ez. Π, 5 et II, 2 et de Mor. 8, 50; 23, 43; 24,11.

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en particulier les auteurs monastiques qui reprennent les images maritimes34 -.

Toutefois, tous ces éléments autobiographiques ne peuvent prendre le caractère d'un aveu que si nous pouvons leur assigner un destinataire précis, dans le triangle de la communication : celui qui parle, celui à qui l'on parle, ce (celui) dont on parle. De ce point de vue, il faut donc se tourner vers les lettres personnelles de Grégoire. On sait, en premier lieu, que le registre des lettres offre à la fois des lettres à caractère purement administratif et des lettres à caractère nettement personnel comme l'a bien montré récemment D. Norberg35. On ne peut cependant négliger la tradition dans laquelle s'inscrivent ces lettres personnelles. Il y a une tradition épistolaire chétienne des lettres de saint Ambroise, saint Jérôme ou saint Augustin mais ces écrivains eux-mêmes poursuivaient un genre littéraire illustré dans la littérature classique par Pline ou Sénèque. Grégoire peut-il encore se rattacher à cette tradition classique par delà les Pères du IVe siècle? Cela est possible en ce qui concerne Sénèque. Ainsi dans une lettre de mars 591 adressé à Venantius sur lequel on reviendra, Grégoire cite quelque chose d'un auteur séculier (aliquid saecularis auctoris) : « On doit traiter de tout avec les amis, mais d'abord d'eux-mêmes {cum amicis omnia tractanda sunt, sed prius de ipsis)36». Ce serait d'ailleurs la seule citation explicite d'un auteur païen dans toute l'œuvre de Grégoire37. Peut-être la formule avait-elle un usage proverbial, elle est cependant donnée comme citation d'un auteur. En outre, cette citation ramène très précisément à l'aveu réciproque entre amis.

Parmi ces lettres personnelles on s'attachera d'abord à celles qui rapportent ce qu'on peut appeler un aveu mystique. Il s'agit de lettres où Grégoire développe des thèmes voisins des Moralia mais avec un accent personnel peut-être plus poussé. L'aveu mystique est d'abord aveu de la lourdeur de sa charge pastorale, du caractère insupportable

34 C. Dagens, op. cit., p. 144. 35 D. Norberg, Qui a écrit les lettres de Grégoire le Grand? dans Studi medievali, 1980,

p. 1-17. Cf. aussi G. Lo Menzo Rapisarda, L'empatia di Gregorio Magno attraverso il suo epistolario, dans Orpheus, 24-25, 1977-1978, p. 15-65.

36 Lettre 1, 33, C.C. 140, p. 41 et Sénèque, epist. I, 3. "Cf. R. Gillet, Introduction aux Moralia, S.C. 32 bis, 1975, p. 1103. Cf. L. D. Rey

nolds, The medieval Tradition of Seneca's Letters, Oxford 1965, ne mentionne pas cette citation; au contraire, il note qu'on ne trouve aucune trace des lettres de Sénèque entre Macrobe et Jérôme d'une part et Paschase Radbert d'autre part.

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des tâches séculières qu'il est obligé d'assumer. Plusieurs lettres du livre I du registre adressées à des hauts fonctionnaires byzantins évoquent ce thème38. Une lettre à Narsès, un de ses amis de Constantinople, qualifié ailleurs de cornes et de religiosus donne l'état d'esprit de Grégoire au début de son pontificat en octobre 590 : «Apprenez que je suis frappé d'un si grand chagrin que je peux à peine parler. En effet, les ténèbres de la douleur assiègent les yeux de mon âme. Tout ce qu'on voit est triste, tout ce qu'on croit délectable apparaît lamentable à mon cœur39». Cette douleur s'exprime longuement dans une lettre à Theoc- tista sœur de l'empereur. Il évoque la situation récente de l'office pastoral «dans laquelle sous couleur de l'épiscopat, je suis ramené au siècle, dans laquelle je suis asservi à tant de tâches terrestres que je me souviens ne l'avoir jamais été dans la vie laïque40». Cette longue lettre lui permet d'exprimer cette opposition forte entre l'intériorité et l'extériorité, structure essentielle de sa doctrine spirituelle. C'est d'abord lui- même qui est impliqué dans cette tension, ce déchirement entre l'intérieur et l'extérieur. «De partout je suis secoué par les flots des affaires et je suis écrasé par les tempêtes de sorte que je dise à juste titre : je suis allé en haute mer et la tempête m'a fait sombrer (Ps. 68, 3). Après les affaires, je désire revenir vers le cœur mais exclu du cœur par les vains tumultes des pensées je ne peux revenir. Donc, à cause de cela, ce qui est à l'intérieur de moi est devenu loin de moi41». Il développe ensuite les allégories de Rachel, la vie contemplative, stérile et belle, et Lia, la vie active, féconde et aveugle, et parallèlement Marthe, active, et Marie, contemplative. Cette lettre à Theoctista exprime des sentiments personnels profonds de Grégoire, sentiments qu'il manifeste aussi à son ami Léandre de Seville.

Toutes les lettres qui lui sont adressées font allusion au caractère pénible de sa charge. En août 599, pour une raison supplémentaire qu'on évoquera dans un instant, il est plus éloquent encore sur ses aspirations mystiques déçues. «Un honneur onéreux m'écrase fortement, des soucis innombrables retentissent, et quand l'âme se rassemble vers Dieu, ils la détachent par leurs secousses comme si c'étaient des glai-

38 C.C 140, I, 5, p. 5; I, 6, p. 7; I, 7, p. 9; I, 25, p. 33; I, 29, p. 36; I, 30, p. 37; I, 31, p. 38; I, 41, p. 47.

39 C.C. 140, I, 6, p. 7. *°CC. 140, I, 5, p. 5. 41 Id., p. 6.

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ves. Aucun repos du cœur (Nulla cordis quies est). Il gît prostré dans des choses infimes, écrasé par le poids de sa pensée. L'aile de la contemplation ne l'élève que très rarement ou même jamais vers les choses sublimes42». Il développe dans cette lettre les mêmes thèmes de l'opposition entre l'intériorité qu'il a perdue et l'extériorité où il est abandonné tel un naufragé, et aussi du contraste entre Noémi la beauté qu'il a perdue et Mara l'amertume qui lui convient désormais dans une allégorie de Ruth 1, 20.

Qui sont les destinataires de ces lettres? À qui Grégoire peut-il ainsi se confier intimement? Il s'agit d'une grande dame de la famille impériale, Theoctista, d'un pieux aristocrate de Constantinople, Narsès et de confrères dans l'épiscopat occupant des fonctions très élevées dans l'Église, Léandre de Seville, déjà son confident - peut-on dire son confesseur? - du temps où ils étaient ensemble à Constantinople et Anastase d'Antioche. Dans une lettre adressés à ce dernier en juin 595, Grégoire avoue encore autre chose, il avoue ses souffrances physiques : «Ni la plume, ni la langue ne suffisent à expliquer combien de tribulations je souffre sur cette terre à cause des épées des Lombards, des iniquités des gouverneurs, de l'insolence et de l'importunité des procès, du souci des sujets, des souffrances du corps (de molestiis corporis)43». Voilà apparaître l'aveu du corps, avec la dégradation de la santé de Grégoire. Dans les années qui suivent, les lettres se font de plus en plus nombreuses où Grégoire révèle à plusieurs de ses correspondants ses souffrances physiques. Il s'agit le plus souvent d'une simple phrase pour expliquer un retard dans l'aboutissement de telle ou telle affaire. Mais certains correspondants ont droit à des descriptions plus détaillées de la maladie dont il souffre.

C'est d'abord à Euloge d'Alexandrie qu'il parle en juin 598 d'une maladie qui ne le quitte pas (aegrum me repperit, aegrum deliquit)44. En août 599, écrivant à un riche personnage, Venantius, et à sa femme Italica, il est plus explicite; il se désole d'abord de l'état de santé de ses correspondants puis il ajoute : «à cause de mes péchés, voilà déjà onze mois qu'il est très rare si j'ai pu parfois me lever du lit. Je suis écrasé

42 C.C. 140A, IX, 228, p. 803. 43 C.C. 140, V, 42, p. 327. La mauvaise santé (mal d'estomac) de Grégoire apparaît

aussi dans Horn, sur Ev., XXI (dans le prologue de l'homélie sur Marc 16, 1-7), P.L., 76, col. 1169.

44 C.C. 140A, VIII, 29, p. 500.

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par les douleurs de la goutte et les douleurs et les souffrances sont si fortes que ma vie est pour moi une peine très lourde. Chaque jour en effet je m'abandonne dans la douleur et je soupire en attendant le remède de la mort45». En juillet 600, il détaille encore plus sa maladie pour Euloge d'Alexandrie : «Voici en effet déjà presque deux ans que je suis retenu au lit et que je suis affligé des douleurs de la goutte si grandes que c'est à peine si, les jours de fête, je peux me lever pendant trois heures pour les solennités des messes. Mais bientôt je suis contraint par une douleur très grande de me recoucher pour que je puisse supporter mes tortures en interrompant mes gémissements. Parfois cette douleur pour moi est calme, parfois elle est très aiguë, mais elle n'est pas si calme qu'elle disparaisse, et elle n'est pas si aiguë qu'elle entraîne la mort. C'est pourquoi moi qui suis chaque jour dans la mort, je suis chaque jour repoussé loin de la mort. Et je ne m'étonne pas que moi qui suis gravement pécheur je sois tenu longtemps enfermé dans la prison d'une telle corruption. C'est pourquoi je suis contraint de m'exclamer : sors, mon âme, de la prison pour qu'elle se confesse à ton nom (Ps. 141, 8). Mais parce que jusqu'à présent je ne mérite pas d'obtenir une réponse à mes prières, je demande que la prière de votre sainteté m'offre l'aide de son intercession et qu'elle me rende libre du poids du péché et de la corruption dans cette liberté que vous connaissez bien, la liberté de la gloire des fils de Dieu (cf. Rom. 8, 21)46». En février 601, il écrit à Marianus évêque d'Arabie (inconnu par ailleurs) une lettre très détaillée sur sa santé : «II y a longtemps que je ne peux me lever de mon lit. Car tantôt la douleur de la goutte me torture, tantôt je ne sais quel feu se répand avec douleur dans tout le corps. Et il arrive parfois qu'en un seul moment en moi l'ardeur se heurte avec la douleur et en moi le corps et l'âme défaillent... je dis brièvement que l'infection d'une humeur nocive m'imprègne de telle sorte que pour moi vivre est une peine, mais que j'attends la mort en la désirant, qui seule, je crois, pourra être un remède à mes gémissements47».

La propre souffrance de Grégoire le rend confident d'autres mala-

45 C.C. 140A, IX, 232, p. 814. "C.C. 140A, X, 14, p. 840-841 (cf. Rom. 8, 21). La libertas chrétienne a aussi chez

Grégoire un arrière-plan juridique romain traditionnel : cf. ep. XI, 4, Norberg, p. 862 à Léontius ex-consul et ep. XIII, 32, Norberg, p. 1034 à Phocas; cf. B. Lebbe, L'esprit du gouvernement des âmes selon saint Grégoire le Grand, dans Revue liturgique et monastique, 14, 1929, p. 127.138.

47 C.C. 140A, XI, 20, p. 890.

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des. Ses dernières lettres à Rusticiana, grande dame de l'aristocratie romaine réfugiée à Constantinople, évoquent les souffrances de sa correspondante en même temps que les siennes. En février 601 : «Je redoute que vous ayez à souffrir de trop grandes douleurs dans un corps si fragile (in tam tenuissimo corpore). Où est-elle partie la chair qui aurait pu être une force résistant aux douleurs? En effet moi que vous avez connu tel que j'ai été, une amertume d'âme, une exacerbation continue et en outre la souffrance de la goutte m'affectent à tel point que mon corps est desséché comme dans une sépulture, c'est pourquoi il est rare que je puisse me lever de mon lit. Si donc, dans une si grande aridité de la goutte, la douleur a réduit la masse de mon corps, qu'est- ce que je comprends de votre corps qui fut trop sec avant les douleurs48?». Enfin en février 603, Rusticiana est sans doute à l'agonie, Grégoire lui rappelle dans des termes qui valent aussi pour lui-même que les flagellations temporelles préparent le repos éternel et qu'à travers des douleurs qui ont une fin Dieu concède des joies sans fin49. Dans ces différentes descriptions de maladie, c'est bien la personne même de Grégoire qui parle, c'est son intimité souffrante qu'il livre. Quelle est cette maladie de la podagra, la goutte? Les expressions sont classiques, podagrae dolor es se trouve chez Cicéron50. C'est une maladie des pieds et des membres en général qui viendrait d'une mauvaise alimentation. Plusieurs personnes parmi ses correspondants souffrent du même mal : Léandre de Seville en 599, Venantius, Rusticiana. Plus généralement, on peut relever l'attention qu'il porte aux malades et aux maladies. Il est très soucieux de la maladie de Marinien de Ravenne et des avis des médecins51. Il parle à Venantius en 599 des épidémies et des fièvres qui se sont abattues sur Rome, sur d'autres villes italiennes, sur l'Afrique et sur l'Orient52. On sait aussi qu'il est en relation avec des médecins de Constantinople, Théodore et Théotime (même si aucune des lettres qu'il leur adresse ne traite de questions médicales)53. Enfin,

« CC 140A, XI, 26, p. 899. «» Cf. CC. 140A, XIII, 24, p. 1025. 50 Par ex. CIC. de finibus mal. et bon. 5. 94. Cf. Mirlo D. Grmek, Les maladies à l'aube

de la civilisation occidentale, Paris, 1983, p. 114-115: sur l'expansion de la goutte dans l'empire romain.

» Par ex. C.C. 140A, XI, 21, p. 891. » Cf. CC 140A, IX, 232, p. 814. 53 Par ex. CC. 140, V, 46, p. 338; VII, 25, p. 480. Cf. S. Boesch-Gajano, Demoni e mirac

oli nei Dialogi di Gregorio Magno, dans Hagiographie, cultures et sociétés, Paris, Études

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cette attention n'est sans doute pas étrangère à l'importance des métaphores médicales dans les descriptions morales ou spirituelles de ses différentes œuvres, au-delà des habitudes de la tradition de la littérature patristique. On aura relevé ainsi, ci-dessus, l'usage, rare, du mot apostema, l'abcès, dans le livre VI du Commentaire sur I Rois.

Il faut relever aussi comment il pratique une sublimation morale de la souffrance physique. Dans la ligne même de sa spiritualité chrétienne, par l'aveu du corps, c'est aussi le corps qui devient aveu de l'âme : la souffrance rachète un état de pécheur. Ce corps malade me contraint à avouer que je suis pécheur. Par là, l'aveu du corps rejoint l'aveu mystique et ce n'est sans doute pas un hasard si la dernière lettre à Léandre de Seville en 599 ne traite nullement de la maladie physique de Grégoire, alors qu'il est certainement très atteint à ce moment-là, mais traite sur un mode aussi triste et aussi dépressif de son mal moral et spirituel, l'imposssibilité d'atteindre la contemplation.

Enfin, il faut remarquer la personnalité de ses principaux correspondants. Même s'il fait allusion à sa maladie dans de nombreuses lettres54, seules quelques personnes ont droit à des détails; il s'agit surtout de Euloge d'Alexandrie (à qui on peut, peut-être, associer l'inconnu Marianus évêque d'Arabie) avec qui il échange des lettres nombreuses et très personnelles (quand il lui décrit sa maladie, pense-t-il à l'école de médecine d'Alexandrie dont il connaît l'existence55?), de Rusticiana qui représente un cercle aristocratique romano-byzantin sans doute très proche du milieu familial de Grégoire, enfin de Venantius, autre aristocrate, mais de Syracuse, personnage très riche et qui pose d'ailleurs un problème d'ordre prosopographique56. Plusieurs lettres sont

August., 1981, p. 271, remarque que Grégoire donne une valeur négative à la médecine dans les Dialogues, alors que la médecine et les soins du corps en général ont une valeur beaucoup plus positive dans les Lettres, les œuvres exégétiques et le Liber pastoralis. Elle donne une importante bibliographie sur les questions médicales à l'époque de Grégoire.

54 Lettres contenant une allusion à sa maladie : V, 42, p. 327; VIII, 29, p. 550; IX, 148, p. 698; IX, 174, p. 731; IX, 176, p. 733; X, 15, p. 842; XI, 18, p. 887; XII, 16, p. 990; XIII, 24, p. 1025; XIV, 12, p. 1082.

» Cf. C.C. 140A, XIII, 42, p. 1046. 56 II faut noter que L. M. Hartmann et D. Norberg ajoutent au dossier des lettres à

Venantius (cf. note suivante) les lettres IX, 13 et XIII, 12, adressées à un Venantius de Palerme qu'ils semblent donc identifier avec celui de Syracuse. Au contraire P. Ewald et F. H. Dudden, se fondant sur le contenu des lettres, estiment que Venantius de Syracuse doit être mort au plus tard en août 601 et qu'il faut le distinguer de Venantius de Palerme. Cf. P. Ewald, éd. de Greg. M. Registrum epist., M.G.H. epist. I, p. 45, note de la lettre

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adressées à Venantius ou à ses proches : sa femme Italica et ses filles Barbara et Antonina. F. H. Dudden s'est étonné du traitement que lui réserve Grégoire. Voilà un moine défroqué qui devrait être excommunié et avec qui Grégoire entretient des relations suffisamment amicales pour souligner lui-même le paradoxe. Est-ce seulement à cause de la richesse et de l'influence considérables de ce personnage? Mais alors Grégoire pousse très loin la politesse, jusqu'à une citation de Sénèque pour faire plaisir au cercle de lettrés qui entoure Venantius, jusqu'à des confidences sur sa santé et des exhortations morales et spirituelles très relevées57. Peut-on faire l'hypothèse que Venantius serait, comme Rus- ticiana, un représentant de cette aristocratie liée à la famille de Grégoire, puisque ce pape avait eu des propriétés en Sicile? Au total, seuls quelques correspondants reçoivent ses confidences, ses aveux, qu'il s'agisse de l'aveu de l'âme ou de l'aveu du corps car les deux se rejoignent. Deux groupes apparaissent, les ecclésiastiques : Léandre de Seville, Anastase d'Antioche, Euloge d'Alexandrie; les aristocrates laïcs: Theoctista, Rusticiana, Narsès, Venantius. La personnalité de Grégoire se révèle ainsi sur un fond double : celui d'une conception aristocratique de la personne, héritage presque direct de la romanité, celui d'une conception chrétienne de la personne qui cherche sa voie dans la relation à un confesseur, à un directeur spirituel ou à un abbé car l'expérience monastique n'est jamais loin derrière les écrits de Grégoire.

C'est certainement par là que peuvent se rejoindre l'analyse de l'aveu dans la confession des péchés telle qu'elle est présentée dans le Commentaire sur I Rois et l'analyse des aveux de Grégoire sur lui- même dans sa correspondance la plus personnelle. Dans l'aveu, il y a une personne qui parle mais quelle est cette personne? La personne

I, 33. L. M. Hartmann, éd. de Greg. M. Reg. epist. M.G.H. ep. II, p. 50, note de la lettre IX, 13. F. H. Dudden, Gregory the Great, his place in History and Thought, Londres, 1905, tome II, p. 194-200. D. Norberg, éd. du Reg. epist. dans C.C. 140A, index nominum, p. 1171.

57 Le dossier des lettres concernant Venantius comprend la lettre I, 33 où apparaît un cercle de lettrés autour de Venantius et contre lequel Grégoire le met en garde; III, 57 adressée à Italica désignée comme épouse de Venantius dans la lettre IX, 232; VI, 41 et 42 rapportent un contentieux grave avec l'évêque Jean de Syracuse; XI, 18 est une exhortation morale et spirituelle dans laquelle en particulier Grégoire encourage son correspondant à la tota mentis conversio ; XI, 23 à Barbara et Antonina filles de Venantius et XI, 25 à Jean évêque de Syracuse témoignent de l'imminence du décès de Venantius; XI, 59 à Barbara et Antonina. Les lettres qui posent un problème sont IX, 13 et XIII, 12 adressées à Venantius de Palerme et II, 49 où Grégoire appuie fortement la demande de Venantius pour obtenir le titre de ex-consul.

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chrétienne paraît encore peu définie. Grégoire a développé un thème riche d'avenir pour mieux appréhender la société chrétienne : le Commentaire sur I Rois présente trois catégories de chrétiens en recherchant le sens allégorique de trois noms de villes : Bethel, Galgal et Mas- phat. Bethel signifie ceux qui sont envoyés au service de l'autel. Galgal signifie l'ordre des gens mariés (conjugatorum ordo), Masphat signifie ceux qui brûlent des joies supérieures dans la contemplation de Dieu58. On retrouve ici les trois ordines qui sont symbolisés autrement dans les Moralia et dans une Homélie sur Ézéchiel. Ce qui paraît ici important, c'est l'introduction par Grégoire du mot ordo qui peut nous intéresser comme conscience d'un groupe, d'un corps de chrétiens servant de cadre à la conscience d'une personne chrétienne59. C'est peut-être dans la conscience d'un ordo et des différents ordines - Grégoire appartient à l'ordre des moines, puis à l'ordre des pasteurs ou prédicateurs - que la personne chrétienne, celle qui doit avouer des péchés propres à sa catégorie - comme dans la Regula pastoralis - que cette personne se constitue, en se détachant du fond antique de la personne romaine et des anciens ordines civils. L'importance du mot ordo chez Grégoire ne traduirait-elle pas l'émergence d'une conscience nouvelle des groupes, distincts des classes rigides de l'empire tardif, conscience des communautés chrétiennes diverses, face à une personne aristocratique qui s'avoue malade, épuisée, et n'aspirant plus qu'à la mort?

En guise d'épilogue, apparaissent un autre écrivain malade, un monde aristocratique en trompe-l'œil et une analyse psychologique qui doit sûrement quelque chose à plusieurs siècles de confession chrétienne que Grégoire préparait : «Le plus dangereux de tous les recels, c'est celui de la faute elle-même dans l'esprit du coupable. La connaissance permanente qu'il a d'elle l'empêche de supposer combien généralement elle est ignorée, combien un mensonge complet serait aisément cru, et, en revanche, de se rendre compte à quel degré de vérité commence pour les autres, dans des paroles qu'il croit innocentes, l'aveu60».

Bruno Judic

58 CC 144, III, 170, p. 292. Cf. A. de Vogue, Les vues de Grégoire le Grand sur la vie religieuse dans son Commentaire sur les Rois, Cit., p. 41-42. cf. Mor. I, 20 et 32, 35-38; et Horn. Ez. II, 4, 5-6.

59 Ce type de problématique - relation entre conscience du groupe et conscience de la personne - est développé par Karl Schmid, Über das Verhältnis von Person und Gemeinschaft im früheren Mittelalter, dans Frühmittelalterliche Studien, 1 Bd, 1967, p. 225-249.

60 Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Paris, 1954, p. 715-716 (Coll. La Pléiade).