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Léon BRUNSCHVICG Membre de l’Institut (1869-1944) Le progrès de la conscience dans la philosophie occidentale Tome II. Presses Universitaires de France, Paris Collection : Bibliothèque de Philosophie contemporaine Un document produit en version numérique conjointement par Réjeanne Brunet-Toussaint, et Jean-Marc Simonet, bénévoles. Courriels: [email protected] et [email protected] . Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

BRUNSCHVICG, Léon. Le progrès de la conscience dans la philosophie occidentale. Tome II

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  • Lon BRUNSCHVICG Membre de lInstitut

    (1869-1944)

    Le progrs de la conscience dans

    la philosophie occidentale

    Tome II.

    Presses Universitaires de France, Paris Collection : Bibliothque de Philosophie contemporaine

    Un document produit en version numrique conjointement par Rjeanne Brunet-Toussaint, et Jean-Marc Simonet, bnvoles.

    Courriels: [email protected] et [email protected].

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/

    Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque

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    Cette dition lectronique a t ralise conjointement par Rjeanne Bru-net-Toussaint, bnvole, Chomedey, Ville Laval, Qubec, et Jean-Marc Simo-net, bnvole, professeur des universits la retraite, Paris. Correction : Rjeanne Brunet-Toussaint Relecture et mise en page : Jean-Marc Simonet Courriels: [email protected] et [email protected].

    partir du livre de Lon Brunschvicg (1869-1944), Philosophe franais, Membre de lInstitut, Le progrs de la conscience dans la philosophie occidenta-le. Tome II. Paris : Les Presses universitaires de France, 2e dition, 1953, pp 349 759. Premire dition : 1927. Collection : Bibliothque de philosophie contemporaine, fonde par Flix Al-can.

    Polices de caractres utilises : Pour le texte: Verdana, 12 points. Pour les notes : Verdana, 10 points.

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    Lon BRUNSCHVICG Membre de lInstitut

    (1869-1944)

    Le progrs de la conscience dans la philo-sophie occidentale. Tome II.

    Paris : Les Presses universitaires de France, 2e dition, 1953, pp 349 759. Premire dition : 1927. Collection : Bibliothque de philosophie contemporaine, fonde par Flix Alcan.

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    TABLE DES MATIRES du Tome Second

    LIVRE V

    LVOLUTION DE LA MTAPHYSIQUE ALLEMANDE (Suite)

    Chapitre XIII La raction romantique

    Section I. LA SYNTHSE DE DEVENIR

    176-182. A) Schelling et Fichte

    183-191. B) Hegel

    Section II. LINCONSCIENCE DU VOULOIR

    192-197. A) Schopenhauer

    198-200. B) Nietzsche

    201. Section III. LUTILISATION DES THMES

    ROMANTIQUES

    202-205. A) Les thmes hgliens

    206-207. B) Les thmes nietzschens

    LIVRE VI

    LE DTERMINISME PSYCHOLOGIQUE

    Chapitre XIV Le radicalisme philosophique de Bentham

    208-211. Section I. LES PRCURSEURS DE LUTILITARISME BENTHAMISTE

    212-217. Section II. LOPTIMISME UTILITAIRE

  • L. Brunschvicg Le progrs de la conscience. T II 6

    Chapitre XV La psychologie historique de Taine 218-225.

    Chapitre XVI Les essais de psychologie synthtique 226-230.

    LIVRE VII

    LES SYNTHSES SOCIOLOGIQUES

    Chapitre XVII La sociologie du progrs

    231-236. Section I. MONTESQUIEU

    237-241. Section II. CONDORCET

    Chapitre XVIII La sociologie de lordre

    242-247. Section I. DE BONALD

    248-253. Section II. JOSEPH DE MAISTRE

    Chapitre XIX Synthse dogmatique et analyse positive

    254-255. Section I. LA CARRIRE DE SAINT-SIMON

    256. Section II. LA CARRIRE DAUGUSTE COMTE

    257-260. A) Physique classique et biologie romantique

    261-263. B) Prdominance de lordre sur le progrs

    264-265. Section III. LALTERNATIVE SOCIOLOGIQUE

    266-267. A) Thorie dogmatique de la conscience collective

  • L. Brunschvicg Le progrs de la conscience. T II 7

    268-272. B) Thorie critique de la conscience collective

    LIVRE VIII

    LA PHILOSOPHIE DE LA CONSCIENCE

    CHAPITRE XX Lanalyse rflexive 273.

    274-276. Section I. LE TRAIT DES SYSTMES DE CONDILLAC

    277-284. Section II. LE MMOIRE DE BIRAN SUR LA DCOMPOSITION DE LA PENSE

    285-289. Section III. LEMBARRAS DE LCLECTISME BIRANIEN

    Section IV. BIRANISME ET KANTISME

    290-293. A) De Victor Cousin Renouvier

    294-299. B) De Jules Lachelier Lagneau

    Chapitre XXI Lintuition bergsonienne

    Section I. CONTINGENCE ET LIBERT

    300-303. A) Cournot et mile Boutroux

    304-305. B) LEssai sur les donnes immdiates de la conscience

    Section II. LA DURE

    306-310. A) Le problme dAmiel

    311-313. B) Matire et mmoire

    314-317. C) Lvolution cratrice

    318-321. Section III. INSTINCT ET INTELLIGENCE

  • L. Brunschvicg Le progrs de la conscience. T II 8

    Chapitre XXII Les conditions du progrs spirituel 322-323.

    324-332. Section I. LE SENS HUMAIN DE LA RELATIVIT

    333-345. Section II. LINTELLIGENCE DE LAUTONOMIE

    Chapitre XXIII La conscience religieuse

    346-351. Section I. LE PRIMAT DE LA LIBERT

    352-361. Section II. LA TRANSCENDANCE DE LA RVLATION

    362-370. Section III. LIMMANENCE DE LA RFLEXION

  • L. Brunschvicg Le progrs de la conscience. T II 9

    Table des matires

    LIVRE V

    L VOLUTION DE LA MTAPHYSIQUE ALLEMANDE

    (Suite)

  • L. Brunschvicg Le progrs de la conscience. T II 10

    Table des matires

    CHAPITRE XIII

    LA RACTION ROMANTIQUE

    SECTION I

    LA SYNTHSE DU DEVENIR

    A) Schelling et Fichte

    176. Lpreuve de puret laquelle une doctrine de la cons-cience pure ne peut manquer dtre soumise, et dont devait d-pendre, une fois de plus, la destine du spiritualisme occidental, sest prsente, pour Fichte, sous la forme, classique depuis, Anaxagore et depuis Socrate, dune accusation dathisme.

    Comme il faisait de lunivers la matire sensible de la morali-t, comme il demandait que lhomme accomplit son devoir quo-tidien dune me joyeuse, sans jeter un regard oblique et furtif sur les bnfices qui lui en peuvent revenir 1, Fichte vit se dres-ser contre son enseignement et sa personne lorthodoxie luth-rienne, avec les mmes suppositions danthropomorphisme que prsentait, au XVIIe sicle, lorthodoxie calviniste de Jurieu : pas dordre cosmique sans un auteur de cet ordre, pas de loi morale sans un lgislateur divin.

    Assurment Fichte navait aucune peine retourner contre ses dnonciateurs le grief par lequel ils prtendaient lcraser. Dj une note de la Wissenschaftslehre avait repouss tout soupon dathisme, en insistant sur la distinction de ltre abso-

    1 Sur le fondement de notre foi en un gouvernement divin du monde, S.W.,

    V, 185.

  • L. Brunschvicg Le progrs de la conscience. T II 11

    lu et de ltre rel. Lidalisme pratique est le contraire du sto-cisme, qui, selon Fichte, prend pour moi rel lide indfinie, du moi , qui confre au sage les prdicats de la divinit 2, qui par l devient athe dans la mesure o il est consquent avec lui-mme. Sous une autre forme, lathisme se retrouve chez ceux auxquels manque le sentiment de leur ralit spirituelle, qui sont disposs se regarder comme nimporte quoi, comme un morceau de lave dans la lune plutt que comme un moi 3 : et cest, remarque Fichte, la grande majorit des hommes. tant machines, ils ne peuvent concevoir, leur image, quun Deus ex machina, objet de ce que Kant appelait un culte servile, officium mercenarium. (R. L., p. 215.) Ds lors, quand ceux-l poussent linconscience jusqu prendre loffensive contre Fichte, il est ais de leur rpondre quils sont, eux, les vritables athes : Ac-complir certaines crmonies, rciter certaines formules, affir-mer sa foi en des propositions incomprhensibles, voil sur quoi ils comptent pour se mettre bien en cour avec Dieu et pour avoir part ses bndictions... Voil pourquoi ils ne cessent de lui adresser des louanges, de lui faire une gloire, dont ne voudrait pas un homme honnte ; ils ne se lassent pas de vanter sa bon-t, ils ne font pas une seule fois mention de sa justice. Ce qui met le comble leur impit, cest quils ne croient mme pas aux paroles quils prononcent, mais seulement ils simaginent que Dieu aime les entendre 4.

    Pour venger la spiritualit pure, Fichte retrouve naturellement les cadres de la pense spinoziste : lordre divin, expliquera-t-il plus tard Heusinger, ce nest pas ce quimagine le dogmatisme des thologiens, le mcanisme pr-tabli dun ordo ordinatus, cest lordre de la lgislation morale, qui est ordo ordinans 5. Mais il apparat aussi que le matrialisme du trne et de lautel est un et indivisible, comme est une et indivisible la cause de la libert politique et de lautonomie religieuse. Fichte avait prlud la Doctrine de la science, non seulement par la publication anonyme de lEssai dune critique de toute rvlation, qui avait mrit lhonneur dtre attribu Kant, mais aussi par des Ob-servations destines rectifier les jugements du public sur la

    2 S. W., I, 278, trad. GRIMBLOT, p. 226. 3 S. W., I, 175, n. 1, trad. GRIMBLOT, p. 105. 4 Appel au public contre laccusation dathisme, S. W., V, 221. 5 Extrait dun crit priv, 1800, apud S. W., V, 381.

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    Rvolution franaise 6. Ds lors, suspect ltat autant qu lglise, Fichte devait tre chass de la chaire dIna, justifiant rtrospectivement la prudence dont avait fait preuve Spinoza en dclinant loffre qui lui avait t faite de venir enseigner Hei-delberg, sous la condition de ne point dogmatiser 7.

    177. Une fois de plus Euthyphron aura vaincu Socrate ; et par del les sicles lanalogie des vnements trouve une sorte de confirmation dans lanalogie des rpercussions travers la carrire de Platon et la carrire de Fichte. Les mmes causes dangoisse existent pour lun et pour lautre : aux rivalits des coles socratiques qui menacent de paralyser ds son dbut luvre de rnovation spirituelle, aux divisions intestines, aux guerres qui devaient ruiner si rapidement et la patrie athnienne et la grande patrie hellnique, il semble que correspondent lincertitude et le dsarroi de la pense allemande, qui est com-me accable par le nombre et la diversit de ses productions dans le domaine de la posie et de la philosophie, en mme temps que les contre-coups contradictoires de la Rvolution franaise et de limprialisme napolonien branlent les assises du rgime politique et de la vie nationale.

    On dirait que lhistoire va recommencer. Du point de vue o se plaait le ralisme de la causalit aristotlicienne, la rvolu-tion socratique et la dialectique platonicienne taient seulement des pisodes destins prparer le retour au dogmatisme des physiologues ; de mme linterprtation que Hegel donnera des doctrines qui ont prcd la sienne, consiste considrer la r-volution kantienne, et lidalisme pratique tel que Fichte lavait profess jusqu laccusation dathisme, comme de simples moyens, pour lpanouissement dune ontologie systmatique, la manire prkantienne. Et, chose curieuse, tandis que Kant lui- 6 Dans une lettre crite vers 1795, que M. Schulz a rcemment publie,

    Fichte compare, la Rvolution qui a dlivr lhumanit de ses chanes ex-trieures, la Doctrine de la science qui a secou le joug de la chose en soi. Llan de la libert qui soulevait le peuple franais contre le despotisme des rois, a fourni au penseur le surcrot dnergie ncessaire pour se d-barrasser des prjugs les plus enracins en lui. Lettre qui parat adresse Baggesen, Cf. Briefwechsel, t. I, pp. 449-450.

    7 Sur les circonstances historiques de cette offre voir M. MAYER, Spinozas Berufung an die Rochschule zu Heidelberg, apud Chronicum Spinozanum, III, 1923, p. 25.

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    mme, en juger par les fragments de son uvre posthume, semblait (peut-tre sous linfluence de Fichte), accuser lorienta-tion de sa pense dans le sens de la pure autonomie rationnelle et de limmanence, cest Fichte lui-mme qui laisse les valeurs de sa propre philosophie se dgrader, afin de rpondre aux ob-jections, afin dobir aux exigences, de ses premiers disciples, engags dans les routes divergentes, mais galement aventu-reuses, du romantisme du moi et du romantisme de la nature.

    Patere legem quant fecisti. Kant, prenant sous sa protection la Rpublique de Platon, avait crit assez innocemment : Je remarque seulement que, soit dans le langage ordinaire, soit dans les crits, il nest pas rare darriver, par le rapprochement des penses quun auteur a voulu exprimer sur son objet, le comprendre mieux quil ne sest compris lui-mme, faute davoir suffisamment dtermin sa propre conception, et pour avoir t ainsi conduit parler ou mme penser contrairement son but 8. Cette attitude est celle de Fichte, lorsquil labore la Thorie de la science. Dconcert par les objections de lEnsidme, il avait d reconstruire tout son systme : Jai dcouvert (ajoutait-il) un nouveau fondement, do peut se tirer trs facilement lensemble de la philosophie. Kant, dune manire gnrale, possde la vraie philosophie, mais dans ses rsultats seulement, non dans ses principes. Ce penseur unique est tou-jours pour moi un sujet dtonnement : il a un gnie qui lui d-couvre la vrit, sans lui en montrer le principe 9. Et, lorsque Kant, au lendemain de laccusation dathisme et du dpart de Fichte dIna, eut dsavou, avec une brutalit peu gnreuse, le jeune homme outrecuidant qui assurait comprendre la Critique mieux que son auteur, Fichte se contente dcrire Schelling : Je suis certainement tout fait convaincu que la philosophie kantienne, moins de la considrer comme nous le faisons, est tout entire un non-sens. Mais, pour justifier Kant, je dirai quil se fait tort lui-mme. Sa propre philosophie, que dailleurs il na jamais possde couramment, il ne la sait ni ne la comprend plus lheure actuelle 10.

    Mais ce qui arrive aux Empires, qui sont ruins le plus sou-vent par la pousse des principes mmes dont leur formation est

    8 Critique de la raison pure. Des ides en gnral, B., I, 372. 9 Lettre Stefani, dc. 1793, I, 318 (voir X. L., I, 248, n. 5). 10 Lettre du 20 septembre 1799, traduite apud X. L., II, 126.

  • L. Brunschvicg Le progrs de la conscience. T II 14

    issue, arrive aussi aux systmes : le dveloppement exubrant des germes lancs par eux dans la circulation risque de les touffer. Probablement ds 1797, cest--dire dans la fivre de son enthousiasme pour la philosophie de Fichte, qui allait jus-qu le distraire de la tranquille et triste jouissance de la mort de sa bien-aime 11, Novalis crivait 12 : Il serait bien possible que Fichte et invent une manire toute nouvelle de penser et pour laquelle la langue na pas encore de terme... Fichte-Newton est devenu linventeur des lois du systme du monde interne, le second Copernic... Peut-tre linventeur nest-il pas, sur son ins-trument, lartiste le plus accompli et le plus ingnieux. Non que je veuille assurer quil en soit ainsi, mais il est vraisemblable quil y a et quil y aura des hommes pour fichtiser bien mieux que Fichte. Il pourra se produire de merveilleux chefs-duvre, si lon commence suivre dabord, en artiste, la manire de Fichte.

    178. A ce moment dj lesprance de Novalis se trouvait r-alise avec Frdric Schlegel 13. Haym a cru pouvoir dire que les combinaisons provoques dans lesprit de Frdric Schlegel par la Doctrine de la science marquent un tournant dcisif dans la littrature de lAllemagne (ou plus exactement dans sa conscien-ce littraire) qui passe du classicisme au romantisme 14. Mais inversement aussi linterprtation romantique de la Doctrine de la science tendait en dplacer le centre de gravit et en faus-ser la perspective historique. Transposer la philosophie rationnel-le de lautonomie dans le plan de lesthtique, ctait rtrograder jusqu lexaltation tout oratoire de Rousseau. Mon Dieu, prser-vez-moi de mes amis, je me charge de mes ennemis ; Fichte au-rait pu retourner ses admirateurs le mauvais compliment du proverbe italien, que Kant avait cit son occasion. Dj en 1797, dans les dernires pages de la Deuxime introduction la Doctrine de la science, il marque son indignation que lon ait os

    11 DELACROIX, Novalis, Revue de mtaphysique et de morale, 1903, p. 250. 12 Novalis Schriften, dit. HEILBORN, Berlin, 1901, trad. apud X. L., t. I, pp.

    459-460. 13 SCHLEGEL ncrivait-il pas de Fichte dans son Journal intime ? Novalis et

    moi sommes pourtant plus que lui. Voir ROUGE, Frdric Schlegel et la gense du romantisme allemand, 1904, p. 290.

    14 Die Romantische Schule, II, 3e dit., Berlin, 1914, p, 248.

  • L. Brunschvicg Le progrs de la conscience. T II 15

    taxer dgosme un systme dont lessence tout entire, de son commencement sa fin, tend, du point de vue thorique, ou-blier lindividualit, du point de vue pratique, la nier 15. Mais comment viter que la distinction entre la ralit du moi indivi-duel et lidalit de lIchheit berhaupt, se trouve compromise, partir du moment o sera place sous le patronage de la Doctri-ne de la Science la thorie de lironie romantique : succession continue dautocration et dautodestruction, synthse absolue dantithses absolues ? Ce que chaque individu est son plus haut degr de puissance est Dieu (dit encore Frdric Schlegel). Lartiste est par excellence le mdiateur pour tous les autres hommes, car il est celui qui a le mieux pris conscience de la divi-nit en lui, parce quil a son centre en soi . (Apud X. L., I, 447-449.) Et quel meilleur prtexte fournir laccusation dathisme que dappuyer la souverainet de lesprit crateur sur la subjec-tivit dune intuition originale, au lieu den chercher la rvlation dans le progrs de leffort moral qui fonde la ralit de lunivers, physique, organique, juridique ?

    179. Ce nest pas tout : le contre-sens dont Fichte a t vic-time de la part des esthtes romantiques a eu, dans lhistoire, une consquence plus fcheuse encore : il a contribu tourner contre Fichte celui qui avait commenc par tre son disciple tout la fois le plus ardent et le plus clairvoyant, provoquer ainsi une raction qui son tour ragira sur Fichte et aura pour effet doprer comme une conversion rebours, sinon dans lide que Fichte a eue lui-mme de sa philosophie, du moins, dans celle quil en a donne ses contemporains et quil devait lguer la postrit.

    Ds 1797, comme le note M. mile Brhier 16, Schelling cri-vait : Tandis que les Kantiens encore maintenant (ignorant ce qui se passe en dehors deux) se battent avec leurs fantmes de choses en soi, des hommes desprit vritablement philosophique font (sans bruit), dans les sciences naturelles et dans la mdeci-ne, des dcouvertes auxquelles bientt sattachera immdiate-ment la saine philosophie, et quun cerveau, dou dintrt pour la science, doit achever de rassembler pour faire oublier en une

    15 S. W., I, 516. 16 Schelling, 1912 p. 22.

  • L. Brunschvicg Le progrs de la conscience. T II 16

    fois toute la lamentable poque des kantiens 17. La saine philo-sophie, Schelling va la demander aux hritiers des astrologues et des alchimistes. Chass des vastes domaines o se dploie le clair gnie des Galile et des Lavoisier, le got des pratiques oc-cultes sest rfugi dans les recoins obscurs du galvanisme et du magntisme ; cest en maniant la baguette divinatoire que lon possde (dira Schelling en 1807) la cl de la vieille magie : Lopposition dernire est vaincue, la nature tombe au pouvoir de lhomme, mais pas la manire de Fichte 18.

    Ainsi, lidalisme transcendental, dj transpos de lordre moral dans lordre esthtique, va subir une nouvelle transposi-tion, par la conception dune biologie romantique qui prtend conserver lappellation et le crdit de la science positive, tout en rompant dlibrment avec les procds, de la recherche ration-nelle : Dans toute thorie particulire de la nature, Kant avait eu soin dy insister dans lIntroduction des Premiers principes mtaphysiques de la science de la nature, il ny a de scientifique, au sens propre du mot, que la quantit de mathmatique quelle contient 19. Et cest la transparence de la vrit mathmatique la spontanit de lintelligence, qui, dans lthique de Spinoza, confre son caractre spirituel au progrs de la conscience et de la libert. Mais Schelling (qui dailleurs, selon la remarque de M. Brhier, ne parat avoir lu ou du moins nutilise que les premi-res parties de lthique et quelques lettres Sur linfini et sur la diversit des attributs et des modes 20 ), traite le Spinozisme, au nom du romantisme de la nature, comme les romantiques du moi avaient trait la Thorie de la Science, cest--dire quil lais-se chapper le mouvement interne qui seul faisait la vrit comme lefficacit de la pense spinoziste.

    Chez Schelling, lintuition, loin de se conqurir par luniversalit de lintelligence, par la gnrosit de lamour, est une facult statique, un don venu du dehors, comme une faveur de la nature. Et cest ce que souligne la conclusion du Systme de lidalisme transcendental (1800). Il y a des hommes rares,

    17 Abhandlungen zur Erluterung des Idealismus der Wissenschaftslehre,

    apud uvres compltes (1re srie), S. W., t. I, 1856, p. 348, note. 18 Lettre Windischmann, apud PLITT, Aus Schellings Leben in Briefen, t. II,

    Leipzig, 1870, p. 119. 19 Trad. cite., p. 6. 20 Op. cit., p. 99.

  • L. Brunschvicg Le progrs de la conscience. T II 17

    suprieurs aux autres artistes ; pour eux, limmuablement iden-tique, sur lequel leur existence est transporte, se dpouille des voiles dont il senveloppe dans le commun des hommes... De mme que lartiste, pouss involontairement produire, lutte contre une rsistance quil rencontre en lui (de l, chez les an-ciens, lexpression pati deum, etc., et lide dune inspiration par un souffle tranger) ; de mme, lobjectif arrive sa production sans son consentement cest--dire dune faon purement objec-tive... (VI, 1 ; S. W., III, 1858, pp. 616-617.) Et Schelling continue, en montrant que luvre dart est due deux activits tout fait distinctes. Dans lune, celle qui est consciente, nous devons chercher ce quon nomme vulgairement lart, bien que cen soit seulement une partie, cest--dire ce qui dans lart est opr avec conscience, rflexion et dlibration, ce qui senseigne et qui sapprend, susceptible dtre transmis par la tradition et acquis par lexercice. Mais dans lactivit qui est sans conscience, nous devons chercher ce qui dans lart entre sponta-nment sans tre appris, ce qui ne saurait sacqurir ni par lexercice, ni autrement, ce qui, en un mot, sappelle la posie... (618) . Le gnie, dailleurs, nest aucune de ces deux activits, il plane au-dessus delles. Et cest pourquoi il domine la subjecti-vit humaine de lart comme il domine lobjectivit de la nature. Le secret de la cration esthtique, cest aussi celui du feu ar-tiste qui dploie travers le monde la hirarchie de ses puis-sances. Le Systme de lidalisme transcendental sachve en mettant au-dessus de la nature la libert, natura prior, pour faire partir de l une nouvelle srie de degrs dactions, qui commen-ce par dpasser la nature, qui aboutit dpasser la conscience et la libert. Ainsi nat enfin la plus haute puissance de lintuition de soi-mme qui, se trouvant au-dessus des conditions de la conscience, bien plus tant la conscience qui se cre davance, doit apparatre comme absolument contingente : cest cet absolument contingent dans la plus haute puissance de lintuition de soi-mme qui sexprime par lide de gnie . (Re-marque gnrale, p. 634.)

    La tendance, dj explicite dans les Ides pour une philoso-phie de la nature, inflchir du ct de Leibniz le rationalisme de Lessing et de Herder 21, trouve sa conscration suprme dans lexaltation de cette activit inconsciente qui est la source des

    21 Cf. DELBOS, Le problme moral dans la philosophie de Spinoza et dans

    lhitoire du spinozisme, 1893, p. 378.

  • L. Brunschvicg Le progrs de la conscience. T II 18

    productions de la nature comme des crations de lart. Vingt ans peine se sont couls, depuis la Critique de la raison pure ; ils ont suffi la mtaphysique allemande pour franchir les tapes parcourues par la pense grecque travers les sicles qui spa-raient lidalisme de Platon et le ralisme de Plotin. Et lon dirait que Schelling, lorsquil publie en 1801 un Dialogue quil intitule Bruno ou sur le principe divin et naturel des choses, tenait rendre manifeste cette dgradation de pense, en se rfrant dlibrment au confusionisme de lidentit que la Renaissance avait encore profess, mais dont on pouvait esprer que Descar-tes avait jamais conjur le danger pour la pense occidentale.

    180. Ainsi, avec lauteur de la Doctrine de la science et avec lauteur du Systme de lidalisme transcendental, on pouvait sattendre voir se dresser lune contre lautre les deux perspec-tives contraires, qui toutes deux procdaient de la Critique de la facult de juger : le primat du jugement rflchissant (qui main-tient la critique dans les limites troites de la science et de la conscience, dfinies sans quivoque et sans obscurit par la po-sitivit de lune, par lactualit de lautre) lintellectus archety-pus (que Kant refusait sans doute la nature humaine, mais dont Schelling sarrogeait le privilge par la grce dune intuition gniale).

    Le choix entre ces perspectives commande lvolution de la mtaphysique allemande au XIXe sicle ; et de l, limportance historique du problme que soulve la polmique entre Fichte et Schelling, li lui-mme linterprtation des diffrentes phases de luvre fichtenne.

    Les textes o ces problmes se prsentent sont dune compli-cation et dune subtilit qui rappellent, par linextricable enche-vtrement des mots quelles entassent, les objections du Lyce lAcadmie, telles que nous les ont conserves les livres M et N de la Mtaphysique. Mais de mme que ce fatras sillumine par la seule opposition des et des , de mme la question des deux philosophies de Fichte peut se ramener aux termes simples qunonait mile Boutroux : Dans la premire philo-sophie, le moi navait ni le besoin, ni la possibilit de sortir de lui-mme ; tandis que, dans la seconde, il est amen par le pro-grs de sa rflexion franchir le cercle de la conscience, et il

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    trouve en soi une facult, la croyance, qui lui permet datteindre de quelque manire, avec certitude, un principe qui le dpasse infiniment. Dans la premire philosophie, le moi se suffisait ; dans la seconde il ne se suffit plus ; il sait que ltre vritable est hors de lui, et quil est capable de sy runir 22.

    La Doctrine de la science, en proclamant le primat du juge-ment thtique, avait port labsolu lautonomie du progrs spi-rituel. Dsormais la conscience transcendentale est sortie de la pnombre o Kant la tenait encore ; la rflexion cesse dtre un moment second, subordonn la prsentation dun objet sensi-ble ou suprasensible ; elle est, au contraire, ce par quoi lesprit acquiert le sentiment de son pouvoir crateur, qui lui permet de dcouvrir la ncessit et luniversalit de sa propre lgislation, dy appuyer tout la fois la vrit de la science et la fcondit de son action.

    La thorie du jugement thtique marque la frontire par la-quelle Fichte avait, avant laccusation dathisme, dfini son pro-pre idalisme. Mais cette frontire, voici quil renonce la dfen-dre contre Schelling ; et les refontes successives de la Doctrine de la science semblent navoir dautre rsultat, sinon dautre but, que de la livrer lennemi. Ds 1801, Fichte affirme que cet tre pur, qui par rapport au Savoir de la conscience est un non-tre, une ngation, est un autre point de vue la Position abso-lue, la thse mme du premier principe ; et que notre position son tour, toujours ce point de vue, est une ngation ; ce qui signifie que le Savoir de notre conscience, le Savoir de la R-flexion, nest quun Savoir relatif qui suppose comme le fonde-ment de sa possibilit la principe absolu mme 23.

    Assurment, chacune de ces affirmations est accompagne dun commentaire qui tend la diffrencier de lontologisme sco-lastique ou du ralisme naturaliste ; mais, du point de vue au-quel Fichte avait dabord conu lidalisme de la rflexion pure, nest-il pas permis de dire que le danger est moindre de revenir franchement lintuition de la transcendance, que dhsiter lcarter franchement, comme sil pouvait y avoir jamais une zo-ne neutre, un juste milieu, entre la vrit de la critique et lillusion du dogmatisme ?

    22 Apud Xavier LON, La philosophie de Fichte, 1902, p. XIII. 23 Xavier LON, La philosophie de Fichte, p. 47.

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    Et, sans doute, on peut remarquer encore que la position dun tre extrieur au savoir se rencontrait dans la Doctrine de la science. Mais ce ntait alors que le second principe, que lantithse du non-moi, la limite laquelle sarrtait le dogma-tisme ontologique et qui tait franchie grce au progrs de la r-flexion critique. Ltre du non-savoir tait ce que le moi retran-chait provisoirement de lui-mme et quil avait reconqurir par le dveloppement de son activit interne, tandis quici ltre du non-savoir est ce qui sajoute au savoir, ce qui est en soi et par soi au del de la conscience ; le non-savoir, qui apparat, sem-ble-t-il, pour la premire fois dans la philosophie de Fichte au dbut de 1800 24, tend prendre la signification que lui accorde la tradition mystique ; il devient le signe dune absorption dans lamour 25, il cache, sous la forme dune ngation, le secret dune affirmation transcendante.

    Sans quil y ait insister sur un dveloppement deffusions sentimentales, qui nest peut-tre, dans la pense de Fichte, quun procd de pdagogie exotrique, il est certain que la pla-ce faite la notion de Verbe, dans la Thorie de 1812, marque le terme dune rvolution complte. Sans doute, le Verbe, comme lavait montr Malebranche, sidentifie la raison universelle. Mais, si Malebranche avait besoin dinvoquer la raison sous la forme du Verbe, cest quil avait rduit la conscience lobscurit du sentiment immdiat, et quil en avait radicalement spar les ides claires et distinctes, les essences intelligibles. Dautre part, le fait que le Verbe incr sest incarn dans un Messie qui est descendu sur la terre des hommes, sera utile pour lachvement du systme : la notion mdiatrice entre linfini et le fini permet de rtablir, dans le rgne de la grce, lunit que la nature avait laiss rompre. De toutes faons, donc, lintervention du Verbe sert dans le systme de Malebranche humaniser la raison. Dans celui de Fichte, elle ne peut avoir quun rle contraire. Et en effet le mouvement de pense qui, travers Leibniz, sest poursuivi de Spinoza jusqu Kant, a fait apparatre, au del de la conscience empirique et passive que Malebranche prenait seu-le en considration, une conscience active, capable dadquation. Le fond radical de ltre spirituel se rvle enfin dans lIchheit

    24 Lettre Reinhold, du 8 janvier 1800 ; II, 205 ; trad. apud X. L., II, 225,

    n. 4. 25 Cf. Jean BARUZI, Saint-Jean-de-la-Croix et le problme de lexprience

    mystique, 1924, p. 670.

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    berhaupt ; lhomme possde pleinement son me, dont, chez Malebranche et chez Kant encore, une sorte de terreur religieuse le tenait loign. Ds lors, Fichte invoquera le Verbe, non plus en regardant du ct de lhomme, pour le rconcilier avec lui-mme et pour lunifier, mais en regardant du ct du Pre, pour reve-nir, ou pour suppler, lintuition dun objet transcendant, pour ramener, par del leffort moral de lhomo hominans, le dessein providentiel dun homo hominatus. En dpit des rticences et des compromis auxquels se prte le double aspect du Verbe, il est clair que ladmission dune filiation divine sacrifie la puret de lidalisme pratique de la Doctrine de la science aux spculations biologiques, ou hyperbiologiques, de la philosophie de la nature.

    181. Reste un problme dordre psychologique : comment Fichte a-t-il refus de jamais convenir de sa dfaite ou de sa conversion ? comment, dans cette reprise de son uvre initiale quil a poursuivie jusqu sa mort, na-t-il cess de mettre, avec une pret croissante, tous les torts intellectuels ou moraux de lautre ct, en sattribuant lui-mme le mrite de navoir ja-mais ni vari ni faibli ?

    La rponse cette question, M. Xavier Lon la indique, fournie par Fichte lui-mme dans une lettre Schelling, du 31 mai 1801 : Vous disiez que je reconnais que certaines ques-tions nont pu encore tre rsolues, au moyen des principes que jai employs jusquici. Je proteste contre ce prtendu aveu. En fait de principes, il ne manque absolument rien la Doctrine de la science ; il lui manque seulement dtre acheve. La synthse suprme, en effet, la synthse du monde spirituel, nest pas ef-fectue encore. Je my prparais au moment mme o lon sest mis crier lathisme 26.

    Suivant cette indication, Fichte repousserait galement et la thse de ses adversaires qui lui attribuaient un premier systme, dmenti par ses crits (ou, comme ils disaient, par ses plagiats) ultrieurs, et lantithse de ses partisans selon laquelle sa se-conde philosophie , sous les apparences dun langage nouveau, naurait fait que reproduire la premire en ladaptant aux exigen-ces de la polmique. La solution fichtenne du conflit serait que

    26 II, 323, trad. apud X. L., II, 354.

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    le problme de la seconde philosophie ne se pose pas, pour cette raison quil ny aurait jamais eu, proprement parler, de premi-re philosophie. Surpris, en plein dveloppement de sa pense, par les attaques des orthodoxes luthriens, Fichte a t oblig daccepter le combat sur les positions auxquelles il tait alors parvenu, mais quil avait le projet de dpasser pour atteindre lentier dveloppement de sa pense.

    Cest ce que tendent confirmer les dclarations qui termi-nent lExposition de 1804 : Le Savoir de la conscience (le Sa-voir n de la Rflexion) na pas son fondement en lui-mme. mais dans un but absolu, et ce but cest que le Savoir ou la Vri-t absolue doit tre. Ce but est ce qui pose et dtermine tout le reste, et cest seulement en atteignant ce but quil atteint sa v-ritable destination. Cest seulement dans le Savoir absolu que se trouve la valeur, tout le reste est sans valeur. Cest dessein que jai dit le Savoir absolu et pas la Doctrine de la Science, in specie ; car elle nest, elle, que le chemin qui y conduit, elle na que la valeur dun moyen ; en soi, elle na aucune valeur.

    Fichte est videmment sincre, et la part dillusion rtrospec-tive qui a pu se glisser dans la reconstruction et dans linterprtation de ses tats dme passs, nintresse que la psychologie de lhomme. Ce qui demeure, pour lintelligence de lhistoire ultrieure, cest qu luvre de Fichte correspondent deux images diffrentes du philosophe, fondes sur deux inter-prtations de la mthode, sur deux notions de la vrit, incom-patibles entre elles.

    182. A la dduction logique des concepts selon le modle de lontologie traditionnelle, Kant avait oppos la rflexion analyti-que dont il avait fait la base de la dduction transcendentale. Avec Fichte la mthode rflexive a pris entire conscience de soi : le moi pur est lidal dun effort pratique indfini : Lide dun infini raliser flotte devant nous, elle a ses racines au plus profond de notre essence. Nous devons donc rsoudre la contra-diction qui est en elle, cest lexigence mme de notre essence, alors mme que nous sommes hors dtat de concevoir la solu-tion comme possible, de supposer mme que nous devenions jamais capables dentrevoir cette possibilit aucun moment de notre existence, ft-elle prolonge travers toutes les ternits.

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    Mais aussi bien cest l le caractre de notre destination pour lternit 27.

    Ce contraste entre lidalit du moi pur et le ralisme de la substance spinoziste est comme le thme fondamental de la Doctrine de la science. Seulement, il est arriv quen passant du dogmatisme la critique Fichte navait rien abandonn de sa premire admiration pour la rigueur de dmonstration qui lavait enchant dans lthique et que Kant lui-mme avait essay dimiter dans lAnalytique de la Critique de la raison pratique. Supposant que lappareil euclidien apportait lvidence avec soi, il rvera de constituer une philosophie gale en vidence la gomtrie 28. Tandis que Kant, dans sa Mtaphysique de la na-ture, rclamait une donne empirique pour appliquer les formes de lintuition sensible et les catgories de lentendement, Fichte prconise une mthode philosophique de construction o stale un ddain complet de lexprience : Au cours de cette cons-truction, toute tentative pour recourir lexprience serait une tentative pour altrer la dduction. Ceux qui vous conseillent davoir en philosophant toujours un il ouvert sur lexprience, vous conseillent de modifier quelque peu les facteurs et de faus-ser quelque peu la multiplication pour obtenir des nombres concordants, procd non moins malhonnte que superficiel 29.

    Cette conception, que Fichte dveloppe complaisamment en 1801, tend faire de la rflexion kantienne une simple tape in-termdiaire quil faudrait franchir, pour reprendre, sur de nouvel-les bases, et pour achever cette fois, la tche de la dduction mtaphysique. De ce point de vue, on ne peut contester que Schelling et Hegel se soient autoriss juste titre de Fichte pour professer une philosophie de la nature qui se dispensera du sa-voir vritable, tout en se targuant de donner des leons de science aux savants, pour en faire le modle dune philosophie de lhistoire, qui se tiendra au-dessus et lcart de la ralit des faits particuliers, tout en se flattant denseigner lhistoire aux chroniqueurs ou aux rudits, trop modestes, trop scrupuleux et trop exacts.

    27 S. W., I, 1270. Cf. trad. GRIMBLOT, De la doctrine de la science, p. 216. 28 Lettre Stefani, dc. 1793, I, 315. 29 Rapport au grand public, et clair comme le jour, sur lessence propre de la

    philosophie nouvelle, S. W., II, 379.

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    Selon le Fichte davant laccusation dathisme, le philosophe est lhomme qui prend conscience de lautonomie du moi, afin de se prescrire lui-mme la tche indfinie du progrs moral. Maintenant le philosophe est devenu un prophte et un messie, hritier de lorgueil thologique ; cest llu auquel il est donn de faire tenir dans lclair de son regard limmensit des choses et lternit des temps. Lobsession du dernier philosophe 30, ce-lui avant lequel il y avait une histoire, et aprs lequel il ny en a plus, comme dira Marx, hante dsormais les penseurs de lAllemagne ; leurs fantaisies les plus dconcertantes, il les dve-lopperont avec le ton assur dun oracle.

    Voil de quoi Fichte est responsable, pour avoir suivi les ro-mantiques sur leur propre terrain, et sil est vrai, comme nous lavons remarqu propos de Platon, quun philosophe doit r-pondre de sa postrit illgitime aussi bien que de sa postrit lgitime.

    A quoi il convient dajouter immdiatement que lhtro-gnit de luvre, chez Fichte comme chez Platon, sexplique et se justifie par leur amour de la patrie et de lhumanit. Sil arrive Fichte, aprs Ina, daller chercher auprs de Machiavel le se-cret dune diplomatie victorieuse, cest pouss par un dsespoir dAllemand et aussi de dmocrate. Rien dailleurs, natteste une me plus ingnue : le vritable sclrat, digne du modle qui a servi pour le Prince, ne commente pas Machiavel ; il le rfute. De mme, en reprenant dans les Discours la nation allemande les thmes dAuguste Wilhelm Schlegel, en exaltant son tour le privilge linguistique, la mission historique, de lUrvolk, Fichte travaillait avant tout mettre en garde ses contemporains contre la tentation de revenir au moyen ge, dopposer, une fois de plus, limprialisme germanique limprialisme mditerra-nen dont Napolon avait renou la tradition et pour lequel il avait trahi la France et la Rpublique. L o sinclinait le pote en qui sincarne le romantisme, laptre de lautonomie ration-nelle reste debout. Et jamais Fichte na t plus fidle lui-mme quen 1813, lorsquil suppliait ses compatriotes de regar-

    30 ANDLER, La jeunesse de Nietzsche jusqu la rupture avec Bayreuth, 1921,

    p. 299 : En novembre 1872, il (Nietzsche) projette un autre titre : Der letzte Philosoph. Il faut bien comprendre ce titre pour un crit quil imagi-ne plus haut que les pyramides... Le Dernier philosophe que la dtresse publique appelle, il ne le nomme pas. Mais on devine quil sappelle Nietz-sche.

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    der au del des intrts dynastiques, de repousser pour leur propre compte toute ambition dhgmonie europenne, de ne pas sparer de la cause de lindpendance nationale la cause de la libert du peuple.

    Mais lenvers des ides a sa logique aussi bien que les ides elles-mmes ; les moyens employs par Fichte se sont retourns contre ses intentions. En refaisant son tour lapologie du pass de lAllemagne, comme en introduisant dans la philosophie sp-culative labsolu de ltre ou la mdiation du Verbe, Fichte na russi qu couvrir de son propre crdit les thses dont il avait cur de conjurer le danger ; il a fortifi le courant qui entranait le XIXe sicle vers les synthses les plus aventureuses de la na-ture et de lhistoire, de la politique et de la religion.

    Table des matires

    B) Hegel

    183. La mtaphysique post-kantienne, comme la Rvolution franaise, dvore ses propres enfants. Hegel, dabord disciple de Schelling, lui fera subir le mme sort que Fichte avait prouv de la part de Schelling. Et, en effet, si, selon lexpression pittores-que de M. Hffding, Schelling est le philosophe classique du romantisme 31, il convient dentendre par l quon le retrouve lorigine de tous les mouvements dides qui traversent la pre-mire moiti du XIXe sicle, depuis le sentiment intime de la beaut grecque jusqu lorganisation sociale du monde catholi-que, depuis la systmatisation du devenir cosmique ou humain jusquau mysticisme et au supernaturalisme du moyen ge. Nul-le part, on ne se rend mieux compte de ce qui caractrise la pense romantique, et par quoi elle droute toutes les tentatives de dfinition unilatrale : perptuellement le romantisme appa-ratra aux antipodes du lieu o on avait dabord espr le saisir, au del quand on le croit en de, en arrire quand on le cherche en avant, conservateur en religion, rtrograde en politique, alors quil avait commenc par semer leffroi en affirmant le droit de lindividu la libre expansion de ses instincts et de ses intuitions.

    Mais si Schelling a parcouru, aux diverses poques de sa car-rire, les diffrentes perspectives de lhorizon romantique, au-

    31 Histoire de la philosophie moderne, trad. BORDIER, t. II, 1906, p. 162.

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    cune dentre elles on ne peut dire quil ait arrt ses contempo-rains, pas plus quil ne sy est arrt lui-mme. La fcondit de son inspiration apparat surtout dans les doctrines qui en ont re-cueilli la lumire originale pour la faire polariser dailleurs en sens contraire : la doctrine de Hegel et la doctrine de Schopen-hauer.

    La querelle de lathisme, clatant au moment o Hegel mdi-tait sur la relation entre la philosophie de Fichte et la philosophie de Schelling, semble avoir exerc une influence dcisive sur lorientation de sa pense. Lordre qui est prescrit par la cons-cience de lhomme se repliant sur soi, et qui na dautre dtermi-nation que limpratif du devoir, ne porte pas avec soi lassurance de sa ralisation. Lordo ordinans nest donc encore quune abstraction par rapport lordo ordinatus, ou mieux en-core, pour reprendre lexpression leibnizienne, par rapport au progressus ordinatus. Lidal conu par la raison, et vers lequel notre libert tend tout leffort de lagent moral, doit tre autre chose quun idal pour valoir dtre poursuivi. Que je nen sois jamais spar, telle est la prire de tout amour. Or, la prire, chez ceux-l mmes qui lui attribuent une vertu defficacit sur le cours de la nature, est laveu dune inquitude et dune in-compltude. Suppler ce qui dans lesprance et dans la foi apparat encore insuffisant psychologiquement, donner force dmonstrative ce qui est lobjet de la religion, lavnement du rgne de Dieu, voil le programme de la philosophie.

    Ce programme, dj Schelling avait tent de le remplir. Sil ny est pas parvenu, cest que, croyant slever dun bond aux sommets lumineux de lintuition, il sest gar dans cette zone de confusion et dindistinction o la puissance senveloppe ant-rieurement son acte, mais o elle demeure, ntant pas capa-ble de passer lacte, tant en ralit le synonyme de limpuissance. La philosophie de lidentit, par son ddain pour les procds rguliers de la dialectique, pour les articulations ra-tionnelles dun systme, risquerait ainsi de ramener la pense allemande dans la voie o lentranaient des apologistes, tels que Jacobi ou Schleiermacher, ne comptant que sur le sentiment pour franchir la distance entre le fini et linfini, lhumain et le di-vin.

    Loriginalit de Hegel, telle quelle clate dans la Phnomno-logie de lesprit, est de ne pas accepter comme dfinitive cette

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    position du problme. Il est vrai que la conscience individuelle, que lentendement abstrait, sapparaissent eux-mmes spars de leur objet ; entre la finalit morale et la ralit lhomme aper-oit un divorce. Mais ces apparences ne font que traduire des crises qui surviennent dans la conscience, et quil appartient la conscience de surmonter, en cessant de sopposer la raison, dont elle stait isole, en sy appuyant au contraire pour conqurir la plnitude en soi et de lunivers et de lesprit. Cest ce qui sexprime ds lIntroduction de la Phnomnologie de lesprit : La conscience naturelle, cest la notion seulement, et non la ralit, du savoir. Mais, comme elle a commenc par simaginer immdiatement quelle est le savoir rel, le dvelop-pement de soi qui lui fait perdre insensiblement cette illusion, est pour elle-mme un progrs ngatif : cest le chemin du doute et du dsespoir, par o cependant lesprit devient capable dapercevoir la vrit 32.

    Labstraction nest pas elle-mme un tat abstrait. Linquitude do jaillit sa rflexion philosophique, Hegel la re-trouve dans lhistoire, par exemple dans le passage du stocisme au scepticisme : ce moment, en effet, la conscience de soi qui tait, simple libert de soi-mme anantit lautre ct de lexistence dtermine, ou plutt elle se divise, pour devenir un tre double . Cest--dire que le ddoublement, qui se manifes-tait antrieurement par la dualit des personnes, matre et es-clave, se concentre dans les limites dune seule conscience. Et ainsi le ddoublement intrieur de la conscience de soi, qui est lessence de la nature spirituelle, est donn, mais part de lunit qui lui est galement essentielle : ce ddoublement dessence, pris ltat purement contradictoire, cest la cons-cience malheureuse (ibid., p. 139), cest la pit subjective qui tend vers Dieu par la voie de la mortification. A travers les scru-pules qui lobscurcissent, la tourmentent et la paralysent, linfortune de la conscience sest poursuivie jusque dans le cou-rant de dissolution que marque lAufklrung du XVIIIe sicle, et qui prpare le sentimentalisme des belles mes ou la subjectivit de lironie romantique.

    De ce point, qui est comme le point de rebroussement de la rflexion, ragissant contre labstraction de sa subjectivit, se dessine le mouvement de retour vers la cohsion de la science

    32 dition LASSON, Leipzig, 1907, p. 53.

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    systmatique, de la socit constitue sous forme dtats ou dglises. Ce mouvement est le chemin du savoir ; mais il nest pas seulement cela : par la ncessit de son devenir, on peut dire quil est le savoir lui-mme dfini daprs son contenu, comme la science de lexprience que la conscience effectue sur soi-mme : La notion dune telle exprience nimplique rien de moins que la totalit du systme, cest--dire de lempire que constitue la vrit de lesprit ; de la sorte, les moments de cette vrit, dans leur dtermination spcifique, se prsentent, non titre de purs moments abstraits, mais tels quils sont pour la conscience, ou plutt tels que celle-ci se produit par son rapport soi-mme, grce auquel ces moments sont les moments du tout, les formes de la conscience. (Ibid., p. 61.).

    184. Sous son aspect dhistoire anonyme, sans chronologie, mais singulirement concrte et dramatique, la Phnomnologie de lesprit se propose, dune faon plus spcifique encore et plus expresse que lavaient fait au XVIIIe sicle Vico, Voltaire ou Her-der, de dcrire et dexpliquer le progrs de la conscience humai-ne : cet gard la dette de la spculation contemporaine envers Hegel demeure immense ; et nulle part, moins que dans une tude comme la ntre, elle ne saurait tre conteste ou amoin-drie.

    Mais cela mme qui fait pour nous la sduction et lactualit de la Phnomnologie explique, aux yeux de Hegel, la ncessit de la dpasser. Comme la dit admirablement Royce, la ph-nomnologie unit logique et histoire, en rduisant le processus de la pense des termes pragmatiques, bien plutt quen op-rant une transposition illusoire de la vie relle dans les catgo-ries abstraites de la logique 33. Or, et cause de cela, la Ph-nomnologie de lesprit demeure encore sur le plan phnomno-logique ; le progrs de la conscience ne suffit pas satisfaire lexigence du savoir absolu. Cest sans doute une condition n-cessaire pour tre hegelien que davoir le sens des obstacles

    33 Lectures on modern idealism, New Haven, 1919, p. 145. Cf. p. 139 : La

    Phnomnologie de lEsprit est, tout dabord, une tude de la nature hu-maine, telle quelle est exprime dans des types varis, soit individuels, soit sociaux. De ce point de vue, on pourrait caractriser louvrage de He-gel en y adaptant le titre donn par William JAMES son livre : Les varits de lexprience religieuse.

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    quinvitablement on rencontre, ou plutt quon se suscite, en chacune de ses stations, afin de ny voir en effet quune station, afin de suivre le mouvement pour aller plus loin. Mais il faut au-tre chose encore Hegel lui-mme. Ce qui lintresse, ce nest pas tant lhistoire pour elle-mme, que lau-del de lhistoire, que le dnouement vers lequel elle soriente, que la ncessit de ce dnouement. La Phnomnologie de lesprit se borne, en quelque sorte, comme fait Shakespeare dans le Prologue de Ro-mo et Juliette, prsenter les personnages. Mais le drame lui-mme se poursuit travers le systme de lEncyclopdie, qui comportera une philosophie de la nature et une philosophie de lesprit.

    La base du systme est une logique, mais une logique de ltre, lintrieur de laquelle se trouvera dj effectu le passa-ge de lordre lordre . Un tel passage prend, au XIXe sicle, un air de gageure ; mais loriginalit de Hegel est de sappuyer sur la critique idaliste pour prvenir toute confu-sion de ltre avec son concept, pour carter le fantme de lintuition par laquelle Aristote prtendait atteindre ltre en tant qutre, la ralit substantielle. Dire : au commencement il y a ltre, cest simplement poser le concept de ltre, dans son ind-termination abstraite, o ltre quivaut exactement au nant. Loin donc de reproduire le salto mortale du dogmatisme, la dia-lectique hegelienne fait fond sur linanit de lontologie pour identifier l tre pur et le non-tre, pris lui aussi immdiate-ment. Il reste que cette identit de la thse et de lantithse est un paradoxe qui doit tre rsolu : la solution consiste dcouvrir le moment de la synthse. Le rien, en tant quil est cet imm-diat semblable soi-mme, est son tour la mme chose que ltre. Do rsulte que la vrit de ltre, aussi bien que du non-tre, cest leur unit ; cette unit (conclut Hegel) est le deve-nir. (Encycl., 88.)

    Le rythme de croissance, qui tait celui de la conscience travers les tapes de la pense humaine, est alors intgr au systme de la logique : tout ce qui se pose, en se posant avec sa limitation propre, provoque, et sa propre opposition, et par l mme aussi la synthse o ce quil est, en tant que tel, se trou-ve tout la fois ni, dans le non-tre de son abstraction, et maintenu dans le fondement intrinsque de son affirmation, cest--dire en dfinitive dpass. L est, en effet, comme le dit

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    mile Boutroux 34, la caractristique de la notion hegelienne. Elle implique lensemble des dterminations rflchies, universalit, particularit, singularit, qui seraient incompatibles entre elles, si elles taient extriorises ou quantifies, mais qui, selon lordre de la qualit, peuvent sopposer lune lautre tout en trouvant leur raison dtre et leur totalit dans lunit de la no-tion 35. Ainsi comprise, la notion est destine oprer cette union entre le concret et luniversel dont Aristote avait fait le pri-vilge mystrieux de lessence spcifique, de la forme dynami-que, et quHegel nous montre, selon les degrs de la hirarchie logique, se dployant successivement dans le domaine de la na-ture et dans le domaine de lesprit, donnant la cl du progrs qui se fait dans lune et dans lautre, de lune lautre, nous condui-sant de pays en pays et de sicle en sicle travers lart, tra-vers la politique, travers la religion, jusqu ce qui dpasse toute affirmation dtermine comme toute ngation, et o dj les mystiques du moyen ge, forms lcole du pseudo-Denys, avaient entrevu la superessence de la divinit 36.

    Le problme sera donc celui-ci : est-il possible que la raison hegelienne recueille ltre au jour le plus humble de la nativit, dans son minimum de comprhension, et que, sans dfaillir la loi de son rythme ternaire, elle le conduise lascension triom-phante, au maximum de ralit concrte et duniversalit intel-lectuelle ?

    Du problme ainsi dfini, Kant a prpar la solution positive, lorsquil a distingu lentendement auquel appartiennent les prin-cipes de lAnalytique, et la raison qui est la fonction de lIde. Mais cette distinction ne lui a servi rien, comme en fait foi sa trop fameuse rfutation de largument ontologique : lentendement born y clbre son triomphe sur la raison, avec dautant plus dassurance et dclat que Kant a pris soin denvisager et de discuter largument sous la pire forme dont il est susceptible, celle qui lui avait t donne par Mendelssohn et les autres 37. Autrement dit, lontologie de lanalyse concep-

    34 Bulletin de la Socit franaise de Philosophie, 1907, p. 142. 35 Systme de la logique, uvres, t. V, Berlin, 1834, p. 58. 36 Cf. Jean SCOT RIGNE: Essentia ergo dicitur Deus ; sed proprie essentia

    non est, cui opponitur nihil ; , igitur est, id est surper-essentialis. De divisione natur, I, 14 ; dit. MIGNE, 1851, c. 459.

    37 HEGEL, Glauben und Wissen, apud uvres, I, 1832, p. 38.

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    tuelle, telle que lavait ressuscite lcole leibnizo-wolffienne, a voil Kant, peu familier avec les systmes philosophiques, lontologie de la raison synthtique, qui naura rien faire avec lexemple des pices de monnaie : Si lexemple se justifie en tant que le concept est spar de ltre, Dieu est encore spar bien davantage de cent thalers ou dautres choses finies. Cest la dfinition des choses finies quen elles concept et tre soient dis-tincts ; car concept et ralit, ou me et corps, y sont spara-bles, cest par l quelles sont prissables et mortelles. Au contraire, la dfinition abstraite de Dieu, cest que son concept et son tre soient inspars et insparables. La vraie critique des catgories et de la raison consiste mettre en lumire cette dif-frence, afin quon sabstienne dappliquer Dieu les dtermina-tions et les rapports du fini. (uvres, III, 1833, 88.)

    185. Hegel renouvelle ici, sur le terrain proprement ontologi-que, la manuvre que Fichte avait excute sur le terrain de la psychologie. La dcouverte des paralogismes de la psychologie rationnelle visait explicitement la psychologie traditionnelle de Mendelssohn, qui est en ralit la psychologie, non de lme, mais de son oppos, la chose en soi, la substance ; elle tait la condition ncessaire pour le retour une psychologie rationnelle qui serait capable de respecter la spiritualit spcifique de ltre intrieur. De mme, aux yeux de Hegel, le service rendu par la condamnation de la thologie rationnelle, qui porte sur le dog-matisme de la dduction analytique partir de labstraction conceptuelle et sur celui-l seulement, est douvrir la voie la thologie lgitime, qui procde uniquement par synthse. Mais alors aussi, comme il suffit Fichte de reprendre le moi de lAnalytique transcendentale pour fonder une doctrine de pure immanence, Hegel trouvait dans la conception kantienne de la synthse de quoi reconstituer ldifice dune dialectique cosmolo-gique et juridique, aussi bien quhistorique et religieuse.

    Et, en effet, Kant remarquait la fin de lIntroduction de la Critique de la facult de juger : On sest tonn que mes divi-sions, en philosophie pure, fussent toujours tripartites. Mais cela est fond dans la nature de la chose. Si une division doit tre tablie a priori, ou elle est analytique, selon le principe de contradiction ; et alors elle est toujours bipartite (quodlibet ens est aut A aut non A) ou elle est synthtique ; et si dans ce cas

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    elle doit tre tire de concepts a priori (et non, comme en ma-thmatique, de lintuition a priori correspondant au concept) alors, selon ce quexige lunit synthtique en gnral, cest--dire : 1o La condition ; 2o Un conditionn ; 3o Le concept qui r-sulte de lunion du conditionn avec sa condition, la division doit ncessairement tre une trichotomie.

    De l suit la structure de la raison architectonique qui a prsi-d lordonnance des catgories. Elles sont douze, rparties en quatre ordres qui comprennent chacun trois dterminations, et telles que la troisime y naisse par la liaison de la premire et de la seconde dans un concept 38. Mais il convient de remarquer que le quatrime ordre de catgories, constitu suivant le mme rythme, a pour fonction dy soumettre leur tour les trois pre-miers ordres : la quantit, cest le possible ; la qualit, cest le rel ; la relation, cest le ncessaire. Dautre part, si le dogma-tisme traditionnel chouait en voulant combiner ces catgories dans labsolu du vide ontologique, elles reprennent, aux yeux de Kant, leur vertu de fcondit a priori et de positivit lorsquon les considre comme les formes de lexprience scientifique, sur les-quelles, en effet, Kant fondera successivement la possibilit de la phoronomie cartsienne, la ralit de la dynamique leibnizienne, la ncessit de la mcanique newtonienne 39.

    La mme perspective trichotomique se prsente dans la M-taphysique des murs : aprs avoir nonc les maximes par lesquelles sexpriment les principes de la moralit, Kant remar-que lui-mme un progrs qui sopre selon les catgories, en allant de lunit de la forme de la volont (de son universalit) la pluralit de la matire (des objets, cest--dire des fins), et de l la totalit ou lintgralit du systme 40. Dans la doctrine du droit priv les concepts du tien et du mien extrieurs se dis-tribuent selon les exigences des catgories de relation : substan-ce, do drive la possession ; causalit, do drive la presta-tion ; rciprocit daction, do drive le contrat. ( 4, trad. Bar-ni, pp. 68 et suiv.) Dans la doctrine du droit politique, les trois pouvoirs de ltat : souverainet du lgislateur, gouvernement

    38 Prolgomnes, 39. Cf. 2e dit. de la Critique de la raison pure, 11, B.,

    I, 142. 39 Cf. Lexprience humaine et la causalit physique, 137, p. 287 ; d. de

    1949, pp. 277-278. 40 Fondements, trad. DELBOS, p. 164.

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    excutif, puissance judiciaire, figurent les trois propositions dun syllogisme pratique : majeure, loi dune volont ; mineure, ordre de se conduire selon la loi ; conclusion, la sentence qui dcide ce qui est de droit dans le cas dont il sagit. (Ibid., 65, p. 268.)

    Enfin, le procd de pense se retrouvera dans lide de Dieu comme il est dans la notion de ltat : La vritable foi religieu-se universelle est la foi en un Dieu : 1o Crateur tout-puissant du ciel et de la terre, cest--dire lgislateur saint, au point de vue moral ; 2o Conservateur du genre humain qui rgit les hommes avec bienveillance et veille sur eux comme un pre ; 3o Gardien de ses propres lois saintes, et par consquent, juste juge. Cette foi, vrai dire, ne renferme point de mystre, ntant que la simple expression des rapports moraux qui existent entre Dieu et le genre humain ; elle vient dailleurs soffrir delle-mme nimporte quelle raison humaine, et cest ce qui fait quon la trouve dans la religion de la plupart des peuples civiliss. Elle est implique dans lide dun peuple considr comme une rpubli-que, car ces trois pouvoirs suprieurs doivent constamment y tre conus ; il y a cette diffrence quen ce qui nous occupe nous prenons les choses moralement ; aussi pouvons-nous concevoir la triple qualit du souverain moral du genre humain comme tant runie dans un seul et mme tre, alors que dans un tat juridico-civil ces attributs devraient ncessairement tre rpartis entre trois sujets diffrents. (R. L., 168.) Et Kant ajou-tait dans une note de la seconde dition : Il nest gure possi-ble dexpliquer le motif pour lequel tant de peuples sont arrivs se trouver du mme avis sur ce point, si lon nadmet que cest l une ide inhrente toute raison humaine, et qui se fait jour ds quon veut concevoir le gouvernement dun peuple, et par analogie celui de lunivers. La religion de Zoroastre avait trois personnes divines : Ormuzd, Mithra et Ahriman ; la religion hin-doue aussi : Brahma, Vichnou et Siva. La religion des gyptiens avait aussi ses trois personnes : Phta, Kneph et Neith... La reli-gion des Goths adorait Odin, pre de lunivers, Freia ou Freyer, la Bont, et Thor, le dieu qui juge (qui chtie). Mme les Juifs paraissent avoir adopt ces ides aux derniers temps de leur hirarchique constitution ; car les Pharisiens accusant le Christ de stre appel Fils de Dieu ne semblent point faire peser sp-cialement leur inculpation sur la thorie que Dieu a un fils, mais

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    uniquement sur ce fait que le Christ a voulu tre ce fils de Dieu 41.

    186. Sans quil y ait lieu dinsister sur les esquisses traces par Hegel Francfort, lorsquil mditait le triangle divin pour sexercer la construction triangulaire des tres naturels, du systme de lair, de leau, en sinspirant de Tauler, dEckart, et aussi sans doute de la mthode thosophique qui venait dtre applique par Baader au carr pythagoricien 42, on peut dire quHegel ntait pas infidle linspiration profonde du kantisme lorsque, dans ses Leons sur lhistoire de la philosophie, il rap-portait lordonnance trichotomique des catgories lhonneur davoir dvoil enfin lessence absolue, la notion, de la triplicit. cette vieille forme des pythagoriciens, des no-platoniciens, et de la religion chrtienne, qui jusque-l ne faisait que se repro-duire titre de schme extrieur 43.

    Toutefois, si lampleur du formalisme synthtique ne connat pas plus de limites chez Kant que plus tard chez Hegel, lidalisme transcendental demeure connexe dun ralisme empi-rique, tandis que selon la logique ontologique, qui est le ressort de lidalisme absolu, la forme se donne elle-mme sa matire. La Nature sera le moyen terme qui unit la Logique lEsprit ; elle doit donc, bon gr, mal gr, remplir les cadres que la Logique a forgs : Hegel envoie promener Newton, afin de pouvoir

    41 Cette vue de Kant se prcise encore par les explications mthodologiques

    de la mdiation dans les systmes de la thologie chrtienne. Toute linterprtation de laugustinisme chez Arnauld et les crivains de Port-Royal repose sur une manire de comprendre les deux erreurs contrai-res , et de les dominer, qua excellemment expose M. LAPORTE dans son tude sur les Vrits de la grce (daprs Arnauld), 1923. Cest cette m-thode que Pascal avait gnralise pour la prsenter M. de Saci, comme une base pour lapologtique tout entire. Voici, de la XVIe Provinciale, un texte parfaitement hegelien : Ltat des chrtiens, comme dit le cardinal du Perron, aprs les Pres, tient le milieu entre ltat des Bienheureux et ltat des Juifs. Les Bienheureux possdent Jsus-Christ, rellement sans figures et sans voiles. Les Juifs nont possd de Jsus-Christ que les figu-res et les voiles, comme taient la manne et lagneau pascal. Et les chr-tiens possdent Jsus-Christ dans lEucharistie, vritablement et relle-ment, mais encore couvert de voiles. uvres, dit. cite, t. VI, p. 275.

    42 Cf. ROQUES, Hegel, sa vie et ses uvres, 1912, p. 53. 43 Leons sur lhistoire de la philosophie, rdiges par MICHELET, Werke, XV,

    1840, p. 514.

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    mettre le systme solaire en syllogisme aussi aisment que ltat 44. Il multiplie les fantaisies de la biologie schellingienne par les rigueurs apparentes dune interprtation logique. Il nhsite pas enseigner que la fleur est la contradiction des feuilles, car elle rend manifeste quelles ne constituent pas lexistence la plus haute, lexistence vritable, de larbre ; la fleur sera enfin contredite par la feuille. Mais le fruit ne peut pas par-venir la ralit sans lavnement de tous les degrs prala-bles 45.

    187. Nous ne nous attarderons pas sur une telle littrature. Il suffira den retenir que le succs universel de la synthse dans le domaine de ce que Kant appelait la cosmologie rationnelle, de-vait induire Hegel renverser la perspective de la psychologie rationnelle, difier une philosophie de lesprit qui est au-dessus de la conscience comme la philosophie de la nature est au-dessus de la science. Le primat de la thse, profess par lidalisme pratique de Fichte, ne fait, selon Hegel, que marquer la limitation de la doctrine, et sa place dans le systme de la synthse spirituelle : cest un moment dabstraction et de sub-jectivit, qui appelle ncessairement le moment contraire. Pris en lui-mme, en effet, il se caractrise par ce qui lui manque tout autant que par ce quil possde. Sans doute, du point de vue de la Philosophie du droit, la prtention de la conscience se tourner vers soi pour y chercher le criterium de ce qui est juste et bon, sexpliquait chez Socrate et chez les stociens par lpoque o ils vivaient, qui ne leur permettait pas de trouver dans la ralit des murs la satisfaction du bien et de la justice. Mais il nen est pas moins vrai que cette dtermination, subjecti-ve en soi, fait vanouir, dans labstraction de son intriorit, tou-te dterminabilit du droit, du devoir, de lexistence. Elle est n-gation de lobjectivit morale tout comme le mal lui-mme ; do cette conclusion qui apparatrait comme un paradoxe gratuit si elle ntait soutenue par tout le mouvement de la synthse dia-lectique : La conscience, en tant que subjectivit formelle, tend se changer en mal : dans cette certitude de soi-mme qui

    44 Encycl., 198. 45 Leons sur lhistoire de la philosophie, W., XV, 53. Cf. MEYERSON, De

    lexplication dans les sciences, t. II, 1921, p. 365.

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    est pour soi, qui pour soi dcide et connat, la moralit et le mal ont leur racine commune. ( 108 et 109.)

    Chez Fichte, le droit prcde la morale, parce quil est appel lui fournir sa matire ; mais, cause de cela mme, le droit suit la morale chez Hegel, cest lui qui apporte la forme ce dont elle a besoin pour ne plus avoir souffrir de son indtermination, pour goter la joie de se reposer enfin dans lobjectivit : Alors mme que le bien serait pos dans le vouloir subjectif, il ne se-rait pas encore accompli par l mme 46. Ainsi le jugement de la conscience rclame une antithse qui le dpasse ; ce sera la volont gnrale de Rousseau, mais interprte par Hegel dans un sens tout raliste et tout sociologique 47, et dsigne la manire romantique comme lesprit du peuple, libre substance consciente de soi o ce qui doit tre absolument est aussi ce qui existe . (Cf. Encycl., 441.)

    Telle sera donc lattitude dcisive de Hegel : Un vigoureux ralisme lentrane demander les rgles de la conduite morale moins la conscience solitaire qu ce monde de la raison ext-riorise qui est pour lui la socit. Trs dispos croire que le bien est tout ralis hors de nous, il a hte de sortir de la sphre de la moralit subjective 48. Et cette incorporation de la raison dans la ralit sociale est aussi une incorporation dans le devenir historique, qui est en quelque sorte le lieu de cette ralit : Lesprit dtermin dun peuple, tant un esprit rel dont la li-bert est nature, comporte, de par ce ct de nature, une d-termination dordre gographique et climatique ; il est dans le temps, il possde en son contenu essentiel un principe particu-lier, et par suite il a parcourir un dveloppement dtermin de son essence et de sa conscience ; il a une histoire lintrieur de soi. Mais en tant quesprit limit, son indpendance demeure su-bordonne ; il passe dans lhistoire universelle du monde, histoi-re dont les vnements expriment la dialectique des esprits par-ticuliers aux peuples, le verdict du monde. Et ce mouvement est la voie de libration de la substance spirituelle, acte par quoi se ralise en elle le but final absolu de lunivers, par quoi lesprit qui nest dabord quen soi slve la conscience et la conscience

    46 Philosophie du droit, 108. 47 Cf. BOSANQUET, Les ides politiques de Rousseau, Revue de mtaphysique

    et de morale, 1912, p. 338. 48 ROQUES, Hegel, p. 238.

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    de soi, et en consquence la manifestation et la ralit de son essence en et pour soi, cest--dire quil devient lesprit ex-trieurement universel, lesprit du monde. (Encycl., 548 et 549.)

    Et ce nest pas tout encore : Lhistoire du monde, loin dtre le simple verdict qui rsulte de sa puissance, la ncessit abs-traite et sans raison dune destine aveugle, correspond au d-veloppement ncessaire des moments de la raison, daprs le concept mme de la libert de lesprit 49. Autrement dit, lhistoire, considre de lextrieur, dans les institutions juridi-ques et les vnements politiques, est un point de dpart pour le progrs spirituel qui se poursuit travers lart et la religion rv-le jusqu son achvement dans la philosophie : La philoso-phie, par rapport lart et la religion, et leurs manifestations sensibles, est la Thodice vritable, la rdemption de lesprit, et, pour prciser, de cet esprit qui est parvenu se saisir dans la libert et dans le royaume de la ralit. Voil donc (conclut He-gel dans ses Leons sur lhistoire de la philosophie), o en est actuellement arriv lesprit du monde : chaque degr a dans un vrai systme de philosophie sa forme propre : rien nest perdu, tous les principes sont conservs puisque la dernire philosophie est la totalit des formes. Cette ide concrte est le rsultat des efforts de lesprit travers vingt sicles de son travail opinitre pour devenir objectif son propre gard, pour se connatre, Tantae molis erat se ipsam cognoscere mentem 50.

    188. Le cercle se referme donc entre la philosophie et son histoire. Il y a une conformit constante, dans lensemble , entre la succession des systmes de philosophie dans lhistoire et la succession des dterminations de lIde selon la dduction lo-gique des notions. Do il rsulte que la dernire philosophie dans lordre du temps, tant le rsultat de toutes les philoso-phies prcdentes, devant contenir tous leurs principes, est la plus dveloppe, la plus riche, la plus concrte, la condition quelle soit bien une philosophie, wenn sie anders Philosophie ist. (Encycl., 13.)

    49 Philosophie du droit. 342. 50 uvres, XV, 617.

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    Cette condition, Hegel ne doute pas que sa doctrine lait rem-plie ; cest le systme par excellence, la science de labsolu o le vrai, en tant que vrai concret, sest dvelopp en lui-mme, conservant son unit dans ses dveloppements et parvenant ain-si la totalit. (Ibid., 14.) Cest la synthse suprme, que prparent sans doute toutes celles dont elle est prcde dans le temps et hors du temps, mais qui en ralit les conditionne ; car, selon la conclusion de lEncyclopdie ( 578), ternellement lide ternelle en soi et pour soi stablit, se constitue et jouit de soi en tant quesprit absolu.

    Aristote reconstituait lhistoire partir de sa propre mtaphy-sique ; il mesurait les mrites et les insuffisances des physiolo-gues ou de Platon au fait quils avaient dcouvert quelquune des quatre causes, et quil leur en manquait quelque autre. De mme Hegel se croit en droit dtablir son idalisme absolu au sommet dun triangle qui aurait pour bases lidalisme de Fichte (affubl pour la circonstance de la dsignation didalisme subjectif) et lidalisme de Schelling, idalisme objectif par raison de sym-trie. Et ainsi se trouve ralise, dune faon si complte que son auteur en et t sans doute plus effray que rjoui, la prdic-tion de Kant dans les Prolgomnes. Si le temps de la dca-dence de toute mtaphysique dogmatique est incontestablement arriv, il sen faut encore de beaucoup que lon puisse dire que le temps de sa rsurrection par la critique profonde et complte de la raison soit dj venu. Lorsquon passe dune inclination linclination contraire, il y a toujours un instant dindiffrence ; et cet instant est le plus dangereux de tous pour un crivain, mais il semble quil est le plus favorable la science 51.

    En mme temps que la mtaphysique de ses prdcesseurs immdiats, cest toute la tradition du dogmatisme cosmologique et religieux qui se trouve confirme, absorbe, dpasse : lunit du processus logique et de lvolution historique, cest lunit, dans labsolu de lesprit, du et du , du Verbe incr et du Verbe incarn.

    Avec Hegel, la philosophie reprend tous les avantages que successivement la thologie et le droit, lhistoire et la science, lui avaient arrachs ; elle rsout, son profit, ce conflit des fa-cults, que jadis Kant avait signal. De fait, il faudrait remonter

    51 Solution de la question gnrale.

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    jusquau XIIIe sicle, pour retrouver une universalit de prestige semblable celle dont Hegel jouissait en Allemagne au moment de sa mort. Il a russi l o Wolff avait chou. Son cole tait vritablement lcole ; comme jadis la srie des articles de la Summa Theologica, le dfil des catgories, au pas de parade, le long de lEncyclopdie, suffisait la solution de tous les probl-mes en logique ou en physique, en biologie ou en esthtique, en politique ou en religion.

    189. Ce nest pas seulement pour lAllemagne du XIXe sicle, cest pour lEurope tout entire, quil est vrai de dire que la phi-losophie sest dveloppe sous le signe de Hegel. En France, le mouvement a commenc en 1828, au retour des esprances constitutionnelles de la France , qui permit Cousin de repren-dre la parole en Sorbonne. Sans que Hegel y soit nomm, les Leons sur lintroduction lhistoire de la philosophie sont toutes pleines de promesses hegeliennes, tmoin la fin de la Quatrime leon : Je viens en apparence de tourmenter des abstrac-tions... Jespre que bientt je vous prouverai que ces prten-dues abstractions sont le fond de toute ralit, que ces catgo-ries si vaines en apparence, cest la vie de la nature, cest la vie de lhumanit, cest la vie de lhistoire. Et lorsque la gnration des Vacherot, des Renan, des Taine, par del les mesquins compromis o le souci de dfendre le rgime orlaniste avait entran lclectisme cousinien, essaya de reprendre le fil de la spculation dsintresse, elle se tourna vers le mouvement qui aboutissait lhegelianisme : De 1780 1830, lAllemagne a produit toutes les ides de notre ge historique, et, pendant un demi-sicle encore, pendant un sicle peut-tre, notre grande affaire sera de les repenser 52. Proudhon conquiert un public dun autre genre linfluence hegelienne, et Renouvier lui-mme, parti de Hegel, y ramne par son plus grand disciple, par Octave Hamelin.

    Avec Green, cest lhegelianisme qui fournit le point dappui pour rsister la tradition de lempirisme baconien qui, de Locke Berkeley, de Hume John Stuart Mill, avait pes sur la littra-ture philosophique de lAngleterre, et semblait la condamner des abstractions simplistes, sans rapport avec lexprience vri-

    52 TAINE, Histoire de la littrature anglaise, t. V, II, 1, 12e dit., 1911, p. 243.

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    table du rel. DOxford, le mouvement no-hegelien rayonne sur les universits anglo-saxonnes. Mme aprs Bradley, Mac Tag-gart, Bosanquet et Royce, cest encore par son influence lointai-ne que sexpliquent, et le renouvellement avec M. Bertrand Rus-sell dune logistique qui a prtendu, un moment, se subordonner la pense mathmatique, et cette synthse de libre mergen-ce . dont M. Alexander fait le rythme commun de la nature et de Dieu.

    Et quelque indpendant quen soit lessor ultrieur, la pense des Benedetto Croce et des Giovanni Gentile par qui sest ac-complie la restauration des tudes philosophiques en Italie, a nettement son origine dans un inventaire de lhritage hegelien.

    A travers les deux mondes, on peut dire quHegel est encore aujourdhui le prince des philosophes, au sens o Aristote ltait pour le Moyen ge ; cest le matre de la scolastique contempo-raine, le grand professeur des professeurs. Il leur fournit tour tour deux instruments, philosophie de la logique et philosophie de lhistoire, dont le no-hegelianisme reconnatra la dualit (en cela il sera no-hegelianisme et non plus hegelianisme), mais quil cherchera du moins rapprocher par des combinaisons qui se prtent une infinit de nuances. De mme que les mille ma-nires de doser la raison et la foi ont donn aux thologiens, classiques ou romantiques, la facilit de se crer un systme quelque peu original sans cependant sortir du cadre de la tradi-tion, de mme il suffit un hegelien dincliner davantage, ou vers lintemporalit de la logique, ou vers la succession du deve-nir, pour se diffrencier de ses voisins sans renoncer la com-modit dun rpertoire exhaustif en comprhension et en exten-sion.

    190. Ce quil reste savoir, cest si laide apporte lautorit du professeur ne gne pas la libert du penseur, une fois des-cendu de sa chaire et rendu lintimit de son intelligence. Et cest en cela que la destine du no-hegelianisme prsente un contraste caractristique avec les autres no-dogmatismes qui se sont panouis en mme temps que lui.

    Dans lcole de Renouvier, tout au moins, le no-kantisme conserve aisment son apparence dunit, parce que lacte de raison est suspendu un acte de foi, qui remdie, par les effets

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    successifs de son arbitraire, la discontinuit et lhtro-gnit interne de la doctrine. Pour le no-thomisme, la raison prlude sans doute la foi, mais une raison qui, pour remplir ce rle, a rappel du fond du pass le plus lointain la vision dun univers hirarchis, adapt par avance lanthropomorphisme de laction divine. Par contre, Hegel, si larges que soient ses syn-thses, et de quelque complaisance quil use dans leur manie-ment, a voulu maintenir lensemble de son systme lunit dune ordonnance rationnelle. Mais, cause de cela, le no-hegelianisme ne peut plus apparatre, par rapport lhglianisme, que comme un mouvement de recul. On dirait que les no-hegeliens ont perdu confiance dans ce qui est le postulat du systme en tant que tel : la stricte identit de la syn-thse logique et du devenir historique. Il ne leur reste entre les mains que les fragments disperss dune dialectique, dont ils se montrent aussi embarrasss pour dnouer que pour renouer les liens.

    Du point de vue logique, il semble que leur ambition de syn-thse se soit concentre autour de la notion duniversel concret. Cette notion exprime le dsir de rompre avec les classifications abstraites de lancienne logique, sans cependant concder au nominalisme que lindividu sexplique par lui-mme, en sef-forant de lui infuser en quelque sorte lidalit de son type et mme son rapport au tout. Mais, quelle que soit la sduction de luniversel concret, avec les riches rsonances dont il saccompa-gne 53, il est douteux quil faille y voir autre chose quune chappatoire 54, un moyen, pour la philosophie contemporai-ne, dluder ou dajourner le contact avec lintelligence vritable du rel. Et cest ici sans doute que lhegelianisme expie, et quil fait expier ses disciples, labsurde ddain du romantisme alle-mand lgard du savoir scientifique.

    Newton tait pour Hegel une sorte dennemi personnel ; et sil aimait Descartes, sil la clbr en termes magnifiques, on ne saurait assurer quil ait consenti mditer le troisime livre de le Gomtrie, quil ait cherch y comprendre comment le rationa-lisme pur sest tabli sur les ruines du conceptualisme scolasti-que. Selon la parole dmile Boutroux, le XIXe sicle fut, dune

    53 Voir le Vocabulaire de M. LALANDE au mot universel concret. 54 LALANDE, Revue philosophique, mars-avril 1922, p. 274.

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    manire gnrale, le sicle des cloisons tanches 55. Il a ima-gin un Descartes philosophe qui aurait vcu et pens part du Descartes savant. Si pourtant il existe une pense moderne, cest que Descartes tait indivisiblement savant et philosophe, quil a ddaign les vaines gnralits de laristotlisme, les uni-versaux des dialecticiens, afin de se rendre matre et possesseur dun univers sans virtualit illusoire, donn dans la particularit qui en fait la ralit, soumis, en tant que tel, au dterminisme rigide des quations mathmatiques. Du fait donc que la science cartsienne permet la rationalisation complte de lindividuel, le problme de luniversel concret ne peut plus se poser ; il se rf-re un tat de choses prim depuis le XVIe sicle. On peut concevoir que la philosophie ait eu alors choisir entre luniversel abstrait et luniversel concret, comme cette poque, devant le concile de Trente, le problme religieux tait dfini par lalternative de la thologie thomiste et de lvanglisme protes-tant. Mais, voici trois cents ans bientt que lantithse de luniversel concret ne peut plus tre luniversel abstrait de la lo-gique scolastique : cest lunivers concret de la science positive, tel que lont conu et constitu Descartes et Spinoza, Newton et M. Einstein.

    Lhegelianisme a donc souffert de la pire disgrce qui puisse atteindre une doctrine o le verdict de lhistoire est rig en norme suprme de jugement. Faute davoir su envisager l arbre du cartsianisme, tel quil sest dvelopp partir de ses racines scientifiques, il a constitu une mtaphysique de la nature qui tait anachronique avant mme que de natre, condamne manquer la ralit, moins encore par un excs daudace et de prsomption que par le sentiment dcourageant de lcart entre la ralit complexe des choses et les formes creuses de la dialectique. En dpit de toute son arrogance logi-que (crit M. mile Meyerson), Hegel ne dclare dductibles que certains aspects trs gnraux de la nature, tout le reste tant issu de larbitraire de la nature, justiciable seulement du savoir empirique 56.

    55 BOUTROUX, Jules Lachelier, Revue de mtaphysique, 1921, p. 19. 56 De lExplication dans les sciences, t. II, 1921, p. 147.

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    191. Labsence dune mthode approprie la connaissance du rel rend la philosophie hegelienne de lhistoire aussi in-consistante et aussi faible que sa philosophie de la nature. Jouf-froy, dont Taine sest tant moqu, mais qui nous apparat au-jourdhui tellement plus scrupuleux, tellement plus pntrant, crivait, en 1827, et sans doute avec la charitable intention de calmer lenthousiasme de Victor Cousin, en contrebalanant linfluence des premiers travaux de Michelet et dEdgar Quinet : Ce qui clate dans Bossuet, dans Vico, dans Herder, cest le mpris de lhistoire. Les faits plient comme lherbe sous leurs pieds, prennent sous leurs mains hardies toutes les formes pos-sibles, et justifient avec une gale complaisance les thories les plus opposes. On prendrait lhistoire pour un lche tmoin qui se laisse forcer aux dpositions les plus contradictoires, et, dans notre idoltrie historique, nous accuserions volontiers dimmoralit les hommes qui la soumettent ainsi aux caprices de leurs vues. Mais noublions pas que le propre des crateurs de systmes est dignorer les faits... Bossuet et Herder ne savaient que le gros de lhistoire... Si nous ne nous trompons, Vico lavait vue de plus prs ; aussi lembarrasse-t-elle davantage ; et de l, selon nous, linfriorit littraire de sa composition. De ces trois grands ouvrages, celui de Vico est sans contredit le plus histori-que et le plus mal fait 57.

    Mais Jouffroy parut trop sage aux successeurs de lclectisme. Sduit par les gnralits pseudo-scientifiques de Cuvier qui avaient dailleurs leur source dans la mtaphysique allemande 58, et sans doute aussi par ce quil pouvait connatre du Cours de philosophie positive, Renan admet quil puisse y avoir dans lhistoire des formules dont on ne dira pas seulement quelles sont involontairement inexactes, mais qui seront systmatique-ment imprcises. Ces formules, fallacieuses plaisir ou des-sein, il les appelle des lois gnrales, comme si la loi se dfinis-sait par la forme vague de sa gnralit, non par le contrle mi-nutieux de sa vrit : Le devenir du monde est un vaste r-seau o mille causes se croisent et se contrarient, et o la rsul-tante ne parat jamais en parfait accord avec les lois gnrales do lon serait tent de la dduire. La science, pour formuler les lois, est oblige dabstraire, de crer des circonstances simples,

    57 Article paru dans le Globe, 17 mai 1827, apud Mlanges philosophiques,

    4e dit 1866, p. 63. 58 Cf. MEYERSON, De lexplication dans les sciences, t. I, p. 187, n. 1.

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    telles que la nature nen prsente jamais. Les grandes lignes du monde ne sont quun peu prs. Prenons le systme solaire lui-mme ; certes, voil un ensemble soumis des lois dune parfai-te rgularit, et dont la formation a d tre amene par des cau-ses trs simples. Et pourtant lanneau de Saturne et les petites plantes, et les arolithes montrent la place que tient le fait indi-viduel dans la gomtrie en apparence inflexible des corps cles-tes 59.

    Assurment, sil convient de donner un dnouement la syn-thse du devenir, selon le rve de jeunesse auquel Renan parat navoir jamais renonc 60, il est utile de sen tenir aux grandes lignes, de