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Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 COMPTRASEC - UMR CNRS 5114 UNIVERSITÉ MONTESQUIEU - BORDEAUX IV

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité …comptrasec.u-bordeaux.fr/sites/default/files/revue_free_pdf/2005.pdf · réaliste à l’examen de plusieurs expériences

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Bulletin de droit comparé

du travail et de la sécurité sociale

2005

COMPTRASEC - UMR CNRS 5114 UNIVERSITÉ MONTESQUIEU - BORDEAUX IV

SOMMAIRE ÉTUDES Jean-Michel Servais Temps de travail, temps de vie : un point de vue international 3 Peter Hanau L’évolution de la jurisprudence de la Cour fédérale du travail allemande au cours des cinquante dernières années 27 Xavier Beaudonnet L’utilisation des sources universelles du droit international du travail Par les juridictions internes 43 Amparo María Molina Martín La protection des victimes de violence de genre en Espagne : aspects de droits du travail et de la Sécurité sociale 85 Masahiko Iwamura L’assurance maladie au Japon : ses difficultés et sa réforme 95 DOSSIER THÉMATIQUE Droits du travail d’Afrique francophone et modèles normatifs Philippe Auvergnon Modèles et transferts normatifs en droits du travail de pays africains 117 Ousmane Oumarou Sidibé Quels modèles d’inspiration pour le droit du travail malien depuis le Code de 1952 ? 139 Isaac Yankhoba Ndiaye Droit du travail sénégalais et transfert de normes 165 Jean-Marie Tchakoua Sources d’inspiration et logique du droit camerounais des conflits Collectifs de travail 177 Augustin Emane Droit du travail gabonais, modèles et transferts de normes 199 ACTUALITÉS JURIDIQUES INTERNATIONALES Algérie (p.229), Allemagne (p.232), Argentine (p.238), Brésil (p.240), Bulgarie (p.245), Chili (p.248), Espagne (p.252), États-Unis (p.256), France (p.261), Italie (p.273), Japon (p.276), Maroc (p.281), OIT (p.291), Pays-Bas (p.297), Portugal (p.305), Québec (p.307), Roumanie (p.313), Royaume-Uni (p.317), Russie (p.321), Turquie (p.324), Union Européenne (p.328).

ÉTUDES

 

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 3

Jean-Michel Servais Ancien directeur du Bureau international du travail (BIT) Président honoraire de la Société internationale de droit du travail et de la sécurité sociale Professeur invité aux Universités de Gérone et de Liège

Temps de travail, temps de vie : un point de vue international

Abstract

Recent debate on short-term employment contracts and modifications in working hours have highlighted the fact that the issue of working hours goes beyond corporate policies and national labour relations systems and is more an issue of the organisation of society as a whole. A rational coordination of time spent in different societal activities requires consideration of both working time and time spent in other social and cultural aspects of daily life. This approach encourages us to take a new look at labour law and its national and international dimensions. Are attempts being made to adapt this legislation to the realities of a world where economic barriers are disappearing? It should be decompartmentalised.

Résumé Les débats récents consacrés aux emplois pour une période limitée et aux

aménagements des horaires professionnels ont souligné combien la question du temps de travail débordait l’entreprise et les systèmes nationaux de relations professionnelles, et s’articulait sur les problèmes d’organisation des sociétés. Une coordination rationnelle des temps de vie en société exige que l’on prenne à la fois en considération les heures de travail et celles réservées aux autres activités de la vie quotidienne, sociale et culturelle. La démarche incite à jeter un regard nouveau sur l’ensemble du droit du travail, dans ses dimensions nationale et internationale. Cherche-t-on à adapter la législation en question aux réalités d’un monde où s’effacent les barrières économiques ? Il faut la décloisonner.

Jean-Michel Servais

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Les débats récents consacrés aux emplois pour une période limitée et aux aménagements des horaires professionnels ont souligné combien la question du temps de travail débordait l’entreprise et les systèmes nationaux de relations professionnelles, et s’articulait sur les problèmes d’organisation des sociétés.

Ne pas avoir intégré cette dimension révèle sans doute les difficultés de

l’Organisation internationale du Travail (OIT) à moderniser ses vieilles conventions à ce propos. L’Organisation reste influencée par l’histoire de la réduction progressive de la durée du travail et par les raisons de celle-ci : protection de la santé publique dans un premier temps, avec la fixation d’un âge minimum d’accès à l’emploi, l’interdiction de certains travaux de nuit pour les adolescents (et les femmes) et la diminution des horaires ; amélioration de la condition salariée par la suite obtenue en échange de gains de productivité, dans le cadre d’une concertation sociale institutionnalisée1.

Vint la crise des années 1970 et la brusque augmentation du chômage, en Europe occidentale notamment. Les gouvernements concernés instrumentalisèrent la réduction du temps de travail (diminution des heures, mais aussi retraite anticipée et partage des emplois)2 et l’assouplissement des règles du recrutement à durée limitée (contrats à terme, temporaires, intérimaires, à temps partiel, formules d’emploi-formation) comme des outils de leurs programmes de création de postes de travail. Les objectifs n’ont pas été à la hauteur des buts proclamés, loin s’en faut. Les mesures prises alors ont cependant modifié en profondeur les relations individuelles, et même collectives de travail3. À l’OIT, ces politiques ont provoqué des controverses qui ne sont pas éteintes.

1 Voir en particulier Cuvilier, R., Vers la réduction du temps de travail ? Genève, BIT, 1981 ; Fridenson, P. et Reynaud, B., La France et le temps de travail (1814-2004), Paris, Odile Jacob, 2004. 2 White, M., Working Hours. Assessing the Potential for Reduction, Genève, BIT, 1987 ; Miné, M., Droit du temps de travail, Paris, LGDJ, 2004. 3 Supiot, A., (dir. de publ.), Le travail en perspectives, Paris, LGDJ, 1988 ; du même auteur, Au-delà de l’emploi. Transformations du travail et devenir du droit du travail en Europe. Rapport pour la Commission européenne, Paris, Flammarion, 1999. Concernant la Belgique, on consultera Jamoulle, M., Geerkens, E., Foxhal, G., Kéfer, G., Bredael, S., Le temps de travail. Transformations du droit et des relations collectives de travail, Bruxelles, CRIPS, 1997.

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Dans de nombreux cercles, on a par ailleurs relevé tout l’intérêt de nouveaux agencements des horaires pour l’équilibre des vies privée et professionnelle, et partant pour une plus réelle égalité de chances et de traitement entre femmes et hommes4. Il reste que les bouleversements dans l’organisation du travail liés à la transformation des techniques de production et de communication ont eu des répercussions sensibles sur la manière dont se structurent les relations familiales et sociales5.

Plus généralement, une organisation rationnelle des temps de vie en société exige que l’on prenne à la fois en considération les heures de travail et celles réservées aux autres activités de la vie quotidienne, sociale et culturelle. Cette politique apparaît certes ambitieuse, mais elle se révèle réaliste à l’examen de plusieurs expériences réussies, comme en Italie6. La démarche peut se prolonger au-delà de cette partie du droit du travail : elle incite à jeter un regard nouveau sur l’ensemble de cette discipline, dans ses dimensions nationale et internationale. Cherche-t-on à adapter la législation nationale aux réalités d’un monde où s’effacent les barrières économiques ? Il faut la décloisonner. I - Le temps de travail placé dans son contexte A -Temps de travail et politique sociale

De nombreux questionnements accompagnent ou croisent la problématique du temps de travail. Ils portent sur les préoccupations du salarié ou de son patron. Ils concernent les intérêts propres aux partenaires sociaux. Ils regardent enfin des problèmes généraux d’articulation des temps

4Anxo, D., “Working Time Patterns Among Industrialized Countries. A Household Perspective” et Fagan, C., “Gender and Working Time in Industrialized Countries” dans Messenger, J. (dir. de publ.), Working Time and Workers’ Preferences in Industrialized Countries, Londres/New York, Routledge, 2004, p. 60-107 et 108-145 ; Méda, D., Le temps des femmes. Pour un nouveau partage des rôles, Paris, Flammarion, 2001. Le point de vue des enfants est analysé par Pocock, B. et Clarke, J. : “Time, Money and Job Spillover: How Parents’ Job Affect Young People”, The Journal of Industrial Relations, mars 2005, vol. 47(1), p. 62-76. 5 Carnoy, M., “The Family, Flexible Work and Social Cohesion at Risk”, dans Loutfy, M. (dir. de publ.), Women, Gender and Work, Genève, BIT, 2001, p. 305-325. 6 Voir infra. Plus généralement, pour une réflexion d’ensemble sur le travail et le temps, voir Supiot, A. (dir. de publ.), Au-delà de l’emploi. Transformations du travail et devenir du travail en Europe. Rapport pour la Commission européenne, Paris, Flammarion, 1999, p. 93-137.

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de la cité qu’aucun gouvernement ne peut plus ignorer. Commençons par ces derniers. 1 - Les temps de la vie sociale

Le temps de l’activité laborieuse professionnelle et rémunérée, c’est-à-dire celui du travail au sens où nous l’entendons7, commence avec l’apprentissage ou l’exercice d’un métier. Passer de l’école à la profession constitue fréquemment une rupture que tous ne maîtrisent pas avec facilité. D’où le souci des États de lier la fin de la scolarité obligatoire avec l’âge minimum d’accès à l’emploi (et avec la prise en charge personnelle - non plus comme dépendant - de la sécurité sociale). D’où également la multiplication, en Europe occidentale, des formules d’emploi-formation qui assurent une meilleure transition de l’enseignement à la vie dite active en termes d’initiation mais aussi de placement.

La coordination des politiques de valorisation des capacités professionnelles et de lutte contre le chômage se poursuit tout au long de la carrière. Elles font fréquemment appel à des techniques s’articulant sur les temps de travail : réduction de celui-ci, congé-éducation, congé sabbatique, réaménagement des horaires avec un affaiblissement des limites hebdomadaires, partage de l’emploi, etc..

À l’autre bout de la vie professionnelle, la détermination de l’âge de la retraite se greffe aussi sur les politiques sociales. De nombreux gouvernements ont encouragé les départs anticipés, dans l’espoir de créer des postes pour les plus jeunes, objectif rarement atteint, mais mesure qui a creusé le déficit des caisses de prévoyance professionnelle. Plus séduisants, les programmes de fin de carrière « à la carte » répondent à bien des aspirations. Ils consistent à ne pas fixer une date butoir de rupture de la relation professionnelle, mais à offrir les moyens légaux d’avancer ou de retarder ce moment, complètement ou partiellement. Il reste évidemment, quelle que soit la politique publique suivie, que la décision de se retirer ou non dépend du poids respectif des parties au rapport de travail, en premier lieu de celui du patron.

7 Voir le Nouveau Petit Robert.

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Les premières et les dernières périodes de la carrière suscitent des interrogations différentes, mais parallèles sur la sécurité et la santé au travail. Prévention des accidents et protection contre les maladies professionnelles composent une autre ligne de force des politiques sociales ; ces prophylaxies intègrent des plages de repos et des loisirs, y compris la possibilité de pratiquer un ou plusieurs sports.

Les pays industrialisés ont tous connu après la deuxième guerre mondiale une réduction progressive, mais sensible, du temps de travail de l’ensemble des salariés. Aux justifications traditionnelles liées à la santé, surtout actuellement dans les métiers dangereux ou pénibles, s’en ajoutèrent d’autres sur une juste répartition du progrès économique8, ou sur une contribution à des politiques familiales et d’égalité de chances. Plus d’un gouvernement a espéré également alléger ainsi l’endémique problème du chômage. D’autres en revanche ont cherché à résister, de même que beaucoup de chefs d’entreprise pour des raisons de compétitivité. Les effets de la réduction du temps de travail sur la productivité nourrissent en effet une controverse, au-delà de la diminution d’horaires extrêmement longs dont l’incidence positive semble bien établie aujourd’hui9.

La manière de concilier le professionnel et le privé apparaît toujours davantage comme un élément crucial de l’équilibre physique et psychologique de chacun. La solution passe par un aménagement des horaires, y compris ceux des transports publics, pour répondre aux besoins des citoyens comme parents, clients, consommateurs ou usagers, ces différentes qualités venant se superposer. Des voix s’élèvent encore pour que soient préservés des temps libres pour le bénévolat, la vie associative, voire les débats publics.

De surcroît, l’organisation moderne des entreprises et des services, le recours aux nouvelles techniques de production et de communication ainsi que l’effacement progressif des frontières économiques ont eu une influence significative sur les échéanciers professionnels. Plus que d’autres, le

8 La diminution des horaires, dans bien des cas, est une alternative à une hausse de la rémunération : voir encore EIRR, “Sweden. Reducing Working Time”, avril 2005, p. 22-25 ; Morel, F., « Repos ou argent ? Un arbitrage variable dans le droit de la durée du travail », Droit social, n° 6, juin 2005, p. 625-633. 9 BIT, Les problèmes du temps de travail dans les pays industrialisés, (Document d’un colloque tripartite, Genève, 1988), Genève, BIT, p. 33-44.

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travailleur en réseau doit adapter son rythme de vie à la mondialisation des marchés et à la nécessité de rester en contact avec des correspondants vivant dans des fuseaux horaires différents. 2 - Temps de travail et relations professionnelles

Le tableau est connu. Les horaires de travail forment, avec les salaires, la part principale des négociations collectives entre partenaires sociaux. Le chef d’entreprise tend à privilégier les heures supplémentaires plutôt que l’embauche et, s’il recrute, c’est d’abord pour une période limitée. Cette dernière quelquefois se rétrécit comme une peau de chagrin ; l’emploi se fait intermittent, ou à la demande. L’employeur recherche les gains de productivité et un amortissement pour des équipements achetés parfois à grands frais ; il impose dans bien des cas le travail posté, en discontinu, semi continu ou continu pour permettre une utilisation optimale des installations. Il recrute avec prudence, lorsque les commandes arrivent et en fonction de celles-ci. Il aspire à de la souplesse et de la liberté dans ses rapports contractuels et dans l’organisation du travail pour s’adapter rapidement à la concurrence internationale, à la conjoncture ainsi qu’aux progrès des sciences et des techniques.

Ces limitations à la durée de l’engagement déstabilisent les salariés. Ils tentent d’obtenir une protection qui les mette à l’abri de l’insécurité matérielle, en réclamant un contrat sans terme fixé à l’avance, ainsi que des accidents et des maladies grâce à des périodes de repos en rapport avec la pénibilité des tâches assignées. Ils désirent du temps libre pour les tâches ménagères, l’éducation des enfants, des activités sportives ou sociales, voire un mandat public. Ils souhaitent travailler à temps complet ou à temps choisi10. On sait le succès, aux Pays-Bas, des dispositions favorisant le temps partiel. 3 - L’individualisation du temps de travail

Considérations d’intérêt général et défense des avantages propres à chacun des partenaires sociaux figurent assurément en bonne place dans l’esprit de ceux qui veulent réussir une politique du temps de travail. On observe toutefois une diversification croissante des préoccupations

10 Messenger, J.C. (dir. de publ.), op. cit., p. 7-8.

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individuelles11. Celles-ci ne renvoient pas seulement, chez les salariés, au clivage entre les travailleurs au bénéfice d’un emploi stable et les autres. Les desiderata varient plus que par le passé selon le secteur d’activité, la profession, les qualifications, l’âge, le sexe ou la situation familiale. Cette hétérogénéité appelle à des solutions plus individualisées qui prennent les travailleurs dans leur pluralité, leurs habitudes, leurs contraintes propres.

Du côté patronal également, chaque firme possède sa culture propre et les employeurs rechignent le plus souvent à suivre des mesures standardisées. B - Le droit des temps du travail 1 - De nombreuses options

Privilégier la loi ou le contrat pour réguler les temps du travail relève d’un choix politique, ou même doctrinal, celui d’opter pour une intervention publique ou de laisser faire les parties au contrat ou à la convention collective. Le droit comparé dévoile des solutions qui reflètent la culture et l’idéologie dominantes12, mais qui se trouvent en règle générale éloignées des positions radicales. Cela dit, la tendance allait plutôt à la réglementation étatique aux origines du droit du travail ; elle s’inverse manifestement avec la mondialisation en cours.

On s’accorde à souligner que le contrat à durée indéterminée et à temps

plein, un jour archétype, a perdu ce caractère, face à des contrats à terme que l’on peut difficilement qualifier d’ « atypiques » ; ces derniers peuvent moins que jamais s’analyser comme dérogatoires à un droit supposé

11Messenger, J.C., “Working Time at the Enterprise Level. Business Objectives, Firms’ Practices and Workers Preferences” dans Messenger, J.C. (dir. de publ.), op. cit., p. 147-194 ; Camós-Victoria, I. et Rojo Torecilla, E., « À propos du rapport Supiot : réflexions sur les changements dans le monde du travail et en droit du travail », Les cahiers du droit, vol. 43(3), septembre 2002, p. 562-564 ; Lallement, M., Temps, travail et modes de vie, Paris, PUF (Sciences sociales et société), 2003 ; Daugareilh, I. et Iriart, P. (dir.publ.), Leçons d’une réduction de la durée du travail, Bordeaux, Maison des Sciences de l’homme d’Aquitaine, 2004. 12 Pour une présentation du débat du point de vue de l’économie politique, voir Jacoby, S.M., “Economic Ideas and the Labor Market: Origins of the Anglo-american Model and Prospects for Global Diffusion », Comparative Labor Law and Policy Journal, vol. 25(i), automne 2003, p. 43-78.

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commun de la relation sans limitation de durée ; il n’en va autrement que si la loi - comme le Code du travail français - le précise expressément.

Quoiqu’il en soit, le principe de la liberté contractuelle permet aux parties

de fixer, sauf exceptions légales, toutes sortes de termes à leurs rapports : une date précise (plus ou moins rapprochée), l’achèvement d’une tâche (une moisson, un projet à l’étranger), la fin d’un remplacement (d’un collègue malade, d’une femme en congé de maternité, mais aussi aux États-Unis d’un gréviste) ou d’une saison ; certains accords contiennent une clause d’essai. Lorsqu’aucune indication n’existe quant à cette limite, de nombreux droits européens présument encore, à l’instar du droit français que l’on vient de citer, l’absence de restriction quant à la durée de l’engagement. Le travail peut encore être à la demande.

Les possibilités d’emploi à temps partiel se multiplient13. La notion

recouvre des situations comme le partage du travail ou la retraite progressive. Les cas de cumuls d’emplois ne sont pas rares non plus.

La précarité des rapports contractuels entraîne fréquemment celle des

conditions de travail, car la crainte de perdre un salaire incite les personnes concernées à ne pas défendre leurs droits, même dans des domaines aussi essentiels que la santé. Ici intervient souvent aussi - là où la loi l’autorise - un intermédiaire qui fournit la main-d’œuvre (agence de l’emploi privée, entreprise prêtant du personnel ou sous-traitant de main-d’œuvre), autre source d’instabilité, notamment sur l’identification de l’employeur14.

Cette liberté contractuelle profite au salarié s’il est recherché. Plus

souvent, on le sait, le rapport de forces favorise le chef d’entreprise. Son pouvoir ne l’autorise pas à modifier unilatéralement les horaires de travail ou

13 Favennec-Héry, F., Le travail à temps partiel, Paris, Litec, 1997 ; Sciarra, S., Davies, P., Freedland, M. (dir. de publ.), Employment Policy and the Regulation of Part-time Work in the European Union, Cambridge University Press, 2004. 14 Si la loi nationale ne tranche pas d’autorité la question de savoir qui de l’intermédiaire ou de l’entreprise utilisatrice est le véritable employeur, on aura recours aux principes classiques d’interprétation : analyse du contenu du contrat, de la nature et des conditions du travail ainsi que de la volonté des parties. Voir Conférence internationale du Travail (95e session, 2006), La relation de travail, rapport V(1), Genève, BIT, 2005, p. 44-55 ; Siau, B., Le travail temporaire en droit comparé et international, Paris, LGDJ, 1996.

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d’autres éléments fondamentaux comme le terme du contrat15, mais il peut influencer la décision du salarié d’accepter ces changements. Point à relever : plusieurs droits nationaux (comme en Belgique ou en France) et le droit européen autorisent depuis quelques années des dérogations aux règles impératives sur la durée du travail par accord collectif16, voire exceptionnellement par acceptation individuelle17. 2 - L’OIT et la durée du travail

Le droit comparé du temps de travail reste fortement marqué par ses origines. Il a évolué récemment sur la base d’armistices sociaux ponctuels plus que de consensus. Les conventions et recommandations de l’OIT reflètent ces tensions.

À l’origine de la limitation de la durée du travail figure le souci de protéger la santé physique des ouvriers, y compris les enfants. Hommes de science et hommes de bien (parmi lesquels de nombreux hauts fonctionnaires), patrons éclairés et dirigeants des mouvements sociaux naissants ont obtenu une réduction des horaires professionnels. Dès sa création, l’Organisation internationale du Travail (OIT) a participé activement à cette évolution. Le préambule de sa constitution (partie XIII du Traité de Versailles qui instituait l’Organisation) soulignait la nécessité de réglementer les heures de travail et de fixer une durée maximale, journalière et hebdomadaire. Son article 427 posait le principe de la journée des huit heures et de la semaine des quarante-huit heures, avec un repos

15 Cassation française 17 novembre 2004, Droit social, n° 2, février 2005, et note Rodé, Ch., p. 227-228. 16 Lyon-Caen, G., Le droit du travail. Une technique réversible, Paris, Dalloz, 1995, p. 41 et s ; Jamoulle, M. et al., op. cit., p. 500 et s ; Bocquilllon, F., « Loi susceptible de dérogation et loi supplétive : les enjeux de la distinction en droit du travail », Recueil Dalloz, 24 mars 2005, n° 12/7197, p. 803-808. Pour le droit européen, voir la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil en date du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail, article 18 (Journal officiel de l’Union européenne, 18/11/2203, pL299/9-19). 17 Voir aussi la directive européenne citée à la note précédente, article 22. Le gouvernement britannique a été le seul jusqu’à présent à avoir utilisé cette possibilité. Voir à ce propos Kenner, J., “Re-evaluating the Concept of Working Time: An Analysis of a Recent Case Law », Industrial Relations Journal, vol. 35(b), novembre 2004, p. 588-602.

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hebdomadaire de vingt-quatre heures au minimum, normalement le dimanche18.

La première convention adoptée par la nouvelle institution établissait effectivement la norme des huit heures par jour et quarante-huit heures par semaine dans l’industrie, précisait les exceptions autorisées et déterminait le régime des heures supplémentaires. La convention n° 30 faisait de même en 1930 pour le commerce et les bureaux, d’une manière plus élaborée. Ces instruments ont influencé de manière durable les législations nationales du travail et de très nombreuses conventions collectives. Elles ont eu le mérite de rationaliser le sujet et de montrer combien il s’agissait finalement d’un problème de bonne organisation du travail19.

La perspective changea avec une autre convention de l’OIT, n° 47 de

1935, adoptée à la fin de la longue dépression qu’ont connue les pays industrialisés entre les deux guerres mondiales du XXe siècle. Elle visait à résorber le chômage par une diminution de la durée du travail. Vinrent ensuite plusieurs instruments sectoriels qui abaissèrent quelquefois cette limite à quarante heures et une recommandation n° 116, de 1962, considérée actuellement à l’OIT comme le texte de référence.

Ce dernier document demande, en termes généraux, aux États Membres

de mettre en œuvre une politique de réduction progressive de la semaine de travail à quarante heures, et cela sans perte de salaire. Les pays où les horaires hebdomadaires normaux dépassent encore quarante-huit heures devraient adopter des mesures immédiates pour les ramener à ce plafond ; des aménagements particuliers sont autorisés pour les pays en développement. La recommandation spécifie plusieurs éléments techniques : elle définit la durée normale du travail par référence au droit national ou, à défaut, comme « le nombre d’heures au-delà duquel tout travail effectué est rémunéré aux taux des heures supplémentaires ou constitue une exception aux règles ou usages admis pour l’établissement ou les travaux considérés » ; cette durée se calcule en principe par semaine, sauf considérations propres à certaines branches d’activités ou nécessités techniques ; dans ce cas,

18 Pour plus de details, voir Crom, J.P. (dir. de publ.), Les acteurs de l’histoire du droit du travail, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004 ; Conférence internationale du Travail (93e session, 2005), Durée du travail. Vers plus de flexibilité ? Genève, BIT, 2005, paragr. 3 à 8. 19 Servais, J.M., Normes internationales du travail, Paris, LGDJ, 2004, p. 156 et s.

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l’étendue maximum de la période devrait être établie (elle se calcule souvent en mois dans les pratiques nationales et ne dépasse normalement pas une année).

Les autorités peuvent prévoir, poursuit la recommandation, des mesures

spéciales pour les travaux dont le fonctionnement continu exige, de par leur nature, des équipes successives ; la durée normale moyenne ne devrait pas alors dépasser la durée normale fixée dans l’activité économique considérée.

Toutes les heures effectuées au-delà de la durée normale sont considérées

comme supplémentaires, « à moins que, conformément aux usages, il n’en soit tenu compte dans la fixation du salaire ». Les autorités publiques arrêtent, sauf cas de force majeure, des limites aux nombres d’heures supplémentaires pour une période donnée. Elles doivent dûment prendre en compte la situation des adolescents (moins de 18 ans), des femmes enceintes ou qui allaitent et des handicapés. Le taux de salaire pour ces heures supplémentaires est à majorer de 25%.

Les différents groupes qui composent l’OIT n’ont pas réussi à dépasser

cette approche traditionnelle et à intégrer dans une convention modernisée les multiples demandes concernant un aménagement plus flexible des horaires professionnels. La controverse a surtout porté sur les effets d’une durée du travail réduite en termes de chômage ainsi que sur le coût - et pour qui ? - d’un assouplissement du calendrier.

L’Organisation a en revanche adopté des instruments spécifiques à certaines formes de travail, ainsi au temps partiel. Les encouragements récents à cette modalité de l’emploi s’expliquent manifestement par l’espoir qu’elle contribuerait à résorber le chômage. La convention n° 175 et la recommandation n° 182 sur le sujet ont vu le jour en 1994. La convention pose le principe de l’égale protection des salariés concernés et des travailleurs à plein temps. Elle demande des mesures à cet effet en matière de droits syndicaux, d’égalité de chances et de traitement, de sécurité et de santé professionnelles. Elle cherche à assurer des conditions équivalentes lors de la rupture de la relation de travail ainsi que pour la maternité, les congés annuels, les jours fériés payés et les congés maladie. L’instrument exige que les intéressés perçoivent un salaire de base - et, ajoute la recommandation, des indemnités compensatoires - qui ne soit pas inférieur, sur une base horaire, à la pièce ou au rendement, à celui de leurs collègues à

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plein temps dans une situation comparable. La recommandation préconise l’accès des personnes intéressées aux installations et services de bien-être « sur une base équitable ».

On ne pouvait ignorer ici les inévitables ajustements d’horaires, de congés-formation, de carrière et de mobilité. Les paragraphes 12 et 15 de la recommandation encouragent l’adoption de mesures à cet effet. Cette dernière suggère aussi de prendre ces travailleurs en compte dans le calcul du nombre des salariés d’une entreprise pour l’application de certaines lois sociales.

La réduction du temps de travail peut encore entraîner des conséquences négatives sur les prestations de sécurité sociale. Les conditions d’attributions comportent en effet fréquemment une obligation d’avoir gagné un certain salaire (par hypothèse réduit dans le cas présent) ou d’avoir effectué un nombre minimum d’heures de travail. Les salariés à temps partiel peuvent ne pas remplir les critères fixés. En outre, lorsque le montant des prestations dépend de la rémunération antérieure, toute diminution de l’une provoque une baisse des autres. C’est pourquoi la convention n° 102 sur les normes minimales en la matière ainsi que les instruments sur le travail à temps partiel incitent-ils les pays dont les ressources financières le permettent à lever ces exigences, à abaisser les seuils, à établir des indemnités minimales et à recourir à d’autres moyens de dépasser ces limitations.

Garantie rencontrée également dans la législation française, la

recommandation engage à informer par écrit (ou d’autre manière) les travailleurs à temps partiel de leurs conditions d’emploi.

Plusieurs dispositions enfin de la convention et de la recommandation

visent à faciliter l’accès à ce type de travail (avec, le cas échéant, un réexamen des dispositions législatives qui y feraient obstacle) et le passage harmonieux d’un travail à temps plein à un temps partiel et vice versa. 3 - Le travail de nuit

Les vicissitudes de la réglementation du travail de nuit illustrent une

double évolution. La première consiste à privilégier à propos des travailleuses l’égalité avec leurs collègues masculins sur la protection spécifique de la femme. La seconde tend à éliminer certaines garanties

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jugées superfétatoires afin d’adoucir les contraintes que le droit fait peser sur les chefs d’entreprise. L’une et l’autre possèdent leurs justifications et leurs activistes. Il ne faut cependant pas les confondre. Relevons d’ailleurs que l’interdiction des horaires nocturnes pour les adolescents de moins de 18 ans reste généralement admise ; la recommandation n° 146 de l’OIT qui en maintient le principe garde un caractère prioritaire au sein de l’Organisation20.

L’interdiction du travail de nuit des femmes dans l’industrie remonte sur le plan international à 1906, donc avant la création de l’OIT, lorsqu’une conférence réunie à Berne adopta une convention sur le sujet21. Une fois établie, l’OIT fit sien cet instrument et l’amplifia ; la nuit fut définie comme « une période d’au moins onze heures consécutives, comprenant l’intervalle écoulé entre 10 heures du soir et 5 heures du matin ».

Des révisions successives22 laissèrent plus de souplesse dans le calcul de la période de nuit et autorisèrent davantage d’exceptions en faveur de catégories données de travailleuses. Le même mouvement se développa dans les droits nationaux, mais ces derniers réagirent plus rapidement à l’argument d’égalité et revinrent les premiers sur l’interdiction. À l’OIT un protocole à la convention n° 89 autorisa, en 1990, le travail de nuit des salariées de l’industrie pourvu, en principe, que les associations patronales et syndicales intéressées aient donné leur accord. Relevons le rôle ainsi attribué aux partenaires sociaux pour accorder une dérogation à une interdiction générale.

L’Organisation vota simultanément une convention n° 171, accompagnée d’une recommandation n° 178, pour l’amélioration des conditions de travail des hommes et des femmes la nuit. La convention réclame des dispositions spécifiques, requises par la nature du travail, pour préserver la santé (y compris en cas de maternité), la sécurité, l’exercice des obligations familiales et sociales, pour assurer de bonnes chances de poursuite de la carrière et pour offrir des compensations en matière de durée du travail, de

20 Recommandation n° 146 de 1973 sur l’âge minimum. Voir Servais, J.M., op. cit., paragr. 370. 21 Valticos, N., Droit international du travail, Paris, Dalloz, 2e édition, 1983, paragr. 32 et note 73. 22 Voir les conventions (n° 41) (révisée) du travail de nuit (femmes), 1934 et (n° 89) sur le travail de nuit (femmes) (révisée), 1948.

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salaire et d’avantages complémentaires ; elle demande l’établissement de services sociaux.

La recommandation n° 178 affine quelques propositions sur les périodes de travail et de repos, sur les compensations financières, la sécurité, la santé et les services sociaux. Elle conseille d’accorder des avantages spéciaux aux salariés qui comptent de nombreuses années de travail de nuit et dans d’autres situations particulières (comme les charges familiales ou syndicales).

Avant d’introduire un horaire de nuit, ajoute la convention n° 171, le chef d’entreprise consultera les représentants des travailleurs sur le calendrier, l’organisation et les garanties propres à assurer la santé et le fonctionnement des services sociaux. La concertation se poursuivra régulièrement, autre exemple de responsabilité confiée aux associations professionnelles. 4 - Les temps de congé

Les normes nationales et internationales de travail autorisent le salarié à

s’absenter pour diverses raisons. Les unes tiennent à des contraintes physiques (maladie, maternité), morales (congés parentaux) ou civiques (service militaire, jury d’assises).

D’autres permettent de remplacer, pour une durée déterminée, la présence au travail par une formation de type général, social, civique, syndical ou surtout professionnel. La convention n° 140 et la recommandation n° 148 adoptées par l’OIT en 1974 précisent que le congé doit être payé.

La recommandation n° 166 suggère de son côté de laisser pendant le préavis au travailleur licencié des périodes raisonnables de temps libre, pris à des moments convenant aux deux parties et sans perte de salaire, pour rechercher un emploi23.

Le mot « congé » évoque néanmoins avant tout jour de vacances dans le langage courant. Le repos ainsi pris compense quelquefois une activité effectuée en dehors des horaires normaux, par exemple la nuit. Il correspond à des jours fériés dont le nombre et les dates changent selon les pays et les

23 Paragraphe 16 de la recommandation n° 166 de l’OIT sur le licenciement, 1982.

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époques ; si l’OIT n’en traite pas directement, le Pacte international des Nations Unies sur les droits économiques, sociaux et culturels demande qu’ils soient rémunérés24.

L’OIT a en revanche élaboré des instruments sur le repos hebdomadaire et sur les congés payés. Les normes essentielles sur le premier figurent dans les conventions n° 14 de 1921 pour l’industrie et n° 106 de 1957 pour les commerces et bureaux25. Elles prévoient d’accorder pour chaque période de sept jours au moins vingt-quatre heures de repos, et de le fixer le même jour de la semaine pour chacun, choisi selon les traditions et les usages locaux. Les deux conventions, la plus récente avec plus de précisions, autorisent des exceptions, partielles ou totales, pour des motifs humanitaires ou économiques (accident ou risque d’accident ; force majeure ; travaux urgents aux installations ; surcroît extraordinaire de travail ; protection de marchandises périssables). Les droits nationaux doivent fixer des régimes spéciaux à cet effet ou des repos compensatoires.

Une obligation d’information incombe aux chefs d’entreprise : faire connaître le régime de repos par des affiches et au moyen d’un registre. Ces mesures devraient en outre faciliter les tâches d’inspection.

La convention n° 132 de 1970 et la recommandation n° 98 de 1954 enfin portent sur les vacances annuelles payées. Tous les salariés y ont droit : trois semaines au moins pour une année de service, et en proportion pour une période de travail plus courte. La convention permet un fonctionnement des congés, mais deux semaines ouvrables doivent être prises en une fois, sans interruption et dans l’année (pour la partie restante, le délai est porté à 18 mois). Les absences indépendantes de la volonté du salarié (maladie, accident ou maternité par exemple) comptent dans la période de service ; il en va de même des jours fériés. L’intéressé doit recevoir son salaire, normal ou moyen, au moment de son départ en vacances, sauf accord contraire. L’accord ne peut toutefois pas porter, sous peine de nullité, sur une renonciation au droit à ce congé, même moyennant une indemnité. Des règles particulières peuvent réglementer les cas de personnes employées qui exercent, durant le congé, une activité rémunérée incompatible avec l’objet de celui-ci.

24 Article 7. 25 Ainsi que, dans ce dernier cas, dans la recommandation n° 103, complémentaire.

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5 - Les débuts et la fin de la vie professionnelle

La convention n° 138 de l’OIT, votée en 1973, interdit l’emploi des adolescents de moins de 15 ans (14 ans dans les pays dont l’économie et les institutions scolaires accusent un retard). Elle contient deux types de dérogations ; les unes concernent les États en développement qui peuvent utiliser diverses formules d’assouplissement ; les secondes regardent les travaux (physiquement ou moralement) dangereux, pour lesquels la limite s’élève à 18 ans, ou au contraire légers, pour lesquels elle s’abaisse à 13, voire à 12 ans26.

À l’autre extrémité de la vie professionnelle, des experts mettent aujourd’hui en doute l’opportunité d’imposer un âge obligatoire de retraite. Ils avancent que la prolongation du temps de travail permet de réduire le coût des dépenses sociales alors que l’avantage de profiter de l’expérience des anciens compense normalement pour l’entreprise et bien au-delà les inconvénients liés au vieillissement27. Aussi la recommandation n° 162 de l’OIT, datée de 1980, propose-t-elle un départ à la retraite étalé, sur une base volontaire ; elle prône l’aménagement des règles sur l’âge d’admission aux prestations de vieillesse ainsi que sur le moment fixé pour la fin obligatoire de la relation d’emploi.

L’instrument appelle les États à examiner plus en profondeur cette

question, à identifier les tâches susceptibles d’accélérer la sénescence ou de provoquer des difficultés d’adaptation, à en étudier les raisons, à y apporter des solutions. On citera parmi les mesures suggérées :

- une modification de l’organisation du travail et des arrangements d’horaires entraînant des contraintes et des rythmes excessifs ; une limitation en particulier des heures supplémentaires ;

- une adaptation des postes de travail, à la lumière des recherches ergonomiques ;

- une surveillance systématique de la santé et un contrôle des lieux de travail du point de vue de la sécurité et de l’hygiène. Les travailleurs âgés peuvent se voir offrir, comme au Japon, un régime spécial de rémunération et des possibilités d’emploi, dans la même profession ou une autre, là où ils peuvent mettre à profit au mieux leurs

26 Servais, J.M., op. cit., paragr. 342-357. 27 BIT, Le travail dans le monde, Genève, 1995, p. 35 et s.

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qualifications. Cette politique implique une bonne information des intéressés, des responsables de l’emploi et de la formation professionnelle ainsi que de la population dans son ensemble. II - Un nouveau droit sur le métier ? A - Des idées à tester, des expériences réussies

Fréquemment, patrons et syndicats campent sur leurs positions. Rarement les partis politiques représentés dans les Parlements trouvent un terrain d’entente. Nombreuses sont les armistices, mais latents restent les conflits. On aménage les lois au lieu d’y exprimer une véritable politique des temps de travail.

Propositions et expériences pourtant se multiplient. Elles ont en commun une volonté de sortir du dilemme de la liberté (contractuelle) ou de la protection (réglementée), d’élargir le débat à l’ensemble des moments qui rythment la vie sociale, et même privée, de proposer une meilleure articulation entre les besoins de chacun. La réflexion n’est pas totalement nouvelle : depuis longtemps on discute des heures d’ouverture des magasins, des horaires décalés ou flexibles, de la semaine comprimée28.

Plusieurs expériences récentes tracent cependant des perspectives neuves. La réforme législative introduite au Japon en 1987 se cantonne encore au cadre de l’entreprise. Elle introduit une gestion aux résultats des horaires de travail. Si les salariés concernés - en premier lieu ceux qui occupent des postes hautement spécialisés - se mettent d’accord avec leurs supérieurs sur les objectifs à atteindre et sur les délais à respecter, ils obtiennent la liberté de fixer, à leur discrétion, dans ces limites, leur calendrier de travail29.

28 BIT, Les problèmes du temps de travail dans les pays industrialisés, op. cit., p. 50-51 et 55-56 ; BIT, Les problèmes particuliers aux travailleurs du commerce et des bureaux, (Commission consultative des employés et travailleurs intellectuels, 9e session, Genève, 1985), Genève, BIT, 1985, p. 69-70. 29 Inagami, T., “The End of Classic Model of Labor Law and Post Fordism”, Comparative Labor Law and Policy Journal, vol. 20(4), été 1999, p. 695-696 ; Messenger, J.C., “Working Time at the Enterprise Level. Business Objectives, Firms’ Practices and Workers Preferences”, dans Messenger, J.C., op. cit., p. 181-182. Comp. Le Goff, J., « Nouveaux modes de subordination dans le travail », Esprit, mars-avril 2005, p. 155-156.

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D’autres légations autorisent une réduction du temps de travail pour ceux et celles qui ont des personnes à charge (Autriche, Danemark, Suède). Plus révolutionnaire, la loi hollandaise du 19 février 2000 sur l’aménagement du temps de travail permet une véritable individualisation de celui-ci : elle donne aux salariés le droit de demander une réduction, une extension ou une redistribution des heures de travail ; le chef d’entreprise doit accepter s’il ne possède pas de bonnes raisons de s’y opposer ; la loi énumère un certain nombre de ces motifs. Le droit allemand s’est inspiré de ces dispositions de même que, dans une mesure moindre, le droit anglais30.

D’un autre point de vue, un groupe de chercheurs31 a relevé que les nouveaux arrangements institutionnels prenaient en compte, de plus en plus, la formation professionnelle, que l’hétérogénéité des besoins individuels exigeait plus de souplesse dans l’organisation du travail et que les formes non traditionnelles d’emploi conduisaient à repenser les rapports entre le travail et les autres activités utiles. Ils ont proposé le concept de marché du travail en transition pour définir les principales conditions de mise en œuvre des mécanismes nouveaux (en matière d’organisation, de politiques de revenus, de politiques sociales et de leurs effets fiscaux).

D’autres savants se sont plus nettement affranchis de l’approche conceptuelle du marché du travail. Ils ont observé que la vie active pouvait prendre diverses formes au cours d’une carrière : travail salarié, indépendant, dans un service public, cours ou stage de formation, de recyclage, année sabbatique, tâches domestiques, charges publiques, obligations civiques (service militaire ou civil), etc.32

Certains ont suggéré, dans cette ligne de pensée, des formules traçant des scenarii possibles pour des parcours professionnels composés de modules à agencer, alternant temps de travail, temps de formation et temps de congé (de maternité, parental, pour service militaire, etc.)33. De meilleures 30 Mc Cann, D., “Regulating Working Time Needs and Preferences” dans Messenger, J.C., op. cit ., p. 21 et 23. 31 Voir New Institutional Arrangements in the Labour Market. Transitional Labour Markets as a New Full Employment Concept, Berlin, European Academy of the Urban Environment, 1998 ; Gazier, B. et Schmid, G. (dir. de publ.), The Dynamic of Full Employment. Social Integration by Transitional Labour Markets, Cheltenham, Edward Elgar, 2002. 32 Supiot, A. (dir. de publ.), Le travail en perspective, Paris, LGDJ, 1998. 33 Voir en particulier le rapport de la Commission présidée par Jean Boissonat (Commissaire général au Plan), Le travail dans vingt ans, Paris, O. Jacob/La documentation française, 1995.

Temps de travail, temps de vie : un point de vue international

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qualifications et une autonomie accrue (celle-là n’allant pas sans celles-ci) permettraient d’assurer une coordination plus satisfaisante des différentes activités individuelles (le travail professionnel, la formation et le recyclage, les congés pour une cause déterminée, les tâches bénévoles ou faiblement rémunérées, mais à forte valeur sociale telles que la garde des enfants ou des personnes âgées, l’assistance aux victimes de violences, etc.) et de planifier ces tâches variées dans le cadre d’une vie entière. Voilà, selon cette école, qui devrait faciliter la solution des conflits d’intérêts, d’abord chez le travailleur lui-même, puis dans ses rapports de travail ; on citera la recherche d’un équilibre satisfaisant entre la vie privée (familiale) et la vie professionnelle.

La mise en pratique de ces propositions se heurte certainement à d’importants obstacles34. Le principal tient sans doute à la possibilité de dessiner ainsi la carrière des individus et d’en financer les périodes sans activité rémunératrice. La protection sociale tend à pallier l’insécurité que ressentent ceux qui travaillent ou veulent travailler quant à leur vie, à leur santé, à leur subsistance et à celles des leurs. Elle ne vise pas - comment le pourrait-elle ? - à éliminer toute incertitude, à tout prévoir, à tout organiser dans la vie de chacun. L’incertain constitue d’ailleurs chez les plus dynamiques une invitation à entreprendre, à innover, à créer et, par là, un facteur de progrès.

Ces idées permettent néanmoins de jeter un regard neuf sur l’éclatement de la vie professionnelle, phénomène relativement nouveau en Europe. Elles aident à mieux appréhender les multiples formes d’activités laborieuses exercées dans les pays en développement, entre autres dans leur secteur informel. Elles contribuent à convaincre de l’utilité d’accorder un revenu

Voir également Valli, A. (dir. de publ.), Tempo di lavoro e occupazione. Il caso italiano, Roma, La Nuova Italia Scientifica, 1988, p. 13-38 et 177-197 ; Ladear, K.L., “Social Risks, Welfare Rights and the Paradigms of Proceduralisation. The Combining of the Liberal Constitutional State and the Social State » dans de Munck, J., Lenoble, J. et Molitsz, M. (dir. de publ.), L’avenir de la concertation sociale en Europe, Louvain, Centre de philosophie du droit, Université catholique de Louvain, 1995, p. 143. 34 Castel, R., « Droit du travail, redéploiement ou refondation », Droit social, n° 5, 1999, p. 438-442 ; Jacobs, A., « Critique du rapport du Groupe de Madrid sur la transformation du travail », Semaine sociale Lamy, supplément n° 997, 2 octobre 2000, p. 55 et s ; Servais, J.M., « Politique de travail décent et mondialisation : réflexions sur une approche juridique renouvelée », Revue internationale du travail, vol. 143(1-2), 2004, p. 218.

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minimum, voire un crédit limité35 à des fins de formation, de garde de personnes à charge, de travail social, etc.

L’Italie propose l’expérience dite des temps de la ville36 qui s’est déjà réalisée dans de nombreuses cités du centre de la péninsule, mais aussi à Milan ou à Rome. Elle a été imitée en Allemagne et en France. Se trouve au départ une réflexion, menée essentiellement par des femmes, sur la qualité de la vie dans un environnement urbain et une interrogation sur la possibilité de réorganiser les horaires en ville d’une manière plus cohérente. L’initiative, partie de la base, cherche à articuler les heures de travail, celles d’ouverture des magasins et des services publics et privés ainsi que le rythme des transports publics. Elle envisage le citadin en sa qualité de consommateur et d’usager autant que de travailleur ; l’attention se porte précisément sur ses besoins, ses attentes, sur son désir de bénéficier d’une vie privée, sociale et publique épanouissante. Elle exige la prise en compte de l’extrême hétérogénéité des intérêts individuels. Ceci ne pouvait se régler au sommet par une loi de l’État ou son équivalent. Des négociations collectives d’un type nouveau ont vu le jour au milieu des années 1980, engagées au niveau local avec de nombreuses parties prenantes. Associations féminines et d’usagers, syndicats, groupements de commerçants et d’artisans, organisations de quartiers, groupements patronaux ont rencontré les autorités municipales et élaboré avec elles des arrangements tendant à mieux coordonner les heures d’ouverture des commerces, des bureaux et des services publics, les horaires des écoles et des transports publics ainsi que ceux des entreprises.

Processus compliqué et fastidieux, a-t-on dit. Peut-être, mais ces résultats ont dépassé les attentes, y compris pour la fluidité de la circulation. Il y a là en outre un exemple intéressant de mise en œuvre de cette harmonisation des responsabilités professionnelles et familiales que préconisent, entre autres, la convention n° 156 et la recommandation n° 165 de l’OIT, 1981. L’expérience illustre également la capacité des acteurs sociaux à dépasser

35 Supiot, A. (dir. de publ.), Au-delà de l’emploi. Transformations du travail et devenir du droit du travail en Europe. Rapport pour la Commission européenne, Paris, Flammarion, 1999, p. 90-92. 36 Bontiglioli, S. et Mareggi, M. (dir. de publ.), « Il tempo della città fra natura e storia. Atlante di progetti sui tempi della città », Urbanística Quaderni, mai 1997, n° 12 ; Vellón, M.C. et Bambi, F. (dir. de publ.), Microfisica della cittadinanza. Città, genere, politiche dei tempi, Milan, Franco Agneli, 1997.

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une vision politique centrée exclusivement sur des intérêts matériels et à satisfaire les aspirations à une vie privée et sociale plus riche. Elle participe enfin à un élargissement de l’horizon du droit du travail : législation protectrice au départ, devenu droit médiateur entre les intérêts des chefs d’entreprise et de leurs salariés, mais aussi, et plus aujourd’hui qu’hier, droit de la cohésion et de l’intégration sociales qui ne peut ignorer les moments non travaillés de la vie en société37. B - Perspectives internationales

Les débats abondent, dans les forums internationaux, sur la durée du travail, sa réduction, l’aménagement des horaires journaliers, hebdomadaires, mensuels, à l’année, sur les engagements à temps limité ou à temps choisi, sur les retraites anticipées ou progressives. Le plus souvent toutefois, la discussion se focalise sur les préoccupations du travail, sur sa protection et sa participation aux gains de productivité, ou sur celles des entrepreneurs, sur leur souci en particulier d’améliorer l’efficacité du processus de production face à une concurrence mondialisée.

L’on a assisté sur le sujet à plus d’oppositions, quelquefois frontales, que de convergences de vues entre les partenaires sociaux. Ces désaccords expliquent l’échec des tentatives menées à l’OIT pour réviser les conventions n° 1 et 30 tendant à limiter à huit heures par jour et à quarante-huit heures par semaine la durée du travail dans l’industrie, le commerce et les bureaux.

Les expériences et les réflexions que l’on vient d’évoquer devraient permettre de trouver de nouvelles voies pour surmonter ces antagonismes (illustrés en France par les controverses autour des trente-cinq heures), d’explorer les moyens de mieux articuler temps de travail, de vie sociale et de loisirs au profit de chacun, en bref de penser la problématique comme un problème de société, et non plus seulement de relations professionnelles. Comme l’ont montré les protagonistes des tempi della città, chefs d’entreprise et salariés sont aussi des consommateurs, des usagers, des clients, des contribuables ; ils souhaitent obtenir, aux moindres frais, les produits ou les services dont ils ont besoin au moment qui leur convient le

37 Cette perspective se retrouve naturellement en droit international du travail : voir ainsi Servais, J.M., Les normes internationales du travail, Paris, LGDJ, 2004, paragr. 6 à 8.

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mieux, c’est-à-dire en dehors de leurs heures de travail. Ils désirent obtenir les moments libres nécessaires pour s’occuper de leurs enfants ou de parents âgés, avec leur conjoint ou, pour une partie au moins, en alternance avec celui-ci ; la flexibilité des horaires professionnels constitue une méthode très sûre d’égalisation des chances entre les femmes et les hommes. Certains enfin peuvent aspirer à une réduction de la durée du travail pour des raisons de santé, de formation ou pour d’autres motifs.

Les autorités publiques ont le souci de lier cette dernière à l’emploi, afin à la fois d’éviter les licenciements et de favoriser l’embauche. Elles ne se sont pas suffisamment interrogées sur les effets positifs à cet égard d’une extension de la période d’ouverture des commerces et de certains bureaux, avec une rotation du personnel ; la mesure pourrait aussi stimuler la croissance. Elle a aussi des effets, comme l’étalement des horaires scolaires et professionnels, sur l’intensité de la circulation routière et l’encombrement des transports publics.

L’activation des mouvements associatifs et d’autres institutions sociales

dans le but de donner à chacun la possibilité de participer à la définition de son temps de travail suscite une série de questions.

La première concerne le rôle de l’État, appelé à fournir un cadre juridique adéquat pour favoriser les initiatives privées en ce domaine. Voilà qui ne ferait que confirmer la tendance moderne du droit du travail à se focaliser sur les procédures davantage que sur la substance. À lui, dans le cas présent, d’inciter les pouvoirs publics nationaux, régionaux ou locaux à reconnaître les acteurs sociaux qui peuvent justifier d’une réelle représentativité, à encourager le développement de leurs activités et l’accès à l’information utile, à consacrer les institutions qu’ils établissent (voire à participer à leur création) et à stimuler les rapports entre les partenaires. La loi permettra l’intégration de ceux-ci aux organismes qui élaborent et mettent en œuvre une gestion systémique des temps de la vie sociale ; elle élargira le champ des négociations autonomes. L’État agira par conséquent moins comme un tuteur que comme l’inspirateur et le médiateur qui assure un environnement propice au dialogue.

La seconde question porte sur le type de règles juridiques qui faciliteront cette interaction et cette concertation. La préférence ira naturellement aux normes qui habilitent les parties à organiser elles-mêmes, au niveau

Temps de travail, temps de vie : un point de vue international

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individuel et collectif, l’articulation des temps de vie et de travail, en d’autres mots à ces normes programmatiques qui fixent des objectifs, n’imposent que des obligations de moyens, sans réglementer directement la question38. Les partenaires sociaux se sont vus autorisés récemment dans plusieurs pays (la Belgique et la France par exemple) et au niveau européen à assouplir les garanties légales ou à établir des exceptions aux principes que pose la loi, par la voie d’accords collectifs ; c’est notamment le cas en matière d’aménagement du temps de travail39. Parfois leur rôle s’élargit : la législation italienne40 laisse en principe au patronat et aux syndicats représentatifs sur le plan national ou local, le soin de déterminer par convention collective les raisons - tenant à l’organisation de la production - qui justifient le recours au travail intermittent.

Il paraît aisé d’avancer un pas de plus : ne plus se limiter à autoriser les partenaires sociaux à se mettre d’accord sur des exceptions à la règle commune ou sur des sauvegardes contre un excès de précarité, mais leur permettre d’aménager positivement et librement les rythmes de la vie quotidienne dans un cadre légal à la fois plus souple et plus complet que les actuelles limitations à la durée journalière et hebdomadaire du travail.

La troisième question regarde les acteurs appelés à exercer les fonctions régulatrices. Insistons-y : malgré des difficultés bien connues, les associations syndicales restent, dans les pays démocratiques, des partenaires incontournables sur la scène sociale. Ils demeurent parmi les organisations les plus représentatives de la société civile ; peu d’autres sont en mesure de revendiquer une capacité équivalente de mobilisation, et même d’affiliation durable41. Il en va de même des groupements patronaux42. D’autres

38 Servais, J.M., « Politique de travail décent et mondialisation : réflexions sur une approche juridique renouvelée », Revue internationale du travail, vol. 143(1-2), 2004, p. 212-216. 39 Voir Lyon-Caen, G., Le droit du travail. Une technique réversible, Paris, Dalloz, 1995, p. 41 et s ; Revet, Th., « L’ordre public dans les relations de travail » dans Revet, Th. (dir. de publ.), L’ordre public à la fin du XXe siècle, Paris, Dalloz, 1996, p. 61 et s. Voir encore la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil en date du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail (J. O. U. E., 18/11/2003, p L 299/9-19), article 18 ; comp. article 22. 40 Article 34 du décret-loi n° 276 de 2003, tel que modifié. 41 BIT, « Relations professionnelles, démocratie et cohésion sociale », Le travail dans le monde 1997-98, Genève, BIT, 1997, spécialement p. 33-59. 42 Ibid., p. 61-72.

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mouvements néanmoins ont vu le jour plus récemment, dont la collaboration a aidé dans plus d’un cas au succès des efforts entrepris43.

La réussite de ces initiatives tient au souci d’intégrer d’autres préoccupations sociales, qu’il s’agisse de la défense d’une cause spécifique (les droits de l’homme, l’environnement), d’une minorité (ethnique par exemple), d’une catégorie défavorisée (les femmes) ou d’objectifs d’intérêts plus généraux comme ceux des usagers ou des consommateurs. À l’instar des fédérations professionnelles, les coalitions qui les soutiennent agissent en tant que corps intermédiaires entre la société civile et les pouvoirs publics.

Certains de ces mouvements revendicatifs trouvent plus que d’autres un écho auprès des associations patronales et syndicales. Il reste que s’ils unissent leurs moyens d’action, comme dans les tempi della città, les chances grandissent d’obtenir des résultats concrets44.

L’élargissement des objectifs poursuivis suscite une réflexion renouvelée sur les fondements du droit national ou international du travail. S’en dégage peu à peu la conviction qu’au-delà de la sauvegarde d’intérêts particuliers ou d’un arbitrage entre ceux-ci, ce dernier constitue finalement un instrument essentiel de cohésion des sociétés étatiques. Le processus de mondialisation des échanges a ébranlé les institutions que les Nations avaient progressivement formées. Le phénomène explique assurément la crise que traverse la discipline juridique. Une vision du droit qui aide à la surmonter constitue sans aucun doute un atout majeur pour le bien-être de nos communautés.

43 Ibid., p. 241-242. 44 Voir aussi Servais, J.M., « Syndicats : nouveaux membres, nouvelles alliances ? » dans Droit syndical et droits de l’homme à l’aube du XXIe siècle. Mélanges en l’honneur de Jean-Maurice Verdier, Paris, Dalloz, 2001, p. 157-180.

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Dr. Dres. h. c. Peter Hanau Professeur Université de Cologne

L’évolution de la jurisprudence de la Cour fédérale du travail allemande au cours des cinquante dernières années

Abstract On the occasion of the fiftieth anniversary of the German federal labour

court, this study presents an analysis of developments in its case law. This has often been controversial, especially on the issue of collective labour law. It is, however, possible to identify certain trends, at least regarding the presidents of the Federal Labour Court. In fact, while this court's case law initially appears very heterogeneous, a comprehensive examination reveals a consistent overall approach. However, the court continues to produce case law and some changes may be expected. In fine, the author comes out in favour of a classification of federal labour court case law to facilitate access of social partners to the legal system, but also to improve awareness of German labour law in other countries.

Résumé

À l’occasion du cinquantième anniversaire de la Cour fédérale du travail allemande, la présente étude propose une analyse de l’évolution de sa jurisprudence. Cette dernière fut bien souvent sujette à controverses singulièrement en ce qui concerne le droit du travail collectif. Pourtant des lignes directrices peuvent être dégagées ne serait-ce qu’au regard des présidents qu’a connu la Cour fédérale du travail. En réalité, à première vue d’une grande hétérogénéité, cette jurisprudence, dès lors qu’elle est appréhendée dans sa globalité, révèle une logique d’ensemble. Toutefois, elle ne constitue pas une œuvre achevée et des évolutions peuvent être attendues. L’auteur, in fine, prend position en faveur d’une codification reprenant les apports jurisprudentiels de la Cour fédérale du travail afin de faciliter l’accès au droit des acteurs sociaux mais aussi d’aider à une meilleure prise en compte du droit du travail allemand à l’étranger.

Peter Hanau

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Bien qu’ait été fêté récemment son 50e anniversaire, la Cour fédérale du travail (Bundesarbeitsgericht), en tant que juridiction allemande du travail, est indéniablement plus âgée1. Son histoire commença au XIXe siècle, le Conseil des prud’hommes servit de modèle. C’est en 1926 que le Reichsarbeitsgericht devînt instance suprême, comparable à la chambre sociale de la Cour de cassation, dans la mesure où elle est une chambre spéciale du Reichsgericht. La loi fondamentale de 1949 prévoyait une Cour fédérale du travail, mais il fallut attendre 1954 pour que cette Cour fût installée à Kassel. Après la réunification allemande, son siège fut transféré à Erfurt. La Cour est composée de trente-quatre magistrats répartis en dix chambres, chaque chambre comprenant trois juges et deux assesseurs, représentant les partenaires sociaux.

Depuis 1995, la Cour organise tous les deux ou trois ans, avec des juges venant d’autres pays de l’Union Européenne, des symposiums traitant de sujets de droit du travail européen ; c’est ainsi notamment que lors du premier symposium, le Conseiller Philippe Waquet parla de l’application, par le juge français, de la directive européenne relative au transfert d’entreprise.2

La jurisprudence de la Cour fédérale du travail a toujours été discutée, singulièrement en ce qui concerne le droit du travail collectif, matière spécialement explosive d’un point de vue sociopolitique. Les premières années, la critique venait essentiellement des syndicats, mais elle est depuis longtemps devenue celle des employeurs. On voudrait montrer que, dans l’ensemble, les juges ont répondu aux besoins de chacun sans faire de faux compromis mais en considérant de manière juste les intérêts opposés. In fine, il faut souligner qu’il convient de tenir compte non seulement des intérêts des employeurs et des salariés mais également de ceux des demandeurs d’emploi. Certes, la protection du salarié est le but premier du droit du travail, mais il ne faut pas négliger les influences négatives que ce dernier peut avoir sur l’emploi. 1 La présente contribution reprend et complète un discours prononcé par l’auteur à Erfurt le 11 mai 2004, précisément lors de la fête organisée pour le 50e anniversaire de la Cour fédérale du travail. 2 L’intervention a été publiée dans la revue Recht der Arbeit, 1996, p. 91. Elle mérite toujours d’être relue. Le Conseiller Waquet y met notamment en garde contre des renvois précipités à la CJCE (« le juge national est aussi le juge communautaire »). Cette orientation explique certainement pourquoi, en matière de droit du travail, il y a si peu de renvois par le juge français à la CJCE.

L’évolution de la jurisprudence de la Cour fédérale du travail allemande

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On se demandera ici tout d’abord dans quelle mesure la jurisprudence de ces 50 dernières années apparaît continue et cohérente (I) ; puis, si tel est le cas, si cette jurisprudence doit être considérée comme une oeuvre achevée ou si des évolutions sont envisageables? (II). Enfin, en conclusion, on s’interrogera sur ce qu’il faut souhaiter, à l’occasion de son 50e anniversaire, à la Cour fédérale du travail ? I - Les grandes lignes de la jurisprudence A - Imperceptibles de près…

En regardant attentivement les décisions de la Cour, on ne trouve pas une jurisprudence unique, mais une mosaïque de solutions. Cette constatation sera illustrée par l’étude des évolutions de la jurisprudence en fonction des différents présidents de la Cour. Les présidents ont toujours été en même temps des professeurs de droit. Ils personnifient ainsi le lien existant en Allemagne entre la jurisprudence et la doctrine. Le premier président, Hans Carl Nipperdey3 et la jurisprudence qu’il a marquée, ont fondé le principe de la primauté du droit du travail collectif sur le droit du travail individuel. Les principes importants étaient alors la primauté de l’accord d’entreprise (Betriebsvereinbarung)4 sur le contrat de travail antérieur à l’accord d’entreprise (Betriebsvereinbarung) même si le contrat de travail est plus favorable pour le salarié5, la primauté du droit de grève6 sur l’exécution du 3 Président de la Cour du 12 avril 1954 au 31 janvier 1963. 4 La Betriebsvereinbarung est un accord conclu entre l’employeur et le conseil d’entreprise (Betriebsrat, la fonction exacte du conseil d’entreprise sera expliquée plus tard) qui lie l’ensemble du personnel et l’employeur. Même si la notion de Betriebsvereinbarung est en général traduite par l’expression d’accord d’entreprise, il faut faire attention à ce qu’elle ne soit pas confondue avec la convention collective d’entreprise, les parties de ces deux accords n’étant pas les mêmes. Mais l’effet de la Betriebsvereinbarung est comparable à celui d’une convention collective. 5 BAG 1.2.1957, BAGE 3, 274. 6 Le droit de grève (Streikrecht) fait partie du conflit de travail (Arbeitskampfrecht : droit de lutte de travail) qui englobe également le droit de lock-out (Aussperrung) de l’employeur qui est légitime en Allemagne. Le droit de grève et le droit de lock-out sont garantis par l’art. 9 al. 3 de la loi fondamentale (Grundgesetz : GG). Il découle du droit de grève que les parties au contrat de travail ne sont pas obligées de remplir leurs obligations contractuelles à condition qu’il s’agisse d’un conflit de travail légitime. Le contrat de travail subsiste mais les obligations principales sont suspendues. La grève doit remplir certaines conditions pour être légitime. Tout d’abord, si elle a lieu pendant l’exécution d’une convention collective, les revendications des salariés ne peuvent porter sur un sujet déjà traité par cette convention (tarifliche Friedenspflicht). Par ailleurs, le conflit doit pouvoir être réglé au moyen d’une

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contrat de travail7 et la primauté des décisions prises par les organes de cogestion sur le contrat de travail et le pouvoir de direction.8

Le deuxième président, Gerhard Müller9, n’a pas apporté de grandes modifications à la politique de son prédécesseur. Sa présidence constitue plutôt un intermède. Suivant une éthique sociale chrétienne, il voulait mettre l’individu au premier plan, ce qui s’est traduit « jurisprudentiellement » par la revalorisation du contrat de travail individuel.10 Un changement s’est amorcé avec le président suivant, Otto Rudolf Kissel.11 Avec lui, le principe de la primauté du droit du travail collectif a été atténué par des revirements jurisprudentiels et par la résolution de problèmes auxquels la jurisprudence n’avait pas encore apporté de réponse. Dans ce contexte, il faut citer le remplacement du principe de primauté de l’accord collectif (Ablösungsprinzip) par le principe de faveur (Günstigkeitsprinzip)12 pour régler les conflits qui peuvent exister entre un accord d’entreprise (Betriebsvereinbarung) et un contrat de travail plus favorable13 ; on retiendra aussi le refus de donner au conseil d’entreprise (Betriebsrat)14 le droit de convention collective (tariflich regelbares Ziel). En outre, l’adversaire de la grève doit être le patronat, ce qui exclut par exemple les grèves politiques. La grève doit être organisée par un syndicat. Elle doit aussi être l’ultime remède: les salariés ne peuvent pas faire grève avant que les partenaires sociaux n’aient essayé de trouver un compromis. Enfin, la grève ne doit pas être menée d’une manière disproportionnée, c’est à dire que seuls les moyens nécessaires sont permis. 7 BAG 28.1.1955 AP Art. 9 GG Arbeitskampf n° 1. 8 BAG 7.9.1956 AP § 56 BetrVG 1952 n° 2. 9 Président de la Cour du 26 février 1963 au 31 décembre 1980. 10 V. par exemple BAG 21.4.1971 AP Art. 9 GG n° 43 : Les moyens utilisés au cours d’un conflit de travail doivent répondre au principe de proportionnalité. 11 Président de la Cour du 1er janvier 1981 au 31 janvier 1994. 12 Le principe de faveur (Günstigkeitsprinzip) consiste à privilégier le contrat de travail par rapport à une convention collective dans le cas où ce contrat de travail serait plus favorable pour le salarié, ce principe est expressément prévu par § 4 al. 3 TVG pour le domaine des conventions collectives. Son champ d’application est élargi au rapport entre l’accord d’entreprise (Betriebsvereinbarung) et le contrat de travail. 13 BAG 16.9.1986, NZA 1987, 168. 14 Le conseil d’entreprise (Betriebsrat) est un organe de représentation du personnel dans l’entreprise. Ses droits, devoirs et rapports avec l’employeur et les salariés sont régis par la loi relative à la constitution de l’entreprise (Betriebsverfassungsgesetz : BetrVG). Le conseil d’entreprise (Betriebsrat) est élu par les salariés dans les établissements distincts occupant au moins cinq salariés. Le nombre de ses membres dépend de la taille de l’établissement. Dans les établissements de 5 à 20 salariés il n’y a qu’un seul membre, mais on peut aller jusqu’à 35 membres dans les établissements de 7001 à 9000 salariés (au-delà le nombre augmente de 2 membres par 3000 salariés). Il faut éviter de comparer le conseil d’entreprise (Betriebsrat) au

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demander la cessation d’un comportement de l’employeur contraire au principe de cogestion15, et enfin, en temps de grève, l’interdiction faite à l’employeur de refuser aux salariés non-grévistes d’être employés et rémunérés, dès lors que leur travail peut toujours être exécuté.16 Les première et troisième orientations s’opposent d’ailleurs à l’opinion selon laquelle la primauté du droit du travail collectif est favorable aux salariés et la primauté du droit du travail individuel favorable aux employeurs. Les choses ne sont pas si simples.

Avec la présidence de Thomas Dieterich,17 l’accent fut mis à nouveau sur

la dimension collective du droit du travail. La Cour revint rapidement sur la jurisprudence qui permettait aux conseils d’entreprise (Betriebsräte)18 d’obtenir la cessation d’un comportement patronal contraire au principe de cogestion. De même, un revirement de jurisprudence autorisa l’employeur à employer des non-grévistes.19 Le président actuellement en fonction, Hellmut Wibmann,20 a lui-même imprimé sa marque personnelle à la jurisprudence de la Cour. comité d’entreprise parce qu’il a des compétences différentes. Le conseil d’entreprise (Betriebsrat) a des droits de participation variés qui résultent des dispositions de la loi relative à la constitution de l’entreprise (Betriebsverfassungsgesetz). Il a un droit d’information et un droit d’audition (Anhörungsrechte) ; ainsi il doit être écouté par l’employeur avant que celui-ci ne licencie un salarié ; l’employeur a le droit de licencier le salarié même si le conseil d’entreprise (Betriebsrat) lui a conseillé de ne pas le faire, mais s’il ne l’informe pas et ne l’écoute pas avant de licencier, le licenciement est nul, § 102 I BetrVG). Par ailleurs, il peut avoir un droit de conseil (Mitwirkungsrechte). Dans ce cas l’employeur est obligé de discuter avec le conseil d’entreprise (Betriebsrat) et ils doivent essayer de trouver ensemble une solution. Ainsi, le conseil d’entreprise (Betriebsrat) et l’employeur doivent par exemple délibérer sur les changements dans la gestion du personnel, § 90 al. 1 BetrVG. Enfin, le conseil d’entreprise (Betriebsrat) dispose dans certains cas d’un droit de cogestion (Mitbestimmungsrecht), qui est le droit le plus fort. Avec le droit de cogestion, la loi met le conseil d’entreprise (Betriebsrat) sur un pied d’égalité avec l’employeur qui ne peut pas prendre de décision sans son accord. Un tel droit de cogestion existe par exemple concernant la détermination du temps de travail, des pauses et de la répartition du temps de travail au cours de la semaine, § 87 al. 1 BetrVG. À côté de ces droits de cogestion, le conseil d’entreprise (Betriebsrat) peut également participer au fonctionnement de l’entreprise en concluant des accords d’entreprise (Betriebsvereinbarungen) avec l’employeur, qui lient l’employeur et le personnel. 15 BAG 22.2.1983 AP § 23 BetrVG 1972 n° 2. 16 BAG 14.12.1993, NZA 1994, 331. 17 Président de la Cour du 4 février 1994 au 30 juin 1999. 18 BAG 3.5.1994, NZA 1995, 40. 19 BAG 22.3.1994, NZA 1097. 20 Président de la Cour depuis le 5 juillet 1999.

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B - … mais en regardant l’ensemble L’hétérogénéité ne suffit pourtant pas à caractériser cette jurisprudence. Il

existe une logique d’ensemble que l’on découvre en considérant la jurisprudence dans sa globalité. On s’aperçoit alors que les influences divergentes des différents présidents ont conduit à une synthèse des éléments collectifs et individuels. Évidemment, ces éléments sont devenus et seront toujours initiateurs de nouvelles thèses.

La Constitution (Grundgesetz : GG) est à l’origine des lignes directrices

de la jurisprudence. La Cour a reconnu très tôt l’importance des droits fondamentaux pour le droit du travail ; elle les a pris en compte, principalement en matière de discrimination sexuelle.21 Mais il ne s’agit pas de reconnaître chaque droit fondamental de manière isolée, il faut au contraire les voir comme un ensemble, comme la base constitutionnelle du droit du travail. Celle-ci se compose de deux piliers, d’une part les droits sociaux fondamentaux des salariés, d’autre part les droits économiques fondamentaux des employeurs. Ce dualisme se reflète notamment dans l’opposition entre la liberté d’action (Art. 2 al. 1 GG) et le principe d’un État démocratique et social (Art. 20 et 28 GG) ; il apparaît aussi à l’intérieur des droits fondamentaux eux-mêmes. Ainsi, l’article 9 al. 3 GG protège à la fois la liberté syndicale positive et la liberté syndicale négative22 ; l’article 12 GG englobe, quant à lui, à la fois la liberté d’entreprendre et l’exercice d’une profession.23

La réunion des deux droits et intérêts opposés dans un seul droit

fondamental exprime très bien l’interdépendance de l’économie et du travail. D’un point de vue sociopolitique, ce dualisme se traduit par l’expression « économie sociale de marché ». Ainsi naît l’obligation de trouver un bon

21 Dans ce sens déjà BAG 15.1.1955 BAGE 1, 258 concernant l’égalité par rapport à la rémunération. 22 BAG 29.11.1967, NJW 1968, 1903 ; Negative/Positive Koalitionsfreiheit ; la liberté syndicale positive est le droit d’adhérer à un syndicat, la liberté syndicale négative est le droit de ne pas adhérer à un syndicat. 23 V. l’arrêt de principe de la Cour constitutionnelle fédérale (Bundesverfassungsgericht) du 24 avril 1991, BVerfGE 84, 133 ; encore plus pointu l’arrêt du Bundesverfassungsgericht du 30 juillet 2003, AP Art. 12 GG n° 134 dans lequel il s’agissait d’une salariée licenciée parce qu’elle portait un voile. La Cour constate qu’aussi bien la salariée licenciée que l’employeur peuvent se référer à l’ Art. 12 al. 1 GG.

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équilibre entre les intérêts des salariés et ceux des employeurs. Dans les grandes lignes, la jurisprudence a toujours satisfait à ce devoir. C - Exemples de lignes directrices de la jurisprudence

La position de la Cour en matière de conflits collectifs de travail a été

d’en limiter les buts et les moyens, donc pas de grèves sauvages (wilder Streik),24 pas de grèves de solidarité (Sympathiestreik),25 pas de grèves politiques, pas même cinq minutes d’arrêt de travail pour soutenir la paix. 26 C’est aussi la raison pour laquelle des limites ont été posées au droit de lock-out (Aussperrung),27 qui est reconnu en Allemagne comme contrepartie du droit de grève.28 De même la jurisprudence considère comme légitimes les grèves d’avertissement (Warnstreik) visant à éviter de grandes grèves.29 L’apport jurisprudentiel au régime applicable aux conventions collectives concerne pour sa part essentiellement l’autonomie des partenaires sociaux (Tarifautonomie).30 La jurisprudence a défendu cette autonomie contre tout ce qui a pour effet de la limiter : contre les lois restrictives, les accords d’entreprise (Betriebsvereinbarungen) et les contrats de travail y dérogeant.31 Mais, une partie de la doctrine a mis en question cette jurisprudence qui protégeait fermement l’autonomie des partenaires sociaux. Le principe de faveur participe à la protection de cette autonomie. La Cour en a une conception stricte et refuse de prendre en compte la sécurité de 24 « Grève sauvage » ; BAG 14.12.1978 AP Art. 9 GG Arbeitskampf n° 58 ; BAG 31.10.1995, NZA 1996, 389. 25 « Grève de sympathie » ; BAG 5.3.1985, AP Art. 9 GG Arbeitskampf n° 83 ; BAG 12.1.1988, NZA 1988, 474. 26 LAG Hamm 17.4.1985, BB 1985, 1396. 27 BAG 10.6.1980, AP Art. 9 GG Arbeitskampf Nr. 84 ; BAG 12.3.1985, NZA 1985, 537 ; BAG 11.8.1992 NZA 1993, 39. 28 En Allemagne le droit des conflits du travail (Arbeitskampfrecht) est régi par l’idée que les deux parties doivent avoir des moyens de lutte identiques (Kampfparität) ce qui se traduit par la légitimité du lock-out. Mais l’employeur doit respecter le principe de proportionnalité (Verhältnismäßigkeitsprinzip), c’est-à-dire qu’il n’a pas le droit d’empêcher un nombre illimité de salariés de travailler. Le nombre admis dépend du nombre de grévistes. La jurisprudence a introduit certains quotas au-delà desquels le lock-out est illégitime. 29 BAG 17.12.1976 AP Art. 9 GG Arbeitskampf n° 51 ; BAG 12.9.1984, NZA 1984, 393 ; BAG 21.6.1988 AP Art. 9 GG Arbeitskampf n° 124. 30 L’autonomie des partenaires sociaux (ou l’autonomie tarifaire ; Tarifautonomie) englobe le droit des partenaires sociaux de fixer par voie de convention collective les conditions de travail et de rémunération. Elle découle de la liberté de coalition qui a une valeur constitutionnelle (Art. 9 al. 3 GG). 31 BAG 20.4.1999, NZA 1999, 887.

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l’emploi face à l’augmentation du temps de travail pour déterminer laquelle de ces règles est la plus favorable au salarié.32 En critiquant cette jurisprudence, Adomeit33 a refondé la doctrine selon laquelle il faut prendre en compte le critère de la sécurité de l’emploi lors de l’application du principe de faveur, critère que le BAG ne prend pas en considération.34 Cette doctrine est à l’origine des pactes d’entreprises pour l’emploi (betriebliches Bündnis für Arbeit).35 Le conseil scientifique du ministère fédéral de l’emploi et de l’économie - au sein duquel on ne trouve évidemment pas de 32 L’application du principe de faveur se fait en comparant par exemple les clauses d’une convention collective et celles d’un accord d’entreprise (Betriebsvereinbarung) ou d’un contrat de travail. Avant la comparaison, il faut former des groupes qui englobent les règles concernant le même domaine, par exemple, toutes les règles relatives au temps de travail. La comparaison elle-même ne se fait qu’entre les groupes relatifs à un même sujet (Sachgruppenvergleich). 33 Adomeit, Das Günstigkeitsprinzip neu verstanden, NJW 1984, 26. 34 BAG 20.4.1999 NZA 1999, 887, 893 ; dans cet arrêt il s’agissait d’un règlement de conciliation (Regelungsabrede) qui divergeait de la convention collective applicable. Un réglement de conciliation (Regelungsabrede) est un accord informel conclu par l’employeur et le conseil d’entreprise (Betriebsrat). Contrairement à l’accord d’entreprise (Betriebsvereinbarung) elle ne lie pas automatiquement les salariés, qui doivent donner leur accord si le pouvoir de direction de l’employeur n’est pas suffisant. En l’espèce, les salariés avaient donné leur accord. Ce règlement de conciliation (Regelungsabrede) prévoyait entre autres une réduction du tarif pour les heures supplémentaires et une augmentation du temps de travail hebdomadaire. En contrepartie, elle donnait une garantie d’emploi pour une certaine période. La question qui se posait était de savoir si le règlement de conciliation (Regelungsabrede) était applicable parce que plus favorable que la convention collective. La Cour a refusé l’application du principe de faveur (Günstigkeitsprinzip) en disant qu’il s’agissait de règles appartenant à deux domaines différents (rémunération / temps de travail d’un côté et garantie d’emploi de l’autre) qu’on ne peut comparer. D’après la Cour on ne peut comparer « des poires et des pommes ». 35 Le pacte d’entreprise pour l’emploi (betriebliches Bündnis für Arbeit) est un pacte qui a pour but de garantir l’emploi (l’employeur s’engage à ne pas faire de licenciement pour motif économique pendant une certaine période) en réduisant en contrepartie par exemple les rémunérations supplémentaires ou en augmentant le temps de travail. Ce pacte peut être une convention collective d’entreprise (Firmentarifvertrag), un règlement de conciliation (Regelungsabrede) ou un accord d’entreprise (Betriebsvereinbarung). Même si l’accord d’entreprise (Betriebsvereinbarung) est l’instrument le plus approprié parce qu’il est conclu par l’employeur et le conseil d’entreprise (Betriebsrat) - donc des parties proches des besoins de l’entreprise / de l’établissement - et parce qu’il lie le personnel, son application est encore rare aujourd’hui. Il est en effet prévu par le § 77 al. 3 BetrVG que la Betriebsvereinbarung ne peut régler les questions qui sont déjà ou habituellement réglées par les conventions collectives comme le salaire ou le temps de travail. C’est pourquoi une modification de la loi est de plus en plus demandée afin de créer des exceptions aux pactes d’entreprises pour l’emploi (betriebliches Bündnis für Arbeit). Ces exceptions permettraient de donner plus de flexibilité aux partenaires sociaux au niveau de l’entreprise.

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spécialiste du droit du travail - a également critiqué cette jurisprudence.36 La Cour a déjà dû prendre position à propos de ces pactes37 et l’on peut déduire des publications faites par ses membres qu’elle continuera à en tenir compte à l’avenir.38

Il ne faut pas perdre de vue que la défense de l’autonomie des partenaires

sociaux par le BAG ne concerne que les employeurs et les salariés qui se soumettent au pouvoir normatif des partenaires sociaux en adhérant aux syndicats. Les chambres réunies de la Cour fédérale du travail ont très tôt rendu une décision interdisant les clauses des conventions collectives qui distinguent le salarié en fonction de son appartenance ou non à un syndicat. Ceci vise à éviter que les partenaires sociaux influencent les salariés non syndiqués.39 La restriction du champ d’application du principe de l’autonomie des partenaires sociaux se traduit également par le droit des syndicats à demander la cessation d’un comportement contraire aux conventions collectives. Ce droit est en principe limité aux salariés et employeurs organisés. La jurisprudence récente en tire la conséquence que les syndicats sont obligés de joindre à leur action en justice une liste nominative de leurs membres au sein de l’entreprise concernée.40 L’effet du § 77 al. 3 BetrVG, qui prévoit que la rémunération et les conditions de travail habituellement réglées par des conventions collectives ne peuvent faire l’objet d’un accord d’entreprise (Betriebsvereinbarung), est considérablement limité par la jurisprudence qui n’applique pas cette règle lorsque l’accord est conclu dans le cadre de la cogestion.41 La Cour a aussi restreint les possibilités de renvoi (dynamische Verweisung) aux futures conventions collectives42 prévues par un grand nombre de contrats de 36 V. son rapport publié dans RdA 2004, 124. 37 V. l’arrêt cité du 20.4.1999, NZA 1999, 887. 38 V. l’article de Schliemann, juge à la Cour fédérale du travail, NZA 2003, 122, qui traite le problème de l’application du principe de faveur au pacte d’entreprise pour l’emploi (betriebliches Bündnis für Arbeit). 39 BAG 29.11.1967, AP Art. 9 GG n° 13. 40 BAG 19.3.2003, NZA 2003, 1221. 41 BAG 24.2.1987, NZA 1987 639 ; l’employeur et le conseil d’entreprise (Betriebsrat) peuvent conclure des accords d’entreprise dans le cadre de la cogestion, mais aussi régler des questions qui ne concernent pas la cogestion, v. § 88 BetrVG (par exemple concernant la protection de l’environnement, la création d’institutions sociales au sein de l’entreprise). Dans ce cas il s’agit d’un accord d’entreprise volontaire (freiwillige Betriebsvereinbarung). 42 Le contrat de travail peut contenir des clauses qui renvoient à une convention collective pour inclure certaines règles de cette convention dans le contrat de travail. Il y a plusieurs sortes de clauses de renvoi. Le renvoi dynamique (dynamische Verweisung) se réfère à une

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travail.43 Ainsi, en défendant l’autonomie des partenaires sociaux, la jurisprudence veille en même temps à limiter cette autonomie au strict nécessaire. Ceci s’insère dans la logique de la Cour qui cherche à trouver un équilibre entre les intérêts en présence.

En ce qui concerne la constitution sociale de l’entreprise

(Betriebsverfassung),44 la Cour a suivi une voie intermédiaire entre liberté d’entreprendre et cogestion. Il avait été soutenu que la cogestion cesse là où commence la liberté d’entreprendre.45 La Cour ne pouvait adopter cette thèse puisque la loi portant constitution sociale de l’entreprise (Betriebsverfassungsgesetz) se base sur le principe contraire ; en effet elle met fin à la liberté d’entreprendre là où commence la cogestion. La Cour a abordé ce problème en partant des règles prévues par la loi, mais en les interprétant de façon à préserver l’espace indispensable à la liberté d’entreprendre. L’exclusion de la durée du temps de travail et du montant global de la rémunération du domaine de la cogestion constitue l’exemple le plus connu.46 La jurisprudence s’est toujours montrée très réticente à l’élargissement de la cogestion par la création de nouvelles règles, annexes des règles déjà existantes.47 En revanche, elle a eu une interprétation extensive de la cogestion dans le domaine de la protection des données personnelles parce que c’est le droit de la personnalité du salarié plus que la liberté d’entreprendre qui est alors en jeu.48

En ce qui concerne les retraites d’entreprise (betriebliche

convention collective dans sa version actuelle, c’est-à-dire qu’un renvoi dynamique inséré dans un contrat de travail dans les années 70 a pour conséquence aujourd’hui de devoir appliquer la version actuelle de cette convention collective et non celle des années 70. 43 BAG 19.3.2003, NZA 2003, 1207. 44 Betriebsverfassung ; cette constitution établit l’ensemble des règles et prescriptions applicables dans l’entreprise ou l’établissement et concerne les relations entre l’employeur et les salariés et plus spécialement entre l’employeur et le conseil d’entreprise (Betriebsrat). En fin de compte, il s’agit des dispositions de la loi portant constitution sociale de l’entreprise (Betriebsverfassungsgesetz). 45 Lieb DB 181 supplément n° 17 ; Reuter, ZfA 1981, 165. Contre cette revendication BAG 31.8.1982, DB 1983, 483. 46 BAG 13.10.1987, NZA 1987, 805 ; BAG 18.8.1987, NZA 1987, 779 ; BAG 3.12.1991, NZA 1992, 749. 47 BAG 30.8.1995 AP § 87 BetrVG 1972 n° 87 Überwachung Nr. 29 ; BAG 1.12.1992 AP § 87 BetrVG 1972 Ordnung des Betriebes n° 20. 48 BAG 14.9.1984, NZA 1985, 29.

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Altersversorgung)49, on a pu d’abord observer une tendance à la protection des droits acquis, qui s’est manifestée à travers le principe de la non-échéance (Unverfallbarkeit) et la compensation de la dévalorisation de la monnaie.50 La non-échéance des droits en cours d’acquisition par rapport à la retraite d’entreprise était nécessaire pour des motifs d’éthique sociale. Aujourd’hui, ce principe est reconnu.51 La compensation de la dévalorisation de la monnaie a fait l’objet de plus de critiques. Mais on peut alléguer en sa faveur non seulement les besoins sociaux, mais aussi le paiement des intérêts sur le capital qui se forme au cours des années.

C’est dans le domaine du droit du licenciement qu’un équilibre entre les

droits sociaux fondamentaux des salariés et les droits économiques fondamentaux des employeurs est le plus difficile ; les besoins sociaux et économiques sont ici particulièrement prononcés. Le législateur a balancé entre ces deux impératifs : il a aboli en 1999 un régime qu’il avait introduit en 1996 pour finalement le rétablir aujourd’hui.52 Comparée à la législation,

49 La retraite d’entreprise (betriebliche Altersversorgung) est définie par le § 1 al. 1 BetrAVG (Loi relative à l’amélioration de la retraite d’entreprise, Gesetz zur Verbesserung der betrieblichen Altersversorgung). Il s’agit d’une prestation accordée par l’employeur au salarié dans le cadre d’un contrat de travail. Cette prestation peut être due en tant que retraite, mais elle peut aussi couvrir le risque d’invalidité ou bien constituer une allocation de réversion. L’accord peut être conclu entre l’employeur et le salarié ou entre les partenaires sociaux. La jurisprudence relative à la retraite d’entreprise (betriebliche Altersversorgung) a dû faire face à différents problèmes. Tout d’abord il fallait répondre au besoin de garantir la protection des droits acquis. C’est pourquoi la jurisprudence créa le principe de non-échéance (Unverfallbarkeit), qui a été repris par le législateur. Ce principe se base sur l’idée que le salarié qui quitte l’entreprise avant la réalisation du risque (la retraite, la mort ou l’invalidité) doit quand même être récompensé pour le temps qu’il y a travaillé s’il a atteint une certaine ancienneté (le nombre d’années exacte varie selon les cas). La conséquence de la non-échéance des droits acquis est que le salarié garde son droit futur à la retraite d’entreprise. Le montant de cette retraite se calcule proportionnellement au temps que le salarié a travaillé dans l’entreprise et au temps qu’il y aurait travaillé s’il y était resté jusqu’au moment de la réalisation du risque (v. § 2 BetrAVG). Ensuite, les juges ont été confrontés au problème de la dévalorisation de la monnaie. La Cour a décidé que l’employeur doit renégocier avec le salarié un réajustement du montant de la retraite s’il y a eu une augmentation du coût de la vie depuis le dernier accord conclu entre les deux parties. 50 BAG 10.3.1972, AP § 242 BGB Ruhegehalt Nr. 156 ; BAG 30.3.1973, AP § 242 BGB Ruhegehalt-Geldentwertung n° 4. 51 V. aujourd’hui à propos de ce sujet les § 1b et § 2 BetrAVG. 52 Ces réformes ont toutes concerné la loi de protection contre le licenciement (Kündigungsschutzgesetz). Le droit du licenciement allemand est divisé en deux régimes différents donnant un degré de protection plus ou moins fort aux salariés. Pour une catégorie de salariés c’est la loi de protection contre le licenciement (Kündigungsschutzgesetz) qui est

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la jurisprudence est remarquablement constante. Dès le début, la Cour a soutenu qu’en principe il fallait respecter la décision économique prise par l’employeur de réduire les emplois. Mais, en même temps, elle a imposé à l’employeur la charge de la preuve que cette décision a réellement des répercussions sur l’emploi.53 La Cour accepte même la justification d’un licenciement en cas de maladie par l’obligation pesant sur l’employeur de maintenir le salaire ; elle admet donc que la protection sociale puisse constituer un motif de licenciement. Mais, en contrepartie, il appartient à l’employeur d’établir un pronostic quant au processus de guérison.54

On pourrait facilement continuer cet inventaire. Comme dernier exemple,

on citera la jurisprudence concernant la responsabilité du salarié. D’un côté, elle s’est éloignée de la responsabilité intégrale, de l’autre, elle a inventé, pour protéger les intérêts de la partie lésée55, la « faute moyenne » qui n’existe pas dans le Code civil allemand56.

En résumé, le législateur et la jurisprudence ont donné au droit du travail

une structure de « oui, mais » qui reflète le dualisme de cette matière. Le « oui, mais » n’est pas l’expression d’une indécision ou d’une contradiction

applicable, pour une deuxième catégorie le contrôle des licenciements se fait uniquement par le biais du droit commun (§ 242 BGB) et les droits fondamentaux (Art. 12 al. 1 GG). Le droit de licenciement prévu par la loi de protection contre le licenciement (Kündigungsschutzgesetz) prévoit un contrôle plus sévère de la légitimité du licenciement (c’est pour cela qu’on l’appelle parfois aussi le droit de licenciement de « 1ère classe »). Le champ d’application de la loi de protection contre le licenciement (Kündigungsschutzgesetz) dépend de l’ancienneté du salarié (plus de 6 mois) et prévoit des seuils d’effectifs. C’est justement ce nombre de salariés dans l’entreprise / l’établissement qui a souvent été changé. En 1996, le gouvernement Kohl a entre autres augmenté le seuil d’effectif de 5 à 10 salariés et renforcé la prise en compte des intérêts économiques de l’employeur. Suite aux élections législatives 1998, le nouveau gouvernement Schröder a annulé ces changements pour remettre en place l’ancien régime du droit du licenciement (par exemple le seuil d’effectif de 5 salariés), conformément à ses promesses électorales. Mais à cause de l’augmentation du chômage ce même gouvernement a de nouveau réformé la loi de protection contre le licenciement (Kündigungsschutzgesetz) en la rendant plus flexible pour inciter les entreprises à réembaucher. Il a entre autres rehaussé le seuil à 10 salariés pour que moins d’entreprises n’entrent dans le champ d’application de la loi de protection contre le licenciement (Kündigungsschutzgesetz) et a renforcé la prise en compte des intérêts économiques de l’employeur, tout comme le gouvernement Kohl en 1996. 53 V. Holthausen, Betriebliche Personalpolitik und « freie » Unternehmerentscheidung, 2003. 54 V. Lepke, Kündigung bei Krankheit, 2003, p. 175 et s., 241 et s. 55 BAG 24.11.1987, NZA 1988, 579. 56 Bürgerliches Gesetzbuch: BGB.

L’évolution de la jurisprudence de la Cour fédérale du travail allemande

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mais d’un compromis entre deux intérêts opposés. D - Un défi particulier

À côté des problèmes « classiques », la jurisprudence a dû relever des

défis particuliers. Le principal fut celui de la réunification. D’un côté il fallait surmonter le passé, et notamment les cas relatifs à la StaSi57, et de l’autre, il fallait anticiper et adapter le droit aux conditions de travail à venir. Autant que l’on puisse en juger, la Cour a trouvé des solutions satisfaisantes et « pacifiantes » à ces problèmes. Il n’existait pas de base légale à l’élaboration d’un droit du travail de l’Est qui allait plus loin que celui de l’Ouest.

Les défis du droit du travail européen sont apparus de manière moins

brusque. D’abord, à peine remarqués, ils s’imposèrent avec la grande détonation provoquée par l’arrêt Christel Schmidt58. La juridiction allemande du travail a considérablement participé à l’évolution du droit du travail européen en saisissant la CJCE à de nombreuses reprises pour demander l’interprétation des textes communautaires. Ainsi, elle a également participé à la mise en place d’une concurrence loyale au sein de la communauté. Telles sont les grandes lignes des cinquante dernières années. Comme le disait Gamillscheg,59 le juge est resté le maître du droit du travail, ou bien encore, selon l’expression de Frédéric le Grand, il en est le premier serviteur. II - L’évolution à venir

Il est possible d’anticiper l’évolution de la jurisprudence dans le futur. Il

faudra en effet toujours trouver un équilibre entre les besoins sociaux et économiques. Mais ceci ne signifie pas qu’il ne faille rien changer. Le Professeur Rost, président de la deuxième chambre de la Cour, qui s’occupe des licenciements, a développé, dans les mélanges Schwerdtner, la thèse 57 BAG 6.7.2000, NZA 2001, 317. 58 CJCE 14.4.1994, NZA 1994, 545. Cet arrêt relatif au transfert d’entreprise a profondément marqué la jurisprudence allemande. Il est devenu célèbre sous le nom de Christel Schmidt, femme de ménage embauchée par une banque et qui voulait transférer son travail à une entreprise de nettoyage. D’après la CJCE le transfert des moyens de production n’était pas nécessaire pour qu’il y ait transfert d’entreprise. Ceci était contraire à la jurisprudence allemande, qui jusque-là, qualifiait le transfert des moyens de production de condition indispensable au transfert d’entreprise. 59 Gamillscheg, AcP 164 (1965), 385, 387.

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suivante : « La jurisprudence doit réagir aux évolutions économiques et sociales qui se font dans le domaine qui lui est attribué. Ainsi, dans sa propre évolution, elle est en partie dépendante d’autrui. »60. Rost se réfère à la pratique de l’« externalisation » de l’emploi et à la solution proposée par la deuxième chambre de procéder sur le même modèle à l’« externalisation » de la protection contre le licenciement au niveau du groupe de sociétés. En généralisant cette réflexion, on se rend compte que la jurisprudence doit, à plus forte raison, réagir à l’évolution la plus alarmante du monde du travail : la montée du chômage et l’évolution défavorable de l’emploi. Pour accomplir cette tâche, le législateur apporte son soutien à la jurisprudence, plus encore que dans le cadre de l’élargissement de la protection contre le licenciement au niveau des groupes de sociétés. Le but de la nouvelle loi relative à la réforme du marché du travail61 est de conserver l’effet positif du droit du licenciement et d’atténuer ses effets négatifs d’entrave à la création de nouveaux emplois. Pour y arriver, le législateur tient surtout compte de la situation particulière des petites et des nouvelles entreprises, précise le droit du licenciement et passe, de manière à peine perceptible, d’un système de protection contre le licenciement à un système d’indemnisation et de réparation. Tout cela correspond à la revendication de Rost de considérer les évolutions sociales et économiques dans le domaine du droit de licenciement. En même temps, cela donne à la jurisprudence une tâche aussi importante que difficile.

Le fait qu’aujourd’hui il faille appliquer à des millions de contrats de

travail le régime des conditions générales (allgemeine Geschäftsbedingungen),62 constitue un défi encore plus vaste. Jusqu’en 2001 ce problème ne se posait pas parce que les contrats de travail pré-rédigés et 60 Festschrift für Peter Schwerdtner zum 65. Geburtstag, 2003, p. 169. 61 Gesetz zu Reformen am Arbeitsmarkt (loi relative aux réformes du marché de l’emploi) du 24 décembre 2003, BGBl. I, 3002. 62 Allgemeine Geschäftsbedingungen ; les conditions générales sont les clauses du contrat qui sont préétablies et que son utilisateur désire appliquer à une multitude de contrats v. § 305 al. 1 BGB. Dans le cadre du contrat de travail, ces clauses sont par exemple des clauses pénales ou des clauses relatives à la responsabilité du salarié. Ces clauses sont insérées dans des contrats pré rédigés et visent non une personne déterminée mais une multitude de futurs salariés. Ce genre de contrat est tout à fait comparable au contrat d’adhésion, parce qu’il est souvent imposé aux salariés du fait de l’inégalité économique et sociale entre les co-contractants. Le Code civil allemand prévoit un certain contrôle de ces clauses, notamment pour éviter les abus éventuels. Ainsi, une clause est nulle par exemple, si elle est contraire à la bonne foi et si son application désavantage trop la partie faible, en l’occurrence le salarié, v. § 307 BGB.

L’évolution de la jurisprudence de la Cour fédérale du travail allemande

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contenant des clauses type n’étaient pas soumis au contrôle spécifique prévu pour les conditions générales des contrats d’adhésion. La jurisprudence a créé ses propres principes pour contrôler la légitimité de ces clauses. Mais depuis la réforme du droit des obligations en 2001, le régime des conditions générales est aussi applicable aux contrats de travail. Toutefois, la loi prévoit que ce régime n’est applicable qu’à condition de tenir compte des particularités du droit du travail (v. § 310 al. 4 BGB). Cette réserve offre à la Cour une bonne occasion de revoir les spécificités du droit du travail qu’elle a développées ces cinquante dernières années et de les mettre en évidence. Bien que la formulation de la loi soit ambiguë, il ne faut pas penser uniquement aux particularités juridiques mais également prendre en considération les particularités fondées sur la pratique du monde du travail. Il ne faut pas en effet dissocier le droit de la vie, sinon on risque de le déconnecter de la réalité et de le figer.63 La pratique jurisprudentielle qui consiste à réduire la stabilité sociale souhaitable et l’instabilité économique inévitable au même dénominateur constitue la particularité la plus importante. Elle engendre l’obligation d’appliquer le régime des clauses générales de manière à permettre une flexibilité du contrat de travail afin que le licenciement soit vraiment l’ultime remède.

Ainsi, il faut savoir gré à la Cour, de sa jurisprudence passée mais aussi

des perspectives qu’elle a tracées pour l’avenir. Si l’on confiait le contentieux du travail aux juridictions de droit commun en 1ère et 2e instance en faisant disparaître les juridictions spécialisées, ceci témoignerait d’une grande ingratitude.64 Comme la jurisprudence des tribunaux de première instance est marquée par la jurisprudence de la Cour fédérale du travail, un tel changement pourrait aussi être compris comme un signal dirigé contre la Cour. Le lien étroit entre les différentes instances de la juridiction du travail se traduit également dans l’article 95 GG, qui donne une garantie constitutionnelle à l’existence de la Cour fédérale et se réfère d’une manière générale au domaine de la juridiction du travail. On ne peut véritablement justifier une union forcée entre la juridiction du travail et la juridiction de droit commun par la nécessité de les décharger, dès lors que les deux sont

63 Erfurter Kommentar/Preis, §. 305-310 BGB n° 14. 64 Il existe trois degrés de juridiction en Allemagne. En première instance il y a le tribunal du travail, l’instance d’appel est le Landesarbeitsgericht (il y en a un dans chaque Bundesland), l’instance de cassation est la Cour fédérale du travail (Bundesarbeitsgericht). En ce moment, il y a un projet de réforme pour insérer la juridiction du travail dans la juridiction du droit commun. Le but est surtout de réduire les frais et de rendre la justice plus efficace.

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extrêmement chargées. Lors d’une audience publique du Parlement du Land de Basse-Saxe du 21 avril 2004, les avantages du système actuel et son acceptation aussi bien par les syndicats que par les organisations patronales ont été confirmés. En guise de conclusion : des cadeaux et des voeux d’anniversaire

Loin de mériter l’ingratitude, la Cour fédérale du travail a au contraire

mérité des cadeaux pour son 50e anniversaire. Un premier cadeau est certainement constitué par les mélanges réalisés en son honneur. Un autre cadeau lui a déjà été offert, c’est le nouveau Palais de Justice d’Erfurt qui correspond tout à fait à ses besoins et est, à son image, simple mais digne. La proximité d’Erfurt et de Weimar, la ville de Goethe, est également tout à fait appropriée puisque ce dernier était juriste. D’ailleurs la relation entre Faust et Mephistopheles, s’il fallait la qualifier en termes juridiques, ne correspondrait-elle pas à un contrat de travail ?

Un cadeau indispensable serait un Code du travail, ou au moins un Code

relatif aux contrats de travail, qui reprendrait les apports de la jurisprudence de la Cour. Un tel Code aiderait beaucoup les salariés et les employeurs parce que la jurisprudence, bien que tout à fait cohérente, leur est malheureusement difficile d’accès. Une codification pourrait y remédier et serait également intéressante sur le plan international. Quand on demande, à l’étranger, où en est le Code du travail en Allemagne, on ne peut renvoyer qu’à un ensemble de textes. Bien que le législateur allemand n’ait pas codifié le droit du travail, il existe une telle codification grâce aux éditions Beck-Verlag.65 Si c’était le législateur qui avait fait la codification, le droit du travail allemand et en même temps la jurisprudence de la Cour, seraient d’avantage pris en compte à l’étranger. Parallèlement, il serait plus facile de savoir où situer le droit du travail allemand dans une comparaison internationale et quels sont les domaines qu’il faut étendre ou assouplir.

65 C’est la maison d’édition la plus connue en Allemagne dans le domaine du droit qui publie entre autres les Codes.

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Xavier Beaudonnet Centre international de formation de l’OIT, Turin

L’utilisation des sources universelles du droit international du travail par les juridictions internes

Abstract

This article examines the utilisation of International Labour Organization and United Nations instruments by the internal jurisdictions of an apparently increasing number of countries. It describes the different facets of this extensive and highly-diversified epiphenomenon, both in terms of the legal systems concerned and the role given to international law in settling disputes, as well as the types of international instruments used. Having emphasised the importance of the interpretive use of international labour law and the position of non-binding sources of international law, this article attempts to identify several factors that may explain the varying use of universal international labour law sources by internal jurisdictions in various countries.

Résumé Cet article se penche sur l’utilisation des instruments de l’Organisation

internationale du travail et des Nations Unies par les juridictions internes d’un nombre semble-t-il croissant de pays. L’étude décrit les différentes facettes de ce phénomène marqué par son étendue et sa diversité, tant vis-à-vis des systèmes juridiques concernés, du rôle attribué au droit international dans la résolution des litiges que des différents types d’instruments internationaux utilisés. Après avoir souligné l’importance de l’utilisation interprétative du droit international du travail ainsi que la place occupée par les sources non contraignantes du droit international, l’article tente de dégager quelques facteurs pouvant expliquer l’usage plus ou moins fréquent des sources universelles du droit international du travail par les juridictions internes des différents pays.

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Cet article1 a pour origine les programmes de formation en droit international du travail pour juges, avocats et professeurs de droit menés conjointement par le Centre international de formation de l’Organisation internationale du travail et le Bureau international du travail. Ces formations ont permis, grâce aux recherches entreprises pour leur préparation ainsi qu’aux rapports préliminaires, témoignages et actions de leurs participants, de mieux cerner, bien que de manière empirique et non exhaustive, le phénomène, semble-t-il croissant, d’utilisation du droit international du travail par les juridictions internes.

Dans de nombreux pays, à l’exception de l’impact des sources régionales

du droit international, l’utilisation judiciaire du droit international du travail reste un sujet très peu analysé par la doctrine2. Pendant longtemps, ce manque d’attention a pu s’expliquer par la persistance d’une vision traditionnelle du droit international dans son ensemble, perçu comme limité à régir les relations internationales des États et donc peu susceptible

1 La présente contribution se situe dans le prolongement d’un article rédigé conjointement par l’auteur avec C. Thomas et M. Oelz (“The Use of International Labour Law in Domestic Courts: Theory, Recent Jurisprudence, and Practical Implications”, in Les normes internationales du travail, un patrimoine pour l’avenir, Mélanges en l’honneur de Nicolas Valticos, BIT, Genève, 2004, p. 249-285). Quant aux exemples de jurisprudence cités, ils proviennent en majorité du document de recherche du Centre international de formation de l’OIT (Turin), intitulé Utilisation du droit international par les juridictions nationales (http://training.itcilo.org/ils/ILS_Judges/training_materials/francais/utilisation_droit_international_juillet2004.pdf). 2 Si l’on met de coté les articles et ouvrages parus ces toutes dernières années, il ne nous a été possible de relever que trois études, consacrant une partie substantielle de leur attention à l’utilisation judiciaire des sources universelles du droit international du travail en droit interne : Valticos, N. « Les conventions internationales du travail devant le juge français », Revue critique de droit international privé, vol. 53, 1964, p. 41-72 ; Leary,V., International Labour Conventions and National Law: The Effectiveness of the Automatic Incorparation of Treaties in National Legal Systems, Martinus Nijhoff Publishers, The Hague, 1982 ; Von Potobsky, G. « ¿Los convenios de la OIT, una nueva dimensión en el orden jurídico interno ? », Derecho del trabajo, Buenos Aires, 1997. Au cours de ces deux dernières années, en particulier du fait des activités menées par le Centre de formation de l’OIT, plusieurs articles et ouvrages ont été publiés : cf. not. Carlos Ernesto Molina M., Las normas internacionales del trabajo y su efectividad en el derecho colombiano, Temis, Bogota, 2005 ; Von Potobsky, G., « Eficacia jurídica de los convenios de la OIT en el plano nacional », in Les normes internationales du travail, un patrimoine pour l’avenir, Mélanges en l’honneur de Nicolas Valticos, BIT, Genève, 2004, p. 287-305 ; Goldin, A., « Los convenios internacionales del trabajo, su impacto en la Argentina » in Abramovich, Victor, Bovino, Alberto y Courtis, Christian, (comps), La aplicación local de los tratados de derechos humanos ; la experiencia de una década (1994/2005), Éd. del Puerto, Buenos Aires, à paraître.

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d’interférer dans le contentieux judiciaire au niveau national. L’analyse du rôle que le droit international pourrait jouer dans la résolution des litiges au niveau interne a toutefois pris corps il y a maintenant quelques décennies suite au développement d’un droit international des droits de la personne. La question de l’applicabilité directe des droits et libertés fondamentales reconnus par les deux Pactes des Nations Unies relatifs aux droits de la personne, ou encore, le rôle que les tribunaux nationaux pourraient jouer afin d’assurer une interprétation du droit interne conforme aux obligations internationales des États, ont ainsi fait l’objet d’études3, de déclarations adoptées par des juges de différents pays4, ainsi que d’observations et recommandations de la part des comités chargés de veiller à l’application des pactes et conventions des Nations Unies en la matière5. Ainsi, jusqu’à il y a peu, à part de rares exceptions, si la question de l’applicabilité judiciaire du 3 Cf. not. Kristine Adams et Andrew Byrnes (coord.), Gender Equality and the Judiciary: Using International Human Rights Standards to Promote the Human Rights of Women and the Girl-child at the National Level, Commonwealth Secretariat, 1999 ; Kirby, M., “The Road From Bangalore - The First Ten Years Of The Bangalore Principles”, discours prononcé en 1998 : (http://www.lawfoundation.net.au/resources/kirby/papers/19981226_.html) ; Talwar M. et Ojea Quintana, T., “Training Judges to Incorporate International Law Into Domestic Courts” in Human Rights Brief, vol.5, n°1, 1997 ; Saiz Arnaiz, A., La apertura constitucional al derecho internacional y europeo de los humanos. El articulo 10.2 de la Constitución española, Consejo general del poder judicial, 1998 ; Scheinin, M., “Domestic Implementation of International Human Rights Treaties: Nordic and Baltic Experiences” in The Future of UN Human Rights Treaty Monitoring, Alston P. et Crawford J. (coord), Cambridge University Press, 2000, p. 229-244 ; Iwasama, Y., “The Domestic Impact of International Human Rights Standards: The Japanese Experience” in The Future of UN Human Rights Treaty Monitoring, p. 245-268 ; Dugard, J., “The Role of Human Rights Treaty Standards in Domestic Law: The Southern African Experience” in The Future of UN Human Rights Treaty Monitoring, p. 269-286 ; Lacey, W., “Judicial Discretion and Human Rights, Expanding the Role of International in the Domestic Sphere”, Melbourne Journal of International Law, 2004. 4 Cf. not. les « Bangalore principles » adoptés en 1988 à la suite d’un congrès judiciaire tenu à Bangalore sur le thème de l’application en droit interne des normes internationales en matière de droits de la personne (Commonwealth Secretariat Developing Human Rights Jurisprudence, Vol. 3 151, et African Journal of International and Comparative Law/RADIC (1989) 345). 5 Voir l’observation générale n° 3 Comité des droits économiques, sociaux et culturels, « La nature des obligations des États parties », adoptée en 1990 lors de la cinquième session du Comité ; l’observation générale n° 9 du Comité des droits économiques, sociaux et culturels, « Application du Pacte au niveau national », adoptée en 1998 lors de la dix-neuvième session du Comité. Pour une consultation des observations du Comité des droits économiques, sociaux et culturels : http://www1.umn.edu/humanrts/esc/french/esc-index.html. Concernant le Comité des droits de l’homme, voir l’observation générale n° 31, « La nature de l'obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte » adoptée en 2004 lors de la quatre-vingtième session du Comité (http://www1.umn.edu/humanrts/hrcommittee/French/index_hrc.html)

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droit international se posait en matière de travail, c’était essentiellement de manière accessoire ou implicite dans le cadre d’une réflexion plus générale relative au droit international des droits de la personne. Par ailleurs, si l’intérêt concernant la prise en compte du droit international du travail par les tribunaux internes s’est accru ces dernières années en Europe, l’attention s’est portée presque exclusivement sur les sources régionales du droit international telles que la jurisprudence de la CJCE6 ou celle de la CEDH, sans que ne soient considérés les instruments universels du droit international du travail adoptés dans le cadre de l’OIT et des Nations Unies7.

C’est justement vis-à-vis de ces sources universelles que nous entendons

centrer cette étude, essentiellement parce qu’elles constituent l’objet principal de nos activités de formation, mais également parce qu’il est possible de considérer que l’utilisation judiciaire des sources régionales du droit international du travail, lorsqu’elle s’insère dans une dynamique d’intégration politique, relève déjà, en particulier dans le cas européen8, d’une logique plus supranationale qu’internationale.

Dans le cadre de cet article, nous limiterons donc notre analyse à

l’utilisation judiciaire des normes adoptées par l’Organisation internationale du Travail, des traités des Nations Unies relatifs aux droits de la personne ayant une pertinence en matière de travail9, ainsi que des travaux des organes internationaux chargés de superviser l’application de ces différents 6 Sur ce sujet, voir le dossier thématique du Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 2003. Voir également dans ce sens, même si de manière non explicite, Bronstein, A. et Thomas, C., International and European Labour Standards in Labour Court Decisions and Jurisprudence on Sex Discrimination, Bureau international du travail, Genève, 1995. 7 Nous utilisons le terme d’instruments universels ou sources universelles dans la mesure où, tant les conventions et recommandations de l’OIT que les pactes et conventions des Nations Unies, ont vocation à l’universalité. Les conventions et recommandations sont ouvertes à la ratification de tous les États membres de l’Organisation, quelle que soit leur appartenance régionale tandis que les pactes et conventions des Nations Unies peuvent être ratifiés par n’importe quel État de la planète. 8 Cette remarque ne serait par exemple pas valable vis-à-vis du système interaméricain de protection des droits de la personne. 9 Nous pensons en particulier ici aux deux Pactes des Nations Unies de 1966 relatifs, d’une part, aux droits civils et politiques et ,d’autre part, aux droits économiques, sociaux et culturels ; à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, adoptée en 1965 ; à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, adoptée en 1979 et enfin à la Convention sur la protection des droits des travailleurs migrants et des membres de leur famille, adoptée en 1990.

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instruments. Par souci de simplicité et pour éviter de trop fréquentes répétitions, nous utiliserons parfois le terme de droit international du travail sans que cela ne modifie le champ de notre étude. Les sources universelles du droit international du travail faisant l’objet de cet article sont à la fois nombreuses et anciennes. Bien avant l’adoption des premiers instruments des Nations Unies relatifs aux droits de la personne en général, l’OIT a, depuis 1919, adopté une longue série de conventions et recommandations internationales du travail10, les premières citées ayant reçu depuis lors un nombre élevé de ratifications. Par ailleurs, tant les traités des Nations Unies que les conventions de l’OIT, sont assortis d’organes de contrôle veillant à la bonne application de ces instruments par les États parties. Les observations et recommandations de ces organes, même si elles ne présentent pas un caractère juridiquement contraignant, peuvent toutefois constituer une source d’interprétation et d’inspiration utile pour les juridictions nationales.

De prime abord, pourrait prévaloir l’idée que ces instruments à vocation

universelle, dépourvus de juridictions internationales chargées de faire assurer leur respect, énonceraient des principes trop généraux pour que leurs dispositions puissent être utilisées par des juridictions internes disposant par ailleurs d’une législation du travail souvent précise et détaillée. Vis-à-vis des instruments de l’OIT, pourrait également peser l’importance légitime que l’OIT attache au tripartisme et au dialogue social. Cet aspect peut conduire les organes de l’OIT à concentrer leur attention sur les modes d’incorporation du droit international en droit interne pouvant faire l’objet d’une concertation avec les partenaires sociaux comme cela peut être le cas de la législation ou de la négociation collective. De fait, il est intéressant de relever qu’à la différence du Comité des droits de l’homme ou du Comité des droits économiques, sociaux et culturels11, la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations de l’OIT, principal organe de contrôle de l’OIT, ne s’est pour l’instant pas prononcée de manière générale sur le rôle du pouvoir judiciaire dans l’application des conventions internationales du travail ratifiées par les États membres.12 10À ce jour, la Conférence internationale du travail, assemblée générale de l’OIT, a adopté 185 conventions et 195 recommandations internationales du travail (http://www.ilo.org/public/french/standards/norm/index.htm) 11 Cf. supra. 12 On pourrait comprendre ce silence comme une abstention légitime d’un organe international laissant aux différents États membres la liberté de déterminer les méthodes d’application des conventions les plus appropriées à leur propre ordonnancement juridique, ou comme le refus de prendre parti sur les différents mécanismes d’incorporation du droit

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Pourtant, malgré l’absence de statistiques précises sur la question, il parait possible de distinguer une utilisation croissante de ces sources universelles dans le contentieux du travail. Au cours de nos recherches et séminaires, des cas d’utilisation judiciaire des instruments de l’OIT et des Nations Unies nous sont parvenus de 52 pays différents13. De plus, dans près de la moitié des cas, les arrêts les plus anciens nous ayant été transmis datent de moins de 10 ans, ce qui pourrait démontrer un usage en extension géographique. De fait, cette constatation s’insère dans une tendance plus large d’ouverture progressive des ordonnancements juridiques nationaux au droit international des droits de la personne en général et au droit international du travail en particulier. À cet égard, on note un nombre croissant de constitutions et de Codes du travail qui accordent expressément au droit international un rôle important en droit interne, soit en reconnaissant aux traités ratifiés une valeur supralégale14 soit en leur attribuant une

international en droit interne. Toutefois, nous verrons que la simple constatation du rôle important que les juridictions internes peuvent jouer dans l’application effective des normes internationales du travail (NIT), et en particulier dans l’interprétation du droit interne, ne suppose aucune préférence ou prise de position entre monisme et dualisme. Par ailleurs, en 1963, la Commission s’est prononcée sur un sujet différent, celui de savoir si, dans les pays dits monistes, il était malgré tout nécessaire d’incorporer en droit interne le contenu des conventions ratifiées par le biais de lois ou règlements. En répondant par l’affirmative, la Commission d’experts a entendu s’assurer de manière pragmatique que le contenu des conventions soit effectivement respecté, l’incorporation de leur contenu dans la loi permettant entre autres d’harmoniser la législation interne et le droit international, de rendre plus accessible et visible le contenu de la convention et d’éventuellement permettre un développement des dispositions de la convention par le biais de la législation. La réponse positive de la commission d’experts ne constituait toutefois pas un rejet de l’applicabilité directe des NIT par les tribunaux, car tel n’était pas le débat. De fait, l’incorporation en droit interne des dispositions d’une convention internationale ratifiée n’exclut pas, lorsque le système juridique le permet, la possibilité pour les tribunaux de se référer directement à l’instrument international. Voir Rapport général de la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations (CEACR), Conférence internationale du travail, 47e session, 1963. 13 Ces pays sont les suivants : Afrique du Sud, Allemagne, Argentine, Australie, Azerbaïdjan, Bénin, Brésil, Botswana, Bulgarie, Burkina Faso, Canada, Chili, Colombie, Côte d’Ivoire, Costa Rica, Croatie, Espagne, Éthiopie, Estonie, France, Fidji, Guatemala, Honduras, Inde, Israël, Italie, Japon, Kenya, Lesotho, Lituanie, Madagascar, Malawi, Mali, Maroc, Mexique, Norvège, Paraguay, Pérou, Philippines, République dominicaine, Russie, Roumanie, Sénégal, Suisse, Slovénie, Taiwan, Trinidad et Tobago, Tunisie, Uruguay, Venezuela, Zambie, Zimbabwe. 14 C’est le cas de la grande majorité des constitutions des pays de tradition romano germanique, y compris les pays d’Afrique francophone et lusophone et d’Amérique latine.

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fonction d’interprétation dans l’application du droit national15. Dans le même sens, ces dernières années ont vu les juridictions suprêmes de plusieurs pays modifier la lecture de leur constitution et accorder aux traités ratifiés une autorité ou une efficacité qui ne leur était pas reconnue auparavant16.

Ceci étant dit, il est évident que l’utilisation judiciaire du droit international du travail constitue un phénomène très hétérogène. Au-delà du fait que dans de nombreux pays aucun cas de jurisprudence ne nous ait été rapporté, il apparaît que les pratiques varient tant dans la fréquence d’utilisation, dans le degré des juridictions ayant recours aux instruments internationaux, que dans la fonction attribuée au droit international du travail dans la résolution des litiges. Face à cette grande diversité, l’objet de cet article consiste d’abord à analyser les principales caractéristiques des cas d’utilisation judiciaire du droit international du travail qui ont été relevés (I). Ce premier aspect de l’étude devrait nous permettre de mieux comprendre dans quelle mesure et de quelle manière les sources universelles du droit international du travail peuvent constituer une ressource utile dans la résolution du contentieux du travail au niveau interne. Dans un deuxième temps, les grandes disparités relevées entre les pays dans l’existence ou dans le degré d’utilisation judiciaire du droit international du travail nous conduiront à tenter de dégager quelques facteurs pouvant expliquer l’utilisation plus ou moins fréquente du droit international du travail par les différentes juridictions nationales (II).

Eu égard à ce dernier aspect, les études relatives à l’utilisation du droit international en droit interne prennent généralement comme point de départ la distinction entre les systèmes dits monistes et dualistes d’incorporation du droit international en droit interne17. Schématiquement, sont considérés

15 Cf. not. les Constitutions d’Afrique du Sud, d’Argentine, d’Azerbaïdjan, de Colombie, d’Espagne, d’Ethiopie, de Fidji, du Pérou ou encore de Roumanie. Voir également les Codes du travail de l’Albanie, du Maroc ou encore du Lesotho. 16 Voir en particulier les cas de la Cour suprême d’Argentine en 1992, arrêt Ekmekdjian, Miguel Angel c. Sofovich, Gerardo y otros, El derecho, Buenos Aires, 1992, p. 148-338 et de la Cour suprême du Mexique en 1999, Amparo en revisión 1475/98, 11 mai 1999, Seminario Judicial de la Federación, P.LXXVII/99, tesis 192, 867, pleno, 1999, t. X, p. 46. 17 Voir par exemple, Rosaly Higgins, Problems and Process: International Law and How we Use it, Oxford University Press, 1993.

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comme monistes les pays dans lesquels les traités ratifiés18 font directement partie du droit interne19. Sont par contre considérés comme dualistes les pays dans lesquels la ratification et la publication des traités internationaux ne suffisent pas à les intégrer au droit interne, l’applicabilité de leurs dispositions sur le plan national dépendant en effet de leur incorporation dans l’ordonnancement juridique du pays par le biais d’une loi postérieure à la ratification20. À cet égard, il est souvent souligné que dans les pays dualistes, il n’est pas possible pour les tribunaux d’appliquer directement les dispositions des traités internationaux dans la mesure où ceux-ci ne font pas partie du droit interne. Face à cette distinction, nous nous efforcerons tout au long de ce travail d’évaluer l’impact réel de la distinction entre systèmes monistes et dualistes sur l’utilisation judiciaire du droit international du travail, tant dans l’analyse des principales caractéristiques de cette utilisation que dans l’identification des facteurs pouvant expliquer sa fréquence.

I – Les caractéristiques de l’utilisation judiciaire du droit international du travail

Afin de mieux cerner de quelle manière les tribunaux internes utilisent les

sources universelles du droit international du travail, nous analyserons d’abord les différentes fonctions attribuées au droit international du travail par les juridictions internes dans la résolution des litiges (A). Nous nous pencherons ensuite sur les différentes sources de droit international du travail utilisées par les juridictions internes (B) avant de finalement esquisser une description sélective des résultats de cette utilisation judiciaire sur les droits positifs des pays concernés (C).

18 Dans beaucoup de pays, la ratification du traité doit s’accompagner de sa publication au journal officiel avant que l’instrument international n’intègre l’ordonnancement juridique national. 19 Sans prétendre à l’exhaustivité, relèvent du système moniste les pays européens de tradition romano germanique, la Russie et les pays d’Europe de l’Est, les pays d’Afrique francophone, les pays d’Amérique latine. Par ailleurs, le Japon et la Namibie sont également classés dans la famille moniste. 20 Relèvent du système dualiste la plupart des pays de tradition juridique anglaise (à l’exception de la Namibie) ainsi que les pays scandinaves. La République populaire de Chine semble également suivre la théorie dualiste. Finalement, certains pays comme l’Afrique du Sud présentent des caractéristiques propres aux deux systèmes.

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A - Les différentes fonctions attribuées au droit international du travail par les juridictions internes

En prenant pour critère le rôle joué par le droit international du travail

dans la résolution des litiges, la recherche menée par le Centre de formation de l’OIT sur les cas jurisprudentiels d’utilisation du droit international du travail a permis d’identifier trois principales catégories d’utilisation du droit international du travail. On a ainsi pu distinguer les cas d’application directe du droit international opposés à deux types d’application indirecte que sont l’usage interprétatif du droit international et son utilisation comme source d’inspiration dans la reconnaissance de principes jurisprudentiels. Si les frontières entre les types d’utilisation ne s’avèrent pas toujours entièrement nettes, ce classement permet toutefois de tirer un certain nombre d’enseignements intéressants par rapport à notre sujet. 1 - L’application directe d’une disposition internationale afin de résoudre le litige

Dans cette première hypothèse, les juridictions internes identifient et appliquent une disposition internationale dont le contenu permet de résoudre directement le litige sans qu’en théorie il soit nécessaire d’avoir recours à d’autres sources de droit complémentaires. Dans ce cas, les tribunaux utilisent la disposition internationale exactement comme ils le feraient d’un article d’une loi nationale, celle-ci constituant le fondement principal de résolution du litige.

Ce type d’utilisation suppose que la disposition internationale soit directement applicable, tant du point de vue formel que matériel. Vis-à-vis du premier point, l’application directe n’est possible que dans les systèmes monistes où les traités ratifiés font partie du droit interne, ce qui permet aux tribunaux de se fonder directement sur leurs dispositions. Nous en arrivons ensuite à l’aspect matériel de l’application directe. Celle-ci suppose la reconnaissance, explicite ou non, de la part du tribunal, du caractère self-executing de la disposition internationale. Schématiquement, il convient alors de déterminer si la disposition pose une règle ou un droit suffisamment clair et précis pour permettre de résoudre directement le litige. Il s’agit là d’une qualification délicate ayant concentré une grande partie de l’attention des études relatives à l’utilisation judiciaire du droit international. Dans le cadre de cet article, nous faisons le choix de ne pas nous arrêter sur cette

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question déjà amplement débattue21 mais de nous intéresser plutôt aux différents types de situations où il a été possible de relever une application directe du droit international du travail. Ceci dit, il convient toutefois de préciser que l’appréciation du caractère directement applicable des dispositions de traités internationaux peut sensiblement varier d’un pays à l’autre ou d’une juridiction à l’autre et que le champ accordé à cette qualification peut changer au cours du temps. À cet égard, il a été possible de remarquer au cours de ces dernières années une évolution de la jurisprudence de certains pays dans le sens d’une interprétation plus large du caractère directement applicable des dispositions internationales22.

Pour en revenir aux hypothèses où une application directe du droit

international du travail a pu être notée, il est apparu que cette première forme d’utilisation judiciaire du droit international pouvait permettre de répondre à trois différents types de situations. a - L’application directe d’une disposition internationale pour combler une lacune du droit interne

L’application directe de dispositions de droit international du travail a d’abord été relevée dans des hypothèses où, en l’absence de règles précises en droit interne permettant de résoudre le litige, les juridictions se sont référées directement au contenu des instruments internationaux ratifiés. Un premier exemple provient de Madagascar où la Cour suprême avait été saisie par deux hôtesses de l’air de la validité d’une clause de convention collective prévoyant pour le personnel de bord un âge de départ à la retraite obligatoire plus précoce pour les femmes que pour les hommes (45 au lieu de 50 ans)23. Ne pouvant se fonder en droit interne que sur les dispositions très générales

21 Cf. not. Thomas, C., Oelz, M. et Beaudonnet, X., op. cit. supra note 1, p. 263-266 ; Leary, V., op.cit. supra, note 2, p. 54-92 ; Von Potobsky, G., « Eficacia jurídica de los convenios de la OIT en el plano nacional .» op. cit. supra. p. 292-298 ; Jackson John H, “Status of Treaties in Domestic Legal Systems: A Policy Analysis”, The American Journal of International Law, avril 1992 ; à propos du caractère directement applicable de certains articles du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, voir la position exprimée par le Comité des droits économiques, sociaux et culturels dans ses observations générales n° 3 et n° 9 précitées. 22 Dans le cas de l’Argentine, voir les évolutions mentionnées par G. Von Potobsky, op.cit., p. 297 et 298. 23 Cour suprême de Madagascar, Dugain et autres c. Compagnie Air Madagascar, 5 septembre 2003, arrêt n° 231.

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de la Constitution en matière d’égalité, la Cour suprême s’est référée aux dispositions plus précises des articles 1.1.a et 1.1.2 de la Convention n° 111 de l’OIT concernant la discrimination dans l’emploi et la profession. La Cour a ainsi pu décider qu’en l’absence de raison objective inhérente à l’emploi d’hôtesse de l’air justifiant un départ anticipé à la retraite du personnel féminin, l’article de la convention collective était discriminatoire à leur égard24.

Une deuxième illustration de cette hypothèse a été relevée en Italie en

matière de calcul de la rémunération à verser lors des congés payés25. Confronté à l’absence de disposition précise de la législation interne permettant de savoir si les heures supplémentaires effectuées de manière régulière devaient être prises en compte dans le montant du salaire attribué lors des congés payés, le tribunal du travail de Milan s’est tourné vers la Convention n° 132 de l’OIT sur les congés payés. La Convention indique dans son article 7.1 que la rémunération perçue pendant la période de congés ne sera pas inférieure à la rémunération normale ou moyenne reçue par le travailleur. Sur ce fondement, le tribunal a conclu que les heures supplémentaires devaient être inclues dans le calcul dès lors qu’elles étaient effectuées régulièrement. b - L’application directe du droit international du travail pour écarter une disposition de droit interne moins favorable aux travailleurs

Dans une deuxième série de situations, le contenu des conventions

internationales du travail est utilisé afin d’aboutir à une solution plus favorable au travailleur que celle qui résulterait de l’application du droit interne. Cette hypothèse, conforme au principe de l’ordre public social, n’implique pas que la juridiction invalide la disposition nationale, il lui suffit d’écarter son application en choisissant de mettre en œuvre la source de droit la plus protectrice. Cette remarque est importante car elle permet aux juridictions n’ayant pas de compétence constitutionnelle de faire usage du droit international dans ces circonstances. Une première illustration de cette situation provient d’un arrêt de la Cour de cassation française de 1934, cas le

24 Pour une meilleure compréhension du sens de cette décision, il convient de préciser que la retraite anticipée s’accompagnait d’une perte importante de revenu. 25 Tribunal de première instance de Milan, AMSA c. Miglio, 28 mars 1990.

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plus ancien relevé dans nos recherches26. Vis-à-vis d’un litige concernant le droit pour un salarié étranger victime d’un accident du travail d’obtenir une indemnisation identique à celle d’un travailleur français, la Cour suprême n’a pas hésité à écarter la loi de 1898 sur la réparation des accidents du travail pour appliquer directement l’article 1(1) de la Convention n° 19 de l’OIT relative à l’égalité de traitement en matière d’accidents du travail. Cet article stipule que les États ratifiant la Convention s’engagent à accorder aux victimes d’un accident du travail ressortissants d’un pays également partie à la Convention un traitement identique à celui accordé aux nationaux. Dans le même sens, en matière de congés payés, les tribunaux du travail brésiliens font prévaloir l’application directe des articles 5 et 11 de la Convention n° 132 de l’OIT aux dépens du droit interne afin d’accorder aux salariés dont le contrat a pris fin avant moins d’un an, une indemnité de congés payés.27 c - L’application directe du droit international du travail pour invalider une disposition de droit interne

Dans les pays monistes accordant aux traités internationaux une valeur supérieure aux lois nationales, il arrive que les juridictions compétentes fondent directement l’invalidité ou l’inconstitutionnalité d’une loi ou règlement sur la violation d’une convention internationale ratifiée. Dans cette hypothèse, la contrariété au droit international peut, soit cohabiter avec d’autres motifs d’inconstitutionnalité, soit constituer la source unique d’invalidation de la disposition interne. Ainsi, au Costa Rica, c’est sur l’unique fondement de la violation de l’article 11 de la Convention n° 107 de l’OIT relative aux populations aborigènes et tribales28 que la Chambre constitutionnelle de la Cour suprême a invalidé un décret réduisant la taille d’une réserve indigène29. La liberté syndicale semble constituer une matière propice à ce type d’utilisation du droit international du travail. Par exemple,

26 Cour de cassation, Castanié C. Dame veuve Hurtado, Req. 27 février 1934, D.H. 1934. 203, S. 1935 I.1, note Niboyet. 27 Voir en particulier : Tribunal Regional do trabalho - 3° regiao, Lacir Vicente Nunes/ Sandoval Alves da Rocha e Outros. 28 Article 11 de la Convention n° 107 de l’OIT relative aux populations aborigènes et tribales : Le droit de propriété, collectif ou individuel, sera reconnu aux membres des populations intéressées sur les terres qu'elles occupent traditionnellement. 29 Chambre constitutionnelle de la Cour suprême du Costa Rica, Blanco Rodríguez y otros c. el Presidente de la República, la Ministra de Gobernación y Policía, el Instituto de Desarrollo Agrario y la Comisión Nacional de Asuntos Indígenas, 11 août 1999, Res : 06229-aa, Exp : 96-007361-007-CO-C.

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en Colombie, le Tribunal supérieur a déclaré l’inconstitutionnalité d’un article de loi réduisant l’accès des travailleurs étrangers aux postes de direction des syndicats en s’appuyant principalement sur la violation de l’article 3 de la Convention n° 87 de l’OIT sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical qui reconnaît entre autres aux syndicats le droit d’élire librement leurs représentants30.

Un point commun aux différentes hypothèses d’application directe du

droit international du travail réside dans le fait que certains tribunaux semblent parfois plus appliquer l’esprit des traités internationaux que leur lettre. À cet égard, un arrêt estonien retient l’attention. La Cour du district de Tallin se fonde en effet directement sur la Convention n° 135 de l’OIT concernant les représentants des travailleurs pour reconnaître l’applicabilité du statut protecteur des représentants du personnel à une salariée désignée comme déléguée syndicale par une organisation n’ayant pas encore officiellement déposé ses statuts. 31 Or, si la Convention de l’OIT en question pose le principe général d’une protection efficace et adéquate des représentants du personnel contre tout acte de discrimination, la Convention n’entre pas plus dans le détail sur les modalités d’application de cette règle générale.

L’application directe apparaît donc comme le seul type d’utilisation

judiciaire du droit international propre à un seul mode d’incorporation du droit international en droit interne, à savoir le monisme. Elle est également la plus susceptible d’attirer l’attention de la doctrine32 dans la mesure où elle peut confronter les juges à la question de l’incompatibilité entre droit national et international. Ceci pourrait expliquer la tendance existant dans certains pays monistes à négliger l’étude d’autres formes d’utilisation du droit international du travail peut-être moins spectaculaires mais présentant pourtant un potentiel d’application pratique plus important. Nous faisons ici référence aux types d’utilisation indirecte du droit international lorsque ce 30 Voir Tribunal superior, 5 février 2000, décision n° c-385. 31Voir Division administrative de la Cour du district de Tallin, Ly Kovanen v. Ownership Reform Department of the City of Tallin, 27 août 2001, n° 46-13. 32 En ce sens l’ouvrage précité de Virginia Leary qui n’évoque la question de l’utilisation judiciaire des conventions de l’OIT que sous l’angle de l’application directe. Si cette approche est conforme à l’objet de la recherche de Virginia Leary (l’effectivité de l’incorporation automatique des conventions internationales en droit interne), cet exemple illustre combien les possibilités d’application indirecte du droit international du travail ont fait l’objet de peu d’études pour l’instant.

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dernier constitue, soit une source d’interprétation du droit interne, soit une source d’inspiration dans la reconnaissance de principes jurisprudentiels. 2 - L’usage interprétatif du droit international du travail

Dans cette deuxième hypothèse, les juridictions internes se réfèrent au

droit international du travail non pas pour résoudre directement le différend qui leur est soumis mais afin de préciser le sens et la portée des dispositions internes applicables au litige. Du point de vue du droit international, nombreux sont les organes de contrôle internationaux qui soulignent l’importance de l’usage interprétatif du droit international des droits de la personne par les tribunaux internes afin que l’application du droit national soit la plus conforme possible aux engagements internationaux des États33. Dans les recherches effectuées, ce type d’utilisation du droit international du travail a été beaucoup plus fréquemment relevé que l’application directe. De fait, il est possible de soutenir que l’usage interprétatif est celui qui correspond le mieux à la nature et au contenu du droit international du travail, composé d’instruments et de sources souvent non contraignantes et destiné à orienter les droits nationaux plutôt qu’à s’y substituer. Dans ce sens, l’analyse de l’usage interprétatif du droit international du travail par les tribunaux internes devrait nous permettre de saisir plusieurs traits importants de l’utilisation judiciaire du droit international du travail dans son ensemble.

Très schématiquement, le recours interprétatif aux sources internationales

peut permettre, soit de résoudre une ambiguïté du droit interne, soit de mieux fixer les contours d’un texte rédigé en termes généraux. Un exemple de la première situation provient de la Cour suprême du Chili34. La juridiction devait déterminer si le régime protecteur des représentants du personnel s’appliquait à des salariés s’étant portés candidats au poste de représentants syndicaux juste avant que leur syndicat ne soit officiellement enregistré. Constatant la contradiction entre deux articles de la législation du travail relatifs au point de départ de l’application du statut des représentants syndicaux, la Cour suprême s’est tournée vers les conventions de l’OIT ratifiées par le Chili, afin de déterminer laquelle des deux solutions devait finalement prévaloir. La juridiction s’est particulièrement référée à l’article 3 33 Cf. not. l’observation générale n° 9 du Comité des droits économiques, sociaux et culturels ainsi que l’observation générale n° 31 du Comité des droits de la personne, citées supra. 34 Cour suprême du Chili, Víctor Améstida Stuardo y otro contra Santa Isabel S.A., 19 octobre 2000, dossier n° 10.695.

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de la Convention n° 87 de l’OIT qui reconnaît aux syndicats le droit d’élire librement leurs représentants ainsi qu’aux conventions n° 9835 et 135 qui obligent les États à assurer aux travailleurs engagés dans des activités syndicales une protection efficace et adéquate contre la discrimination. Sur ce fondement, la Cour suprême a décidé que la législation interne devait être interprétée de manière à protéger effectivement contre les actes de discrimination les candidats à la fonction de représentant même lorsque leur candidature avait été déposée avant l’enregistrement officiel du syndicat. Une illustration de la deuxième situation peut être relevée dans la jurisprudence de la Cour suprême de l’Inde à propos du harcèlement sexuel36. En l’absence de législation spécifique définissant et interdisant le harcèlement sexuel dans les relations de travail, la Cour suprême s’est référée à la Convention des Nations Unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes ainsi qu’aux observations de son organe de contrôle. Sur ce fondement, la Cour a considéré que l’interdiction générale de la discrimination fondée sur le sexe contenue dans la Constitution devait être interprétée comme prohibant également les cas de harcèlement sexuel tels que définis internationalement.

Ces quelques exemples posés, il est important de souligner le caractère potentiellement très étendu de l’usage interprétatif du droit international du travail. Alors que l’application directe apparaissait limitée uniquement aux pays monistes et restreinte aux seules dispositions self-executing inclues dans des conventions ratifiées, l’utilisation interprétative n’est soumise a priori à aucune de ces limitations. a - Un type d’utilisation du droit international du travail relevé tant dans les pays monistes que dualistes

Dans la mesure où il ne s’agit pas de résoudre directement le litige par l’application d’une disposition internationale, les différences dans les méthodes d’incorporation du droit international en droit interne sont ici moins discriminantes. Dans ce sens, l’usage interprétatif du droit international du travail a été relevé tant dans des pays dualistes que monistes, tels que nous l’ont montré les exemples du Chili et de l’Inde. Confirmant la même tendance, l’on peut noter, aussi bien dans des pays monistes que 35 Convention n° 98 de l’OIT sur le droit d’organisation et de négociation collective. 36 Cour suprême de l’Inde, Vishaka and Others v. State of Rajasthan and Others, 13 août 1997, 3 L.R.C. 361.

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dualistes, un nombre croissant de constitutions et de Codes du travail qui accordent explicitement une fonction interprétative au droit international37.

Ceci dit, les exemples les plus nombreux d’utilisation interprétative semblent pour l’instant avoir été relevés dans des pays dualistes tandis que les cas de jurisprudence provenant de pays monistes sont surtout le fait de juridictions constitutionnelles ou suprêmes38. Dans les pays dualistes, l’usage interprétatif est d’abord relevé lorsque la loi faisant l’objet de l’interprétation a pour but d’incorporer en droit interne une convention internationale ratifiée. Dans ce cas, le fondement juridique permettant de se référer à l’instrument international est bien sûr particulièrement solide. Toutefois, l’utilisation interprétative du droit international par des tribunaux de pays dualistes ne se limite pas à cette seule hypothèse. Deux types d’arguments juridiques sont alors avancés pour étendre l’utilisation interprétative du droit international à des lois ne visant pas à incorporer un traité ratifié. Il est d’abord souligné que la ratification d’un traité entraîne des obligations juridiques pour l’ensemble des organes de l’État, le pouvoir judiciaire devant dans ce cadre s’assurer de donner au droit interne une interprétation aussi conforme que possible aux engagements internationaux de l’État. Par ailleurs, en cas de doute sur le sens d’une disposition interne postérieure à la ratification d’un traité, est également utilisée la présomption selon laquelle le législateur national n’a pas voulu enfreindre les obligations internationales de l’État39. b - L’ampleur des éléments de droit international pouvant être utilisés de manière interprétative

Dans la mesure où l’utilisation interprétative ne suppose pas de résoudre le litige sur le fondement direct du droit international, de nombreux tribunaux n’hésitent pas à se référer à des sources de droit n’ayant pas valeur contraignante en droit interne, qu’il s’agisse de conventions non ratifiées, de recommandations ou de travaux d’organes de contrôle. Ces différents éléments seront développés dans la sous-partie suivante à propos des différentes sources de droit international du travail utilisées par les tribunaux

37 Cf. supra, note 15. 38 Comme déjà relevé, ces propos ne doivent toutefois pas laisser penser que l’utilisation interprétative du droit international du travail serait absente des pays monistes. Des cas ont ainsi été relevés au Chili, en Espagne, au Japon en Allemagne ou encore au Costa Rica. 39 Voir Michael Kirby, “The First Ten Years of the Bangalore Principles.” op.cit.

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internes. Par ailleurs, la logique même de l’utilisation interprétative permet aux tribunaux internes d’utiliser des dispositions de traités ou de conventions ne présentant pas un caractère self-executing, c’est-à-dire dont le contenu ne serait pas suffisamment clair et précis pour résoudre directement un litige sans l’appui d’une source complémentaire. Dans ce sens, des dispositions fixant des principes ou objectifs généraux ou d’autres portant définition de concepts sont utilisées par des tribunaux nationaux afin d’éclairer le sens de leur législation interne. Ainsi, dans l’exemple du Chili cité plus haut, la Cour suprême a utilisé les articles 1 des Conventions n° 98 et 135 qui obligent les États à assurer une protection efficace contre les actes de discrimination antisyndicale. En l’espèce, il importait peu que ces dispositions présentent ou non un caractère directement applicable. L’obligation générale imposée par ces articles aux États signataires constituait un élément suffisamment clair pour que la Cour puisse s’en inspirer dans l’interprétation de son droit interne.

Il apparaît donc ainsi que la fonction interprétative accordée au droit international du travail par de nombreux tribunaux internes est probablement à la fois la plus fréquente et celle où le contenu du droit international du travail est le plus à même d’appuyer les tribunaux. Cette constatation faite, il est frappant de noter qu’aucun cas explicite d’utilisation interprétative du droit international du travail ne nous est parvenu de pays francophones. Même si plusieurs éléments d’explication, juridiques ou non, peuvent probablement être avancés40, cette absence nous semble en tout cas juridiquement surprenante dans la mesure où tant la valeur supralégale accordée aux traités ratifiés par les constitutions de pays francophones que la méthode de l’interprétation systématique, devrait pouvoir permettre ce type d’utilisation du droit international du travail. Dans le cas de la France et à titre d’exemple, un tel usage interprétatif aurait probablement pu permettre à

40 Vis-à-vis des arrêts de la Cour de cassation française, il faut dire que la brièveté extrême de l’argumentation juridique venant fonder les interprétations et principes dégagés par la Cour ne faciliterait pas une éventuelle référence aux sources internationales. Ceci dit, l’argument ne vaut plus par rapport aux avis de l’avocat général à la Cour de cassation. Or, en la matière, aux dires mêmes d’un ancien avocat général, M. Lyon-Caen, l’utilisation des sources universelles est quasiment inexistante, un seul exemple, relatif à la Convention n° 173 de l’OIT sur la protection des créances des travailleurs en cas d'insolvabilité de leur employeur, ayant pu être relevé. Pour consulter cet avis, voir Lyon-Caen, P., « Faillite ouverte à l’étranger. Un salarié travaillant en France peut-il obtenir la garantie de l’AGS ? », RJS 8-9, 2003, p. 658-660.

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la Cour de cassation d’admettre plus rapidement la réintégration d’une femme enceinte ayant fait l’objet d’un licenciement illicite.41 3 - Le droit international du travail comme source d’inspiration dans la reconnaissance de principes jurisprudentiels

Nous sommes ici face à un deuxième type d’utilisation indirecte du droit international du travail. Face aux lacunes ou à l’inadéquation du droit écrit national, les juridictions internes s’inspirent d’une norme internationale, souvent non ratifiée ou non soumise à ratification, pour dégager l’existence d’un principe jurisprudentiel permettant de résoudre le litige. Les règles de droit international du travail sont alors utilisées comme fondement juridique ou comme preuve de l’existence dudit principe. Au cours de notre étude, une telle fonction d’inspiration n’a été relevée que dans certains pays de common law où les tribunaux du travail se voient reconnaître une grande latitude dans le choix des sources leur permettant de résoudre le litige, soit parce qu’ils peuvent juger en équité soit parce qu’il leur revient de faire respecter des « pratiques justes de travail » dont ils doivent déterminer le contenu42.

À ce propos, les jurisprudences des cours industrielles du Botswana et de

Trinidad et Tobago en matière de licenciement méritent d’être citées. Au Botswana, la législation nationale n’impose pas expressément le principe de la justification du licenciement. Cependant, se fondant sur sa compétence pour juger en équité, la Cour a pu affirmer que pour être valide, tout licenciement devait être fondé sur un motif légitime. Tant pour reconnaître l’applicabilité du principe que pour le mettre en œuvre, la Cour se réfère régulièrement43 à la Convention n° 158 de l’OIT sur le licenciement, même 41 Les articles L-122-25-2 et L-122-30 du Code du travail français ont en effet posé pendant longtemps un problème d’interprétation relatif aux sanctions applicables au licenciement illicite de la femme enceinte dans la mesure où ces dispositions font à la fois référence à la nullité du licenciement et à l’attribution de dommages et intérêts. La réintégration de la salariée enceinte n’a été finalement reconnue que tardivement par la Cour de cassation dans un arrêt du 19 novembre 1997, Soc. 19 novembre 1997, Bull. Civ. V, n° 382. À cet égard, l’interprétation de la Cour aurait probablement pu s’appuyer sur les Conventions n° 111 et 158 de l’OIT ainsi que sur la lecture donnée à ces instruments par la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations de l’OIT. 42 On peut citer ici les jurisprudences établies d’Afrique du Sud, du Botswana, de Trinidad et Tobago ainsi que des décisions plus sporadiques en provenance de Fidji et du Malawi. 43 Voir par exemple l’arrêt Mojanaga/Homemakers Supermarket du 25 septembre 1998, IC n° 82/97, ainsi que, plus récemment, l’arrêt Rapula Jimson/Botswana Building Society, 6 mai 2003 n° IC 35/03. Plus généralement, pour une synthèse, s’étendant jusqu’à 1999, des

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si cette dernière, non ratifiée et donc non incorporée dans l’ordonnancement juridique national, ne fait pas partie du droit interne du Botswana. Tel que cela ressort clairement de plusieurs de ses jugements44, la Cour considère que les conventions et recommandations de l’OIT expriment des règles de justice naturelle ou d’équité desquelles la Cour choisit donc de s’inspirer.

Si le raisonnement juridique adopté par la Cour industrielle de Trinidad et Tobago diffère quelque peu dans son point de départ et sa formulation, il permet d’aboutir à un résultat similaire. La législation de Trinidad et Tobago ne régule pas de manière détaillée la rupture du contrat de travail. Dans ce sens, l’Industrial Relations Act n’impose expressément ni l’obligation de fonder le licenciement sur un motif valable ni celle de faire précéder la rupture du contrat de travail par un entretien préalable. En revanche, en vertu de l’Act, la Cour industrielle se doit de sanctionner les licenciements « pris dans des circonstances dures ou oppressives ou contraires aux principes de bonnes pratiques de relations de travail »45. Pour déterminer le contenu des bonnes pratiques de relations de travail en matière de licenciement, la Cour industrielle s’est dans un premier temps référée à la Recommandation n° 119 de l’OIT sur la cessation de la relation de travail puis, après son adoption en 1982, à la Convention n° 158 de l’OIT sur le licenciement même si, encore une fois ici, cet instrument n’a pas pour l’instant été ratifié par Trinidad et Tobago. Avec l’appui des normes de l’OIT, la Cour a pu déterminer que l’entretien préalable et la nécessité de fonder le licenciement sur un motif valable constituaient des principes de bonnes pratiques de relations de travail devant être respectées par les employeurs. Formellement, les normes de l’OIT sont utilisées par la Cour industrielle comme une preuve de l’existence de ces principes. La Cour considère en effet que les conventions ou recommandations internationales en matière de licenciement sont censées codifier des règles de justice naturelle ainsi que des principes de bonnes pratiques de relations de travail. Dans ce sens, les instruments de l’OIT n’apparaissent explicitement qu’à l’issue de l’argumentation de la Cour pour conforter sa validité. Dans le fond, on peut cependant considérer que les décisions de la Cour industrielle du Botswana faisant référence au droit international du travail, voir The Role of International Labour Standards in the Work of Southern African Labour Courts, Background paper, Southern Africa Multidisciplinary Advisory Team of the ILO, Harare, 1999. 44 À cet égard, voir les raisonnements très explicites de la Cour industrielle du Botswana dans l’arrêt Gaborone, Joel Sebonego v. Newspaper Editorial and Management Services ltd, 23 avril 1999, n° IC 64/98. 45 Voir l’article 10.5 de l’Act précité.

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normes de l’OIT, en particulier ici la Convention n° 158, sont prises en compte par la Cour dès le début de son raisonnement. Il est en effet possible de constater que la juridiction s’inspire étroitement du contenu de la Convention pour définir la notion de motif valable de licenciement46. Les normes de l’OIT sont alors amenées à jouer un double rôle de source d’inspiration substantielle d’abord, de renforcement formel du raisonnement du juge ensuite.

L’importance accordée aux normes de l’OIT par ces juridictions du travail n’est probablement pas étrangère au caractère à la fois tripartite et universel de ces instruments. Si l’on se rappelle que les conventions et recommandations de l’OIT sont le fruit d’un large consensus nécessitant l’accord des deux tiers des délégués d’une conférence réunissant 178 pays différents et trois groupes (employeurs, travailleurs et gouvernements) aux intérêts divergents, il semble alors raisonnable de considérer que ces instruments expriment des principes généraux du droit du travail dont il est possible de s’inspirer dans la résolution du contentieux du travail.

Une telle utilisation du droit international du travail pourrait-elle être

envisagée dans des pays de droit civil en tenant compte des particularités de ce système ? On pourrait se demander par exemple si dans la reconnaissance de principes généraux du droit, notion connue de certains pays de droit civil, les cours ou tribunaux ne pourraient pas s’inspirer, implicitement ou explicitement, de certains textes internationaux. De fait, lorsque le Conseil d’État français reconnaît des principes généraux du droit du travail au profit des agents contractuels de l’État, qui ne sont ni couverts par le Code du travail ni par le Statut de la fonction publique, il considère que les articles correspondants du Code du travail s’inspirent d’un principe général préexistant47. Même s’il est mis en œuvre dans un contexte entièrement distinct et qu’il se fonde sur des sources de droit internes, le raisonnement du Conseil d’État nous semble finalement assez proche de celui des tribunaux de common law mentionnés plus haut. En théorie, il ne nous paraîtrait donc pas impossible que le Conseil d’État puisse se référer à une convention de

46 Voir par exemple l’arrêt Bank and General Workers’ Union v. Home Mortgage Bank, 3 mars 1998, n° 140, 1997. 47 Cf. not. Mekhantar, J., « Les principes généraux du droit du travail dans les fonctions publiques », contribution à la conférence organisée le 17 décembre 1999 par la faculté de droit de Dijon sur le thème L'employeur public à l'approche du nouveau siècle (http://www.rajf.org/articles/25012000a.php)

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l’OIT pour démontrer l’existence d’un principe général du droit du travail au profit des agents contractuels de l’État. En s’inspirant de la Convention n° 158 de l’OIT48, il serait peut-être ainsi possible de reconnaître l’application de la règle de l’entretien préalable avant la rupture du contrat de travail par l’administration49, ou encore l’obligation de verser à l’agent contractuel des dommages et intérêts en cas de rupture abusive50. B - La prise en compte judiciaire d’instruments internationaux non contraignants

Il est intéressant de noter, comme cela a été brièvement relevé lors de l’analyse de l’utilisation interprétative du droit international du travail, que les tribunaux ne se limitent pas à l’utilisation de conventions ou traités ratifiés par leur pays. En effet, dans les hypothèses d’utilisation indirecte du droit international, les juridictions se réfèrent souvent à des instruments non contraignants, ceux-ci ne constituant pas la règle principale de résolution du litige. Cette pratique, même si elle semble peut-être plus courante dans des pays de common law, a toutefois été relevée tant dans des pays dualistes que monistes. 1 - L’utilisation de conventions internationales non ratifiées

Nous avons déjà vu que certains tribunaux du travail de pays de common law se réfèrent régulièrement à des conventions de l’OIT non ratifiées par leur pays pour démontrer l’existence de règles d’équité ou de bonnes pratiques de relations de travail. Dans les pays de droit civil, les cas sont plus rares mais on a par exemple pu noter qu’en matière de maternité, la Cour constitutionnelle allemande s’est référée à la Convention n° 103 de l’OIT sur la protection de la maternité, non ratifiée par l’Allemagne, afin de conforter son raisonnement selon lequel le paiement du congé de maternité par l’employeur pouvait risquer de favoriser les discriminations à l’encontre des 48 On notera qu’en la matière, la technique des principes généraux du droit pourrait permettre de contourner la difficulté que pourrait éventuellement représenter la détermination du caractère directement applicable de la Convention n° 158 de l’OIT. 49 Sur la non-application du contenu de l’article L-122-14 du Code du travail français aux agents publics non titulaires, voir CAA Nancy, 4 décembre 1990, M. Jean-Pierre Delage, n° 89NC01325. 50 Sur la non-application du contenu de l’article L-122-14-4 du Code du travail français aux agents publics non titulaires, voir CAA Bordeaux, 27 décembre 1990, Régie autonome des sports et des loisirs c./M. Pasanau, n° 89BXOO570, n° 89BXOIO26.

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femmes51. Ce cas illustre bien le fait que les sources internationales non contraignantes peuvent constituer pour les juridictions nationales un élément subsidiaire ou d’appui dans l’interprétation de leur droit interne52. 2 - La référence aux recommandations internationales du travail

Élaborées et adoptées par la Conférence internationale du travail (CIT)

suivant des règles identiques à celles des conventions, les recommandations internationales du travail ne constituent pas des instruments juridiques contraignants et ne sont donc pas ouvertes à ratification. Leur finalité n’est pas d’obliger les États membres à respecter leur contenu mais plutôt de leur proposer des lignes directrices dans la régulation des relations de travail et dans la mise en œuvre de leur politique sociale.

Selon les cas, les recommandations sont utilisées par la CIT soit pour

accompagner l’adoption d’une convention et en compléter les dispositions soit pour traiter de façon autonome un sujet. Dans le cas de l’adoption conjointe d’une convention et d’une recommandation, la seconde pourra par exemple proposer des mesures afin de mettre en œuvre les principes posés par la première.

Du point de vue du droit interne, il n’existe pas de différences entre une convention de l’OIT non ratifiée et une recommandation. Dans ce sens, les tribunaux du travail voyant dans les normes de l’OIT l’expression de règles d’équité n’hésitent pas à se référer parfois à des recommandations internationales du travail. Ainsi, nous avons déjà signalé qu’à partir de 1972, la Cour industrielle de Trinidad et Tobago a régulièrement utilisé la Recommandation n° 119 de l’OIT en matière de licenciement pour introduire en droit interne les notions d’entretien préalable et de licenciement injustifié.

51 Cour constitutionnelle fédérale, décision du 18 novembre 2003, 1 BvR 302/96. À ce sujet, voir Thomas, C., Oelz, M. et Beaudonnet, X., op. cit. supra note 1, p. 275. 52 Finalement, le thème de l’utilisation judiciaire de conventions internationales du travail non ratifiées ne peut être clos sans évoquer brièvement le cas singulier de l’Afrique du Sud. Il est en effet très intéressant de noter qu’au début des années 1980, afin de donner un contenu au principe de « bonnes pratiques de relations de travail » compris dans la législation interne, les tribunaux du travail sud-africains n’avaient pas hésité à se fonder sur des conventions de l’OIT telle que la n° 158 sur le licenciement, non seulement non ratifiées par leur pays mais alors même que l’Afrique du Sud avait abandonné l’OIT depuis 1966 suite aux différends causés par le régime d’apartheid.

L’utilisation des sources universelles du droit international du travail

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Si l’on se tourne vers des pays monistes, une décision du Tribunal constitutionnel espagnol de 1981 illustre parfaitement le rôle que les instruments internationaux non contraignants peuvent jouer dans le contentieux constitutionnel du travail53. En l’espèce, le Tribunal constitutionnel avait été saisi par des salariés candidats à une élection professionnelle licenciés pour motif économique le lendemain de la présentation de leur candidature. N’ayant pu obtenir gain de cause devant les tribunaux ordinaires, les travailleurs avaient entrepris un recours d’amparo pour violation du principe constitutionnel de la liberté syndicale. Ce recours posait deux principales questions juridiques. En premier lieu, le Tribunal devait déterminer si la protection constitutionnelle de la liberté syndicale impliquait d’étendre aux candidats la protection légale contre le licenciement dont bénéficiaient alors seulement les représentants élus des travailleurs. En second lieu, l’amparo soulevait également la question de l’aménagement de la charge de la preuve en cas de litige relatif à une éventuelle discrimination antisyndicale. La législation du travail espagnole de l’époque ne prévoyait rien à cet égard et, de fait, les travailleurs n’avaient pas été en mesure de démontrer l’existence d’une discrimination devant les tribunaux ordinaires. Il appartenait donc à la juridiction constitutionnelle de déterminer si la protection de la liberté syndicale par la Constitution imposait un réaménagement des règles de preuve en la matière. En interprétant la Constitution espagnole à la lumière de la Recommandation n° 143 de l’OIT concernant les représentants des travailleurs et des décisions pertinentes du Comité de la liberté syndicale de l’OIT, le Tribunal s’est, d’une part, prononcé en faveur de l’application de la protection renforcée contre le licenciement aux candidats aux élections professionnelles et a, d’autre part, reconnu la nécessité d’aménager la charge de la preuve en matière de discrimination antisyndicale. À cet égard, le raisonnement mis en œuvre par le Tribunal constitutionnel pour reconnaître une fonction interprétative aux recommandations de l’OIT mérite d’être relevé. Prenant comme point de départ l’article 10.2 de la Constitution espagnole qui indique que les droits fondamentaux reconnus par la Constitution devront être interprétés conformément aux traités internationaux ratifiés, le Tribunal a considéré que les recommandations, même si elles n’étaient pas contraignantes, constituaient une source d’interprétation des conventions internationales du 53 STC 38/1981, 23 novembre 1981, RA, FJ 5. Au sujet de cette décision, voir Saiz Arnaiz, A., op. cit p. 96 et 97 ; voir également García de Enterría, E., Linde, E., Ortega, L.I. et Sanchez Morón, M., El sistema europeo de protección de los derechos humanos, Madrid, 1983, 2e édition, p. 202.

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travail et pouvaient donc être utilisées indirectement vis-à-vis des dispositions de la Constitution espagnole relatives aux mêmes droits et principes54. Finalement, cet arrêt retient d’autant plus l’attention qu’il se réfère également à des décisions d’organes de contrôle de l’OIT, en l’occurrence celles du Comité de la liberté syndicale. Ceci nous conduit donc directement à notre point suivant. 3 - La prise en compte judiciaire des travaux des organes de contrôle internationaux

Nous avons déjà souligné en introduction que les instruments universels du droit international du travail ne sont pas pourvus de juridictions internationales chargées de veiller de manière contraignante à leur bonne application. Toutefois, ceci ne signifie pas qu’il n’existe pas de mécanismes permettant de vérifier le respect de ces normes par les États signataires. Ainsi, les différents pactes et conventions des Nations Unies relatifs aux droits de la personne sont chacun dotés d’un organe de contrôle spécifique. Si tous ces comités sont chargés d’analyser les rapports obligatoirement présentés par les États signataires à intervalles réguliers, certains d’entre eux peuvent de surcroît connaître des cas de plaintes individuelles55. Il est par ailleurs important de relever que ces différents comités élaborent régulièrement des observations générales dans lesquelles ils donnent leur lecture des dispositions des traités dont ils ont la charge, contribuant ainsi à en préciser le sens et la portée.

Quant aux conventions de l’OIT, le contrôle de leur application est assuré

par une série de quatre mécanismes articulés et complémentaires56, qui, pour 54 Le Tribunal constitutionnel espagnol a confirmé le rôle attribué aux recommandations internationales du travail dans plusieurs décisions. Voir STC 184/1990, 15 novembre 1990, CI, FJ 4 ; STC 191/1998, 29 septembre 1998, RA, FJ 5 ; vis-à-vis de cette jurisprudence, voir Saiz Arnaiz, A., op. cit. p. 96. 55 C’est le cas du Comité des droits de l’homme chargé du contrôle de l’application du Pacte des Nations Unies relatif aux droits civils et politiques et du Comité pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, chargé du contrôle de l’application de la Convention du même nom. Dans les deux hypothèses, les plaintes ne peuvent être présentées que contre des États ayant formellement accepté cette possibilité de recours. 56Les quatre types de mécanismes de contrôle de l’application des normes de l’OIT sont : le contrôle régulier, par la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations puis par la Commission d’application des normes de la Conférence, de l’application des conventions ratifiées en vertu de l’article 22 de la Constitution de l’OIT ; le contrôle par un Comité tripartite ad hoc faisant suite au dépôt d’une réclamation en vertu de

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certains d’entre eux, fonctionnent depuis près de 80 ans57. Au sein de ces différents mécanismes, deux organes de contrôle retiennent particulièrement l’attention, leur caractère permanent leur ayant permis de construire une « jurisprudence » ou doctrine à la fois complète et élaborée. Créée en 1926, la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations (ci-après la Commission d’experts) est l’organe principalement chargé de connaître des rapports présentés régulièrement par les États membres à propos des conventions de l’OIT qu’ils ont ratifiées58. Sur le fondement de ces rapports, la Commission, composée de 20 juristes indépendants, émet annuellement des observations dans lesquelles elle signale en particulier les incompatibilités entre les obligations issues de la convention ratifiée, d’une part, et le droit et la pratique du pays, d’autre part. La Commission publie également chaque année une étude d’ensemble consacrée à une ou plusieurs conventions et recommandations de l’OIT traitant d’un même thème. Ces études d’ensemble permettent entre autres à la Commission d’experts de se prononcer sur le sens et la portée à donner aux articles des instruments analysés et sur la manière dont ils devraient être mis en œuvre. Il convient finalement de relever que la Commission d’experts contient en son sein plusieurs magistrats nationaux de haut niveau, que les membres de la Commission ne sont ni choisis ni présentés par les gouvernements des pays membres et que le fonctionnement de la Commission s’inspire de certains principes issus de la procédure judiciaire59.

l’article 24 de la Constitution ; le contrôle par une Commission d’enquête faisant suite au dépôt d’une plainte en vertu de l’article 26 de la Constitution ; et enfin, le contrôle par le Comité de la liberté syndicale ou par la commission d’investigation et de conciliation en matière de liberté syndicale faisant suite au dépôt d’une plainte en matière de liberté syndicale. 57 Pour une description de ces différents mécanismes, Servais, J.M., Normes internationales du travail, LGDJ, 2004, p. 257-271 ; voir également Leary, V., “Lessons from the Experience of the International Labour Organization” in The United Nations and Human Rights: A Critical Appraisal, ouvrage coordonné par Philip Alston, Oxford, Clarendon press, 1992, p. 580-619. 58 Il convient de noter que sur le fondement de l’article 23 de la Constitution de l’OIT, les partenaires sociaux ont la possibilité de faire parvenir à l’OIT leurs commentaires sur l’application des conventions ratifiées. 59 Ainsi, la Commission d’experts s’inspire du principe du contradictoire dans la mesure où lorsqu’elle reçoit un commentaire d’une organisation de travailleurs ou d’employeurs, elle ne se prononce pas avant d’avoir laissé au gouvernement la possibilité de s’exprimer sur le sujet. Par ailleurs, les expert/es ne prennent jamais part aux délibérations concernant leur pays d’appartenance.

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Le deuxième organe de contrôle de l’OIT retenant particulièrement l’attention est le Comité de la liberté syndicale. Depuis 1951, ce comité tripartite composé de 9 représentants du Conseil d’administration du BIT et d’un président indépendant, connaît des plaintes pour violation de la liberté syndicale présentées par les partenaires sociaux ou par les États60. Le mécanisme de plainte en matière de liberté syndicale ayant été institué sur le fondement de la Constitution de l’OIT, les plaintes peuvent être adressées contre tous les États membres de l’OIT, qu’ils aient ou non ratifié les conventions internationales en la matière. Le Comité, après avoir suivi une procédure quasi judiciaire respectant en particulier le principe du contradictoire, émet des conclusions et recommandations qui sont ensuite entérinées par le Conseil d’administration. Au cours de ses 54 ans d’existence, le comité s’est prononcé sur plus de 2200 cas et a pu ainsi élaborer un corpus de « jurisprudence » très complet en matière de liberté syndicale et négociation collective61.

Ceci étant, l’éventuelle utilisation judiciaire des observations et

recommandations de ces organes de contrôle pose tout d’abord la question de leur valeur juridique. Que ce soit dans le cadre des traités des Nations Unies ou dans celui des normes de l’OIT, aucun texte n’accorde à ces travaux une valeur contraignante vis-à-vis des États qui ont ratifié les traités correspondants. Plus précisément encore, les organes de contrôle ne sont pas formellement chargés de donner une interprétation authentique des traités dont ils doivent vérifier l’application. De fait, dans le cadre de l’OIT, la Constitution de l’Organisation n’accorde une telle fonction qu’à la seule Cour internationale de justice62. Toutefois, cette constatation d’importance signifie-t-elle pour autant que ces travaux ne doivent être considérés que comme de simples orientations morales et que l’absence de caractère contraignant leur ôte toute valeur juridique ? Un certain nombre d’arguments permettent semble-t-il de soutenir le contraire.

60 Cette dernière hypothèse ne s’est produite qu’une fois dans l’histoire du Comité de la liberté syndicale. Encore s’agissait-il de circonstances bien particulières puisqu’il était question d’une plainte présentée par le gouvernement du Koweït à l’encontre de l’Irak au lendemain de l’invasion de l’émirat par son voisin en 1990. 61 Pour une analyse de l’impact des décisions du Comité de la liberté syndicale, voir Gravel, E., Duplessis, I. et Gernigon, B., Le Comité de la liberté syndicale : quel impact depuis sa création ? BIT, Genève, 2001. 62 Voir l’article 37 § 1 de la Constitution de l’OIT. Il convient de noter que la possibilité, prévue au § 2 de cet article, de créer un tribunal spécial chargé de résoudre les questions d’interprétation n’a jamais été mise en oeuvre.

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En premier lieu, il convient de revenir sur la fonction même de ces organes telle qu’elle a été acceptée par les États ayant ratifié les instruments universels en matière de droits de la personne et de droit du travail. Chargés de vérifier si les États parties aux traités respectent bien leurs obligations, les organes de contrôle doivent nécessairement se prononcer sur le sens et la portée des instruments dont ils assurent le contrôle de l’application63. Il ne fait donc pas de doute qu’afin de respecter leur mandat, les organes de contrôle sont tenus de réaliser matériellement un travail d’interprétation et que leurs compétences et spécialisation leur permettent de donner une lecture particulièrement autorisée des textes dont ils ont la charge64. En second lieu, il est utile de rappeler que tel qu’exprimé dans la Convention de Vienne sur le droit des traités65, l’État ayant ratifié une convention internationale s’engage à la respecter et à l’appliquer de bonne foi. Pour les États qui ont, par le biais de la ratification des traités des Nations Unies et conventions de l’OIT, accepté de se soumettre à la supervision des organes de contrôle, il peut être soutenu que l’application de bonne foi de ces instruments suppose de la part de l’État, y compris de son pouvoir judiciaire, de considérer les observations et recommandations des organes de contrôle. Finalement, vis-à-vis des conventions internationales du travail, il est possible d’avancer que dès lors que les États n’utilisent pas la possibilité offerte par la Constitution de l’OIT de recourir à la Cour internationale de justice pour interprétation, ils acceptent tacitement la lecture des conventions donnée par les organes de contrôle de l’OIT.66

La confrontation des deux paragraphes précédents conduit selon nous aux

deux conclusions suivantes : même si les organes de contrôle de l’OIT et des Nations Unies ne sont pas formellement investis du pouvoir d’interpréter les conventions et traités dont ils ont la charge, il n’en demeure pas moins que leurs travaux constituent la lecture la plus autorisée de ces instruments.

63 Cf. la position de la Commission d’experts à ce sujet, dans Rapport général de la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations, Conférence internationale du travail, 77e séance (1990), § 7. 64 Au passage, on peut noter ici une relative similitude de situation entre les organes de contrôle de l’OIT et des Nations Unies d’une part et les tribunaux nationaux d’autre part. Si dans la plupart des pays, le pouvoir judiciaire n’est pas formellement chargé de l’interprétation authentique des lois adoptées par le parlement, cela n’empêche pas les tribunaux de devoir interpréter la législation nationale afin de pouvoir résoudre les litiges leur étant soumis. 65 Il s’agit de l’article 26 de la Convention. 66 En ce sens, la position très claire de la Commission d’experts en 1990, voir supra note 62.

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D’autre part, s’il apparaît que les tribunaux nationaux ne sont pas juridiquement obligés de se conformer aux orientations des organes de contrôle internationaux67, il existe de solides arguments juridiques pouvant leur permettre de prendre en compte, explicitement ou implicitement, leurs observations dans l’interprétation des normes internationales du travail et, partant de là, dans l’application de leur propre droit interne68.

De fait, même s’il ne fait pas de doutes que le caractère non juridictionnel

des organes de contrôle de l’OIT et des Nations Unies constitue un obstacle à la fois juridique69 et psychologique dans l’utilisation de leurs travaux par les tribunaux internes, il n’en demeure pas moins qu’un nombre conséquent de cas d’utilisation judiciaire de la « jurisprudence » des organes de contrôle ont pu être relevés dans différents pays, essentiellement à des fins d’interprétation du droit interne. Ainsi, dans un litige relatif à la discrimination dans l’emploi fondée sur l’âge, la Cour suprême d’Australie devait déterminer si la notion de discrimination utilisée dans la législation interne incluait la discrimination indirecte70. Afin de résoudre ce problème interprétatif posé par une loi dont l’adoption visait à incorporer en droit interne les dispositions de la Convention n° 111 de l’OIT concernant la discrimination dans l’emploi et la profession, la Cour s’est non seulement référée à la convention précitée mais elle a également décidé de suivre l’interprétation donnée à ce texte en droit international : « la définition du 67 Fait ici exception un arrêt très controversé de la Cour constitutionnelle de Colombie dans lequel la juridiction a reconnu aux décisions du Comité de la liberté syndicale non seulement une valeur contraignante mais également une place dans le bloc de constitutionnalité colombien. Voir Sala Cuarta de Revisión de Tutelas de la Corte Constitucional, Sindicato de las Empresas Varias de Medellín contra Ministerio de Trabajo y Seguridad Social, el Ministerio de Relaciones Exteriores, el Municipio de Medellín y las Empresas Varias de Medellín E.S.P., 10 août 1999, T-568-99. Cet arrêt a été confirmé par deux décisions postérieures de la Cour constitutionnelle. Voir l’arrêt Sintrava-Aviance, 18 septembre 2000, T-1211/2000 et un arrêt du 23 juillet 2003, T-603/2003. Pour une analyse critique de cette jurisprudence, voir Molina, C.E., op. cit, p. 216-223. 68 Pour une recherche sur la prise en compte judiciaire des travaux des comités chargés de contrôler l’application des pactes et conventions des Nations Unies en matière de droits de l’homme, voir “Final Report on the Impact of Findings of the United Nations Human Rights Treaty Bodies”, Conférence de Berlin, International Law Association, 2004. (http://www.ilahq.org/pdf/Human%20Rights%20Law/Report%202004.pdf) 69 C’est en particulier le cas lorsqu’une disposition claire et précise de droit interne se heurte à l’interprétation d’une disposition internationale rédigée en termes généraux donnée par un organe de contrôle international. 70 Cour fédérale australienne, Commonwealth of Australia v.Human Rights and Equal Opportunity Commission, 15 décembre 2000, FCA 1854.

L’utilisation des sources universelles du droit international du travail

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terme discrimination de l’Act devrait donc être analysée en conformité avec l’interprétation qui est attribuée en droit international au terme discrimination de la Convention n° 111 de l’OIT ». Dans ce sens, la Cour suprême s’est appuyée sur l’étude d’ensemble de la Commission d’experts relative à la Convention n° 11171 mais également au rapport de la Commission d’enquête nommée en vertu de l’article 26 de la Constitution de l’OIT pour vérifier le respect de ladite Convention par la Roumanie. Sur ce fondement, la Cour a pu déterminer que la législation interne interdisait tant les cas de discrimination directe qu’indirecte. Un autre arrêt, cette fois de la Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud en matière de liberté syndicale, mérite d’être cité pour la manière générale dont la Cour se prononce sur la prise en compte des travaux de la Commission d’experts et du Comité de la liberté syndicale72. La Cour constitutionnelle a en effet considéré que « ces décisions (NDR : des deux organes précités) constituent des développements faisant autorité vis-à-vis des principes relatifs à la liberté syndicale contenus dans les conventions de l’OIT. La jurisprudence de ces organes constituera une ressource importante dans le développement des droits relatifs au travail contenus dans notre Constitution. »73. Sans que nous ayons l’espace pour les décrire ici, d’autres exemples d’utilisation expresse des travaux des organes de contrôle de l’OIT ou des Nations Unies par des juridictions internes ont été relevés dans des pays aux systèmes juridiques aussi divers que l’Argentine74, le Canada75, la Colombie76, l’Espagne77, l’Inde78 ou le 71 Les § 25 et 26 de l’étude d’ensemble de la Commission d’experts sur la discrimination dans l’emploi et la profession sont en effet très clairs sur l’inclusion de la discrimination indirecte dans la définition de la discrimination donnée par l’article 1 convention n° 111 de l’OIT. Ces paragraphes proposent ensuite une définition précise de la discrimination indirecte (Cf. Égalité dans l’emploi et la profession, op.cit.). 72 Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud, NUMSA v. Bader Pop, 13 décembre 2002, CCT 14/02. 73 Il convient de rappeler que l’Afrique du Sud fait partie des pays dans lesquels la Constitution nationale accorde expressément au droit international une fonction interprétative dans l’application du droit interne. Voir en l’occurrence, les articles 39 et 233 de la Constitution d’Afrique du Sud. 74 Voir notamment Tribunal superior, Unión Docentes Argentinos contra Estado Nacional y otro sobre Acción de Amparo, 28 février 2002 75 Cour suprême du Canada, Dunmore c. Ontario (Procureur général), 20 décembre 2001, n° 2001 CSC 94. 76 Voir par exemple l’arrêt Empresas varias de Medellín précité. 77 Alejandro Saiz Arnaiz a ainsi pu relever, de 1980 à 1998, cinq décisions du Tribunal constitutionnel espagnol se référant aux recommandations du Comité de la liberté syndicale de l’OIT. Au-delà de la décision du 23 novembre 1981 déjà mentionnée, voir également STC 53/1982, 22 juillet 1982, RA FJ 3 ; SSTC 65/1982, 10 novembre 1982, RA, FJ 3 ; STC

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Zimbabwe79. Dans beaucoup de cas, ce sont les définitions de notions et concepts développées par les organes de contrôle, telles que celles de discrimination indirecte, de harcèlement sexuel ou encore de services essentiels en matière de grève, qui ont été utilisées par les tribunaux nationaux à des fins d’interprétation de leur droit interne.

En conclusion, on peut constater une diversité importante dans les

sources de droit international du travail utilisées par les juridictions nationales. Dans beaucoup d’hypothèses, les éléments utilisés n’ont pas force contraignante en droit interne. Cet aspect reflète à nouveau que dans la majorité des cas, le droit international du travail n’est pas utilisé en substitution du droit interne mais au contraire comme un appui dans son application ou dans son développement, ce qui permet l’utilisation de sources de droit non contraignantes. Ceci dit, il reste maintenant à se pencher sur les effets de l’utilisation judiciaire de ces différentes sources internationales sur le fond du droit. C - Quelques illustrations de l’impact de l’utilisation judiciaire du droit international du travail sur le contenu du droit positif

Au cours des recherches effectuées, il a été possible de relever un nombre

assez important de décisions de justice où la référence au droit international du travail s’est avérée plus symbolique que décisive quant au sort du litige80. D’autres hypothèses, beaucoup moins nombreuses, d’application judiciaire du droit international du travail81 peuvent être considérées comme juridiquement peu solides voire même dans un cas particulier comme 37/1983, 11 mai 1983, RA, FJ 2 ; STC 39/1986, 31 mars 1986, RA, FJ 3. Par ailleurs, l’auteur précité a pu relever une décision du Tribunal constitutionnel espagnol aux travaux de la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations (CEACR). Voir STC 98/1985, 29 juillet 1985, RI, FJ 2. Sur ces différentes décisions, voir Saiz Arnaiz, A., op. cit. , p. 97 et 98. 78 Voir l’arrêt Vishaka précité. 79 Voir la décision du Tribunal du travail d’Harare, Frederick Mwenye/Textile Investment Compagny, 8 mai 2001, n° LRT/MT/11/01. 80 La référence au droit international du travail sert alors souvent à souligner le caractère fondamental d’un droit ou d’un principe. Voir par exemple plusieurs arrêts de République dominicaine tels que Corte de trabajo del departamento judicial de San Pedro de Macorís, 6 juillet 2004, Expediente n° 336-04-000 49. 81 Pour illustration, on a pu relever un cas d’application directe de la Convention n° 100 de l’OIT, relative à l’égalité de rémunération entre hommes et femmes, à un litige concernant une différence de salaire entre deux personnes du même sexe.

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contraires au sens des normes internationales du travail utilisées82. Ces exceptions mises à part, il est important de souligner que dans beaucoup de situations, le recours aux sources universelles du droit international du travail par les tribunaux internes contribue effectivement à une meilleure application des principes contenus dans les normes internationales du travail. Dans l’impossibilité de nous livrer à une analyse exhaustive des effets de l’utilisation judiciaire du droit international du travail sur le droit positif des pays concernés, nous nous proposons de signaler de manière sélective quelques exemples probants du rôle actif que peut être amené à jouer le pouvoir judiciaire dans l’harmonisation des droits internes avec les grandes orientations du droit international du travail. Les illustrations qui suivent concernent le licenciement, l’égalité dans l’emploi et la profession et enfin la liberté syndicale.

1 - En matière de licenciement

Les premiers exemples concernent donc l’encadrement du licenciement.

Comme cela a déjà été évoqué plus haut, dans plusieurs pays de common law, l’affirmation d’un régime juridique du licenciement distinct de celui du droit commun de la rupture du contrat a été le fait des tribunaux sur le fondement des conventions et recommandations de l’OIT en la matière. Dans ces différents pays, les législations du travail n’imposaient ni l’obligation générale de fonder le licenciement sur un motif légitime ni la nécessité de faire précéder la rupture du contrat par l’employeur d’un entretien préalable avec le salarié. Tant en Afrique du Sud, qu’au Botswana ou qu’à Trinidad et Tobago, ce sont donc les tribunaux du travail qui ont introduit ces notions en droit interne en considérant que leur reconnaissance par les conventions et recommandations de l’OIT démontrait leur nature de principes fondamentaux des relations de travail. 2 - En matière d’égalité dans l’emploi et la profession

En matière d’égalité dans l’emploi et la profession, le recours judiciaire au droit international du travail a d’abord permis dans plusieurs cas d’interpréter de manière extensive la législation interne et d’assurer ainsi sa conformité au droit international. Nous avons déjà décrit l’exemple de 82 Pour des exemples japonais d’utilisation apparemment partielle des décisions du Comité de la liberté syndicale afin de restreindre la liberté syndicale des employés du secteur public, voir Iwasama, Y., op.cit, p. 254 et 255.

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l’Australie où la Cour suprême, sur le fondement de la Convention n° 111 de l’OIT et de sa lecture par la Commission d’experts, a inclus la discrimination indirecte dans les cas de discrimination prohibés par la loi. Une autre illustration de cet aspect concerne l’égalité de rémunération entre hommes et femmes. Alors que la législation nationale n’envisageait l’application de ce principe qu’à des cas d’emplois identiques (à travail égal, salaire égal), le Tribunal du travail d’Israël a choisi de mettre en oeuvre la loi interne à la lumière de la Convention n° 100 de l’OIT sur l’égalité de rémunération, ratifiée par Israël, et d’étendre ainsi son application à des emplois différents mais d’égale valeur83. En second lieu, tout comme en matière de licenciement, l’utilisation par les juridictions internes du droit international relatif à l’égalité dans l’emploi et la profession a parfois contribué à introduire en droit interne des notions nouvelles. Ainsi, en Inde84 et au Zimbabwe85, la définition et l’interdiction du harcèlement sexuel dans les relations de travail procèdent à l’origine de décisions judiciaires fondées sur les observations générales du Comité pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. Finalement, la référence judiciaire aux normes internationales concernant l’égalité dans l’emploi et la profession a, dans d’autres hypothèses, contribué à accroître l’effectivité de la protection accordée par la loi aux victimes de discriminations professionnelles. Dans ce sens, plusieurs arrêts de juridictions constitutionnelles ont conclu que, conformément aux orientations conjuguées de leur Constitution et du droit international, l’élimination effective des pratiques discriminatoires au travail supposait d’aller au-delà de l’attribution d’une simple compensation pécuniaire au profit des salariés qui en étaient victimes et de leur accorder une réparation intégrale de leur préjudice professionnel86. 83 Voir Elite Israel Sweets and Chocolate Industry Ltd/Lederman, 5 mars 1978, ICE, 1980, p. 153. 84 Voir l’arrêt Vishaka précité. 85 Voir la décision du Tribunal du travail d’Harare précitée. 86 Pour un cas de discrimination antisyndicale lors de la rupture du contrat de travail conduisant à la réintégration des salariés, voir l’arrêt précité du Tribunal constitutionnel espagnol. Pour un cas de discrimination à l’embauche fondé sur le VIH/SIDA et conduisant à l’embauche du candidat précédemment écarté, voir Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud, Jacques Charl Hoffman/South African Airways, 28 septembre 2000, n° CCT 17/00.

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3 - En matière de liberté syndicale

En matière de liberté syndicale enfin, il est possible de noter, de manière non exhaustive, que la référence judiciaire aux sources universelles du droit international du travail a par exemple permis d’étendre le champ d’application de la liberté syndicale à de plus amples catégories de travailleurs. Ainsi, la Cour suprême du Canada, en interprétant la Charte canadienne des droits et libertés à la lumière de l’article 2 de la Convention n° 87 de l’OIT, a invalidé une loi provinciale excluant les travailleurs agricoles des garanties attribuées aux autres salariés en matière de liberté syndicale87. Comme cela a déjà été relevé dans cet article, certains tribunaux se sont également fondés sur les travaux des organes de contrôle de l’OIT pour limiter des restrictions apportées au droit de grève. Dans ce sens, un tribunal argentin s’est référé à la « jurisprudence » du Comité de la liberté syndicale pour invalider l’inclusion de l’éducation dans la liste des services essentiels où le droit de grève serait exclu88. Finalement, nous ne revenons pas sur les lignes du paragraphe précédent consacrées à une sanction plus efficace des pratiques de travail discriminatoires mais il va sans dire que cette utilisation judiciaire du droit international du travail a également concerné la discrimination antisyndicale.

Bref, dans beaucoup de cas, l’utilisation judiciaire du droit international a

effectivement fait évoluer les droits positifs des pays concernés en les rapprochant du contenu des normes internationales du travail, ratifiées ou non. Il n’est d’ailleurs pas rare que ces évolutions jurisprudentielles aient été suivies de réformes législatives consacrant dans le droit écrit les solutions acquises devant les tribunaux89.

À partir du contenu de la jurisprudence existante, nous avons tenté de

décrire les principaux traits de l’utilisation du droit international du travail par les tribunaux internes. Cependant, dès le début de cet article, nous avons souligné combien la fréquence de cette utilisation pouvait varier d’un pays à l’autre sans qu’il soit toujours facile de trouver de raison immédiate à cette 87 Cour suprême du Canada, Dunmore c. Ontario (Procureur général), 20 décembre 2001, n° 2001 CSC 94. 88 Voir l’arrêt Unión Docentes Argentinos contra Estado Nacional y otro sobre Acción de Amparo précité. 89 Voir par exemple le cas de l’Afrique du Sud en matière d’encadrement du licenciement, celui de l’Espagne en matière de discrimination antisyndicale ou encore celui de l’Inde pour le harcèlement sexuel.

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hétérogénéité. Dans ce sens, sur la base des éléments dégagés jusque-là, nous voudrions essayer d’identifier quelques facteurs pouvant expliquer le recours plus ou moins fréquent, selon les pays, des tribunaux au droit international du travail. II – Quelques réflexions sur l’usage plus ou moins fréquent du droit international du travail par les juridictions internes

Il va sans dire que l’objet de cette partie est beaucoup plus incertain et mouvant que celui de la première. Alors que nous avions jusque-là limité notre analyse à des éléments précis et objectifs, à savoir le contenu d’arrêts effectivement rendus par certains tribunaux, nous nous hasardons maintenant à tirer, de manière probablement plus intuitive que scientifique, quelques éléments de réflexion sur les conditions paraissant, dans la pratique, favoriser ou non l’utilisation des sources universelles du droit international du travail par les juridictions internes. On reviendra ainsi successivement sur le constat de l’indifférence de l’appartenance aux systèmes monistes ou dualistes (A), l’importance de la constitutionnalisation du droit du travail (B), le degré d’autonomie des juridictions du travail dans le développement du droit du travail (C), le besoin pratique de se référer au droit international du travail pour compléter les évolutions du droit interne (D) et, enfin, sur la place occupée par le droit international dans l’histoire et la culture politique de chaque pays (E). A - L’indifférence de l’appartenance aux systèmes monistes ou dualistes

Le premier élément relatif aux facteurs pouvant favoriser l’utilisation judiciaire du droit international du travail est une constatation d’ordre négatif. Il ressort en effet clairement des éléments exposés jusque-là que l’appartenance à un système moniste ou dualiste d’incorporation du droit international en droit interne ne constitue pas un élément conduisant à une plus ou moins grande utilisation judiciaire du droit international du travail. De fait, si l’application directe des dispositions internationales n’est envisageable que dans le système moniste, nous avons également vu que la majorité des cas de jurisprudence ainsi que l’essentiel du « potentiel » d’application judiciaire du droit international du travail relevaient principalement de l’utilisation indirecte, juridiquement possible quel que soit le mode d’incorporation du droit international en droit interne. Par ailleurs, dans la pratique, nous avons pu constater qu’au sein des deux systèmes, il

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existait des pays où l’utilisation judiciaire du droit international du travail était assez fréquente et d’autres où cette référence était au contraire quasiment, voire totalement, absente de la jurisprudence90. Dans la même logique, il est également possible de relever que la valeur supralégale accordée aux traités ratifiés par certaines constitutions de pays monistes ne constitue pas en soi un facteur explicatif du recours plus ou moins fréquent aux instruments internationaux. Pour illustration, les cas d’utilisation judiciaire du droit international du travail sont plus courants au Brésil, pays où les traités ratifiés jouissaient jusqu’à il y a peu d’une valeur égale à celle des lois ordinaires, que dans chacun des pays de tradition juridique française reconnaissant pourtant la supériorité des traités internationaux ratifiés91. Finalement, pour revenir à l’absence de caractère explicatif de la distinction entre monisme et dualisme, il est intéressant de noter que les facteurs sur lesquels nous allons maintenant nous attarder dépassent, à une exception près, les frontières entre les deux systèmes. B - L’importance de la constitutionnalisation du droit du travail92

Selon les pays, la reconnaissance par l’ordonnancement juridique d’une valeur constitutionnelle à certains droits relatifs au travail peut avoir une incidence plus ou moins forte sur le contentieux judiciaire. La validité de la législation qui porterait atteinte aux droits fondamentaux ainsi reconnus peut être mise en jeu devant les tribunaux avec une plus ou moins grande facilité selon les systèmes juridiques. De plus, dans certains pays, un recours spécial permet de porter devant les juridictions les cas de violation des droits fondamentaux commis par les autorités publiques ou par les tribunaux ordinaires.

Or, il apparaît que la constitutionnalisation du contentieux du travail

représente un critère favorable à l’utilisation judiciaire du droit international du travail en général et à ses sources universelles en particulier. Ce constat 90 Ainsi, au sein des pays monistes, plusieurs pays d’Amérique latine se caractérisent par une jurisprudence fournie en matière d’utilisation du droit international du travail alors que, de l’autre coté du spectre, la France et la plupart de ses anciennes colonies se distinguent par la quasi inexistence de la jurisprudence en la matière. Le phénomène est suffisamment marqué pour considérer qu’il existe une césure entre les pays ibéro américains d’une part et les pays d’inspiration juridique française d’autre part. 91 Dans le même sens vis-à-vis du Japon, voir Iwasama, Y., op.cit., p. 265-268. 92 À ce sujet, voir Oscar Ermida Uriarte, « Constituzionalización del derecho laboral », Asesoría laboral, Lima, février 1993, n° 26.

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semble découler de plusieurs facteurs. En premier lieu, comme cela a déjà été relevé, la protection judiciaire des droits fondamentaux suppose un important travail d’interprétation de la part des tribunaux. Ces droits sont en effet souvent inclus dans des dispositions rédigées en termes généraux dont le contenu doit être précisé judiciairement afin d’en permettre l’application dans la résolution des litiges. Cet effort d’interprétation est d’autant plus important que, de manière croissante, les juridictions constitutionnelles veillent à ce que l’ordonnancement juridique accorde une protection effective et pas seulement formelle des droits fondamentaux, notion dont les contours et le contenu doivent être précisés par les tribunaux eux-mêmes.

Il existe donc un besoin objectif de sources d’interprétation de la part des

juridictions gardiennes des droits fondamentaux. Pour y répondre, les sources universelles du droit international du travail semblent d’autant mieux placées que les éléments de droit interne consacrés aux droits fondamentaux et pouvant servir de référence, ne sont pas forcément nombreux. En premier lieu, vis-à-vis des droits de la personne, il n’est pas rare que les formulations retenues par les Constitutions ou Chartes de droits fondamentaux s’inspirent de celles contenues dans les traités internationaux en la matière. Il existe alors une proximité objective et historique justifiant la référence aux sources internationales dans l’interprétation des droits fondamentaux reconnus en droit interne93. En deuxième lieu, on a vu que par le biais de ses différentes sources et en particulier par ses organes de contrôle, le droit international du travail propose de nombreux éléments de définition des droits fondamentaux ainsi que des orientations sur les conditions permettant leur protection efficace. De fait, il est possible de voir une certaine ressemblance objective entre le rôle des organes de contrôle internationaux et celui des juridictions gardiennes des droits fondamentaux au niveau national. Finalement, tant la position hiérarchique que les fonctions des juridictions constitutionnelles invitent ces dernières à prendre du recul sur leur propre ordonnancement juridique pour mieux en contrôler la validité, les conduisant ainsi à rechercher des sources d’interprétation ou des références juridiques extérieures à leur droit interne. Dans ce sens, il apparaît que les tribunaux ou

93 Sans parler bien sûr des nombreuses constitutions nationales attribuant au droit international une fonction interprétative en matière de droits fondamentaux : Espagne, Pérou, Colombie, Afrique du Sud, Roumanie, Fidji, etc. Ce type de référence constitutionnelle au droit international semble de fait plus favorable à l’utilisation du droit international que les articles accordant aux traités internationaux une valeur supralégale.

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cours constitutionnelles disposent souvent d’une latitude importante dans le choix des sources de droit auxquelles elles peuvent se référer94.

En conclusion, la protection judiciaire des droits fondamentaux au travail, en particulier dans son versant constitutionnel, constitue un vecteur important de l’utilisation judiciaire du droit international du travail. Plus les procédures de contrôle de constitutionnalité et de protection des droits fondamentaux prennent de l’importance dans le contentieux judiciaire d’un pays et plus il est possible de noter des références aux sources universelles du droit du travail. Cette tendance est notable aussi bien dans des pays monistes que dualistes tels que le montrent les exemples de l’Espagne95, de la Colombie ou du Costa Rica d’une part, de l’Afrique du Sud ou du Canada d’autre part.

Le besoin d’appui objectif dans l’interprétation du droit interne ainsi que

la latitude dont jouissent les juridictions constitutionnelles pour déterminer les sources de droit qu’elles peuvent utiliser ont été relevés pour expliquer la tendance de certaines de ces juridictions à se référer au droit international du travail. Ces deux éléments se retrouvent également vis-à-vis de plusieurs juridictions du travail de pays de common law. C - Le degré d’autonomie des juridictions du travail dans le développement du droit du travail

Dans la perspective de notre sujet, la situation que connaissent les

juridictions constitutionnelles, caractérisée par l’absence de soumission à la législation ordinaire et par le besoin de sources d’interprétation, n’est pas complètement étrangère, dans un contexte juridique entièrement différent, à celle de certains tribunaux du travail de pays de common law. En effet, en vertu de la législation de plusieurs pays, les juridictions du travail ont compétence pour résoudre les litiges du travail en fonction de concepts très généraux dont la définition et l’interprétation incombent à la seule jurisprudence. Dans ces conditions, les tribunaux disposent d’une grande 94 Ceci dit, les éléments relevés en matière de droits fondamentaux ne sont pas tous exclusivement attachés aux juridictions constitutionnelles. Un exemple comme l’arrêt Dugain de la Cour suprême de Madagascar (voir supra, note 23) montre comment les juridictions ordinaires, y compris celles de premier et de deuxième degré, sont également appelées à faire respecter les droits fondamentaux au travail, avec, là aussi, la possibilité de trouver un appui important dans le droit international. 95 Saiz Arnaiz, A., op.cit, sp. p. 93 à 98 consacrées à l’OIT.

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autonomie pour choisir les sources de droit qui leur permettront de développer et préciser le contenu des règles qu’ils appliqueront aux litiges du travail. Cette configuration apparaît, potentiellement du moins, doublement propice à l’utilisation judiciaire du droit international du travail, d’abord parce que les tribunaux ne sont pas « contraints » par le respect d’une législation interne précise et détaillée et ensuite parce que, en l’absence d’un véritable soutien législatif, les juridictions ont réellement besoin de sources d’inspiration extérieures que le droit international du travail peut leur apporter. Dans ce sens, nous avons vu que les juridictions du travail d’Afrique du Sud, du Botswana et de Trinidad et Tobago ont choisi de se fonder sur les instruments de l’OIT pour fixer les règles applicables au licenciement96. D - Le besoin pratique de se référer au droit international pour compléter les évolutions du droit interne

Sans essayer de déterminer de manière générale dans quelle mesure les caractéristiques et le contenu des législations du travail contribuent à la plus ou moins grande fréquence d’utilisation judiciaire du droit international du travail, il apparaît toutefois que certaines configurations du droit positif sont propices à une référence au droit international du travail et à ses sources universelles. Dans de nombreux cas analysés97, le droit international du travail a permis de conforter des évolutions en cours dans les droits du travail nationaux. Afin de renforcer des changements encore imparfaitement 96 Pour un cas australien, voir par exemple Commission australienne de conciliation et d’arbitrage, Termination,Change and Redundancy Case, 2 août 1984, (1984) 8 I.R. 34. 97 Voir de manière générale la jurisprudence du Tribunal constitutionnel espagnol en matière de droits fondamentaux au travail. Dans le cadre de réformes générales destinées à démocratiser le droit du travail, le Tribunal constitutionnel a pu s’appuyer sur les sources de l’OIT pour consolider et approfondir les tendances émergeant de la nouvelle Constitution et des lois destinées à la mettre en œuvre. Sur ce sujet : Saiz Arnaiz, A., op.cit. Pour un cas spécifique non cité dans le cadre de cet article, voir par exemple un arrêt de la Cour d’appel d’Afrique du Sud étendant l’obligation de faire précéder le licenciement par un entretien préalable au cas de salariés ayant pris part à une grève illégale. En l’espèce, la juridiction s’est fondée sur la Convention n° 158 de l’OIT pour qualifier la règle de l’entretien préalable de principe général des relations de travail auquel il ne pouvait être fait exception en cas de grève illicite. Ce faisant, la Cour a pu conforter les tendances les plus récentes de la législation du travail sud-africaine qui, par le biais de son “Code of good practices”, se montrait génériquement favorable à un dialogue préalable entre employeurs et travailleurs avant qu’une décision de licencier des salariés grévistes ne soit prise. Voir Cour d’appel du travail, Modise and Others V. Steve’s Spar, 15 mars 2000, n° JA 29/99.

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consolidés dans le droit positif interne, les tribunaux ont recherché des sources additionnelles leur permettant d’appuyer des tendances en gestation. Il s’agit là d’une configuration particulièrement favorable à l’utilisation du droit international par les juridictions nationales.

En premier lieu, il existe alors un réel besoin substantiel de se fonder sur

des sources complémentaires pour conforter les raisonnements ou étayer les solutions issues du droit interne. En second lieu, la juridiction n’a pas à écarter radicalement le droit interne au profit du droit international et, au lieu de s’opposer, les deux sources se combinent et se complètent. Cette configuration est non seulement plus aisée à gérer pour les tribunaux internes, mais elle correspond également certainement mieux au rôle naturel du droit international, consistant à orienter ou renforcer le droit interne plutôt qu’à le remplacer.

Cela dit, si le degré d’autonomie des juridictions du travail, l’importance

de la constitutionnalisation du contentieux du travail ou encore le besoin de consolidation du droit du travail sont potentiellement favorables à l’utilisation judiciaire du droit international du travail, le développement effectif de cette pratique dépend probablement en dernière instance d’éléments plus subjectifs, tels que l’audace individuelle des juges ou peut-être plus encore de la perception générale du droit international entretenue dans chaque pays98. E - La place du droit international dans l’histoire et la culture politique de chaque pays

La plus ou moins grande ouverture des juridictions internes vis-à-vis du droit international du travail ne dépend pas que de facteurs juridiques précis. Des éléments plus diffus, issus en particulier de la place, réelle ou symbolique, du droit international dans la culture et l’histoire politiques de chaque pays, peuvent également peser sur l’utilisation judiciaire du droit international. Cet aspect mériterait une analyse solide et approfondie que nous ne sommes pas en mesure de mener. Malgré tout, nous voudrions évoquer très brièvement une illustration de ce phénomène vis-à-vis de pays qui ont été soumis pendant une longue période à des régimes politiques

98 En ce sens Iwasama, Y., op.cit., p. 265-268.

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autoritaires et ayant récemment achevé un processus de transition démocratique.

De fait, dans des pays tels que l’Afrique du Sud ou l’Espagne par

exemple, on note un recours judiciaire particulièrement fréquent aux sources universelles du droit international du travail. Si des facteurs juridiques contribuent assurément à cette pratique99, il semble que cette ouverture découle également d’une vision générale du droit international, issue du rôle que celui-ci a joué dans l’histoire politique de ces deux pays. Dans les deux exemples cités, il est en effet possible d’avancer que les périodes d’autoritarisme ont contribué à forger une perception du droit international favorable à son utilisation judiciaire. En premier lieu, lors des expériences autoritaires, le droit international des droits de la personne en général et du travail en particulier ont été amenés à jouer un rôle important dans la contestation des systèmes en place100. Dès avant le retour de la démocratie, le droit international du travail avait ainsi déjà démontré qu’il pouvait constituer un outil juridique de première importance dans l’affirmation des droits fondamentaux au travail. L’existence des régimes autoritaires semble donc avoir hâté la prise de conscience que le contenu du droit international ne se limitait plus à régir les relations entre États mais qu’il avait également investi le terrain des droits de la personne et du droit du travail en particulier. Par la suite, une fois la démocratie revenue, on peut penser que le droit international des droits de la personne a conservé une forte valeur symbolique. Au sein de régimes démocratiques encore récents, la référence à des sources de droit extérieures peut en effet être perçue comme le garant le

99 On citera en particulier, l’insertion dans les constitutions de ces deux pays de dispositions accordant au droit international une fonction interprétative ainsi que l’existence de recours judiciaires spécifiques de protection des droits fondamentaux devant les juridictions constitutionnelles. 100 Vis-à-vis de l’Afrique du Sud, l’OIT a exercé une pression constante pour mettre fin au régime d’Apartheid. Voir en particulier la Déclaration de l’OIT de 1964 ainsi que le rapport annuel sur la situation des travailleurs en Afrique du Sud discuté à la Conférence internationale du travail jusqu’en 1994. Sur ce point : Valticos, N. et Von Potobsky, G., International Labour Law, Kluwer law and taxation publishers, Boston, 1995, § 267-270. Quant à l’Espagne, les procédures de contrôle de l’application des normes internationales du travail ont été très fréquemment utilisées en matière de liberté syndicale afin de contribuer à la reconnaissance du pluralisme syndical. De fait, entre 1952 et 1975, le Comité de la liberté syndicale a connu pas moins de trente-huit plaintes présentées à l’encontre de l’Espagne. La fréquence de ces procédures s’est avérée particulièrement élevée entre 1962 et 1973, période durant laquelle trente-trois plaintes ont été déposées. (Cf. http://webfusion.ilo.org/public/db/standards/normes/libsynd).

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plus solide et impartial de la protection des droits fondamentaux, favorisant ainsi son utilisation judiciaire. En sens inverse, dans un pays comme la France où les traités ratifiés se voient pourtant reconnaître une valeur supralégale, il apparaît que l’histoire politique n’a pas contribué à modifier la vision des tribunaux à l’égard du droit international. L’établissement de l’État de droit et la reconnaissance des droits fondamentaux de la personne ont été réalisés sans que le droit international ne joue un rôle particulier. C’est peut-être également sous cet éclairage que l’on peut comprendre la réticence ou l’extranéité des juridictions françaises vis-à-vis des sources universelles du droit international du travail101. Conclusion

Les remarques de la deuxième partie de cet article sont le fruit de constatations empiriques. Elles ne signifient bien évidemment pas que des juridictions internes ne réunissant pas les facteurs mentionnés ne puissent pas juridiquement se référer au droit international du travail ni qu’elles n’aient pas intérêt à le faire. De fait, au terme de cette étude, il apparaît que l’utilisation judiciaire des sources universelles du droit international du travail présente une physionomie peut-être plus souple et étendue que prévu. En premier lieu, le degré d’utilisation judiciaire du droit international du travail semble dépendre finalement relativement peu des modes d’incorporation du droit international en droit interne. À cet égard, qu’ils soient monistes ou dualistes, nombreux sont les pays aux systèmes juridiques très différents où les instruments internationaux constituent un appui pour les tribunaux dans la consolidation et le développement de leur jurisprudence en matière de travail. D’autre part, l’utilisation judiciaire du droit international du travail ne se limite pas à écarter ou invalider des dispositions de droit interne. En effet, même si ces hypothèses existent et revêtent souvent une grande importance, le recours aux sources internationales est plus fréquemment le fruit d’une application combinée, où droit international et droit interne se complètent plutôt qu’ils ne s’opposent. L’existence de ce type d’utilisation conjuguée est d’autant plus intéressante qu’elle accroît

101 Dans ce sens, on se rappelle que le Conseil constitutionnel français a refusé d’apprécier la validité des lois vis-à-vis des traités internationaux, que, jusqu’à une période récente, les tribunaux se considéraient liés par les positions du gouvernement dans l’interprétation des traités. On pourrait encore évoquer la réticence des juridictions à reconnaître le caractère directement applicable des dispositions des traités internationaux ou encore l’absence, en matière de travail tout au moins, d’utilisation interprétative expresse du droit international

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singulièrement le champ des instruments et sources du droit international potentiellement utilisables par les tribunaux. La référence aux sources internationales est alors possible même si les dispositions en question ne sont pas inclues dans un instrument juridiquement contraignant et même si elles ne présentent pas un caractère self-executing.

Nous avons également constaté que même si l’utilisation judiciaire des

sources universelles du droit international du travail n’était pas une fin en soi, elle pouvait toutefois constituer un puissant levier pour assurer une meilleure application des normes internationales du travail. On ne peut donc que se réjouir du nombre apparemment croissant de juridictions internes ayant inclus les instruments de l’OIT et des Nations Unies parmi les sources de droit devant être prises en compte dans la résolution des litiges du travail. On peut également espérer que les premiers cas de jurisprudence, provenant de systèmes juridiques traditionnellement plus rétifs à accueillir des sources de droit extérieures, se développent à l’avenir afin que les tribunaux puissent pleinement tirer parti des ressources que le droit international du travail met à leur disposition pour assurer le respect de l’ordonnancement juridique dans son ensemble. Pour ce faire, la poursuite et le développement des efforts de formation et sensibilisation des juges, avocats et professeurs de droit, menés depuis quelques années en matière de droit international du travail, revêtent assurément une importance particulière.

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Amparo María Molina Martín Professeur assistant Département de Droit du Travail et de la Sécurité sociale Université de Grenade La protection des victimes de violence de genre en Espagne : aspects de

droits du travail et de la Sécurité sociale

Abstract

The adoption of a Spanish law offering overall protection from gender-based violence represents a significant development in the fight against an epiphenomenon that takes many forms and is, unfortunately, by no means marginal. The law not only attempts to respond to the very diverse situations and problems of victims, it also includes specific provisions concerning labour and social security law. This study is devoted to the latter aspects. These provisions benefit all female victims of gender-based violence, irrespective of their situation: employees, self-employed workers, and civil servants. Résumé

L’intervention d’une loi espagnole visant à une protection globale contre la violence de genre fait date dans la lutte contre un phénomène aussi polymorphe que malheureusement peu marginal. Si la loi tente de répondre à une diversité de situations et de problèmes rencontrées par les victimes, elle comprend des dispositions spécifiques en matière de droits du travail et de la Sécurité sociale. C’est à ces dernières que cette étude est consacrée. Elles bénéficient à toutes les femmes victimes de violence de genre qu’elles soient salariées, travailleuses indépendantes ou fonctionnaires.

Amparo María Molina Martín

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 86

Le 28 décembre 2004, le Congrès des Députés a adopté à l’unanimité la première loi de la législature du nouveau gouvernement socialiste espagnol : la loi relative à une protection globale contre la violence de genre1. Il existait certes déjà, à cette date, en droit espagnol, diverses normes juridiques pouvant participer à la protection des victimes de violence de genre. Le système juridique espagnol disposait à l’image des quelques textes normatifs d’organisations internationales2, de dispositions juridiques permettant de viser la violence de genre au travers de normes relatives à l’égalité des sexes et à l’interdiction de discrimination.

À partir des années 90, on sait que la communauté internationale a pris

conscience de la nécessité d’offrir une solution spécifique au problème de la violence de genre3. C’est aussi dans cette perspective que s’est situé le législateur espagnol, notamment à compter de 2003, en souhaitant développer des normes protectrices des victimes de violence de genre distinctes de l’ensemble classique des normes générales entendant lutter contre les discriminations. Un tel choix s’est d’ailleurs affirmé peu à peu, tant au niveau national4 que dans différentes Communautés Autonomes5. La 1 La loi organique n° 1/2004, du 28 décembre 2004 portant mesures de protection globale contre la violence de genre, est entrée en vigueur trente jours après sa publication au Journal officiel, le 27 janvier 2005, à l’exception des Titres IV et V sur les protections judiciaire et pénale, entrés en vigueur six mois après leur publication, soit le 29 juin 2005. 2 Cf. au niveau international, la Convention sur l’élimination de toutes formes de discrimination à l’égard des femmes (Résolution 34/180, de l’Assemblée Générale des Nations Unies, du 18 décembre 1979) et, au niveau européen, la Directive 76/207/CEE du Conseil, du 9 février 1976, relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l’accès à l’emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail (J.O. 14 février 1976, n° L 39). 3 Cf. au niveau international, la Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes (Résolution 48/104, de l’Assemblée Générale des Nations Unies, du 20 décembre 1993) ; au niveau européen : la Décision 803/2004/CE du Parlement Européen et du Conseil, du 21 avril 2004, adoptant le programme d’action communautaire (2004-2008) visant à prévenir et à combattre la violence envers les enfants, les adolescents et les femmes et à protéger les victimes et les groupes à risque (programme Daphné II), J.O.30 avril 2004, n° L 143. 4 Cf. Ley 27/2003, de 31 de julio, reguladora de la Orden de Protección de las Víctimas de Violencia Doméstica (BOE du 1er août 2003, n° 183), la Ley Orgánica 11/2003, de 29 de septiembre, de Medidas Concretas en Materia de Seguridad Ciudadana, Violencia Doméstica e Integración Social de los Extranjeros (BOE du 30 septembre 2003, n° 234) et la Ley Orgánica 15/2003, de 25 de noviembre, por la que se modifica la Ley Orgánica 10/1995, de 23 de noviembre, del Código Penal (BOE du 26 novembre 2003, n° 283). 5 À Castilla-La Mancha, Ley 5/2001, de 27 de mayo, de prevención de malos tratos y de protección a las mujeres maltratadas (BOE du 21 juin 2001, n° 148) ; à Navarre, Ley Foral

La protection des victimes de violence de genre en Espagne

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loi du 28 décembre 2004 constitue donc une sorte d’aboutissement du processus préalablement engagé.

Comme l’indique clairement son intitulé, elle a pour objectif d’assurer une protection globale contre la violence de genre, cette dernière étant entendue de tout acte de violence physique et psychologique, y compris les atteintes à la liberté sexuelle, les menaces, les contraintes ou la privation arbitraire de liberté, exercé par les hommes sur les femmes qui sont ou qui ont été conjoints, ou qui ont été liés par une relation similaire d’affection, y compris en l’absence de cohabitation.

Une telle définition laisse de fait hors protection de la loi, certaines

formes ou situations de violence de genre qui continuent cependant de pouvoir tomber sous le coup de normes d’application générale et, singulièrement du Code pénal. On doit ainsi souligner que la loi intervenue ne concerne ni la violence développée dans le cadre de couples homosexuels, ni la violence d’une femme envers un homme, ni la violence envers d’autres membres du noyau familial. Pareille délimitation de la loi a suscité certains débats, notamment d’ordre constitutionnel, surtout autour du choc entre droit à l’intégrité de la victime et garanties pénales de l’agresseur6.

Pour ce qui est des droits du travail et de la sécurité sociale, il faut souligner que le domaine subjectif de la loi concerne tous les types d’activités effectués par des femmes victimes de violence de genre : la loi protège non seulement les salariées, mais aussi les femmes fonctionnaires et les travailleuses indépendantes.

22/2002, de 2 de julio, para la adopción de medidas integrales contra la violencia sexista (BOE du 20 août 2002, n° 199), modifiée par Ley Foral 12/2003, de 7 de marzo (BOE du 25 avril 2003, n° 99) ; aux Iles Canaries : Ley 16/2003, de 8 de abril, de prevención y protección integral de las mujeres contra la violencia de género (BOE du 8 juillet 2003, n° 162) ; en Cantabrique : Ley 1/2004, de 1 de abril, integral para la prevención de la violencia contra las mujeres y la protección de sus víctimas (BOE du 26 avril 2004, n° 101). 6 Cf. Lousada Arochena, J. F. “Aspectos laborales y de Seguridad Social de la violencia de género en la relación de pareja”, Actualidad Laboral, n° 7, 2005, p. 761 et Molina Navarrete, C., “Las dimensiones socio-laborales de la « lucha » contra la « violencia de género ». A propósito de la LO 1/2004, de 28 de diciembre, de medidas de protección integral contra la violencia de género - BOE de 29 de diciembre”, Centro de Estudios Financieros, Trabajo y Seguridad Social, n° 264, 2005, p. 8.

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La structure de la loi comprend un Titre préliminaire, cinq Titres et plusieurs dispositions modifiant jusqu’à neuf lois organiques et ordinaires. Le Titre préliminaire porte non seulement sur son objet mais aussi sur ses principes directeurs7. La violence de genre y est envisagée comme une manifestation de discrimination, de situation d’inégalité et de rapports de pouvoir des hommes envers les femmes. Des objectifs de prévention, de sanction, d’éradication de ce type de violence et d’assistance, en l’état, à ses victimes sont fixés. Le Titre I est dédié aux mesures de sensibilisation, de prévention et de détection des situations de violence dans trois domaines : ceux de l’éducation, de la publicité et des médias, et enfin de la santé8. Le Titre II affirme les droits des femmes victimes de violence de genre au travers de quatre sections consacrées successivement aux droits à l’information, à une assistance sociale globale et à l’assistance juridique gratuite, aux droits du travail et aux prestations de sécurité sociale, aux droits des femmes fonctionnaires, enfin aux droits économiques9. Le Titre III dispose sur la protection institutionnelle10, le Titre IV sur la protection pénale11 et le V sur la protection judiciaire12.

Les mesures concernant les questions de travail (I) et de Sécurité sociale (II) sont placées dans le Titre II consacré aux droits des femmes victimes de violence de genre et, concrètement, dans le Chapitre II, intitulé « Droits du travail et de la Sécurité sociale », ainsi que dans le Chapitre III relatif aux droits des femmes fonctionnaires. I - Les mesures de protection dans le domaine du travail

Certaines dispositions de la loi du 28 décembre 2004 concernent le temps de travail (A), d’autres l’exercice d’un droit spécifique à la mobilité (B). Enfin, des droits particuliers sont instaurés en matière de suspension ou d’interruption de l’activité (C).

7 Articles 1 et 2. 8 Articles 3 à 16. 9 Articles 17 à 28. 10 Articles 29 à 32. 11 Articles 33 à 42. 12 Articles 43 à 72.

La protection des victimes de violence de genre en Espagne

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A - Le temps de travail

Par rapport au temps de travail, les femmes salariées ou fonctionnaires concernées par des violences de genre ont droit à la réduction de leur temps de travail, avec diminution proportionnelle de leur salaire, ainsi qu’à la réorganisation de leur temps de travail13. La loi renvoie la détermination précise des conditions de réduction ou de réorganisation du temps de travail aux conventions collectives ou à des accords entre entreprises et représentants des salariés, ou bien encore à un accord entre l’entreprise et la salariée. Si ces différents accords ne peuvent pas être conclus, on prévoit d’appliquer les règles générales du Statut des travailleurs (Estatuto de los Trabajadores).

Par ailleurs, les absences ou les manques de ponctualité motivés par une situation psychique ou psychologique découlant d’acte de violence de genre sont considérés comme justifiés14, après décision des services d’assistance sociale15. On se doit de souligner toutefois que des absences ou des manques de ponctualité qui seraient uniquement motivés, par exemple, par la réalisation de démarches administratives ou par des visites aux services sociaux, n’apparaissent pas justifiés et peuvent bien au contraire provoquer le licenciement16. B - La mobilité

La loi dispose également en matière de mobilité des femme salariées ou fonctionnaires victimes de violences de genre. Les salariées peuvent notamment exercer un droit à changement d’établissement, lorsque l’entreprise en comprend plusieurs, ainsi qu’à mobilité géographique quand ceci apparaît nécessaire à leur protection ou à l’effectivité de leur droit à l’assistance sociale. Dans ces hypothèse, les entreprises d’origine sont

13 Nouvel article 37.7 Real Decreto Legislativo 1/1995, de 24 de marzo, por el que se aprueba el Texto Refundido de la Ley del Estatuto de los Trabajadores (BOE du 29 mars 1995, n° 75). 14 Modification de l’article 52.d) du Statut des travailleurs. 15 Il s’agit de services sociaux d’attention, d’urgence, d’appui et accueil et de récupération intégrale qui sont organisés par les Communautés Autonomes et les Collectivités locales en matière d’information, de soutien psychologique, d’appui social, d’éducation et de formation des femmes victimes de violence de genre. 16 Cf. Quintanilla Navarro, B. “Violencia de género y derechos sociolaborales: la LO 1/2004, de 28 de diciembre, de Medidas de Protección Integral contra la Violencia de Género”, Temas Laborales, n° 80, 2005, p. 42 et s.

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obligées de réserver les postes de travail occupés par ces salariées pendant une période maximale de six mois après laquelle elles peuvent choisir entre le retour sur leur ancien poste de travail ou le maintien du nouveau poste17. Les femmes fonctionnaires se voient elles-mêmes reconnaître un droit spécifique à la mobilité géographique18. C - La suspension ou l’interruption de l’activité

En ce qui concerne l’interruption ou l’extinction de l’activité, la loi du 28 décembre 2004 prévoit des mesures de protection des femmes salariées ou fonctionnaires mais aussi des travailleuses indépendantes.

Les salariées victimes de violence de genre ont droit à la suspension de

leur contrat de travail avec réservation dans certaines conditions et délais de leur poste de travail.19 Elles peuvent aussi choisir l’option de l’extinction de leur contrat de travail en arguant de la violence exercée contre elles20. La loi assure également une protection contre des licenciements provoqués par l’exercice des droits à la réduction ou réorganisation du temps de travail, à la mobilité géographique, au changement de lieu de travail ou à la suspension de la relation de travail : ces licenciements sont considérés comme nuls21.

Les femmes fonctionnaires victimes de violences de genre peuvent quant

à elle, en fonction des textes ou des statuts applicables, faire valoir un droit spécifique à congés. Quant aux travailleuses indépendantes, la loi précise que l’interruption (par elles) de leurs activités doit être regardée comme justifiée dès lors qu’elle est une condition pour pouvoir assurer effectivement leur protection ou exercer leur droit à une assistance sociale intégrale.

17 Nouvel article 40.3.bis du Statut des travailleurs. 18 Ley 30/1984, de 2 de agosto, de Medidas para la Reforma de la Función Pública (BOE du 3 août 1984, n° 185). 19 Nouveaux articles 45.1.n) et 48.6 du Statut des travailleurs. 20 Nouvel article 49.1.m) du Statut des travailleurs. 21 Modification de l’article 55.5.b) du Statut des travailleurs.

La protection des victimes de violence de genre en Espagne

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II - Les mesures dans le domaine de la Sécurité sociale

Des mesures relevant du domaine de la Sécurité sociale viennent compléter la protection des victimes de violence de genre apportée en droit du travail.

En ce qui concerne les salariées, dès lors qu’elles sont obligées de

suspendre ou rompre leur contrat de travail en raison d’une situation de violence de genre, la loi de 2004 précise qu’elles doivent automatiquement bénéficier du statut légal de chômeur22. De plus, en cas de suspension du contrat, ce temps - quel qu’en soit la durée - sera pris en compte pour le calcul des droits en matière de retraite, d’incapacité permanente, de décès, de maternité ou encore de chômage23. En revanche, dans l’hypothèse où une victime de violence de genre opte pour une réduction du temps de travail avec diminution proportionnelle de son salaire, la loi n’a pas prévu une aide complémentaire telle que, par exemple, une prestation pour chômage partiel.

Par ailleurs, quand des salariées d’une entreprise suspendent leur contrat

ou bien exercent leur droit à mobilité géographique ou à changement d’établissement de travail et que les entreprises embauchent des remplaçants, ces même entreprises sont totalement exonérées de cotisations sociales supplémentaires pendant toute la durée de la suspension ou pendant les six premiers mois en cas de mobilité géographique ou de changement d’établissement de travail. On doit aussi souligner que les entrepreneurs qui embauchent à durée déterminée ou indéterminée des femmes victimes, même de façon indirecte, de violence de genre, ont également droit à une exonération de charges sociales à hauteur de 65% pendant une durée maximale de 24 mois.

Si les femmes concernées sont inscrites comme demandeuses d’emploi

mais ne bénéficient pas de droit à des prestations ou allocations de chômage ou encore n’ont aucun revenu supérieur à 75% du salaire minimum, elles ont le droit de percevoir la « renta activa de inserción » (revenu actif d’insertion). La loi du 28 décembre 2004 prévoit y compris l’accès à un programme spécifique d’action pour l’emploi des victimes de violence de 22 Modification des articles 208.1.1.e) et 208.1.2 de la loi générale de sécurité sociale dénommée LGSS (Real Decreto Legislativo 1/1994, de 20 de junio, por el que se aprueba el texto refundido de la Ley General de la Seguridad Social, BOE du 29 juin 1994, n° 154. 23 Nouvel article 124.5 et modification de l’article 210.2 de la LGSS.

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genre inscrites comme demandeuses d’emploi, dans le cadre du « Plan de Empleo para el Reino de España » (plan d’emploi pour le Royaume d’Espagne). Quant aux travailleuses indépendantes, si elles optent pour l’arrêt de leur activité afin de pouvoir effectivement bénéficier d’une protection ou exercer leur droit à l’assistance sociale intégrale, leur obligation de cotisations sociales est suspendue durant six mois.

On doit enfin souligner que les prévisions de la loi du 28 décembre 2004

sont, dans certains cas, complétées ou développées dans des dispositifs spécifiques émanant de Communautés autonomes ; il s’agit le plus souvent d’aides économiques dont peuvent bénéficier les victimes de violence de genre essentiellement dans la perspective d’une émancipation de leur agresseur et du commencement d’une nouvelle vie indépendante24. Quelques observations conclusives

L’adoption de la loi du 28 décembre 2004 a incontestablement fait date, en Espagne, dans la protection des victimes de violence conjugale. Mais, d’une certaine façon, l’Espagne est aussi devenu l’un des porte-drapeaux actifs dans le combat contre ce problème qui frappe, de plus en plus, nos sociétés25.

La nouvelle loi espagnole a certainement l’avantage de viser une

protection globale en réunissant tout un ensemble de mesures nécessaires tant pour prévenir que pour lutter contre des situations de violence de genre. En effet, toutes les mesures prévues sont coordonnées entre elles et répondent au mêmes principes et inspirations de politique législative, ce qui devrait éviter des problèmes classiques de difficultés d’articulation voire de conflits normatifs.

24 Cf. Garcia Ninet, J.I., “Medidas laborales y de Seguridad Social previstas en la Ley Orgánica 1/2004, de 28 de diciembre, de medidas de protección integral contra la violencia de género (y III)”, Tribuna Social, n° 171, 2005, p. 7 et s., Sempere Navarro, A.V. “Ley Orgánica de Protección contra la violencia de género: aspectos sociales”, Aranzadi Social, num. 6, 2005, p. 65 et s. et Serrano Argueso, M. “Las posibilidades de incorporación al mercado laboral de las víctimas de violencia de género en el ámbito familiar a la luz de las últimas reformas legislativas”, Aranzadi Social, n° 20, 2005, p. 71 et s. 25 Le rapport de l’Observatoire contre la violence domestique et de genre indique qu’en 2005, il y a eu en Espagne plus de 25.000 victimes, dont près de 90% de femmes (http://www.poderjudicial.es/eversuite/GetRecords?Template=cgpj/cgpj/principal.htm)

La protection des victimes de violence de genre en Espagne

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 93

Cependant, on doit observer que l’objectif de protection générale contre la violence de genre n’est atteint qu’en partie par le dispositif légal. Ce dernier ne protège de façon directe que contre des actes exercés par des hommes sur des femmes qui sont ou qui ont été leurs conjointes ou qui ont été liées à eux par une relation affective forte, même sans cohabitation ; ceux ou celles qui cohabitent avec une victime, spécialement les enfants subissant une situation dérivée de la violence, ne sont protégés que de façon indirecte.

Il convient de souligner l’acception large du terme de violence retenue

par la loi, puisqu’il s’agit de tout acte de violence physique et psychologique, y compris les atteintes à la liberté sexuelle, les menaces, les contraintes ou privation arbitraire de liberté. On doit saluer cette conception large même si on ne peut cacher les difficultés d’apport de preuves que peuvent soulever certaines situations.

Plus particulièrement en ce qui concerne les questions de travail et de

protection sociale, on doit se féliciter que soient visées aussi bien les femmes salariées que les fonctionnaires ou encore les travailleuses indépendantes. En revanche, il faut bien reconnaître que si certaines mesures apparaissent assez complètes et précises (ex. droit à la suspension ou à l’extinction de la relation de travail), d’autres dépendent pour être effectives de précisions qui seront ou non apportées par d’autres acteurs que le législateur (ex. réduction de la journée de travail, …). Indéniablement la mise en pratique de la loi du 28 décembre 2004 appelle le développement de quelques instruments qui y sont certes prévus, singulièrement en ce qui concerne l’activité des services sociaux et les mesures spécifiques envisagées dans le cadre du Plan d’Emploi pour le Royaume d’Espagne. Il faut attendre l’élaboration annoncée d’un « Règlement de développement » de la loi pour voir si cette dernière constitue un outil véritable de protection contre la violence de genre.

 

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 95

Masahiko Iwamura Professeur Université de Tokyo

L’assurance maladie au Japon : ses difficultés et sa réforme

Abstract

In Japan, there is a wide variety of health insurance systems. These were changed and improved many times during the country's period of economic expansion from the 1950s to the late 1970s. The economic crisis that started in the 1980s, combined with the ageing population and the difficulty of controlling health-care expenses, has upset the operations of these health insurance systems and a number of reforms have attempted to modify them. This study gives an overview of the various current systems. It especially focuses on the difficulty of implementing new reforms intended to maintain high-quality protection while ensuring the financial stability of the health-care systems as the population continues to age.

Résumé

Il existe au Japon une grande diversité de régimes d’assurance maladie. Ceux-ci ont été maintes fois transformés et améliorés au cours de la période d’expansion économique qu’a connue le pays, des années 50 à la fin des années 70. La crise économique ouverte au début des années 80, associée au vieillissement de la population et aux difficultés de maîtrise des dépenses de santé, a fortement ébranlé ces régimes d’assurance maladie ; diverses réformes ont tenté de les adapter. La présente étude tente de donner un aperçu d’ensemble de la pluralité des régimes existant. Elle entend surtout montrer les difficultés rencontrées dans l’élaboration d’une nouvelle réforme souhaitant le maintien d’une protection de qualité tout en assurant une stabilité financière des régimes alors que se poursuit le vieillissement de la population.

Masahiko Iwamura

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 96

Il existe plusieurs régimes d’assurance maladie au Japon. La grande expansion économique qu’a connue le pays entre la première moitié des années 50 et la fin des années 70 a permis de les améliorer significativement. Pourtant, cette progression économique très forte a laissé place, au début des années 80, à une époque de stagnation économique et de transformation sociale. Ce retournement a considérablement ébranlé les régimes d’assurance maladie. Des réformes ont été ainsi successivement préparées, discutées et adoptées pour les adapter aux transformations économiques et sociales profondes de la société. Aujourd’hui, le Ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales (MSTA) travaille de façon énergique à l’élaboration d’un nouveau projet de réforme qui devrait certainement être présenté et discuté à la Diète au début de l’année 2006.

Il serait fort intéressant d’exposer les récentes réformes et celles en cours

d’élaboration, et d’examiner les discussions, plus généralement sur la politique de la santé. En effet, tout d’abord, notre pays comme les pays occidentaux font face à des difficultés similaires des régimes d’assurance maladie et de protection de la santé. Les cibles choisies et les méthodes adoptées par nos gouvernements successifs (plus précisément par le MSAT) peuvent constituer un exemple de prescriptions plus ou moins efficaces au regard des problèmes posés ; cela pourra donc donner à des experts notamment occidentaux quelques éléments de comparaison dignes d’intérêt.

Étant donné que les régimes d’assurance maladie du Japon sont très peu

connus, il conviendra tout d’abord d’en dessiner succinctement les principaux contours (I). Nous analyserons ensuite brièvement la réforme en cours de préparation ; celle-ci montre bien la complexité des problèmes et illustre parfaitement la difficulté de trouver des solutions appropriées et équilibrées (II).

I – La grande complexité des régimes de l’assurance maladie

La première législation relative à l’assurance maladie fut la loi du 22 avril 1922 relative à l’assurance de la santé, entrée en vigueur le 1er juillet 1926. Alors que le champ d’application initial de cette loi était très limité, la promulgation ultérieure de plusieurs autres lois ainsi que leur modification ont permis une plus large protection vis-à-vis des risques de maladie et maternité. Pourtant, ce n’est qu’à partir du 1er janvier 1959 que chacun a dû s’affilier à un des régimes obligatoires d’assurance maladie après

L’assurance maladie au Japon : ses difficultés et sa réforme

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 97

intervention de la loi du 27 décembre 1958 correspondant à une « généralisation de l’assurance maladie ». Il faut noter que cette « généralisation » fut réalisée grâce à la juxtaposition de plusieurs régimes obligatoires (A). Il existe par ailleurs un régime spécifique de soins pour les personnes âgées, et il serait impossible de comprendre les difficultés de notre système de protection de santé sans l’aborder (B). A – La pluralité de régime de l’assurance maladie

L’une des principales caractéristiques de l’assurance maladie au Japon réside dans la pluralité des régimes obligatoires (Figure 1). En effet, il existe des régimes obligatoires pour les salariés du secteur privé, pour les fonctionnaires de l’État et des collectivités locales (1), mais également pour les travailleurs non salariés et les personnes n’exerçant aucune activité professionnelle, y compris les retraités (2).

L'assurance maladie gouvernementale

35851 ; 29%

Les caisses d'entreprise 30568 ; 24%

L'État 2599 ; 2%

Les collectivités locales 6368 ; 5%

L'assurance maladie municipale

46191 ; 37%

Les Caisses autonomes 4106 ; 3%

Les régimes pour les salariés de secteur privé

67281 ; 53%

Le régime pour les fonctionnaires

8967 ; 7%

Le régime pour les travailleurs non salariés et

les inactifs 50297 ; 40%

Figure 1. LA RÉPARTITION DES BÉNÉFICIAIRES SELON LES RÉGIMES ET SELON LES ASSUREURS EN 2002 (pour mille personnes; en pourcentage)

1 - Les régimes pour les salariés et ceux pour les fonctionnaires Les salariés du secteur privé et les membres de leur famille sont assujettis à des régimes spécifiques caractérisés par une grande pluralité (a). Par ailleurs,

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Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 98

il existe également un régime pour les fonctionnaires de l’État et des collectivités locales (b). a - Les régimes pour les salariés du secteur privé

Deux régimes coexistent pour les salariés du secteur privé : l’un pour les travailleurs des établissements industriels, commerciaux et agricoles, l’autre pour les marins1. Le nombre d’assurés de ce dernier diminue progressivement ; il concernait ainsi environ 65 000 en 2003, suite au déclin du transport maritime et de la pêche. Pour cette raison, le MSTA envisage aujourd’hui, soit la création d’une caisse autonome gérant l’assurance maladie des marins, soit la suppression pure et simple de ce régime en assimilant les marins aux salariés du privé. Ainsi, ce régime des marins ne présente guère d’intérêt eu égard à notre étude, nous nous en tiendrons donc au régime des salariés de secteur privé (Figure 2).

Les adhérents 14790 ; 22%

Les membres de la famille 15778 ; 24%

Les membres de la famille 17039 ; 26%

Les assurés 18812 ; 28%

Les caisses d'entreprise ; 30568 ; 46%

L'assurance maladie gouvernementale

35851 ; 54%

Figure 2. LA RÉPARTITION DES BÉNÉFICIAIRES DU RÉGIME POUR LES SALARIÉS DE SECTEUR PRIVÉ EN 2002 (pour mille personnes ; en pourcentage)

1 En fait, le régime pour les marins est tout à fait particulier. Il couvre non seulement les risques de caractère non professionnel (maladie, maternité), mais aussi les accidents du travail et les maladies professionnelles ainsi que les risques de chômage. Auparavant, ce régime gérait l'assurance vieillesse des marins, mais celle-ci a été transférée au régime de l'assurance vieillesse pour les salariés de secteur privée en 1985, à cause de l'évolution démographique très défavorable du secteur du transport maritime et de la pêche.

L’assurance maladie au Japon : ses difficultés et sa réforme

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 99

Sont obligatoirement assujettis à ce régime, d’une part les établissements d’une entreprise individuelle exerçant au moins une des activités énumérées2 et employant habituellement au moins cinq salariés, d’autre part les établissements relevant d’une personne morale (par exemple une société anonyme) occupant habituellement au moins un salarié.

Les bénéficiaires de ce régime sont d’abord les salariés réguliers occupés

dans les établissements assujettis ci-dessus. Par « salariés réguliers », l’on entend les salariés engagés sous contrat à durée indéterminée ou en CDD d’une durée supérieure à deux mois3, et qui remplissent deux conditions imposées par une lettre ministérielle : leur durée hebdomadaire de travail doit être d’au moins 30 heures et ils doivent travailler au moins 16 jours par mois (soit ¾ des jours ouvrables par mois à savoir 22 ou 23 jours). Ainsi les salariés ne remplissant pas l’une de ces conditions - c’est-à-dire les salariés à temps partiel - sont exclus du champ d’application de cette assurance maladie. Cela signifie que l’employeur n’a pas de cotisation à verser pour ces salariés à temps partiel. C’est pourquoi un employeur a tout intérêt à engager surtout des salariés à temps partiel, de fait ceci entraîne une progression considérable de l’emploi des femmes.

2 La loi relative à l'assurance de santé énumère : production, façonnage, triage, emballage, réparation ou démontage des objets ; bâtiments et travaux publics (y compris transformation, conservation, réparation, changement, destruction, démolition ou préparation des ces actes) ; mines ; production ou alimentation de l’électricité ou de la force motrice ; transport des marchands et des passagers ; charge et décharge des marchandises ; incinération, nettoyage et abattage ; vente et distribution des marchandises ; banque, finance et assurance ; entrepôt et location d’objets ; courtage ; encaissement, guide et publicité ; éducation, formation, recherche et enquête ; soins des malades, sages-femmes et autres activités médicales ; communication et presse ; activités d'action sociale. Presque toutes les activités industrielles, commerciales se trouvent dans cette liste. Pourtant, une entreprise individuelle exerçant exclusivement une activité non énumérée n’est pas assujettie à l’assurance maladie de secteur privée. Par exemple, café, restauration et hôtellerie ; exploitation agricole. Il faut remarquer que la restriction des activités ci-dessus ne s’applique pas à des établissements d’une personne morale. 3 Certains salariés sont exclus du champ d’application de ce régime ; les salariés journaliers (à condition qu’ils ne soient pas engagés pendant plus de 2 mois dans un même établissement) ; les salariés engagés sous contrat de travail d’une durée inférieure à 2 mois (sauf en cas de renouvellement du contrat) ; les salariés engagés pour une activité saisonnière (sauf si la durée de l’emploi est supérieure à 4 mois) ; les salariés occupés dans un établissement temporaire (sauf pour une durée supérieure à 6 mois). Ces salariés s’affilent à un régime de l’assurance maladie pour les salariés journaliers.

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Les membres de la famille d’un assuré bénéficient des droits dérivés s’ils sont pris en charge par celui-ci. Les membres de la famille d’un assuré comprend son conjoint, mari ou femme (y compris son concubin), ses enfants, ses petits-enfants, ses frères et sœurs. Pour être pris en charge par un assuré, le membre de sa famille doit vivre au foyer de ce dernier ou percevoir effectivement une pension alimentaire de sa part ; de plus, son revenu annuel ne peut pas dépasser 1.300.000 yen (soit environ 9.300 euros). Il convient également de noter qu’une personne ne peut plus bénéficier des droits dérivés dès lors qu’elle acquiert, pour son propre compte, le titre d’assuré d’un des régimes d’assurance maladie. Cette dernière condition et celle des revenus annuels évoquée ci-dessus incitent surtout les femmes des assurés à travailler à temps partiel sans perdre leurs droits dérivés.

C’est l’Agence des assurances sociales, organisme étatique rattaché au

MSTA, qui assure la gestion financière et administrative du régime de l’assurance maladie des salariés du secteur privé. Cet Agence possède un réseau de bureaux des assurances sociales répartis sur l’ensemble du territoire ; ceux-ci s’occupent de l’assujettissement, de l’immatriculation, du recouvrement des cotisations, de la délivrance d’attestations, de la réception des dossiers de demande de prestation en espèce et du versement de l’indemnité journalière. Ces bureaux sont chargés de l’examen des dossiers et sont habilités à effectuer des visites dans les établissements.

Cependant, une entreprise d’au moins 700 salariés assurés ou un groupe

d’entreprises (par exemple, un groupe composé d’une entreprise mère et de ses filiales ou un groupe composé d’entreprises appartenant à la même branche d’activité) occupant au moins 3.000 salariés assurés peuvent créer une caisse d’entreprise de l’assurance maladie en obtenant l’agrément du Ministre de la Santé, du Travail et des Affaires sociales. Il existait 1674 caisses d’entreprise à la fin du mois de mars 2003, mais l’on note une tendance constante à la diminution des caisses d’entreprise du fait du nombre de dissolutions ou de fusions intervenues ces dix dernières années.

Suite à la création de la caisse concernant une personne morale de

caractère administratif, les établissements y adhérant et leurs salariés assurés cessent d’être assujettis à l’assurance maladie gérée par l’Agence des assurances sociales ; c’est cette caisse qui assure désormais la gestion financière et administrative de leur assurance maladie. Ainsi, l’employeur verse-t-il les cotisations patronales et salariales retenues à la source sur les

L’assurance maladie au Japon : ses difficultés et sa réforme

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rémunérations des salariés assurés (dénommés « adhérents ») à la caisse d’entreprise. La caisse prend en charge les frais médicaux et paramédicaux des adhérents et des membres de leur famille, et verse l’indemnité journalière et les autres prestations en espèce. Les adhérents et leur famille bénéficient très souvent des avantages sociaux gérés par la caisse tels que les prestations supplémentaires, les examens médicaux, la maison de vacances, les subventions aux vacances. Les caisses des grandes entreprises peuvent avoir des hôpitaux ou des cliniques, parfois même les deux.

Une caisse d’entreprise est attractive et avantageuse surtout pour les

grandes entreprises et leurs salariés « adhérents », car la loi l’autorise à fixer le taux de cotisations entre 3% et 9,5% après agrément ministériel. De ce fait, les taux de cotisations fixés par les caisses des grandes entreprises sont souvent moins élevés4 que ceux de l’Agence des assurances sociales dénommée « assurance maladie gouvernementale » (8,2%), pour laquelle le Trésor prend en charge 13% des dépenses de prestations en nature et 16,5% des contributions au régime de soins pour les personnes âgées. Cela signifie que, même si ces grandes entreprises, qui ont leurs caisses, prennent en charge plus de la moitié des cotisations à verser (la part supportée par les « adhérents » est inférieure à 50% alors qu’elle est de 50% sous « l’assurance maladie gouvernementale »), la totalité de leurs frais de cotisations patronales reste inférieure aux prix pratiqués par « l’assurance maladie gouvernementale ». b - Le régime pour les fonctionnaires

Pour les fonctionnaires de l’État et des collectivités locales, il existe un régime spécial. Ce sont les Caisses mutuelles des fonctionnaires qui assurent la gestion de ce régime, elles perçoivent donc les cotisations et prennent en charge les prestations. Le rôle de ces Caisses mutuelles est proche de celui des caisses d’entreprise, l’État et les collectivités locales (employeurs) leur versent les cotisations patronales et salariales, ces dernières sont retenues sur les rémunérations des fonctionnaires. Les Caisses mutuelles fournissent les prestations supplémentaires et les avantages sociaux, comme les caisses

4 Signalons quelques exemples ; le taux fixé par la caisse du groupe Panasonic est de 7,7%, celui de Sony de 5,7%, celui de Toyota de 6,2%, celui de Honda de 6,18%.

Masahiko Iwamura

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d’entreprise. Les bénéficiaires de ce régime spécial sont les fonctionnaires assurés (appelés « adhérents ») et les membres de leur famille à leur charge5. 2 - Les régimes pour les travailleurs non salariés et les inactifs

Les personnes qui ne sont couvertes par aucun régime pour salariés, ni à titre d’assuré, ni à titre de membre de la famille d’un assuré, sont obligatoirement assujetties aux régimes pour les travailleurs non salariés et les inactifs (en particulier les retraités). Ce régime dénommé « Assurance maladie pour des nationaux » est composé de deux assurances, l’une gérée par les Communes (a), l’autre par les Caisses autonomes (b). a – L’assurance maladie gérée par les Communes

Les travailleurs non salariés et les membres de leur famille n’étant couverts par aucun régime professionnel sont assujettis à l’assurance maladie gérée par la Commune où ils sont domiciliés, sauf s’ils s’affilent à une des Caisses autonomes. Il en va de même, d’une part pour les retraités et les autres catégories d’inactifs et, d’autre part, pour les membres de leur famille s’ils ne sont bénéficiaires d’aucun régime pour salariés. Cela signifie que toute personne qui ne bénéficie pas d’un régime professionnel est automatiquement soumise à l’assurance maladie communale et que c’est en fait ce régime « territorial » qui réalise la généralisation de la couverture de toute la population en matière d’assurance maladie.

Le financement de l’assurance maladie de chaque Commune est alimenté

par les cotisations versées par les assurés, par les subventions de l’État et des Départements et par le budget de chaque Commune. Il existe deux types de

5 Les régimes de la fonction publique de l’État et des collectivités locales sont très compliqués, ainsi existe-t-il, d’abord des travailleurs occupés dans les institutions « spécifiques » de caractère administratif mais indépendantes des ministères (ou des collectivités locales) qui, en conservant le statut de fonctionnaire, s’affilent à une Caisse mutuelle, et ensuite, les salariés occupés dans les institutions de caractère administratif et indépendantes qui, malgré leur qualité de salarié de droit privé, sont pourtant des « adhérents » d’une de ces Caisses mutuelles, et finalement, des salariés occupés dans les administrations ministérielles ou les collectivités locales qui, n’ayant pas le statut de fonctionnaire, ne sont pas admis à des Caisses mutuelles. Ces derniers sont soumis au régime du secteur privé s’ils remplissent les conditions de la durée du travail hebdomadaire et des jours de travail mensuels évoquées ci-dessus. Le cas échéant, leur position à l’égard de l’assurance maladie sera déterminée selon le revenu annuel et le régime du chef de famille.

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cotisations, le premier est proportionnel aux revenus annuels de l’assuré (et éventuellement à ses biens immobiliers), le second est forfaitaire. Le taux des cotisations proportionnelles et le montant des cotisations forfaitaires sont très inégaux d’une Commune à une autre (en 2001, le montant le plus élevé était six fois supérieur au montant le plus faible). Tout dépend de la taille de la Commune, de sa démographie, et bien sûr, des dépenses de santé des assurés. Toutefois, le poids des ressources provenant de l’État, du Département et de la Commune elle-même est plus considérable que l’on pourrait l’imaginer. Si nous totalisons les comptes municipaux de l’assurance maladie pour les travailleurs non salariés et les inactifs, les cotisations ne représentent qu’environ 42,2% de la recette en 2002, le reste étant à la charge de l’État et des Départements (environs 52,6%). La part de cotisations est moins élevée (un tiers par exemple) lorsqu’il s’agit de Communes rurales. Cela peut s’expliquer par une forte concentration de personnes à faible revenu (petits commerçants et artisans, petits agriculteurs, retraités). Les subventions de l’État et des Départements n’assurent pas toujours la stabilité du régime à cause de la multiplicité des Communes de petite taille qui n’ont pas les moyens de supporter les grands risques liés à la santé (ex. insuffisance rénale).

L’assujettissement des retraités à ce régime « communal » pour

travailleurs non salariés et inactifs implique que les salariés passent de leur régime professionnel à ce régime municipal au moment de leur départ à la retraite. Ce changement n’est pas sans conséquence, en effet, il éprouve, pour ainsi dire, le budget municipal consacré à l’assurance maladie. Il est clair que les dépenses de santé d’une personne d’un certain âge sont généralement supérieures à celles des plus jeunes, la charge qui incombe à la municipalité est donc très importante et difficile à assumer. C’est ainsi que depuis 1984, les régimes pour salariés doivent verser une contribution au régime municipal pour couvrir une partie des frais de santé de leurs anciens assurés. En fait, les problèmes financiers du régime municipal sont d’autant plus graves qu’il prend en charge non seulement les anciens salariés retraités, mais également les travailleurs non salariés et les membres âgés de leur famille. b – L’assurance maladie gérée par les Caisses autonomes

Les travailleurs non salariés exerçant la même activité professionnelle dans une circonscription territoriale donnée sont autorisés à créer une Caisse

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autonome après agrément du préfet du Département. Les travailleurs non salariés et les membres de leur famille qui ne sont couverts par aucun régime professionnel peuvent s’inscrire à l’assurance maladie gérée par une Caisse autonome s’ils correspondent à son champ d’application professionnel et territorial. Dès leur adhésion à une Caisse autonome, ils cessent automatiquement d’être assujettis au régime municipal.

Il existait 166 Caisses autonomes en 2002. Les activités professionnelles

qui entrent dans le champ d’application des ces Caisses sont très variées, nous trouvons surtout les médecins et les chirurgiens, les chirurgiens-dentistes, les avocats, les consultants fiscaux ; ces derniers ont beaucoup d’intérêts à s’affilier à ces Caisses en raison de leur revenu élevé qui ferait peser sur eux la lourde charge des cotisations s’ils restaient inscrits à l’assurance maladie municipale. Cela pose un véritable problème à l’assurance maladie municipale car elle perd certaines catégories de travailleurs non salariés aux revenus très élevés. C’est justement pour cette raison que les préfets ne donnent plus d’agrément pour la création de nouvelles Caisses autonomes conformément à l’instruction du MSAT. B – Le régime pour les personnes âgées

Ne se fondant pas sur le modèle de l’assurance sociale, ce régime ne fait pas partie des régimes d’assurance maladie proprement dits. Il constitue pourtant une des caractéristiques du système de protection de la santé au Japon. Il est donc particulièrement intéressant et mérite qu’on s’y arrête. Apres avoir brièvement évoqué l’origine de ce régime bien spécifique (1), nous le décrirons en insistant notamment sur les difficultés qu’il présente (2). 1 - La gratuité de soins pour les personnes âgées

L’application de « la généralisation de l’assurance maladie » en 1958 a

permis à tous les anciens salariés retraités, et à tous les travailleurs non salariés âgés ne relevant d’aucun régime professionnel, d’être assujettis à l’assurance maladie municipale de leur domicile. Par cette « généralisation », toutes les personnes âgées pouvaient ainsi bénéficier de soins médicaux servis comme des prestations en nature, soit par l’assurance municipale, soit par l’un des régimes professionnels.

L’assurance maladie au Japon : ses difficultés et sa réforme

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Pourtant, le taux du ticket modérateur du régime municipal était de 50% au moment de « la généralisation » en 1958, et même si nous tenons compte de sa réduction à 30% pour le chef de famille assuré, en 1963, et pour les membres de sa famille en 1968, ainsi que de notre système du tiers payant généralisé, les coûts supportés pour la consultation et l’hospitalisation étaient jugés très lourds pour les personnes âgées. En effet, le régime des retraites était véritablement sous-développé à l’époque, de surcroît, l’état de santé des personnes âgées est forcément plus fragile ; c’est pourquoi ces dernières se trouvaient bien souvent dans une situation difficile. Il en était de même pour les personnes âgées couvertes par l’un des régimes « salariés », à titre de membre de la famille de l’assuré, car le taux du ticket modérateur appliqué était de 50% avant d’être réduit à 30% en octobre 1973 et à 20% pour l’hospitalisation en mars 1981 (pour la consultation et le traitement ambulatoire, le taux restait fixé à 30%).

Conscientes de la charge des soins supportée par les personnes âgées,

certaines Communes ont adopté une mesure destinée à leur rembourser le montant du ticket modérateur, si leur revenu annuel ne dépassait pas un certain seuil, dans le cadre de l’action sociale facultative au cours des années 1960. Le nombre croissant de Communes qui s’orientèrent dans ce sens a incité le législateur à intervenir. En 1973, suite à la modification de la loi sur l’action sociale pour les personnes âgées, le régime du remboursement du montant du ticket modérateur à des personnes âgées de 70 ans et plus, a été instauré en tant qu’action sociale obligatoire des Communes. Une très grande majorité des personnes âgées bénéficie ainsi de la gratuité. 2 - Le régime des soins pour les personnes âgées

La gratuité des soins pour les personnes âgées était considérée comme l’un des succès significatifs de l’expansion économique des années 60. Pourtant, 1973 marque la fin du rêve ; c’est justement à la fin de l’année 1973 que le premier choc pétrolier toucha fortement le Japon. L’économie japonaise plongea profondément dans la « dépression » et le financement de l’État et des collectivités locales fut considérablement dégradé. La gratuité des soins pour les personnes âgées est ainsi devenu un véritable cauchemar pour l’État et les collectivités locales.

En fait, la gratuité des soins, qui avait été jugée très favorablement, avait

un effet pervers ; elle stimulait énormément la consommation des personnes

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âgées pour leur santé ; le nombre mensuel moyen de consultations ne cessait d’augmenter : entre 1971 (avant le gratuité des soins) et 1977 le coût moyen des soins pour une personne âgées est passé de 2,4 à 4,6 fois supérieur à celui d’un « jeune ». La charge des soins pesait ainsi très lourdement sur l’État et les collectivités locales qui assuraient le financement du régime, ainsi que sur le régime de l’assurance maladie municipale qui servait à des personnes âgées des prestations en nature. Le problème était d’autant plus sérieux que le vieillissement de la population était avéré et ne pouvait aller qu’en s’accentuant selon les prévisions ; cela ne laissait rien présager de bon quant aux dépenses de santé, directement liées à ce phénomène.

La gratuité des soins a finalement été abandonnée suite à de longs

débats ; une loi du 17 août 1982 portant le régime de santé pour les personnes âgées à été ainsi adoptée pour créer un nouveau régime de soins en 1983. Cette réforme visait, d’une part, à introduire un forfait mensuel de soins supporté par les personnes âgées de 70 ans et plus et, d’autre part, à imposer aux assureurs (Agence des assurances sociales, caisses d’entreprises, les Caisses mutuelles, Communes et Caisses autonomes) une contribution. Lors de sa première consultation mensuelle, la personne âgée devait verser un forfait qu’elle pourrait ensuite utiliser durant tout le mois chez le même médecin. Il en était de même pour le traitement ambulatoire dans un hôpital ou pour une hospitalisation. Les contributions imposées aux assureurs, qui avaient pour objet de répartir les frais de santé des personnes âgées de 70 ans et plus, devaient représenter 70% de la recette du régime, le reste étant supporté par l’État et les collectivités locales, donc par les impôts et les taxes.

Même avec ce nouveau régime, la croissance des dépenses de santé des personnes âgées demeura ; elle fut même accentuée du fait de plusieurs facteurs. Le vieillissement de la population progressait plus rapidement que prévu ; l’innovation technologique était et est toujours coûteuse pour ce régime comme pour l’ensemble des régimes de l’assurance maladie ; les personnes âgées dépendantes n’ayant aucun besoin de soins médicaux étaient souvent placées dans certains types d’hôpitaux, ce qui coûtait très cher6 ; les médecins faisaient fréquemment de « l’excès de zèle », puisque la

6 L’accueil des personnes âgées dépendantes dans les hôpitaux est très coûteux. C’est l’un des motifs essentiels qui ont incité le MAST à mettre en place l’assurance de soins pour les personnes âgées dépendantes, en 2000. Les institutions d’hébergement et de soins pour les

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charge n’incombait plus à leurs patients âgés, sauf forfait mensuel ; enfin, le forfait mensuel stimulait fortement la consommation des personnes âgées.

Le Ministère des Finances intervint pour maîtriser les dépenses du Trésor

en faveur des régimes d’assurance maladie et des soins pour les personnes âgées ; le MSAT poursuivit la politique de maîtrise des dépenses de soins engagée au milieu des années 80 et la renforça au cours des années 90 sans obtenir beaucoup de succès. À partir de la fin des années 90, ces deux ministères cherchèrent une autre voie : la transformation totale du régime pour les personnes âgées. II - La réforme envisagée en 2006

Au Japon, les régimes de l’assurance maladie et des soins pour les personnes âgées ont connu de graves difficultés depuis les années 90, des mesures ont été successivement adoptées afin d’améliorer la situation mais sans réel succès (A). Les prévisions financières de l’ensemble des régimes étant très défavorables, le gouvernement a décidé d’engager des travaux préparatoires pour un projet de loi réformant les régimes ; ce projet devrait être présenté et discuté à la Diète en 2006 (B). A - Les difficultés

Les difficultés que connaissent les régimes d’assurance maladie et de

soins aux personnes âgées sont à la fois politiques (1) et structurelles (2). 1 - La pluralité des intéressés

La complexité des régimes constitue un obstacle pour trouver un

consensus ou un compromis entre les divers groupes concernés. En effet, certains tiennent à conserver leurs avantages, acquis sous les régimes actuels, tandis que d’autres cherchent à améliorer leur situation grâce à la réforme. En fait, la situation est d’autant plus complexe qu’un groupe d’intéressés pourrait être à la fois gagnant et perdant dans la réforme.

personnes âgées dépendantes (y compris certains types d’hôpitaux) relèvent désormais de la compétence de l’assurance de soins, ce qui visait à réduire ses frais. Cela dit, pour l’instant, ce n’est pas encore très réussi.

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Les premiers intéressés sont certainement les médecins, surtout ceux qui exercent en milieu urbain. L’Association Japonaise de Médecins est l’un des groupes de pression les plus puissants dans notre pays, et possède une influence politique très forte sur le Parti démocrate libéral, c’est-à-dire le parti au pouvoir. Elle préfère le statu quo permettant de garder les avantages acquis. Elle s’oppose ainsi systématiquement à toutes les mesures destinées à maîtriser vigoureusement les dépenses de santé, même parfois au détriment des hôpitaux. C’est pourquoi la politique de la maîtrise de dépenses de santé avance difficilement ; à titre d’exemple, l’abandon total du mécanisme de forfait mensuel qui fait l’objet de critiques sévères mais qui est très avantageux pour les médecins nécessiterait, selon certains, à peu près vingt ans7.

Par ailleurs, le patronat reste fortement favorable à des mesures fermes de

maîtrise des dépenses de santé afin d’empêcher l’augmentation du taux de cotisation. Il dénonce d’une voix forte les contributions au régime pour les personnes âgées, sur lesquelles il n’a aucun contrôle, qui menacent les comptes des caisses d’entreprise et réduisent progressivement les avantages. Il s’oppose également à l’élargissement du champ d’application aux salariés à temps partiel, ce qui entraînerait une augmentation des coûts de main-d’œuvre.

La position de la Confédération de syndicats du Japon, dénommée « Rengo » brille, pour ainsi dire, par son ambiguïté. Tout d’abord, concernant le taux de cotisation et de contribution au régime pour les personnes âgées, son discours est à peu près similaire à la position du patronat. La Rengo est en réalité une organisation regroupant les syndicats de grandes entreprises qui trouvent eux aussi des intérêts à avoir des caisses d’entreprise ; en effet, l’employeur accepte normalement de fixer le taux de cotisation patronale à plus de 50%, ce qui est avantageux pour leurs assurés. D’autre part, se considérant comme représentant de l’ensemble des assurés et des patients auprès du MSAT, la Rengo n’est pas favorable à la politique de maîtrise des dépenses de santé destinée à augmenter les charges supportées

7 C’est par la loi n° 102 du 2 août 2002 qu’a été finalement abandonné le mécanisme du forfait mensuel pour introduire le ticket modérateur proportionnel. À partir du 1er octobre 2002, les personnes âgées se sont vues imposer le ticket modérateur représentant 10% des coûts de soins, ce taux étant fixé à 20% pour les personnes âgées aux revenus élevés.

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par les assurés et les patients8 et à réduire la protection servie par l’assurance maladie.

Les collectivités locales sont pour leur part opposées à toute mesure

entraînant l’augmentation de leurs charges financières. Le Ministère des Finances exige une maîtrise des dépenses de santé plus ferme pour cesser l’accroissement de la charge du Trésor. La pression de ce Ministère est de plus en plus forte du fait de la politique de réduction des charges de l’État, conduite par le gouvernement. 2 - Les problèmes structurels

La pluralité des intéressés, dont les positions sont souvent contradictoires, provient évidemment de la structure très compliquée des régimes d’assurance maladie et du régime pour les personnes âgées.

D’abord, la multiplicité des régimes, plus exactement celle des assureurs

pose problème. Les Caisses d’entreprise, les Caisses autonomes et les Communes de petite taille ont une situation financière parfois fragile. L’inégalité entre les assurés persiste sur le plan des cotisations9 et cette inégalité est souvent importante entre Communes comme nous l’avons déjà évoqué. Les adhérents des Caisses d’entreprises et leurs employeurs bénéficient d’un taux de cotisation plus réduit que l’assurance gouvernementale. Le taux de cotisation de cette dernière est fixé à un niveau relativement haut car elle couvre les salariés assurés des PME dans lesquelles les salaires sont plus faibles et l’âge moyen de leurs assurés est plus élevé que celui des bénéficiaires des Caisses d’entreprise, ce qui entraîne plus de dépenses. Les Caisses d’entreprise ne peuvent pas échapper à la crise économique subie par l’entreprise ni au déclin du secteur d’activité 8 Ne manquons pas de noter que le taux du ticket modérateur à la charge d’un assuré à un régime pour salariés, a été progressivement élevé pour atteindre 30% en octobre 2002, à l’exception des assurés entre 70 et 74 ans pour lesquels le taux a été abaissé à 10% (pourtant 20% pour ceux à haut revenu). Sous les régimes pour les salariés, le taux du ticket modérateur est toujours fixé à 30% pour les membres de la famille alors que la loi n° 102 du 2 août 2002 a abaissé ce taux à 20% pour les membres de la famille de 3 ans et moins, à 10% pour les membres de la famille entre 70 et 74 ans, sauf ceux à haut revenu pour lequel le taux est fixé à 20%. 9 Par contre, l’inégalité sur le plan du ticket modérateur qui existait surtout entre les assurés de régimes pour les salariés et ceux de régimes pour les travailleurs non salariés et les inactifs a disparu suite au relèvement du taux du régime pour les salariés en octobre 2002.

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concerné. Les Caisses mutuelles, quant à elles, sont frappées par la politique de réduction des fonctionnaires et par le mouvement de privatisation.

Par ailleurs, les régimes « salariés » excluent de leur champ d’application

les salariés à temps partiel et les travailleurs « atypiques » alors que les entreprises tendent à recourir de plus en plus à ces catégories de personnels, afin de diminuer le niveau de cotisations patronales. Même dans le secteur public, le recours à des salariés à temps partiel est fortement encouragé pour la réduction des dépenses publiques et l’amélioration de la qualité de service. Cette politique de l’emploi, poursuivie plus sérieusement par les entreprises, réduit les recettes des régimes alors que les dépenses continuent de progresser. L’élargissement du champ d’application aux salariés à temps partiel a été envisagé dans le cadre de la réforme de l’assurance vieillesse en 2000 mais a échoué du fait de l’opposition vigoureuse du patronat.

La multiplicité des Communes constitue l’un des facteurs majeurs

fragilisant la situation financière de l’assurance maladie municipale. L’évolution démographique suite au vieillissement de la population, au déclin du secteur d’activité professionnelle dans certaines localités, et à la fuite des habitants causée par l’urbanisation, a un effet négatif sur les comptes de l’assurance municipale. Les Communes de petite taille ne peuvent pas résister à cette transformation, comme nous l’avons déjà signalé. Suite à la politique poursuivie depuis 2002, incitant les Communes à s’unifier pour s’agrandir, le nombre de Communes est passé de 3232 au 31 mars 1999 à 2149 au 17 novembre 2005 et atteindra fort probablement 1821 au 31 mars 2006. Cette politique d’unification des communes permettrait d’améliorer nettement la situation financière de l’assurance municipale, mais le problème subsistera parce que, même au 31 mars 2006, il y aura encore 1821 communes !

Le régime des soins pour les personnes âgées complique encore plus les

problèmes. Les contributions à ce régime pèsent lourdement, de manière progressive, sur les assureurs, le Trésor et les collectivités locales, ce qui fragilise l’ensemble des régimes. La loi du 2 août 2002 a réduit le champ d’application - l’âge de l’assujettissement au régime sera progressivement relevé à 75 ans - pour interrompre l’augmentation de la charge de contribution, sans modifier celle du Trésor et des collectivités locales ; mais le vieillissement de la population, beaucoup plus rapide et important que prévu, ne fait qu’aggraver la situation. L’absence de mesures de maîtrise de

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l’augmentation des contributions irrite le patronat, les Caisses d’entreprise et la Rengo qui réclament leur intervention dans la gestion du régime pour les personnes âgées. Les bénéficiaires du régimes sont toujours les « assurés municipaux » s’ils n’ont pas d’activité salariale, alors qu’ils sont, pour la plupart, exonérés de la cotisation en raison du mode très favorable de calcul des revenus, malgré une éventuelle amélioration de leur situation économique suite à l’évolution des régimes de retraite. B – La réforme en cours de préparation

La complexité extrême des problèmes ne nous permet pas de trouver une solution miraculeuse. La méthode poursuivie par le MSAT « une réforme après une autre » est très souvent dénoncée ; pourtant la réforme idéale, qui résoudrait toutes les difficultés n’est pas du tout réalisable. Avancer progressivement en essayant d’apporter une solution à chaque problème, telle est en réalité la seule possibilité ; c’est la voie que le MSAT a choisie.

La dernière loi réformatrice est celle du 2 août 2002 ; elle a défini les

orientations à poursuivre10 : la restructuration des régimes d’assurance maladie en recourant éventuellement à l’unification ou à la réorganisation des assureurs, la création d’un nouveau régime d’assurance maladie pour les personnes âgées qui devrait être réalisée dans deux ans, la révision du mode de calcul des rémunérations des soins11.

Cette orientation de principe a été décidée par le gouvernement le 28

mars 2003 et le MAST a réalisé les travaux préparatoires de la prochaine réforme envisagée pour 2006. Les résultats de ces travaux ont été publiés le 19 octobre 2005 sous le titre : « le projet de la réforme structurelle du régime de santé ». Les propositions essentielles élaborées par le MSAT sont les suivantes :

1 - Les pouvoirs publics poursuivront la politique de maîtrise des

dépenses de santé, la politique de prévention des maladies chroniques (ex. hypertension, diabète, …) en imposant aux assureurs d’organiser un examen médical périodique pour leurs assurés et les membres de leur famille. Pour 10 Une orientation importante est le maintien du taux maximum du ticket modérateur à 30% pour les assurés et les membres de leur famille. 11 Ceci signifie en réalité la remise en cause du paiement à l’acte, qui est la modalité principale de rémunération et qui stimulerait les dépenses de santé.

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diminuer le nombre de jours de séjours dans les hôpitaux, des mesures telles que la stimulation de soins à domicile, le contrôle sur le nombre de lits seront prises.

2 - La participation des personnes âgées aux coûts des soins sera

augmentée. Le ticket modérateur des personnes âgées de 70 ans et plus aux revenus importants passera à 30% au lieu du taux en vigueur de 20%, à partir du 1er octobre 2006. Celui des personnes (hors haut revenu) entre 65 ans et 74 ans passera de 10% à 20% à partir du 1er avril 2008. Les frais de séjour et de repas en cas d’hospitalisation devraient être pris en charge par les personnes âgées hospitalisées de 70 ans et plus à partir du 1er octobre 2006.

3 - La gestion administrative et financière du régime d’assurance

maladie gouvernementale sera transférée à une personne morale à caractère administratif à compter d’octobre 2008. Les taux de cotisation de ce régime varieront selon les Départements pour tenir compte de la grande disparité de situation financière au niveau départemental. Pour le régime géré par les Communes, le rôle des Départements sera renforcé.

4 - Un nouveau régime d’assurance maladie pour les personnes

âgées de 75 ans et plus sera constitué en avril 2008. Les personnes âgées assurées devront cotiser à ce régime. La cotisation sera composée d’une part proportionnelle à leur revenu annuel et d’une part forfaitaire ; le montant moyen des cotisations est évalué à 70.000 yen (soit environ 500 euros) par an. Les cotisations des assurés retraités seront prélevées sur leurs pensions de retraite. La gestion de ce régime sera confiée aux Communes, mais des mesures destinées à assurer la stabilité financière des comptes municipaux seront introduites. En ce qui concerne le financement du régime, les autres assureurs devront prendre en charge 40% de la recette, et les subventions du Trésor et des collectivités locales en couvriront 50%.

5 - Les personnes entre 65 ans et 74 ans demeureront assujetties

aux régimes « salariés » ou à ceux des travailleurs non salariés et inactifs selon leur activité professionnelle et leur situation familiale. Toutefois, une compensation financière entre les régimes sera introduite pour atténuer l’inégalité provenant de la disparité de la situation démographique.

Les discussions sur ce projet sont engagées au sein du gouvernement et

des partis au pouvoir. C’est surtout le Ministère des Finances qui adopte une

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position très ferme. Il exige par exemple l’introduction d’une mesure d’exonération à l’égard des petits risques ; cette option ne devrait pas être adoptée en raison de l’opposition non seulement du MAST mais aussi des partis au pouvoir et de l’Association Japonaise de Médecins. Le Ministère des Finances demande aussi une mesure de maîtrise des dépenses de santé stricte imposant un plafond du taux de croissance annuelle des dépenses de santé qui ne devrait pas être supérieur au taux de croissance annuelle du PIB. Cette proposition devrait également être écartée même si l’idée d’un montant global annuel des dépenses de santé était introduite. Conclusion

Aucune décision définitive de réforme n’a encore été prise. Nous

devrions en savoir plus dans quelques mois. En tous cas, la prochaine réforme ne pourra pas résoudre l’ensemble des difficultés rencontrées aujourd’hui par nos régimes d’assurance maladie. Elle ne constituera qu’une étape dans le processus de réforme. L’objectif fondamental reste de disposer de régimes d’assurance maladie garantissant une réelle protection de qualité à l’ensemble de la population, prenant en compte le vieillissement de la population et renforçant la stabilité financière dans le cadre d’une réelle maîtrise des dépenses de santé, ceci encore une fois sans réduire le niveau de protection et sans restreindre l’accès aux soins. Il n’est pas besoin de dire qu’un long chemin semé d’embûches reste à parcourir pour atteindre un tel objectif.

DOSSIER THÉMATIQUE

Droits du travail d’Afrique francophone et modèles normatifs

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Philippe Auvergnon Directeur de Recherche au CNRS Directeur du COMPTRASEC UMR CNRS 5114 Université Bordeaux IV

Modèles et transferts normatifs en droits du travail de pays africains

Dans le langage juridique strict le mot « modèle » renvoie à une « œuvre

législative dont la valeur exemplaire fait une source d’inspiration en législation comparée »1. Dans une approche de recherche juridique, la question des modèles peut être intimement liée à une interrogation sur les possibilités, conditions et limites du transfert de normes juridiques d’un système juridique à un autre. La solution apportée dans le cadre d’un système juridique donné constitue en effet, en elle-même, une « espèce de modèle au sens où elle sert de référence afin de déterminer comment les choses doivent être »2 dans un espace normatif donné.

Mais, la norme juridique, tout en constituant une réalité autonome, est le

produit d’une histoire, d’un contexte socio-économique et culturel, singulièrement en matière de relations de travail. Les normes de droit du travail transportent une organisation des relations professionnelles mais aussi une idée - un modèle ! - des droits et obligations liées à ces dernières qu’il s’agisse des modalités contractuelles (importance ou non de l’écrit, étendue dans le temps et l’espace de l’engagement), des conditions d’emploi (modalités de rémunération, rythme et durée du travail,…), des modes de représentation (individuel, collectif, catégoriel, …), de conflits et de négociation.

Dans le cadre d’une relation historique telle que celle entretenue par la

France et certains pays d’Afrique noire (colonisation, décolonisation, coopération), il paraît tout particulièrement important d’analyser comment un transfert de normes juridiques a été - ou non - effectué avant puis à partir

1 Cornu, G. (dir.), Vocabulaire juridique, PUF Quadrige, 2002, p. 569. 2 Jeammaud, A., La règle de droit comme modèle, Rec. Dalloz, 1990, Chr. p. 199-210.

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du Code du travail des territoires de la France d’Outre-mer de 19523, puis poursuivi des années 60 à 80 par les Codes du travail nationaux. Un tel objectif peut être en partie atteint par un repérage précis de ce qui a donné lieu à transfert mais aussi par l’étude des conditions de réception, d’adaptations nationales, comme des articulations ou contradictions entre normes inspirées du modèle du nord avec d’éventuelles normes coutumières locales, ponctuellement ou fondamentalement concurrentes.

Par ailleurs, on sait que si des vents d’influences normatives ont continué

régulièrement de souffler de l’ancienne puissance coloniale vers des pays africains devenus indépendants, à compter du milieu des années 80 et au travers de réformes effectuées au cours des années 90, les droits du travail de ces pays du sud ont évolué notamment sous l’effet de plans d’ajustement structurel, fortement « recommandés » par des institutions internationales telles que la Banque mondiale ou le FMI. Il est donc apparu intéressant de faire mémoire de l’émergence et de l’évolution de droits du travail apparus après l’Indépendance de pays déterminés, d’observer les distances prises avec le « modèle français » comme des influences maintenues.

Il reste nécessaire de préciser que la recherche entreprise ne s’inscrit en

aucune façon dans le désir de certains de voir reconnu « le rôle positif de la présence française Outre-mer »4. Les contributions réunies dans le cadre d’un dossier du Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, concernent précisément les droits du travail du Cameroun, du Gabon, du Mali et du Sénégal ; à l’analyse, l’influence d’un « modèle français » de droit du travail s’est fait et se fait sentir d’un pays à l’autre, bien plus différemment qu’on pourrait le croire a priori. Pour tous cependant, au temps de la colonisation et de l’apport du travail salarié (I) va succéder celui des Indépendances et des premiers Codes du travail nationaux (II). Au tournant des années 80 / 90, les droits nationaux ont connu certes des adaptations qui 3 Cf. not. Gonidec, P.F. en collaboration avec Kirsch, M., Droit du travail des Territoires d’Outre-mer, Paris LGDJ, 1958, sp. p. 57 ; Kirsch, M., Le droit du travail africain, TPOM, 1975 sp. p. 31 ; Lemesle, R., Le droit du travail en Afrique francophone, Edicef, 1989, sp. p. 29. 4 Cf. l’article 4 d’une loi française du 23 février 2005 sur les rapatriés entend imposer que les programmes scolaires « reconnaissent le rôle positif de la présence française Outre-mer ». Cet article semble être dû à la recherche de quelques votes d’extrême droite pour les prochaines élections. Le refus d’abrogation par l’UMP - parti soutenant l’actuel gouvernement - pourrait plus fondamentalement témoigner d’une douteuse volonté d’écrire l’histoire par la loi (Cf. not. Le Monde du 30 novembre 2005).

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n’ont toutefois pas fait disparaître des questions récurrentes telles que celles de l’effectivité ou de la possible africanisation du droit du travail (III).

I – Le temps de la colonisation et du travail salarié

S’intéresser à la question des modèles et des transferts normatifs en droit du travail, entendu du droit du travail subordonné, conduit nécessairement « à se pencher sur l’existence et le développement du salariat »5. Si la question du travail, y compris en situation d’esclavage, n’est bien évidemment pas absente des sociétés africaines traditionnelles, c’est avec la colonisation que le salariat et des bribes de son encadrement juridique vont apparaître. Augustin Emane souligne combien l’idée selon laquelle « il y aurait eu un salariat auquel se serait appliqué un droit du travail issu des droits traditionnels africains », ne résiste pas à l’analyse6 ; pareille approche s’inscrit généralement dans un discours appelant à un « retour aux sources » et à la « renaissance d’institutions que connaissait l’Afrique précoloniale »7. On observera qu’une telle orientation n’est pas sans lien avec un questionnement sur l’africanisation - nécessaire ou non, possible ou non - des droits du travail d’aujourd’hui.

De fait, par delà le débat sur le concept même de travail présidant à la

période précoloniale, c’est avec la colonisation et, plus particulièrement, dans la seconde moitié du XIX e siècle, que le travail salarié est introduit en Afrique. Comme le rappelle notamment Jean-Marie Tchakoua, cette introduction du travail pour autrui se fait « dans le cadre de la mission civilisatrice des puissances impérialistes »8. On affiche effectivement une idéologie civilisatrice du travail. Toutefois, dans un premier temps au moins, le travail n’aura « rien à voir avec les idéaux de la République »9. Ce travail

5 Cf. Emane, A., « Droit du travail gabonais, modèles et transferts de normes », dans le présent numéro du Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale. 6 Selon A. Emane, on peut « s’interroger à la fois sur le contenu de ces coutumes et sur ceux qui les connaissent réellement » (Emane, A., op. cit.). 7 Idem. 8 Cf. Tchakoua, J.M., « Sources d’inspiration et logique du droit camerounais des conflits collectifs de travail », dans le présent numéro du Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale. 9 Emane, A., op. cit.

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va jusqu’à constituer une négation du droit, dès lors qu’il se fonde parfois sur la contrainte10.

Le recours au travail forcé est une des marques, pour ne pas dire des taches, d’une première phase de la colonisation dans bien des pays africains. Diverses explications d’ordre géographique et économique sont avancées. Non seulement les compagnies concessionnaires ont besoin d’une main- d’œuvre importante mais, comme le rappelle Augustin Emane, « ceux que l’on appelle les indigènes ne sont pas particulièrement sensibles à l’idéologie du travail véhiculée par la colonisation », d’où une pénurie de main-d’œuvre11. Ce que Jules Ferry a appelé « le droit et le devoir des races supérieures vis-à-vis des races inférieures »12 va justifier « une étape transitoire mais nécessaire dans la prise de conscience de l’indigène »13 ; c’est dans cette perspective que l’administration coloniale couvre les pratiques de travail forcé quant elle n’y recourt pas elle-même pour des travaux d’intérêt général.

Pendant ce premier temps de la colonisation il est peu de dire que le droit

du travail ne constitue pas « une réalité palpable »14. De fait, s’il y a travail subordonné, y compris forcé, il n’y a pas de droit du travail ; on observe ainsi qu’en dehors « d’un décret de 1903 réglementant les contrats de travail, ce sont des arrêtés ou des circulaires qui organisent les relations de travail dans toute l’Afrique Équatoriale Française »15. De fait, jusqu’à la première guerre mondiale, la réglementation du travail est le fait des Gouverneurs et est, par là même, peu homogène. Cependant, aussi légères et variables

10 Cf. not. Issa-Sayegh, J. et Ndiaye, B. (dir.), Encyclopédie juridique de l’Afrique, Vol. 8, Droit des relations professionnelles (Travail, Sécurité Sociale et Fonction Publique), N.E.A., Abidjan/Dakar/Lomé, 1982, p. 32. 11 Coquery-Vidrovitch, C., Afrique Noire, Permanences et ruptures, Payot, Paris, 1985, p. 216 et s. Davidson, B., L’Afrique au XXe siècle (l’éveil et les combats du nationalisme africain) Éd. J.A., Paris, 1980, p. 106. 12 A. Emane rappelle le discours de Jules Ferry du 29 juillet 1885 devant la Chambre des députés dans lequel il va réfuter le droit à l’égalité pour certains, et notamment les Noirs de l’Afrique équatoriale. 13 Pour le Gouverneur de Madagascar en 1931 : « Les adversaires du travail obligatoire pourraient vérifier aisément que la liberté du travail n’entre dans les lois d’un pays qu’après que l’obligation de travail est entrée dans les mœurs ». Cf. Guillaume, P., Le monde colonial XIX-XX., A. Colin, Paris, 1974, p. 236. 14 Cf. Emane, A., op. cit. 15 Décret du 4 novembre 1922 pour l’A.E.F. Cf. Issa-Sayegh, J., op. cit. p. 32.

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soient-elles, les références normatives des territoires constituant aujourd’hui le Gabon, le Mali et le Sénégal n’en sont pas moins françaises, à la différence de celles du Cameroun qui voit les premières règles organisant le travail salarié introduites pendant le protectorat allemand16.

Après la première guerre mondiale et suite au Traité de Versailles,

l’Allemagne va perdre officiellement ses positions en Afrique. Le Cameroun est placé par la Société des Nations sous mandat exercé par la France pour la partie orientale, et la Grande Bretagne pour la partie occidentale17. Là se trouve la source de la relative dualité de modèle qui caractérisera ultérieurement le droit du travail camerounais ; Jean-Marie Tchakoua rappelle la différence de méthodes entre des britanniques « laissant place à l’expression locale », appliquant l’« indirect rule », et des français se situant dans une logique « d’assimilation » et donc ayant tendance, au moins partiellement, à étendre des solutions en vigueur en France18.

Ce n’est qu’en 1937 qu’une série de décrets va véritablement améliorer

l’encadrement juridique du travail Outre-mer. Un premier décret introduit l’usage de la convention collective du travail et l’élection des délégués du personnel dans les établissements occupant plus de dix salariés19, un second rend les dispositions métropolitaines relatives aux syndicats applicables à l’Afrique Occidentale Française (A.O.F.)20. Cette réglementation n’est toutefois pas étendue aux autres territoires et notamment à l’Afrique Équatoriale Française (A.E.F.). C’est grâce à la Conférence de Brazzaville que la situation va toutefois ici s’améliorer : les dispositions du Code métropolitain sont alors transposées, en ce qui concerne les syndicats, à tous les territoires africains français, moyennant des adaptations21 et, dans la foulée, un corps d’inspection du travail spécifique aux colonies est institué22.

16 L’arrivée des Allemands au Cameroun remonte aux environs de 1860. Mais c’est le 12 juillet 1884 que fut signé un traité de protectorat entre les chefs Douala et les autorités allemandes (Cf. Tchakoua, J.M., op. cit.) 17 Cf. not. Engelbert Mveng, R.P. et Beling-Nkoumba, D., Histoire du Cameroun, Yaoundé, CEPER, 1983, p. 142 et s.). 18 Tchakoua, J.M., op. cit. 19 Décret du 20 mars 1937. 20 Décret du 11 mars 1937. 21 Décret du 7 août 1944. 22 Décret du 17 août 1944.

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Un nouvel effort est accompli par la suite pour rassembler les diverses réglementations dans un Code du travail unique concernant les travailleurs locaux23. Ce texte traite de la journée de huit heures, du repos hebdomadaire, du congé annuel payé, de la gratuité des soins, des allocations familiales, des pensions de retraite, des conventions collectives, du règlement des conflits du travail. On établit par ailleurs une autre réglementation, inspirée du Code métropolitain, s’appliquant aux seuls européens24.

C’est au lendemain de la seconde guerre mondiale, « lorsque le procès de

la colonisation commence à poindre », que « l’exigence d’un cadre juridique adapté aux relations de travail, comme il en existe en Métropole »25, va se traduire par l’adoption de la loi du 15 décembre 1952 portant Code du travail des territoires d’Outre-mer. Si Jean-Marie Tchakoua insiste sur le fait « que pour une large part, ce Code s’inspirait du modèle métropolitain »26, Augustin Emane souligne, quant à lui, qu’on ne peut pas à proprement parler de point de départ de l’exportation du modèle français dès lors que ce Code « ne correspond pas de manière absolue au modèle métropolitain »27. Ceci oblige à revenir succinctement sur la genèse, la forme et le contenu du Code de 1952.

En 1946, le ministre des Colonies, Marius Moutet souhaita faire un

Code du travail applicable à tous les territoires relevant de son département ministériel. Ce fut l’éphémère « Code Moutet »28 qui, malgré l’absence de dispositions sur les syndicats, la durée du travail, la Sécurité sociale, … rencontra une telle opposition patronale que son application fut suspendue dès 194729. De 1948 à 1952 une longue gestation allait se produire au travers de

23 Décret du 18 juin 1945. 24 Voir par exemple le décret du 23 août 1945 pour le Cameroun. 25 Cf. Emane A., op. cit. 26 J.M. Tchakoua souligne certaines différences singulièrement en matière de droit des conflits du travail mais montre aussi qu’il ne faudrait pas « chercher longtemps pour s’apercevoir que la solution adoptée pour les territoires d’Outre-mer n’est rien d’autre que la reprise d’une ancienne solution française ». 27 Cf. notamment la préface de Paul Durand à l’ouvrage de Gonidec, P.F. et Kirsch, M., Droit du travail des territoires d'Outre mer, L.G.D.J., 1958 ; par ailleurs (p. III) Paul Durand n’hésite pas à souligner qu’à « côté du développement économique et sanitaire, réalisé dans les territoires d’Outre-mer, il ne faudra pas oublier l’œuvre législative et d’organisation administrative de la France » ! 28 Décret du 17 août 1947. 29 Décret du 25 novembre 1947, JO du 11 janvier 1948.

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divers projets et propositions de loi ; un texte en discussion à l’Assemblée nationale le 22 décembre 1952 reçut un avis du Conseil de la République assorti de modifications jugées moins favorables ; ceci engendra une grève générale des syndicats de l’A.O.F. et contraignit l’Assemblée nationale à une seconde lecture30, avant le vote définitif de ce qui devint la loi du 15 décembre 1952 « instituant un Code du travail dans les territoires et territoires associés relevant de la France d’Outre-mer »31.

La Constitution française de 1946, en accordant la citoyenneté française

aux ressortissants des territoires d’Outre-mer, leur donnait automatiquement les droits et les libertés proclamés dans son préambule. On n’a pas cependant été jusqu’à déclarer la législation métropolitaine applicable, sans modification, aux territoires d’Outre-mer32. Certains parlementaires ont tout particulièrement insisté sur la nécessité d’adapter la législation métropolitaine à l’infrastructure économique et sociale des territoires concernés. Le choix fut donc fait de doter ces territoires d’une législation spécifique, ce que la Constitution rendait possible33. Le champ d’application territorial du Code du travail des T.O.M. concernait d’une part les Territoires d’Outre-mer proprement dits à savoir sur le continent africain l’AOF, l’AEF et la Côte française des Somalis, d’autre part les ex territoires sous tutelle ou associés, à savoir le Togo et le Cameroun, pays aux statuts différents : « le Togo était doté de facultés pour réglementer le Code, tandis que le Cameroun pouvait modifier non seulement la réglementation, mais également la partie législative »34.

Le Code du travail des T.O.M. se présente dans une brochure de 36

pages comprenant texte, commentaire et table des matières35. Alors que l’on continue aujourd’hui en France à s’interroger sur un Code du travail volumineux relevant plus d’une mauvaise compilation que d’une

30 Cf. not. Lemesle, R., Le droit du travail en Afrique francophone, Edicef, 1989, sp. p. 28. 31 Publication au JO des 15-16 décembre 1952 (p. 11541) avec rectificatif au JO du 29 janvier 1953 (p. 853), puis publications locales assez rapides par exemple au JO de l’AEF du 8 janvier 1953, au JO de l’AOF du 26 décembre 1952, JO du Cameroun du 13 janvier 1953, … 32 Lemesle, R., op. cit. 33 Cf. Article 74 de la Constitution de 1946. 34 Lemesle, R., op. cit. 35 Cf. Code du travail d’Outre-mer (loi du 15 décembre 1952), Texte et commentaire par P. Huguet, Librairie du Recueil Sirey, Paris 1953.

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codification36, on peut trouver une certaine modernité à une œuvre relativement complète et détaillée de « seulement » 241 articles, le plus souvent courts et clairs37. On semble avoir eu alors l’ambition d’énoncer des principes généraux, laissant au pouvoir réglementaire central ou local le soin de prendre des textes d’application. Sur le fond, s’il n’existe plus de différence entre le travailleur indigène et le travailleur européen38 et si le salaire est « égal à conditions égales de travail, de qualification professionnelle et de rendement »39, le particularisme apparaît notamment et négativement en ce qui concerne des institutions du droit du travail métropolitain non transposées : ainsi des comités d’entreprises, des conseils de prud’hommes, de l’inspection du travail. Le particularisme se manifeste aussi dans la possibilité donnée aux titulaires du pouvoir réglementaire d’adapter certaines dispositions concernant, par exemple, les allocations familiales, la formation professionnelle, le salaire, les organismes administratifs et consultatifs. Paradoxalement, on a souligné que « cette faculté d’adaptation permit au Code du travail des Territoires d’Outre-mer d’être à l’époque, plus en avance que le Code métropolitain sur certains points, notamment en ce qui concerne la rupture du contrat de travail »40.

Enfin on a pu souligner que « la clef essentielle de l’application du

Code du travail d’Outre-mer fut celle du lien de subordination juridique couplé avec la rémunération, quels que soient l’origine, la nationalité, le sexe du travailleur, et même s’il travaille dans le secteur public en tant que non-titulaire. C’est là, une particularité du Code du travail des Territoires d’Outre-mer. En effet, dans les T.O.M., - et ceci est encore vrai dans les États indépendants -, les personnes de droit public emploient un très grand nombre de travailleurs salariés, en dehors des fonctionnaires »41, à la différence de la

36 Cf. not. Ph. Auvergnon, “A codificào do direito do trabalho: algumas observaçoes criticas sobre a situaçao francesa”, in Questòes Laborais, Ano X, 2003, n° 21, p. 1. 37 L’analyse faite aujourd’hui au nord du Code de 1952 est manifestement marquée par les débats actuels concernant le droit du travail français et sa « codification ». On est en particulier sensible à la présence dans les premiers articles d’une définition du « travailleur » au sens de la loi (art. 1) ou de l’affirmation de principe de l’interdiction absolue du travail forcé ou obligatoire (art. 2). Il serait toutefois d’un grand intérêt d’organiser une comparaison des lectures d’hier et d’aujourd’hui, du nord et du sud du Code de 1952. 38 Article 1er du Code du travail des Territoires d’Outre-mer. 39 Article 91. 40 Lemesle, R., op. cit. p. 30. 41 Idem.

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situation française de l’époque et encore - malgré certaines évolutions - d’aujourd’hui. Ultérieurement, le Code de 1952 devait connaître quelques améliorations. On revint ainsi sur un système de réparation des accidents du travail, en usage dans les Territoires d’Outre-mer, établissant une discrimination entre les travailleurs européens et indigènes, les premiers bénéficiant des dispositions de la législation métropolitaine42, les seconds étant soumis à un régime spécifique à chaque territoire43. De même, modifia-t-on, dans le sens de la simplification, la procédure de règlement des conflits collectifs44. Enfin, la loi « métropolitaine » portant à un jour et demi ouvrable par mois de service la durée des congés payés fut déclarée applicable à l’Outre-mer45. II - Les Indépendances et les droits du travail

À l’issue du processus des Indépendances, quelles que soient les conditions fort diverses de ces dernières, tous les pays d’Afrique noire francophone qui relevaient du Code du travail de 1952 ont procédé à la codification de leur droit du travail sans aucune concertation entre eux. Bien avant toute idée d’OHADA et de projet d’acte uniforme concernant le droit du travail46, « une telle concertation aurait permis, au moins, d’harmoniser les règles de droit du travail. Cependant, l’essentiel de l’économie générale du Code de 1952 a été conservé »47. On a pu faire remarquer sur le plan formel, que certains Codes avaient repris parfaitement la classification linéaire du Code de 1952 (ex. Cameroun, Gabon, Sénégal) alors que d’autres Codes avaient adopté un ordre différent (ex. Mali). Toutefois il semble que l’on puisse, par delà la proximité formelle, apercevoir des rapports différents au « modèle ».

42 Cf. Lois de 1898 et 1946. 43 Décret n° 57-245 du 24 février 1957 sur la réparation et la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles dans les territoires d’Outre-mer. 44 Décret n° 55-567 du 20 mai 1955. 45 Loi n° 56-332 du 27 mars 1956. 46 Le Traité fondateur de l’Organisation pour l’Harmonisation en Afrique du Droit des Affaires a inclus en 1993 le droit du travail dans le champ du droit des affaires qu’il se donne pour objet d’harmoniser dans les seize États Parties, grâce à l’adoption de règles communes directement applicables dans ces derniers, qualifiées d’« actes uniformes ». En février 2002, le Conseil des ministres de l’Organisation a affirmé la nécessité d’adopter un acte uniforme en matière de droit du travail. 47 Lemesle, R., op. cit., p. 47.

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Augustin Emane rapporte que « l’émergence de législations gabonaises passera ainsi par la reprise des textes français que l’on “nationalise” » en affirmant dès 1963 que « L’indépendance du Gabon, n’a pas eu pour conséquence de remettre en cause les textes promulgués lors de la souveraineté française »48. De ce point de vue, le Gabon s’inscrit dans « la situation globale d’importation institutionnelle et la dépendance juridique et politique qui caractérisent nombre d’États en Afrique»49. Le droit du travail n’échappe pas à cette tendance générale.

Isaac Ndiaye souligne aussi, à propos du Sénégal, combien la loi du 13 juin 1961 portant Code du travail a été « fortement inspirée par le Code du travail d’Outre-mer du 15 décembre 1952 » et a su « résister aux vicissitudes du temps », en ne perdant jamais « son orientation d’ensemble, même après avoir subi plusieurs modifications »50. Plus qu’une obsession de collage formel au modèle du Code de 1952 ou au droit de l’ex-puissance coloniale, on semble percevoir ici un certain pragmatisme admettant qu’un droit venu à un moment donné d’ailleurs accompagner une forme d’emploi (le salariat), venue elle-même d’ailleurs, ne pouvait sérieusement être « réinventé ».

L’on pourrait penser d’un pays tel que le Mali qu’il aurait rejeter le

modèle. Deux ans après son accession à l’indépendance, une loi du 9 août 1962 institue un Code du travail. Ousmane Sidibé rappelle que « du fait des relations politiques relativement tendues entre les autorités maliennes et françaises dans les premières années de l’indépendance ainsi que du rapprochement avec les pays de l’Est dans le contexte de la “guerre froide”, on pouvait s’attendre à trouver de fortes inspirations socialistes dans ce premier Code du travail malien »51. Paradoxalement, ce n’est pas véritablement le cas. « Ce Code apparaît fortement inspiré de celui des 48 Cour d’appel de Libreville, 8 janvier 1963, Penant, 1963, p. 548. 49 Darbon, D. et du Bois de Gaudusson, J., (dir.), La création du droit en Afrique, Karthala, 1997, Avant-propos. 50 Ndiaye, I., « Droit du travail sénégalais et transfert de normes », dans le présent Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale. 51 Sidibé, O., « Quels modèles d’inspiration pour le droit du travail malien depuis le Code de 1952 ? », dans le présent Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale. Ousmane Sidibé rappelle comment l’éclatement de la fédération du Mali en 1960, qui regroupait le Sénégal et le Soudan, a créé un climat de suspicion entre les autorités française et le gouvernement malien en raison des liens très étroits entre les autorités sénégalaises et françaises. Ceci aurait participé au rapprochement du Gouvernement malien avec les pays de l’Est.

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territoires d’Outre-mer de 1952 ainsi que des conventions collectives coloniales alors en vigueur au Mali ». On ne saurait oublier toutefois de mentionner une exception de taille qui concerne la procédure de licenciement, « plutôt marquée quant à elle effectivement par les positions idéologiques de gauche du gouvernement malien d’alors et par la proximité avec les syndicats ».52 À la différence des autres pays francophones d’Afrique, le législateur malien de 1962 a en effet opté pour une procédure de droit commun du licenciement, valable aussi bien pour les licenciements ordinaires, économiques ou encore ceux des représentants du personnel : l’autorisation expresse de l’Inspecteur du travail est requise dans tous les cas. Le Code est donc quelque peu métissé. Mais surtout il semble là qu’il y ait un grand écart entre production normative et orientation politico-économique : « Une certaine radicalisation idéologique a débouché tout naturellement sur le choix d’une économie étatisée, fondée sur des entreprises et sociétés d’État, et sur une grande méfiance à l’égard du secteur privé, qui conduit ce dernier à se développer dans l’informel »53.

Un autre cas de figure original est constitué par l’expérience

camerounaise. Jean-Marie Tchakoua note « qu’au lendemain de l’indépendance du Cameroun, le législateur a entrepris une réécriture du droit du travail, en se démarquant plus ou moins des solutions héritées des métropoles et plus particulièrement de la France. La démarcation est moins importante en ce qui concerne la relation individuelle de travail. En effet, pour l’essentiel, le droit camerounais a gardé la trame construite autour du contrat relevant pour une large part du droit des obligations tel qu’organisé par le Code civil français. Dans les rapports collectifs de travail en revanche, le droit camerounais s’est parfois démarqué très sensiblement des solutions reçues de la France »54. Mais c’est surtout après la réunification politique du Cameroun55qu’une première réforme importante interviendra, en 1967. Il s’agit alors « d’uniformiser sur l’ensemble du territoire national le droit du travail. Presque fatalement, le Code du travail élaboré devait porter les marques du double héritage franco-britannique. Par la suite, le législateur

52 Sidibé, O., op. cit. 53 Idem. 54 Tchakoua, J.M., op. cit. 55 Les deux parties du Cameroun héritées du partage colonial accèdent à l’indépendance chacune à sa date : 1er janvier 1960 pour le Cameroun oriental et le 11 février 1961 pour le Cameroun occidental. Le 1er octobre 1961 marque la réunification des deux Cameroun et la création de la République Fédérale du Cameroun.

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camerounais va rester très attentif à l’évolution des solutions en France, mais ne va emprunter que celles qui correspondent à ses aspirations »56.

En ce sens, si l’impact du modèle est parfaitement repérable et si l’on

peut en distinguer d’évidentes causes, on doit aussi prendre conscience de l’existence d’un jeu avec ce dernier, d’utilisations variables, en un mot d’intérêts spécifiques à l’appropriation. Des raisons de l’importation sont trouvées tout d’abord dans la technicité du droit du travail. On rappelle que « Les machines et la science moderne venaient bien d’Europe (...) dans ce cas pourquoi pas les institutions politiques, les lois, les formes de démocratie et les genres de vie économique ? Ceux qui formaient l’opinion des nationalistes, pensaient africaniser ces idées et ces institutions importées ; ils étaient sûrs que l’importation était nécessaire, qu’il n’y avait pas d’autres moyens de construire une nation »57. À cela s’ajoute qu’on ne dispose pas de « techniciens de ce droit là ». Augustin Emane rappelle qu’après l’Indépendance, « le Gabon ne compte en effet aucun juge. Ce sont donc des juges français qui vont assurer le service public de la justice » et vont s’inspirer de la jurisprudence des juges métropolitains58.

Jean-Marie Tchakoua souligne, dans le cas du Cameroun, et du

côtoiement de deux modèles (britanniques et français), le poids de la politique d’assimilation mise en œuvre par la France à l’époque coloniale et sa politique de coopération après l’indépendance : « l’élaboration du droit n’a pu être insensible à cette coopération multiforme »59. Mais une autre raison de cette importation, pouvant apparaître parfois sans nuance, tient certainement au fait que le droit n’est pas forcément la priorité du moment des nouveaux États africains. « Au sortir de la colonisation, les nouveaux États africains s’assignent un certain nombre d’objectifs et il en apparaît deux qui semblent surclasser les autres : l’intégration nationale et le décollage économique60. À propos du Gabon, on va jusqu’à se demander « s’il existait un besoin de droit du travail » ; dès lors qu’en 1960, 10% seulement de la population était salariée, on comprend en effet que « la création d’une législation portant sur les relations professionnelles ne 56 Tchakoua, J.M., op. cit. 57 Davidson, B., L'Afrique au XXe siècle (l'éveil et les combats du nationalisme africain), Éd. J.A., Paris, 1980, p. 227. 58 Emane, A., op. cit. 59 Tchakoua, J.M., op. cit. 60 Cf. Leroy, E., « La Vie du Droit en Afrique », Penant, 1978, p. 316 et s.

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répondait pas à une exigence fortement présente dans le pays »61. Dans le cas du Cameroun, en rappelant qu’avant et après l’indépendance, « une longue lutte armée a divisé les Camerounais », on insiste sur le fait que les priorités des autorités du Cameroun indépendant étaient « d’assurer la paix sociale, la stabilité politique et le développement »62.

Le droit du travail n’est pas la priorité, ou bien, sous couvert de continuité

dans les solutions normatives et d’emprunt au « modèle », de « mimétisme », les responsables politiques jouent-ils plus qu’on ne le pense du droit et y compris du droit du travail ? Jean-Marie Tchakoua nous alerte : « S’il y a mimétisme, c’est bien dans le sens donné par le Dictionnaire Robert et souligné par Jacques Vanderlinden63, à savoir la propriété que possèdent certains, pour assurer leur protection, de se rendre semblables par l’apparence au milieu environnant. Ainsi, le législateur camerounais a reconduit ou emprunté, souvent en les renforçant, les solutions qui lui paraissaient à même d’assurer la paix sociale et la stabilité politique »64. III - Le tournant des années 80 / 90 et les questions récurrentes

Le Mali, pays s’étant éloigné du modèle, plus sur le plan politico-économique que juridique, est l’un des premiers touchés par une grave crise économique et financière au début des années 80. Il serait un peu rapide et totalement désespérant d’en conclure qu’il n’est jamais bon de tenter de tracer son chemin en rejetant le « modèle » ! Il est en revanche important d’enregistrer qu’en Afrique, au tournant des années 80/90, comme en écho à la crise qui secoue les pays du nord depuis le milieu des années 70, de nouvelles contraintes se font sentir. Ceux qu’Ousmane Sidibé dénomme pudiquement des « partenaires au développement » vont peu à peu émettre de « fermes conseils », et surtout conditionner leur soutien à la mise en œuvre de « programmes de restructuration » et de « plans d’ajustement structurel » ; ces derniers, sans constituer un « modèle », n’en emportent pas

61 Emane, E., op. cit. 62 Tchakoua, J.M., op. cit. ; voir aussi, Pougoué, P.G., « Les enjeux du droit du travail en Afrique noire d’expression française », Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 1987, n° 5, p. 14. 63 Vanderlinden, J., « À propos de la création du droit en Afrique » in Darbon, D. et du Bois de Gaudusson, J. (dir.), La création du droit en Afrique, Paris, Karthala, 1997, p. 12. 64 Tchakoua, J.M., op. cit.

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moins des références et des obligations précises de modification, singulièrement des législations nationales.

Des adaptations du droit du travail vont alors intervenir, parfois en

plusieurs temps. C’est ainsi qu’au Mali une loi du 8 février 1988 vient préciser mais aussi remanier en profondeur le Code du travail adopté en 196265. À l’analyse, la nature de cette réforme apparaît assez ambivalente. Ousmane Sidibé observe que « jusqu’alors les praticiens avaient comme seul recours - ou réflexe ! - de recourir notamment à des définitions jurisprudentielles françaises ».66 La loi du 8 février 1988 va intégrer dans le Code du travail des définitions « souvent inspirées de la législation ou de la jurisprudence française sans que cela soit cependant systématiquement le cas »67. Il s’agit manifestement de rationaliser, de faire du droit du travail un outil de régulation plus performant notamment au travers de la définition légale de quelques « concepts clefs » utilisés en droit du travail afin de faciliter l’activité des praticiens ; d’autres modifications techniques visent essentiellement à améliorer l’application du Code du travail. Mais la réforme de 1988 vient aussi renforcer certains droits des travailleurs. Ceci permet de souligner que « contrairement à une opinion fort répandue, les Codes du travail africains n’ont pas uniquement évolué dans un sens défavorable aux travailleurs à partir de l’adoption par ces pays de Programmes d’Ajustement Structurel inspirés (ou imposés) par les institutions financières internationales »68. Paradoxalement, on semble aller jusqu’à en profiter pour opérer quelques « transferts normatifs » ou importations du nouveau droit du travail issu de l’arrivée des socialistes au pouvoir en 1981, ceci sous l’influence de centrales syndicales françaises telles que la CGT et la CFDT sur l’Union Nationale des Travailleurs du Mali (UNTM). À ce titre, « on peut estimer que ces avancées du droit malien ne se sont pas faites sans référence à un certain modèle français »69.

65 Loi du 8 février 1988 portant modification de la loi du 6 août 1962 instituant un Code du travail en République du Mali. 66 O. Sidibé rappelle pour le Mali - qui n’est pas le seul pays africain dans ce cas ! - que des praticiens du droit (avocats, inspecteurs du travail et même magistrats) n’hésitent pas à faire référence à des solutions jurisprudentielles françaises parce qu’elles sont plus faciles d’accès que les décisions nationales. 67 Sidibé, O., op. cit. 68 Sidibé, O., op. cit. 69 Idem.

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Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 131

À peine quatre ans plus tard, une nouvelle loi du 20 septembre 199270 sera adoptée sous la pression des employeurs et des « partenaires au développement du Mali » dénonçant notamment les rigidités des procédures de licenciement, « obstacles à l’investissement et à la création d’emplois dans le secteur privé »71. Le nouveau Code du travail a pour objet d’offrir « un cadre juridique approprié à l’exécution du Programme de réformes économiques du Mali et à l’exercice des droits sociaux constitutionnellement reconnus : droit au travail, liberté du travail, liberté d’entreprise, droit de grève. Ces deux aspects se côtoient et s’entremêlent dans la réforme intervenue ». Certes, la loi de 1992 est un « compromis réalisé entre forces sociales, entre logiques de flexibilité et de progrès des droits ». Mais on peut se demander si les quelques progrès cités en matière de modification du contrat de travail, de droit à la formation et de possibilité de mise en disponibilité, ne sont pas là pour mieux « faire passer » un modèle abandonnant la seule logique de protection.

Pareille hypothèse est confirmée au regard des observations faites à

propos de la situation du Cameroun dans les années 90. On aurait assisté alors, selon Jean-Marie Tchakoua, « à la montée en puissance du discours sur les droits fondamentaux en général et sur la liberté en particulier. À l’instigation des pays occidentaux, les États africains doivent évoluer vers le libéralisme économique et la reconnaissance des libertés citoyennes »72. Les adaptations des droits du travail qui se succèdent alors en Afrique paraissent en effet « tomber » du nord sur le sud ou en tout cas venir de l’extérieur sans aucunement correspondre à une importation choisie d’une quelconque modernité mais à une nécessité. Le Sénégal qui a connu une grande stabilité de son premier Code du travail va lui-même se doter d’un nouveau en 1997. Isaac Ndiaye rappelle que « l’environnement politique, social et économique avait fortement évolué. Et le Sénégal, à l’instar de la quasi-totalité des pays en voie de développement, avait dû subir les différents programmes d’ajustement, présentés comme solutions de survie dans un contexte d’hostilité, pour les pays fragiles. C’est ainsi que de nouveaux slogans sont devenus rapidement porteurs : « restructurations », « privatisations », « nouvelle politique industrielle », « moins d’État, mieux d’État ». Le nouveau Code du travail issu de la loi du 1er décembre 1997 constitue

70 Loi n° 092-020 du 20 septembre 1992. 71 Sidibé, O., op. cit. 72 Tchakoua, J.M., op. cit.

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l’aboutissement juridique d’une telle évolution. Il a pour objet d’adapter le droit « aux réalités économiques et sociales de notre pays, d’en faire un vecteur dynamique de croissance (…) ; il a pour ambition de moderniser les relations sociales, de poser les jalons de l’épanouissement de l’entreprise sans déprotéger les travailleurs »73. Comme l’observe Isaac Ndiaye « le droit du travail demeure encore sous le signe de l’ordre public social de protection. Pourtant, parallèlement, le législateur s’est aussi soucié de la protection de l’entreprise »74. Au passage, on observe que si cette évolution du droit du travail sénégalais connaît une formulation propre, elle ne constitue pas un « bouleversement par rapport à la source d’inspiration que constitue le droit français ». De fait, la réforme de 1997 témoigne d’influences significatives en matière de diversité de formes d’emploi comme d’assouplissement des modes de rupture du contrat. Le souci spécifique de développement du dialogue au sein de l’entreprise passe lui-même par des transplantations repérables dans l’avènement du droit d’expression ou encore de l’obligation pour certains employeurs d’un bilan social. Ce sont au fond les mêmes objectifs qui sont poursuivis par la charte nationale sur le dialogue social du 22 novembre 2002, convention entre l’État, les employeurs et les travailleurs visant à instaurer de façon permanente le dialogue social dans les relations professionnelles, qu’il s’agisse des secteurs public, parapublic ou privé. Une telle démarche d’accompagnement des mutations apparaît au passage plus explicite - notamment dans sa dimension tripartite - au Sénégal qu’en France75.

Pour sa part, le Gabon semble s’inscrire lui-même tardivement et de

façon différente dans le processus d’adaptation des droits du travail en Afrique. Certes, « des difficultés se font sentir à compter de 1985 en raison des cours du pétrole - principale richesse du pays - et d’une certaine agitation sociale en 1989 et 1990. Cette année là une conférence nationale décidera notamment du retour au pluralisme politique et syndical. Un nouveau Code du travail est adopté en 1994 »76. À la différence de certains nouveaux Codes d’autres pays africains modifiés dans le cadre des politiques d’ajustement structurel et de « recommandations » des institutions de Bretton Woods, le 73 Ndiaye, I., op. cit. 74 Idem. 75 Si l’on devait ici se référer à un modèle, ce pourrait être celui du pilotage tripartite du social cher au BIT ou celui de pactes sociaux conclus dans certains pays européens (Cf. not. A Reforma do Pacto Social, INCM, Lisboa 2000, 494 p.). 76 Emane, A., op. cit.

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Code gabonais s’inscrirait « dans une recherche de protection et, en tout cas, nullement en rupture avec le modèle dominant depuis l’Indépendance »77. Augustin Emane souligne notamment que « le Code de 1994 reprend par exemple la législation française d’avant 1986 s’agissant du droit du licenciement »78. On relève un grand souci de précision dans le nouveau Code, qui se confirme lors de sa modification en 2000. Cependant, cette évolution n’aurait pas été commandée « par un souci de doter le Gabon de nouveaux outils juridiques permettant de bâtir un nouveau modèle de règles relatives aux relations de travail », elle se serait voulue avant tout comme « un moyen commode de rassurer les investisseurs »79. Ce serait ce même objectif qui aurait conduit à la conclusion le 26 septembre 2003, d’un « Accord portant trêve sociale en République gabonaise », correspondant à une suspension négociée de tout conflit social pendant une durée de trois ans. S’il faut dans le cas du Gabon, comme pour de nombreux pays africains, relativiser les discours attribuant une influence excessive aux institutions de Bretton Woods, on ne saurait toutefois regarder l’apparition d’une « Charte nationale pour le dialogue social » au Sénégal ou d’une « Trêve sociale » au Gabon, sans établir de relation avec des institutions comme le FMI ou plus généralement avec une prise en compte du phénomène d’internationalisation de l’économie.

Dans les interrogations doctrinales qui perdurent, deux questions

reviennent ; la première est celle de l’effectivité ; elle n’est pas propre aux droits du travail africains mais entretient ici une relation avec la seconde : celle de la possible africanisation du droit du travail.

La Charte sénégalaise pour le dialogue social, comme l’accord de « Trêve

sociale » conclu au Gabon, paraissent témoigner d’un recul de l’hétéronomie ou tout au moins d’un progrès de l’intervention des partenaires sociaux ; l’État ne serait plus le seul créateur de normes de droit du travail. Augustin Emane estime que l’idée mise en avant est que « la règle de droit sera d’autant plus facilement acceptée et respectée qu’elle aura été produite par ses principaux destinataires »80. La loi ne serait pas forcément la norme qui prendrait le mieux en compte les réalités socio-économiques. Est-on en train d’inventer un nouveau modèle de production de normes de droit du travail 77 Idem. 78 Idem. 79 Idem. 80 Emane, A., op. cit.

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« plus en phase avec les aspirations de ses destinataires » ? Dans le cas gabonais, en réalité on ne s’éloignerait pas du « modèle français ». Bien au contraire, il se pourrait bien que « les partenaires sociaux rejouent sous l’Équateur des partitions hexagonales »81. Dans ce cas précis, on assisterait plutôt « à une réappropriation du concept de refondation sociale » formulée en 1999 en France par le MEDEF82. En tous cas, on sait que dans ce pays comme dans d’autres en Europe, court, au moins depuis les années 80 si ce n’est avant, l’idée qu’une meilleure effectivité du droit du travail passerait par la production des normes par les partenaires sociaux eux-mêmes. Cette thématique, loin de correspondre à une innovation africaine, serait-elle un nouvel avatar d’un syndrome mimétique ?

Y aurait-il des causes spécifiquement africaines au peu d’effectivité du

droit du travail ? Dans le cas du Gabon on observe que « les textes d’application prévus par le Code ne sont jamais publiés »83. Cela conduirait à quelques difficultés … singulièrement « en matière de relations collectives puisque la représentativité des syndicats doit être réglée depuis plusieurs années par des décrets d’application »84. Il en va de même pour la mise à jour de nombreuses conventions collectives, ce qui conduit d’ailleurs à rendre illégale la présence des délégués syndicaux dans de nombreuses entreprises à l’heure actuelle85.

On souligne également que « le droit du travail sénégalais, sur certains

points, est loin d’être effectif ». Ici aussi des exemples d’absence d’intervention des textes d’application ainsi que d’inapplication de certains pans du droit du travail, sont donnés. Mais, on estime que « le déphasage entre le voulu et le vécu est un refrain bien connu que l’on retrouve aussi dans d’autres disciplines »86. En réalité, dans des formes et à des degrés différents, les explications de l’ineffectivité apparaissent peu éloignées de celles avancées parfois à propos de droits du travail européens. Isaac Ndiaye souligne au fond que « le modèle n’est guère rejeté » mais que « c’est dans

81 Idem. 82 MEDEF : principale organisation française d’employeurs. 83 Emane, A., op. cit. 84 Idem. 85 Cf. B.I.T. Plainte contre le gouvernement du Gabon présentée par la Fédération libre des industries et transformations (FLIT-CGSL) Rapport n°. 328, Cas n° 2128. 86 Ndiaye, I., op. cit.

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Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 135

son application qu’il rencontre des difficultés provisoires »87. Il rappelle surtout que « le droit doit aussi pouvoir servir d’instrument d’orientation et jouer un rôle d’anticipation. Dans cette perspective, le modèle peut contribuer à l’affermissement des relations sociales même s’il est différé dans son intégration, dans sa réception »88.

Une autre ineffectivité est traditionnellement avancée à propos des droits

du travail africains, celle relative au respect de conventions internationales pourtant dûment ratifiées. Isaac Ndiaye observe qu’on retrouverait ici « la même inertie » avec « autant de situations qui ruinent la mise en œuvre des règles issues du modèle. Et ces dysfonctionnements, bien souvent liés à une certaine frilosité, légitiment les tentatives de refoulement ou de négation du modèle »89. On se doit cependant, à propos d’effectivité et de modèle, d’observer qu’il y a quelque idée reçue à considérer souvent que les pays africains ratifient nombre de conventions qu’ils n'appliquent pas par la suite ; on doit en fait constater la faiblesse voire l’absence de ratifications de pays d’Afrique subsaharienne, singulièrement le champ traditionnel en droit du travail de la santé et de la sécurité90. De façon générale, on relève combien l’analyse des ratifications faites par le Gabon contredit totalement cette vision - post coloniale ? - de pays africains grands « ratificateurs » de normes internationales sans souci de leur respect. On remarque que, d’une part, les ratifications ne sont pas aussi nombreuses qu’on pourrait le penser, et que, d’autre part, la plupart de ces conventions ont été ratifiées au lendemain de l’Indépendance91. Au passage, ceci permettrait de relever l’absence - jusqu’aux années 90 - d’un modèle de droit inspiré par l’Organisation Internationale du Travail92. En revanche, la permanence de la 87 Ndiaye, I., op. cit. 88 Idem. 89 Idem. 90 Sur 21 conventions de l’OIT concernant la prévention d’atteintes physiques : Gabon, Mali et Sénégal ont ratifié la Convention n° 13 sur la céruse en 1960. La Convention n° 45 sur les travaux souterrains (femmes) a été ratifiée par le Cameroun en 1962 et le Gabon en 1961. La Convention n° 120 sur l'hygiène (commerce et bureaux) a été ratifiée par le Sénégal en 1966. La Convention n° 162 sur l'amiante a été ratifiée par le Cameroun en 1986. (Cf. Auvergnon, Ph., « Sécurité des personnes et travail », École doctorale interdisciplinaire sur la sécurité, Yaoundé 2004). 91 Parmi 35 conventions ratifiées par le Gabon, vingt-cinq l'ont été entre 1960 et 1961, et 2 en 1968 (Emane, A., op. cit.). 92 Certains soulignent que l’OIT n’a commencé à jouer un rôle vraiment important qu'à partir des années 1990 (A. Emane, op. cit.). Dans le même sens, on remarque à propos du Cameroun qu’on « aurait pu s’attendre à une influence des normes de l’Organisation Internationale du

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place accordée à la loi illustre certainement à sa façon la fidélité au « modèle français ». Mais, précisément, n’y a-t-il pas là le signe de décalages, d’écarts trop importants avec les réalités socio-économiques voire culturelles africaines marquées notamment par l’importance de l’oral et le développement de relations professionnelles dans le secteur dit « informel » ?

Ainsi en revient-on à une question que certains regardent comme une

fausse question puisque relevant du « mythe de l’adaptation du droit au fait »93, à savoir celle de l’africanisation des droits du travail. La prise en compte de certaines spécificités socioculturelles n’en demeure pas moins posée pour tout observateur ou acteur soucieux non pas de l’écart mais d’un rapport - même lointain - entre normes juridiques et pratiques sociales. La question est ancienne. On se souvient que le Code du travail des Territoires d’Outre-mer de 1952 se distinguait sur un certain nombre de points nettement, dans son contenu, du droit du travail français métropolitain afin - ou au prétexte - de tenir compte des réalités desdits Territoires d’Outre-mer. Après les Indépendances, certains soulignent combien les jeunes États ont souhaité « mettre en œuvre des solutions inspirées du génie national »94. Ainsi l’exposé des motifs du tout premier Code du travail camerounais rappelait « la légitime aspiration du Gouvernement camerounais de se doter de lois nationales élaborées par lui et à l’usage de ses nationaux ». Jean-Marie Tchakoua estime que dès lors « on pouvait s’attendre, sur le fond, à quelques solutions d’inspiration camerounaise. Mais pour une large part, ce Code, ainsi que ceux qui vont lui succéder, sont fortement influencés par les modèles français et anglais »95.

Passés les premiers temps de l’Indépendance, la question de

« l’africanisation » va à nouveau se poser. Augustin Emane rappelle « qu’avant les années 1960, les élites africaines faisaient répandre l’idée

Travail. De fait, pour l’essentiel, ces normes ont transité par le droit français pour entrer au Cameroun, de sorte que l’OIT apparaît comme une source trop lointaine ». En revanche, « de plus en plus, l’OIT exerce une importante pression sur les jeunes États » (Tchakoua J.M., op. cit). À propos de l’influence normative de l’OIT voir notamment : Morin J.Y. et Otis G., Le droit du travail en Afrique francophone, AUF, Bruylant, Bruxelles, 1989, 288 p. 93 Cf. Atias, Ch., et Linotte, D., « La mythe de l’adaptation du droit au fait », Dalloz, 1977, p. 251-258. 94 Tchakoua, J.M., op. cit. 95 Idem.

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selon laquelle le départ du colon mettrait un terme à tous les problèmes ; or, dix ans après, ce sont ces élites qui sont au pouvoir et rien n’a changé véritablement. Ce qui est vécu comme un échec sera alors attribué à l’imitation des modèles extra-africains. C’est pour répondre à cette préoccupation que des notions comme “le retour aux sources” ou “l’authenticité” font leur apparition dans la rhétorique déjà bien fournie des dirigeants africains »96. On va ainsi en particulier développer le thème de la « gabonisation » qui concerne, certes la promotion des cadres gabonais, mais aussi l’adoption de législations présentées comme d’essence gabonaise. De jure et de facto, « La rupture avec l’ordre ancien va surtout concerner les droits fondamentaux » ; le Code du travail de 1978 ignore ainsi la liberté et le pluralisme syndical, ceci par temps de parti unique. La « gabonisation » des textes semble avoir en fait donné lieu à des reprises « des législations françaises en procédant quand même à quelques adaptations liées à la situation politique du pays ». Mais, « s’il est largement question dans le discours officiel de s’inspirer des réalités gabonaises, il ne semble pas que le Code de 1978 ait particulièrement pris en compte ces dernières »97.

Au titre de la prise en compte de l’environnement socioculturel par les

législateurs africains98, on peut citer la disposition de la loi malienne du 8 février 1988 élargissant les cas de suspension du contrat de travail à la période dite de veuvage pour la femme salariée dont le mari vient à décéder ou encore à la période de pèlerinage aux lieux saints99. L’exemple est intéressant mais limité. Ousmane Sidibé observe que « trois sources principales ont inspiré le législateur malien dans les différentes réformes conduites : l’idéologie socialiste en ce qui concerne les premières mesures d’encadrement du licenciement, l’idéologie libérale relayée par les institutions internationales en ce qui concerne les mesures de flexibilité du marché du travail et bien sûr le droit français qui demeure la source historique de la législation malienne dans son ensemble »100. Mais, il

96 Augustin Emane rappelle que « le Congo-Kinshasa devient Zaïre, et que l’on débaptise toutes les villes ayant des noms européens. De même qu’au Zaïre, au Tchad et au Togo, il est interdit de porter des prénoms européens. » (Emane, A. op. cit.). 97 Emane, A., op. cit. 98 Cf. not. Sidibé, O., « Réalités africaines et enjeux pour le droit du travail », Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 1999, p. 130 et s. 99 Article 37 de la loi malienne du 8 février 1988. 100 Sidibé, O., « Quels modèles d’inspiration pour le droit du travail malien depuis le Code de 1952 ? », dans le présent Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale.

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Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 138

remarque « la faiblesse des sources d’inspiration proprement africaines » comme l’absence, « malgré la similitude des contextes socio-économiques et culturels, de volonté de s’inspirer des expériences africaines ». En droit du travail comme dans d’autres domaines, pour Ousmane Sidibé « les africains ne se sont pas encore libérés du mimétisme afin de bâtir de véritables modèles juridiques capables de prendre en charge leurs réalités. On ne trouve pas encore de constructions juridiques cohérentes qui reflèteraient les réalités africaines. Il s’agit certainement là d’un des grands défis du droit du travail africain »101. Un tel défi peut-il être relevé dans le cadre de l’élaboration d’un projet d’acte uniforme concernant le droit du travail dans le cadre de l’OHADA102, tout à la fois dans le respect des conventions fondamentales de l’OIT103 et dans la recherche d’une sécurisation des investisseurs internationaux ?104

101 Cf. not. Emane, A., « Le droit du travail à la croisée des chemins : l’exemple du Gabon », Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 1999 p. 154 ; Pougoué, P.G. et Tchakoua, J.M., « Le difficile enracinement de la négociation collective en droit du travail camerounais », Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 1999 p.198. 102 Cf. not. Béraud, J.M., Étude préalable à l’adoption d’un Acte uniforme en Doit du travail dans le cadre de l’Organisation pour l’Harmonisation en Afrique du Droit des Affaires (OHADA), IFP/Dialogue, document n°2, BIT Genève 2003, 102 p. 103 Cf. not. Samb, M., « Réformes et réception des droits fondamentaux du travail au Sénégal », Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 1999, p. 142. 104 Cf. not. Issa-Sayegh, J., « Questions impertinentes sur la création d’un droit social régional dans les États africains de la zone franc », Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 1999, p. 170 ; Issa-Sayegh, J. et Lohouses-Oble, J., « OHADA Harmonisation du droit des affaires », AUF, Bruylant, Bruxelles, 2002, sp. p. 46 et s.

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 139

Ousmane Oumarou Sidibé Maître de conférences Université de Bamako

Quels modèles d’inspiration pour le droit du travail malien

depuis le Code de 1952 ?

Abstract

French law has historically been a source of labour law in Mali, even if it was initially based on socialist ideology, especially concerning the issue of redundancy provisions. Significant legal changes were implemented following the serious economic and financial crisis of the 1980s. Normative changes have been marked by a concern to improve workers' rights but also by the demands of international institutions, which made greater flexibility in the labour market a condition of their financial support. While the French model still has some influence today, this study highlights the weakness of specifically African sources of inspiration.

Résumé

Le droit français a constitué la source historique du droit du travail malien même si celui-ci a été inspiré à ses débuts par une idéologie socialiste notamment en matière d’encadrement du licenciement. Des modifications législatives significatives sont intervenues suite au développement d’une grave crise économique et financière au cours des années 80. Les changements normatifs ont été alors marqués par un souci de progrès des droit des travailleurs mais aussi par les demandes d’institutions internationales conditionnant leur soutien financier à la prise de mesures de flexibilisation du marché du travail. Si l’influence du modèle français perdure encore aujourd’hui, la présente étude entend souligner la faiblesse des sources d’inspiration proprement africaines.

Ousmane Oumarou Sidibé

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La question des modèles est l’un des sujets les plus passionnants en droit comparé. Bien que l’essentiel de son droit moderne soit d’inspiration étrangère, l’Afrique fait l’objet de peu d’investigations par rapport à cette problématique. Or, le droit du travail africain offre un terrain particulièrement fertile pour mener une pareille recherche. C’est dans une telle perspective que l’on se propose de revenir sur l’évolution du droit du travail au Mali1.

Depuis son indépendance le 22 Septembre 1960, le Mali s’est engagé

dans une œuvre législative relativement importante notamment en droit du travail. On tentera de rendre compte de l’évolution de la législation du travail, de ses raisons et sources d’inspiration, en se référant aux étapes constituées par l’adoption en 1962 d’une loi instituant un Code du travail (I), puis par la modification de cette dernière en 1988 (II), enfin par l’intervention d’une nouvelle loi en 1992 portant Code du travail en République du Mali (III). À quels modèles empruntaient ces différentes lois ? Quelles étaient leurs sources d’inspiration? Quels ont été les rôles joués par les différents acteurs (Gouvernement, partenaires au développement, syndicats, employeurs, …) à l’occasion de l’adoption de ces différents textes ?2 La présente contribution tente de répondre à ces questions à partir de l’analyse des sources nationales disponibles (exposé des motifs des projets de lois, témoignages des différents acteurs, …), ainsi que de la lecture croisée de certains textes étrangers qui auraient pu inspirer la démarche du législateur malien. I – L’institution d’un Code du travail en 1962

Au Mali, comme dans les autres pays francophones d’Afrique, au Sud du

Sahara, le droit du travail reste encore fortement inspiré du droit français. Au

1 Sur le droit du travail au Mali : Traoré, M., Les relations individuelles au Mali, thèse Université de Toulouse, 1981 ; Sidibé, O., Non droit et infra-droit dans les relations de travail en Afrique : une illustration à partir de la rupture du contrat de travail au Mali, thèse Université de Bordeaux I, 1983 ; Sidibé, O. et Djénépo, M., Droit du travail, Polycopie, Université de Bamako, 1999 ; Djénépo, M., Guide Pratique de droit du travail, Bamako, octobre 1997 ; Ndiaye, I., « Le travail des enfants en Afrique (Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée-Conakry, Mali, Sénégal) », Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 2000, p. 133-148. 2 Sur le droit du travail africain en général : Kirsch, M., Le droit du travail en Afrique, Tome I, Le contrat de travail, EDIENA, 1987.

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Soudan français (qui a pris le nom du Mali après l’éclatement de la fédération du Mali) comme dans les autres colonies françaises d’Afrique occidentale française (AOF) et d’Afrique équatoriale française (AEF), le droit du travail était régi par la loi du 15 décembre 1952 portant Code du travail des territoires d’outre mer considéré à l’époque comme franchement révolutionnaire3.

Deux ans après son accession à l’indépendance, la jeune République du

Mali a adopté le 9 août 1962 une loi instituant un Code du travail. Du fait des relations politiques relativement tendues entre les autorités maliennes et françaises dans les premières années de l’indépendance ainsi que du rapprochement avec les pays de l’Est dans le contexte de la « guerre froide »4, on pouvait s’attendre à trouver de fortes inspirations socialistes dans ce premier code du travail malien. Paradoxalement, ce n’est pas véritablement le cas. Ce code apparaît fortement inspiré de celui des territoires d’outre mer de 1952 ainsi que des conventions collectives coloniales alors en vigueur au Mali, à l’exception de la procédure de licenciement, plutôt marquée quant à elle effectivement par les positions idéologiques de gauche du gouvernement malien d’alors et de sa proximité avec les syndicats.5

Il faut se rappeler en effet que l’élite politico-syndicale de la jeune

république du Mali avait quasiment cogéré les institutions publiques au cours des huit premières années de l’Indépendance, dans le cadre de ce qui

3 Ce Code adopté par le parlement français après de très longues discussions et une opposition farouche des employeurs, était qualifié par certains d’entre eux de « Code syndical » tant il était révolutionnaire pour l’époque. Loin d’être une législation de seconde zone, cette loi reconduit les règles et les principes généraux du droit du travail métropolitain, tenant ainsi compte du courant psychologique découlant de la participation des africains à la seconde guerre mondiale. 4 Le contexte de l’éclatement de la fédération du Mali en 1960, qui regroupait le Sénégal et le Soudan, a créé un climat de suspicion entre les autorités française et le gouvernement malien en raison des liens très étroits entre les autorités sénégalaises et françaises. Cette situation a favorisé le rapprochement du Gouvernement malien avec les pays de l’Est. 5 La plupart des leaders syndicaux a participé à la lutte pour les indépendances auprès des leaders politiques. La lutte commune pour l’indépendance, ajoutée au défi commun de bâtir un État indépendant au sortir de l’éclatement de la fédération du Mali, a créé un sentiment d’appartenance à une élite nationale qui a des responsabilités communes dépassant le clivage traditionnel employeurs /employés.

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était alors qualifié de « participation responsable ».6 En effet, l’Union Territoriale des Travailleurs du Soudan, devenue en 1962, Union Nationale des Travailleurs du Mali, était pour ainsi dire affiliée à l’Union Soudanaise RDA, devenue parti unique de fait à l’indépendance par l’absorption du Parti Progressiste Soudanais sévèrement battu lors des élections de 1958. L’orientation socialiste de l’US RDA ajoutée au contexte de crispation des relations avec la France, responsable pour les autorités maliennes de l’éclatement de la fédération du Mali, ont radicalisé les positions idéologiques des autorités maliennes qui se rangèrent alors dans le camp des pays du bloc de l’Est. Cette radicalisation idéologique a donc débouché tout naturellement sur le choix d’une économie étatisée, fondée sur des entreprises et sociétés d’État, et sur une grande méfiance à l’égard du secteur privé, conduit à se développer dans l’informel.

Dès l’Indépendance en 1960, l’État a pris en charge tout le secteur

productif par la création de grands monopoles publics, devenant donc le premier employeur du pays. La première République s’est ainsi attachée au développement du secteur public pour en faire un instrument de sa politique économique et sociale.

Cette option a été poursuivie par le régime militaire à partir de 1968 et

par la deuxième République, malgré une timide libéralisation de l’économie.7 Ainsi, d’une dizaine d’entreprises créées en 1961, le nombre est passé à vingt-quatre en 1968 et cinquante-sept en 1983. Ces grands monopoles publics s’exerçaient dans tous les secteurs (travaux publics, 6 Sur la problématique de la participation au Mali et en Afrique, voir : Coulibaly, M. et Sissoko, S.M. , Autogestion n’est pas Participation : étude de cas , PADEP, Mali, 1994 ; Dicko, O., Sidibé O.O. et Touré T., Participation des Travailleurs et de leurs Organisations Syndicales en tant que stratégie de Développement, Fondation Friedrich Ebert/Union Nationale des Travailleurs du Mali, Bonn/Bamako, 1985 ; Fall, M., L’État et la Question Syndicale au Sénégal, L’Harmattan , Paris, 1987 ; Godbout, J., La Participation Contre la Démocratie, Editions Saint-Martin, Montréal, 1983 ; Kabeya, M., Syndicalisme et Démocratie en Afrique Noire : l’expérience du Burkina Faso, Editions Khartala, Paris, 1989 ; Kester, G. et Sidibé O.O. (éd.), Démocratie et Concertation Nationale : la mise en œuvre du Conseil Économique, Social et Culturel du Mali, PADEP/l’Harmattan, La Haye/Paris, 1994. 7 Le Mali a connu trois républiques depuis l’Indépendance. La première, d’inspiration socialiste, a conduit le pays avant d’être interrompue par un coup d’État militaire le 19 novembre 1968. La deuxième, d’inspiration libérale, lui a succédée après un intérim militaire. La troisième, installée après l’avènement de la démocratie pluraliste à partir du 26 mars 1991, a déjà connu une alternance avec un gouvernement de gauche de 1992 à 2002, et un gouvernement plutôt de coalition, à ce jour encore au pouvoir.

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constructions, industries, commerce, hôtellerie, transports et communications). De plus, le pays connaissant une pénurie de main-d’œuvre qualifiée, la question des facilités de licenciement n’était pas encore une préoccupation des employeurs. Dans un tel climat, on s’accommodait donc fort bien d’un Code du travail contraignant aussi bien quant aux procédures de licenciement qu’en ce qui concerne l’utilisation de la main-d’œuvre étrangère (A). Ceci va, au fond, durer jusqu’au développement à compter des années 80 d’une crise économique et financière annonciatrice de changements normatifs (B). A - Un encadrement strict du licenciement et du recours à la main-d’œuvre étrangère

À la différence des autres pays francophones d’Afrique, le législateur malien de 1962 avait opté pour une procédure de droit commun du licenciement, valable aussi bien pour les licenciements ordinaires, économiques ou encore ceux des représentants du personnel. L’autorisation expresse de l’Inspecteur du travail était en effet requise dans tous les cas de figure. En ce qui concerne les licenciements individuels, l’article 38 dispose alors que : « Le contrat de travail à durée indéterminée peut toujours cesser par la volonté de l’une des parties. Cette résiliation est subordonnée à un préavis donné par la partie qui prend l’initiative de la rupture. Tout employeur qui désire licencier un salarié engagé pour plus de trois mois autre que le personnel employé de maison doit en faire la demande à la Direction du Travail ou à l’Inspection Régionale du Travail, en dehors du ressort de Bamako. Cette demande, datée et signée, doit contenir les mentions suivantes : Les noms, prénoms, adresse et raison sociale de l’employeur ; les noms, prénoms, nationalité, âge, sexe, résidence habituelle et qualification ou spécialité professionnelle du travailleur ; les motifs invoqués pour justifier le licenciement et la date proposée. Cette demande est adressée sous pli recommandé. Dans un délai de dix jours francs à compter de la date d’envoi de la demande, la Direction du Travail ou l’Inspection Régionale du Travail est tenue de faire connaître au demandeur, soit qu’elle accorde, soit qu’elle refuse l’autorisation de licenciement, soit qu’elle entend, avant de statuer, procéder à une enquête ou vérifications qu’elle juge utiles. À défaut de réponse dans le délai prescrit, l’autorisation est considérée comme acquise. Chacune des parties pourra se pourvoir devant le Tribunal du Travail qui

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décide en dernier ressort. Le recours devant le Tribunal du Travail est suspensif de la décision de l’employeur. »

En ce qui concerne les licenciements économiques, l’article 41 dispose

que « Les congédiements éventuels nécessités pour suppression d’emplois ou diminution de l’activité de l’entreprise doivent s’opérer dans chaque catégorie professionnelle suivant les règles générales prévues en matière de licenciement, compte tenu à la fois de la valeur professionnelle, de l’ancienneté dans l’établissement et de la situation de famille ». En d’autres termes, le Code ne prévoit pas une procédure particulière pour les licenciements économiques, mais seulement une modalité particulière de mise en œuvre. Même dans les cas de cessation d’entreprise, tels que prévus à l’article 47 du Code du travail, notamment par faillite ou liquidation judiciaire, ledit article impose le respect des formalités de l’article 38, en l’occurrence l’autorisation administrative de licenciement.

On constate donc que le législateur de 1962 est allé loin, très loin dans la protection du travailleur. Dans ce tableau que les employeurs relayés par les bailleurs de fonds internationaux allaient qualifier plus tard d’ultra protectionniste, le fait pour le législateur de prévoir la possibilité pour l’employeur de prononcer une mise à pied du délégué du personnel en cas de faute lourde, en attendant l’autorisation de l’Inspecteur du travail, pourrait paraître presque comme une incongruité, dans la mesure où même pour les salariés ordinaires, la procédure d’autorisation préalable était de mise.

En fait, au delà de ces protections légales, il faut reconnaître que le climat sociopolitique d’alors, caractérisé par un étatisme exacerbé qui a profondément marqué les esprits, a accru l’influence des syndicats dans les entreprises publiques, rendant plus difficile que le permet la loi les procédures de licenciement.

Par ailleurs, en ce qui concerne la protection de la main-d’œuvre nationale, une procédure d’autorisation est instituée en 1962 pour le recrutement des travailleurs étrangers. L’article 21 du Code affirme que « Les contrats de travail sont passés librement ». Toutefois, il est précisé que « les employeurs ne peuvent recruter les travailleurs étrangers qu’après avoir obtenu l’autorisation de la Direction Nationale du Travail dans les conditions qui seront déterminées par arrêté du Ministère chargé du Travail » ; par ailleurs, « le chef de Gouvernement pourra par décret pris en

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conseil des Ministres, en fonction des nécessités économiques, démographiques, sociales ou sanitaires, interdire ou limiter les possibilités d’embauche des entreprises, ou organiser des compensations en main-d’œuvre entre les régions. » L’embauche est donc encadrée, surveillée ; mais l’autorisation administrative imposée pour recruter des étrangers, justifiée dans le contexte d’une économie quasi autarcique de l’immédiat après Indépendance, s’est révélé par la suite inopérante quand le Mali a réintégré l’Union monétaire Ouest africaine et est redevenu un acteur important de l’intégration sous régionale. Les statistiques du ministère du travail prouvent que cette disposition a été alors, et est très peu appliquée.8 B - Le tournant des années 80

À partir du début des années 1980, le Mali a connu une grave crise économique et financière caractérisée par un endettement de près de quinze milliards de Francs CFA envers l’État au titre des arriérés d’impôts, contre huit milliards de créances sur l’État, soit une situation négative de près de sept milliards de Francs CFA ; une dette de plus de vingt milliards envers la Banque de Développement du Mali (BDM) ; une dette de plus de soixante dix milliards envers les autres secteurs de l’économie nationale ; une faible productivité ; d’importantes créances irrécouvrables et des taux de rentabilité médiocres. Les ressources limitées étaient donc orientées vers le financement d’un secteur public chroniquement déficitaire, au détriment des domaines prioritaires pour le développement du pays, en particulier les secteurs sociaux comme l’éducation et la santé. À ceci, il faut ajouter le déséquilibre entre les besoins de financement de l’économie et les ressources disponibles, d’où le lourd fardeau du service de la dette, ce qui n’a fait qu’accentuer le déséquilibre des finances publiques.

Face à ces contraintes, le Mali a dû, sur les conseils fermes de ses

partenaires au développement, lancer à partir de 1982, une série de programmes de restructuration, longtemps différés. Ces programmes seront même intensifiés à partir de la grave crise financière de 1987, caractérisée par des impayés du Trésor public, des arriérés de salaires de plusieurs mois à

8 Il faut rappeler que le Mali a dénoncé en 1960 les accords monétaires avec la France conclus dans le cadre de l’Union monétaire ouest africaine (UEMOA) en créant sa propre monnaie le franc malien. Il a réintégré l’UEMOA en 1984.

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l’égard des agents publics et des problèmes aigus de liquidité dans le système bancaire.9

Cette restructuration du secteur public s’est déroulée dans le cadre de

deux programmes majeurs, à savoir le Programme de Réforme de la Fonction Publique (PRFP) et le Programme d’Ajustement du Secteur Public (PASEP). Le Programme de Réforme de la Fonction Publique s’articulait essentiellement autour de la réduction de la masse salariale dans le cadre d’un Programme de Départ Volontaire à la Retraite (PDVR) des fonctionnaires. Par ailleurs, les recrutements dans la fonction publique ont été suspendus par une Ordonnance du 26 décembre 1977 ; l’on a également procédé au licenciement systématique des grands malades10.

De son côté, le PASEP visait à réduire la charge que le secteur public faisait peser sur les finances publiques, et à favoriser l’efficacité des entreprises publiques et privées ; il s’agissait concrètement de réformer la politique économique afin d’améliorer la gestion des ressources publiques, de réformer le secteur financier, d’adopter un cadre juridique et institutionnel approprié pour le secteur des entreprises publiques, enfin de rationaliser le secteur par des mesures de restructurations financières, de désinvestissement et de redressement des entreprises publiques. Ce programme de réformes a eu à court terme, des conséquences négatives sur l’emploi, se traduisant par une déflation des effectifs de la Fonction Publique et des Sociétés et Entreprises d’État liquidées.11

9 Sur le Programme d’ajustement structurel au Mali, voir : Dioné J., « Atelier Régional Impact de la Dévaluation du franc CFA sur les Revenus et la Sécurité alimentaire en Afrique de l’Ouest (Bamako, 26-30 juin 1995) : Synthèse des Résultats », Document de travail n° 95-09/PRISAS, Bamako, PRISAS/INSAH, Août 1995 ; « Situation Économique et Sociale du Mali en 1999 et Perspectives pour 2000 », Bamako, DNSI, juin 2000 ; Sissouma, I., Boré, A. et Outtara O., Étude diagnostique pour l’extension de la protection sociale au Mali : secteur informel et milieu rural , février 2003 ; « Profil de Pays », Bamako, OIT/PNUD/JFA PRESA/MALI, novembre 2001. 10 Il s’agissait des fonctionnaires victimes de maladies de longue durée qui percevaient leurs salaires sans pouvoir travailler et qui étaient maintenus sur les fichiers pour des raisons humanitaires en violation des règles du statut de la fonction publique. 11 Sur la restructuration du secteur public au Mali : « Suivi de l’Initiative 20-20- Financement des services sociaux essentiels au Mali », Bamako, Ministère de l’Économie, du Plan et de l’Intégration/UNICEF/FNUAP/PNUD ; Traoré, K., « Diagnostic national des systèmes de protection sociale du secteur public au Mali », février 2003 ; « Profil de Pays », Bamako, OIT/PNUD/JFA- PRESA/MALI-, novembre 2001.

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Face à la détérioration de la situation globale de l’emploi, les pouvoirs publics se sont alors efforcés de prendre des mesures d’urgence de traitement social du chômage en faveur des différents groupes sensibles. Parmi celles-ci, ont peut citer l’assistance à la création d’entreprise en faveur des jeunes diplômés et des licenciés des sociétés d’État. Mais surtout on doit observer que jusqu’au début des années 1980, le développement du secteur privé malien n’était pas une priorité pour les pouvoirs publics, donc, malgré la libéralisation progressive de l’économie, ce secteur n’a pas pu prendre efficacement le relais et répondre aux attentes en matière de création d’emplois.

C’est seulement avec l’aggravation de la crise, à partir du milieu des

années 1980, que les pouvoirs publics ont commencé à mettre en œuvre plusieurs programmes d’aide, notamment dans le cadre des projets FED/PME-PMI, PNUD/BIT ou PAPME-CANADA, afin de dynamiser le secteur privé et lui permettre de prendre toute sa place dans la politique de promotion de l’emploi12. Cette dernière a cependant vite montré ses limites, le volume de création d’emplois s’est révélé décevant. C’est alors que les contraintes liées à l’encadrement sévère du licenciement ont commencé à faire l’objet de vives critiques de la part du patronat, et ont été fortement relayées par les institutions financières partenaires du Mali, en l’occurrence la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI). Ces critiques ont également visé particulièrement le monopole du placement attribué par le Code de 1962 à l’Office National de la Main-d’œuvre.

Ce monopole était effectivement pertinent dans une économie étatisée,

une des missions non avouées des sociétés d’État étant de fournir du travail

12 Sur les questions d’emploi au Mali : « Document - cadre de la Politique Nationale de l’Emploi », Ministère de l’Emploi et de la Formation Professionnelle, novembre 1998 ; « Cadre Stratégique de Lutte contre la Pauvreté » (CSLP) intérimaire de juillet 2000 et sa version du 30 novembre 2001, Ministère de l’Économie et des Finances ; « Programme National d’Action pour l’Emploi en vue de Réduire la Pauvreté », (PNA/ERP) d’août 2000, Ministère de l’Emploi et de la Formation Professionnelle ; Maldano C., Gaufryau, B. et autres auteurs, Économie informelle en Afrique francophone, structure, dynamiques et politiques, BIT, Genève, 2001 ; pour tous les aspects analytiques et conceptuels ; « Bilan de l’Emploi : étude du secteur informel », publié par l’Observatoire de l’Emploi et de la formation en 1997 ; pour ce qui concerne la collecte et le traitement des données ; « L’économie informelle et l’emploi au Mali », janvier 2002, Ministère de l’Emploi et de la formation professionnelle ; « Document - cadre de la Politique Nationale de l’Emploi », Ministère de l’Emploi et de la Formation Professionnelle, novembre 1998.

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au jeune arrivant sur le marché de l’emploi. Si la question de la libéralisation du marché du travail ne se posait pas alors, cette situation changea radicalement à partir des années 80 lorsque le Mali commença à conclure les premiers Programmes d’Ajustement structurel avec la Banque Mondiale et le Fonds monétaire International. Avec les premières séries de mesures de privatisation, de restructuration et de fermeture des entreprises publiques à partir du début des années 80, et la suspension de tout recrutement dans la fonction publique pendant plus de dix ans, la question de l’emploi, notamment des jeunes, s’est imposée dans le débat politique. Au moment où le secteur privé était encouragé à prendre toute sa place dans la résorption du chômage, le monopole de placement au niveau de l’Office de la Main-d’œuvre apparut comme un goulot d’étranglement. En tout cas, cette institution devait être restructurée pour prendre en charge la question de la promotion de l’emploi. Ce fut l’objectif de la loi du 29 décembre 1984 modifiant le chapitre III du titre VII du Code du travail. Dorénavant, l’Office national de la Main-d’œuvre et de l’Emploi « a pour mission de contribuer à l’élaboration et à la mise en œuvre de la politique nationale de l’emploi définie en fonction des objectifs socio-économiques du plan »13. Cependant, une modification bien plus substantielle du Code de 1962 allait intervenir en 1988. II - La modification du Code du travail en 1988

Une loi du 8 février 1988 est venue préciser mais aussi remanier en profondeur le Code du travail adopté en 196214. On alors tenté de définir des concepts clés utilisés en droit du travail afin de faciliter l’activité des praticiens (A). Par ailleurs, il s’est agi de renforcer les droits des travailleurs (B). Enfin certaines modifications techniques ont visé essentiellement à améliorer l’application du Code du travail (C). A – La définition légale de concepts de droit du travail

Dans le contexte socio-économique malien, marqué par le secteur

informel et l’absence d’une tradition d’entreprenariat moderne, l’inexistence de définitions légales ou jurisprudentielles stables est apparue à divers

13 Article 359 de la loi n° 84-57 /AN-RM du 29 décembre 1984. 14 Loi n° 88/AN-RM du 8 février 1988 portant modification de la loi n° 62-67 / AN-RM du 6 août 1962 instituant un Code du travail en République du Mali.

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praticiens du droit et singulièrement aux Inspecteurs du travail comme fort problématique ; ce sont essentiellement ces derniers qui ont recensé les difficultés d’application de certaines dispositions du Code et ont cherché à les résoudre au travers de la nouvelle loi.

De fait, jusqu’alors, les praticiens avaient comme seule ressource - ou

réflexe ! - de recourir notamment à des définitions jurisprudentielles françaises.15 La loi du 8 février 1988 a elle-même intégré dans le Code du travail des définitions souvent inspirées de la législation ou de la jurisprudence française, sans que cela soit cependant systématiquement le cas ; on sait en effet qu’il n’existe pas de définition légale en France de l’entreprise ou du contrat de travail. La loi malienne de 1988 va pour sa part définir l’entreprise comme « une organisation de forme juridique déterminée (propriété individuelle ou collective) employant des travailleurs sous l’autorité d’un organe investi du pouvoir de direction et ayant pour objet une activité commune d’ordre généralement économique, destinée à la production ou à la vente de biens ou à la prestation de services déterminés »16. Pour minimiser les difficultés d’interprétation, il est précisé que « l’entreprise peut comprendre un ou plusieurs établissements », que « chaque établissement constitue une unité technique composée d’un groupe de personnes travaillant en commun en un lieu déterminé sous une même autorité directrice », qu’un « établissement unique et indépendant constitue à la fois une entreprise et un établissement » ou encore que « l’établissement peut ne comporter qu’un seul travailleur ».

À propos des conflits du travail, on estime dorénavant, sans référence

évidente à la jurisprudence française sur ce point, qu’est « réputé différend collectif du travail, tout conflit caractérisé » à la fois par « l’intervention d’un groupe de travailleurs » et par « la nature collective de l’intérêt en jeu »17. En revanche, la définition légale du contrat de travail s’avère très proche de la définition jurisprudentielle française puisque le « contrat individuel de travail est la convention en vertu de laquelle une personne

15 Les praticiens du droit (avocats, Inspecteurs du travail et même magistrats) n’hésitent pas à faire référence à des solutions jurisprudentielles françaises en l’absence d’une jurisprudence malienne stable, ou tout simplement dans l’ignorance parfois des décisions des juridictions maliennes en raison des difficultés de diffusion. Il est parfois plus facile d’accéder aux décisions des juridictions françaises par rapport aux décisions maliennes. 16 Article 3 de la loi du 8 février 1988. 17 Article 278 nouveau du Code du travail.

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s’engage à mettre son activité professionnelle moyennant rémunération sous la direction et l’autorité d’une autre personne appelée employeur »18.

Des formes de travail et d’emploi sont définies par la loi. C’est ainsi que le « travail permanent » est celui qui « porte sur des activités normales et correspond à une occupation ou à des fonctions constituant un besoin permanent pour l’employeur » ; le travail saisonnier est celui « exécuté à une époque déterminée de l’année et qui se renouvelle chaque année aux mêmes périodes » ; le travail « occasionnel ou accidentel » est « effectué de manière irrégulière ou intermittente pour l’accomplissement d’une tâche nécessitée par un besoin momentané de l’entreprise et qui ne présente aucun caractère de périodicité »19.

La loi de 1988, en remaniant les dispositions de l’article 23 du Code de 1962, est allée bien au delà des prévisions normatives d’alors en consignant les définitions jurisprudentielles tendant à limiter les renouvellements abusifs des contrats à durée déterminée, ceci à la demande insistante des syndicats pressés sur ce point par leur base.20 Ainsi est-il affirmé que « Les contrats peuvent être conclus pour une durée indéterminée, une durée déterminée ou pour un ouvrage ou une tâche déterminée. Les contrats à durée déterminée ne peuvent être conclus pour une période supérieure à deux ans ». Surtout, lorsque l’exécution du contrat à durée déterminée se poursuit sans opposition de l’une ou l’autre partie au-delà du terme prévu, la relation du travail est considérée comme ayant une durée indéterminée ». Il en va de même « en cas de renouvellements successifs d’un contrat conclu pour une durée déterminée ou un ouvrage déterminé ». Enfin, « sauf convention contraire, les contrats conclus pour la durée d’une saison, d’un chantier ou l’exécution d’un travail occasionnel ou accidentel sont considérés comme des contrats à durée déterminée. Ils donnent obligatoirement lieu à la rédaction d’un écrit s’ils doivent se prolonger au-delà d’une durée de 3 mois. À défaut, ils sont réputés conclus pour une durée indéterminée »21. On voit ici à la fois de possibles filiations avec des solutions françaises mais aussi un

18 Art. 23 de la loi du 8 février 1988. 19 Art. 26 de la loi du 8 février 1988. 20 Le renouvellement successif des contrats à durée déterminée était devenu une pratique abusive de certains employeurs privés et une source de préoccupation des syndicats maliens. C’est donc sous leur pression que cette disposition a été rédigée. 21 Art. 27 de la loi du 8 février 1988.

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fort souci d’encadrement et de protection qui va s’exprimer par le renforcement ou l’affirmation d’autres droits pour les travailleurs.

B - Le renforcement des droits des travailleurs

Contrairement à une opinion fort répandue, les Codes du travail africains n’ont pas uniquement évolué dans un sens défavorable aux travailleurs à partir de l’adoption par ces pays de Programmes d’Ajustement Structurel inspirés (ou imposés) par les institutions financières internationales. Au Mali, sous la poussée des syndicats, des droits nouveaux ont été reconnus et garantis par la loi du 8 février 1988. Si l’on considère que ces droits ont été revendiqués et obtenus après les grandes avancées sociales enregistrées en France suite à l’arrivée des socialistes au pouvoir en 1981, et de l’influence de centrales syndicales françaises telles que la CGT et la CFDT sur l’union Nationale des Travailleurs du Mali (UNTM), on peut estimer que ces avancées du droit malien ne se sont pas faites sans référence à un certain modèle français22. En tout état de cause, la loi du 8 février 1988 affirme et protège certains droits des salariés notamment en matière de formation, de stabilité de l’emploi ou encore d’hygiène et de sécurité.

Le droit à la formation a été explicitement reconnu sous la pression des syndicats pour contourner les difficultés rencontrées par les travailleurs auprès de certains employeurs. On peut dire que c’est le début d’un droit à la formation au sein de l’entreprise malienne.23 La nouvelle version du Code du travail affirme que « le droit au travail et à la formation est reconnu à chaque citoyen »24 ; il y est par ailleurs précisé que « des congés de formation sont accordés aux travailleurs désignés pour suivre des stages de formation ou de perfectionnement compris dans le plan de formation de l’entreprise dans laquelle ils exercent leur activité (…). Sous réserve de dispositions contractuelles ou conventionnelles plus favorables (…), les salariés bénéficient, pendant la durée du stage du maintien, à la charge de

22 À travers les programmes de coopération notamment par des formations, les syndicats français exercent une influence réelle dans la formation idéologique de leurs homologues africains. 23 L’influence des formations reçues à l’étranger et la connaissance des dispositions similaires à l’étranger, particulièrement en France, ressortent clairement des entretiens avec certains syndicalistes ayant participé aux commissions de négociations de cette loi. 24 Art. 4 nouveau du Code du travail.

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l’employeur, de leur rémunération antérieure et les avantages qui y sont attachés ».25

De plus, une section III relative aux congés d’éducation ouvrière et de formation syndicale, a été introduite dans la loi. C’est ainsi que l’article 178 nouveau dispose que « Des congés non rémunérés d’éducation ou de formation syndicale peuvent être accordés aux travailleurs sur leur demande. Ces périodes de congé sont assimilées à des périodes de travail effectif pour le calcul des congés payés, le droit aux prestations familiales et le calcul de l’ancienneté du travailleur dans l’entreprise »26.

Dans un souci de protection de la main-d’œuvre et de préservation de l’emploi, le chômage technique a fait l’objet d’un article nouveau pour tenir compte de la conjoncture économique difficile frappant les entreprises maliennes. L’article 28 nouveau dispose en ce sens que : « Lorsque pour des raisons d’ordre économique, commandées par des nécessités de l’entreprise ou résultant d’évènements imprévisibles présentant le caractère de force majeure, l’employeur envisage de mettre en chômage temporaire tout ou partie de son personnel, la suspension du contrat doit être soumise à l’appréciation de l’Inspecteur du travail du ressort auquel l’employeur est tenu de fournir toutes justifications (…) En cas de non-acceptation par le salarié des conditions de suspension proposées, la rupture éventuelle du contrat est imputable à l’employeur ». Il s’agit là d’une disposition tout à fait nouvelle par rapport au Code du travail de 1962 qui ne traitait même pas du chômage technique dans un contexte marqué par la création relativement importante d’entreprises publiques et la pénurie de main-d’œuvre qualifiée.27

Toujours dans un souci de protection de l’emploi, les possibilités de recours aux heures supplémentaires sont ramenées de vingt-quatre à dix huit heures par semaine maximum28. Une autorisation de l’Inspecteur du travail 25 Art. 179 nouveau du Code du travail. 26 Art. 178 nouveau du Code du travail. 27 Sur cette question voir : Kester, G. et Sidibé, O.O., Syndicats africains, à vous maintenant !, l’Harmattan, 1997 ; Mallé, Y., Sidibé, O.O. et Sissoko, S.M., Étude de Cas Somapil , Rapport de l’Étude de Cas, PADEP, Mali, 1997 ; Dicko, O., Sidibé, O.O. et Touré, T., Participation des Travailleurs et de leurs Organisations Syndicales en tant que stratégie de Développement, Fondation Friedrich Ebert/Union Nationale des Travailleurs du Mali, Bonn/Bamako, 1985 ; Coulibaly, M. et Sissoko, S.M., Autogestion n’est pas Participation : étude de Cas , PADEP, Mali, 1994. 28 Art. 148 nouveau du Code du travail.

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est nécessaire ; en cas de circonstances exceptionnelles, celui-ci peut autoriser un dépassement de ce plafond à condition que la durée hebdomadaire de travail soit au plus de soixante heures. En cas de chômage prolongé dans une branche d’activité ou une profession déterminée, l’Inspecteur du travail « peut suspendre le recours aux heures supplémentaires en vue de permettre l’embauchage des travailleurs sans emploi. » Cette possibilité comme le fait que les périodes d’autorisation de recours aux heures supplémentaires soient de trois mois renouvelables, reflètent la prise en compte nouvelle par les autorités maliennes des questions de chômage, notamment des jeunes.29

D’autres aspects de la réforme de 1988 méritent d’être soulignés. La logique de protection s’est ainsi approfondie en matière d’hygiène et de sécurité avec l’indication selon laquelle « Les plans relatifs à des établissements nouveaux, à des installations nouvelles ou à des procédés nouveaux de fabrication seront soumis pour avis, avant leur mise en œuvre aux services de l’Inspection du travail, à l’effet de vérifier s’ils permettent une application correcte de la législation concernant l’hygiène et la sécurité des travailleurs. Dans le cas contraire, la réalisation de ces plans sera subordonnée à l’exécution des modifications ordonnées par les dits services »30.

C - Des modifications techniques pour faciliter l’application du Code

On doit souligner que la loi du 8 février 1988 a été initiée par les services

du Ministère du travail à l’instigation des Inspecteurs du travail. La première motivation de ces derniers était de résoudre les difficultés d’application au quotidien de certaines dispositions du Code de 1962. Ceci explique un certain nombre de modifications intervenues, singulièrement celles concernant la procédure de licenciement, la comparution devant l’Inspecteur du travail et l’exécution des décisions de justice.

29 Sur le chômage des jeunes au Mali : Observatoire de l’Emploi et la formation (OEF), « Emploi - Chômage au Mali », 1997 ; OEF, « Bilan de l’Emploi 1997 », Secteur Moderne ; OEF, « Bilan de l’Emploi 1997 », Étude sur le Secteur Rural ; OEF, « Bilan de l’Emploi 1996 », Étude sur le Secteur Informel, OEF, « Annuaire Statistique du Marché de l’Emploi », 2000. 30 Art. 234 nouveau du Code du travail.

Ousmane Oumarou Sidibé

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Quoiqu’on ait pu en dire, la loi du 8 février 1988 n’a pas apporté de modifications de fond à la procédure de licenciement ; cette dernière a été légèrement transformée au travers essentiellement de l’allégement du délai accordé à l’Administration du travail pour réagir à la demande d’autorisation de licenciement31, d’une part, et de l’indication d’une seule autorité compétente à savoir l’inspection du travail du ressort, d’autre part.32 Hors ces modifications ou précisions, les dispositions du Code du travail sont restées inchangées quant aux exigences de fond et de forme, quel que soit le motif ou la personne concernée. Les demandes de flexibilité, maintes fois renouvelées par le patronat et fortement relayées par les institutions financières internationales partenaires du Mali, n’avaient pas encore emporté l’adhésion du gouvernement malien, alors occupé à faire entendre les réformes des entreprises publiques à des syndicats forts réticents voire menaçants. Mener de front les deux réformes et surtout toucher à la sacro-sainte procédure d’autorisation de licenciement ne pouvait que mettre le feu aux poudres au moment où le gouvernement avait le plus grand besoin de la bienveillance des syndicats pour engager la restructuration du secteur public.

La réforme de 1988 a par ailleurs concerné la comparution des parties devant l’Inspecteur du travail en cas de litiges individuels ou de conflits collectifs. Malgré les dispositions du Code dans sa version de 1962, de nombreux employeurs ne se présentaient pas souvent devant l’Inspecteur du Travail, ce qui paralysait la procédure. À partir de 1988, dans les litiges individuels de travail, les parties sont tenues de se présenter à l’Inspection aux lieu, jour et heure fixés par la convocation, sous peine d’une amende de 5000 francs CFA prononcée par le Tribunal compétent après transmission du procès-verbal de non-comparution dressé par l’Inspecteur du travail33. Il en va de même dans les conflits collectifs du travail. Lorsqu’une partie ne comparait pas ou ne se fait pas représenter valablement à la tentative de conciliation, l’Inspecteur du travail convoque à nouveau dans un délai qui ne peut excéder 48 heures sans préjudice de la condamnation à l’amende civile prévue en matière de litiges individuels34. Cette disposition a été également introduite à la demande des Inspecteurs du travail. 31 Art. 44 nouveau du Code du travail. 32 Sur cette question : Sidibé, O.O. et Diénépo, M., Droit du travail, Polycopie, Université de Bamako, Novembre 1999 ; Diénépo, M., Guide Pratique de droit du travail, Bamako, 1997. 33 Art. 251 nouveau du Code du travail. 34 Art. 281 nouveau du Code du travail.

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Pour résoudre les problèmes liés aux difficultés d’exécution des jugements et faire face aux comportements dilatoires de certains employeurs, il a été prévu que « Le jugement peut ordonner l’exécution immédiate jusqu’à concurrence d’un taux de 50% des sommes portant sur les réclamations des salaires et accessoires, indemnités diverses, droits et avantages à l’exclusion des dommages intérêts nonobstant appel et par provision avec dispense de caution »35. Il s’agissait là d’une revendication maintes fois reprise par les syndicats de travailleurs.36 Les auteurs de la réforme de 1988 ont enfin entendu réprimer plus durement les violations massives et inconsidérées des dispositions du Code du travail, en particulier les récidives, en aggravant très sensiblement le taux des amendes prévues37.

Enfin, en rapport avec le débat sur la prise en compte de l’environnement

socioculturel par les législateurs africains38, on doit souligner que la loi du 8 février 1988 a d’une certaine façon pris acte de la nécessité de tenir compte des réalités socioculturelles dans certains domaines, ceci au travers d’une modification des dispositions relatives à la suspension du contrat de travail. Seuls quatre cas étaient envisagés dans la rédaction du Code datant de 1962 : obligations militaires ou de services civiques de l’employeur entraînant la fermeture de son établissement, obligations militaires ou civiques du travailleur, absence du travailleur pour cause de maladie ou d’accident non professionnel, indisponibilité résultant d’un accident de travail ou d’une maladie professionnelle. La loi de 1988 a élargi ces causes de suspension du contrat de travail pour tenir compte de certaines contraintes sociales. Ainsi, parmi les sept cas de suspension ajoutés on retrouve « la période dite de veuvage pour la femme salariée dont le mari vient à décéder » et « la période de pèlerinage aux lieux saints »39.

35 Art. 271 nouveau du Code du travail. 36 Cette revendication figurait dans plusieurs cahiers de doléance de l’Union Nationale des travailleurs du Mali. 37 Cf. Art. 395 à 398 nouveaux du Code du travail. 38 Sur la question de l’enracinement sociologique du droit du travail en Afrique, voir : Sidibé, O.O., « Réalités africaines et enjeux pour le droit du travail », Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 1999, p. 130 et s. 39 Cf. article 37 de la loi du 8 février 1988. Pour ne pas imposer de charges indues aux entreprises, la plupart de ces nouveaux cas de suspension du contrat de travail sont accordés sans maintien de rémunération.

Ousmane Oumarou Sidibé

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III – La loi du 23 septembre 1992 portant nouveau Code du travail Les arguments ayant prévalu pour la refonte du Code du travail par

l’adoption d’une loi du 20 septembre 199240 sont relatifs essentiellement aux rigidités de la procédure de licenciement, identifiées par les employeurs relayés par les partenaires au développement du Mali, comme des obstacles à l’investissement et à la création d’emplois dans le secteur privé41. Se fondant sur les expériences de certains pays occidentaux, en particulier les États-Unis et la Grande Bretagne, les experts de ces institutions estimaient que la liberté du travail ainsi que la liberté du commerce et de l’industrie seraient sérieusement entamées si la résiliation des contrats était systématiquement et strictement encadrée.

Le nouveau Code du travail, dans une large mesure, fruit de ces

pressions, a en fait pour objet d’offrir un cadre juridique approprié à l’exécution du Programme de réformes économiques du Mali et à l’exercice des droits sociaux constitutionnellement reconnus : droit au travail, liberté du travail, liberté d’entreprise, droit de grève. Ces deux aspects se côtoient et s’entremêlent dans la réforme intervenue. On peut voir une officialisation de la précarisation des formes d’emploi derrière le souci de lutte contre l’abus d’utilisation des contrats à durée déterminée mais il existe une indéniable logique de prévention (A). La suppression de l’autorisation administrative de licenciement - hors le cas des représentants du personnel - constitue une mesure indiscutable de flexibilisation mais l’indemnisation est renforcée (B) ; enfin, diverses innovations normatives témoignent elles-mêmes d’une logique de compromis (C). A - La prévention de l’abus d’utilisation du contrat à durée déterminée

L’article L. 14 du Code de 1992 reprenant les termes de l’ancien Code et du Code des Territoires d’Outre-Mer affirme que « les contrats de travail sont passés librement ». Cependant, la liberté des formes souffre quelques exceptions : l’écrit et le visa. Le formalisme se manifeste à trois niveaux.

40 Loi n° 092-020 du 20 septembre 1992. 41 Dès la fin des années 1980, la pression des institutions financières internationales pour une plus grande flexibilité du droit du travail était devenue forte. Pendant les années précédentes, ce débat avait eu plus d’ampleur dans les pays développés mais avait été localement relayé par la doctrine.

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Premièrement, tous les contrats à durée déterminée doivent, en vertu de l’article L. 21 alinéa 1, être constatés par écrit. À défaut, ils sont présumés conclus pour une durée indéterminée. Cette clause légale généralise la forme écrite des contrats à durée déterminée. Deuxièmement, les contrats à durée déterminée de plus de trois mois doivent être déposés à l’Inspection du travail du ressort avant tout commencement d’exécution du contrat. Le dépôt administratif, qui s’est substitué en ce qui concerne ces contrats au visa, a pour effet de susciter la réaction de l’Inspecteur du travail dès que celui-ci relève des irrégularités dans les clauses contractuelles. Troisièmement, les articles L. 26 à 29 soumettent à visa les contrats nécessitant, du fait de l’employeur, l’installation des travailleurs hors de leur localité de résidence ainsi que ceux des travailleurs expatriés. Le visa est délivré pour les premiers par l’Inspection Régionale du Travail de ressort, et pour les seconds par la Direction Nationale du Travail. Le visa administratif a pour objet d’assurer la conformité des clauses du contrat aux dispositions légales, réglementaires et conventionnelles.

La loi définit le contrat à durée déterminée comme celui dont la durée est

précisée à l’avance par les parties. Sont assimilés à cette catégorie, les contrats passés pour l’exécution d’un ouvrage ou la réalisation d’une entreprise dont la durée ne peut être préalablement évaluée avec précision ainsi que les contrats dont le terme est subordonné à un événement futur et certains dont la date n’est pas exactement connue. La limite maximale est fixée à deux ans sauf pour un contrat conclu pour la réalisation d’un ouvrage.

À l’inverse, le contrat à durée indéterminée est celui dont le terme n’est

ni fixé, ni connu. Il crée les conditions d’une stabilité même relative de la situation juridique du travailleur salarié. Cette stabilité a souvent inspiré le juge qui, à cette fin, a dégagé des hypothèses de requalification qui ont été dans certains cas consacrées par la loi.

Ainsi, sont requalifiés légalement dorénavant de contrats à durée

indéterminée, les CDD dont l’exécution continue au-delà du terme fixé à l’avance, ceux faisant l’objet de plus de deux renouvellements, ceux prévoyant une clause de renouvellement par tacite reconduction. Ces hypothèses légales de requalification ont pour objet d’éviter que le chef d’entreprise ne soumette le travailleur à l’exercice d’un emploi permanent, sous le régime d’un CDD, et de contraindre les employeurs à recruter à

Ousmane Oumarou Sidibé

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durée indéterminée dès lors que l’emploi proposé est lié à l’activité normale et permanente de l’entreprise. L’article L. 19 du Code du travail énonce que tout contrat qui ne répond pas aux définitions du contrat à durée déterminée doit être considéré comme un contrat à durée indéterminée.42 B - La suppression de l’autorisation administrative de licenciement

Après avoir longtemps résisté aux demandes de plus grande flexibilité

dans le droit du licenciement, les autorités maliennes se sont résolues à attaquer la question de manière radicale, non sans avoir au préalable longuement négocié avec les syndicats et offert des contreparties, notamment en ce qui concerne ce qu’il était convenu d’appeler les nouveaux droits des travailleurs. Ainsi, au terme de l’article L. 40, « Le contrat de travail à durée indéterminée peut toujours cesser par la volonté de l’une des parties. Cette résiliation est subordonnée à un préavis donné par la partie qui prend l’initiative de la rupture. Tout employeur qui désire licencier un travailleur engagé depuis plus de trois mois est tenu d’informer l’Inspecteur du travail du ressort par lettre recommandée comprenant les indications relatives au travailleur et à l’employeur et le motif du licenciement. L’Inspecteur du travail dispose d’un délai de quinze jours pour émettre un avis. En cas de contestation du ou des motifs du licenciement le travailleur peut se pourvoir devant le Tribunal du travail. Le recours devant le Tribunal du travail est suspensif de la décision de l’employeur ».

Un certain nombre d’avantages sont avancés pour justifier la suppression

de l’autorisation administrative préalable aux licenciements : délai de réponse plus court, meilleure adaptation de l’entreprise aux réalités économiques, recherche d’une solution négociée au sein de l’entreprise ; enfin, l’inspection du travail pourrait jouer un rôle important en facilitant le dialogue social en cas de licenciement collectif sans préjudice d’une procédure judiciaire a posteriori.

Lorsque le chef d’entreprise entend procéder à un ou plusieurs licenciements pour motif économique, les formalités administratives apparaissent aussi profondément allégées. Le nouvel article L. 46 définit le

42 En réalité, cette disposition était aussi une contrepartie offerte aux syndicats pour l’acceptation de la suppression de l’autorisation administrative de licenciement, qui demeurait une exigence majeure des bailleurs de fonds internationaux.

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licenciement économique comme « tout licenciement individuel ou collectif effectué par un employeur, pour un ou plusieurs motifs non inhérents à la personne du travailleur et résultant d’une suppression ou transformation d’emploi ou d’une modification substantielle du contrat de travail consécutive à des difficultés économiques ou à des mutations technologiques, constitue un licenciement pour motif économique ». La similitude avec les définitions française et européenne est ici frappante. Il en va de même de l’affirmation selon laquelle « Pour tenter d’éviter un licenciement pour motif économique, l’employeur doit réunir les délégués du personnel et rechercher avec eux toutes les autres possibilités telles que la réduction des heures de travail, le travail par roulement, le chômage partiel. Le procès verbal de cette réunion, dûment signé par les deux parties, doit être immédiatement communiqué par l’employeur à l’Inspecteur du travail lequel dispose d’un délai de quinze jours, à dater de cette communication, pour exercer, éventuellement, ses bons offices ».43

L’Inspecteur du travail n’est donc informé que pour « exercer

éventuellement ses bons offices ». De plus, les délégués du personnel sont étroitement associés à la procédure de licenciement : consultation préalable pour rechercher des solutions alternatives possibles. En fait, le Code de 1992 a plutôt mis en place des règles de principe et modalités techniques concernant la mise en œuvre des licenciements économiques plutôt qu’une véritable procédure garantissant des droits44. Mais surtout il est prévu que ces prévisions procédurales puissent être écartées « en cas de protocole amiable de départ librement et loyalement négocié entre l’employeur et le ou les travailleurs »45. L’employeur a alors simplement la charge d’informer l’Inspecteur du travail du protocole intervenu. Cependant, contrairement à une idée répandue, la réforme de 1992 ne s’est pas traduite par une réduction des avantages matériels des salariés ; le texte au contraire en prévoit de nouveaux, ainsi de l’indemnité spéciale pour licenciement économique égale à un mois de salaire brut non imposable, payée par l’employeur, ainsi de la priorité d’embauche durant deux ans pour le licencié économique, dans son ancienne entreprise au sein de la même catégorie46.

43 Article L. 47 du Code du travail. 44 Cf. Article L. 48 du Code du travail. 45 Article L. 50 du Code du travail. 46 Article L. 48 du Code du travail.

Ousmane Oumarou Sidibé

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En revanche, la loi a clarifié la portée de la protection exorbitante du droit commun du licenciement, qui profite exclusivement aux représentants des travailleurs. Tout congédiement non autorisé ouvre droit à la réintégration du salarié protégé. Toute résistance à cette opération constitue un délit d’entrave pénalement réprimé. Il en résulte une conception statutaire du licenciement en ce qu’elle fait prévaloir le statut de représentant du personnel sur le lien contractuel que les travailleurs protégés ont en commun avec les autres salariés vis-à-vis du chef d’entreprise. Cette théorie dite du licenciement encadré a pour effet la nullité de plein droit de tout licenciement irrégulier, c’est-à-dire prononcé en violation des articles précités du Code du travail. L’autorisation requise doit être obtenue avant tout licenciement. La réparation du préjudice subi par le salarié protégé du fait du licenciement irrégulier doit s’effectuer en nature (la réintégration dans l’entreprise avec réhabilitation dans ses droits) et non par équivalent (indemnisation). Le licenciement n’ayant pu juridiquement avoir lieu, le contrat de travail est censé n’avoir pas été rompu. Le chef d’entreprise doit donc obtempérer à l’ordre de réintégration du travailleur donné par le juge du travail statuant en référé ou à l’injonction donnée par l’Inspecteur du Travail. L’opposition à la réintégration constitue un délit d’entrave tel que prévu et puni par l’article L. 331 du Code du travail. En dernière extrémité, le salarié protégé irrégulièrement licencié qui n’aura pas reçu sa réintégration pourra demander des dommages et intérêts, soit devant le juge pénal en se constituant partie civile, soit devant le Tribunal du travail.47

Enfin la loi du 23 septembre 1992 reconduit les dispositions législatives

concernant la démission qui est soumise à un régime juridique plus libéral que celui qui régit le licenciement. En effet la notification écrite de la démission dont l’inobservation était considérée comme une cause de rupture abusive du contrat de travail par l’article 42 de la loi de 1962 n’est plus une formalité requise par l’article L. 51 du Code de 1992. C – Des innovations techniques marquées par une logique de compromis

Divers apports ou aménagements effectués par la loi de 1992 témoignent

à leur façon du compromis réalisé entre forces sociales, entre logiques de

47 Cette disposition de procédure d’autorisation en faveur des salariés dits protégés existe pratiquement dans tous les autres pays africains francophones qui n’avaient pas adopté une procédure similaire de droit commun comme l’a fait le Mali dans le Code de 1962.

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flexibilité et de progrès des droits. Trois exemples peuvent être pris successivement, à propos de la modification du contrat de travail, du renforcement du droit à la formation et de la possibilité de mise en disponibilité. L’article L. 58 du Code de 1992 affirme que « L’employeur et le travailleur peuvent, au cours de l’exécution du contrat de travail, en proposer la modification. Si la proposition de modification du contrat présentée par le travailleur est substantielle et qu’elle est refusée par l’employeur, le travailleur peut rompre le contrat de travail, mais cette rupture lui est imputable. Si la proposition de modification du contrat présentée par l’employeur est substantielle et qu’elle est refusée par le travailleur, l’employeur peut rompre le contrat de travail mais cette rupture lui est imputable et doit être opérée dans le respect des règles de procédure du licenciement. Le licenciement, à la suite du refus de l’offre de modification, n’est abusif que si cette offre procède de l’intention de nuire ou d’une légèreté blâmable48. Si le travailleur accepte la modification celle ci ne peut devenir effective qu’à l’issue d’une période équivalente à la durée du préavis, dans la limite maximum d’un mois ». En fait, il s’agit bien là de l’aboutissement d’une revendication patronale visant à permettre aux entreprises d’adapter en permanence l’utilisation des travailleurs aux besoins d’organisation sans cesse en évolution dans un contexte de forte concurrence économique.

Par ailleurs, les conditions de formation et de stages, déjà prévues par la loi de 1988, ont été renforcées. Ainsi, au terme de l’article L. 9 « Le contrat de travail, ou ultérieurement un avenant à ce contrat, peut prévoir une formation professionnelle en alternance ou en formation continue ou un stage. Les objectifs et la durée de la formation ou du stage ainsi que la rémunération doivent être expressément indiqués. À l’échéance du terme de la formation, le contrat de travail se poursuit, sauf si cette formation n’a pas été concluante. Dans le cadre des stages, les jeunes diplômés sans emploi peuvent se voir proposer un contrat de travail de type particulier appelé « contrat de qualification ».49 De plus, « Des congés non rémunérés d’éducation ou de formation syndicale peuvent être accordés aux travailleurs sur leur demande. Ces périodes de congé sont assimilées à des périodes de travail effectif pour le calcul des congés payés, le droit aux prestations

48 Cette disposition est reprise de la jurisprudence malienne. 49 Sur les contrats de qualification : Sidibé, O., « Responsabilité sociale de l’entreprise en Afrique, une illustration à partir du cas malien », Comptrasec, Bordeaux, 2005, p. 145 et s.

Ousmane Oumarou Sidibé

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familiales et le calcul de l’ancienneté du travailleur dans l’entreprise »50. Dans le même ordre d’idées, « Des congés de formation sont accordés aux travailleurs désignés pour suivre des stages de formation ou de perfectionnement compris dans le plan de formation de l’entreprise dans laquelle ils exercent leur activité. La durée de ces congés ne peut être imputée sur la durée du congé annuel et est assimilée à une période de travail pour la détermination des droits des intéressés en matière de congé annuel. Elle est également prise en considération pour le calcul de l’ancienneté du travailleur dans l’entreprise. »

L’article L. 12 dispose cependant que « Lorsque le travailleur bénéficie d’une formation ou d’un perfectionnement professionnel entraînant des charges supportées par l’employeur, il peut être stipulé que le travailleur sera tenu de rester au service de l’employeur pendant un temps minimum en rapport avec le coût de la formation ou du perfectionnement professionnel, mais qui ne peut, en aucun cas, excéder quatre ans. Cette convention sera constatée par écrit et sera immédiatement déposée à l’Inspection du Travail. Le travailleur qui n’aura pas respecté cette obligation sera tenu au remboursement des frais engagés par l’employeur pour sa formation et son perfectionnement, en proportion de la période non travaillée par rapport à la totalité du temps minimum de service souscrit dans la convention. »

Enfin, une innovation légale a résidé dans le fait de prévoir, à la demande

des syndicats de salariés, que « Le travailleur peut, sur sa demande, bénéficier d’une mise en disponibilité. La mise en disponibilité est la position du travailleur qui, pour convenances personnelles et après y avoir été autorisé, cesse momentanément son service chez l’employeur. Pendant cette période le travailleur ne bénéficie pas de son salaire et de ses accessoires, de ses droits à l’avancement, à l’ancienneté, à retraite et, d’une façon générale du Code du travail ». Bien qu’inspirée du statut de la fonction publique cette « mise en disponibilité revêt un caractère exceptionnel laissé à la seule appréciation de l’employeur »51. Cette dernière précision marque le compromis entre les syndicats de salariés éduqués à la culture du service public et les employeurs qui ne voulaient pas de cette disposition.

50 Article L. 10 du Code du travail. 51 Article L. 59 du Code du travail.

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Conclusion

Au terme de cette étude, il apparaît que le droit du travail malien a évolué

sous l’effet de quatre acteurs importants : les syndicats, réclamant une meilleure protection des travailleurs, le patronat, relayé par les bailleurs de fonds internationaux, exigeant une plus grande flexibilité du marché du travail, et enfin, les praticiens du droit du travail, en particulier les Inspecteurs du travail demandant une réglementation facilitant l’exercice de leurs fonctions. Il ressort également de l’étude que trois sources principales ont inspiré le législateur malien dans les différentes réformes conduites : l’idéologie socialiste en ce qui concerne les premières mesures d’encadrement du licenciement, l’idéologie libérale relayée par les institutions internationales en ce qui concerne les mesures de flexibilité du marché du travail et bien sûr le droit français qui demeure la source historique de la législation malienne dans son ensemble. Il convient néanmoins de remarquer la faiblesse des sources d’inspiration proprement africaines.

Malgré la similitude des contextes socio-économiques et culturels, on ne

relève aucune volonté du législateur malien de s’inspirer des expériences africaines sur aucune des réformes menées. S’agissant même des réalités proprement maliennes, certaines réformes sont certes directement inspirées du contexte socioculturel malien mais ces inspirations restent timides pour ne pas dire marginales. C’est dire si dans ce domaine comme dans d’autres, les africains ne se sont pas encore libérés du mimétisme afin de bâtir de véritables modèles juridiques capables de prendre en charge leurs réalités. On ne trouve pas encore de constructions juridiques cohérentes qui reflèteraient les réalités africaines. Il s’agit certainement là d’un des grands défis du droit du travail africain.52 52 Cf. not. Samb, M., « Réformes et réception des droits fondamentaux du travail au Sénégal », Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 1999, p. 142 ; Emane, A., « Le droit du travail à la croisée des chemins : l’exemple du Gabon », Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 1999, p. 154 ; Issa-Sayegh, J., « Questions impertinentes sur la création d’un droit social régional dans les États africains de la zone franc », Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 1999, p. 170 ; Pougoué, P.G. et Tchakoua, J.M., « Le difficile enracinement de la négociation collective en droit du travail camerounais », Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 1999, p. 198 ; Sidibé, O.O., « Réalités africaines et enjeux pour le droit du travail », Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 1999, p. 130.

 

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 165

Isaac Yankhoba Ndiaye Doyen de la faculté des sciences juridiques et politiques Université Cheikh Anta Diop de Dakar

Droit du travail sénégalais et transfert de normes

Abstract

For a long time the senegalese work law have been essentially oriented towards the protection of wage earners. Nowadays it is more concerned by the production tool which is constitued by the firm itself. Such a research of equilibrium indeed translate the influence of the french model which have never ceased to exerce it’s ascendancy, even if the fidelity is sometimes hard to be tested.

Résumé

Le droit du travail sénégalais a été pendant longtemps essentiellement orienté vers la protection des salariés. Aujourd’hui, il se soucie aussi davantage de l’outil de production constitué par l’entreprise. Cette recherche d’équilibre traduit en réalité l’influence du modèle français qui n’a jamais cessé d’exercer son emprise, même si la fidélité est parfois soumise à rude épreuve.

Isaac Yankhoba Ndiaye

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 166

Le droit du travail sénégalais a longtemps été marqué par une certaine stabilité. Il avait pour support textuel la loi n° 61-34 du 13 juin 1961 portant Code du travail. Ce texte, fortement inspiré par le Code du travail d’Outre-mer du 15 décembre 1952, a su, en effet, résister aux vicissitudes du temps. Il n’a jamais perdu de son orientation d’ensemble, même après avoir subi plusieurs modifications : assurer la protection du salarié devant un partenaire juridiquement et économiquement mieux armé. C’est donc sous ce prisme protecteur que le droit du travail était perçu, analysé et enseigné. Mais en 1997, le Sénégal s’est doté d’un nouveau Code du travail qui semble adopter une autre démarche.

Certes, entre temps, l’environnement politique, social et économique

avait fortement évolué. Et le Sénégal, à l’instar de la quasi-totalité des pays en voie de développement, avait dû subir les différents programmes d’ajustement, présentés comme solutions de survie dans un contexte d’hostilité, pour les pays fragiles. C’est ainsi que de nouveaux slogans sont devenus rapidement porteurs : « restructurations », « privatisations », « nouvelle politique industrielle », « moins d’État, mieux d’État ».

Dans le domaine de l’emploi, c’est la mise en œuvre de nouveaux cadres

de réglementation de la main-d’œuvre : Agence d’exécution des travaux d’intérêt public (AGETIP), Zone franche industrielle (ZFI), points francs…

C’est donc en réalité cette orientation que vient parachever la loi n° 97-17

du 1er décembre 1997 portant sur le nouveau Code du travail : « le présent projet de loi a pour objet de réformer le Code du travail pour l’adapter aux réalités économiques et sociales de notre pays, en faire un vecteur dynamique de croissance (…) ; il a pour ambition de moderniser les relations sociales, de poser les jalons de l’épanouissement de l’entreprise sans déprotéger les travailleurs ». L’exposé des motifs est rassurant : l’adaptation nécessaire du droit du travail n’exclut pas la protection des travailleurs. Nul ne devrait pouvoir s’opposer à une telle évolution.

Il n’y a donc pas de rupture par rapport au passé : le droit du travail

demeure encore sous le signe de l’ordre public social de protection. Pourtant, parallèlement, le législateur s’est aussi soucié de la protection de l’entreprise. C’est en effet l’entreprise qui génère l’emploi ; tout ce qui affecte celle-là rejaillit nécessairement sur celui-ci. Protéger l’entreprise devient alors un objet impérieux que la Constitution du 22 janvier 2001 a

Droit du travail sénégalais et transfert de normes

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 167

traduit dans une formulation significative : « le droit de grève ne peut en aucun cas ni porter atteinte à la liberté de travail ni mettre en péril l’entreprise ». Ce souci de préserver l’entreprise, de ne pas la « mettre en péril » est amplement pris en compte dans le nouveau Code du travail. Ces diverses manifestations prouvent que le législateur en a fait une préoccupation majeure qui se concilie difficilement avec le caractère protecteur du droit du travail.

Mais il n’y a jamais eu de bouleversement par rapport à la source

d’inspiration que constitue le droit français. C’est très assurément parce que le modèle a séduit ; il est en effet possible de constater, à plusieurs égards, qu’il a exercé une emprise certaine (I) ; et c’est dans la même perspective que se situe la fidélité qui lui est encore manifestée (II). I - L’emprise du modèle

Cette emprise peut être illustrée à deux niveaux : c’est d’abord

l’avènement d’une diversité de formes d’emploi (A) ; c’est ensuite un assouplissement du droit de rupture du contrat (B). A - Par la diversité des formes d’emploi

Elle s’est produite par étape. De nouvelles formes d’emploi (2) sont

venues cohabiter avec le contrat à durée déterminée dont le recours a été davantage facilité (1). 1 - Le recours au contrat à durée déterminée

Pendant plus de vingt ans, le souci du législateur sénégalais a été

d’assurer la stabilité du contrat à durée déterminée en dépit de son caractère fondamentalement précaire. Deux voies étaient utilisées à cette fin : la limitation des causes de rupture anticipée et l’interdiction des conclusions et des renouvellements successifs. Le contrat à durée déterminée pouvait, le cas échéant, être requalifié, à titre de sanction.

À partir de 1987, le législateur avait élargi les hypothèses de recours au

contrat à durée déterminée qui échappaient à cette sanction. Parmi celles-ci, le recrutement pour surcroît d’activités bénéficiait du régime le plus permissif. Dans un premier temps, l’employeur devait justifier auprès de

Isaac Yankhoba Ndiaye

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 168

l’inspecteur du travail, qu’en dépit des heures supplémentaires autorisées et effectuées par son personnel, il ne parvenait pas à faire face au surcroît d’activités. Un décret du 1er février 1990 est venu mettre à la charge de l’employeur, comme seule obligation, l’information de l’inspecteur du travail sur les recrutements envisagés. Dans un deuxième temps, presque par effraction, le droit fiscal permet à toute entreprise de bénéficier de ce régime dès l’instant où celle-ci a été agréée (loi n° 89-31 du 12 octobre 1989 portant Code fiscal) : tout travailleur engagé à partir de la date d’agrément est assimilé à un travailleur recruté pour surcroît d’activités. L’immixtion du droit fiscal dans le droit du travail vient ainsi confirmer l’étendue du pouvoir de gestion de l’employeur dans les recours au contrat à durée déterminée.

C’est cette situation que le Code du travail de 1997 a entérinée tout en

introduisant de nouvelles formes d’emploi sensiblement de même nature. 2 - Les nouvelles formes d’emploi

C’est d’abord la consécration de l’entreprise de travail temporaire : le salarié est recruté par cette dernière pour être mis à la disposition d’une entreprise utilisatrice qui est l’employeur de fait. C’est ensuite la possibilité offerte à l’employeur d’organiser le travail autrement, selon des modalités qui dérogent à l’horaire collectif. Il en est ainsi notamment de l’hypothèse du travail à temps partiel, mais aussi du pouvoir donné à l’employeur de fixer unilatéralement des horaires individualisés de travail, fût-ce après information ou consultation des représentants du personnel.

L’employeur dispose ainsi d’une palette de procédés contractuels ou non

qui lui assurent à la fois un moindre coût, une meilleure qualité de la protection et une plus grande disponibilité de la main-d’œuvre.

Le dénominateur commun de ces diverses formes de travail, c’est leur

caractère atypique, de plus, elles introduisent une grande souplesse dans la gestion des effectifs tout en permettant à l’entreprise d’adapter en permanence la qualité de travail aux besoins de l’activité.

L’emploi est donc envisagé comme une variable d’ajustement à la

conjoncture économique. Avec certaines formes d’emploi frappées du sceau de la précarité, l’employeur n’entend pas se lier durablement. L’esprit de la loi va dans le même sens. En effet, ces formes d’emploi ne peuvent avoir

Droit du travail sénégalais et transfert de normes

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 169

« ni pour objet, ni pour effet de pourvoir durablement un emploi lié à l’activité normale et permanente de l’entreprise ».

On constate ainsi un développement accentué de l’emploi précaire

soutenu par les pouvoirs publics, qui en font un instrument de la politique de l’emploi en vue de faciliter notamment l’insertion des jeunes diplômés. La Convention État-employeurs conclue le 13 août 1987 et renouvelée plusieurs fois depuis, participe de cette dynamique. Elle a pour objet de préparer les jeunes diplômés en vue de leur insertion professionnelle grâce à des périodes de stages effectuées auprès d’entreprises partenaires de l’État.

Mais c’est ensuite et surtout en matière de rupture du contrat que le droit

du travail a introduit des souplesses tout aussi opportunes au profit de l’employeur. B - Par l’assouplissement du droit de rupture du contrat de travail

Deux causes de rupture sont ici visées : la rupture amiable du contrat de travail (1) et le licenciement (2). 1 - La rupture amiable du contrat de travail

En droit du travail, il existe deux modes classiques de rupture du contrat ; selon que c’est le salarié ou l’employeur qui en prend l’initiative, il s’agit de démission ou de licenciement. Le départ dit négocié ne rentre donc pas dans ce schéma. Pourtant, la pratique avait fini par prendre de l’ampleur aussi bien dans le secteur public que privé. Même si le Code du travail ne l’avait pas expressément prévue, il était possible de la légitimer à partir et au-delà du Code. D’abord parce que le législateur social reconnaît à chaque partie un droit unilatéral de rupture ; ensuite parce qu’en droit civil, la rupture par consentement mutuel constitue le principe. Toutefois, la légitimation du départ négocié n’en demeurait pas moins embarrassante dès lors qu’elle s’apparentait à un contournement de la procédure prévue pour le licenciement économique.

Le Code du travail de 1997 est venu mettre fin à toute contestation de

légitimité en reconnaissant la rupture amiable dans le contrat à durée

Isaac Yankhoba Ndiaye

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 170

déterminée et en précisant que l’existence d’un protocole d’accord entre les parties exclut le recours au régime des licenciements économiques.

Désormais, l’employeur peut procéder au départ négocié sans hésitation,

et ce d’autant plus qu’il n’existe aucune précision sur les modalités de l’accord amiable. C’est cette même liberté que l’on retrouve dans le droit du licenciement. 2 - Le droit du licenciement

Le droit du licenciement a toujours été encadré par un ensemble de règles

de fond et de forme visant essentiellement à s’opposer aux ruptures injustifiées. La nouvelle réglementation a infléchi de façon substantielle le droit antérieur tant pour le licenciement de droit commun que pour le licenciement économique. a - Le licenciement de droit commun

L’employeur reste toujours tenu de justifier d’un motif, de notifier le

licenciement, de respecter le préavis, d’indiquer le motif de la rupture. Mais le fait nouveau, c’est l’adhésion sans équivoque du législateur à une franche distanciation entre le fond et la forme. Or, pendant longtemps et devant l’absence de prévision légale, la jurisprudence avait fini par asseoir une solution hardie : le licenciement irrégulier en la forme est illégitime.

Le prétexte fut d’abord trouvé dans le régime de la motivation. La motivation est une exigence de forme qui astreint l’employeur à faire connaître les motifs de la décision qu’il prend ; si l’employeur ne respecte pas cette obligation formelle, il méconnaît le droit que le salarié avait de connaître les motifs ; d’une certaine manière, il porte atteinte au droit de la défense de ce dernier.

À l’égard de cette considération, les juges ont toujours réprouvé

sévèrement l’attitude libérale de l’employeur. Ils décident, de façon constante, que le licenciement est abusif dès lors que le motif n’est pas précisé dans la notification.

C’est ensuite l’absence d’écrit ou de notification qui est soumise au

même régime. Cette solution est sans aucun doute favorable aux salariés.

Droit du travail sénégalais et transfert de normes

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 171

Aujourd’hui, le législateur invite à rechercher au-delà de la formalité, le motif de licenciement. Désormais, la liberté que prend l’employeur avec les formes ne préjuge pas de ce que, en fait et en droit, il n’existe pas de juste motif pour la décision prise.

Si le motif est légitime, le licenciement doit être déclaré valable, en dépit

de l’inobservation de la forme. Il est seulement irrégulier et soumis à un régime particulier : « si le licenciement d’un travailleur survient sans observation de la formalité de la notification écrite de la rupture ou de l’indication du motif, mais pour un motif légitime, ce licenciement irrégulier en la forme ne peut être considéré comme abusif. Le tribunal peut néanmoins accorder au travailleur une indemnité pour sanctionner l’inobservation des règles de forme »1.

La légitimité concerne dorénavant le fond et non la forme. C’est peut-être

ainsi un juste retour des choses ; mais en tout état de cause, il atténue fortement le formalisme protecteur que la jurisprudence avait érigé. C’est la même démarche que l’on constate dans la réglementation du licenciement économique. b - Le licenciement économique

Le licenciement pour motif économique illustre parfaitement le lien étroit entre la situation de l’entreprise et le sort des salariés. Ces derniers peuvent, en effet, perdre leur emploi à la suite des difficultés rencontrées par l’entreprise. La singularité de la situation a justifié pendant longtemps l’existence d’un régime spécial, d’un régime dérogatoire : grâce à un mécanisme d’autorisation administrative, le droit de rupture de l’employeur pourrait être totalement paralysé.

Mais en réalité, cette procédure n’avait qu’une valeur symbolique ; elle

n’a guère empêché les licenciements pour motif économique et si elle les a retardés, c’est bien souvent au détriment de l’entreprise, finalement des salariés aussi. On comprendrait donc peu qu’une « procédure à la fois inutile, illusoire et parfois dangereuse » puisse être maintenue. Le symbole ne pouvait donc résister aux exigences du renouveau libéral.

1 Article 51 du Code du travail.

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Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 172

La première tentative de refoulement est juridiquement contestable : « il est fait dérogation de l’application de la législation du travail actuellement en vigueur en matière de licenciement pour motif économique » (art. 1er du décret n° 89-1265 portant application de la loi n° 89-31 relative au Code fiscal). En effet, il s’agit ici manifestement d’un empiètement du pouvoir réglementaire sur le domaine législatif, car il n’appartient certainement pas au pouvoir exécutif de déroger à une procédure d’ordre public instituée par la loi. Mais l’illégalité du procédé a survécu jusqu’en 1994, époque où la suppression de l’autorisation administrative fut introduite dans le Code du travail avant d’être confirmée par la loi n° 97-17 du 1er décembre 1997.

Il existe aujourd’hui une procédure brève et souple sans aucune

contrainte particulière pour l’employeur. Les entreprises sont libres de procéder à des compressions d’effectif à la seule condition d’en informer l’Inspecteur du travail qui peut, le cas échéant, exercer ses « bons offices » en vue de trouver des mesures de substitution aux licenciements envisagés. Et la loi n’a prévu aucune sanction en cas d’irrespect de la nouvelle procédure. On peut cependant considérer par analogie que cela ne devrait pas avoir d’incidence sur la légitimité du licenciement économique. Cependant, en tout état de cause, le salarié licencié bénéficie d’une priorité de réembauche et d’une indemnité spéciale non imposable égale à un mois de salaire brut.

Finalement, on peut convenir que la multiplicité des formes d’emploi et

l’assouplissement des conditions d’emploi laissent à l’employeur une plus grande liberté dans la gestion de l’entreprise. Mais même dans ce droit du travail adapté, on note une certaine tendance à l’amélioration de la situation des salariés. C’est que le droit du travail peut aussi servir à la promotion des droits individuels et collectifs. C’est une autre manifestation de la fidélité au modèle. II - La fidélité au modèle

La fidélité au droit français du travail est parfois profonde tant le modèle

semble être intégré (A). Mais cette fidélité n’est pas toujours à l’abri de toute épreuve. C’est que le modèle peut aussi être soumis à un différé (B).

Droit du travail sénégalais et transfert de normes

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 173

A - Le modèle intégré Le droit du travail sénégalais est aujourd’hui un instrument déclaré de

promotion sociale. Il contient en effet des dispositions dont la finalité essentielle est de raffermir les relations de travail, notamment par le renforcement des droits individuels et collectifs (1) dans la seule limite de l’intérêt de l’entreprise (2). 1 - Le renforcement des droits individuels et collectifs

Le droit du travail a toujours eu l’avantage de connaître une source

professionnelle originale : la convention collective. Grâce à elle, l’essentiel des règles applicables aux salariés est constitué de normes négociées par les parties elles-mêmes. Le droit du travail issu de la loi de 1997 a accentué une telle possibilité en donnant aux partenaires sociaux la liberté de couvrir des domaines qui n’en relevaient pas initialement. C’est notamment le cas avec l’aménagement de l’horaire de travail et l’habilitation donnée aux délégués du personnel à conclure des accords collectifs.

C’est le dialogue au sein de l’entreprise que l’on veut rendre permanent.

Des institutions nouvelles viennent conforter cette orientation : c’est d’abord le droit d’expression qui a pour objet de « permettre aux travailleurs de participer à la définition des actions à mettre en œuvre pour améliorer leur condition, la qualité de la protection et la productivité dans l’unité de travail à laquelle ils appartiennent ». C’est ensuite le bilan social qui met à la charge de certains employeurs une obligation d’information par le biais d’un récapitulatif des principales données chiffrées de l’entreprise.

Il est vrai que le salarié bien informé est plus à même de s’exprimer dans

un sens qualitatif. L’expression des salariés devrait favoriser l’information des décideurs sur les conditions réelles de fonctionnement des organisations et sur les attentes du personnel.

La charte nationale sur le dialogue social du 22 novembre 2002 vise les

mêmes objectifs. Il s’agit d’une convention entre l’État, les employeurs et les travailleurs en vue d’instaurer de façon permanente le dialogue social dans les relations professionnelles. Elle a vocation à s’appliquer à tous les secteurs : public, parapublic, privé. La tendance est de susciter un véritable partenariat social susceptible de développer des accords, des politiques et

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Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 174

types de rapports qui améliorent tout à la fois les relations professionnelles et la production.

C’est enfin l’institution du référé social auprès de chaque juridiction du

travail. L’introduction du référé pourra ainsi contribuer dans une certaine mesure à résoudre le problème des lenteurs de procédure et à désencombrer le tribunal du travail.

Il y a là autant de situations qui établissent un lien de proximité étroit

avec le système français. La prise en compte de l’intérêt de l’entreprise dans la gestion des rapports de travail conforte davantage ce rapprochement. 2 - L’intérêt de l’entreprise

« Le droit de grève est reconnu. Il s’exerce dans le cadre des lois qui le régissent. Il ne peut en aucun cas, ni porter atteinte à la liberté du travail, ni mettre l’entreprise en péril »2. La référence à l’intérêt de l’entreprise, bien qu’allusive, est manifeste : l’exercice normal du droit de grève ne peut prévaloir sur l’intérêt de l’entreprise qui, ici, renvoie à sa survie, à sa pérennité.

Au droit de grève constitutionnel s’oppose désormais le droit à la vie de l’entreprise, autre droit de même nature. La conciliation sera sans aucun doute délicate, mais elle n’est pas impossible. Certes, les intérêts des salariés risquent de s’incliner devant les impératifs de la pérennité, de la survie de l’entreprise. Mais l’intérêt de l’entreprise ne se décline pas seulement contre les salariés. C’est un concept qui permet aussi de mesurer les devoirs de l’employeur.

On sait que l’entreprise est à la fois une cellule économique et sociale ; or

pendant longtemps, l’autorité a pu paraître « seul juge » en raison de nombreuses prérogatives qu’elle détenait ès qualité. Ces prérogatives n’ont pas disparu ; elles ont même parfois été amplifiées. Mais le fait nouveau est qu’elles doivent perdre leur absolutisme. Elles doivent de plus en pus être finalisées, orientées vers l’intérêt de l’entreprise qui ne peut être assimilé à celui de l’employeur. Il doit s’agir d’un intérêt qui transcende aussi bien 2 Article 25 alinéa 4 Constitution du 22 janvier 2001.

Droit du travail sénégalais et transfert de normes

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l’intérêt de l’employeur que celui des salariés. C’est un instrument de mesure à contenu variable, parce que contingent. Il peut être apprécié indifféremment, en amont ou en aval du contrat de travail. Mais il y a toujours lieu d’opérer un arbitrage afin de préserver l’outil de travail que constitue l’entreprise et qui dépasse aussi bien les intérêts des salariés que ceux de l’employeur.

L’hostilité manifestée à propos de la notion résulte de la reconnaissance explicite renforcée par le texte qui en est le support. C’est certainement aussi que, dans le droit du travail classique, les mesures les plus perceptibles renvoyaient aux moyens d’action et de défense des salariés. Il serait toutefois inexact de laisser croire que l’intérêt de l’entreprise joue nécessairement en faveur de l’employeur. Son articulation avec le droit de grève a valeur d’illustration symbolique. Le législateur a voulu, sans aucun doute, marquer son attachement à la sauvegarde de l’outil de travail. En fonction des circonstances, l’intérêt de l’entreprise intervient comme un mouvement de balancier dans la régulation des relations professionnelles.

Ainsi, la physionomie générale du droit du travail sénégalais n’est pas

trop éloignée du système français des relations de travail. Mais cette apparente parenté ne doit pas occulter les difficultés que soulève toute transplantation et qui peuvent faire douter de la pertinence du modèle. B - Le modèle différé

Si l’on va au-delà des mots, il est loisible de constater que le droit du

travail sénégalais, sur certains points, est loin d’être effectif. Le déphasage entre le voulu et le vécu est un refrain bien connu que l’on retrouve aussi dans d’autres disciplines. On pourrait donc se contenter d’affirmer l’inadaptation du modèle au contexte. Les illustrations foisonnent et suscitent quelques réserves (1) que l’on peut cependant dépasser (2). 1 - Les réserves

D’abord, plusieurs textes d’application sont toujours attendus : sur le

travail intérimaire, sur le contrat à durée déterminée à statut dérogatoire, ou encore sur le bilan social ou sur le droit direct d’expression des salariés. Par ailleurs, la représentation collective reste encore insuffisamment assurée. Les syndicats et les délégués du personnel, seuls organes de représentation,

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restent encore victimes de certaines pesanteurs. Ils n’ont pas accès à l’information économique et, bien souvent, manquent d’expertise.

Le renforcement de la représentation collective suppose, par conséquent,

d’autres perspectives. Malheureusement, le projet d’Acte Uniforme relatif au droit du travail ne semble pas avoir pris la mesure de cette orientation. Tout au plus, envisage-t-il une présence syndicale dans l’entreprise sans en définir le contour. De même, on retrouve la même inertie dans l’application des conventions internationales ratifiées. Il s’agit là d’autant de situations qui ruinent la mise en œuvre des règles issues du modèle. Et ces dysfonctionnements, bien souvent liés à une certaine frilosité, légitiment les tentatives de refoulement ou de négation du modèle. On peut, en effet, se demander quel est l’intérêt qui s’attache à la forme lorsque la substance est altérée ? La question est a priori pertinente ; mais elle n’en est pas pour autant décisive. On peut la dépasser. 2 - Le dépassement

D’abord, la formulation peut sembler quelque peu exagérée ou ne pas

correspondre exactement aux situations posées. Le modèle n’est guère rejeté, c’est dans son application qu’il rencontre des difficultés… provisoires. Progressivement, avec le temps - plus ou moins long -, laborieusement, le modèle finit toujours par s’imposer, fût-ce par petites touches. Ensuite, le droit doit aussi pouvoir servir d’instrument d’orientation et jouer un rôle d’anticipation. Dans cette perspective, le modèle peut contribuer à l’affermissement des relations sociales même s’il est différé dans son intégration, dans sa réception. Certes, il demeure pertinent de s’interroger sur la construction d’un modèle susceptible de prendre en charge les relations professionnelles dans le secteur informel, secteur essentiel des populations actives. Mais le droit du travail n’est-il pas un droit vivant et potentiellement attractif ?

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Jean-Marie Tchakoua Agrégé en Droit privé, Maître de Conférences Université de Yaoundé II

Sources d’inspiration et logique du droit camerounais des conflits collectifs de travail

Abstract Cameroon law on collective labour disputes is based on several sources.

French and, to a lesser extent, English, solutions introduced to Cameroon during the colonial period, still have a notable impact. Following independence, the legislature decided to update labour law, sometimes adopting quite different solutions from those they had inherited. However, an examination of the overall consistency of this legislation is quite disappointing. The concern to control total wage bills is clearly a factor in provisions on the process for calling strikes, which is in contradiction with the legislators' very broad definition of the right to strike.

Résumé Le droit camerounais des conflits collectifs de travail est caractérisé par

une pluralité de sources. On ressent fortement l’influence des solutions françaises et, dans une moindre mesure, anglaises, introduites au Cameroun pendant la période coloniale. Au lendemain de l’indépendance, le législateur a entrepris la récriture de son droit du travail, s’écartant parfois de façon assez sensible des solutions héritées du passé. Mais lorsque l’on s’intéresse à la cohérence de l’ensemble construit, on est quelque peu déçu : le souci de maîtriser les masses salariées qui transparaît nettement des dispositions sur le cheminement vers la grève ne s’harmonise pas avec la très large conception de cette dernière, retenue par le législateur.

Jean-Marie Tchakoua

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Pour comprendre le présent, il n’y a pas de méthode plus sûre que d’interroger le passé. En ce qui concerne le droit du travail camerounais, le passé à consulter n’est pas très lointain. En effet, tout confine à la certitude que c’est à l’époque coloniale que le travail salarié fut introduit au Cameroun. Passée la période de l’esclavage dans les sociétés traditionnelles, le travail pour autrui a pris la forme du travail forcé dans le cadre de la « mission civilisatrice »1 des puissances impérialistes. Le travail salarié et les premières règles qui l’organisent furent introduits pendant le protectorat allemand2. Mais suite à sa défaite à l’issue de la première guerre mondiale, l’Allemagne perdit ses positions en Afrique. Le Cameroun fut placé sous le mandat de la Société des Nations3 exercé par la France, pour la partie orientale, et l’Angleterre, pour la partie occidentale4. À partir de là, le droit est pour l’essentiel conçu en France et en Angleterre. On a assez souligné que la politique appliquée par les deux mandataires s’opposait sur les méthodes : l’Angleterre appliquait une politique laissant place à l’expression locale5 alors que la France appliquait une politique d’assimilation consistant, sur le plan de la technique législative, à étendre simplement aux territoires dominés les solutions en vigueur en métropole. Certes, dans certaines matières, dont le droit du travail, le législateur français s’est efforcé de prendre en compte le particularisme des territoires d’outre-mer, ce qui s’est traduit, sur le plan méthodologique, par l’élaboration des textes particuliers à ces territoires. Le point d’aboutissement de cette solution fut l’élaboration d’un Code du travail pour les territoires français d’outre-mer6. Mais il ne

1 Kaptué, L., Travail et main-d’œuvre au Cameroun sous régime français (1916-1952), Mémoire de Master’s Degree, Université de Yaoundé, 1978. L’auteur explique que le travail forcé a été introduit pour des besoins d’exploitation coloniale, mais que les colons affirmaient aussi que le nègre avait pour principal péché la paresse ; il fallait donc le mettre de force au travail (voir sp. p. 18, 19 et 21). 2 L’arrivée des Allemands au Cameroun remonte aux environs de 1860. Mais c’est le 12 juillet 1884 que fut signé un traité de protectorat entre les chefs Douala et les autorités allemandes. 3 Le régime de mandat est plus tard remplacé par celui de la tutelle des Nations Unies, mais la France et l’Angleterre gardent leur présence au Cameroun puisqu’elles sont les deux puissances tutrices. 4 Le mandat est une légitimation d’une situation de fait, car lorsque l’Allemagne perd ses positions en Afrique à la suite de la guerre, le Cameroun est partagé entre la France et l’Angleterre le 6 mars 1916 (Cf. not. Engelbert Mveng, R.P. et Beling-Nkoumba, D., Histoire du Cameroun, Yaoundé, CEPER 1983, p. 142 et s.). 5 C’est la méthode dite d’ « indirect rule ». 6 Loi du 15 décembre 1952. La loi s’applique non seulement aux colonies françaises, mais aussi aux territoires sous mandat.

Sources d’inspiration du droit camerounais des conflits collectifs de travail

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faudrait pas oublier que, pour une large part, ce Code s’inspirait du modèle métropolitain7.

Au lendemain de l’indépendance du Cameroun, le législateur a entrepris

une récriture du droit du travail, en se démarquant plus ou moins des solutions héritées des métropoles et plus particulièrement de la France. La démarcation est moins importante en ce qui concerne la relation individuelle de travail. En effet, pour l’essentiel, le droit camerounais a gardé la trame construite autour du contrat relevant, pour une large part, du droit des obligations tel qu’organisé par le Code civil français8. Dans les rapports collectifs de travail, en revanche, le droit camerounais s’est parfois démarqué très sensiblement des solutions reçues de la France9.

La première réforme, de 1967, intervient après la Réunification politique

du Cameroun10. Il s’agit alors d’uniformiser sur l’ensemble du territoire national le droit du travail. Presque fatalement, le Code du travail élaboré devait porter les marques du double héritage franco-britannique. Par la suite, le législateur camerounais va rester très attentif à l’évolution des solutions en

7 Pouvait-il en être autrement pour les textes écrits par les mêmes experts ? C’est vrai que le modèle métropolitain suivi pouvait ne plus être en vigueur en France. À cet égard, on ne devrait surtout pas se laisser tromper par certaines apparences. En matière de conflit collectif de travail par exemple, les dispositions du Code du travail des territoires d’outre-mer de 1952 modifiées par celles du décret du 20 mai 1955 sont, sur bien des points, différentes de celles en vigueur en France à la même époque. Ces différences se retrouvent au niveau du cheminement vers la grève, le législateur ayant imposé, dans les territoires d’outre-mer, le passage par une très longue procédure amiable (Sur ces différences tenant notamment au caractère obligatoire ou facultatif des procédures amiables, voir Durant, P. avec le concours de Vitu, A., Traité de droit du travail, Dalloz, 1956, p. 911 et s.). Mais il ne faudrait pas chercher longtemps pour s’apercevoir que la solution adoptée pour les territoires d’outre-mer n’est rien d’autre que la reprise d’une ancienne solution française (Loi du 31 décembre 1936). Ainsi, avec un décalage de date, le procédé fut celui de l’extension de règles. 8 On n’oublie cependant pas que le droit du travail s’est développé en s’éloignant, dans une large mesure, du contrat de louage de service prévu par le Code civil. Les Codes du travail successifs du Cameroun ont bénéficié de l’apport de cette évolution. 9 On ne s’intéressera qu’à la dimension collective des rapports de travail, de surcroît réduite à l’aspect conflictuel. Les multiples retouches qui ont affecté les solutions en la matière suffisent à montrer l’importance des enjeux : depuis l’indépendance, le législateur est intervenu cinq fois et d’autres réformes sont en chantier. 10 Les deux parties du Cameroun héritées du partage colonial accèdent à l’indépendance chacune à sa date : 1er janvier 1960 pour le Cameroun oriental et le 11 février 1961 pour le Cameroun occidental. Le 1er octobre 1961, c’est la Réunification des deux Cameroun par la création de la République Fédérale du Cameroun.

Jean-Marie Tchakoua

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France11, mais ne va emprunter que celles qui correspondent à ses aspirations. À cet égard, le contexte ayant précédé et suivi l’indépendance du Cameroun n’est pas banal : pendant la domination étrangère, une longue lutte armée a divisé les Camerounais sur les options fondamentales de l’avenir de la nation et fait de nombreuses victimes parmi les populations. L’accession à l’indépendance n’a malheureusement pas mis fin à ces luttes. Dans ces conditions, les premières préoccupations des autorités du Cameroun indépendant sont claires. Il s’agit, prioritairement, d’assurer la paix sociale, la stabilité politique et le développement12. Sur le plan normatif, la recherche de la paix sociale et de la stabilité politique passe par l’adoption d’une législation qui éloigne toute velléité de désordre ou même de contestation. Le droit de grève, qui peut être regardé comme le droit de recourir à la force13, est dans le collimateur du législateur, d’autant plus qu’il est l’arme décisive des syndicalistes qui, pour la plupart, sont les adversaires politiques des nouvelles autorités14. Mais il n’est pas politiquement correct de supprimer le droit de grève ou même la liberté syndicale15. Le législateur va plutôt user de ruse pour les rendre « impraticables »16. Les pouvoirs publics s’assurent une mainmise sur l’existence juridique et les activités des syndicats et, au moyen du pouvoir de réquisition et de l’institution d’une longue procédure préalable, rendent peu probable le recours à la grève.

Les années 90 sont chargées d’autres enjeux. C’est la montée en

puissance du discours sur les droits fondamentaux en général et la liberté en 11 L’influence des solutions anglaises paraît limitée aux solutions intégrées depuis le Code du travail de 1967. 12 Pour ces préoccupations, voir Pougoué, P.G., « Les enjeux du droit du travail en Afrique noire d’expression française », Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 1987, n° 5, p. 14. L’auteur parle plus précisément de la construction nationale. 13 On n’a pas hésité à assimiler la grève à la guerre. Millerand, A., Le socialisme réformisme français, Bibliothèque socialiste, 1903, p.121. 14 Au Cameroun, le mouvement nationaliste est conçu dans le moule du syndicalisme. Les premiers nationalistes, qui pour la plupart ont continué la lutte contre les nouvelles autorités après l’indépendance, sont des syndicalistes. Pour la liaison entre l’action syndicale et la contestation politique au Cameroun, on lira Kaptué, L., « Droit et syndicalisme au Cameroun », Revue juridique africaine, 1994, p. 63 et s. 15 L’exposé des motifs de la loi n° 67-LF du 12 juin 1967 portant Code du travail indique que les rédacteurs « ont pris soin de n’apporter aucune restriction aux libertés fondamentales déjà inscrites dans la Constitution et dans les conventions internationales ratifiées par le Cameroun, à savoir la liberté syndicale, la liberté du travail et le droit de grève ». 16 Cette tactique consistant à ne pas supprimer un droit mais à le rendre non praticable a été abondamment décrite en matière de liberté syndicale au Cameroun. Voir Kaptué, L., op. cit.

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particulier. À l’instigation des pays occidentaux, les États africains doivent évoluer vers le libéralisme économique et la reconnaissance des libertés citoyennes17. Le législateur retouche le droit des conflits collectifs. Dans la foulée le droit de grève accède à la dignité constitutionnelle18. Le législateur est cependant très rapidement effrayé par le mouvement social : les grèves se sont multipliées dans plusieurs secteurs, avec très souvent une menace sur le pouvoir politique. Les pouvoirs publics cherchent alors à reprendre la maîtrise de la situation. La solution trouvée est l’institution du service minimum obligatoire en cas de grève. La plus petite attention suffit pour voir que, comme dans le cas du pouvoir de réquisition évoqué plus haut, c’est à la France que le législateur emprunte l’institution du service minimum19.

Au regard de ces multiples emprunts, l’on pourrait avancer qu’en dépit de

l’accession du Cameroun à la souveraineté internationale, on observe une certaine continuité dans les solutions. Il ne faut cependant pas se tromper sur la signification du phénomène. S’il y a mimétisme, c’est bien dans le sens donné par le Dictionnaire Robert et souligné par Jacques Vanderlinden20, à savoir, la propriété que possèdent certains, pour assurer leur protection, de se rendre semblables par l’apparence au milieu environnant. Ainsi, le législateur camerounais a reconduit ou emprunté, souvent en les renforçant, les solutions qui lui paraissaient à même d’assurer la paix sociale et la stabilité politique.

Les solutions adoptées par le législateur ont-elles toujours été

compréhensibles ? Il est difficile de répondre par l’affirmative. En effet, à contre-courant d’une volonté clairement manifestée de maîtriser les conflits collectifs de travail, le législateur a adopté une conception très extensive de la grève. Cette situation est d’autant plus curieuse qu’on ne peut pas l’expliquer par la pluralité des sources d’inspiration du droit camerounais sur laquelle il convient de revenir (I) avant de s’arrêter sur l’incohérence de l’ensemble construit par le législateur (II). 17 L’aide aux pays d’Afrique est conditionnée à un certain nombre de réformes. 18 Voir le préambule de la Constitution de 1972 résultant de la réforme constitutionnelle du 18 janvier 1996. 19 Depuis peu, la notion de service minimum obligatoire était apparue dans la législation française (loi du 31 décembre 1984 et du 18 décembre 1987 pour la navigation aérienne et loi du 30 septembre 1986 pour la radiotélévision publique). 20 Vanderlinden, J., « À propos de la création du droit en Afrique » in La création du droit en Afrique, Sous la dir. de Darbon, D., et du Bois de Gaudusson, J., Karthala, Paris 1997, p. 12.

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I - La pluralité des sources d’inspiration On ne peut négliger le fait que dans les jeunes États le législateur souhaite

mettre en œuvre des solutions inspirées du génie national. L’exposé des motifs du tout premier Code du travail camerounais d’après l’indépendance souligne que l’un des mobiles du texte est « la légitime aspiration du Gouvernement camerounais de se doter de lois nationales élaborées par lui et à l’usage de ses nationaux ». À partir de là, on pouvait s’attendre, sur le fond, à quelques solutions d’inspiration camerounaise. Mais pour une large part, ce Code, ainsi que ceux qui vont lui succéder, sont fortement influencés par les modèles français et anglais, puisqu’on ne trouve plus même les vestiges de la présence allemande. La France apparaît comme le pays ayant le plus influencé le Cameroun (A), l’Angleterre intervenant à un niveau secondaire21 (B).

A - L’influence prépondérante du modèle français

La forte influence des solutions françaises peut s’expliquer par trois

raisons objectives. D’abord, le passé colonial français fut plus long22 et concernait un territoire plus vaste23. Ensuite, la France a appliqué à cette époque une politique d’assimilation. Enfin, après l’indépendance, la France a développé une politique de coopération dense et multidimensionnelle avec le Cameroun indépendant. L’élaboration du droit n’a pu être insensible à cette coopération multiforme. Dans le contenu, l’influence des solutions françaises se ressent sur deux points : les techniques de règlement des conflits collectifs (1) et l’architecture des solutions du droit (2).

21 S’agissant de la législation du travail, on aurait pu s’attendre à une influence des normes de l’Organisation Internationale du Travail. De fait, pour l’essentiel, ces normes ont transité par le droit français pour entrer au Cameroun, de sorte que l’OIT apparaît comme une source trop lointaine. C’est vrai que de plus en plus l’OIT exerce une importante pression sur les jeunes États, ce qui devrait contribuer à rapprocher de ces derniers cette source du droit. 22 Comparé à celui de l’Allemagne. En fait, il va de 1916 à 1959. 23 Comparé au territoire occupé par l’Angleterre. Le Cameroun partagé a alors 750.000 Km2. L’Angleterre n’en prend que 85.000 Km2 et la France prend tout le reste. La partie anglaise va même plus tard être diminuée au profit du Nigéria.

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1- Les techniques de solution Il est acquis, depuis le Code du travail des territoires d’outre-mer, que le

règlement des conflits collectifs de travail est soustrait aux juridictions du travail pour être soumis à un mode de règlement qui a certes varié au fil des réformes, mais dont l’élément constant est le recours obligatoire à la négociation. Le dispositif hérité du Code du travail de 1952 peut se résumer en quelques phases à suivre obligatoirement l’une après l’autre si le conflit persiste : tout d’abord une tentative de conciliation devant l’inspecteur du travail, ensuite le recours à la médiation d’un expert dont les conclusions établissent « sous forme de recommandation un projet de règlement des points en litige », enfin l’arbitrage devant un conseil composé d’un magistrat de carrière et de deux assesseurs choisis sur la liste des experts médiateurs.

Le législateur national a apporté une première retouche à ce dispositif dans le cadre du Code du travail de 1967. Il supprime alors la procédure de recours à expert prévue par le Code du travail de 1952, mais prévoit la possibilité d’une procédure conventionnelle de règlement amiable des différends, à ajouter le cas échéant aux procédures amiables légales maintenues. La deuxième intervention du législateur date du Code du travail de 1974. La procédure amiable conventionnelle est supprimée, mais le pouvoir de réquisition institué. Celui-ci correspond à la faculté donnée à l’autorité administrative de mettre fin à la grève par des réquisitions individuelles ou collectives des travailleurs impliqués24. La troisième intervention date du Code du travail de 1992. La procédure amiable conventionnelle est rétablie, à côté des procédures amiables légales, et du pouvoir de réquisition de l’Administration implicitement supprimé25. Le législateur intervient pour la quatrième fois en 1997 ; il institue alors un service minimum obligatoire en cas de grève sur tous les aérodromes du Cameroun. Cette intervention est immédiatement suivie d’une cinquième, en 1998, qui étend le service minimum obligatoire à toutes les entreprises du secteur des transports publics. Le même texte rétablit, dans son domaine, le pouvoir de réquisition de l’Administration. Le dispositif est simple : lorsque

24 Ce texte semble manifestement inspiré de l’article 3 de l’ordonnance française n° 79-63 du 6 janvier 1959. 25 Voir Tchakoua, J.M., « La grève et le lock-out dans le nouveau Code du travail camerounais », Revue juridique africaine, 1994, p. 85.

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le service minimum est dû, l’autorité administrative peut procéder aux réquisitions des travailleurs pour l’effectuer.

Si l’on compare ces solutions à celles en vigueur en France, l’on

remarque que les droits camerounais et français ne présentent pas les mêmes solutions à un moment donné. L’observation pourrait permettre d’invalider l’hypothèse de l’emprunt des solutions si l’on ignorait que le législateur camerounais avait parfois préféré le recours à des solutions abandonnées par son homologue français. Dans certains cas, le législateur camerounais s’est contenté de rendre obligatoire des modes de règlement des conflits qui sont facultatifs en France26, ou de généraliser des solutions qui, en France, sont cantonnées. Dans l’un ou l’autre cas, il est incontestable que le législateur camerounais s’est abreuvé à la source française, comme il l’a fait pour l’architecture des solutions. 2- L’architecture des solutions du droit

Le préambule de la Constitution du Cameroun, dans sa rédaction issue de

la réforme du 18 janvier 1996, affirme que le droit de grève est garanti dans les conditions fixées par la loi. À quelques nuances rédactionnelles près, cette formule est la même que celle du préambule de la constitution française du 27 octobre 1946 qui énonce que « Le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent ».

En 1996 donc, le Cameroun adopte la solution française consistant à reconnaître sur le plan constitutionnel le droit de grève, mais à déléguer au législateur le pouvoir de l’organiser. On notera que dans l’un et l’autre pays le Constituant se garde de définir la grève, ce qui pourrait laisser penser que la définition de la grève entre dans le mandat donné au législateur. Il est vrai que le législateur français s’est abstenu de définir la grève, laissant à la jurisprudence le soin de le faire. Au Cameroun, en revanche, le législateur a défini la grève, anticipant même sur le mandat à lui donner par le Constituant27. Il faudrait, à ce niveau d’analyse, insister sur quelques coïncidences, au fond, bien compréhensibles. En définissant la grève comme

26 En France, la loi du 13 novembre 1982 a supprimé le caractère obligatoire de la procédure de conciliation, ou de médiation ou d’arbitrage. 27 La formule de la Constitution date de 1996 alors que la grève est définie par le Code du travail de 1992.

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« une cessation concertée du travail en vue d’appuyer des revendications professionnelles déjà exprimées auxquelles l’employeur refuse de donner satisfaction »28, la jurisprudence française prend sans nul doute le parti d’exclure du bénéfice du droit de grève ceux qui n’ont pas d’employeur. Elle l’a clairement signifié en refusant le droit de grève aux médecins revendiquant le droit de ne pas verser leur cotisation à leur ordre29. La définition camerounaise de la grève est donnée par le Code du travail et concerne donc nécessairement, et sans doute exclusivement, le travail salarié. Il faudrait, en tout cas, comprendre que se pose ici, comme en France, la question de la reconnaissance du droit de grève hors de la relation de travail salarié30.

Le Cameroun tient aussi de la France la reconnaissance de principe du

droit de lock-out parallèlement au droit de grève. L’affirmation pourrait surprendre pour deux raisons : d’une part, la solution en vigueur en France est celle d’une reconnaissance plutôt exceptionnelle du droit pour l’employeur de fermer les portes de l’entreprise en cas de conflit collectif ; l’employeur ne peut, en effet, fermer les portes de l’entreprise que s’il fait face à une situation contraignante31 résultant, par exemple, de l’impossibilité de fournir le travail ou de la nécessité de garantir la sécurité des personnes ; d’autre part, la reconnaissance d’un droit de lock-out symétriquement au droit de grève se rattache à la doctrine de l’égalité des armes qu’applique l’Allemagne, pays que le Cameroun a eu comme puissance « protectrice »32.

À dire vrai, le droit camerounais d’après l’indépendance ne porte plus aucun signe de la présence allemande. Il ne faudrait donc accorder aucun crédit à la piste du droit allemand. Lorsque l’on retourne à la piste française, on voit bien que la reconnaissance du droit de lock-out est clairement inscrite dans le Code du travail des territoires d’outre-mer de 1952. En son article 218, ce Code dispose : « Sont interdits tout lock-out et toute grève

28 Soc 21 mars 1973 Bull. civ. V, n° 174 ; 26 mars 1980, Bull civ. V, 297. La jurisprudence l’avait précédemment définie comme une « modalité de défense des intérêts professionnels » (Soc. 28 juin 1951, Dr. soc. 1951, 532 ; Grands arrêts, n° 10). 29 Civ. 1ère, 15 janvier 1991, Bull. civ. I, n° 19 ; D. 1992, somm. Obs. A Lyon Caen. 30 La question se pose dans des termes un peu différents puisqu’au Cameroun on pourrait se demander si la définition donnée par le Code du travail peut être empruntée pour résoudre les problèmes dans la Fonction publique. 31 Soc. 7 février 1990, Bull. civ. V, n° 42 ; 20 mars 1985, Bull. civ. V, n° 194. 32 On a souligné à l’introduction que le Cameroun fut placé sous le Protectorat allemand.

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déclenchés avant épuisement des procédures de conciliation et de recommandation ou en violation des dispositions d’un accord de conciliation ou d’une recommandation ayant acquis force exécutoire ». Implicitement, mais nécessairement, le législateur reconnaissait ainsi le droit pour l’employeur de recourir au lock-out et plaçait ce droit sur la même latitude que le droit de grève. Depuis lors, la solution a systématiquement été reprise dans les multiples réformes de la législation du travail33. Le Code du travail de 1992, la dernière réforme en date, définit le lock-out en précisant les conditions de recours à cette solution : le lock-out est la fermeture d’un établissement par l’employeur pour faire pression sur les travailleurs en grève ou qui menacent de faire grève34. Loin d’apporter une modification à l’architecture existante, le législateur situe bien le droit de lock-out en face du droit de grève : le lock-out est un moyen de pression sur les travailleurs en grève ou qui menacent de faire grève.

On peut remarquer qu’à aucun moment le législateur camerounais ne

donne aux syndicats, ou à un autre groupement, de prérogative particulière dans l’exercice du droit de grève. Il tient également cette solution de la France qui, en principe35, n’a pas consacré la conception organique de la grève retenue dans certains pays voisins. La solution contraire aurait été difficilement compréhensible dans le contexte camerounais marqué par la faiblesse des syndicats et, assez curieusement, la peur que ceux-ci inspirent aux pouvoirs publics. On est là au cœur d’une ambiguïté qu’a, dans l’ensemble, accentué l’influence anglaise. B - L’influence anglaise

Les solutions anglaises reprises par le législateur camerounais sont

introduites au Cameroun occidental pendant la période de domination anglaise. Il s’agit des rares vestiges de la présence anglaise conservés par les autorités du Cameroun indépendant. On comprend qu’elles aient été suffisamment soulignées par l’exposé des motifs du Code du travail de 1967. Dans le détail, ces solutions d’inspiration anglaise sont relatives, d’une part,

33 1967 (article 178), 1974 (article 165 alinéa 2), 1992 (article 157). 34 Article 157 alinéa 5 du Code. 35 La solution devrait certes être nuancée avec la « réglementation » du droit de grève dans les services publics.

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à l’organisation et à l’activité des syndicats et, d’autre part, aux attributions de l’inspecteur du travail36.

L’organisation et l’activité des syndicats sont fortement marquées par l’institution d’un « greffier des syndicats », fonctionnaire nommé par décret37. Cette solution que prévoient les Trade union ordinances, jusque-là en vigueur dans la seule partie occidentale du Cameroun, est généralisée à l’ensemble du territoire national par le Code du travail de 1967. En son article 6, le Code pose fermement qu’un syndicat professionnel n’a d’existence légale qu’à partir du lendemain du jour où il a été soumis à la procédure de l’enregistrement par les soins du greffier des syndicats. Par la suite, le texte décrit les formalités d’enregistrement, de la demande adressée au greffier des syndicats jusqu’à la publication de l’enregistrement au Journal Officiel. Il fixe aussi les conditions dans lesquelles le greffier peut refuser ou annuler l’enregistrement d’un syndicat.

Le greffier des syndicats doit recevoir de ces derniers, avant le 1er mars

de chaque année, un relevé général des recettes, fonds, biens, effets et dépenses de l’année civile précédente. Ce relevé doit faire ressortir d’une manière complète l’actif et le passif du syndicat en fin d’exercice ; il doit aussi ressortir séparément les recettes et les dépenses relatives aux différents objectifs du syndicat. En plus de ce droit de recevoir le relevé des comptes, le greffier des syndicats peut à tout moment leur demander les comptes détaillés d’une période déterminée.

Le dernier Code du travail n’a pas repris les prérogatives du greffier des

syndicats relatives à la tenue des comptes des syndicats ; mais restent en place ses attributions relatives à l’enregistrement et à l’annulation des syndicats38. Notamment, le greffier des syndicats peut annuler l’enregistrement d’un syndicat s’il est établi que ledit certificat a été obtenu par fraude, qu’un syndicat enregistré a délibérément violé une disposition de 36 L’intitulé de cette étude nous dispense d’insister sur les attributions de l’inspecteur du travail. On se contentera d’indiquer qu’au Cameroun ceux-ci sont habilités à poursuivre directement devant les juridictions compétentes les auteurs d’infractions à la législation du travail. Le point sur l’existence et l’activité des syndicats sera développé au moins en raison du rapport intime qui existe entre le syndicalisme et le droit de grève. 37 Actuellement le Secrétaire général du Ministère chargé du travail est, ès qualité, greffier des syndicats. 38 Cf. articles 6, 11 à 14 du Code du travail.

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la loi ou mené des activités non statutaires ou encore qu’un syndicat enregistré a cessé d’exister.

Dans le souci bien affiché d’aider les syndicats à trouver facilement les

ressources pour le financement de leurs activités, le Code du travail de 1967 et tous les autres qui l’ont suivi ont repris la solution anglaise du chek-off, consistant à permettre que l’employeur retienne sur le salaire et reverse au syndicat les cotisations syndicales. La solution est aujourd’hui consacrée par l’article 21 du Code du travail qui dispose : « Il est admis qu’un employeur prélève directement sur le salaire acquis par un travailleur relevant de son autorité, le montant des cotisations syndicales ordinaires dues par ce dernier, à charge d’en opérer le reversement immédiat à l’organisation syndicale désignée par l’intéressé ».

Naturellement, une telle solution ne permet pas à l’employeur d’opérer

des retenues contre la volonté du travailleur. C’est pourquoi sa mise en œuvre est soumise à des conditions de fond et de forme très strictes. Ce prélèvement à la source n’est possible qu’en cas d’accord conclu entre l’employeur et le syndicat au profit duquel le prélèvement sera opéré et, bien évidemment, d’accord du travailleur exprimé par la signature d’un formulaire spécial ou, s’il ne sait ni lire ni écrire, en apposant ses empreintes digitales sur le formulaire en question.

Compte tenu de la portée du chek-off au regard tant des garanties de la liberté syndicale que de la protection du salaire, la solution adoptée par le législateur n’allait pas de soi. Il est en effet certain que l’employeur qui participe ainsi à la collecte des cotisations syndicales pourrait attendre une certaine reconnaissance de la part du ou des syndicats bénéficiaires. Le législateur prévoit que les frais occasionnés à l’employeur par le prélèvement des cotisations syndicales puissent faire l’objet d’un remboursement par le syndicat bénéficiaire, suivant des modalités établies d’accords parties à ce sujet entre ce dernier et l’employeur. Mais un tel accord, du reste facultatif, n’est pas une garantie suffisante que l’employeur ne cherchera pas à tirer des avantages contre-nature des services ainsi rendus au syndicat.

Le chek-off est mis en œuvre suivant des règles procédurales qui dérogent

à celles retenues pour la cession volontaire des salaires. Celle-ci est ordinairement faite suivant une procédure stricte voyant intervenir, tantôt,

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l’inspecteur du travail, tantôt, le président du tribunal compétent39. Ces autorités interviennent pour contrôler non pas seulement que la cession respecte les quotités incessibles, mais aussi que le travailleur cède sans pression. En organisant un mode de cession qui se passe d’un tel contrôle, le législateur prend un risque énorme. Il ajoute, de surcroît, que l’accord instituant la cession de salaire pour les cotisations syndicales est susceptible d’être prorogé par tacite reconduction, sauf si le montant de la cotisation subit une modification.

Sur le terrain, les accords de cession de salaires pour des cotisations

syndicales ne sont pas légion. Cela pourrait s’expliquer par le fait qu’au Cameroun l’appartenance d’un travailleur à un syndicat continue d’être perçue par l’employeur comme une marque de dangerosité pour le climat dans l’entreprise et au-delà. Lorsque le travailleur a le courage d’adhérer à un syndicat, il peut penser qu’il prend un risque anormal en le faisant savoir à l’employeur40 au moyen d’une convention dont il pouvait se passer.

Était-il nécessaire de prévoir une solution comme le chek-off au profit

supposé des syndicats qu’on veut par ailleurs embastiller ? On peut en douter. Au fond, une incohérence certaine apparaît lorsque l’on réfléchit sur l’architecture d’ensemble du droit camerounais des conflits collectifs. II - L’incohérence de l’ensemble

L’examen attentif des solutions adoptées au fil des réformes par le législateur camerounais confine à une certitude : ce qui anime les pouvoirs publics, c’est la ferme volonté de maîtriser les masses salariées considérées comme potentiellement dangereuses (A). Mais si ce souci est correctement traduit, aussi bien dans le traitement des syndicats que dans le choix des modes et techniques de règlement des conflits collectifs, la conception de la grève est des plus larges (B). 39 Voir article 75 du Code du travail. 40 Signalons qu’au Cameroun la loi n’organise pas la présence syndicale dans l’entreprise. L’employeur peu curieux pourrait à la limite ne rien savoir des activités syndicales de son personnel.

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A - Le souci de maîtriser les masses salariées De l’indépendance à nos jours, les actes des autorités du Cameroun sont

guidés par trois maîtres mots : paix, stabilité et développement. Or, les autorités depuis l’époque coloniale considèrent les syndicats et la grève comme les pires ennemis de la paix et de la stabilité. À partir de là, tout va être fait pour fragiliser les syndicats et rendre difficile voire impossible le recours à la grève. On a suffisamment décrit les entraves à la liberté syndicale au Cameroun pour qu’il soit besoin d’y insister41. On se contentera ici d’indiquer que le verrou le plus redoutable réside aujourd’hui dans l’institution du greffier des syndicats, fonctionnaire ayant, de par ses attributions, un véritable droit de vie et de mort sur les syndicats. Le droit de grève est quant à lui pratiquement hors d’usage, non seulement parce que le législateur a institué une longue procédure préalable (1), mais aussi parce que les pouvoirs publics peuvent limiter la portée d’une grève déclenchée (2). 1 - L’institution d’une longue et anesthésiante procédure de négociation préalable à la grève42

L’aménagement de cette procédure a varié dans le temps, sans que soit

remis en cause son caractère obligatoire. Actuellement, les étapes de la négociation préalable au recours à la grève varient en fonction de la convention collective applicable. Si cette dernière ne prévoit aucune procédure de règlement des différends collectifs, les parties en conflit devront se soumettre à la procédure de conciliation et, en cas d’échec, à celle d’arbitrage, prévues par la loi. En revanche, si la convention collective applicable prévoit une procédure de règlement des différends collectifs, on commence par mettre en œuvre cette procédure conventionnelle. En cas d’échec, on recourt à celles prévues par la loi. Ainsi, la procédure conventionnelle ne se substitue pas aux procédures légales ; elle est simplement utilisée avant ces dernières, comme un moyen supplémentaire pris pour éloigner le « démon » du recours à la grève.

Dans leur économie, les procédures de conciliation et d’arbitrage prévues

par la loi montrent le rôle éminent joué par les pouvoirs publics. C’est la 41 Kaptué, L., op. cit. 42 La procédure amiable obligatoire concerne également le lock-out.

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preuve, s’il en fallait encore, que le souci est d’assurer la maîtrise du conflit. L’article 158 du Code du travail dispose que « Tout différend collectif de travail doit immédiatement être notifié par la partie la plus diligente à l’inspecteur du travail du ressort ». Lorsqu’il est ainsi informé, l’inspecteur du travail doit, sans délai, convoquer les parties pour une tentative de conciliation43. La loi oblige les parties à comparaître44. Dans le meilleur des cas, les parties s’accordent sur une solution. Alors, l’inspecteur du travail dresse un procès verbal signé par celles-ci et lui-même. Dans le cas où les parties ne parviennent pas à un accord, l’inspecteur du travail dresse un procès verbal de non-conciliation45. On peut à ce moment passer à l’étape suivante, à savoir, l’arbitrage. La procédure d’arbitrage dont il est question ici ne doit pas être confondue avec la procédure d’arbitrage du droit commercial, marquée par la liberté des parties dans le choix de l’arbitre et des règles applicables au litige. Dans le cadre du différend collectif de travail, les parties n’ont aucun choix à faire : ni celui de recourir ou non à l’arbitrage, ni celui des arbitres, ni enfin celui des règles procédurales ou de fond applicables à la solution du différend. En effet, l’article 160 du Code du travail dispose qu’en « cas d’échec de la conciliation, le différend est obligatoirement soumis dans un délai de 8 jours francs, par l’inspecteur du travail à la procédure d’arbitrage (…) ». Le différend doit être examiné par un conseil d’arbitrage institué dans le ressort de chaque cour d’appel. Ce conseil est présidé par un magistrat de la cour d’appel et comprend, en outre, deux assesseurs, travailleur et employeur, désignés par le président sur la liste des assesseurs nommés par le tribunal de grande instance du ressort, statuant en matière sociale. L’homonymie avec l’arbitrage du droit commercial est trompeuse sur un dernier point : contrairement à la solution en droit commercial, la sentence que rend le conseil d’arbitrage n’a pas autorité de la chose jugée dès qu’elle est rendue. Elle a simplement vocation

43 Mais si la convention collective applicable prévoit une procédure amiable de règlement, l’inspecteur doit différer son intervention. Il ne peut tenter la conciliation qu’en cas d’échec de la procédure conventionnelle. 44 La partie qui ne comparaît pas et ne se fait pas valablement représenter peut être condamnée à une amende de 50.000 à 500.000 francs CFA (article 158 alinéa 2 du Code du travail). 45 Il est possible que dans le cadre de la tentative de conciliation les parties s’accordent sur quelques points et pas sur d’autres. Dans ce cas, l’inspecteur dresse un procès verbal qui enregistre l’accord sur les premiers et le désaccord sur les seconds points. Un tel procès verbal doit être bien précis puisqu’on ne peut plus revenir sur les points d’accord (art. 159 du Code du travail).

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à devenir obligatoire, si à l’expiration du délai de 8 jours francs fixé par le législateur46 aucune des parties ne s’y oppose.

La grève déclenchée avant l’épuisement des procédures amiables ou en

violation d’une décision obligatoire, intervenue dans ce cadre, entraîne la rupture du contrat de travail pour faute lourde et la condamnation du travailleur en cause à une amende de 20.000 à 200.000 Francs CFA. La rupture du contrat de travail pour faute lourde emporte la privation de tous les droits pécuniaires liés au licenciement47. Les travailleurs se trouvent dans une situation d’autant plus inconfortable que la procédure amiable préalable est trop longue. En fait, ils sont entre le piège de l’impatience et celui de l’enlisement dans une attente pratiquement interminable. Si malgré tout la grève est déclenchée, on peut encore en limiter la portée.

2 - La possibilité de limiter la portée de la grève

Dans sa forme la plus brutale, la possibilité de limiter la portée de la

grève a consisté en l’institution, au profit de l’Administration, du pouvoir de réquisitionner les travailleurs impliqués dans une grève48. Le Code du travail de 1992 a abandonné cette solution, mais pas pour très longtemps puisque le pouvoir de réquisition a été rétabli dans le cadre du service minimum apparu quelques années plus tard. Le service minimum peut être défini comme l’activité minimale incompressible qui doit subsister en cas de recours à la force. Il se présente ainsi, non pas comme un moyen permettant d’éviter la grève, mais comme une solution destinée à atténuer ses effets. Sa prise d’effet même suppose que la grève soit déclenchée. La postériorité, ou au moins la concomitance, de la prise d’effet du service minimum par rapport au déclenchement de la grève ainsi que l’obligation de poursuivre certaines activités qui en résulte, situent le premier dans la parenté du pouvoir de

46 Cf. art. 163 du Code du travail. Le délai court à compter de la notification de la sentence arbitrale aux parties. 47 Il s’agit des indemnités de licenciement et de préavis. 48 Au Cameroun, le pouvoir de réquisition est apparu dans l’article 165 alinéa 3 du Code du travail de 1974. Ce texte, pris visiblement en contemplation de l’article 3 de l’ordonnance française du 6 janvier 1959, donnait à l’autorité administrative le pouvoir de procéder à des réquisitions collectives ou individuelles des travailleurs impliqués dans toute grève déclenchée dans un secteur vital de l’activité économique, sociale ou culturelle.

Sources d’inspiration du droit camerounais des conflits collectifs de travail

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 193

réquisition de l’Administration49. Le législateur met en lumière l’articulation entre le service minimum et le pouvoir de réquisition : la loi prévoit que l’autorité administrative puisse prendre des réquisitions individuelles ou collectives pour l’exécution du service minimum.

Du point de vue des principes, la solution qui intègre le pouvoir de

réquisition dans l’institution du service minimum est différente de la solution du Code de 1974 sur deux points importants. D’une part, le service minimum n’arrête pas la grève ; il en réduit simplement les inconvénients. D’autre part, il n’appartient pas à l’autorité administrative de dire si oui ou non il faut un service minimum. Le choix des activités50 sujettes à service minimum est fait par le législateur51. L’autorité administrative compétente se limite, en cas de conflit, à procéder éventuellement à des réquisitions des travailleurs devant effectuer le service minimum.

Ces différences entre la formule actuelle et celle de 1974 atténuent les

menaces sur le droit de grève. Mais certaines considérations qui peuvent paraître des détails suscitent bien des inquiétudes. Tout d’abord, les circonstances de l’apparition de l’institution du service minimum en droit camerounais sont bien éloquentes. Celle-ci apparaît en effet dans la loi du 30 décembre 1997 ci-dessus évoquée, au lendemain de la grève du personnel de la Camair, la compagnie nationale de transport aérien du Cameroun. L’institution du service minimum obligatoire est visiblement la réponse du législateur aux grévistes qui ont notablement perturbé le trafic aérien. Le texte est tellement collé à son contexte qu’il n’institue le service minimum que sur les aérodromes du Cameroun. À partir de ce terrain maîtrisé, le législateur a étendu le domaine du service minimum à tout le secteur des transports publics touché par des grèves successives52.

Comme le texte qu’il remplace, la loi du 14 avril 1998 annonce un décret

pour fixer les modalités de mise en œuvre du service minimum. Si ce décret 49 Il faut pourtant bien distinguer le service minimum du pouvoir de réquisition. Le service minimum est une activité minimale et le pouvoir de réquisition une prérogative permettant de donner des injonctions de continuer à fournir des prestations. La réquisition peut certes permettre de mettre en œuvre le service minimum. 50 Plus concrètement, le législateur parle de secteur ; celui des transports publics est actuellement le seul concerné. 51 On verra infra que le législateur s’est déchargé au profit du pouvoir exécutif. 52 Loi du 14 avril 1998.

Jean-Marie Tchakoua

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n’est toujours pas intervenu sept ans après la première annonce, c’est sans doute parce qu’il a suffi de parler de service minimum pour conjurer le démon de la grève. En tout état de cause, il faudrait dire que même si le législateur avait renoncé à fixer lui-même dans le détail les modalités de mise en œuvre du service minimum, le choix de la voie réglementaire ne s’imposait pas pour fixer ces modalités53. Le législateur aurait bien pu donner aux partenaires sociaux la responsabilité de l’organisation du service minimum obligatoire54. S’il n’a pas pris cette voie, c’est sans doute parce qu’elle ne lui semblait pas à même d’assurer l’objectif visé : permettre aux pouvoirs publics d’avoir la maîtrise de toute grève éventuelle. En obligeant les parties en conflit à passer par une longue procédure de règlement amiable, en prévoyant des solutions propres à enlever toute portée à la grève, le législateur camerounais montre clairement qu’il redoute la grève. C’est pourquoi on peut s’étonner que dans le même temps il retienne de la grève une conception très large et, à la limite, extravagante. B - Une conception large de la grève

En général on croit savoir intuitivement ce qu’est la grève. Mais à l’examen, et pour le juriste du moins, la question est plus complexe qu’il n’y paraît. Cette complexité est à la mesure des enjeux : selon qu’elle est large ou restrictive, la définition de la grève légitime ou condamne un certain nombre d’actions que l’opinion publique appelle « grève »55.

L’article 157 alinéa 4 du Code du travail camerounais dispose que « La

grève est le refus collectif et concerté par tout ou partie des travailleurs d’un établissement de respecter les règles normales de travail en vue d’amener l’employeur à satisfaire leurs réclamations ou revendications ». Il s’agit, en d’autres termes, de tout trouble apporté à la prestation de travail en vue de faire aboutir les réclamations ou revendications professionnelles. À partir de là, on s’oriente vers des pistes différentes de celles suivies ailleurs et notamment en France. Dans ce dernier pays, les salariés ne pourraient pas,

53 Ce choix est sans doute un écho de la solution française qui, pour la même tâche, fait jouer un rôle prépondérant à l’exécutif. 54 Certes le décret annoncé peut encore prévoir l’intervention des partenaires sociaux. On aurait simplement à regretter que cette intervention des partenaires sociaux soit le résultat d’une concession du pouvoir exécutif au lieu d’être imposée par le législateur. 55 On parle souvent de grève d’étudiants, de grève de la faim etc.

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au titre de la grève, ralentir le rythme de travail. Une telle attitude est depuis fort longtemps qualifiée d’exécution défectueuse du contrat de travail et condamnée par la jurisprudence56. On précise qu’il n’y a grève que lorsque les salariés ont « complètement cessé le travail »57. Au Cameroun, en revanche, le ralentissement du rythme de travail est bien une forme de grève puisque ce faisant les travailleurs refusent de respecter les règles normales de travail : c’est la grève perlée58.

Sur bien d’autres types d’action comme la grève d’autosatisfaction ou la

grève tournante, le droit camerounais légitime des comportements qui sont disqualifiés ou vus avec défaveur par le droit français59. L’actualité récente au Cameroun, avec les grèves60 récurrentes des enseignants, a montré comment les travailleurs pouvaient se servir de la large conception de la grève pour mieux organiser leur lutte. Dans un premier temps, l’action choisie par les enseignants était l’arrêt de travail. La grève a duré très longtemps sans que l’employeur61 ne manifeste la moindre prédisposition à satisfaire les revendications des grévistes, ni même à négocier. Le temps a fini par retourner l’opinion publique contre les enseignants. Les parents d’élèves ne comprenaient pas pourquoi, en définitive, la formation des enfants ne devait pas être assurée. Et comme il était difficile de s’en prendre à l’État (employeur), ce sont les enseignants qui ont dû affronter la mauvaise humeur des parents. Les enseignants ont tiré des leçons de cet échec. L’action qui a suivi a consisté, non pas à arrêter le travail, mais à l’exécuter autrement. Plus précisément, tous les cours étaient assurés, mais lors des évaluations, la note maximale était attribuée à toutes les copies : c’est l’« opération 20/20 pour tous». Si cette forme de grève n’était pas sans gêne pour les parents souhaitant savoir le niveau de leurs enfants, elle leur paraissait toutefois tolérable puisque les enseignements étaient assurés avec une assiduité plutôt rare en temps normal. Pour le Gouvernement, plus intéressé par les statistiques aux examens, la gêne était comparable à celle de

56 Soc. 5 mars 1953, S.1953, 1, 199 ; JCP 1953, II, 7681 ; Soc. 16 mai 1989, Bull. civ., V, n° 360 ; Soc. 16 mai 2001, CBP, n° 132, S.353. 57 Soc. 13 mars 1980 Bull. civ. V, n° 251. 58 Tchakoua, J.M., article op. cit., p. 98. 59 Lire article L. 521-4 du Code du travail français ; Soc. 30 mai 1989, Bull. civ. V, n° 404 ; Soc. 7 avril 1993, Dr. soc. 1993, 607. 60 Nous négligeons volontiers la question de savoir si la définition de la grève donnée par le Code du travail pouvait s’appliquer à ces fonctionnaires. 61 En l’occurrence l’État, puisqu’il s’agit de la grève des enseignants du secteur public.

Jean-Marie Tchakoua

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la forme antérieure de grève, et il était d’autant plus disposé à négocier qu’il n’avait aucune chance de retourner l’opinion publique contre les enseignants.

Compte tenu des efforts déployés dans l’optique d’éviter que les

travailleurs aient à recourir effectivement à la grève, on doit pouvoir affirmer que le législateur avait le souci de situer la grève à la périphérie de la vie sociale62. Or, dans cette voie, la solution la plus sûre est la limitation des modes d’action susceptibles de bénéficier de la protection juridique du droit de grève. Le législateur a fait exactement le contraire.

Cette solution à rebours des objectifs implicites justifie le doute que la

définition donnée par le législateur corresponde à une option consciente et réfléchie. Au demeurant, au moment où le législateur camerounais définit la grève, il ne peut compter sur la méthode habituelle consistant à évaluer, pour l’adopter ou non, la définition donnée du même objet dans la loi de l’ancienne puissance coloniale. L’explication est simple : le législateur français ne définit pas la grève, pas plus que son homologue anglais qui a inspiré quelques solutions en droit camerounais. En pareilles circonstances, la méthode de substitution en droit du travail consiste à recourir à la littérature de l’Organisation Internationale du Travail. Mais la voie ne pouvait être utilement suivie, parce que cette organisation est peu diserte sur la grève63. Il ne restait plus que la possibilité de compulser jurisprudence et doctrine, avec tout le risque de glissement lié aux sources de droit aussi dispersées64. Le contexte sociopolitique étant marqué par une certaine phobie de la déstabilisation du pouvoir politique, les rédacteurs du texte ont pu 62 On pourrait ainsi expliquer l’absence de toute référence à la grève dans le statut général de la fonction publique. Au demeurant, aucun texte n’organise la grève des fonctionnaires. 63 À cette date, la grève n’est mentionnée que dans une convention et une recommandation. Il s’agit de la convention n° 105 sur l’abolition du travail forcé et la recommandation sur la conciliation et l’arbitrage volontaires. Le premier instrument interdit toute forme de travail forcé ou obligatoire « en tant que punition pour avoir participé à une grève » (article 1 d). Le second invite à ne pas recourir à la grève pendant les procédures de conciliation et d’arbitrage (§ 4 et 6) et précise qu’aucune de ses dispositions ne limite d’une manière quelconque le droit de grève (§ 7). 64 Une bonne partie de la doctrine est en faveur d’une conception extensive de la grève (Voir Durand, P., op. cit. p. 743 et s.; Lyon-Caen, G., Manuel de droit du travail n° 125, p. 104 ; Sinay, H. et Javillier, J.C., Droit du travail, La grève, Dalloz, 1984, p. 170). Certaines décisions de juridictions du fond sont favorables à cette conception (Cons. Prud’h. Seine, 29 novembre 1948, D. 1948, p. 91 ; Trib. Civ. Pontoise, 26 mai 1948 Gaz. Pal. 1949, 1, 30 ; Trib. Civ. Montluçon, 25 octobre 1950, Gaz. Pal. 1951, 1, p. 84).

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penser trouver une garantie suffisante dans la référence au caractère nécessairement professionnel des réclamations ou revendications servant de base à la grève. Les autres enjeux de la définition de la grève pouvaient d’autant plus être ignorés que le législateur avait fait l’impasse sur les conséquences de la grève légitime65. Or, la moindre attention permet de débusquer d’énormes difficultés dans les conséquences juridiques qui peuvent s’attacher à certaines formes de grève. En cas de grève perlée, par exemple, que deviennent le pouvoir de direction et l’obligation de verser le salaire ? Que devient le pouvoir disciplinaire ? Il n’est pas sûr qu’une réponse satisfaisante puisse être donnée à ces questions.

Quoi qu’il en soit, l’attitude du législateur témoigne d’une incohérence

méthodologique consistant à ouvrir largement les vannes en amont pour les resserrer en aval. Personne ne peut douter que légiférer est une œuvre difficile, surtout lorsque l’on s’abreuve à plusieurs sources. Et c’est d’autant plus difficile lorsque l’objectif visé n’est pas celui qui est affiché. Or, sur le terrain des conflits collectifs de travail, on échappe rarement à la duplicité des législateurs.

65 La loi ne donne que les conséquences de la grève faite en violation de la procédure amiable.

 

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Augustin Emane Maître de Conférences à l’Université de Nantes MSH Ange Guépin / UMR CNRS 6028 Fellow au Wissenschaftskolleg zu Berlin

Droit du travail gabonais, modèles et transferts de normes

Abstract

On the premise that the French Labour Code for overseas territories forms the basis of labour law in French-speaking African countries, is it possible to consider that the model of rights instituted by this text has been transferred to Gabon? This article attempts to show the paradox for Gabonese legislators of remaining faithful to the forms of the 1952 Code whereas, as was already the case during the colonial period, the model they are trying to adapt is that of current labour law in France, with a few modifications to reflect the Gabonese political context.

Résumé

S’il est admis que le Code du travail des territoires d’outre-mer est le socle commun au droit du travail dans les pays d’Afrique francophone, faut-il considérer que c’est le modèle de droit qu’incarne ce texte qui a été transféré au Gabon ? Cet article tente de montrer le paradoxe pour le législateur gabonais à être toujours fidèle sur la forme au Code de 1952 alors que, comme on le voyait déjà dans la période coloniale, le modèle que l’on essaie d’adapter est celui du droit du travail en vigueur en France avec quelques aménagements liés au contexte politique gabonais.

Augustin Emane

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S’interroger sur les modèles et les transferts des normes du droit du travail au Gabon revient inévitablement à ouvrir le grand livre des relations entre la France et le Gabon. Celles-ci vont se caractériser par une francophilie très prononcée des dirigeants gabonais comme l'attestent de nombreuses déclarations1. Le juge gabonais n’est pas en reste. En 1963, il énonce le principe suivant : « L’indépendance du Gabon, n’a pas eu pour conséquence de remettre en cause les textes promulgués lors de la souveraineté française mais de les nationaliser au sens gabonais »2. De ce point de vue, le Gabon ne déroge pas à « la situation globale d'importation institutionnelle et la dépendance juridique et politique qui caractérisent nombre d’États en Afrique»3. Le droit du travail n’échappe pas à cette tendance générale ; cela justifie-t-il pour autant que l’on parle d’exportation du modèle français ? La réponse doit être fortement nuancée. Certes, les textes gabonais actuels sont souvent présentés comme se situant dans la continuité du Code du travail des territoires d’outre mer de 1952 ; si cette observation est avérée s’agissant de leur architecture générale4, il en va toutefois différemment quant à leur contenu. Pareille tendance ne s'est pas, du reste, démentie depuis l’arrivée des Français au Gabon.

1 Citons M. Léon Mba, premier Président de la République gabonaise qui déclarait durant la campagne pour le référendum de 1958 : « (...) Le Gabon dira oui parce qu'il lui faut tracer son chemin dans une vaste communauté amicale et fraternelle. Bien sûr, notre but à tous est de fonder l'État gabonais, puissant et prospère ; nos enfants et nos petits enfants y parviendront. Pour l'heure, il nous faut accélérer les processus d'évolution. Quand nous aurons nos techniciens, nos professeurs, nos fonctionnaires, nos médecins, quand notre économie sera puissante, alors, nous pourrons peut être envisager de reconsidérer le sens de notre union avec la France car, nous disons oui sans toutefois renoncer à nos droits à l'indépendance totale (...) », in Mémoire (ou Voix) du Gabon (série de cinq cassettes retraçant l'histoire du Gabon à base d'enregistrements d'époque), Nkoussou Production, Libreville, 1985. Quelques années plus tard, M. Léon Mba déclare encore : « Le pays sera riche à cause des Français (...), ils sont le pilier de notre future prospérité, le Gabon n'est pas indépendant de la France, les Français aideront le Gabon à devenir indépendant », cité par Kombila Iboanga, F., Régime et Institutions Politiques de la République Gabonaise, Vol. 1, Thèse Droit Public, Nantes, 1985, p. 33. Enfin, M. Omar Bongo, l'actuel Chef de l'État gabonais ne déclarait-il pas en 1984 : « (...) Le Gabon, sans la France est une voiture sans chauffeur (...) La France sans le Gabon est une voiture sans carburant. Regardez toutes ces matières premières qu'il y a au Gabon, qui les exploitent ? Les Français ! », in La voix du Gabon, op. cit. 2 Cour d'appel de Libreville, 8 janvier 1963, Penant, 1963, p. 548. 3 Darbon, D. et du Bois de Gaudusson, J. (sous la direction de), La création du droit en Afrique, Karthala, 1997, Avant-propos. 4 Les trois Codes du travail (1962, 1978 et 1994) que le Gabon a connu jusqu'à présent ont souvent repris la même classification linéaire que le CTTOM. Voir à ce propos Lemesle, R., Le droit du travail en Afrique francophone, Edicef/AUPELF, 1989, p. 47 et s.

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Il y eut en effet, d'une part l’introduction par les autorités françaises de règles censées incarner la modernité ou plutôt devant préparer les populations gabonaises à atteindre cette modernité, et d’autre part la revendication (qui ira en s’accroissant) par ces populations d’une application immédiate des règles en vigueur en Métropole. L’histoire du droit du travail est donc celle d’une évolution continue vers un droit ressemblant le plus possible au droit métropolitain du travail subordonné salarié5.

S’intéresser à l’exportation du modèle français doit donc également

conduire à la prise en compte de l'histoire du salariat. Cette approche peut paraître surprenante au goût de certains, et notamment de nombreux africanistes adeptes d’un discours centré sur un prétendu « retour aux sources » qui devrait faire renaître les institutions que connaissait l’Afrique précoloniale. Dans cette optique, il y aurait eu un salariat auquel se serait appliqué un droit du travail issu des droits traditionnels africains. Néanmoins, cette vision de la réalité résiste difficilement à l’épreuve des faits6. S’il est certain que contrairement à ce que l’on a relevé pour le droit7, on ne s’est jamais demandé si les sociétés pré coloniales connaissaient le travail8, doit-on en conclure que cette notion doive renvoyer obligatoirement

5 C’est la définition communément admise du droit du travail. Voir Jeammaud, A., Pelissier, J., Supiot, A., Droit du travail, Dalloz, 2000, n° 7 ; Durand, P. et Jaussaud, R., Traité de droit du travail, Dalloz, 1947, n° 2. 6 On peut s’interroger à la fois sur le contenu de ces coutumes et sur ceux qui les connaissent réellement. Comme le rappelait J.M. Tchakoua lors du colloque de Yaoundé sur les Droits de l’homme en Afrique centrale : « On a l’impression que la génération d’aujourd’hui ignore beaucoup du contenu réel de nos coutumes. Parce qu’entre elle et ces coutumes, s’est interposé un écran d’interprètes pas toujours fidèles (…) », in Maugenest, D. et Pougoue, P.G., 1996, p. 83. 7 Voir à ce propos, Alliot, M., « La coutume dans les droits originellement africains », Receuil de la Société Jean Bodin pour l’histoire comparative des institutions, De Boeck-Université de Bruxelles, 1990, p. 99-116 ; Binet, J., « Vue d’ensemble sur l’évolution des droits coutumiers africains », ibid., p. 171-180. Gordon, R.W., « Customs in Africa Laws After the Introduction of the Common Law », ibid., p. 151-169 ; Rouhette, A., « La coutume dans la société traditionnelle et ses incidences sur le droit moderne à Madagascar », ibid., p. 219-247. Voir également à propos de l'Histoire : Hegel, F., La raison dans l’histoire, introduction à la philosophie de l’histoire, UGE10/18, Paris, 1965, p. 247 et s. 8 On peut s’interroger sur l’absence du concept de travail dont il est fait état dans certaines sociétés. Ne s’agit-il pas seulement, comme on l’a vu dans d’autres domaines, d’une difficulté à imaginer le travail autrement que comme on le fait en Occident ? Dès lors que cette conception ne se retrouve pas, on conclut à l’absence de travail (cela s’est déjà vu avec le droit). Voir à ce propos Chamoux, M.N., « Sociétés avec et sans concept de travail », Sociologie du travail, 1994, n° hors série, p. 57-71 ; Kelly, G.M., « L’emploi et l’idée de

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au salariat ? Paul-Gérard Pougoué a apporté une réponse sans ambiguïté voici quelques années déjà en estimant que « le droit du travail est aussi indispensable à la vie contemporaine qu’étranger à la mentalité africaine »9. L'introduction du salariat est plutôt directement liée à la colonisation dans la seconde moitié du XIXe siècle. La mission première (affichée) de celle-ci est d’apporter la civilisation aux indigènes (elle est définie comme une œuvre de paix et de progrès)10, ce qui se traduit dans le domaine qui nous intéresse par une idéologie civilisatrice du travail11. Toutefois, le travail dont il sera question dans un premier temps n’aura rien à voir avec les idéaux de la République et, on pourra même évoquer une négation du droit12. Les relations sont en effet basées non pas sur la libre adhésion, mais sur la contrainte qui aboutira parfois au travail forcé13. travail dans la nouvelle économie mondiale », R.I.T., 2000, vol. 139, p. 5-35. 9 Pougoue, P.G., « Idéaux de la révolution française et Droit du travail en Afrique Noire Francophone », in Liberté, Égalité, Fraternité, Actualités en Droit social, éd. Lycofac, Bordeaux, 1990, p. 228-229. 10 Sarrault, A., La mise en œuvre des colonies françaises, Payot, Paris, 1923, p. 106 et s. Voir également, Barjot, D., Chaline, J.P. et Encreve, A., La France au XIXe 1814-1914, P.U.F., 1995, p. 567 et s. ; Said, E.W., Culture et impérialisme, Fayard/Le Monde Diplomatique, 2000, p. 113 et s. 11 Du Vivier de Streel l’un des chantres de cette idéologie déclarait : « (…) Il ne s’agit pas de rétablir l’esclavage parmi les populations noires, mais seulement de ne pas les traiter autrement que les populations métropolitaines auxquelles nul ne pourra nier que toute notre législation impose de la façon la plus impérieuse l’obligation de travail ». Cf Pourtier, R., in Le Gabon : Espace, histoire, société, L’Harmattan, Paris, 1989, p. 32. Voir également le numéro de juillet-août 2001 de la Revue Manière de voir du Monde Diplomatique consacré aux polémiques sur l’histoire coloniale ; Bessis, S., L’occident et les autres, Histoire d’une suprématie, La Découverte, 2001. 12 Issa-Sayegh, J. et Ndiaye, B. (sous la direction de), Encyclopédie juridique de l’Afrique, Vol. 8, Droit des relations professionnelles (Travail, Sécurité Sociale et Fonction Publique), N.E.A., Abidjan/Dakar/Lomé, 1982, p. 32. 13 Condamné depuis la Convention n° 29 de l’O.I.T. du 26 juin 1930, le travail forcé est défini comme « tout travail ou service exigé d’un individu sous la menace d’une peine quelconque et pour lequel ledit individu ne s’est pas offert de son plein gré ». Cette pratique qui a connu ses heures de gloire pendant la première moitié du vingtième siècle ne doit pas, cependant, être confondue avec l’esclavage. Certes, comme l’esclave, le travailleur forcé (on parlait plutôt de travailleur obligé à l’époque) est un être désocialisé car il est arraché à sa société d’origine suite à sa capture et est tenu d’exécuter, si besoin contre son gré, ce que l’on exige de lui. Même s'il y a des similitudes pour ce qui est des conditions de travail, sur le plan juridique, les statuts diffèrent. L’esclave participe en effet d’un mouvement de dépersonnalisation de l’individu, par la perte de ses liens de filiation. Le captif, ainsi réifié, fait partie du patrimoine de son maître et n’a aucun droit, ce que le Code noir énonce clairement (Voir art. 30-31 du Code noir in Sala-Molins, L., Le Code noir ou le calvaire de Canaan, P.U.F., Paris, 1987, p. 150 et s.) Pour sa part, le travailleur forcé ne perd pas sa personnalité juridique et peut

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Le recours au travail forcé s’explique essentiellement par des considérations d'ordre géographique et économique. La forêt est en effet présente sur l’ensemble du territoire gabonais, et les voies de communication sont difficiles à percer. Depuis le début du XXe siècle, les compagnies concessionnaires14 qui se sont installées ont besoin d’une main-d’œuvre importante15. Mais, contrairement à ce que l’on pense en Europe - voir notamment le discours lénifiant sur les bienfaits de la colonisation -, ceux que l’on appelle les indigènes ne sont pas particulièrement sensibles à l’idéologie du travail véhiculée par la colonisation, surtout pour des salaires inférieurs à ceux que perçoivent les Français, d’où une pénurie de main-d’œuvre16. Le but de l'entreprise de la France étant d’amener l’indigène à un niveau supérieur de civilisation, la contrainte peut, dès lors, se justifier au nom de ce que Jules Ferry a appelé « le droit et le devoir des races supérieures vis-à-vis des races inférieures »17. Toutefois, comme il s’agit d’une étape transitoire mais nécessaire dans la prise de conscience de l’indigène18, l’administration couvre cette forme de travail, puisqu’elle y a

rejoindre les siens à la fin de son engagement, même si, il faut le signaler, le travail forcé s’est parfois accompagné de véritables déportations. 14 Hochschild, A., Les fantômes du Roi Léopold, un holocauste oublié, Belfond, 1998 ; Schweitzer, A., À l’orée de la forêt vierge, A. Michel, Paris, 1989, p. 142 et s. 15 Pour la mise en valeur des colonies, l’administration accordait des concessions dont la durée était d’au moins trente ans à des compagnies. Celles-ci se voyaient en général dotées de larges prérogatives qui pouvaient aller jusqu’aux fonctions de police, c’est ainsi qu’elles disposaient de véritables milices pour recruter des travailleurs. Du fait de leur importance, l’administration n’avait que très peu de pouvoirs face à elles. On peut citer à ce propos la Société du Haut Ogooué qui se vit accorder le monopole des activités économiques et surtout commerciales sur une superficie égale au 2/5 du Gabon actuel. 16 Coquery-Vidrovitch, C., Afrique Noire, Permanences et ruptures, Payot, Paris, 1985, p. 216 et s. ; Davidson, B., L’Afrique au XXe siècle (l’éveil et les combats du nationalisme africain) Éd. J.A., Paris, 1980, p. 106. 17 Discours devant la Chambre des députés le 29 juillet 1885, où Jules Ferry va réfuter le droit à l’égalité pour certains, et notamment les Noirs de l’Afrique équatoriale. 18 C’est, par exemple, l’opinion du Gouverneur de Madagascar en 1931 lorsqu’il déclare : « Les adversaires du travail obligatoire pourraient vérifier aisément que la liberté du travail n’entre dans les lois d’un pays qu’après que l’obligation de travail est entrée dans les mœurs ». Cf. Guillaume, P., Le monde colonial XIX-XX. A. Colin, (coll. U), Paris, 1974, p. 236. Paul Dareste, avocat honoraire au Conseil d’État et à la Cour de Cassation a lui aussi estimé que le travail forcé était nécessaire pour construire des équipements ce qui rendrait par la suite les indigènes plus libres : « Il est possible que la génération indigène actuelle ait à souffrir de cette contrainte. Mais les générations à venir pourront être affranchies ». Voir Dareste, P., Traité de droit colonial, t. 2, Paris, 1932, p. 535.

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également recours pour des tâches d’intérêt général19. Elle s’en sert aussi pour permettre l’acquittement d’un impôt. On voit, à la lumière de cette présentation, que c'est la face obscure du travail subordonné que les populations gabonaises vont d’abord connaître. Qu’en est-il du droit qui le régit 20?

Le fait notable ici est l’absence de législation, d’où les libertés que

pouvaient prendre les gouverneurs et les responsables des compagnies concessionnaires. Il faut savoir qu’en dehors d’un décret de 1903 réglementant les contrats de travail, ce sont des arrêtés ou des circulaires qui organisent les relations de travail jusqu’au décret du 4 mai 1922 dans toute l’Afrique Équatoriale Française21. Ce dernier texte interdit les nombreux abus constatés jusque là, et notamment le travail forcé au profit des particuliers (même si dans les faits il perdure jusque dans les années 1950). Les dispositions essentielles vont surtout concerner la liberté du travail, l’obligation d’un contrat de travail et les clauses-types qu’on peut y inscrire (salaire, logement, nourriture, soins médicaux, accidents du travail)22.

19 Sur la construction du chemin de fer Congo-Océan entre 1921 et 1934, voir Sautter, G., « Notes sur la construction du chemin de fer Congo-Océan (1921-1934) », Cahiers d'Études africaines, 26. 1967. On peut lire également, Comte,G., L'empire triomphant, Denoël, 1988, (notamment) p. 313-316 ; Gide, A., Voyage au Congo, Gallimard, 1927 ; Londres, A., Terre d'Ébène, Albin Michel, 1929, Arléa, 1998. 20 Le droit applicable à un individu dépend de son statut jusqu’en 1946, date de la disparition de l’indigénat. Il y a d’une part les citoyens, régis par le droit français et jouissant des prérogatives attachées à ce statut, et d’autre part, le reste de la population soumis à l’indigénat qui est, d’après le Pr. Luchaire, « un régime pénal spécial caractérisé par l’immixtion de l’administration dans des domaines qui dans la métropole sont réservés au législateur et au juge ». Les indigènes sont soumis au droit coutumier, toutefois en cas de conflit avec la loi française, c’est cette dernière qui s’impose. Mais des passerelles sont aménagées pour pouvoir changer de statut, ce qui cadre parfaitement avec la logique assimilationniste. Cependant, dans les faits, l’accès à la citoyenneté demeure davantage un moyen de se singulariser de ses semblables qu’une acquisition de droits identiques à ceux des Européens. Voir Luchaire, F., Manuel de Droit d’Outre-mer, Paris, Sirey, 1949. 21 Cf. Issa-Sayegh, J., op. cit., p. 32 ; Trezenem, E., L’Afrique Équatoriale Française, Éd. Maritimes et coloniales, Paris, 1955, p. 170. 22 Le décret de 1922 est présenté comme une avancée considérable pour les droits des travailleurs autochtones. Toutefois dans les faits il a été peu appliqué jusqu’à la Conférence de Brazzaville en 1944 avec les revendications qui ont commencé à apparaître à ce moment. Voir Trezenem, E., L’Afrique Équatoriale Française, Paris, Éd. Maritimes et coloniales, 1955, p. 171 et s.

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Pendant cette première période, le droit du travail ne constitue pas une réalité palpable. C’est plutôt au lendemain de la seconde guerre mondiale, lorsque le procès de la colonisation commence à poindre23, que les évolutions vont se dessiner plus nettement. L’exigence d'un cadre juridique adapté aux relations de travail, comme il en existe en Métropole, va ainsi se traduire par la promulgation de la loi du 15 décembre 1952 portant Code du travail des territoires d'outre-mer.

Peut-on considérer dès que ce Code marque le point de départ de l'exportation du modèle français ? La réponse est négative sans aucune hésitation puisque ce Code lui-même ne correspond pas de manière absolue au modèle métropolitain24. Pourtant et de manière paradoxale, cette réserve sur l'importance du Code de 1952 ne va pas atténuer le constat de la reconnaissance d’une exportation du modèle français. C’est en effet dans le droit positif français que les dirigeants gabonais iront trouver leurs sources d’inspiration comme on le verra dans les différentes législations adoptées depuis l’accession à l’indépendance.

En s’appuyant sur les Codes du travail que le Gabon a connus, il est donné d’observer que ces législations correspondent à des phases bien précises de l’histoire du pays25. Au lendemain de l’indépendance, l’adoption du Code du travail de 1962 cadre parfaitement avec l’ambition des dirigeants gabonais d’édifier un « État moderne » ce qui se traduit, notamment, par l’adoption de législations et la constitution d’un ensemble de règles, même s’il s’agit de reprendre, quasi intégralement, ce qui se fait en France. De même, le Code du travail de 1978 correspond à une période où l’exigence de

23 Ce procès de la colonisation est également celui d'une certaine conception du travail. On peut relever cette déclaration de J.F. Tchicaya, député de l’A.E.F. en 1946 : « (…) Mais partout on préfère voir suer le nègre ; les bois du Gabon sont roulés à la force du poignet sur des kilomètres (…). Au lieu de libérer l’homme, on l’a singulièrement asservi, au lieu de l’éduquer, on l’a profondément abruti ; au lieu de l’enrichir, on l’a soigneusement appauvri ». Cf. Guillaume, P., Le monde colonial XIX-XX. Paris, A. Colin, p. 278. Voir également Suret-Canale, J., Afrique Noire, L’ère coloniale (1890-1945), Éditions sociales, Paris, 1971, p. 320 et s. 24 Voir la préface de Paul Durand in Gonidec, P.F. et Kirsch, M., Droit du travail des territoires d'outre mer, L.G.D.J. 1958. 25 Il convient toujours de garder à l'esprit le fait que la législation en droit du travail (comme dans d'autres domaines) n'est considérée que comme l'un des attributs d’un État moderne d'où l'insistance avec laquelle il est rappelé que « le Gabon dispose d'une législation moderne ».

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« gabonisation »26 et l’adaptation du droit aux impératifs du développement économique sont mises en exergue, même si là encore il ne s’agit que de reproduire ou d’aménager des textes français. Enfin, les soubresauts politiques que le pays va connaître en 1990 conjugués au mouvement de mondialisation, vont conduire à l’adoption d’une législation devant cadrer avec ces nouvelles exigences.

Dans un premier temps, nous nous intéresserons à la période comprise entre l’indépendance et le début des années 1990 ; elle se caractérise globalement par un alignement sur le droit français nuancé par quelques dispositions inhérentes au monolithisme politique de l’époque (I). Avec l’avènement du multipartisme, on entre dans une seconde phase où l’autonomie par rapport au droit français est fortement revendiquée même si, dans les faits, cela ne se vérifie pas toujours (II). I - De la reprise des textes français à la « gabonisation » du droit

S’il est un trait marquant du Gabon au lendemain de l’indépendance, c’est le fait que l’État se présente comme étant le seul acteur susceptible de créer des normes juridiques27. Les populations sont en effet là pour faire « de la bonne économie » comme le rappellent souvent les dirigeants avec la formule chère à M. Omar Bongo : « Faites-moi de la bonne économie et je vous ferai de la bonne politique ». On relève ainsi que les avancées en droit du travail ne font pas partie des objectifs prioritaires de la classe politique gabonaise, ce qui conduit, d’une part, à la reprise du Code de 1952 dans l’ordre juridique gabonais, et d'autre part, à l’adoption d’un Code du travail en 1978 qui ne s’écarte pas véritablement du modèle originel. A - La reprise du CTTOM dans l’ordre juridique gabonais

Après le 17 août 1960, il n’est nullement question de dénoncer le Code

du travail de 1952, bien au contraire. Ce trait serait d’ailleurs, d’après Guy de Lusignan, commun à un certain nombre de pays qui ont préféré choisir la

26 Il s'agit du fait de rendre gabonais, « en particulier en remplaçant le personnel étranger par du personnel gabonais ». Cf. http://www.unice.fr/ILF-CNRS/ofcaf/14/G14.html. 27 Contrairement à l'Afrique occidentale, l'Afrique Équatoriale Française n'a pas été une zone de forte agitation sociale. Dans le cas du Gabon par exemple, les syndicats n'auront jamais la force qu'ils ont eue dans l'ex-AOF.

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voie de la continuité en reprenant les législations du colonisateur28. Les seuls changements que l’on peut noter sont l’apparition d’un nouvel hymne, d’un nouveau drapeau voire d’un nouveau chef. La question que l’on peut se poser ici est de savoir si une autre voie n’était pas envisageable.

À en croire Joseph Ndong Obiang, « Le Gabon accède à la souveraineté

internationale le 17 août 1960 dans une situation d’impréparation totale, les principales organisations politiques (...) ayant constamment considéré la “séparation” d’avec la France comme un retour à la barbarie »29. De ce fait, les dirigeants gabonais auront une interprétation particulièrement extensive de la théorie de la succession d’États au nom de la sécurité juridique30. Comme le souligne Edgar Pisani : « la législation en vigueur est une accumulation stratifiée de textes coloniaux anciens et de textes de circonstance, souvent improvisés »31. La construction d’un droit gabonais passera ainsi par la reprise des textes français que l’on « nationalise » comme le revendique d’ailleurs le juge gabonais32. Cette situation tient à deux facteurs : la technicité du droit du travail d’une part, et le fait que la construction du droit ne soit pas considérée comme la priorité du moment d’autre part33.

28 De Lusignan, G., L'Afrique Noire depuis l'indépendance, Fayard, Paris, 1970, p. 50 : «L'accession à la souveraineté nationale n'a pas provoqué de bouleversements aussi profonds que lorsque le colonialisme était intervenu en force en Afrique et notamment dans des pays aux forêts denses comme le Congo, le Gabon ou le Cameroun ». 29 Ndong Obiang, J., « Le Parti Démographique Gabonais et l'État », Revue Penant, n° 780 (avril-juillet), 1983, p. 131-152. 30 Nguyen Quoc Dinh, Daillier, P., Pellet, A., Droit International Public, L.G.D.J., Paris, 1987, 3e éd., p. 478 et s ; Rousseau, C., Droit International Public : Les compétences, T. 3 Sirey, Paris, 1977, p. 476 et s. 31 Pisani, E., Pour l'Afrique, Éd. Odile Jacob, Paris, 1988, p. 162. 32 Cf. infra note 2. On peut reprendre ici l’expression de Frantz Fanon « peau noire, masques blancs » s'agissant de la situation gabonaise. Cf. Fanon, F., Peau noire masques blancs, Seuil (Points), Paris, 1952, 188 p. 33 Il ne faut tout de même pas oublier que les salariés ne représentent au début des années 1960 que 10 % de la population gabonaise. Voir Emane, A., Essai sur le caractère ambigu de la protection sociale au Gabon, th. Droit, Nantes, 1992, n° 165.

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1 - La justification par la technicité du droit du travail

Face à la technicité du droit, la voie choisie est qualifiée de pragmatique34. Au-delà du mimétisme juridique qui est validé par ce choix35, il convient d’analyser la reprise du Code de 1952 à la lumière du contexte de l’époque.

La technicité du droit du travail est un argument qui est souvent avancé du fait du faible nombre de cadres nationaux au moment de l’indépendance. Il ne faut en effet pas perdre de vue le fait que le droit du travail soit véritablement un droit d’importation, ce qui exclut que l’on puisse s’appuyer sur un quelconque droit traditionnel36. Cette technicité va du reste conduire les autorités gabonaises à faire appel à la coopération française pour le fonctionnement des différents rouages de l’État, ce qui correspond à l’idée que la France se fait de ses relations avec les anciennes colonies. Les autorités françaises estimaient en effet qu’il était de leur devoir d’apporter une aide aux jeunes États africains issus de la Communauté franco-africaine37.

La technicité du droit aboutit à la sacralisation de la loi comme seule source créatrice du droit. Toutefois, même si l’on reprend le Code de 1952, le modèle auquel on se réfère est le droit positif métropolitain. Ce choix s’explique par une raison extrêmement simple liée à la faiblesse des cadres dont il a déjà été question. Au lendemain de son indépendance, le Gabon ne compte en effet aucun juge. Ce sont donc des juges français qui vont assurer le service public de la justice38. Pour des raisons aisées à comprendre, il était 34 Léon Mba est d'ailleurs souvent présenté dans les médias gabonais comme « le pragmatique ». 35 Pour G. Langrod, « le mimétisme administratif dérivé du mimétisme culturel et linguistique voire aussi juridico-politique mais avant tout socio-psychologique constitue dans tout le Tiers-Monde (quel que soit le continent) un trait spécifique accompagnant les aspirations au développement ». Cf. Langrod, G., « Genèse et Conséquences du mimétisme juridique et administratif en Afrique », in R.I.S.A., 1973, vol. XXXIX, n° 2, 1973, p. 119. 36 Cela représente d'ailleurs des avantages. Ainsi le droit du travail court moins le risque de résistance que peut rencontrer le droit de la famille qui, lui, existait dans les différents groupes ethniques du Gabon. Voir à ce propos, Gonidec, P.F., Les droits africains, Évolution et sources, L.G.D.J. 1976, p. 271 et s. 37 de Lusignan, G., op. cit., p. 27. 38 Pisani, E., op. cit., p. 49.

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impossible de se référer à une jurisprudence nationale. Les juges français pouvaient donc, soit reprendre la jurisprudence des anciennes juridictions coloniales, ce qui aboutissait en droit du travail à appliquer le Code de 1952, soit alors s’inspirer de la jurisprudence des cours et tribunaux métropolitains. C’est la seconde option qui sera retenue assez rapidement, la période coloniale étant considérée comme révolue et le modèle métropolitain devenant le seul horizon souhaité. Finalement, cette solution ne soulèvera aucune difficulté pour les juges français ravis de s’inspirer des décisions issues de leur univers d’origine. Les juges gabonais qui vont progressivement les remplacer n’apporteront pas de changements majeurs. Formés à l’école française, ils auront du mal à couper le cordon ombilical les liant au droit français.

La justification par la technicité permet également de tenir compte d’un autre argument qui a souvent été mis en avant : le mimétisme. Il était largement admis que pour se développer, il suffisait de reprendre ce qui se faisait en métropole, ce que résume B. Davidson : « Les machines et la science moderne venaient bien d’Europe (...) dans ce cas pourquoi pas les institutions politiques, les lois, les formes de démocratie et les genres de vie économique ? Ceux qui formaient l’opinion des nationalistes pensaient africaniser ces idées et ces institutions importées ; ils étaient sûrs que l’importation était nécessaire, qu’il n’y avait pas d’autres moyens de construire une nation »39.

Au-delà de ce premier argument, il importe également de se rappeler que l’objectif affiché des dirigeants gabonais est de réussir le développement de leur pays. Cela conduit à sérier des objectifs qui sont prioritaires et, force est de constater que le droit du travail n’en fait pas partie. 2 - La justification par la priorité donnée au développement et la dimension sociologique

Au sortir de la colonisation, les nouveaux États africains s’assignent un

certain nombre d’objectifs. Deux d’entre eux semblent surclasser les autres : l’intégration nationale et le décollage économique40. 39 Davidson, B., L'Afrique au XXe siècle (l'éveil et les combats du nationalisme africain), Éd. J.A., Paris, 1980, p. 227. 40 Leroy, E., « La Vie du Droit en Afrique », Penant, 1978, p. 316 et s.

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Sociologiquement parlant, le Gabon est une fiction du fait de la myriade d'ethnies qui le peuple41. Comme dans les autres pays africains, l’État est apparu avant la Nation. Il faut dire que le modèle de l’État-Nation, existant en Europe, a été impossible à reproduire en Afrique, à cause des anciennes puissances colonisatrices qui avaient créé des entités ne correspondant à aucune réalité sociologique. C’est ainsi que, dans le nouvel État africain, c’est à la puissance publique qu’il incombe de créer une conscience nationale. Pour ce qui est du Gabon, cela va conduire, outre l’affirmation du slogan « Gabon d’abord »42 par M. Léon Mba, au passage le 12 mars 1968 du pluralisme politique que l’on connaissait jusque là au monopartisme qui ne prendra fin qu’en 199043.

Le décollage économique est également à n’en point douter l’un des thèmes en vogue au début des années 1960. La finalité de l’indépendance n’est-elle pas pour les nouveaux dirigeants africains de faire émerger des États forts et riches ? M. Léon Mba n’est pas en reste dans ce concert (même si cela doit se faire selon lui avec l’aide des Français) car son souhait est de voir les Gabonais heureux, et que son pays devienne une puissance développée44. Cette croyance dans le décollage économique part de l’observation suivante : pendant la colonisation, les « élites » africaines se sont rendues compte que leurs matières premières étaient indispensables au fonctionnement des usines de la métropole, et que la richesse de nombre d’Européens provenait des « affaires » qu’ils détenaient dans les colonies. Pour que le décollage économique du pays s’effectuât, il suffirait de demander l’indépendance, ce qui conduirait les nouveaux États à exploiter eux-mêmes leurs richesses, et les nationaux à prendre en mains les destinées

41 Pambou Tchivounda, G., Essai sur l'État Africain postcolonial, Paris, L.G.D.J., 1982, p. 35 et s. Toutefois, cette absence de conscience nationale semble être moins avérée aujourd'hui, du fait de l'existence de ce que des auteurs ont appelé une identité gabonaise. Voir à ce propos, Pourtier, R., Le Gabon, t. 2, État et développement, L'Harmattan, 1989, p. 310 ; Rossatanga-Rignault, G., L'État au Gabon : Histoire et institutions, Libreville, Ed. Raponda-Walker, 2000 ; ibid. « Ethnisme, nationalisme, et panafricanisme : une esquisse du paradoxe gabonais », in Actes de la Table ronde du CERGEP, « L'intégration en Afrique centrale : une mise en perspective », Libreville, octobre 1993. 42 Voir également Rossatanga-Rignault, op. cit. 43 Le Parti Démocratique Gabonais est d'ailleurs présenté comme « le creuset de l'unité nationale ». 44 La voix du Gabon, préc.

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de l’économie45. Tout est donc mis en œuvre pour réussir ce développement économique, et le basculement au monopartisme va également s’expliquer par cet impératif. Plusieurs décennies plus tard, on ne peut pas dire que cette démarche ait été un succès46.

Outre cette priorité accordée au développement, il semble que les

recherches faites sur l’exportation du modèle français ignorent souvent la dimension sociologique qui est pourtant particulièrement importante. Pour les populations gabonaises, l’Indépendance correspondait à la fin du règne du Blanc, et, au-delà de cet aspect, à l’avènement du moindre effort dans les relations professionnelles47. La création d’une législation portant sur les relations professionnelles ne répondait donc pas à une exigence fortement présente dans le pays. L’impression qui s’en dégage est que pour les masses la lutte sociale se confondait avec la présence du colon. Avec l’Indépendance, on devait aboutir à une réalité où le travail deviendrait une occupation agréable comme on l’observe chez les Européens48. Du fait de « l’ivresse » provoquée par la liberté après les indépendances, la question sociale restera quelque peu en veille, et ce sera l’État qui à chaque fois ranimera la flamme sur les mesures à prendre dans ce domaine. Dans cette optique, on peut se demander s’il existait un réel besoin de droit du travail au Gabon49.

45 Il faut rappeler que l'objectif affiché des dirigeants gabonais était (sous la pression du lobby des forestiers constitués par des Français) de sortir du cadre de l'AEF qui faisait du Gabon, pays riche la « vache à lait » de cette entité. On accusa les autorités coloniales de préférer Brazzaville à Libreville présentée comme une ville délaissée. Cf. Mémoire (ou Voix) du Gabon, op. cit. 46 Voir à ce sujet et pour approfondir la question les différents ouvrages de René Dumont et notamment, Paysanneries aux abois : Ceylan, Tunisie, Sénégal, Seuil (coll. Points politiques), Paris, 1974 ; Paysans écrasés, Terres massacrées, Laffont, Paris, 1978 ; (en collaboration avec M.F. Mottin), L'Afrique étranglée, Seuil (coll. L'Histoire immédiate), Paris, 1980 ; (en collaboration avec Charlotte Paquet), Pour l'Afrique, j'accuse, Plon (coll. « Terre humaine »), Paris, 1986 ; Démocratie pour l'Afrique, Seuil (coll. L'Histoire immédiate), Paris, 1991. 47 La perception que l'on se fait du « travail du blanc » explique cette exportation du modèle français. Le travail du blanc, le salariat est censé être moins pénible que le « travail du Noir ». 48 Cela est dû à la distinction faite entre le « travail du Noir » (qui renvoie dans le cadre du salariat aux tâches physiques), et le « travail du Blanc » exempt de pénibilité (il s'agit des emplois de bureau, qui sont censés être exempts de pénibilité et sont bien rémunérés). Il serait d'ailleurs intéressant d'analyser les textes des chansons qui ont été composées au moment de l'Indépendance et qui confortent du reste cette analyse. 49 Voir, Sayag, A., Essai sur le besoin créateur de droit, L.G.D.J., Paris, 1969, P. 47 et s.

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En 1960, 10% seulement de la population était salariée50 ; il apparaît donc clairement que la création d’une législation portant sur les relations professionnelles ne répondait pas à une exigence fortement présente dans le pays. Cette situation peut s’expliquer par le fait que l’Indépendance a souvent été vécue comme une fin en soi par certains. En effet, il semble que pour les masses, la lutte sociale se confondait avec la présence du colon. De plus, contrairement à ce qu’il a été donné d’observer ailleurs (en Afrique de l’Ouest par exemple), les syndicats ne sont pas un acteur particulièrement important ici. Ils vont plutôt se confondre avec les partis politiques, ce qui participe peut être de cette tendance que l’on relève dans les années 1960, et qui fait de la conquête du pouvoir politique la seule finalité pour toute organisation. L’État va donc se présenter comme le seul initiateur des évolutions en droit du travail, ce qui va se vérifier encore en 1978 avec l’adoption d’un nouveau Code du travail.

B - Le Code de 1978 ou l’illustration d’une curieuse « gabonisation »51 du droit

Si l’on s’en tient aux déclarations de M. Léon Mba dans les années 1960,

le Gabon devait d’abord s’inspirer (ou plutôt reprendre) des législations françaises pour progressivement, adopter des textes « véritablement gabonais ». La période comprise entre 1970 et 1980 semble illustrer parfaitement le propos du premier président gabonais puisque, après avoir repris les textes français dans un premier temps, le Gabon va se doter d’un certain nombre de Codes52. Toutefois, ces textes, s’ils marquent une rupture avec l’ordre juridique colonial, s’inscrivent paradoxalement dans le sens d’un alignement sur le droit positif français. 1 – « Gabonisation » des textes et rupture avec l’ordre juridique colonial

Avant les années 1960, les élites africaines disaient que le départ du

colonisateur mettrait un terme à tous les problèmes ; or, dix ans après, ce sont ces élites qui sont au pouvoir et rien n’a véritablement changé. Ce qui est vécu comme un échec sera alors attribué à l’imitation des modèles extra-

50 Ganiage, J., Deschamps, H. et Guitard, O., op. cit., p. 445. 51 Il s'agit du « Fait de rendre gabonais, en particulier en remplaçant le personnel étranger par du personnel gabonais ». Cf. http://www.unice.fr/ILF-CNRS/ofcaf/14/G14.html. 52 Code civil en 1972, Code de la sécurité sociale en 1975 et Code du travail en 1978.

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africains. Comme pour conjurer ce mauvais sort, des notions comme « le retour aux sources » ou « l’authenticité » font leur apparition dans la rhétorique déjà bien fournie des dirigeants africains53.

Le Gabon n’échappe pas à ce que l’on peut appeler la vogue de l’époque, et le célèbre « Gabon d’abord », cher à Léon Mba, est plus que jamais d’actualité. Le concept de « gabonisation » va du reste devenir la nouvelle référence suprême. Les illustrations en seront nombreuses, mais deux volets vont particulièrement symboliser cette notion, à savoir d’une part la promotion des cadres gabonais et d’autre part l’adoption de législations présentées comme d’essence gabonaise.

Pour l’immense majorité de la population et pour la classe politique, la « gabonisation » doit d’abord correspondre à la promotion des nationaux aux postes de responsabilités. Depuis l’Indépendance, c’est chose faite pour l’administration, puisque progressivement ce sont désormais les Gabonais qui la dirigent, alors qu’il en va autrement dans le secteur privé. Le discours sur la « gabonisation » doit donc conduire les nationaux à prendre également le pouvoir dans les entreprises du secteur privé, l’idée dominante étant que les Gabonais sont désormais « les seuls maîtres de leur destin »54.

Toutefois, au-delà de ce premier aspect, c’est surtout le volet normatif qui

va nous intéresser. Il doit s’agir de promulguer selon la formule d’usage, « des textes pour des Gabonais faits par des Gabonais ». Quid de cette notion de textes gabonais, et quelle en sera la traduction ?

Pour atteindre l’objectif ainsi fixé, les autorités gabonaises estiment

nécessaire d’adapter l’enseignement à cette nouvelle donne. C’est ainsi qu’il est décidé d’organiser sur place la formation des élites, ce qui doit leur

53 C'est ainsi que le Congo-Kinshasa devient Zaïre, et que l'on débaptise toutes les villes ayant des noms européens. De même qu'au Zaïre, au Tchad et au Togo, il est interdit de porter des prénoms européens. 54 À partir des années 1970, la promotion des cadres nationaux symbolisera cette politique de gabonisation. On peut ainsi signaler à titre anecdotique la ferveur avec laquelle est salué le 7 décembre 1971, le fait que pour la première fois un Gabonais, M. Jean Rémy Ayounet, soit porté à la tête de la Chambre de commerce. On peut également noter qu'à partir des années 1970, des gabonais vont souvent occuper les postes de directeur adjoint des grandes entreprises du secteur minier et pétrolier.

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permettre d’être au contact de ce que l’on appelle « les réalités locales »55. Toutefois, il faut reconnaître que ce n’est pas l’ouverture de la première université du Gabon en 1970 qui permettra de réaliser cette « gabonisation » des textes. Ce sont en effet des cadres formés souvent en occident et notamment en France qui vont initier ces réformes. Peut-on dès lors évoquer une réelle rupture ?

Sous un angle purement formel, il y a bien des changements. La loi du 29

juillet 1972 permet ainsi au Gabon de disposer de son premier Code civil, même si la deuxième partie, touchant aux obligations renvoie toujours à l’application du droit français d’avant 1972. Ce texte rompt avec l’ersatz de droit français que l’on appliquait jusque là56. Trois années plus tard, en 1975, le Gabon se dote également d’un Code de la sécurité sociale, alors qu’auparavant, il n’existait que des législations éparses en matière de protection sociale. Enfin, la loi du 1er juin 1978 va instituer un Code du travail présenté comme un texte correspondant aux besoins de l’époque57.

Cette impression de rupture doit être mesurée à l’aune du contexte

général gabonais. Il semble en effet que le fameux précepte « Faites-moi de la bonne économie et je vous ferai de la bonne politique », soit devenu le seul impératif à respecter pour se développer. La rupture avec l’ordre ancien va surtout concerner les droits fondamentaux. La première illustration est offerte par le pluralisme syndical qui est ignoré par le Code de 1978. Alors que le Code de 1952 le reconnaît dans les articles 12 et suivants, la législation de 1978 prévoit expressément, aux articles 173 et 174, un monopole syndical58 au profit de la seule COSYGA59. Cette situation est 55 Cf. Discours du 31 août 1970, lors de l'ouverture du premier congrès ordinaire du P.D.G., in La Voix du Gabon, op. cit., où M. Omar Bongo, s'agissant de l'ouverture de l'Université Nationale du Gabon, parle « (…) d'une université qui doit former des jeunes Gabonais imprégnés d'idées gabonaises ». 56 C’était en effet un droit métropolitain qui subissait des aménagements en fonction des particularismes culturels locaux. On peut citer en exemple la tolérance de la polygamie qui était pourtant interdite en Métropole. 57 Au lendemain de la guerre du Kippour, le Gabon, pays producteur de pétrole, va bénéficier de l'envolée des cours de cette matière première, ce qui permettra le lancement de nombreux chantiers. À cette période, la certitude que le pays se développe rapidement est acquise pour le plus grand nombre, et il faut donc adapter la législation à cet objectif. 58 Article 174 du Code du travail de 1978 : « Pour être légalement constitué tout syndicat professionnel de travailleurs ou d'employeurs existant ou venant à exister sur le territoire de la République gabonaise doit être obligatoirement affilié à la Centrale syndicale unique des travailleurs ou à la Centrale syndicale patronale ».

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elle-même liée à l’avènement du parti unique au Gabon depuis le 12 mars 1968. C’est ainsi qu’au parti unique va correspondre désormais un syndicat unique avec la création de la COSYGA le 4 octobre 196960.

L’autre illustration va concerner la liberté syndicale, qui, elle aussi, est

ignorée par nombre de dispositions qui suivront le Code de 1978. Une fois de plus, on assiste à une contradiction entre les différents textes en vigueur. Le Code du travail prévoit en effet à l’article 173 alinéa 2 que « Tout travailleur ou employeur peut adhérer librement à un syndicat de son choix dans le cadre de sa profession ou de sa région », mais les articles 174 et 175 précités, et surtout la loi n° 13/80 du 2 juin 1980 portant création d’une taxe de solidarité syndicale au profit de la COSYGA, vont limiter cette liberté. Qu’il soit ou non syndiqué, tout salarié gabonais est donc tenu d’acquitter cette contribution61.

De même, à cause de l’obsession du développement économique qui est toujours très présente, le droit de grève est sévèrement encadré. Certes, dans l’absolu, il ne s’agit pas d’une rupture avec le Code de 195262. Les articles 209 et suivants de ce dernier prévoyaient en effet une phase de conciliation qui finissait par rendre extrêmement difficile le déclenchement d’une grève63. Le Code du travail gabonais reprend la même rédaction dans les articles 238 à 24964 contenus au chapitre II d’un Titre 7 portant sur les

59 Confédération Syndicale Gabonaise. 60 Par la suite, la COSYGA va devenir un organisme spécialisé du Parti Démocratique Gabonais. 61 Il en ira de même de la contribution instituée au profit du parti unique qui était sensée représenter tous les Gabonais. 62 N'oublions pas en effet tous les débats parlementaires qui avaient précédé l'adoption du chapitre II du Titre 5 sur les différends de travail. Cf. Huguet, P., Code du travail des territoires d'outre-mer, texte et commentaire, Librairie du Recueil Sirey, 1953. 63 Le secrétaire d'État à la France d'outre mer M. Aujoulat déclare : « Il ne s'agit pas de faire échec au droit de grève. Il s'agit de faire l'économie d'un conflit épuisant tous les moyens de conciliation ». Cf. séance du 4 février 1952, J. off. Déb. Parl. p. 389, col. 2. 64 Art. 249 Code du travail gabonais : « Sont interdits tout lock-out ou toute grève avant épuisement des procédures fixées par la présente loi ou en violation de la décision du conseil supérieur d'arbitrage. Le lock-out ou la grève engagée en contravention des dispositions du présent Code peut entraîner (…) ». À rapprocher avec l'art. 218 CTTOM : « Sont interdits tout lock-out ou toute grève déclenchés avant épuisement des procédures de conciliation et de recommandation ou en violation des dispositions d'un accord de conciliation ou d'une recommandation ayant acquis force exécutoire. Le lock-out ou la grève engagé en

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conflits de travail. Toutefois, alors qu’au moment du vote de la loi de 1952, il y avait un consensus pour considérer que les dispositions relatives au droit de grève étaient imparfaites et qu’il fallait les faire évoluer65, au Gabon au contraire, on considère que le droit de grève ne peut être que purement formel. On relève en effet constamment, dans un certain nombre de déclarations de hauts responsables gabonais que « les grèves font perdre du temps au pays ». De ce fait, jusque dans les années 1990, elles seront considérées « hors la loi » au Gabon.

La place que tient la loi dans ce droit gabonais du travail mérite qu’on s’y arrête quelque peu. Les pouvoirs publics donnent en effet l’impression que la production du droit se résume à la promulgation des lois. De ce fait, on remarque que les textes qui sont votés ont du mal à être appliqués. Il ne s’agit nullement, contrairement à ce qui est souvent dit, d’une résistance des populations, mais plutôt d’une impossibilité juridique de les appliquer. La loi a en effet vocation à régir nombre de situations, mais elle ne peut pas recevoir d’application si elle n’est pas suivie de décrets. Or, s’il est vrai que le Gabon dispose d’une législation souvent présentée par ses thuriféraires comme parfaite, il faut reconnaître que le droit gabonais brille manifestement par son caractère incomplet du fait de cette absence de textes d’application. Cela est du reste valable aussi bien en 1978 que par la suite.

Pour autant, s’agit-il d’une véritable rupture en tant que telle ? Malgré la

permanence du discours et son ampleur, il est difficile de voir là des signes d’une vraie rupture quoique puissent en penser les tenants de la « gabonisation » des textes. Celle-ci se résume finalement à un moyen commode de reprendre des législations françaises en procédant quand même à quelques adaptations liées à la situation politique du pays. 2 – « Gabonisation » des textes et fidélité au modèle français

Le sentiment que la rupture dont il est question s’agissant de la législation de 1978 n’est qu’une impression, se trouve assez rapidement confirmé

contravention des dispositions de la présente loi peut entraîner par sentence de la cour supérieure d'arbitrage (…) ». 65 M. Aujoulat avait d'ailleurs pris l'engagement de déposer au premier trimestre 1953 un nouveau texte qui donnerait satisfaction à l'ensemble du Parlement. Cf. séance 22 novembre 1952, J. off. Déb. Parl., p. 5541, col. 2.

Droit du travail gabonais : modèles et transferts de normes

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 217

lorsque l’on compare ce Code avec celui de 1952. Il apparaît en effet qu’aussi bien sur la forme que sur le fond, le législateur gabonais n’a nullement fait preuve d’une grande innovation66. De plus, alors qu’il est largement question dans le discours officiel de s’inspirer des réalités gabonaises, il ne semble pas que le Code de 1978 ait particulièrement pris en compte ces dernières.

Toutefois, il ne faudrait pas ramener notre appréciation de la rupture uniquement au regard du Code de 1952, puisque c’est le modèle français dans son ensemble qui doit être envisagé. De ce point de vue, il y a une fidélité plus que formelle au modèle de 1952. Elle se traduit - comme d’ailleurs pour la plupart des législateurs d’Afrique francophone - par la reprise à l’identique de l’architecture de ce Code dont la classification linéaire était la suivante :

- Titre 1. Dispositions générales - Titre 2. Syndicats professionnels - Titre 3. Contrat de travail - Titre 4. Salaires - Titre 5. Conditions de travail - Titre 6. Hygiène et sécurité ; service médical - Titre 7. Organismes et moyens d’exécution - Titre 8. Différends du travail - Titre 9. Pénalités - Titre 10. Dispositions transitoires.

Le Code gabonais est, lui, présenté dans cet ordre :

- Titre 1. Dispositions générales - Titre 2. Du contrat de travail - Titre 3. Des conditions générales de travail - Titre 4. Hygiène, sécurité et médecine du travail - Titre 5. Des organismes et moyens d’exécution - Titre 6. Des organismes professionnels - Titre 7. Des différends du travail

66 Les législateurs de la plupart des pays d'Afrique francophone auront la même démarche. Lemesle, R., op. cit., p. 46-47.

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Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 218

- Titre 8. Des pénalités - Titre 9. Dispositions transitoires Certes, on peut relever que parfois, le législateur gabonais fait montre de

quelques audaces. C’est ainsi que le Code de 1978 ne contient pas un titre sur les salaires. Pour autant, s’agit-il de la marque d’une rupture ? La réponse est sans ambages négative. Les salaires correspondent en effet au chapitre 1er intégré dans le Titre III « Des conditions générales de travail ». Au delà de cette architecture générale, on retrouve également des similitudes entre le Code gabonais et celui de 1952 dans la rédaction des différentes dispositions, et les illustrations sont nombreuses à cet égard67.

L’impression de fidélité au modèle antérieur se confirme également par la

sacralisation de la loi comme seule créatrice de normes. Certes, le Chapitre IV du Titre II du Code de 1978 porte sur « la convention et des accords collectifs », mais dans les faits, il ne s’agit que de dispositions formelles. Au delà de cette place importante prise par le droit français, quelle influence peuvent avoir des normes internationales et notamment celles qui sont issues de l’OIT ?

Il serait difficile de parler ici d’un droit inspiré par l’OIT. Cet organisme

ne commencera à jouer un rôle vraiment important qu’à partir des années 1990. Lorsque l’on s’intéresse aux conventions ratifiées par le Gabon, on s’aperçoit, d’une part, que leur nombre n’est pas important, et que d’autre part, la plupart d’entre elles ont été ratifiées au lendemain immédiat de l'Indépendance68.

67 Pour ce qui est des relations individuelles de travail, la définition du travailleur donnée à l'article 1er du Code de 1952 est celle qui a été reprise par le Code gabonais : « (…) Est considéré comme travailleur au sens de la présente loi (Code dans la rédaction gabonaise), quels que soient son sexe et sa nationalité, toute personne qui s'est engagée à mettre son activité professionnelle, moyennant rémunération, sous la direction et l'autorité d'une autre personne, physique ou morale, publique ou privée. Pour la détermination de la qualité de travailleur, il ne sera tenu compte ni du statut juridique d'employeur, ni de celui d'employé (…) Les personnes nommées dans un emploi permanent d'un cadre d'une administration ne sont pas soumises aux dispositions de la présente loi ». Pour les relations collectives, il en va de même du Titre VI sur les organismes professionnels qui reprend la rédaction du Titre II du Code de 1952. 68 Parmi les trente-cinq conventions ratifiées par le Gabon, vingt-cinq l'ont été entre 1960 et 1961, et deux en 1968.

Droit du travail gabonais : modèles et transferts de normes

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II - Des exigences de la démocratie à celles de la mondialisation

La situation du Gabon va sensiblement changer à partir de 1985, il y a à cela deux explications : d’une part, les difficultés financières liées à la chute des cours du pétrole - principale richesse du pays - vont entraîner l’instauration d’une politique de rigueur, et d’autre part, une agitation sociale commencée en 1989 et dont le summum sera atteint en février 1990 conduira à la convocation d’une conférence nationale au mois de mars suivant, qui décidera du retour au pluralisme politique et syndical. Dans les faits, il faudra distinguer deux périodes : la décennie 1990 qui marquera l’avènement d’un nouveau Code du travail plus adapté aux évolutions sociales et politiques, et les années 2000 inaugurant peut-être une nouvelle phase avec notamment l’expérimentation d’un modèle inconnu jusque là. A - L’adaptation du Code du travail à la nouvelle donne sociale

La nouvelle Constitution promulguée par la loi n° 3/91 en vigueur depuis

le 26 janvier 1991 consacre les libertés individuelles. L’article 13 du Titre préliminaire de cette constitution dispose que le droit de former des associations, des partis ou des formations politiques, des syndicats, des sociétés et des établissements d’intérêt social ainsi que des communautés religieuses, est garanti à tous, dans les conditions fixées par la loi. Cette consécration des libertés individuelles a pour corollaire, sur le plan social, l’abolition de tout monopole syndical, c’est-à-dire l’avènement d’une liberté syndicale véritable et intégrale. Ce climat nouveau permet d’ailleurs la création de nombreux syndicats et associations.

La situation ainsi créée rend caduques de nombreuses dispositions du

Code de 1978. C’est ainsi que les règles relatives au monopole syndical de la COSYGA deviennent inopérantes dans ce contexte. Le Bureau International du Travail ne manque pas de rappeler au Gabon que son Code du travail (articles 173 et 174 instituant le monopole syndical) est en contradiction avec la convention n° 87, pourtant ratifiée en 196069. Il faudra néanmoins attendre la loi n° 3/94 du 21 novembre 1994 pour que le Code du travail se mette en conformité avec la nouvelle donne sociale.

69 RCCIT: Examen individuel du cas concernant la convention n° 87, Liberté syndicale et protection du droit syndical, 1948 Gabon (ratification : 1960) Publication : 1991. On peut d'ailleurs s'étonner que le B.I.T. ait attendu 1990 pour rappeler cela au Gabon.

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Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 220

La question qui mérite une fois de plus d’être posée ici est celle du modèle. Eu égard au contexte qui vient d’être décrit, on aurait pu croire à une véritable rupture avec le modèle français. Cette impression est encore renforcée par le fait que l’adoption du Code du travail ait été précédée d’une véritable concertation avec les différentes organisations professionnelles70. Pourtant, dans les grandes lignes il ne semble pas que le Code de 1994 marque une rupture quelconque avec le modèle dominant depuis l'Indépendance. Certes, on est une fois de plus en présence de la difficulté qui a été maintes fois soulignée ici de déterminer le modèle dont il est question. Il ne peut en effet être ramené uniquement au Code de 1952, mais il doit s’agir de considérer le droit français dans sa globalité (aussi bien celui en vigueur en Outre-mer que celui qui s’applique en Métropole).

Alors que dans la plupart des pays africains il est question de politiques

d’ajustement structurel et du rôle que les recommandations (quand il n’est pas question tout simplement des injonctions) des institutions de Bretton Woods vont jouer dans la mise en place de nouveaux Codes du travail, au Gabon, le changement n’est pas visiblement à l’ordre du jour71. S’agit-il d’une volonté délibérée de reprendre le modèle français ?

La réponse est à maints égards complexe. Tout d’abord comme on l’a vu

au début des années 1960, la France est toujours le modèle à suivre. De ce fait, le législateur gabonais continue à s’inspirer des règles adoptées dans ce pays. Mais, cette situation s’explique surtout par le recours systématique aux experts français, sollicités par le gouvernement gabonais dans la rédaction des projets de lois72. On observe ainsi que la législation gabonaise reprend quasiment dans leurs grandes lignes les textes adoptés en France.

Le Code de 1994 ne rompt pas définitivement avec celui de 1952

puisqu’il en reprend (comme celui de 1978) l’architecture générale, même

70 Il faut éviter de sacraliser cette concertation pour la simple raison que l'on est souvent en présence d'organisations professionnelles qui se comportent davantage comme des partis politiques que comme des garants d’intérêts professionnels. Cette observation renvoie d'ailleurs à une interrogation plus vaste sur le rôle des syndicats au Gabon. 71 Il faudrait s'interroger véritablement sur l'influence que le FMI et la Banque mondiale ont pu avoir dans la promulgation des Codes du travail dans de nombreux pays africains francophones. 72 Ce sont d'ailleurs les mêmes experts (souvent des professeurs d'université) que l'on retrouve dans la plupart des pays africains, cela explique les similitudes entre les textes.

Droit du travail gabonais : modèles et transferts de normes

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s’il ne contient plus que huit titres73. De même dans la rédaction de différentes dispositions, on retrouve encore l’influence du C.T.T.O.M.74. On observe également, du fait du pluralisme syndical en vigueur depuis 1990, une reprise des articles du Code de 1952 en matière de liberté syndicale notamment75.

Au-delà de cette influence déjà présente en 1978, on note aussi une

inspiration qui trouve directement sa source dans le droit français contemporain. On peut, d’ailleurs, avoir parfois le sentiment que les débats du droit français sont transposés au Gabon avec quelques années de retard76. C’est ainsi que ce code de 1994 reprend par exemple la législation française d’avant 1986 s’agissant du droit du licenciement77. Alors que dans le Code de 1978, il n’était question que d’une information de l’inspecteur du travail78, le nouvel article 56 prévoit expressément que : « Tout licenciement individuel ou collectif fondé sur un motif d’ordre économique est subordonné à une autorisation de l’inspecteur du travail, même en cas de règlement judiciaire ou de liquidation des biens ». On relève enfin un grand souci de précision dans le nouveau Code qui correspond à ce que l’on retrouve dans la législation française en cas de résiliation du contrat de travail.

Paradoxalement, la situation de 1990 conduit à une revendication en

faveur d’un droit du travail plus protecteur, et par un mouvement tout à fait compréhensible, c’est le modèle français que l’on cherche absolument à imiter puisqu’il est considéré comme le plus protecteur. De ce fait, plus qu’une référence à 1952, ce sera surtout le droit positif français qui constituera l’exemple à suivre. Il convient d’ailleurs de noter que les

73 Les pénalités qui disposaient d'un titre dans le Code précédent se retrouvent désormais dans le Chapitre IX du Titre III « Des conditions générales de travail ». 74 L'article 1er ne varie pas, et on note même que l'article 4 du Code de 1994 sur l'interdiction du travail forcé est la reprise de l'article 2 de 1952. 75 Les articles 269, 270 et 271 sont la copie conforme des articles 3 à 6 du Code de 1952. 76 Il s'agit parfois d'organiser la survie d'une disposition qui a été abrogée en France et que l'expert jugeait excellente. 77 Ce qui permet soit dit en passant de contredire la théorie de l'influence excessive des institutions de Bretton Woods. 78 Cf. art. 46 al. 2 : « Deux semaines avant la notification du préavis, l'employeur doit informer par écrit l'inspecteur du travail, les délégués du personnel et les membres du Comité permanent de concertation économique et sociale, des mesures de licenciement qu'il a l'intention de prendre ».

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organisations, aussi bien de travailleurs que d’employeurs, s’aligneront sur les grandes tendances observées en France. Le législateur ne sera pas en reste, et la modification du Code du travail intervenue en 2000 avec la loi n° 12/2000 en est la dernière illustration en date. On peut le voir notamment avec le rajout à l’article 56 de l’interdiction de procéder à un nouveau licenciement pendant les six mois qui suivent un licenciement économique79.

La place accordée à la loi illustre également la fidélité au modèle

français. Celle-ci est en effet envisagée, y compris par les partenaires sociaux, comme le seul outil pour produire du droit. Toutefois, comme cela a déjà été souligné dans ce domaine, la fidélité n’est pas complète puisque les textes d’application prévus par le Code ne sont jamais publiés80.

Notons enfin que malgré cette nouvelle donne sociale, s’il est une chose

qui prouve de manière éclatante la persistance du modèle français, c’est la place importante réservée à l’écrit. Dans une société dominée par l’oral, on constate que le législateur a accordé l’exclusivité à l’écrit, devenu seul mode d’expression. Or, lorsque l’on observe la réalité gabonaise on s’aperçoit bien que l'écrit reste encore un moyen tout à fait marginal et que la confiance qui lui est accordée est assez relative81. B - Les années 2000 et le choix de nouvelles orientations

Neuf ans après la promulgation du Code de 1994, les partenaires sociaux

d’une part et le gouvernement d’autre part vont conclure un « Accord portant trêve sociale en République gabonaise ». Certes, en 2000, il y a eu une légère 79 « (…) Toutefois, lorsqu'une entreprise procède à un licenciement collectif pour un motif d'ordre économique de plus de dix (10) salariés, cette entreprise ne peut y procéder à nouveau avant l'expiration d'un délai de six (6) mois ». 80 Cela ne manquera pas de soulever des difficultés en matière de relations collectives puisque la représentativité des syndicats doit être réglée depuis plus de dix ans maintenant par des décrets d'application. Il en va de même pour la mise à jour de nombreuses conventions collectives, ce qui conduit d'ailleurs à rendre illégale la présence des délégués syndicaux dans de nombreuses entreprises à l'heure actuelle. Cf. B.I.T. Plainte contre le gouvernement du Gabon présentée par la Fédération libre des industries et transformations (FLIT-CGSL) Rapport n°. 328, Cas n°s. 2128. 81 On peut tout de même saluer le fait que le mimétisme n'ait pas conduit à prévoir des lettres recommandées avec accusé de réception dans la procédure de licenciement. Cf. art. 53 : « L'employeur qui décide de licencier doit notifier le licenciement au salarié par lettre remise en main propre ; cette lettre ne peut être remise avant le cinquième jour suivant celui de l'entretien et elle doit indiquer expressément le ou les motifs du licenciement ».

Droit du travail gabonais : modèles et transferts de normes

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 223

modification du Code du travail qui a renforcé la tendance déjà observée en 1994 d’une protection accrue des droits des salariés82, mais l’accord passé le 26 septembre 2003 semble ouvrir une ère nouvelle dans la construction d’un droit du travail au Gabon, à moins qu’il ne s’agisse une fois de plus de réveiller cette vieille tentation de considérer que le droit du travail doit être à la remorque des objectifs économiques.

L’« accord portant trêve sociale en République gabonaise » intervient

dans un contexte marqué par d’importantes difficultés économiques depuis 1998, sous le double effet du recul de la production pétrolière et de la faiblesse des cours de cette matière première d’une part, et de la baisse des exportations de bois d’autre part. De plus, les autorités gabonaises cherchent depuis la même période à signer un accord avec le FMI pour pouvoir bénéficier de crédits. Quelle est la place que le droit du travail va occuper dans ce contexte et qu’en sera-t-il du débat sur l’exportation du modèle français ?

Une fois de plus, il semble que l’on soit en présence d’une situation déjà

décrite par le passé. Le droit du travail n’est certes pas considéré comme une donnée majeure, il s’agit surtout pour les autorités de créer un climat susceptible d’attirer les investisseurs étrangers83. C’est ainsi que l’une des mesures phares de cet accord sera la renonciation à tout conflit social pendant une période de trois ans84. Cet engagement est d’autant plus curieux qu’alors même que le droit de grève est garanti par le Code du travail, les salariés vont y renoncer pour des raisons liées aux « intérêts supérieurs de la Nation ».

82 Loi n° 12/2000 du 12 octobre 2000. 83 Cet extrait du quotidien gouvernemental L'Union Plus illustre parfaitement ce propos : « Les pays qui souffrent de graves problèmes d'ordre structurel et sont, par conséquent, susceptibles de collaborer avec le FMI pendant une longue période doivent s’employer à forger un consensus national afin de favoriser une véritable prise en charge du Programme par les populations. C’est certainement ce consensus que le chef de l’État recherche en invitant gouvernement, syndicat et patronat à examiner en commun la mise en œuvre d’une trêve sociale. D’ailleurs, Paul Toungui a été plus direct : « Notre dossier est sur la table du FMI (…) Il va être examiné d’ici le mois d’octobre par le conseil d’administration de cette institution. C’est davantage cet enjeu capital qui exige la trêve sociale attendue ». Cf. Ndemezo’O Essono, « Promouvoir la stabilité et la croissance », L'Union Plus du 25/08/2003. 84 Cf. Art. 1er de l’Accord du 23 septembre 2003 : « Au sens du présent accord, la Trêve sociale s’entend comme la suspension négociée pendant un délai déterminé d’accord parties de tout conflit social ».

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Au-delà de ces réserves, l’on ne peut nier le fait que ce texte fasse entrer le droit du travail gabonais dans une nouvelle ère. Étaient en effet parties à l’accord du 26 septembre 2003, non seulement le gouvernement, mais également les organisations représentatives d’employeurs et de salariés. C’est ainsi que pour la première fois dans l’histoire de ce pays, le législateur est écarté de la création des normes de droit du travail85. L’idée mise en avant ici est que la règle de droit sera d’autant plus facilement acceptée et respectée qu’elle aura été produite par ses principaux destinataires. De plus, comme nous l’avons déjà vu, la voie législative n’est pas forcément celle qui tient le mieux compte des aspirations des populations. Ce choix prouve également la difficulté à traiter la question du transfert d’un modèle. Ne sommes-nous pas là entrain d’assister à la naissance d’un modèle véritablement gabonais de création de droit ? On peut en effet considérer que le droit qui voit naissance dans le cadre de cette concertation est plus en phase avec les aspirations de ses destinataires. Toutefois, il semble que l’on se situe ici dans l’ordre du ponctuel. De plus, cette démarche s’avère plus stratégique que normative. En effet, si les autorités avaient voulu inscrire ce nouveau procédé dans la durée, il eut été aisé de rédiger une loi à cet effet.

Ce nouveau mode de production du droit, malgré son originalité, pose donc la question de sa conformité à la législation en vigueur. Quelle est la nature juridique de l’accord du 26 septembre ? S’agit-il d’une convention collective ? Dans ce cas, il apparaît que les dispositions de l’article 119 du Code du travail n’ont pas été respectées86. Certaines organisations syndicales ont en effet contesté la représentativité de nombreux groupements participant aux négociations qui allaient aboutir à la conclusion de l’accord87. Au final, on assiste à la confirmation d’une pratique courante au Gabon, à savoir choisir la solution la plus pragmatique au risque de violer la loi (ce qui en dit d’ailleurs long sur sa valeur obligatoire, et ce qui peut être considéré comme

85 Des précédents célèbres existent sur le plan politique puisque aussi bien pour la Conférence nationale de 1990 que pour les Accords de Paris entre la majorité présidentielle et l’opposition, on avait ignoré le Parlement. 86 Art. 119 : « La convention collective du travail est un accord écrit, relatif aux conditions de travail et aux garanties sociales conclues entre, d'une part, les représentants d'un ou plusieurs syndicats ou groupements professionnels de travailleurs les plus représentatifs et, d'autre part, une ou plusieurs organisations syndicales d'employeurs et un ou plusieurs employeurs pris individuellement ». 87 Ndembet, L.J., « La concertation entre le gouvernement et les partenaires sociaux révèle au grand jour la crise inter-syndicale », L'Union Plus du 12/09/2003.

Droit du travail gabonais : modèles et transferts de normes

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 225

une prise de distance par rapport au modèle français). C’est ainsi que sur l’initiative du Premier ministre gabonais, il avait été décidé de laisser participer aux négociations le plus grand nombre d’organisations88. De ce fait, on ne peut qu’être assez réservé sur un mode de production des normes qui poserait comme postulat le viol de la loi.

Deux ans après la signature de cet accord peut-on vraiment dire que la

situation du Gabon ait changé et que l’on soit en présence d’un nouveau modèle ? Certes, ces lignes n’ont pas pour objet de s’arrêter sur la question de l’effectivité du droit, mais l’on peut légitimement se demander si dès le départ, il ne s’agissait pas d’un marché de dupes. Cette impression est d’ailleurs confirmée par les nombreuses menaces de conflits apparues par la suite, aux motifs que le gouvernement ne tenait pas ses engagements89.

Au risque de surprendre, il semble que malgré cette trêve sociale, on ne

s’éloigne pas tellement du modèle français. Ce n’est pas, en effet, parce que la concertation va être choisie dans le cadre de cet Accord portant trêve sociale que l’on va pour cela s’éloigner totalement du modèle français. Il semble tout au contraire que les partenaires sociaux rejouent sous l’Équateur des partitions hexagonales90. C’est ainsi que l’on a assisté à une réappropriation du concept de « refondation sociale » formulée en 1999 par le MEDEF qui devait conduire à la production des normes par les partenaires sociaux.

En conclusion, on peut craindre malheureusement que l’accord du 26

septembre 2003 ne soit qu’un phénomène isolé. Contrairement à ce que l’on aurait pu penser, le ministère en charge du travail n’a pas repris à son compte

88 On peut citer les propos suivants : « Laissons s'agiter dans la rue ceux qui s'agitent, ces négationnistes invétérés (….). Nous sommes ici pour rechercher la trêve sociale avec ceux qui la veulent, ceux qui ne la veulent pas sortent ». Cf. L'Union Plus du 12/09/2003. 89 Les menaces les plus connues sont celles de l'Organisation nationale des employés du pétrole (ONEP) qui avait déposé des préavis de grève à la suite de la décision du gouvernement d'augmenter la TVA ce qui était en contradiction avec l'article 11 de l'Accord portant trêve sociale. De même la création récente d'une taxe aéroportuaire pourrait susciter les mêmes réactions. Dans une autre perspective, la renonciation au droit de grève devait avoir pour contrepartie l'interdiction des licenciements économiques, ce qui est difficilement réalisable dans le contexte d'une économie libérale. 90 Si l’on pouvait se le permettre on parlerait même ici d’une mondialisation des revendications.

Augustin Emane

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 226

cette méthode pour faire évoluer le droit du travail gabonais. La situation ainsi créée par cet accord prouve, s’il en est besoin, que l’on est là plutôt dans le prolongement de ce mouvement observé depuis l’Indépendance, qui est de considérer que le développement économique est la priorité première. De ce fait, le droit du travail n’est pas un champ autonome mais plutôt un instrument au service de cet objectif. Dans ce contexte la question du modèle n’est pas d’un grand intérêt puisque l’efficacité économique prime sur tout le reste. On notera ainsi que la reprise du modèle français n’aboutit pas inévitablement à l’application du droit français au Gabon. Dans le droit du travail qui a vu le jour au Gabon depuis l’Indépendance, il y a certes l’empreinte française que personne ne peut nier, mais on y relève également, et ce mouvement va en s’accentuant, une influence nationale de plus en plus grande.

ACTUALITÉS JURIDIQUES INTERNATIONALES

 

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 229

ALGERIE

L’actualité juridique en droit social est marquée essentiellement par l’intervention du législateur sur un sujet qui intéresse le droit de l’emploi. Cette intervention mérite d’autant plus d’être relevée qu’elle concerne un aspect de ce droit auquel aucun intérêt n’a été porté depuis une réglementation adoptée en 1963. Il s’agit de l’entremise entre l’offre et la demande d’emploi.

En rendant compte de l’actualité juridique 2003-2004 dans ce Bulletin

(année 2004, p.229), nous avions relevé que la question du placement et du recrutement de la main-d’œuvre par intermédiaire avait été portée au devant de l’actualité sociale par des manifestations de jeunes chômeurs. Le Gouvernement avait alors réagi en adoptant sur le sujet quelques mesures transitoires, en attendant que le Parlement se prononce sur un nouveau cadre légal relatif à l’intervention de l’État et de tiers privés sur le marché de l’emploi. Et c’est bien ce qui vient d’être fait avec une loi du 25 décembre 2004. Celle-ci a pour objet de définir les conditions de placement des travailleurs et de contrôle de l’emploi.

Le nouveau texte législatif réaffirme que l’activité de placement des

demandeurs d’emploi est un service public gratuit assuré principalement par l’Agence nationale de l’emploi (l’ANEM). Toutefois, il peut éventuellement être assuré aussi par les collectivités locales de base, c’est à dire les communes.

Mais l’intervention du législateur sur ce sujet a surtout pour objectif de

mettre fin aux pratiques illicites de fourniture de main-d’œuvre à but lucratif qui se sont développées au cours des dix dernières années, à la faveur des réformes libérales, en soumettant l’intervention des opérateurs privés à un encadrement légal, réglementaire et conventionnel.

C’est ainsi que, pour la première fois depuis les textes de 1963 qui

confèrent à un organisme d’État le monopole de l’activité de placement, des organismes privés sont admis à concourir également au service public de placement. L’acte de placement échappe désormais au monopole de l’ANEM.

Algérie

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La création et l’activité des organismes privés de placement doivent satisfaire à certaines conditions : être agréés par le Ministère chargé de l’emploi, établir des conventions avec l’ANEM et souscrire à un cahier des charges dont le contenu type sera déterminé par voie réglementaire. En conséquence, aucun opérateur privé (personne physique ou morale) ne peut à l’avenir procéder à la sélection et à la présentation de travailleurs à un employeur, en vue de leur placement, s’il ne remplit pas au préalable les conditions légalement déterminées.

Selon le nouveau texte, l’organisme privé n’est pas seulement une agence

d’aide au recrutement, agissant en qualité de mandataire de l’employeur pour l’assister dans le choix d’un candidat susceptible d’occuper l’emploi à pourvoir. C’est une véritable agence de placement, qui agit sous le contrôle de l’ANEM, au même titre que ses propres services déconcentrés. L’organisme privé de placement participe à l’enregistrement des demandes et des offres d’emploi, et agit au profit des deux parties, en mettant en relation les demandeurs d’emplois et les employeurs, afin qu’ils puissent conclure des contrats de travail.

Tout travailleur recherchant un emploi doit requérir son inscription

auprès de l’ANEM, de la Commune ou de l’organisme privé de placement. L’entreprise n’a pas le choix d’effectuer, elle-même, directement le

recrutement ou de faire appel à un intermédiaire. Contre toute attente, au regard des réformes libérales en cours, la loi réaffirme ainsi une règle, certes déjà établie par la réglementation depuis 1963, mais qui était tombée en désuétude. Ainsi, tout employeur est tenu d’abord de notifier tout emploi vacant à l’ANEM, la Commune ou l’organisme privé de placement. Le manquement à cette obligation constitue une infraction susceptible d'être relevée par l'Inspecteur du travail, et sanctionnée par une amende. L’employeur n’est libre de procéder au recrutement direct que lorsque dans un délai maximum, déterminé par la loi (20 jours), l’offre d’emploi notifiée à l’un des organismes de placement, légalement compétent, n’a pas été satisfaite.

La loi n’a pas précisé si l’employeur reste libre de refuser le candidat qui

lui est proposé. Mais comme le décret de 1963 qui établit cette règle n’a pas été abrogé, on peut valablement soutenir que l’employeur garde ce droit.

Algérie

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 231

Aucune disposition de la nouvelle loi n’est consacrée aux rapports entre l’organisme privé de placement et l’employeur qui a recours à ses services pour un recrutement.

Il est tout de même surprenant que le législateur ait opté pour une

solution qui laisse la liberté à tout demandeur d’emploi et à tout employeur de s’adresser indifféremment, pour une opération de placement, à des institutions étatiques ou à des organismes privés.

On notera que c’est la première fois qu’un texte officiel prévoit des

dispositions visant à protéger la confidentialité des informations recueillies concernant les demandeurs d’emploi. La divulgation d’informations personnelles, préjudiciables à la vie privée du candidat à l’emploi, est une infraction sanctionnée par une forte amende. On peut néanmoins regretter que le législateur n’ait pas saisi l’opportunité de cette nouvelle loi pour fixer des règles pour protéger la vie privée des candidats, en limitant la recherche d’informations les concernant.

Il importe enfin de relever que la loi qui vient d’être promulguée ne

répond pas à l’attente des employeurs concernant la législation du travail temporaire. En effet, le nouveau texte ne permet pas la création d’entreprises privées de fourniture de services de personnel temporaire, qui recrutent, gèrent et rémunèrent des travailleurs temporaires qu’elles détachent en mission temporaire auprès d’entreprises clientes.

Le droit de source légale relative au placement des travailleurs et au

contrôle de l’emploi est appelé à se développer et à se préciser avec un ensemble de dispositions réglementaires, annoncées par la loi du 25 décembre 2004, mais aussi avec les clauses des conventions qui seront conclues entre l’Agence nationale de l’emploi et les organismes privés de placement.

Mahammed Nasr-Eddine Koriche

Université d’Alger

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ALLEMAGNE

En 2005, l’actualité juridique en Allemagne a surtout été marquée par l’entrée en vigueur, le 1er janvier, de la quatrième loi relative à la modernisation des prestations de services au marché du travail.1 Comme les trois premières, elle s’inscrit dans ladite « Agenda 2010 » proclamée par le Chancelier social-démocrate Schroeder en mars 2003 et est fortement inspirée par le rapport de la Commission d’experts relative à la modernisation des prestations de services au marché du travail (dite « Commission Hartz »).2 Cette nouvelle loi s’inscrit ainsi dans la philosophie de « l’État social activant » (aktivierender Sozialstaat)3, selon laquelle les prestations de l’État et les efforts exigés par les personnes nécessiteuses doivent être dans un rapport synallagmatique, ce qui est illustré par le slogan « promouvoir et exiger » et le terme « workfare ». La majeure partie de la loi « Hartz IV » est consacrée à la création d’un nouveau deuxième livre du Code de la prévoyance sociale (Sozialgesetzbuch), et destinée à la protection de base des demandeurs d’emploi. Cette réforme a été adoptée par une grande majorité dans les deux chambres parlementaires qui incluait les chrétiens-démocrates et les libéraux. Comme les autres lois « Hartz », celle-ci a été vivement critiquée par la gauche au sein du parti social-démocrate et

1 Viertes Gesetz für moderne Dienstleistungen am Arbeitsmarkt, Bundesgesetzblatt [J.O. de la RFA] 2003, Partie I, p. 2954 et s. Le texte de la loi est disponible sur le site Internet du Ministère Fédéral du Travail et des Affaires Sociales : cf. www.hma.de (30 novembre 2005). Pour une analyse plus approfondie de la quatrième loi sur la modernisation des prestations sur le marché du travail v. Münder, J., « Das SGB II - Die Grundsicherung für Arbeitsuchende », in Neue Juristische Wochenschrift (NJW), 2004, p. 3209-3214 ; Faber, M., « Das neue SGB II - eine Lösung des Problems der Langzeitarbeitslosigkeit ? », in Neue Zeitschrift für Sozialrecht (NZS), 2005, p. 75-82 ; v. aussi Däubler, W., « Das Verbot der Ausgrenzung einzelner Bevölkerungsgruppen - Existenzminimum und Arbeitslosengeld II », in NZS, 2005, p. 225-231 ; Bieback, K.J., « Probleme des SGB II - Rechtliche Probleme des Konflikts zwischen Existenzsicherung und Integration in den ersten Arbeitsmarkt », in NZS, 2005, p. 337-343. 2 V. Bericht der Kommission für moderne Dienstleistungen am Arbeitsmarkt (2002) ; le rapport et un résumé en allemand ou en anglais peuvent être consultés sur le site Internet du ministère du travail : (http://www.bmwi.de/Navigation/Service/bestellservice,did=12168.html). À cause de ce lien étroit de la nouvelle loi avec le rapport de la Commission Hartz, on nomme les quatre lois relatives à la modernisation des prestations des services au marché du travail aussi « lois Hartz » et par conséquent la quatrième loi « Hartz IV ». 3 Ce concept est fortement inspiré par l’idée anglo-saxonne de l’« Enabling state » : v. notamment Anthony Giddens, « The third way ».

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par le Parti du socialisme démocratique (PDS) et a contribué à la fondation du Parti de gauche (Linkspartei) regroupant le PDS et l’Alternative électorale pour la justice sociale (WASG) ; ce dernier était formé par des anciens sociaux-démocrates profondément déçus de la politique sociale du gouvernement Schroeder. La réforme a donc un impact considérable sur le paysage politique en Allemagne. 1 - L’allocation de chômage II

Le premier pilier de la nouvelle loi est la fusion de l’ancienne assistance chômage (Arbeitslosenhilfe) et de l’assistance sociale (Sozialhilfe). La portée de cette réforme ne prend tout son sens que lorsque l’on considère la situation antérieure.

Jusqu’en 2004, un chômeur avait droit à une assistance chômage lorsque son droit à l’allocation de chômage (Arbeitslosengeld) était consommé ou qu’il ne remplissait pas la période d’attente de douze mois pour l’assurance-chômage (v. l’ancien § 190 SGB III). L’assistance chômage était versée par l’Agence fédérale du travail, à durée indéterminée, contrairement à l’allocation de chômage. Son montant était en principe fixé à 53 % de la dernière rémunération nette. En revanche, les chômeurs capables d’exercer une activité professionnelle et les personnes qui n’avaient pas droit à une allocation de chômage ou à une assistance chômage percevaient une assistance sociale prévue par l’ancienne loi fédérale relative à l’assistance sociale4. Contrairement à l’assistance chômage, l’assistance sociale était financée par les municipalités. Cette structure dualiste avait entraîné plusieurs problèmes. Par exemple, les personnes soumises au régime de l’assistance sociale n’avaient pas accès aux prestations d’insertion de l’Agence fédérale des prestations de formation professionnelle ; de plus, leur niveau de protection sociale était différent de celui des bénéficiaires de l’assistance chômage.

La loi « Hartz IV » uniformise les prestations pour les chômeurs capables d’exercer une activité professionnelle en fusionnant l’assistance chômage et l’assistance sociale dans une nouvelle protection de base (Grundsicherung) pour les demandeurs d’emploi, appelée « allocation de chômage II ». Ont droit à cette allocation, les personnes entre 15 et 65 ans, aptes à exercer une 4 Bundessozialhilfegesetz (BSHG).

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activité professionnelle et dont la situation nécessite une aide. Ce critère de nécessité peut causer des problèmes pratiques : d’après le § 9 al. 1 SGB II, est « nécessiteuse » toute personne qui n’est pas capable de pourvoir elle-même à ses moyens d’existence, en reprenant une activité professionnelle ou en vivant de sa fortune. En principe, tout travail peut équitablement être exigé d’un demandeur d’emploi, sauf dans quelques exceptions graves. En particulier, si les conditions de travail du poste proposé sont en dessous du niveau du dernier poste occupé ou si le lieu de travail est plus éloigné du domicile, cela ne suffit pas pour rendre inéquitable l’exigence de reprendre un emploi (§ 10 al. 3 SGB II). À titre d’incitation financière, les bénéficiaires de « l’allocation de chômage II » peuvent recevoir sous certaines conditions une subvention pour une durée maximale de 24 mois (§ 29 SGB II). Quant à la fortune du demandeur d’emploi, il est important de noter que ne sont pas prises en considération, entre autres, la propriété d’une maison ou d’un appartement adéquates, une voiture adéquate, ou une prévoyance retraite comme par exemple un contrat d’assurance-vie (§ 11 al. 3 SGB II).

Le § 20 al. 2 SGB II fixe le montant de « l’allocation régulière de chômage II » à 345 euros en Allemagne de l’Ouest et à 331 euros dans les nouveaux Länder. L’allocation doit couvrir l’alimentation, les vêtements, les soins du corps, le mobilier, les besoins de tous les jours et aussi - dans une juste mesure - la participation à la vie culturelle (§ 20 al. 1 SGB II) ; ne sont pas inclus, le loyer et les frais de chauffage (v. § 22 SGB II). Les critères de calcul du montant de « l’allocation du chômage II » n’ont pas été précisés. Dans les motifs de la loi, il est seulement fait référence à une évaluation approximative des revenus et de la consommation, effectuée par le Bureau fédéral de la statistique en 1998. Certains auteurs mettent déjà en question la constitutionnalité du § 20 al. 2 SGB II, ils estiment en effet que le montant prévu par la nouvelle règle légale mènerait à l’exclusion des bénéficiaires de la protection de base, incompatible avec la dignité humaine protégée par l’art. 1 al. 1 de la Constitution et avec les principes constitutionnels de l’État social (art. 20 al. 1 de la Constitution).5 Par ailleurs, la loi définit certains besoins extraordinaires. C’est notamment le cas pour les femmes enceintes, les enfants vivant sous le même toit ou les personnes handicapées (§ 21 SGB II). 5 Voir notamment Däubler, NZS, 2005, p. 225 et s. ; Bieback, NZS, 2005, p. 337 et s.

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Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 235

La question du financement de la nouvelle « allocation de chômage II » fut l’une des plus débattues pendant la procédure législative. L’ancienne assistance chômage était financée par l’Agence fédérale du travail, tandis que l’ancienne assistance sociale était financée par les municipalités. Ces dernières, dont la plupart se trouvent dans une situation budgétaire assez précaire, craignaient que l’État fédéral ne mette à leur charge les coûts de « l’allocation de chômage II », afin d’améliorer la situation des finances publiques au niveau fédéral. Finalement, on n’a trouvé de compromis que dans le comité de conciliation du Parlement.6 Ainsi, le § 6 SGB II prévoit un financement partagé de cette prestation entre l’État fédéral et les municipalités : l’État fédéral finance la protection de base tandis que les municipalités financent les coûts du logement et de chauffage de ces personnes. 2 - Mesures d’insertion dans le marché du travail

« L’État social activant » poursuit une double stratégie : d’une part,

promouvoir et encourager l’insertion des demandeurs d’emploi dans le marché du travail, par la prestation de services qui rend la recherche d’emploi plus efficace ; et d’autre part, exiger une coopération active des demandeurs d’emploi, ce qui peut se traduire, le cas échéant, par la sanction de leur coopération insuffisante. La tête de Janus de « l’État social activant » se retrouve aussi dans la loi « Hartz IV ». Promouvoir l’insertion dans le marché du travail par des prestations

D’après la nouvelle loi, l’insertion des demandeurs de travail dans le marché du travail sera encadrée par un contrat d’insertion qui doit être conclu entre l’Agence du travail, la municipalité concernée et chaque demandeur de travail (§ 15 SGB II). Dans ce contrat triangulaire doivent être stipulées toutes les mesures concrètes à prendre en faveur de l’insertion du chômeur dans le marché du travail. Le contrat d’insertion sera conclu pour une durée de six mois ; après, un nouveau contrat d’insertion est à conclure avec le chômeur. Lorsque les parties ne trouvent pas un accord sur les

6 Le comité de conciliation (Vermittlungsausschuss) est un comité de membres des deux chambres parlementaires (Bundestag et Bundesrat) dont la mission est de trouver un compromis entre les deux chambres en cas de conflit sur un projet ou une proposition de loi (v. article 77 al. 2 et 3 de la Constitution allemande).

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conditions d’insertion, l’Agence du travail peut les fixer par acte administratif unilatéral. Cela incite fortement le chômeur à participer sérieusement aux négociations sur son contrat d’insertion.

En ce qui concerne les instruments d’insertion, le § 16 al. 1 SGB II relie

les dispositions du nouveau SGB II avec les règles relatives à la promotion de l’emploi, figurant dans le troisième livre du Code de la prévoyance sociale (SGB III). Les demandeurs d’emploi peuvent notamment bénéficier du service de placement et de consultation professionnelle des Agences du travail, des aides à la mobilité et à la formation professionnelle, d’une subvention d’insertion, etc. Par ailleurs, l’Agence du travail peut aussi promouvoir l’insertion du demandeur d’emploi dans le marché du travail en finançant, entre autres, une thérapie psycho-sociale, la garde d’enfants et le soin de personnes malades (§ 16 al. 2 SGB II).

Ce qui fait le plus débat est certainement ce que l’on appelle les « boulots

à un euro ». D’après le § 16 al. 3 SGB II, des emplois doivent être créés pour les personnes aptes à exercer une activité professionnelle et qui reçoivent une « allocation de chômage II ». Outre l’allocation, ces personnes ont droit à une juste indemnité. Le montant de celle-ci n’est pas fixé par la loi ; mais l’ancienne loi, relative à l’assistance sociale (§ 19 BSHG), connaissait ce dispositif et la plupart des municipalités fixaient l’indemnité à un euro. D’après la loi, les « boulots à un euro » ne sont pas soumis au droit du travail mais au droit administratif : seules les règles du droit du travail relatives aux congés payés et à l’hygiène de travail doivent s’appliquer. Afin d’éviter des répercussions sur le premier marché du travail, les « boulots à un euro » ne doivent être que des travaux accessoires, d’utilité publique, comme certains travaux dans les jardins publics, le nettoyage d’arrêts d’autobus, de gares, etc. Le critère de travaux accessoires d’utilité publique correspond à l’ancien § 19 BSHG. Certains craignent que les « boulots à un euro » n’entraînent des suppressions d’emplois sur le premier marché du travail. Sanctions

Lorsque le bénéficiaire de prestations sociales ne coopère pas suffisamment, « l’État social activant » utilise la contrainte pour atteindre son but social. C’est pourquoi, la nouvelle loi prévoit plusieurs sanctions pour le cas où le demandeur d’emploi ne coopèrerait pas de manière suffisante avec l’Agence du travail. Notamment, s’il refuse de conclure un

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contrat d’insertion, ou un poste de travail équitable sur le marché du travail ou un « boulot à un euro », ou encore s’il ne remplit pas ses obligations liées à son contrat d’insertion, son « allocation de chômage II » peut être réduite de 30% (§ 31 al. 1 SGB II). Le § 30 al. 2 SGB II prévoit une réduction de « l’allocation de chômage II » de 10% lorsque le demandeur d’emploi ne satisfait pas à un examen médical ou psychothérapeutique exigé par l’Agence du travail. En cas de « récidive », l’allocation peut être réduite de nouveau (§ 30 al. 3 SGB II). Dans ce système, le pouvoir discrétionnaire de l’Agence du travail est constitutionnellement limité. D’après la jurisprudence du Tribunal constitutionnel fédéral,7 l’État est obligé de garantir une existence digne à toutes les personnes qui ne sont pas capables de s’entretenir par leurs propres efforts ; cette obligation constitutionnelle résulte de la protection de la dignité humaine (art. 1 al. 1) et du principe de l’État social (art. 20 al. 1) et du droit à un revenu minimum.

Achim Seifert Johann Wolfgang Goethe-Universität, Francfort

7 V. la décision du 18 juin 1975 - 1 BvL 4/74, in Entscheidungen des Bundesverfassungsgerichts - BverfGE [Décisions du Tribunal constitutionnel fédéral], volume 40, p. 121 et s., not. p. 133 ; v. aussi la décision du 29 mai 1990 - 1 BvL 20, 26, 184 et 4/86, in BVerfGE 82, p. 60 et s., not. p. 85.

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ARGENTINE

L’économie argentine continue d’évoluer de façon favorable. La projection de la croissance du Produit Intérieur Brut pour l’année 2005 dépasse 8%. Dans ce cadre, le chômage qui, à la fin du premier semestre 2004, atteignait 14,6%, a été réduit à 12,5% à la fin du premier semestre 2005. Durant cette même période, une légère augmentation de l’emploi formel a pu être constatée, bien que le taux d’emploi informel continue à atteindre des niveaux que l’Argentine n’avait pas connus jusqu’au milieu des années 90 (actuellement, autour de 47%).

Dans ce contexte, on assiste à une intensification importante des conflits

salariaux et de la négociation collective, qui a principalement porté sur la question des salaires. Fruit de ces deux processus, une tendance modérée à la récupération du salaire réel a pu être observée (3,9% au premier semestre 2005, par rapport à la même période de l’année précédente).

En matière de licenciements, la loi 25972, du 17 décembre 2004, a

prorogé la multiplication par deux des indemnités pour licenciement injustifié des travailleurs embauchés avant le 1er janvier 2003. Cette dernière mesure avait été adoptée dans le cadre de l’énorme crise économique et sociale qui a affecté l’Argentine à partir de la fin 2001, dans le but de décourager les licenciements. Selon la nouvelle loi, cette prorogation restera en vigueur jusqu’à ce que le taux de chômage enregistré par l’Institut National de la Statistique et du Recensement soit inférieur à 10% (comme nous l’avons indiqué ci-dessus, ce taux est actuellement de 12,5%).

Pour poursuivre le processus d’augmentation du salaire minimum vital

(SMV) qui, en décembre 2003, avait été établi à un montant de $300 (environ 84 euros) et en septembre 2004 atteignait les $450 (environ 125 euros), le Pouvoir exécutif a validé une nouvelle augmentation du SMV en juillet 2005. Ce salaire, établi de manière concertée cette fois-ci au sein du Conseil National de l’Emploi, de la Productivité et du Salaire Minimum Vital et Mobile (organisme composé de représentants des syndicats, des employeurs et du gouvernement) a été porté à un montant de $630 (environ 180 euros) mensuels à partir du mois indiqué.

Malgré le temps écoulé depuis la réforme légale en mars 2004 (loi 25877)

du régime de la négociation collective, du droit de grève dans les services

Argentine

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essentiels pour la communauté et de certains aspects du licenciement1, le gouvernement n’a pas encore pu réglementer les aspects collectifs de cette réforme. Cela signifie que l’on continue à appliquer en la matière, et malgré les doutes sur sa validité, le décret 843/00 qui réglementait la loi 25250, actuellement abrogée ; ceci pose donc de sérieuses difficultés pour l’application d’autres normes de la nouvelle loi, notamment celles sur la négociation collective.

Dans notre précédente contribution2, nous avions présenté la déclaration,

toute récente à l’époque, de l’inconstitutionnalité de l’article 39 de la loi sur les risques du travail, qui limitait les droits du travailleur accidenté à la perception d’une indemnité tarifée établie dans le régime spécial et, qui en conséquence, ne lui permettait pas d’intenter des actions civiles pour avoir accès à une réparation intégrale du dommage subi. Les efforts du gouvernement pour obtenir le consensus des différents secteurs intéressés (employeurs, syndicats, compagnies d’assurance) autour d’un projet législatif qui substituerait les normes invalidées par la Cour Suprême de Justice de l’État, n’ont pas encore abouti ; les employeurs s’opposent au projet du gouvernement, en soutenant que celui-ci renchérit de façon importante la couverture des accidents du travail.

Il reste finalement à signaler que, dans les derniers jours de la période

considérée, la loi 26058 a été promulguée. Elle réglemente et aménage l’Éducation Technique Professionnelle, au niveau moyen et supérieur non universitaire du Système Éducatif National, et la Formation Professionnelle. La nouvelle loi réglemente les institutions d’éducation technique professionnelle, ainsi que leurs liens avec le secteur productif et la formation professionnelle. Le texte reconnaît que l’Éducation Technique Professionnelle « ...est un droit de tout ressortissant de la Nation Argentine... », avec la création du Registre Fédéral des Institutions d’Éducation Technique Professionnelle, l’identification des autorités chargées d’appliquer ce régime, et leurs fonctions ainsi que la provision du financement correspondant.

Adrián O. Goldin

Université de San Andres et Université de Buenos Aires

1 Voir Adrián O. Goldin, Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 2004. 2 Ibid.

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 240

BRÉSIL

En 2005, le principal changement au Brésil a résidé dans la réforme du système judiciaire, à l’origine d’importantes mutations pour les tribunaux du travail. Un autre thème mérite d’être abordé ici, même s’il n’a pas encore fait l’objet d’une loi, c’est le projet de réforme syndicale présenté au Congrès en mars 2005. Dans les deux cas, il s’agit de réformes qui ont un spectre plus large que celui d’une simple modification législative. Elles tendent à transformer la structure de pans entiers du Droit et visent à mettre en place une charpente juridique plus efficace et plus appropriée au développement économique et social du pays. Cet effort en termes de réformes juridiques a débuté avec le dernier gouvernement fédéral et a gagné en amplitude avec le gouvernement du président Lula. Sous l’actuel gouvernement, des réformes de sécurité sociale ont déjà été réalisées ; mais leur résultat effectif ne pourra être mesuré que dans les années à venir.

1 - La Réforme judiciaire : élargissement des compétences de la justice du travail

La réforme du Pouvoir judiciaire a suivi un long parcours au Congrès national jusqu’à sa publication en décembre 2004 sous forme d’amendements à la Constitution entrant en vigueur en 2005.1 C’était une des priorités politiques de l’actuel gouvernement, qui s’était fixé comme objectifs principaux, du point de vue théorique au moins, la démocratisation du pouvoir judiciaire, la célérité du fonctionnement juridictionnel et le renforcement de la protection des droits fondamentaux.

De toutes les branches du Droit, c’est certainement le droit du travail qui

a été le plus touché par cette réforme, avec l’élargissement des compétences des tribunaux du travail. Pour mieux saisir la portée de la réforme, il convient de décrire, même brièvement l’organisation judiciaire brésilienne.

Le Pouvoir judiciaire brésilien comprend une division principale, d’un

côté, la Justice régionale (également nommée Justice de droit commun) et de l’autre la Justice fédérale. Celle-ci est constituée, outre la Juridiction Fédérale de droit commun, par des Juridictions spécialisées : Juridiction

1 L’amendement à la Constitution n° 45 a été promulgué le 8 décembre 2004 et publié le 31 décembre 2004.

Brésil

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électorale, Juridiction militaire et Juridiction du travail.2 Chacune de ces branches de l’organisation judiciaire est composée de ses propres Tribunaux régionaux et supérieurs, le Tribunal Suprême étant au sommet du Pouvoir judiciaire national, avec comme fonction première de veiller au respect de l’application de la Constitution. La compétence de chacune de ces branches est définie par la Constitution.

Avant la réforme judiciaire, l’article 114 de la Constitution disposait,

essentiellement, que les juridictions du travail étaient compétentes pour juger des litiges individuels et collectifs entre travailleurs et employeurs. Elles étaient également compétentes pour juger des litiges collectifs soulevés par les syndicats, visant à fixer les conditions de travail lorsque les syndicats (des travailleurs, d’un côté, et patronal, de l’autre) n’aboutissaient pas à un accord par la négociation collective directe. C’est ce qu’on appelle le « pouvoir normatif » des juridictions du travail. Au Brésil, si les syndicats n’aboutissent pas à un accord par la négociation collective, alors selon des règles établies par la loi, la juridiction du travail peut instituer lesdites conditions qui viennent s’ajouter aux droits consacrés par la loi, pour un délai determiné.

La réforme judiciaire a modifié l’article 114 de la Constitution, en créant

d’autres compétences pour les juridictions du travail. En vertu de l’article 114 nouveau de la Constitution, il est de la

compétence des juridictions du travail de juger des différends nés d’une relation de travail, sans que cela soit limité aux litiges entre « salariés » et « employeurs ». Il s’est donc produit un élargissement du champ de compétence des juridictions du travail qui, auparavant, ne pouvaient juger que des actions en rapport avec une relation de travail salariée. Elles sont désormais compétentes pour trancher des litiges concernant des travailleurs autonomes, des directeurs d’entreprises sans lien d’emploi, ou des

2 Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la division entre Justice régionale et Justice fédérale n’a aucun rapport avec l’origine de la législation, régionale ou fédérale. Pour l’essentiel, la Justice Fédérale commune a compétence pour juger des actions où l’État ou les institutions fédérales (comme des fondations ou des entreprises publiques) sont partie à un litige, tandis que les Juridictions spécialisées traitent de litiges spécifiques pour lesquels compétence leur a été attribuée. À la Justice régionale ou de droit commun revient le jugement de tous les autres litiges.

Brésil

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 242

représentants commerciaux, des promoteurs, etc., qui auparavant relevaient du domaine de compétence des juridictions de droit commun.

Ce nouveau déploiement de la compétence des tribunaux du travail

s’harmonise avec le fait que, dans le monde actuel, les relations de travail prennent des formes variées, elles ne se limitent plus à la traditionnelle relation d’emploi salariée. Ainsi, observe-t-on un rapprochement entre les travailleurs salariés et les autres travailleurs. Il est cependant évident que de nombreuses controverses surgiront sur cette question. Quelques auteurs, par exemple, estiment que cette nouvelle compétence touche aussi les relations de travail entre des personnes juridiques, d’autres encore, affirment qu’elle s’étend aux relations de consommation quand il y a prestation de services, comme, par exemple, dans la relation client-avocat, ou client-médecin. Il reviendra à la jurisprudence, avec le temps, de délimiter le concept de « relation du travail ».

On doit évoquer un autre aspect important de cette réforme. Ce n’est que

dans l’hypothèse d’une entente entre les syndicats et les organisations patronales que le juge du travail pourra être saisi pour fixer les conditions du travail, en cas d’échec de la négociation collective, ce qui représente une grande limitation du pouvoir normatif des juridictions du travail. Il est toutefois important de remarquer que des organisations de travailleurs comme d’employeurs, contestent ce changement. Elles ont fait un recours tendant à remettre en cause cette modification de la Constitution devant le Tribunal Suprême fédéral, qui ne s’est pas encore prononcé.

La réforme a été aussi l’occasion de reconnaître expressément la

compétence des juridictions du travail pour juger des actions en réparation du préjudice moral ou patrimonial dans les relations de travail. Cette compétence était auparavant reconnue uniquement par la jurisprudence, exception faite des actions en dommages intérêts pour accident du travail, qui avant la réforme étaient dévolues aux juridictions de droit commun selon une interprétation du Tribunal Suprême Fédéral. Actuellement, la Haute juridiction a changé de position puisqu’elle estime que des actions en justice concernant un accident du travail seraient du ressort des juridictions du travail.3

3 Décision du Tribunal Suprême Fédéral de juin 2005.

Brésil

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Une autre modification d’importance concerne la compétence des juridictions du travail pour juger des recours des fonctionnaires titulaires du statut spécifique aux fonctionnaires. Initialement l’article 114 nouveau de la Constitution a été interprété dans le sens où il reviendrait aux juridictions du travail de juger de ces recours. Mais le Tribunal Suprême Fédéral a émis une décision provisoire tendant à suspendre l’application de l’article 114 sur ce sujet, ce qui fait que pour l’instant cette nouvelle compétence des juridictions du travail n’est pas applicable.4

D’autres thèmes, moins polémiques, relèvent désormais de la compétence

des juridictions du travail : les recours entre syndicats et travailleurs et entre syndicats et employeurs sur la représentation syndicale ; les actions relatives aux pénalités administratives imposées par l’inspection du travail pour infractions au Code du travail ; les actions relatives à l’exercice du droit de grève.

Au total, la réforme judiciaire a considérablement élargi la compétence

des juridictions du travail, sachant qu’une partie de ces changements était revendiquée par les juristes. Des questions telles que la représentation syndicale, l’inspection du travail et les indémnités en cas d’accident du travail seront, sans doute, mieux évaluées par les juridictions spécialisées du travail. 2 - Proposition de réforme syndicale

Un autre thème d’importance dans le champ du droit du travail a été présenté en mars 2005 au Congrès national. Il s’agit d’un projet de réforme syndicale visant à changer de façon substantielle l’actuelle structure syndicale. Cette proposition est le résultat de longues discussions dans le cadre du Forum national du travail (FNT), formé par de représentants du gouvernement, des travailleurs et des employeurs. Toutefois, un consensus n’a pas été trouvé par les acteurs sociaux sur tous les termes de la réforme présentée.

Ce projet propose la modification de l’actuel modèle de monopole de

représentation par un syndicat unique (selon la Constitution, il ne peut y avoir qu’un syndicat dans une même localité pour représenter une catégorie

4 Décision du tribunal Suprême Fédéral de janvier 2005.

Brésil

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de travailleurs ou d’employeurs). Le projet propose un système où puisse exister une pluralité de syndicats qui pour représenter les travailleurs ou les employeurs devront prouver leur représentativité par un nombre minimum d’adhérents (à définir par la loi) et qui pourra varier en fonction de l’ampleur de l’action de l’entité syndicale.

Notons le fait que les centrales syndicales qui ne font pas formellement

partie de la structure syndicale actuelle et qui ne peuvent donc pas directement participer aux négociations collectives, pourront faire partie du système syndical brésilien, en étant dotées des pleins pouvoirs, y compris celui de créer des syndicats de base.

À part la structure syndicale, le projet de réforme introduit aussi des

innovations sur le remplacement des travailleurs durant les actions collectives et sur la représentation des travailleurs dans l’entreprise.

Néanmoins, au regard des récentes crises politiques qu’a connues le

Brésil et des prochaines élections présidentielles qui auront lieu l’année prochaine, il est vraisemblable que le temps manque pour que ce projet de réforme syndicale soit adopté avant les élections. En outre, si l’actuel Président de la République n’était pas réélu, il est fort probable que ce projet n’évolue pas dans ses termes actuels.

Cristiana Lapa Wanderley Sarcedo

Université de São Paulo (USP)

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 245

BULGARIE Le 25 avril 2005 a été signé à Luxembourg le Traité d’adhésion de la

Bulgarie à l’Union Européenne. Cela signifie que ce pays a déjà rempli les critères de Copenhague qui prévoient, entre autres, l’intégration de l’acquis juridique communautaire et l’harmonisation de la législation avec celles des autres nations de l’UE. C’est pourquoi en 2005, il y a eu peu de nouveautés dans le domaine du droit du travail et de la sécurité sociale. En outre, cette année l’attention de la société a surtout été retenue par les élections législatives, suivies de longues et difficiles négociations entre les partis politiques pour former le gouvernement. D’autre part, au début de l’année, les efforts du Parlement ont été portés vers les modifications de la Constitution, nécessaires à l’adhésion à l’UE ; et à l’automne, vers la réforme judiciaire qui semble être une des conditions de l’entrée effective dans l’UE, prévue pour le 1er janvier 2007.

1 - Le Code du travail

En 2005 le Code du travail bulgare n’a subi que quelques toutes petites

retouches, pratiquement insignifiantes. Les dernières modifications législatives importantes du droit du travail datent de la fin de l’année 2004. La plupart étaient inspirées par les engagements de la Bulgarie en tant que pays candidat à l’entrée dans l’UE, membre de l’OIT et partie à la Charte sociale européenne. Il s’agissait de perfectionner certaines dispositions concernant le droit d’information, les congés, la protection des travailleuses, le temps et la rémunération du travail.

• Plusieurs textes du Code ont été révisés pour rendre plus efficace le droit d’information des travailleurs notamment en cas de transfert d’entreprise et en cas de licenciements collectifs selon les exigences des Directives 2001\23 et 98\59 CE du Conseil. Le législateur a transposé aussi la Directive 91\533 CE du Conseil relative à l’obligation de l’employeur d’informer le travailleur des conditions applicables au contrat ou à la relation de travail en élargissant la liste des éléments que le texte du contrat de travail doit comporter obligatoirement.

• Parmi les quatre nouveaux congés, liés à la grossesse et à la garde des enfants, le plus discuté a été le droit individuel à un congé parental de 6 mois pour chacun des parents jusqu’au huitième anniversaire de l’enfant, car il a remplacé le congé non payé de 12 mois accordé aux mères d’enfants âgés de 2 et 3 ans. Le congé parental a paru défavorable aux mères et

Bulgarie

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 246

inadapté à la réalité sociale en Bulgarie bien qu’il soit conforme à la Directive 96\34 CE du Conseil et à l’objectif de promouvoir l’égalité des chances et de traitement entre les femmes et les hommes. C’est pourquoi, on a gardé la possibilité de transfert du congé entre les parents jusqu’au 31/12/2006.

• Les modifications dans le domaine de la protection des travailleuses ont été imposées par la Directive 76/207 CE du Conseil car beaucoup de dispositions introduites il y a longtemps dans le but de protéger la santé et la fertilité des femmes se sont révélées discriminatoires, comme par exemple l’interdiction générale d’engager des femmes dans des emplois lourds ou dangereux, la prohibition du travail de nuit des mères de jeunes enfants etc. La protection particulière a été focalisée sur les femmes enceintes et les nourrices. L’obligation de l’employeur d’assurer à ces dernières un emploi adapté à leur état a été harmonisée avec l’art. 5 de la Directive 92\85. La protection des salariées enceintes en cas de licenciement a été améliorée selon les exigences des Conventions n° 3 et n° 183 de l’OIT et de l'art. 8, al.2 de la Charte sociale européenne.

• Des lacunes dans la réglementation de la durée du travail ont été comblées par transposition des Directives 93\104 et 2000\43. Le législateur a précisé les dispositions sur le repos hebdomadaire. Il a fixé un horaire hebdomadaire maximal de 48 heures en cas d’allongement de la durée du travail par l’employeur et en cas de cumul de plusieurs emplois. Mais la seconde hypothèse s’est avérée pratiquement inapplicable. En 2005, le législateur a dû modifier la législation sur le cumul et supprimer le plafond de 48 heures. Actuellement, la durée maximale hebdomadaire du travail pour un salarié qui occupe plus d’un emploi peut excéder 40 heures avec son consentement et à condition qu’il dispose du repos quotidien et hebdomadaire minimal de 12 et de 24 heures.

• La dernière série de changements concernait la protection du salaire. On a instauré l’obligation pour l’employeur, en cas de difficultés financières, de payer mensuellement au moins la plus haute des deux sommes : soit 60% du salaire, soit le salaire minimal national. On lui a aussi imposé l’obligation de fournir au salarié à sa demande un document attestant le montant du salaire dû et non payé. Ce document, représentant titre d’exécution, rend inutile l’action en payement du salaire. La loi a aussi augmenté les intérêts moratoires sur les créances des salariés à l’égard de l’employeur.

Bulgarie

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 247

2 - La loi sur la protection des créances des travailleurs en cas d’insolvabilité de l’employeur

La constatation de l’insuffisance des privilèges et des garanties

applicables à la créance du salaire prévus par le Code du travail et l’obligation de transposer la Directive 80\987 CE ont poussé le législateur à créer en 2004 une loi spéciale sur la protection des créances des travailleurs en cas d’insolvabilité de leur employeur. La plupart de ses dispositions sont entrées en vigueur le 1er janvier 2005 et la loi ne s’applique pas aux créances existantes avant cette date. Un fonds de garantie des créances des travailleurs a été institué, géré par l’Institut national d’assurance et financé par les cotisations obligatoires des employeurs. En cas d’ouverture d’une procédure de redressement ou de liquidation judiciaire, l’Institut national d’assurance est obligé de payer aux travailleurs les salaires et les indemnités dus par leur employeur dans la limite d’un plafond et dans des conditions strictement définies. L’Institut est ensuite subrogé dans les droits des salariés. La loi étant encore très récente, on ne peut rien dire de son effectivité.

Yaroslava Genova

Université de Plovdiv « Paissii Hilendarski »

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 248

CHILI

L’an passé, neuf modifications législatives au Code du Travail ont été approuvées.

1) En matière de repos hebdomadaire, les centres commerciaux, par le

fait des exceptions établies par la législation, ouvraient habituellement tous les jours de l’année. Pour cette raison, les lois nº 19.973, 19.977 et 19.978 ont imposé que les travailleurs des centres commerciaux bénéficient de repos le jour de la célébration de l’indépendance nationale (18 septembre), le jour de Noël (25 décembre) et le 1er janvier, ainsi que les jours des élections nationales et municipales.

2) Le paiement des heures supplémentaires fait l’objet d’une majoration de 50% sur le salaire. Mais, dans de nombreux cas, cette norme était enfreinte par la stipulation d’un salaire très bas, presque nominal, avec l’accord complémentaire d’un système de rémunération variable à la commission. La loi nº 19.988 dispose désormais que le calcul du salaire devra correspondre au moins au montant de la rémunération minimale (environ 220 dollars en 2005), même si une commission et un salaire inférieur ont été accordés.

3) Les lois n° 20.022 et n° 20.023 sont à l’origine d’importantes réformes

procédurales dans le Code du travail. Ces amendements sont intégrés dans la réforme procédurale du travail actuellement à l’étude.

4) En matière de renonciation aux droits, la législation chilienne prévoit

la non-renonciation aux minima légaux durant l’exécution du contrat de travail (article 5, alinéa deux, du Code du travail). Récemment, la loi nº 20.004 a établi, en ce qui concerne la faillite (insolvabilité de l’entreprise), qu’il ne sera pas possible de renoncer (pour cause d’objet illicite) aux créances professionnelles privilégiées (rémunérations dues, indemnités pour années de services et paiements prévisionnels).

5) La loi nº 20.001 établit les limites maximales (jusqu’à 50

kilogrammes) pour les travaux manuels de chargement et de déchargement, interdit cette activité aux femmes enceintes, et limite la charge à 20 kilogrammes pour les mineurs de moins de 18 ans.

Chili

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 249

6) Enfin, la réforme la plus importante est celle apportée par la loi nº 20.005 qui définit et sanctionne le harcèlement sexuel dans le secteur public et privé. Est considéré comme harcèlement sexuel, « le fait qu’une personne fasse, par tout moyen, des requêtes à caractère sexuel, non consenties par celui à qui elles sont adressées et qui menacent ou portent préjudice à sa situation professionnelle ou à ses opportunités d’emploi ». Cette définition du harcèlement comprend aussi bien le chantage ou quid pro quo que le harcèlement « ambiant ». La définition donnée par la loi embrasse tant l’étape pré contractuelle (d’embauche) que l’exécution du contrat et la fin du contrat.

La loi nº 20.005 dispose que le règlement intérieur de l’entreprise

contiendra les normes qui devront être respectées pour garantir une ambiance professionnelle digne et de respect mutuel entre les travailleurs (al.2 nouveau de l’article 153 du Code du travail). Le règlement comprendra en outre la procédure à suivre en cas de harcèlement, les mesures de protection et les sanctions qui seront appliquées en cas de plaintes pour harcèlement sexuel (article 154 n° 12 du Code du travail).

La nouvelle loi a ajouté un intitulé IV, au Livre II du Code du travail, avec les articles 211-A à 211-E sur l’investigation et la sanction en cas de harcèlement sexuel.

Deux étapes doivent être distinguées : les investigations et les sanctions.

La plainte est déposée par la personne victime de harcèlement, qui l’établira par écrit et la déposera à la direction de l’entreprise, de l’établissement ou du service, ou encore à l’Inspection du travail compétente (art. 211-A). C’est donc la victime qui décide auprès de quelle instance elle présentera sa réclamation. Sans aucun doute, si le harceleur est l’employeur, elle préférera s’adresser à l’Inspection du travail.

Durant l’étape de l’investigation, l’employeur devra adopter les mesures

de protection exigées au regard des personnes impliquées, telles que la séparation des espaces physiques ou la redistribution du temps de travail, tout en prenant en compte la gravité des faits imputés et leurs effets sur les conditions de travail. Au cas où la plainte serait déposée auprès de l’Inspection du travail, celle-ci suggèrera, dans les plus brefs délais, l’adoption de telles mesures à l’employeur (art. 211-B). L’employeur devra ensuite procéder aux investigations en interne, et disposera d’un délai de

Chili

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 250

cinq jours pour remettre les éléments du dossier à l’Inspection du travail. Quoi qu’il en soit, cette investigation devra prendre fin dans un délai de trente jours.

Si l’on opte pour une investigation en interne, celle-ci devra être

consignée par écrit et être menée avec la réserve la plus stricte, en garantissant aux deux parties d’être entendues et de pouvoir fonder leurs déclarations. Les conclusions seront transmises à l’Inspection du travail compétente (art. 211-C).

Enfin, les conclusions de l’investigation menée par l’Inspection du travail

ou les observations sur l’enquête réalisée en interne dans l’entreprise, seront portées à la connaissance de l’employeur, du plaignant et de la personne dénoncée (art. 211-D).

Au moment de la sanction et conformément à ce qui aura été établi dans

le rapport, l’employeur devra, dans les quinze jours qui suivront la réception de ce dernier, disposer et appliquer les mesures ou sanctions qu’il lui appartiendra de prendre (art. 211-E).

En ce qui concerne les suites du harcèlement, il y a lieu de distinguer les différentes possibilités dont dispose l’employeur en vertu de son pouvoir disciplinaire. Il pourra en outre recourir à son pouvoir de modification du contrat en vertu de l’article 12 du Code, ainsi que d’autres facultés telles que la suspension du contrat de travail du harceleur, comme mesure provisoire de protection de la victime1. Précisons également que, dès lors, les mesures de protection adoptées en vertu de l’investigation pourront être maintenues.

Le harceleur pourra faire l’objet d’une sanction orale ou écrite. Une

amende maximale de 25% de la rémunération journalière pourra lui être imposée, conformément aux articles 154 nos 10 et 11, et 157 du Code du travail. L’employeur pourra également licencier le harceleur sans devoir lui payer l’indemnisation de préavis et d’ancienneté.

Quant au travailleur victime de harcèlement, il pourra mettre un terme au contrat de travail pour manquement aux obligations contractuelles

1 Cf. Portal, L. et Cataldo, J. L., Nouvelle loi de harcèlement sexuel, Santiago, LexisNexis, 2005, p. 40.

Chili

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(licenciement indirect), dans le cas où le harceleur serait l’employeur ou lorsque celui-ci n’aurait pas protégé le travailleur victime du harcèlement. La loi précise que le travailleur affecté pourra réclamer à l’employeur toutes les autres indemnités auxquelles il a droit. Quelles seront ces autres indemnités ? Les indemnités pour dommage patrimonial et moral, au regard des séquelles du harcèlement (perte de la source de travail, mise à pied, stress, dépression, fatigue, etc.).

En dernier lieu, la loi dispose que si le travailleur a faussement invoqué le harcèlement sexuel, ou s’il l’a fait dans le but de porter atteinte à l’honneur de la personne visée, et si le tribunal a déclaré sa demande dépourvue de motif plausible, il devra dédommager les préjudices ainsi causés. Dans le cas où l’événement aurait été invoqué dans un esprit malicieux, outre l’indemnisation des préjudices qui pourra inclure le dommage moral, le travailleur pourra faire l’objet d’autres mesures légales.

Sergio Gamonal Université Adolfo Ibáñez Santiago – Viña del Mar

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 252

ESPAGNE Depuis les derniers mois de 2004, les nouveautés législatives les plus

importantes ont concerné la violence de genre et le processus de régularisation des travailleurs étrangers. Par ailleurs, les interlocuteurs sociaux discutent actuellement sur le contenu possible d’une nouvelle réforme du travail. Le Gouvernement s’est engagé à prendre en compte les résultats du dialogue social. 1 - Droit individuel du travail

Une loi organique du 28 décembre 2004 relative à des mesures de

protection contre la violence de genre (BOE du 29 décembre 2004 et correction d’erreurs au BOE du 12 avril 2005) reconnaît, entre autres, aux femmes victimes de violence, des droits professionnels et de Sécurité sociale. Elle modifie le Statut des travailleurs, pour permettre les absences au poste de travail des victimes de violences de genre, rendre possible leur mobilité géographique ainsi que la suspension du contrat avec droit au retour sur le poste de travail, et aménage l’éventuelle fin du contrat.

De même, le dispositif législatif a réformé la loi générale de Sécurité

sociale pour que les victimes de violences de genre aient droit à une indemnisation - chômage lorsqu’elles suspendent ou résilient volontairement leur contrat de travail. La loi a suscité un grand intérêt et a été évaluée en général de façon positive, au regard de son ambition à traiter de façon globale une question aussi grave. Elle a cependant donné lieu à quelques polémiques.

Il n’est ainsi pas toujours apparu évident que l’on recoure au terme

« gender violence », contre l’avis de l’Académie Royale Espagnole, qui préférait les expressions « violence domestique » ou « pour raison de sexe ». Par ailleurs, se fondant sur le principe de l’égalité réelle, la loi ne concède des droits qu’aux femmes, en ignorant parfaitement l’existence de mauvais traitements faits aux hommes.

Le processus de normalisation des travailleurs étrangers irréguliers a revêtu une grande importance sociale. Il a été autorisé par un décret n° 2393 du 30 décembre 2004, approuvant un règlement de la loi organique n° 4 du

Espagne

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 253

11 janvier 2000, sur les droits et libertés des étrangers en Espagne et leur intégration sociale (BOE du 7 janvier 2005), ainsi que par un arrêté ministériel du 2 février 2005 (Orden PRE/140/2005, BOE du 3 février 2005). Durant une période de trois mois, à partir du 7 février, les employeurs ont pu régulariser les immigrants irréguliers qu’ils avaient embauchés. Dans ce cadre, les employeurs pouvaient demander pour un travailleur étranger, un permis préalable de séjour et de travail pour le compte d’autrui, à certaines conditions ; il fallait que l’étranger soit recensé dans une commune espagnole avant le 7 août 2004 et qu’il se trouve en Espagne lors de sa demande de régularisation, que l’employeur signe avec le travailleur un contrat de travail dont les effets seraient conditionnés par l’obtention du permis de séjour et de travail demandé et que, sauf quelques exceptions, les conditions requises traditionnellement pour l’obtention d’une autorisation au travailleur soient remplies. Le contrat de travail devait avoir une durée minimale de six mois. Les conditions requises étaient plus souples dans des secteurs comme l’agriculture, la construction, l’hôtellerie, le service domestique. L’employeur devait présenter auprès des bureaux de Sécurité sociale habilités à cet effet l’imprimé de demande, auquel devaient être joints un extrait du casier judiciaire et une attestation de recensement. Le processus s’est soldé par près de 700 000 demandes. Le Gouvernement a estimé qu’il y avait là une réussite. Les ONG d’aide aux immigrants sont moins optimistes. Dans le meilleur des cas, 500 000 étrangers auront été régularisés. Le processus s’est soldé par l’apparition de plus d’un million de nouveaux « étrangers illégaux » ; il a été marqué par des entraves bureaucratiques et notamment des modifications de dernière heure concernant les documents sur le recensement municipal. 2 - Droit syndical

Dans le domaine du droit syndical, on doit mentionner plus particulièrement la loi n° 14 du 1er juillet 2005 sur les clauses des conventions collectives relatives à l’atteinte de l’âge ordinaire de la retraite (BOE du 2 juillet 2005). Comme nous l’avions indiqué dans cette même revue1, plusieurs jugements de la Cour Suprême ont déclaré, en 2004, que les conventions collectives ne pouvaient pas fixer un âge obligatoire de départ à la retraite des travailleurs. Les organisations patronales et syndicales avaient

1 Voir “Actualités juridiques internationales. Espagne”, Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 2004, p. 259 s.

Espagne

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 254

demandé au Gouvernement un nouveau cadre légal. La loi de 2005 tente de trouver un équilibre entre droits individuels des travailleurs et intérêts collectifs liés à des circonstances concrètes concernant l’emploi. À partir de maintenant, les clauses des conventions collectives doivent mentionner les objectifs poursuivis par des prévisions d’extinction des contrats. Ces objectifs peuvent être le soutien de l’emploi, l’embauche de nouveaux travailleurs ou tout autre motif visant à favoriser « la qualité de l’emploi ».

Un décret royal n° 718 du 20 juin 2005 semble également important ; il porte sur la procédure d’extension des conventions collectives (BOE du 2 juillet 2005). Il emporte une modification de l’article 92.2 du Statut des travailleurs. Il s’agit pour l’essentiel de précisions apportées à la compétence en matière de procédure d’extension de disposions conventionnelles entre, d’une part le Ministère du Travail et des Affaires sociales, et d’autre part l’organe correspondant dans chacune des Communautés autonomes.

On mentionnera enfin la publication de l’Accord III sur la résolution

extrajudiciaire des conflits du travail (ASEC III, BOE du 29 janvier 2005), d’un accord tripartite en matière de résolution extrajudiciaire des conflits du travail (BOE du 13 mai 2005) ainsi que d’un accord inter confédéral relatif à la négociation collective (BOE du 16 mars 2005). Ces accords ne constituent toutefois que des sortes de mises à jour de textes antérieurs. 3 - Sécurité sociale

Dans le domaine de la Sécurité sociale, on signalera une loi n° 4 du 22 avril 2005, concernant l’effet sur les pensions non contributives des compléments octroyés par les Communautés Autonomes (BOE 23 avril 2005). Au cours de ces dernières années, plusieurs Communautés Autonomes ont en effet adopté des réglementations permettant d’organiser des compléments de pensions, soit parce qu’il s’agissait de pensions basses, soit parce que leurs titulaires subissaient une perte importante de pouvoir d’achat du fait d’un taux d’inflation dans la Communauté Autonome supérieur à la moyenne nationale. Cette pratique des Communautés Autonomes résultant de l’exercice de leurs compétences statutaires, permise de manière explicite par le Tribunal constitutionnel, avait été mise en difficulté par l’adoption d’une loi n° 52 du 10 décembre 2003, sur les dispositions spécifiques concernant la sécurité sociale. La nouvelle loi vise à permettre à nouveau, conformément à la jurisprudence constitutionnelle, aux

Espagne

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 255

Communautés Autonomes un plein exercice de leurs compétences dans la détermination des compléments de pensions non contributives, dès lors que les Parlements respectifs le décident, et, qu’en même temps, ces interventions communautaires ne diminuent pas le montant des pensions non contributives, mais améliorent de façon effective les conditions de vie du titulaire d’une pension.

José Luis Gil y Gil Université Alcalá de Henares, Madrid

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 256

ÉTATS-UNIS 1 - La Cour suprême des États-Unis

Au cours de sa session 2004-2005, la Cour suprême des États-Unis a prononcé un jugement important qui interprète la Loi sur la discrimination en raison de l’âge en matière d’emploi (Age Discrimination in Employment Act, ADEA)1 de 1967, loi fédérale prohibant la discrimination en matière d’emploi sur la base de l’âge. Cette Loi (ADEA) limite explicitement la protection aux salariés âgés de plus de 40 ans.2 Dans l’affaire Smith contre City of Jackson,3 la Cour suprême a étendu la théorie de l’impact inégalitaire de la discrimination à la Loi sur la discrimination par l’âge en matière d'emploi (ADEA). Les deux théories fondamentales de la loi relative à la discrimination en matière d’emploi, le traitement inégalitaire et l’impact inégalitaire, ont toutes deux été exposées dans le Titre VII de la Loi sur les droits civils (Civil Rights Act) de 1964,4 qui prohibe la discrimination en matière d’emploi en raison de la race, du sexe, de la nationalité ou de la religion. La théorie du traitement inégalitaire interdit la discrimination intentionnelle, tandis que la théorie de l’impact inégalitaire prohibe la discrimination, quelle que soit l’intention de l’employeur.5 Selon la théorie de l’impact inégalitaire, une pratique de travail neutre qui a un impact négatif disproportionné sur un groupe protégé est illégale, à moins que cette pratique ne soit liée au poste et ne corresponde aux besoins de l’entreprise.6 Par exemple, si un plaignant apporte la preuve prima facie d’une discrimination en matière d’emploi en vertu du Titre VII en démontrant un impact inégalitaire sur les femmes résultant d’une condition requise de l’employeur selon laquelle tous les candidats à un poste doivent être capables de soulever un poids d’au moins 100 livres. Bien que la condition requise soit formulée de manière neutre, le plaignant peut prouver qu’elle a un impact négatif disproportionné sur un groupe protégé conformément aux termes du Titre VII, à savoir, les femmes. L’employeur peut se défendre

1 29 U.S.C. § 621 et seq. 2 29 U.S.C. § 623. 3 __ U.S. __, 161 L.Ed.2d 410 (2005). 4 42 U.S.C. § 2000e et seq. 5 Il est interdit aux employeurs, aux syndicats et aux bureaux de recrutement de se livrer à la discrimination en matière d'emploi conformément aux termes du Titre VII, 42 U.S.C. § 2000e-2. 6 Griggs contre Duke Power Co., 401 U.S. 424 (1971).

États-Unis

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 257

contre cette preuve prima facie en prouvant que la condition requise de soulever du poids est liée au poste et qu’elle correspond aux besoins de l’entreprise. Si l’employeur réussit, le plaignant peut encore l’emporter en apportant la preuve qu’il existe une autre pratique de travail dépourvue d’impact inégalitaire sur les femmes et qui répondrait tout autant aux besoins professionnels de l’employeur.

La théorie de l’impact inégalitaire de la discrimination n’a pas été

énoncée explicitement dans le Titre VII, mais a été créée par la Cour suprême des États-Unis dans son interprétation du Titre VII dans l’affaire Griggs contre Duke Power Co.7 en 1971. Dans la Loi sur les droits civils (Civil Rights Act) de 1991, le Congrès a amendé le Titre VII afin d’inclure des dispositions qui intègrent explicitement la théorie de l’impact inégalitaire dans le Titre VII.8 La Loi sur les droits civils de 1991 n’a cependant pas amendé la Loi sur la discrimination en raison de l’âge en matière d'emploi (ADEA), laissant ouverte la question de l’application de la théorie de l’impact inégalitaire. Par conséquent, alors que la Loi sur la discrimination en raison de l’âge en matière d’emploi (ADEA) interdit clairement la discrimination intentionnelle vis-à-vis des salariés âgés de 40 ans ou plus, elle ne précise pas si le Congrès avait l’intention de prohiber les pratiques de travail ayant un impact inégalitaire disproportionné sur les travailleurs âgés.

Dans l’affaire Smith contre City of Jackson, l’employeur municipal avait

octroyé une augmentation à tous les agents de police et à d’autres employés policiers afin de ramener leurs salaires à la moyenne régionale des salaires dans la police.9 Les plaignants, agents de police et autres employés policiers âgés de plus de 40 ans, ayant davantage d’ancienneté, prétendaient que le plan d’augmentation des salaires de la ville avait un impact négatif disproportionné sur les personnes âgées. En effet, les augmentations de salaire des agents de police ayant moins de cinq ans d’ancienneté étaient proportionnellement plus importantes que celles des agents ayant plus d’ancienneté.10 La Cour suprême des États-Unis a considéré que la théorie de l’impact inégalitaire s’appliquait à la Loi sur la discrimination en raison de l’âge en matière d’emploi (ADEA). Mais le champ d’application de la théorie était plus restreint que dans le Titre VII, en vertu de la clause de la 7 Id. 8 42 U.S.C. § 2000e-2(k). 9 __U.S. __, 161 L.Ed.2d 416. 10 Id.

États-Unis

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 258

Section 4(f) (1) de la Loi sur la discrimination en raison de l’âge en matière d’emploi (ADEA) autorisant toute action « prohibée par ailleurs tant que la différenciation est fondée sur des facteurs raisonnables autres que l’âge. »11 Selon cette défense, la ville de Jackson avait agi de manière légale, puisque l’augmentation des salaires visait à établir la parité avec le salaire régional moyen, ce qui était un objectif sensé et étranger à l’âge, bien que les employés plus âgés aient pu percevoir une augmentation de salaire relativement moins importante.12 Par conséquent, contrairement à la défense du « besoin professionnel » en vertu du Titre VII, la défense de la Loi sur la discrimination par l’âge en matière d’emploi (ADEA) pour l’impact inégalitaire n’exige de preuve que si l’action de l’employeur était raisonnable.13 En dehors de cette défense, la Cour a conclu que les preuves prima facie n’avaient pas été soutenues convenablement par les plaignants, puisque leur contestation ne portait pas sur une pratique professionnelle particulière.14

Le premier débat oral de la session 2005-2006 de la Cour suprême des

États-Unis, qui a eu lieu le 3 octobre 2005, portait sur une question de droit relative à l’emploi en vertu de la Loi fédérale sur les normes de travail équitable (Fair Labor Standards Act).15 La question était de savoir si les employeurs devaient indemniser les salariés pour le temps passé à marcher et à attendre pour mettre et enlever le dispositif de sécurité.16 Ce débat oral a également été le premier entendu par le nouveau juge de la Cour suprême, John G. Roberts, Jr. Bien que l’on puisse s’attendre à ce que ce nouveau juge mette en œuvre une philosophie conservatrice d’un point de vue politique similaire à celle de son prédécesseur et mentor, le juge William Rehnquist,17 son approche sur les questions de droit du travail et d’emploi n’est pas

11 29 U.S.C. § 623(f ). __U.S.__, 161 L.Ed.2d - 417, 421-22. 12 __U.S.__, 161 L.Ed.2d - 423. 13 __U.S.__, 161 L.Ed.2d - 423. 14 __U.S.__, 161 L.Ed.2d - 422. 15 29 U.S.C.A. Sec. 201 et seq. 16 La Cour a entendu un débat oral dans deux cas consolidés, Alvarez v. IBP Inc., 339 F.3d 894 (9e Cir. 2003) et Tum contre Barber Foods Inc., 360 F.3d 274 (1er Cir. 2004) ; Michael R. Triplett, Justices Hear Arguments Over Compensation Of Walking, Waiting Between Work Activities, DAILY LABOR REPORT, Vol. 191, AA-1 (4 oct. 2005). 17 Se référer à Richard W. Stevenson, President Names Roberts As Choice For Chief Justice, N.Y. TIMES, 6 sept. 2005, A-1.

États-Unis

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 259

encore connue.18 La question en suspens relative à la personne qui devrait occuper le siège du juge Sandra Day O’Connor pourrait être plus significative dans la détermination des futures orientations de la Cour, étant donné le rôle bien connu du juge O’Connor, avec le “swing vote” (vote des indécis) décisif dans de nombreuses affaires judiciaires ayant souvent divisé sur des questions controversées.19

2 - Le Conseil national des relations sociales

Les nominations de membres du parti conservateur du Président George W. Bush au Conseil national des relations sociales (National Labor Relations Board, NLRB) ne sont pas sans conséquences puisque ces derniers rejettent plusieurs décisions du gouvernement Clinton. L’année dernière, le Conseil national des relations sociales (NLRB) a annulé une décision prise en 2000 qui étendait aux travailleurs intérimaires la possibilité de se syndiquer. Cette ordonnance, prononcée par le Conseil de Clinton dans l’affaire M.B. Sturgis Inc.,20 a réexaminé la définition de la relation de travail au regard de l’utilisation croissante de la sous-traitance et de contrats d’interim entre employeurs et agences de travail temporaire (temporary employment agencies, TEA). Selon Sturgis, un syndicat peut chercher à représenter une unité de négociation mixte de travailleurs intérimaires (fournis par une agence d’intérim - TEA) et de travailleurs permanents d’une entreprise (entreprise utilisatrice) lorsque l’agence d’intérim (TEA) et l’employeur utilisateur sont les employeurs « communs » des travailleurs intérimaires. Cet arrangement permet de reconnaître la réalité économique du contrôle de l’employeur utilisateur sur les travailleurs intérimaires et les intérêts communs de tous les travailleurs (intérimaires et permanents). Dans l’affaire H.S. Care L.L.C., d/b/a Oakwood Care Ctr.,21 néanmoins, le Conseil national des relations sociales (NLRB) a reconsidéré la jurisprudence Sturgis en renvoyant les syndicats à une situation difficile, par exemple, il faut obtenir le consentement de l’employeur utilisateur et de l’agence d’intérim (TEA) pour créer une unité de négociation mixte, ou pour

18 Se reférer à Linda Greenhouse, New Leader, Tough Issues for Court in Transition, N.Y. TIMES, 30 sept. 2005, A-1. 19 Sheryl Gay Stolberg et Elisabeth Bumiller, Senate Confirms Roberts as 17th Chief Justice, N.Y. TIMES, 30 sept. 2005, A-6 ; Greenhouse, supra note 18. 20 331 NLRB n° 173 (2000). 21 343 NLRB n° 76 (2004).

États-Unis

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 260

que les travailleurs intérimaires se syndiquent au sein d’une unité distincte, avec le TEA en tant qu’employeur. 3 - L’application du droit du travail et de l’emploi

Suite à la récente catastrophe naturelle, l’ouragan Katrina, qui a laissé les villes situées le long de la côte du golfe - y compris La Nouvelle-Orléans - dans un état de dévastation, les plans de reconstruction se sont accompagnés d’un fléchissement des réglementations du travail et des protections professionnelles relatives aux contrats financés par le gouvernement fédéral. Par proclamation, le Président Bush a suspendu l’application de la Loi fédérale Davis-Bacon dans les zones géographiques les plus durement touchées par l’ouragan Katrina.22 Cette loi exige que les employeurs rémunèrent au salaire local en vigueur les personnes travaillant dans le cadre de contrats de construction financés par le gouvernement fédéral.23 L’OFCCP (Office of Federal Contract Compliance Programs) du ministère du Travail a également annoncé qu’il dérogera, pendant trois mois, à l’obligation pour les entrepreneurs privés d’adopter des plans de mesures d’embauche anti-discriminatoires dans le cadre de contrats financés par le gouvernement fédéral afférents à l’ouragan Katrina.24

Risa L. Lieberwitz Cornell University

School of Industrial and Labor Relations

22 Glater, J.D., Contractors Get Affirmative Action Exemption, N.Y. TIMES, 20 sept. 2005, A-26. 23 La suspension de la Loi Davis-Bacon s’applique aux contrats accordés après le 8 septembre 2005. Voir DOL Issues Implementation Guidance for DBA Suspension, sur le site http://www.wdol.gov/katrina.html, voir également, Glater, J.D., supra note 22 ; Editorial, A Shameful Proclamation, N.Y. TIMES, 10 sept. 2005, A-16. 24 Voir, Glater, supra note 22.

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 261

FRANCE

C’est peu dire que le droit du travail aura connu une année 2005 riche en réformes de toutes sortes. À dire vrai, c’est à une avalanche de textes que le juriste français s’est trouvé confronté au cours de cette année. Ainsi, entre le 26 juillet et le 31 août 2005, ont été publiées pas moins de cinq lois et autant d’ordonnances intéressant le droit du travail. Quant aux décrets on en dénombre, pour cette même période, pas moins de quinze1 ! Nous n’épiloguerons pas ici sur la nécessité de ces différentes réformes, ni sur les objectifs poursuivis par leurs promoteurs. Notons simplement que, comme dans bien des situations et pour reprendre un vieux cliché, si la quantité est là, la qualité est bien souvent absente2. Nous avons choisi, dans les quelques lignes qui suivent, de présenter les dispositifs qui nous paraissent les plus importants, en laissant de côté les réformes les plus techniques. 1 - Loi n° 2005-882 du 2 août 2005 en faveur des petites et moyennes entreprises (JO 3 août 2005, p. 12639)

S’inscrivant dans le sillage de la loi du 1er août 2003 pour l’initiative économique, la loi du 2 août 2005 n’est cependant pas centrée, à la différence de la première, sur la création et la reprise d’entreprises. Si certaines dispositions du texte ont trait à cet aspect, le législateur a avant tout souhaité « assurer la pérennité des entreprises nouvellement créées comme des entreprises existantes, améliorer les conditions de transmission afin de préserver les savoir-faire et l’emploi, conforter la croissance des petites et moyennes entreprises »3. Pour ce qui est du volet social de la loi en cause, qui seul nous intéresse ici, il y a lieu de constater son importance tant quantitative que qualitative4.

1 On trouvera l’ensemble de ces textes dans le numéro spécial de la Semaine juridique, édition Social, n° 11 du 6 septembre 2005. 2 Pour une critique de profusion législative, v. l’article d’Emmanuel Dockès, « Le stroboscope législatif », Dr. soc. 2005, p. 835. 3 Citation tirée de l’exposé des motifs du projet de loi. 4 Pour un commentaire plus détaillé de ces dispositions à caractère social, v. notre art. : « Les dispositions à caractère social de la loi n° 2005-882 du 2 août 2005 en faveur des petites et moyennes entreprises », Bull. Joly Sociétés 2005, p. 1083, § 242.

France

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 262

On peut ainsi faire état du renforcement du droit à la formation professionnelle continue des créateurs ou repreneurs d’entreprises, qu’elles soient commerciales, artisanales ou libérales, du développement du tutorat en entreprise ou encore de la nette amélioration du statut du conjoint collaborateur. De manière sans doute plus critiquable, la loi en cause vient créer ou développer des formes d’activité intermédiaires entre le salariat et le travail indépendant. On fait ici référence à la généralisation du contrat de collaborateur libéral et à la création du contrat de « gérance-mandat ». Par ailleurs, à mi-chemin entre le travail intérimaire et la fourniture de main-d’œuvre à but non lucratif, telle que la pratiquent les groupements d’employeurs, le législateur institue le travail à « temps partagé ». Il s’agit là, à n’en point douter, de l’une des grandes innovations de la loi en faveur des petites et moyennes entreprises et, dans le même temps, de l’un de ses dispositifs les plus critiquables5.

Il faut encore relever que la loi en cause vient, de manière très inattendue, allonger le mandat des représentants du personnel. Désormais en effet, les délégués du personnel et les représentants élus au comité d'entreprise, au comité d’établissement, au comité central d’entreprise et au comité de groupe seront élus ou désignés pour quatre ans, au lieu de deux antérieurement.

Enfin, la loi du 2 août 2005 vient réglementer le détachement

transnational de travailleurs, renforcer la lutte contre le travail illégal, étendre le forfait-jour et retoucher à la marge les règles régissant l’apprentissage. 2 - Ordonnance n° 2005-893 du 2 août 2005 relative au contrat de travail « nouvelles embauches » (JO 3 août 2005, p. 12689)6

Participant des mesures destinées à favoriser l’emploi, le contrat de travail « nouvelles embauches » a suscité de nombreuses critiques, 5 Cf. en ce sens notre art. préc. V. aussi, Verkindt, P.Y., « Le travail à temps partagé ou “ Pourquoi faire simple quand… ” », JCP éd. S 2005, n° 1118, p. 18. 6 Pour une étude complète de ce nouveau contrat de travail, v. Morvan, P., « Le contrat de travail “nouvelles embauches” », JCP éd. S 2005, n° 1117, p. 7. Cette ordonnance est l’une des six ordonnances prises en vertu de la loi n° 2005-846 du 26 juillet 2005 habilitant le gouvernement à prendre, par ordonnance, des mesures d’urgence pour l’emploi (JO 27 juill. 2005, p. 12223).

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principalement des milieux syndicaux. Cela ne saurait surprendre, dans la mesure où ce contrat obéit à des règles de rupture dérogatoires.

Selon l’article 1er de l’ordonnance, « les employeurs qui entrent dans le

champ du premier alinéa de l’article L. 131-2 du Code du travail et qui emploient au plus vingt salariés peuvent conclure, pour toute nouvelle embauche, un contrat de travail dénommé “contrat nouvelles embauches” ». Il faut ici préciser que les effectifs sont appréciés conformément à l’article L. 620-10 du Code du travail. Ce texte, issu de l’ordonnance n° 2004-602 du 24 juin 2004, unifie les règles de calcul applicables pour l’ensemble des dispositions du Code du travail posant une condition d’effectifs. Il convient surtout de souligner que cette disposition a été modifiée par une ordonnance du 2 août 2005 qui vient préciser que sont exclus du décompte des effectifs les salariés âgés de moins de 26 ans embauchés à partir du 22 juin 2005, quelle que soit la nature du contrat qui les lie à l’entreprise. Cette dérogation prendra toutefois fin le 31 décembre 2007, y compris au titre des embauches antérieures à cette date.

Pour en revenir au contrat « nouvelles embauches », dont l’ordonnance nous dit qu’il est conclu « sans détermination de durée », il se caractérise principalement, ainsi que nous l’avons déjà souligné, par son mode de rupture dérogatoire. En effet, et pour le dire simplement, pendant les deux premières années courant à compter de la date de sa conclusion, la rupture du contrat « nouvelles embauches » à l’initiative de l’employeur n’est pas soumis à une exigence de motivation. En d’autres termes, cette ordonnance signe l’éviction de l’exigence de cause réelle et sérieuse de rupture d’un contrat de travail à durée indéterminée. Comme le souligne à très juste titre M. Patrick Morvan (art. préc., § 21), « l’ordonnance n° 2005-893 du 2 août 2005 marque un retour à la solution en vigueur avant la loi du 13 juillet 1973 : la charge de la preuve de l’abus de rupture incombe au salarié. La théorie de l’abus de droit devient le rempart unique contre l’arbitraire de l’employeur ». Il est difficile après cela de voir dans cette réforme un progrès. Et l’on peut se demander si la volonté de lutter contre le chômage justifie une telle mesure7.

7 Soulignons en outre que, dans les entreprises de moins de 20 salariés, le contrat « nouvelles embauches » devrait entraîner un net recul du recours aux contrats de travail à durée déterminée dont on sait qu’ils sont enfermés dans des règles contraignantes pour les employeurs. Ce sont en réalité tous les contrats de travail dits précaires qui devraient

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3 – Loi n° 2005-842 du 26 juillet 2005 pour la confiance et la modernisation de l’économie (JO 27 juill. 2005, p. 12160)

S’agissant de ses dispositions intéressant le droit du travail, cette loi

mérite de retenir l’attention à deux égards. Tout d’abord, elle vient apporter quelques modifications au dispositif français d’épargne salariale. Celles-ci concernent essentiellement le déblocage anticipé de la participation et le versement d’une prime exceptionnelle d’intéressement8.

Ensuite, et surtout, cette loi vient assurer la transposition dans le droit français de la directive n° 2001/86/CE relative à l’implication des travailleurs dans la société européenne (SE) (JOCE n° L. 294, 10 nov. 2001).

L’article 12 de la loi du 26 juillet 2005 introduit dans le titre III du livre

IV du Code du travail un nouveau chapitre XI intitulé « Implication des salariés dans la société européenne et comité de la société européenne ». Celui-ci s’ouvre sur un article L. 439-25 nouveau qui dispose que les dispositions du présent chapitre s’appliquent aux SE ayant leur siège en France, aux sociétés participant à la constitution d’une SE et ayant leur siège en France, ainsi qu’aux filiales et établissements situés en France d’une SE située dans un autre État membre de l’Union européenne ou de l’Espace économique européen. Le caractère didactique de cet article L. 439-25 ne s’arrête pas là.

Ce dernier précise en effet ensuite que « les modalités de l’implication des salariés recouvrent l’information, la consultation et, le cas échéant, la participation »9. Mais, surtout, il est indiqué que ces modalités d’implication sont arrêtées par accord conclu entre les dirigeants des sociétés participantes et les représentants des salariés. À défaut d’accord, ces modalités sont arrêtées conformément aux dispositions de référence prévues par la loi. Priorité est donc donnée aux partenaires sociaux, la loi ne reprenant vigueur qu’à défaut d’accord. Un tel dispositif n’est évidemment pas sans rappeler

diminuer, le travail à temps partagé (v. supra) constituant une alternative séduisante au travail temporaire. 8 Pour un aperçu plus complet de ces modifications v. Darmaisin, S., « L’épargne salariale après la loi du 26 juillet 2005 pour la confiance et la modernisation de l’économie », JCP éd. S 2005, n° 1120, p. 34. 9 Reprenant les termes de la directive, la loi vient définir chacune de ces trois notions.

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Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 265

celui de la directive du 22 septembre 1994 relative au comité d'entreprise européen.

Gilles Auzero Comptrasec UMR 5114

Université Montesquieu – Bordeaux IV

4 - Loi n° 2005-32 du 18 janvier 2005 de programmation pour la cohésion sociale 10

Cette loi importante11 comporte des dispositions relatives à la

« mobilisation pour l’emploi », qui vise à accompagner plus efficacement les demandeurs d’emploi à l’aide des nouvelles « Maisons pour l’emploi ». Les créations d’entreprises par les chômeurs sont favorisées, ainsi que l’emploi des jeunes les plus marginalisés. D’autres dispositions traitent de la crise du logement et élaborent un programme d’hébergement d’urgence.

La loi de « cohésion sociale » modifie aussi des règles importantes du

licenciement économique, en contredisant des solutions qui avaient été dégagées par la jurisprudence et en cherchant à apporter aux entreprises une relative « sécurisation » juridique.

La célèbre jurisprudence « Framatome »12 et « Majorette »13 imposait à

l’employeur de mettre en place un plan de sauvegarde de l'emploi lorsqu’il proposait, pour cause économique, une modification de leurs contrats de travail à au moins dix salariés. Selon le Code du travail, l’employeur doit élaborer un plan de sauvegarde de l’emploi lorsqu’il envisage le licenciement d’au moins dix salariés14. Selon la Cour de cassation, l’employeur qui proposait à au moins dix salariés une modification de leurs

10 J.O.R.F. 19 janvier 2005 ; v. Cons. const., décision n° 2004-509 DC, du 13 janvier 2005. 11 Importante par son contenu mais aussi par le nombre de ses dispositions (153 articles) : le titre I traite de la « mobilisation pour l'emploi » ; le titre II du logement et le titre III de l'égalité des chances. 12 Cass. soc., 3 décembre 1996, n° 95-17.352, Société Framatome Connectors France et a. c/ Comité central d'entreprise de la société Framatome Connectors. 13 Cass. soc., 3 décembre 1996, n° 95-20.360, Syndicat Symétal CFDT c/ Société nouvelle Majorette et a. 14 Art. L. 321-4-1.

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Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 266

contrats de travail envisageait nécessairement leur licenciement en cas de refus de leur part, et devait en conséquence élaborer un plan de sauvegarde de l’emploi dès le stade de la proposition de modification des contrats de travail. Désormais, en application de la nouvelle rédaction de l’article L. 321-1-3 du Code du travail, l’employeur n’est obligé de mettre en œuvre le plan de sauvegarde de l’emploi que s’il envisage le licenciement des salariés consécutivement à leur refus de la modification proposée.

La loi du 28 janvier 2005 modifie également les règles dégagées par la

Cour de cassation dans sa jurisprudence « Samaritaine »15. Cette jurisprudence très controversée s’appuyait sur les dispositions de l’article L. 321-4-1 du Code du travail selon lequel « la procédure de licenciement (collectif) est nulle et de nul effet tant qu’un plan visant au reclassement des salariés […] n’est pas présenté par l’employeur aux représentants du personnel ». La Cour de cassation en avait déduit que la nullité s’étendait à tous les actes subséquents, et en particulier aux licenciements prononcés par l’employeur. Cela avait pour effet d’obliger les employeurs à réintégrer les salariés, parfois plusieurs années après. Désormais, le juge « peut » prononcer la nullité du licenciement et ordonner, à la demande du salarié, la poursuite de son contrat de travail, sauf si la réintégration est devenue impossible, notamment du fait de la fermeture de l’établissement ou du site, ou de l’absence d’emploi disponible de nature à permettre la réintégration du salarié. La nullité n’est donc plus automatique et le juge pourra pratiquer une large interprétation de la notion d’impossibilité de réintégrer.

La loi nouvelle pérennise également un dispositif qui avait été initié, à

titre expérimental, par la loi du 3 janvier 200316 : les « accords de méthode ». Ces accords sont destinés à organiser les modalités d’information et de consultation du comité d’entreprise en cas de grands licenciements collectifs17. Les accords peuvent concerner les conditions dans lesquelles le comité d’entreprise est réuni et informé de la situation économique et financière de l’entreprise. Ils peuvent également porter sur la possibilité de mettre en place un plan de sauvegarde de l’emploi par accord collectif et même anticiper sur le contenu de celui-ci.

15 Cass. soc., 13 février 1997, n° 96-41.874, Société des Grands Magasins de la Samaritaine c/ Mme Benoist et a. 16 Loi n°2003-6 du 3 janvier 2003, J.O.R.F. 4 janvier. 17 Art. L. 320-3 du Code du travail.

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Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 267

Enfin, le nouvel article L. 321-16 du Code du travail dispose que les actions en contestation de la régularité de la procédure de consultation du comité d’entreprise en matière de licenciement collectif, doivent être introduites dans un délai de quinze jours à compter de la dernière réunion du comité. Un délai de douze mois est également opposable au salarié, à titre individuel, s’il entend contester la régularité ou la validité de son licenciement économique18.

François Petit Comptrasec UMR 5114

Université Montesquieu – Bordeaux IV

5 - La loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées

Rompant avec le conseil pourtant fort judicieux de Montaigne, et de bien d’autres, qu’il vaut mieux ne pas promettre plus qu’on ne peut tenir, la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées se réclame, on le voit, d’un intitulé fort hardi. Comme il en est presque toujours en pareille circonstance, le risque est donc grand, tôt ou tard, de la déception. En attendant, il faut reconnaître que le texte nouveau est intéressant par bien des points.

Depuis 1975, la politique d’aide aux personnes handicapées a cherché à

promouvoir une politique globale en faveur de ces dernières. Outre la prévention des handicaps, les aides à l’intégration et à la vie sociale, la loi d’orientation du 30 juin 1975 avait institué une aide spécifique pour les enfants handicapés, l’allocation d’éducation spéciale, et une autre pour les adultes, l’allocation pour adulte handicapé. Constituant indiscutablement un progrès par rapport à l’état du droit antérieur, lequel était marqué par la distinction selon l’origine du handicap et par une grande disparité des régimes de prestation, la législation de 1975 avait réorganisé les prestations existantes, modifié leurs régimes et leurs mécanismes. Compte tenu de son caractère ambitieux, elle avait nécessité de nombreux textes d’application qui avaient à leur tour rendu le droit applicable au handicap complexe. 18 Ce délai n’est opposable au salarié que s’il est mentionné dans la lettre de licenciement.

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S’ajoutait à cela qu’elle avait laissé demeurer la ligne de partage entre les enfants et les adultes handicapés, chacun d’entre eux relevant d’institutions spécifiques, que les dispositifs existants ne garantissaient pas la possibilité de la possibilité d’une vie autonome, et que la participation et la citoyenneté des personnes handicapées restait un défi. Aussi le Président Chirac avait-il fait de l’intégration des personnes handicapées dans la société, avec la sécurité routière et la lutte contre le cancer, l’un de ses objectifs prioritaires.

Votée le 11 février 200519, la loi nouvelle tente de simplifier le dispositif

antérieur, de faciliter l’accès au droit des personnes handicapées et de leur famille, et de leur permettre de choisir leur projet de vie. À ces fins, le texte définit la notion de handicap, remodèle l’architecture institutionnelle et diversifie les prestations destinées aux handicapés. Le nouveau dispositif, qui contient une définition du handicap, doit entrer en vigueur le 1er janvier 2006. 5.1 - La définition du handicap

Pour la première fois, la loi nouvelle définit le handicap. Selon en effet son article 2, devenu l’article L. 114 du Code de l’action sociale et des familles, « Constitue un handicap, au sens de la présente loi, toute limitation d'activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d'une altération substantielle, durable ou définitive d'une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d'un polyhandicap ou d'un trouble de santé invalidant. ». Si on compare ce texte avec celui que retenait le projet de loi - « constitue un handicap le fait pour une personne de se trouver durablement limitée dans ses activités ou restreinte dans sa participation à la vie en société, en raison de l'altération d'une ou plusieurs fonctions physique, sensorielle, mentale ou psychique. » - on s’aperçoit qu’il prend mieux en compte tout l’environnement de la personne handicapée, sans réduire la situation à ses seules spécificités individuelles. En cela, il correspond indéniablement à une vision plus exigeante de la citoyenneté. 19 Loi n°2005-102 du 11 février 2005, JO 12 février 2005.

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5.2 - La nouvelle architecture institutionnelle

Instituées en 1975, les commissions départementales d’éducation spéciale (CDES) et les commissions techniques d’orientation et de reclassement professionnel (COTOREP) cèdent leur place et leurs compétences à deux institutions nouvelles. Sont ainsi créées les maisons départementales de personnes handicapées, ayant vocation à faciliter leurs démarches et celles de leur famille. S’inscrivant dans une logique de service, elles doivent aussi offrir un accès unique aux prestations et à toutes les possibilités d’appui dans l’accès à la formation et à l’emploi, à l’orientation vers des établissements et des services. Concrètement, les maisons départementales ont une mission générale d’accueil. Elles doivent mettre à la disposition des personnes handicapées un numéro téléphonique gratuit pour les appels d’urgence et diffuser un livret sur les droits des personnes handicapées et sur la lutte contre la maltraitance. Elles doivent permettre à la personne handicapée et à sa famille de formuler son projet de vie, mettre en place les équipes pluridisciplinaires chargées d’évaluer les besoins de la personne et d’élaborer le plan personnalisé qui permettra de compenser son handicap. Elle doit se doter d’un référent pour l’insertion professionnelle qui pourra accompagner les personnes en mesure d’exercer une activité professionnelle. De cette manière, les maisons départementales doivent favoriser plus efficacement la participation des personnes handicapées à la vie sociale et renforcer le contenu et la portée des dispositions existantes en matière d’intégration scolaire, d’insertion professionnelle, d’accessibilité aux locaux et aux transports collectifs.

Les maisons départementales ont encore un rôle de conciliation. En cas

de contestation des décisions relatives aux besoins de compensation, à l’orientation de la personne handicapée, à l’attribution de prestations, la maison départementale doit proposer des mesures de conciliation. Par ailleurs, au sein de chaque maison départementale, une personne référente est désignée pour traiter les réclamations des personnes handicapées. Ce référent est chargé de recevoir et d’orienter les réclamations vers les services et les autorités compétents. Enfin, les maisons départementales doivent gérer un fonds de compensation nommé le fonds départemental de compensation du handicap, chargé d’accorder des aides financières destinées aux personnes handicapées, de faire face aux frais de compensation qui restent à leur charge malgré les nouvelles aides.

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La seconde instance créée par la loi du 11 février 2005 est la commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées. Elle se substitue aux anciennes commissions (CDES et COTOREP) qui avaient fait l’objet de nombreuses critiques concernant l’accueil des personnes handicapées et de leur famille et les délais de traitement des dossiers. La nouvelle commission est compétente pour se prononcer sur l’orientation de la personne handicapée et sur les mesures appropriées à son intégration scolaire ou professionnelle et sociale, pour désigner les établissements compétents pour prendre en charge la personne handicapée (établissements scolaires, services de rééducation, de formation…), et pour apprécier si l’état et le taux d’incapacité de la personne justifie l’attribution d’une prestation (allocation d’éducation spéciale pour l’enfant et allocation pour adulte handicapé et complément de ressources pour l’adulte). C’est aussi la commission des droits et de l’autonomie qui apprécie si les besoins de compensation de l’enfant ou de l’adulte justifient l’attribution de la prestation de compensation. 5.3 - La diversification des prestations

Permettre à la personne handicapée de choisir librement son projet de vie

est un des axes majeurs de la réforme. Aussi, l’allocation aux adultes handicapés, minimum social créé en 1975, demeure, mais elle est complétée par des prestations nouvelles qui ont spécialement pour fonction de compenser les conséquences du handicap. La loi clarifie ainsi la distinction entre ce qui relève de la garantie de ressources et ce qui relève de la prise en charge des dépenses liées au handicap. Il s’agit de donner à la personne handicapée les moyens financiers de s’assumer et de lui permettre de déterminer son mode de vie. Plusieurs prestations pourront désormais se combiner à cette fin.

L’allocation aux adultes handicapés reste au cœur du dispositif. Pour en

bénéficier, le demandeur doit être âgé de plus de 20 ans, âge limite pour le droit à l’allocation d’éducation d’enfant handicapé. Il doit être de nationalité française ou résider régulièrement en France. Sans changement, l’allocation aux adultes handicapés peut être attribuée aux personnes atteintes d’une infirmité entraînant une incapacité permanente d’au moins 80%, ou aux personnes atteintes d’une incapacité de 50 à 80%, à condition d’être dans l’impossibilité d’occuper un emploi et de pouvoir justifier qu’elles n’en ont pas occupé depuis une durée qui sera fixée par décret. Cette prestation, de nature assistantielle et relevant de la solidarité nationale, reste subsidiaire, ce

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qui signifie qu’elle ne peut être versée qu’à défaut de droits ouverts aux prestations d’assurance sociale (pension vieillesse ou invalidité). Elle peut en revanche venir compléter, de façon différentielle, l’une de ces prestations et se cumuler avec elle, dans la limite de son montant. Enfin, l’allocation aux adultes handicapés peut se cumuler avec les ressources personnelles du bénéficiaire, ou avec celles de son conjoint, concubin, ou partenaire d’un pacte civil de solidarité (PACS), dans la limite d’un plafond déterminé par décret. Les rémunérations de l’intéressé tirées d’une activité professionnelle en milieu ordinaire de travail, jusqu’alors prises en compte, sont exclues du montant des ressources selon des modalités qui seront précisées par décret. Il en est de même pour les ressources provenant d’une activité exercée dans un établissement d’aide par le travail. Attribuée pour une durée de 1 à 5 ans par la commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées, l’allocation est versée mensuellement par des caisses d’allocations familiales ou les caisses de mutualité sociale agricole.

Parmi les nouveaux avantages institués par la loi de février 2005, il faut

d’abord signaler une garantie de ressources, composée par l’allocation pour adultes handicapés et un complément de ressources. Ce dernier, qui s’adresse aux personnes qui ne peuvent pas travailler, vise à assurer aux personnes handicapées un revenu égal à 80% du SMIC net. Il est en outre réservé à ceux qui occupent un logement indépendant et qui n’ont pas perçu de revenu d’activité à caractère professionnel propre depuis une durée qui sera fixée par décret.

Par ailleurs, la loi crée la majoration pour la vie autonome, qui vient

remplacer l’ancien complément d’allocation aux adultes handicapés. Elle devrait s’élever à 100 €, et sera réservée aux seules personnes handicapées qui ne travaillent pas, dont le taux d’incapacité sera au moins égal à 80%, qui ne perçoivent pas de revenu d’activité à caractère professionnel, et qui disposent d’un logement indépendant pour lequel ils reçoivent une aide personnelle au logement.

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On le voit, quelles que soient par ailleurs ses limites et ses timidités20, la loi du 11 février 2005 est une loi de large spectre. Même si elle n’en porte pas explicitement le nom ni sans doute ne le mérite vraiment, elle tend à se présenter comme une loi globale ou intégrale21. Il reste à souhaiter que les éléments divers qui la composent puissent permettre de mettre en œuvre concrètement, c’est-à-dire sérieusement, une véritable citoyenneté, conçue d’abord comme le moyen pour chacun, quels que soient son état et sa situation, de vivre avec les autres, côte à côte et face à face, dans l’affrontement comme dans la coopération, dans la concurrence comme dans la solidarité, et toujours dans le respect de la loi commune.

Maryse Badel

Jean-Pierre Laborde Comptrasec UMR 5114

Université Montesquieu BordeauxIV

20 Il faut tout de même rappeler ici que le projet n’a pas franchi sans mal l’étape de la consultation des associations et des instances spécialisées, qui lui ont réservé en effet d’assez vives critiques. Celles-ci ont pour l’essentiel tenu au manque d’ambition du texte, en même temps qu’à ses zones d’ombre. 21 En employant ce terme au sens que lui donne le législateur espagnol dans la récente et déjà fameuse loi intitulée Ley Orgánica de Medidas de Protección Integral contra la Violencia de Género, du 28 décembre 2004.

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ITALIE

L’actualité italienne a été dominée par la réforme envisagée pour flexibiliser davantage le marché du travail, lequel avait déjà fait l’objet d’un arrêté n° 276/03 en application de la loi n° 30/2003. La première phase de la réforme réalisée en 2004 a été suivie de la loi n° 80/2005 en matière de contrats de travail atypiques. Le contenu de cette dernière loi correspond à la volonté de réagir au fait que la négociation collective n’ait pas suivi, ou de manière très atténuée, le projet du législateur. Les éléments les plus essentiels de cette loi sont les suivants :

a) Le contrat de travail intermittent, (ex art 36 du décret-loi. 276/2003). Dans ce type de contrat, la détermination du temps de travail n’est pas établie d’avance entre les parties. La loi n° 80 a prévu des assouplissements. En attendant que les conventions collectives de branche introduisent les hypothèses de recours à cette forme de contrat pour répondre aux exigences de l’organisation de l’entreprise, la nouvelle disposition légale prévoit de manière expérimentale que tous les jeunes de plus de 25 ans et les personnes de plus de 45 ans, indépendamment du fait d’être au chômage (comme cela était prévu dans le texte original), peuvent aujourd’hui être embauchés avec ce type de contrat sans aucune limite.

b) Le contrat de travail dit « accessoire ». C’était un contrat réservé

aux employeurs ayant de faibles capacités vis-à-vis du marché du travail. Suite à la loi n° 80 de 2005, peuvent également y recourir les entreprises familiales des secteurs du commerce, du tourisme et des services. Le seuil de la rémunération perçue par le travailleur a été élevé : jusqu’à 10.000 euros s’il est employé par les entreprises susnommées, 5.000 euros dans les autres cas, et non plus 3.000 euros comme dans la première mouture de la loi.

c) Le contrat d’insertion. C’est un nouveau contrat envisagé par la loi de 2005 dont la finalité est l’insertion des travailleurs en difficulté, c’est à dire des travailleurs au chômage de longue durée ayant de 19 à 29 ans, et des personnes ayant un handicap grave. Le contrat prévoit des avantages pour une durée limitée, dont la réduction du salaire qui peut être inférieur de deux niveaux à celui correspondant à la tâche du salarié. La modification législative a porté sur une question très controversée, à savoir l’inclusion des femmes parmi les personnes susceptibles de se voir offrir ce type de contrat. La contestation a concerné le risque de porter ainsi atteinte au principe de

Italie

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l’interdiction de toute discrimination envers les femmes. La loi n’autorise en conséquence cette possibilité que si elle résulte d’une décision de la négociation collective.

d) Le contrat d’apprentissage (art 49 décret loi n° 276). La loi de 2005

a introduit un nouvel alinéa (5-bis) pour établir que ce contrat relève du champ de la négociation collective en attendant que soient adoptées les lois régionales sur le contrat d’apprentissage dit « professionnalisant ». Il s’agit d’un point qui avait soulevé des critiques en raison de la circulaire interprétative de 2004, qui préconisait d’exclure du champ des conventions collectives le contrat d’apprentissage.

e) La fourniture de main-d’oeuvre par les agences privées (art 13, 6 a,

du décret loi n° 276). La possibilité de déroger au principe de l’égalité de traitement entre des travailleurs vulnérables à la recherche d’un emploi et les salariés de l’entreprise dans laquelle ils seront insérés - qui avait été fort critiqué par la CGIL - a été abrogée. À été également abrogée la sanction de la perte de l’indemnité de chômage pour les salariés qui auraient refusé un emploi payé en deçà de 20% de la rémunération qu’il percevait dans le précédent emploi et se trouvant à une distance de 80 minutes du lieu de résidence. La conformité constitutionnelle de la réforme du marché du travail

Le développement de la législation au niveau des régions, pour les mesures concernant le marché du travail et l’intégration de la législation nationale, est l’un des aspects les plus intéressants. Il est lié à la question de la légitimité constitutionnelle de nombreuses dispositions du décret loi n° 276, en vertu du nouveau titre V de la Constitution (suite à la réforme « fédéraliste » de 2001) selon lequel la compétence en matière de « protection et de sauvegarde du travail » est répartie de façon concurrente entre la législation nationale, tenue d’établir les principes fondamentaux, et la législation régionale qui doit fixer les dispositions réglementaires. L’incertitude sur la signification du concept a conduit une partie de la doctrine à affirmer que le fonctionnement du marché du travail incombe à la compétence concurrente de la loi nationale et régionale. Selon une interprétation de l’art.117 de la Constitution, tout ce qui concerne les services publics et privés, l’orientation professionnelle, l’encouragement de l’offre et de la demande d’emploi, relève de la compétence répartie entre la

Italie

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législation nationale et régionale ; il en est de même des aides financières pour encourager l’emploi, les entreprises de jeunes et l’insertion des travailleurs vulnérables. En outre, on a contesté la conformité constitutionnelle de la centralisation de l’attribution des compétences administratives en matière de politiques publiques d’encouragement à l’emploi, qui serait en contradiction avec l’art.118 du nouveau texte. Plusieurs Régions ont fait un recours devant le Conseil constitutionnel qui a toutefois rendu une décision de rejet (arrêt n° 50/2005).

L’arrêt du Conseil Constitutionnel a pris en compte pour la première fois

le concept de « protection et de sécurité du travail ». À ce propos, le Conseil a affirmé que les services publics de l’emploi sont concernés, ce qui implique que leur réglementation serait répartie entre l’État et les Régions. Mais comme ces services sont aussi liés au droit au travail consacré par la Constitution (art.4), leur réglementation appartient à l’État de manière exclusive quand cela concerne d’autres de ses compétences (par ex. en matière de détermination des niveaux minima des services publics, selon l’art.117, 2 Const. ou bien en matière de sauvegarde de la liberté de concurrence dans l’hypothèse de régler l’intermédiation des agences publiques ou privées sur le marché du travail). Un autre point très intéressant de l’arrêt a porté sur les dispositions relatives au statut du salarié, qui sont de la compétence exclusive de la législation nationale selon l’opinion doctrinale dominante. Cette opinion a été retenue par le Conseil constitutionnel, avec comme argument le fait qu’il s’agit d’une matière typique de droit civil. Mais le Conseil n’a pas donné plus de précision si bien que d’autres aspects de légitimité pourront être soulevés. C’est la même argumentation qui a été utilisée concernant l’encadrement de la conciliation des litiges de travail. L’arrêt a aussi décidé de la conformité des dispositions prévoyant un seul régime national pour autoriser et accréditer les agences intermédiaires d’emploi, car cela permet d’assurer un marché du travail de dimension nationale et l’efficacité de la protection du droit au travail du citoyen. Le Conseil n’a manifesté d’ouverture pour une vision fédéraliste qu’à propos des compétences des autorités administratives régionales et locales.

Stefania Scarponi

Université de Trento

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JAPON

L’actualité juridique au Japon est demeurée marquée par l’avancement du processus de réforme du système judiciaire dans son ensemble, qui répond à une augmentation importante ces dernières années du nombre de litiges portés devant les tribunaux. D’autre part, la politique de l’emploi continue d’être confrontée à la diminution de la population active due au vieillissement de la population, et fait face à la fois en promouvant l’emploi des personnes d’âge mûr, dont le désir de rester actif en travaillant reste tenace au Japon, et en encourageant de plus en plus la diversité sur les lieux de travail. L’emploi des femmes est aussi facilité par des mesures permettant de mieux concilier vie professionnelle et vie familiale. Peu d’arrêts importants ont été rendus pendant la période couverte, seul sera commenté ici un arrêt de la Cour Suprême relatif à l’accès des étrangers à la fonction publique, particulièrement aux postes de direction. 1 - La Législation

Trois lois en matière d’emploi et de travail ont été adoptées et sont

entrées en vigueur au cours de la période septembre 2004 - octobre 2005. La loi réformant la loi sur la stabilisation de l’emploi des personnes âgées, adoptée le 5 juin 2004 et entrée en vigueur le 11 juin 2004

Les statistiques démographiques récentes continuent de démontrer la gravité du phénomène de vieillissement de la population au Japon, prévoyant notamment qu’en 2005, la proportion de la population japonaise de plus de 65 ans s’élèvera à environ 28,7% (par rapport à environ 20% aujourd’hui). La baisse de la population active « en âge de travailler » qui s’ensuit, se couple en outre d’une vague de départs à la retraite, en bloc, entre 2007 et 2009, de la première génération des baby-boomers. C’est à ce phénomène démographique et à la pression qu’il exerce sur le budget de la sécurité sociale (tant en matière de santé que de pension de vieillesse) que s’attaque la première loi réformant la loi sur la stabilisation de l’emploi des personnes âgées du 5 juin 2004. Cette réforme s’inscrit dans un long processus de promotion et de stabilisation de l’emploi des personnes d’âge moyen (au-dessus de 45 ans) et âgées (de plus de 65 ans), qui avait commencé dès le milieu des années quatre-vingt par l’interdiction de fixer un âge de la retraite inférieur à 60 ans et l’obligation morale des employeurs de maintenir

Japon

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l’emploi des salariés jusqu’à 65 ans1 . Bien qu’en conséquence de cette obligation morale, environ 70% des entreprises japonaises disposent aujourd’hui d’un système d’emploi jusqu’à 65 ans quel qu’il soit, seulement 30% garantissent véritablement un tel poste à tous les travailleurs qui le souhaitent2. Les nouvelles mesures portent pour l’essentiel sur l’obligation de l’employeur de prendre une part plus active dans le maintien ou le réemploi des personnes âgées, jusqu’à l’âge permettant de percevoir la pension de vieillesse, à savoir 65 ans. - Tout d’abord, l’employeur se voit imposer une nouvelle obligation légale de maintenir l’emploi jusqu’à 65 ans, en élevant l’âge de la retraite à 65 ans ou en l’éliminant complètement, ou encore en introduisant un système de réemploi (article 9, alinéa 1). L’employeur manquant à cette obligation pourra, dans un premier temps, recevoir du Ministre de la Santé et du Travail, tout conseil, orientation ou recommandation jugés nécessaires (article 10). - Lorsque pour des raisons impératives, l’employeur doit fixer une limite d’âge à une offre d’emploi, il a l’obligation de faire connaître cesdits motifs aux demandeurs d’emploi (article 18 al. 2). - Lorsque l’employeur négocie avec le syndicat de l’entreprise représentant les intérêts de la majorité des travailleurs (ou les représentants de la majorité des travailleurs de l’entreprise, à défaut de syndicat) un accord définissant à qui s’applique le système de maintien de l’emploi, cet employeur est présumé avoir établi un système de maintien de l’emploi dans l’entreprise (article 9 al.2). - Les agences appelées « Silver jinzai centres » (sortes d’agences semi-publiques d’emploi pour les personnes âgées) sont désormais accréditées à offrir des services d’agences intérimaires pour des travaux temporaires et légers à leurs membres retraités (article 42).

1 Voir à ce propos, Kazuo Sugeno, Rodoho (Le Droit du Travail), 7e édition, Kobundo, 2005, p.56-58. 2 Fujieda, S., « Koureishatou no koyou no antei tou ni kansuru houritsu no ichibu wo kaisei suru houritsu » (La loi amendant en partie la loi de stabilisation de l’emploi des personnes âgées), Jurist, n° 1274 (9. 2004), p. 71-73.

Japon

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- La situation de l’emploi des personnes âgées dans les petites entreprises et celles de taille moyenne restera l’objet d’études effectuées par le Ministère de la Santé et du Travail, en vue de l’adoption de mesures supplémentaires à court et à moyen terme. La loi portant réforme de la loi sur les syndicats, adoptée le 10 novembre 2004 et entrée en vigueur le 1er janvier 20053

La résolution des conflits collectifs du travail se fait au Japon par l’intervention de commissions du travail (les commissions régionales en première instance et la commission centrale du travail en seconde instance), de composition tripartite, l’intérêt général étant représenté par des experts en droit du travail (habituellement des professeurs d’université). Alors que 70% des conflits portés devant les commissions du travail sont résolus à l’amiable, l’allongement de la durée des débats (en moyenne près de 800 jours en première et 1450 jours en seconde instance selon les statistiques de 1999 à 2003) ainsi que le taux d’annulation des décisions des commissions par les tribunaux administratifs, contrastant avec la réduction de la durée des débats dans les contentieux privés du travail, étaient autant de pressions exercées pour que ce système de résolution des conflits soit rendu plus efficace et plus fiable. De plus, dans le cadre de la réforme générale du système judiciaire engagée en 2001, les conflits du travail dans leur ensemble (collectifs et individuels) avaient été désignés comme devant faire l’objet d’un renforcement institutionnel et d’une spécialisation.

C’est dans ce contexte qu’a été adoptée la loi du 10 novembre 2004. Ses

objectifs principaux sont d’augmenter l’efficacité et la fiabilité des débats au sein des commissions du travail, d’accélérer l’établissement des faits par des mesures en matière de preuve (restriction de la liberté des parties de soumettre ou refuser la remise de pièces et documents pouvant servir de preuve). La composition de la commission centrale a également été modifiée et notamment le nombre de représentants de l’État réduit à cinq afin de dynamiser et accélérer les débats. Enfin, la résolution à l’amiable reste largement encouragée notamment par la possibilité de demander l’exécution forcée d’un procès-verbal de règlement à l’amiable. Les employeurs restent sceptiques quant à l’efficacité de cette réforme jugée insuffisante du point de

3 Voir Matsunaga, H., « Rodo-kumiai hou kaisei no keii to gaiyou » (contexte et aperçu de la réforme de la loi sur les syndicats), Jurist, n° 1284 (2. 2005), p.58-62.

Japon

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 279

vue des mesures d’accélération des débats ; ils ont en outre quelques doutes sur la nécessité d’encourager la résolution à l’amiable, considérant que la recherche d’un compromis est souvent une tentative vaine et fastidieuse pour des conflits qui impliquent le plus souvent des syndicats minoritaires dans l’incapacité d’établir des relations harmonieuses avec l’employeur. Les syndicats, quant à eux, craignent un rapprochement excessif de ce système informel de résolution des conflits avec les procédures applicables dans le contentieux de droit privé. Tout en adoptant une attitude plus positive face à cette réforme qui, ils l’espèrent, contribuera à la réduction de la durée des conflits, les syndicats restent attachés à l’idée de règlement à l’amiable qu’ils considèrent bénéfique à l’établissement de relations harmonieuses entre les syndicats et les employeurs4. La loi amendant en partie la loi sur l’aide aux travailleurs ayant des responsabilités d’éducation ou familiales (enfants ou membres de la famille), (ci-après loi sur le congé familial), adoptée le 1er décembre 2004 et entrée en vigueur le 1er avril 20055

Les débats sur le vieillissement de la population et la réduction de la population active sont en même temps un moteur pour la promotion de l’emploi des femmes, et des mesures tendant à faciliter la conciliation entre vies familiale et professionnelle. La nouvelle réforme sur le congé familial élargit le champ d’application personnel des congés reconnus aux travailleurs pour prendre soin de leur(s) enfant(s) en bas âge ou d’un autre membre de leur famille (durée maximale du congé de 93 jours par an) à une catégorie de travailleurs temporaires dont la relation de travail présente une certaine durée. Concrètement, le ou la travailleur(se) titulaire d’un contrat depuis un an au moins et dont la relation contractuelle (la législation japonaise ne prévoyant pas de limite aux renouvellements successifs de contrats de ce type) n’est pas destinée à prendre fin dans l’année qui suit la demande de congé, peut s’il (ou elle) le demande, bénéficier d’un tel congé au même titre que les salariés sous contrat à durée indéterminée. Les conditions dans lesquelles les jours de congé peuvent être pris ont aussi été assouplies et ne doivent pas nécessairement être pris en une seule fois.

4 Yamakawa, R., Nakayama, S. et Miyasato, K., « Kaisei Rodo-kumiai ho ni okeru ronten to kongo no kadai » (débats sur la loi réformée sur les syndicats et les problèmes qui restent), Jurist, n° 1296, p. 84-101. 5 Voir « La réforme de la loi sur le congé pour prendre soin de son enfant ou d’un membre de sa famille », Jurist, n° 1285, p.44-48.

Japon

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D’autre part, la loi prévoit un nouveau type de congé familial, complémentaire au précédent, d’une durée de cinq jours par an pouvant être pris pour soigner un enfant malade qui ne fréquente pas encore l’enseignement primaire. Cette réforme est une étape importante dans l’aide et la protection des travailleurs « atypiques », sous contrat à durée déterminée. Elle témoigne aussi de la reconnaissance progressive de la diversité des travailleurs et de la nécessité de prendre en compte les intérêts de tous les types de travailleurs en matière de protection sociale. 2 - Jurisprudence

La Cour Suprême a rendu le 26 janvier 2005 en assemblée plénière un arrêt important en matière d’accès aux postes de direction dans l’administration publique par des personnes de nationalité étrangère. Cet arrêt marque la fin d’un long procès commencé en 1995. Une ressortissante de nationalité coréenne assistante sociale et titulaire d’un droit de résidence permanent au Japon, en vertu du traité de Paix entre la Corée et la Chine, s’est vu refuser l’accès à un examen d’admission aux postes de direction de l’administration sanitaire de la ville de Tokyo. Ayant intenté un procès en dédommagement contre la ville de Tokyo, sur base des articles 22 al.1 (libre choix de la profession) et 14 (égalité devant la loi) de la Constitution, elle obtint en deuxième instance, le droit à dédommagements sur base de ces deux articles. L’arrêt de la Cour Suprême a annulé cette décision de la Cour d’Appel du 26 novembre 1997, au motif que l’examen en cause donnait accès à des postes qui pour certains impliquaient la mise en œuvre de la puissance publique, postes pour lesquels il appartient à l’administration concernée de juger s’il convient de les restreindre aux personnes de nationalité japonaise.

Yuki Sekine Faculté de Droit de l’Université de Kobe

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MAROC

La réforme de la législation du travail réalisée en 2003 était appelée à se poursuivre à travers l’adoption des règlements d’application et devenait urgente depuis l’entrée en vigueur du Code du travail, le 8 juin 2004. En effet, la solution transitoire par laquelle son article 595 maintenait provisoirement l’effet des dispositions réglementaires antérieures n’était de nature, ni à permettre la mise en place du nouveau cadre institutionnel des relations professionnelles, ni à recevoir application en présence de mesures législatives novatrices. Toutefois, la suspension des concertations entre les partenaires sociaux en raison de divergences sur l’application de certaines dispositions de ce même Code a entraîné le report de toute nouvelle production normative jusqu’à la fin de l’année 2004 (1). La polémique sur la revalorisation du salaire minimum légal a constitué un moment clef de la fronde syndicale (2). La reprise du dialogue social a permis aussi de réactiver la réforme de la couverture sociale en adoptant les options de base de l’assurance maladie obligatoire (AMO) (3). L’année 2005 aura donc été marquée par une production inhabituelle de dispositions réglementaires, soutenue par une activité sociale intense. Il n’est pas exclu cependant, que l’actualité retienne surtout la question de l’emploi et de l’émigration qui a été fort médiatisée à l’occasion des événements de Ceuta et Melilla (4). 1 - Les règlements d’application du Code du travail

La plupart des décrets d’application du Code a été adoptée par le Conseil des ministres du 29 décembre 2004. Certains d’entre eux participent à l’édification du cadre institutionnel des relations professionnelles tandis que d’autres fixent les mesures d’exécution des dispositions législatives régissant le travail salarié. 1.1 - Mesures institutionnelles

Cherchant ouvertement à promouvoir la culture du dialogue social et le

droit conventionnel, le Code du travail a prévu de nombreux organes consultatifs tripartites tant au niveau local que national. Leur mise en place demeurait toutefois suspendue à l’adoption de règles relatives à leur composition et à leur fonctionnement, voire à la nomination de leurs membres et à leur convocation effective.

Maroc

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La simple énumération des décrets adoptés à ce titre témoigne de l’ampleur du chantier ainsi ouvert :

- Décret 2.04-424 fixant le nombre des membres du conseil supérieur

de la promotion de l’emploi, les modalités de leur nomination et les modalités de fonctionnement dudit conseil ;

- Décret 2-04-514 fixant le nombre des membres de la commission provinciale chargée d’examiner et de statuer sur les demandes de licenciement des salariés et la fermeture partielle ou totale des entreprises ou des exploitations ;

- Décret 2-04-512 fixant les membres du conseil de médecine du travail et de prévention des risques professionnels et les modalités de leur nomination et du fonctionnement dudit conseil ;

- Décret 2-04-464 fixant la composition et les modalités de fonctionnement de la commission spécialisée relative aux entreprises d’emploi temporaire ;

- Décret 2-04-425 fixant le nombre des membres du conseil de la négociation collective et les modalités de leur nomination et de fonctionnement dudit conseil ;

Un aperçu rapide sur leur contenu donne une idée générale des

difficultés qui restent à surmonter. Ainsi, la représentation des travailleurs dans les commissions provinciales s’effectue au moyen de cinq sièges attribués aux organisations des travailleurs les plus représentatives. Or, les critères de représentativité retenus par le Code se réfèrent soit à l’entreprise soit à l’échelle nationale. On peut supposer que le mutisme sur la représentativité syndicale aux niveaux provincial et régional renvoie implicitement à la représentativité à l’échelon national. Mais chaque fois que celle-ci ne se trouve pas relayée par une présence effective des syndicats concernés dans ces circonscriptions territoriales, elle tendra naturellement à confisquer le mandat des travailleurs concernés et à travestir le dialogue social de proximité.

De même, les sièges réservés aux employeurs sont destinés à leurs

organisations professionnelles les plus représentatives. Or, le Code ne définit pas cette notion, à leur sujet. On s’interroge notamment sur la reconnaissance de cette qualité aux chambres professionnelles telles que la chambre de commerce, d’industrie et des services, la chambre d’artisanat et

Maroc

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 283

la chambre d’agriculture qui constituent toutes des organes de droit public placés sous la tutelle de l’État. 1.2 - Mesures normatives

Quant aux autres mesures réglementaires d’application du Code, elles

sont constituées en partie, de décrets également adoptés le 29 décembre 2004 et d’arrêtés du ministre de l’emploi et de la formation professionnelle, pris le 5 août suivant. Pour fastidieux qu’il puisse être, leur rappel permet de connaître le champ qu’ils couvrent et d’en établir un relevé d’autant plus utile que les arrêtés n’ont été publiés qu’en langue arabe :

- Décret 2-04-423 fixant les conditions et les formes de la déclaration d’ouverture d’une entreprise, d’un établissement ou d’un chantier ;

- Décret 2-04-682 fixant les travaux interdits aux mineurs de moins de 18 ans, aux femmes et aux salariés handicapés ;

- Décret 2-04-465 fixant la liste des entreprises dans lesquelles il est interdit d’employer des mineurs de moins de 18 ans à titre de salarié comme comédien ou interprète dans les spectacles publics, sans autorisation écrite ;

- Décret 2-04-513 organisant le repos hebdomadaire ; - Décret 2-04-426 fixant la liste des jours fériés, chômés et rémunérés

dans les entreprises industrielles et commerciales, les professions libérales et les exploitations agricoles et forestières ;

- Décret 2-04-466 fixant le modèle de l’engagement de l’employeur de rapatrier l’employé à ses frais et de supporter les frais de son hospitalisation ;

- Décret 2-04-470 fixant les conditions d’autoriser la création d’économats dans les chantiers, exploitations agricoles, entreprises industrielles mines ou carrières éloignées d’un centre de ravitaillement ;

- Décret 2-04-469 relatif au délai de préavis pour la rupture unilatérale du contrat de travail à durée indéterminée ;

- Décret 2-04-468 fixant les indications que doivent comporter les colis pesant au moins mille kilogrammes de poids ;

- Décret 2-04-422 fixant les mentions que doit porter la carte de travail ;

- Décret 2-04-570 fixant les conditions d’emploi des salariés au-delà de la durée normale de travail ;

- Arrêté du ministre de l’emploi n° 340-05 du 9 février 2005 relatif à la répartition de la durée de travail ordinaire dans l’agriculture ;

Maroc

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- Décret 2-04-569 fixant les modalités d’application de l’article 184 de la loi n° 65-99 relative au Code du travail, (répartition de la durée du travail dans les professions non agricoles) ;

- Décret 2-04-568 fixant les conditions devant être mises en place pour faciliter le travail de nuit des femmes ;

- Décret du 13 juillet 2005 pris pour l’application des dispositions des articles 315 et 316 de la loi n° 65-99 portant Code du travail (nombre d’auxiliaires dans les services médicaux du travail);

- Arrêté du ministre de l’emploi et de la formation professionnelle n° 338-05 du 9 février 2005 fixant la forme du registre spécial aux opérations de cautionnement ;

- Arrêté du ministre de l’emploi n° 338-05 du 9 février 2005 fixant les conditions d’équipement des salles d’allaitement, d’admission des nourrissons et de la garde des enfants ;

- Arrêté du ministre de l’emploi et de la formation professionnelle n° 341-05 du 9 février 2005 fixant les conditions d’application des articles 187 à 192 du Code du travail (répartition de la durée du travail)

- Arrêté du ministre de l’emploi et de la formation professionnelle n° 342-05 du 9 février 2005 fixant les modalités d’octroi du repos compensateur ;

- Arrêté du ministre de l’emploi et de la formation professionnelle n° 343-05 du 9 février 2005 fixant les périodes durant lesquelles les salariés des exploitations agricoles, forestières et leurs annexes ne bénéficient pas du congé annuel payé ;

- Arrêté du ministre de l’emploi et de la formation professionnelle n° 344-05 du 9 février 2005 fixant les modalités de calcul de l’indemnité compensatrice du congé annuel payé et les conditions de son octroi ;

- Arrêté du ministre de l’emploi et de la formation professionnelle n° 345-05 du 9 février 2005 fixant le modèle du rapport à établir sur les circonstances de l’accident du travail ou d’une maladie professionnelle ou revêtant ce caractère ;

- Arrêté du ministre de l’emploi n° 346-05 du 9 février 2005 fixant les mentions obligatoires sur le bulletin de paie ;

- Arrêté du ministre de l’emploi et de la formation professionnelle n° 347-05 du 9 février 2005 fixant le modèle de registre de paie ;

- Arrêté du ministre de l’emploi et de la formation professionnelle n° 348-05 du 9 février 2005 fixant le modèle du registre à tenir par les agences d’intermédiation privées ;

Maroc

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- Arrêté du ministre de l’emploi et de la formation professionnelle n° 338-05 du 9 février 2005 fixant le modèle du cahier des charges des entreprises d’intermédiation privées comportant les conditions spéciales relatives à la détermination des frais pouvant être mis à la charge du bénéficiaire d’un contrat de travail à l’étranger

- Arrêté du ministre de l’emploi et de la formation professionnelle n° 350-05 du 9 février 2005 fixant le modèle de contrat de travail des étrangers ;

- Arrêté du ministre de l’emploi et de la formation professionnelle n° 351-05 du 9 février 2005 fixant le modèle du rapport relatif aux visites de contrôle des auxiliaires chargés de l’inspection du travail.

La plupart de ces textes reprennent les dispositions antérieures ou les réajustent aux nouvelles règles législatives, parfois en se cantonnant aux principes évoqués par celles-ci. Leur entrée en vigueur s’est donc faite dans une relative indifférence générale, ce qui n’est pas, en revanche, le cas de la revalorisation du salaire minimum légal dont la mise en œuvre a été fortement perturbée par l’application concomitante de la réduction de la durée légale du travail de 48 heures à 44 heures.

2 - La polémique sur le salaire minimum légal

Par décret du 4 juin 2004 le salaire minimum légal, qui est horaire dans

l’industrie et le commerce, a été relevé de 8,78 DH à 9,22 DH, à compter du 7 juin. Le salaire hebdomadaire des travailleurs payés au minimum légal s’en est trouvé porté de 421,44 DH à 442,56 DH, sur la base de la semaine de 48 heures, soit de 1826 DH à 1917 DH par mois, correspondant à 208 heures.

Le jour suivant s’achevait la période de six mois qui devait s’écouler

entre la date de publication du Code du travail et celle de son entrée en vigueur, ce qui avait pour effet de réduire ipso facto la durée hebdomadaire du travail de 48 heures à 44 heures, sans réduction subséquente du salaire. On passait ainsi à un maximum de 191 heures de travail par mois au lieu des 208 autorisées jusqu’à cette échéance. Chaque salarié payé sur la base du minimum légal conservait ainsi son salaire mensuel de 1917 DH pour 191 heures seulement, ce qui dégage pour lui un revenu horaire moyen de 10,05 DH alors que le salaire minimum légal avait été fixé la veille seulement à 9,22 DH.

Maroc

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Mais le même décret du 4 juin annonçait une seconde revalorisation du

salaire minimum légal à compter du 1er juillet pour le porter de 9,22 DH à 9,66 DH. Tous les travailleurs qui ont bénéficié de la réduction du temps du travail et de l’augmentation indirecte du salaire horaire qui en découlait s’en trouvaient écartés puisque leur salaire horaire effectif était désormais supérieur au minimum légal. Cela créait une situation paradoxale pour les syndicats qui avaient négocié au mois de mai précédent une majoration du salaire minimum de 10% étalée sur deux tranches de 5% chacune, à verser respectivement en juin et juillet ; probablement sans avoir pris en considération l’entrée en vigueur du Code et la réduction du temps du travail qu’il avait consacrée.

Les conflits sociaux provoqués en juillet par le refus du patronat

d’accorder la seconde majoration aux travailleurs qui avaient bénéficié de la réduction de la durée du travail ont été relancés, plus tard, dans les secteurs dans lesquels les revalorisations du salaire minimum avaient été différées par l’arrêté du ministre de l’emploi et de la formation professionnelle du 5 août 2004 en raison des « difficultés particulières » qu’ils connaissent, ajoutant ainsi à la cacophonie générale des dates et des valeurs du salaire minimum légal1.

Il découle désormais de cette succession de mesures, que le salaire

minimum horaire du travailleur engagé après le 7 juin s’est établi à 9,22 DH jusqu’à sa revalorisation à 9,66 DH, à compter du 1er juillet alors que celui de son collègue qui aurait bénéficié le 6 juin de la réduction de la durée hebdomadaire du travail se trouvait figé au-delà de ce seuil, à 10,05 DH : une forme de discrimination salariale à laquelle personne n’avait songé. 3 - Les règles d’application du Code de l’A.M.O.

L’autre volet de l’actualité juridique est constitué par la consolidation

progressive du cadre institutionnel de l’assurance maladie obligatoire. Un amendement de l’article 147 de la loi portant Code de la couverture médicale de base promulgué par le dahir du 16 février 2005, a modifié la date d’entrée en vigueur des dispositions du Code afférentes à l’assurance maladie obligatoire pour la faire correspondre avec la date de publication des décrets 1 Arrêté du ministre de l’emploi et de la formation professionnelle du 5 août 2004, B.O. éd. arabe du 9 août 2004.

Maroc

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d’application « nécessaires à la mise en place des organes d’administration et de gestion (…) » qu’elle prévoit, en l’occurrence l’Agence nationale de l’assurance maladie, la Caisse nationale des organismes de prévoyance sociale et la Caisse nationale de sécurité sociale.

Il s’en est suivi naturellement, l’adoption d’une série de décrets pris à cet effet. Le premier, daté également du 16 juillet, pris pour l’application de l’article 77 de la loi précitée, a modifié la composition du conseil d’administration de la CNSS lorsqu’il délibère sur les questions relatives à l’AMO pour ajouter aux administrateurs ordinaires, un représentant du Premier ministre et six autres, représentant les départements de l’emploi, finances, santé, agriculture, commerce et industrie ainsi que le directeur de l’Agence nationale de l’assurance maladie. Six autres décrets, tous datés du 18 juillet 2005 ont porté sur diverses questions que l’on peut exposer brièvement : 1. Conditions d’affiliation et d’immatriculation : le décret n° 2-05-738 distingue entre trois catégories d’affiliés d’office au régime de l’AMO : les employeurs adhérant aux mutuelles relevant de la Caisse nationale des organismes de prévoyance sociale (CNOPS), les employeurs affiliés à la CNSS et les organismes gérant les pensions de retraite. Tous ces acteurs sont tenus de déclarer les personnes qui relèvent d’eux en tant que personnes immatriculées d’office au régime de l’AMO. Une dérogation de cinq années est prévue, cependant, au profit des employeurs qui ont souscrit une assurance maladie procurant aux bénéficiaires des prestations au moins équivalentes à celles de l’AMO ou qui disposent d’une caisse interne garantissant les mêmes prestations ; 2. Taux de couverture des prestations médicales : le décret n° 2-05-737 établit une liste de prestations afférentes à des pathologies lourdes qui sont couvertes aux titres de soins ambulatoires ou hospitaliers. S’y ajoutent les soins prodigués aux enfants de moins de 12 ans tels que définis à l’article 7 de la loi ainsi que les prestations de suivi de grossesse et d’accouchement. L’ensemble de ces soins sont couverts au taux de 70% de la tarification nationale de référence. Leur prise en charge est portée à 90% pour les maladies graves et invalidantes lorsqu’ils sont dispensés par des organismes publics ;

Maroc

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3. Taux de cotisation : les cotisations dues à la CNSS au titre de l’AMO ont été fixées à 4% de la rémunération salariale brute. Ce taux qui est supporté intégralement par les assurés volontaires sur la base de leur dernière rémunération est, en revanche, pris en charge - à raison de la moitié pour chacun - par l’employeur et le salarié en activité. Toutefois, les employeurs sont tenus de verser une cotisation additionnelle équivalant à 1% de la même masse salariale. Celle-ci a été finalement compensée par une réduction équivalente de leur contribution au fonds des allocations familiales dont ils sont les uniques pourvoyeurs. Pour les marins pêcheurs la contribution a été fixée à 1,2% des recettes procurées par la vente du produit des chalutiers et à 1,5% du produit de la vente des sardiniers et palangriers (D. 2-05-734 du 18 VII 05)2 ; 4. Ressources de l’Agence de régulation : le décret n° 2-05-740 institue au profit de l’Agence nationale de l’assurance maladie un prélèvement de 0,6% sur les cotisations et des contributions dues aux organismes par les employeurs et les bénéficiaires. Il fixe également le plafond des prélèvements que ces gestionnaires peuvent opérer sur leurs ressources en vue de leur affectation à leur gestion administrative à 9,4%. D’autres dispositions organisent deux fonds de réserves et annoncent les modalités d’exercice du contrôle financier ; 5. Définition des agents journaliers des collectivités et établissements publics bénéficiant de l’AMO : le décret n° 2-05-739 fait accéder tous les agents journaliers travaillant en permanence pour les collectivités et établissements publics au bénéfice de l’AMO, lorsqu’ils perçoivent au moins un salaire équivalent au salaire brut d’un agent temporaire classé à l’échelle 1. 4 – Une actualité sociale riche

Par ailleurs, l’actualité sociale a été marquée par des conflits aigus qui trouvent leur origine aussi bien dans les difficultés économiques éprouvées par certains secteurs de production face à la concurrence internationale, que par les problèmes soulevés par des dispositions du Code du travail. Outre la question de l’exonération fiscale de l’indemnité de licenciement concédée par la Code du travail et remise en cause par la loi de finances de l’année suivante, la réduction de la durée du travail, le cumul entre l’indemnité de

2 Décret n°. 2.05-741 du 18 VII 05

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licenciement et les dommages intérêts en cas de licenciement abusif ainsi que la durée du contrat à durée déterminée ont été à l’origine de controverses et de demandes d’arbitrage du Premier ministre de la part du patronat. D’autres dispositions sont contestées en raison des difficultés que soulève leur mise en œuvre et requièrent, pour certains acteurs sociaux, une révision du Code. Parmi elles, figurent le principe de l’application graduelle des sanctions disciplinaires, l’obligation de disposer d’un médecin du travail durant tout le temps de travail, les effets de la transaction en cas de licenciement et la durée du contrat d’intérim.

La révision du Code est réclamée même par des acteurs externes. Ainsi,

on peut lire dans une demande directe adressée au gouvernement marocain par la Commission des experts pour l’application des conventions et des recommandations de l’OIT3, à l’occasion de l’examen de l’application de la Convention 98 sur le droit d’organisation et de négociation collective : « la commission note que comme l’article 92 du Code du travail prévoit que seules sont habilitées à négocier collectivement, les organisations les plus représentatives, l’exigence de 35% du total du nombre des délégués des salariés élus au niveau de l’entreprise ou de l’établissement peut paraître élevée et pourrait ainsi entraver le développement de la négociation collective, surtout lorsqu’il n’y a aucune organisation syndicale respectant cette condition ». En conséquence, « la commission demande au gouvernement de prendre des mesures en vue de modifier l’article 435 du Code du travail (…) ».

Il n’en demeure pas moins que la coopération internationale en la matière

demeure très soutenue. Ainsi le B.I.T administre au moins cinq projets importants portant respectivement sur le dialogue social (Dol-US), le travail décent dans le secteur du textile et de l’habillement (Projet Pilote), le travail des enfants (IPEC), la responsabilité sociale de l’entreprise (Global Compact) et la formation des magistrats en droit international du travail. Une multitude d’associations nationales et internationales collaborent également sur des thématiques et des actions de terrain portant notamment sur la protection de l’enfance, la promotion des activités génératrices de revenus, la formation professionnelle, la non-discrimination et la gouvernance. Mais sans doute, l’actualité internationale retiendra pour l’année 2005, principalement l’image de ces milliers de travailleurs subsahariens candidats

3 CEAR comments (applis), 2004/75e session.

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à l’émigration qui prennent d’assaut les barbelés des enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla, situés sur le territoire marocain, et se trouvent ballottés entre les frontières internationales de l’Espagne, de l’Algérie et de la Mauritanie. Les accords de refoulement et la coopération sécuritaire prennent ainsi le pas sur les politiques d’émigration. De plus en plus, la question sociale semble ainsi se profiler d’abord sous forme d’accès au travail et à la dignité.

Rachid Filali Meknassi, Professeur à la Faculté de Droit de Rabat-Agdal

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ORGANISATION INTERNATIONALE DU TRAVAIL 1 - Les travaux de la 93e Conférence annuelle de l’Organisation internationale du travail

La 93e Conférence annuelle de l’OIT, qui réunissait les délégués tripartites des 1781 États membres de l’Organisation, s’est tenue à Genève du 31 mai au 16 juin 2005. La mobilisation en faveur de la sécurité au travail

Face à l'augmentation du nombre des accidents et des maladies, ainsi que des décès liés au travail, le Bureau international du Travail (BIT) et l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) ont lancé un appel conjoint pour le développement d'une culture de la sécurité préventive, lors de la Journée internationale de la sécurité et de la santé au travail qui s’est tenue le 28 avril 2005.

D'après une nouvelle estimation du BIT en la matière2, le risque

professionnel est en augmentation. Le rapport indique que cette augmentation résulte, pour une grande part, de l’industrialisation rapide de certains pays. L’étude du BIT insiste également sur le fait que le risque de maladie professionnelle est aujourd'hui le plus grand danger auquel sont exposés les travailleurs sur leur lieu de travail. Ces maladies provoquent en effet le décès d’ 1,7 million de personnes par an3 .

Il ressort des dernières estimations du BIT que, en plus des décès liés au

travail, il se produit chaque année près de 268 millions d'accidents du travail non mortels, qui sont suivis d'au moins trois jours consécutifs de congé, sans compter les 160 millions nouveaux cas de maladies professionnelles enregistrés chaque année. 1 Il convient de noter que l’État indépendant de Samoa est devenu le 178e État membre de l’OIT le 7 mars 2005, après réception d’une lettre du Premier ministre samoan notifiant l’acceptation formelle par son gouvernement des obligations découlant de la Constitution. 2 Rapport du BIT en vue de la Journée mondiale sur la sécurité et la santé au travail 2005. Document d'information www.ilo.org/public/french/bureau/inf/download/sh_background.pdf 3 Cela signifie que les décès causés par une maladie professionnelle sont 4 fois plus nombreux que ceux causés par un accident du travail.

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Les délégués à la 93e Conférence ont longuement évoqué cette question cruciale de la sécurité au travail. Reprenant les conclusions de la Commission sur la sécurité et la santé, ils ont estimé que la situation mondiale actuelle en matière de risque professionnel, justifiait la rédaction d’une convention complétée par une recommandation. Ces normes auraient pour objectif de « développer des programmes nationaux favorisant le développement d’un environnement professionnel plus sûr et plus sain, fondés sur le principe de la prévention. »4. Le développement de l’emploi des jeunes

L’emploi des jeunes a été, cette année, au centre des discussions de la Conférence. Aux prises avec des niveaux record de chômage des jeunes ces dernières années, les délégués de plus de 100 pays ont débattu des différents moyens d'offrir des emplois décents à cette catégorie de la population. Les délégués ont affirmé qu’il était urgent d’accroître les opportunités d'emplois décents pour les jeunes, en particulier dans les pays en développement, où vivent 85 % du milliard de jeunes recensés dans le monde.

Les délégués ont souligné la nécessité de renforcer le rôle dévolu à la

communauté internationale dans la mise en œuvre de programmes d’actions pour le développement de l'emploi des jeunes.

Dans son rapport final, la Commission sur l'emploi des jeunes de la

Conférence a conclu que le plan d'action de l'OIT pour promouvoir l'emploi se devait d'être pratique et fondé sur l'acquisition du savoir, la défense des droits des jeunes travailleurs en conformité avec les normes internationales du travail, ainsi que sur l'assistance technique.

La Commission a également encouragé le BIT à poursuivre le rôle moteur qu'il joue dans le « Réseau d'emploi des jeunes » (YEN), lancé avec le concours du Secrétaire général de l'ONU, et à étendre l'action du Réseau à d'autres pays, développés et en développement. La lutte contre le travail forcé Au cours d'une séance spéciale, tenue pendant la Conférence plénière, les

4 Voir Communiqué de presse, jeudi 16 juin 2005, BIT/05/31.

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délégués ont eu des échanges approfondis sur la situation de plus de 12 millions de personnes prises au piège du travail forcé dans le monde5. Ils ont vigoureusement condamné le travail forcé, considéré comme une violation de la dignité humaine, et ont exprimé leur soutien à l'appel du Directeur général du BIT en faveur d'une Alliance mondiale face à un problème tout aussi mondial.

Les discussions tournaient autour d'un Rapport global publié dans le prolongement de la Déclaration de l'OIT sur les principes et droits fondamentaux au travail adoptée en 1998. Respect de la loi, campagnes de sensibilisation, positions renforcées des gouvernements et des partenaires sociaux, réhabilitation des victimes, alliances locales et internationales et solides programmes de coopération technique : ce sont là, selon le Rapport, les conditions requises pour abolir le travail forcé dans le monde. 2 - Rapport du BIT sur les tendances de l’emploi dans le monde en 2004

Le Bureau international du travail a publié, en février 2005, un rapport sur les tendances de l’emploi dans le monde6. Selon ce rapport, malgré une forte croissance économique, la situation de l'emploi dans le monde ne s'est que peu améliorée en 2004.

Au niveau mondial, le chômage a régressé, passant de 6.3 à 6.1%, soit de 185.2 millions de chômeurs en 2003 à 184.7 millions en 2004. Comme le souligne le BIT, c'est la première fois depuis 2000 que le chômage mondial recule d'une année sur l'autre, et la deuxième fois seulement depuis 1994.

Selon le rapport, la forte croissance économique mondiale, qui a été de 5% en 2004, a fortement contribué à ce résultat. Mais, au regard de cette forte croissance économique, la croissance de l'emploi dans le monde, 1.7%, a été décevante. Le nombre des emplois, rapporté à la population en âge de travailler, n'a pratiquement pas changé, puisqu'il s'est maintenu à 61.8% en 2004.

Selon Juan Somavia, Directeur général de l’OIT, la création d'emplois demeure un enjeu majeur pour les dirigeants et il convient de « mettre en 5 Parmi ces 12 millions de personnes, 2.4 millions sont victimes de trafic. 6 Global Employment Trends, Brief February 2005 et Supplement for Europe and Central Asia, February 2005, Bureau international du Travail, (Genève 2005).

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place des politiques qui favorisent une croissance à plus forte intensité d'emplois ».

Le rapport sur les tendances de l'emploi met également l’accent sur d'autres grands enjeux auxquels les dirigeants doivent faire face aujourd'hui, notamment l'élimination des « déficits de travail décent ». La baisse du taux de chômage n'induit en effet pas nécessairement une diminution de ces « déficits » et il convient, particulièrement, de s’intéresser à la question de l’amélioration des conditions de travail dans le secteur de l’économie informelle. 3 - Actualité des normes internationales du travail

La conférence devait adopter, lors de sa 93e session, une nouvelle convention internationale du travail sur la protection des travailleurs du secteur de la pêche. Ce projet de convention, déjà discuté en 20047, révisait les 7 normes adoptées en la matière entre 1920 et 1966. Le principal mérite de cette convention était de couvrir 90 % des travailleurs du secteur8.

En raison de l’abstention massive du groupe des employeurs, le quorum

n’a pas été atteint9, et la convention n’a, en conséquence, pas été adoptée. M. Funes de Rioja, au nom des employeurs, a justifié cette abstention par le caractère « trop détaillé, trop prescriptif » de la convention, qui va, selon lui, à l’encontre de « l’objectif d’universalité » poursuivi par l’Organisation internationale du travail10.

La Conférence a également discuté d’une éventuelle révision de certaines conventions relatives aux heures de travail (convention n° 1, Industrie, 1919, et Convention n° 30, Commerces et bureaux, 1930). Chacun s’accorde à reconnaître que ces normes sont toujours utiles, notamment parce qu’elles contribuent à une compétition juste entre les pays dans un monde globalisé. Cependant, d'après le groupe employeur et certains gouvernements, elles ne 7 Voir Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 2004, p. 296. 8 Dans le cadre du droit actuel de l’OIT, seuls 10% des salariés travaillant dans le secteur de la pêche sont couverts par les normes protectrices. 9 288 voix pour, 8 voix contre et 139 abstentions. Le quorum était de 297 et la majorité des 2/3 de 290, le quorum n’est pas atteint et la convention n’est pas adoptée. 10 Selon M. Funes de Rioja, ce vote du groupe employeur traduit la volonté de « préserver la crédibilité de l’OIT », qui ne doit pas devenir un « cimetière de normes ». Voir http://www.ilo.org/public/french/standards/relm/ilc/ilc93/pdf/pr-25.pdf.

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répondent plus tout à fait aux réalités du monde moderne, et sont perçues par un nombre croissant de pays comme prescrivant des normes trop rigides. 4 - Actualité des organes de contrôle

Une Mission de très haut niveau nommée par le Directeur général du BIT s'est rendue au Myanmar du 21 au 23 février 2005. Cette Mission avait pour objet d'évaluer l'attitude des autorités face à l'élimination du travail forcé, et de tester leur volonté de continuer leur coopération avec l'OIT dans ce domaine. Cependant, le programme de la visite tel que présenté à la Mission à son arrivée ne lui a pas permis d'accomplir pleinement son mandat.

Lors de la Conférence internationale, la Commission a, une nouvelle

fois11, tenu une réunion spéciale sur l'application par le Myanmar de la convention sur le travail forcé de 1930 (n° 29), suite aux mesures prises dans le contexte de l'Article 33 de la Constitution de l’OIT12.

Relevant que l’existence du travail forcé dans le pays n’avait pas changé

de manière significative et qu’il persistait dans ses pires formes, la Commission s’est dite particulièrement alarmée par l’intention prêtée au gouvernement de poursuivre ceux qu’il accuse de présenter de fausses plaintes sur le travail forcé et par les mesures d’intimidation apparente prises envers les plaignants. D’autres questions d’importance réclament en outre une réponse urgente : graves accusations de travail forcé toujours en attente, absence totale de liberté d’association.

La Commission estime que la position « attentiste » prise par la plupart

des membres de l’OIT depuis 2001 a perdu sa raison d'être et doit évoluer. Les membres tripartites doivent maintenant revoir dans l'urgence leurs relations avec le Myanmar, y compris en matière d'investissements directs ou par le canal des entreprises de l'état et de l'armée.

L'étude globale de la Commission pour l’application des normes, qui fut

au cœur des débats de la Conférence13, portait, cette année, sur le temps de travail. Tout en reconnaissant que les normes limitant les heures de travail restaient nécessaires pour favoriser une concurrence équilibrée entre pays 11 Cette réunion se tient chaque année depuis 5 ans… 12 Voir notamment Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 2001, p. 254. 13 Voir supra.

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dans un univers mondialisé, la Commission a clairement signifié, dans ses discussions, que les conventions n° 1 et n° 30 de l'OIT ne reflétaient plus les réalités du monde moderne en matière de régulation du temps de travail et étaient perçues par un nombre croissant de pays comme trop rigides.

Nicolas Mingant

Comptrasec UMR 5114 Université Montesquieu - Bordeaux IV

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PAYS-BAS 1 - Combattre le vieillissement démographique

Le vieillissement démographique forme la toile de fond de la politique

sociale aux Pays-Bas ces dernières années. Les projets du gouvernement actuel visent à encourager une plus forte participation des personnes âgées au marché du travail, à restreindre le chômage et à faciliter la réintégration des personnes (partiellement) incapables de travailler. Cette politique a pour but de réaliser les objectifs de la stratégie de Lisbonne, à savoir une participation sur le marché de l’emploi de 70% en 2010. Début 2005, le pourcentage des personnes entre 15 et 64 ans faisant partie de la population active était de 62.9%.1 D’après une recherche de l’OCDE, la participation sur le marché du travail des personnes âgées entre 50 et 65 ans est plus forte que la moyenne européenne.2 Pour l’instant, il n’est pas (encore) question d’augmenter l’âge de retraite obligatoire fixé à 65 ans ; mais le gouvernement veut prendre des mesures pour faciliter le travail après 65 ans. De plus, différents projets de lois ont été adoptés ou sont pendants, dans le cadre des préretraites et de la sécurité sociale. Dans le cadre de l’articulation de la vie professionnelle et de la vie privée, plusieurs lois ont été adoptées ou modifiées notamment pour inciter les mères de famille à continuer de travailler. 2 - Accord social national

Il y a un an, les projets du gouvernement actuel de centre-droite sur le

plan social ont soulevé une vague de protestations. L’enjeu des conflits était principalement l’abolition d’avantages fiscaux dont jouissaient les préretraites, et les profondes réformes prévues en matière de sécurité sociale, concernant en particulier l’assurance chômage et l’assurance invalidité. Une grande manifestation organisée en octobre 2004 par les syndicats, les partis de gauche et de nombreuses organisations non

1 Bureau Central des Statistiques, voir : http://statline.cbs.nl/StatWeb/start.asp?LA=nl&DM=SLNL&lp=Search%2Fsearch. Ce pourcentage n’inclut pas les personnes cherchant du travail. 2 Organisation de coopération et de développement économiques, Ageing and Employment Policies Netherlands, Paris, OCDE 2005, voir : http://www.oecd.org/document/0/0,2340,fr_2649_37457_35278592_1_1_1_37457,00.html. 68% des hommes âgés de plus de 50 ans travaillaient en 2003, et 43% des femmes.

Pays-Bas

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gouvernementales a réuni entre 200 000 et 300 000 personnes (selon les sources) à Amsterdam, et fut la plus importante depuis des décennies. Le soutien massif des prises de position de ces organisations a renforcé l’influence des syndicats sur la politique sociale, en dépit d’un taux de syndicalisation relativement bas (27%). Par contre la popularité des partis politiques participant au gouvernement, qui ne bénéficient d’ailleurs que d’une très faible majorité au Parlement, est en baisse.

Le 5 novembre 2004, les partenaires sociaux et le gouvernement

conclurent un accord social national. Le gouvernement s’engagea à suivre l’avis concernant une nouvelle loi sur l’incapacité de travailler publiée par le principal organisme de conseil national en politique sociale, le Conseil Économique et Social (un organisme formé par les principales organisations syndicales et d’employeurs, et un groupe d’experts indépendants nommés par la Couronne). De plus, le gouvernement fut prêt à certaines concessions concernant les préretraites. Pourtant, fin 2005, il faut constater que la plupart des projets envisagés ont été adoptés sans changements conséquents. Ainsi, les avantages fiscaux facilitant les préretraites ont été abolis pour la plupart des salariés allant de pair avec l’introduction d’une réglementation sur les cycles de vies. Celle-ci permet aux salariés d’épargner individuellement pour financer une période de congé ou une préretraite. Cette nouvelle réglementation reflète les principes néo-libéraux du gouvernement actuel, qui souligne l’importance de la liberté de choix et des responsabilités individuelles en matière sociale. Les conditions d’accès à l’assurance chômage vont probablement devenir plus sévères et la loi sur l’incapacité de travailler sera bien moins généreuse que dans le passé. 3 - Réglementation sur les cycles de vies

Cette réglementation (Levensloopregeling) entrera en vigueur le 1er janvier 2006. L’employeur est obligé d’offrir aux salariés la possibilité d’épargner au maximum 12% du salaire annuel pour pouvoir financer par exemple un congé parental, un congé sabbatique, une période d’études, un long voyage, un long congé pour soins à donner à une personne gravement malade ou une retraite anticipée. La loi sur la réglementation des cycles de vie ne donne pas droit à des congés. Un congé (généralement non rémunéré) doit donc être octroyé par une autre loi (par exemple la loi sur le travail et les soins), une convention collective ou un accord avec l’employeur. Les salariés peuvent épargner au maximum 210% de leur salaire brut, ce qui

Pays-Bas

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permet de prendre par exemple un congé de trois ans en gardant 70% du salaire. Au moment où le salarié finance un congé avec ce qu’il a mis de côté, il peut ensuite recommencer à épargner. La somme épargnée n’est imposée qu’au moment où elle est utilisée pour financer un congé. Chaque année où le salarié participe à cette réglementation sur les cycles de vie, il jouit d’un avantage fiscal sur l’imposition du revenu de 183 euros par an au maximum. En cas de congé parental, un avantage fiscal supplémentaire est accordé à des salariés avec de modestes revenus.

Les salariés âgés de 51 ans et plus, mais de moins de 56 ans au 31

décembre 2005, peuvent épargner plus du maximum fixé à 12% du salaire dans la limite de 210% du salaire brut au total. Pour les salariés âgés de 55 ans ou plus au 1er janvier 2005, les avantages fiscaux dont jouissent les préretraites n’ont pas été abolis. 4 - Un nouveau syndicat pour les jeunes

La politique suivie par les principaux syndicats néerlandais ne bénéficie pas du soutien de tous les groupes de salariés. Récemment, un nouveau syndicat a vu le jour : l’alternative pour les syndicats (Alternatief voor Vakbond). Il a été fondé par un groupe de jeunes salariés qui considèrent que les syndicats existants ne représentent pas suffisamment les intérêts des jeunes fonctionnaires, des personnes travaillant sur contrats free-lance et des personnes entrées récemment sur le marché du travail. Cette nouvelle organisation désire prendre part aux consultations dans le cadre du Conseil Économique et Social. Ce syndicat soulève un point important sur les coûts du vieillissement, qui pèsent surtout sur les jeunes salariés, alors qu’eux-mêmes ne profiteront probablement guère de certains avantages. C’est par exemple le cas des préretraites. Et il faut le constater, lorsque l’on fait le point sur la récente politique des principaux syndicats en matière de préretraites avec les mesures qui ont été prises par le gouvernement concernant par exemple la réglementation sur les cycles de vie, ce sont surtout les travailleurs âgés qui bénéficient (temporairement) des avantages. 5 - Nouvelle loi sur le travail et le revenu en rapport à la capacité de travail

Cette loi entrera probablement en vigueur le 1er janvier 2006 et remplacera la loi sur l’incapacité de travail. Cette dernière loi continuera

Pays-Bas

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d’être appliquée aux salariés bénéficiant déjà d’une allocation. Mais ces personnes devront subir un nouveau contrôle pour juger si elles sont encore incapables de travailler selon des critères plus sévères. Les salariés âgés de plus de 50 ans sont exemptés de ce test.

La nouvelle loi sur le travail et le revenu (WIA, Wet werk en inkomen

naar arbeidsvermogen) s’appliquera aux personnes devenues malades après le 1er janvier 2004. En cas de maladie, le Code civil oblige l’employeur à continuer de payer le salarié au minimum 70% du salaire durant au maximum 104 semaines. Durant cette période de maladie, le salarié ne devrait pas recevoir plus de 170% de son salaire. Jusqu’à présent, des conventions collectives stipulaient souvent que le salarié avait droit à 100% du salaire durant deux ans. Les partenaires sociaux se sont engagés à respecter cette limite de 170% dans les conventions collectives. Après deux ans d’incapacité de travail, le salarié encore incapable de travailler a éventuellement droit à une allocation.

La nouvelle loi introduit un régime différent suivant le taux d’incapacité

de travail. Les salariés totalement incapables de travailler pour une longue période ont droit à une allocation de 70% du salaire (IVA, Regeling inkomensvoorziening volledig arbeidsongeschikten). Les salariés partiellement incapables de travailler reçoivent une allocation qui dépend du pourcentage de l’incapacité de travailler (WGA, Regeling werkhervatting gedeeltelijk arbeidsgeschikten). Plus une personne travaille, plus l’allocation est élevée. Les salariés ayant un taux d’incapacité de travail d’au moins 35% ne reçoivent plus aucune allocation. L’employeur doit les garder à son service. Un employeur qui engage un salarié partiellement incapable de travailler doit payer moins de primes sociales. Des mesures pour faciliter la réintégration des salariés existent déjà depuis plusieurs années. La nouvelle loi a pour but de faciliter la réinsertion de salariés encore capables de travailler ; mais il reste à voir si ces salariés trouvent effectivement un emploi. Si ce n’est pas le cas, certains groupes auront éventuellement droit à une allocation de chômage, alors que d’autres seront obligés de recourir à l’assistance (Wet werk en bijstand).

Une recherche récente montre que la moitié des salariés qui n’avaient pas

d’emploi au moment de subir un nouveau contrôle et qui sont considérés comme aptes ou partiellement aptes à travailler, reçoit une allocation chômage après trois mois. De tous les salariés concernés par ces contrôles,

Pays-Bas

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30% reçoivent une allocation chômage. 10% des personnes sans emploi au moment du contrôle jugées capables de travailler, sont obligée de recourir à l’assistance. Ce pourcentage est de 4% pour tout le groupe.3

Les travailleurs indépendants ne bénéficient plus d’une assurance

publique contre l’invalidité depuis le 1er août 2004 (Wet einde toegang verzekering WAZ). Ce groupe peut éventuellement conclure une assurance privée. Toutefois, souvent ces assurances ne couvrent pas le risque d’incapacité de travail en cas de grossesse et de maternité durant les deux premières années. Un juge a estimé une telle exclusion contraire au droit sur l’égalité de traitement entre hommes et femmes.4 Suite à des questions de certains membres de la première chambre du Parlement, le Ministre des Affaires Sociales a demandé un avis sur cette question à l’Organisation Internationale du Travail et à la Commission d’égalité de traitement des Pays-Bas. Cette dernière devrait donner un avis sur l’exclusion en particulier au vu du droit communautaire. 6 - L’articulation de la vie professionnelle et de la vie privée

La loi sur de travail et les soins (Wet arbeid en zorg) reconnaît le droit à diverses sortes de congés, le congé maternité, le congé parental ou d’adoption et le congé de courte durée pour soins. Depuis le 1er juin 2005, les salariés ont droit à un long congé en cas de maladie très grave pour soins à donner à une compagne ou un compagnon, un enfant ou un parent. Ce congé non rémunéré peut avoir une durée maximale de 6 fois la durée de travail hebdomadaire sur une période de 12 mois consécutifs. L’employeur peut refuser ce long congé pour soins si de graves intérêts de l’entreprise s’y opposent.

Depuis l’entrée en vigueur de la nouvelle loi du 1er janvier 2005 sur la

garde d’enfants (Wet kinderopvang), les parents, l’État et les employeurs devraient contribuer à part égale aux frais de garde des enfants. Mais les employeurs ne sont pas obligés de payer leur part. Presque trois quarts des employeurs contribuent en 2005 aux frais de garde des enfants de leurs

3 Heyma, A., Cuelenaere, B., Reijenga, F. et al., De weg terug: Van arbeidsongeschiktheid naar werk. De gevolgen van herbeoordelingen in de periode 2001-2004 voor de arbeidsmarkt- en inkomenspositie van (gedeeltelijk) goedgekeurde WAO-gerechtigden, Den Haag, Raad voor Werk en Inkomen 2005. 4 Rechtbank Utrecht 27 mai 2004, LJN AP0146.

Pays-Bas

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 302

salariés. Le gouvernement prévoit d’investir 200 millions d’euros dans les gardes d’enfants, dont la plus grande partie devrait alléger les coûts de garde pour les parents disposant d’un revenu moyen ou élevé. Des mesures avaient déjà été prises pour favoriser les parents avec des revenus modestes. Mais malgré ces mesures, les coûts de gardes d’enfants ont augmenté aux Pays-Bas et la demande a baissé. Cette tendance risque de freiner l’augmentation de la participation des femmes sur le marché du travail, car ce sont souvent elles qui interrompent leurs activités professionnelles pour s’occuper de leurs enfants.

La qualité des gardes d’enfants a considérablement baissé ces dix dernières années. La qualité de 40% des centres de gardes d’enfants est même en dessous des normes internationales. Ce secteur a souffert de restrictions budgétaires ces dernières années. Jusqu’à maintenant, le Ministre des Affaires Sociales a seulement annoncé des contrôles plus fréquents.5 Il reste à craindre que des moyens plus importants ne soient pas directement attribués à ce secteur et la situation risque de ne pas s’améliorer à court terme. Un système de garde d’enfants correspondant à de hauts critères qualitatifs et suffisamment développé forme pourtant une condition très importante pour que les parents de jeunes enfants, pères et mères, puissent travailler s’ils le désirent. Mais le budget pour 2006 ne prévoit pas de soutien financier pour les organisations de gardes d’enfants. 7 - L’application des interdictions de discrimination fondée sur l’âge ou le handicap

Une loi sur l’égalité de traitement fondée sur l’âge est entrée en vigueur le 1er mai 2004 (Wet gelijke behandeling op grond van leeftijd). Cette loi a pour but de transposer les dispositions de la directive communautaire sur l’égalité de traitement dans l’emploi et le travail 2000/78/CE relatives à l’interdiction fondée sur l’âge. Les différences de traitement fondées sur l’âge sont multiples et deviennent de plus en plus évidentes et sujettes à discussion. Ceci ne concerne pas seulement des différences de traitement directes, lorsque mention est faite d’un certain âge ou une certaine catégorie d’âge, mais également les différences indirectes, comme le critère d’ancienneté. Le droit communautaire oblige les États membres, les partenaires sociaux, les employeurs et tous ceux qui fixent les conditions

5 Voir Bulletin de Presse du Ministère des Affaires Sociales 05/147 du 12 septembre 2005.

Pays-Bas

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 303

d’emploi et de travail à revoir les différences basées sur l’âge. Le test pour décider si une différence fondée sur l’âge est justifiée est très strict. Une différence de traitement fondée directement sur l’âge n’est pas interdite si elle peut être objectivement et raisonnablement légitimée. Elle doit être justifiée par un objet légitime, notamment par des objectifs légitimes de l’emploi, du marché du travail et de la formation professionnelle et les moyens de réaliser cet objectif doivent être appropriés et nécessaires. Ce test s’inspire de celui développé par la Cour de Justice des Communautés européennes à propos des discriminations indirectes fondées sur le sexe.

Des différences de traitement fondées sur l’âge sont fréquentes dans la

législation et la réglementation néerlandaise, ainsi que dans des conventions collectives et des régulations concernant les retraites, les pensions etc. Souvent, de telles différences ont pour but de protéger certains groupes d’âge ou de leur offrir plus de possibilités pour entrer ou rester sur le marché du travail. Pendant longtemps, les différences de traitement fondée sur l’âge paraissaient évidentes et jouissaient d’une acceptation générale. Ces dernières années, elles sont l’objet de débats et des stéréotypes concernant certains groupes sont remis en question. Ainsi par exemple, il n’est pas évident que certaines fonctions ne puissent plus être remplies après un certain âge. Ceci est à l’origine de procédures juridiques.6

Depuis l’entrée en vigueur de cette loi, la Commission d’égalité de

traitement - un organisme spécialisé chargé de la mise en oeuvre du principe d’égalité de traitement qui a la compétence (entre autres) de donner des opinions sur l’application de ce principe - a publié 84 opinions concernant une différence fondée sur l’âge.7 En 2004, cette Commission a publié 179 opinions concernant les interdictions de discriminations pour différents motifs (race et nationalité, sexe, religion ou convictions, orientation sexuelle, temps partiel, caractère du contrat, handicap et âge), dont 18 concernaient une différence de traitement fondée sur l’âge. Début octobre 2005, plus d’un tiers des 180 opinions publiées en 2005 concernent une différence de

6 Voir par exemple Hof Amsterdam 28 février 2002, LJN AD9696 (concernant une limite d’âge de 70 ans pour un arbitre, non justifiée), HR 1er novembre 2002, LJN AE7356 (limite d’âge de 65 ans pour un consultant, justifiée) et HR 8 octobre 2004, LJN AP0424 (limite d’âge de 56 ans pour des pilotes d’avions, justifiée). Ces jugements sont publiés (en néerlandais) sur Internet (voir www.rechtspraak.nl) et datent d’avant l’entrée en vigueur de la loi sur l’égalité de traitement fondée sur l’âge. 7 Voir www.cgb.nl et www.age-platform.org.

Pays-Bas

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 304

traitement fondée sur l’âge. Il est évident que le nombre de salariés et d’employeurs qui demandent une opinion sur l’application de la loi interdisant les différences fondées sur l’âge a augmenté de façon spectaculaire. Souvent, la Commission conclut qu’une discrimination interdite par la loi a eu lieu. Certaines opinions ont attiré l’attention des médias nationaux et ont alimenté de nombreux débats. Ainsi par exemple, la Commission estime que l’attribution de jours de congé supplémentaires à des salariés d’un certain âge (plus de 45 ans ou plus de 50 ans) est contraire à la loi.8 Le refus de permettre de suivre une formation de professeur à un homme de 59 ans au chômage forme également une discrimination fondée sur l’âge interdite par la loi.9 Ces opinions forment des recommandations que la majorité des employeurs suivent. Il reste à voir si les juges néerlandais appliqueront la loi de la même manière. Un juge a décidé qu’un licenciement à l’âge de 62 ans, lorsque le salarié a droit à une préretraite, est contraire à la loi.10 Il en est de même dans le cas d’une compensation différente pour des salariés âgés de 57,5 ans et plus dans un plan social en cas de réorganisation qui désavantage certains salariés appartenant à ce groupe.11

Cette interdiction de discrimination retiendra certainement l’attention des

juristes ces prochaines années. Il en est de même pour l’interdiction de la discrimination fondée sur le handicap. Depuis l’entrée en vigueur de cette loi le 1er décembre 2003, la Commission d’égalité de traitement a publié 46 opinions. Dans beaucoup de cas, la Commission conclut qu’une disposition ou pratique est contraire à la loi. On peut s’attendre à beaucoup plus de jurisprudence sur les interdictions de discriminations ces prochaines années que dans le passé.

Susanne Burri

Université d’Utrecht

8 Opinions 2004-118, 2004-150. 9 Opinions 2005-172 et 173. 10 Gerechtshof Arnhem 19 octobre 2004, JAR 2004, 272. 11 Kantongerecht Leeuwarden 31 mai 2005, LJN AT7230.

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 305

PORTUGAL L’incidence du Code du travail adopté en 2003 n’a commencé à se faire

sentir qu’en 2005 et ceci au travers de la jurisprudence des tribunaux supérieurs. Aucune perturbation particulière n’a cependant été enregistrée dans les milieux juridico-travaillistes du fait de l’émergence dans le paysage d’une codification ayant soulevé une vague de critiques.

La publication d’une loi dès 2004 précisant certains aspects dudit Code

n’a elle-même eu presque aucune conséquence sur le fonctionnement du « marché juridique ». Une vaste sensation d’inconséquence parcourt les esprits pendant ces premiers temps d’application du Code. Il y a à cela deux raisons. La première tient à la nature franchement conservatrice du Code, par rapport aux contenus de la législation (d’ailleurs très chaotique) l’ayant précédé. La plupart des dispositions ont conservé leur physionomie antérieure, y compris celles soulevant de sérieux problèmes d’interprétation. La modification la plus significative - en tout cas pas mineure - fut l’introduction de « clauses d’individualisation » dans plusieurs dispositifs « susceptibles d’adaptation » tels que ceux relatifs à la mobilité fonctionnelle et géographique ou encore à l’organisation du temps de travail. La seconde raison de l’attentisme mentionné plus haut tient au changement de Gouvernement intervenu à la suite des élections législatives anticipées, elles-mêmes liées au « transfert » de l’ancien Premier Ministre M. Durão Barroso à Bruxelles. En effet, depuis lors il est prévu que le Code du travail sera reformé en profondeur, en principe, selon le législateur, avant la fin de 2007.

Le nouveau gouvernement, s’appuyant sur une majorité absolue du parti

socialiste, est lié par des promesses faites pendant la campagne électorale en ce qui concerne la révision du Code. Il a élaboré un premier projet visant à modifier un petit nombre de normes en urgence, surtout celles établissant - contre toute la tradition juridique nationale - un mécanisme d’invalidation automatique des conventions collectives à durée déterminée d’application dès lors que le terme prévu est dépassé. La modification envisagée par le projet gouvernemental, tout en maintenant l’idée d’une cessation des effets d’une convention ayant atteint sa durée d’application prévue, tend à assurer - même s’il faut recourir à un arbitrage obligatoire - l’apparition d’une norme de substitution. Le projet est depuis plusieurs mois au Parlement ; son adoption devrait intervenir rapidement.

Portugal

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 306

Une autre modification ponctuelle du Code sera probablement rendue nécessaire par les conclusions de l’arrêt de la CJCE du 12 octobre 2004 (Commission Européenne vs. République Portugaise)1 sur le licenciement collectif. Cette décision s’est prononcée sur la conformité de la législation portugaise avec la Directive 98/59/CE du Conseil, du 20 juillet 1998. La Cour a conclu que la mise en œuvre de la Directive n’était pas correcte, parce que la notion du licenciement collectif adoptée par la loi portugaise est limitée aux hypothèses d’initiative et de qualification par l’employeur, alors que la Directive, selon la Cour, implique une notion beaucoup plus large englobant toute cessation du contrat de travail non voulue par le travailleur et donc mise en œuvre sans son consentement. Apparemment, ceci veut dire que même si l’entreprise ferme définitivement après une catastrophe ou un incendie, ce qui entraîne la cessation automatique des contrats de travail, il y a là un « licenciement collectif » soumis aux règles de la Directive.

Si l’on revient aux perspectives de révision plus fondamentale du Code

du travail, il est évident qu’aucune réforme ne sera politiquement acceptable sans que soit pris en considération l’impact concret du dispositif juridique entré en vigueur en décembre 2003. La contestation idéologique à laquelle le Code est soumis n’a cependant pas la puissance suffisante pour pousser le gouvernement et le parti qui le soutient à « déchirer » une codification qui, même si elle mérite beaucoup de critiques de plusieurs points de vue, est le produit d’un grand et sérieux effort de systématisation et peut devenir un instrument utile pour l’accès et la connaissance du droit. Le gouvernement s’est engagé à dévoiler les lignes fondamentales d’orientation d’une telle réforme dans la première moitié de 2006. Un « Livre vert », affichant un vaste tableau de la situation du marché du travail et des relations individuelles et collectives qui se développent actuellement, devrait être publié en fin d’année 2005. Une Commission dite « du Livre blanc » sera alors constituée pour établir des propositions motivées de révision du Code du travail.

Antonio Monteiro Fernandes

Institut Supérieur des Sciences du Travail et de l’Entreprise de Lisbonne

1 Disponible sur http://curia.eu.int/

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 307

QUÉBEC

Entre le 1er octobre 2004 et le 1er octobre 2005, trois évènements particulièrement significatifs ont ponctué l’évolution du droit applicable au Québec en matière de protection sociale.

Le premier concerne la couverture publique des soins de santé. L’arrêt de

la Cour suprême du Canada dans l’affaire Chaoulli1, rendu par quatre voix contre trois, a ouvert la voie au développement d’un secteur privé des soins de santé en concurrence avec le secteur public, pourtant considéré comme une pierre d’assise du modèle social et politique canadien. L’ébranlement de ce modèle ne vise directement, pour l’instant, que le Québec ; mais il est susceptible de se répercuter rapidement sur l’ensemble de la fédération.

La majorité de la Cour a en effet invalidé les dispositions de la Loi sur

l’assurance hospitalisation2 et de la Loi sur l’assurance maladie3 du Québec qui prohibent tout contrat d’assurance ayant pour objet le coût de services pris en charge par le régime public de soins de santé.

Ces dispositions ont pour but de décourager le recours à des fournisseurs

privés pour la plupart des soins de santé, de manière à placer le système public en situation de quasi monopole, à canaliser vers le réseau public l’essentiel des ressources médico-hospitalières et à garantir à tous un accès uniforme à l’ensemble des soins médicalement nécessaires. Sur ce dernier point en particulier, les textes québécois visent à se conformer aux normes fédérales, dont le respect conditionne l’accès du Québec à un soutien financier fédéral.

Or, l’ensemble de la Cour a jugé cette prohibition de l’assurance privée

attentatoire au droit à la vie et à l’intégrité ou à la sécurité de la personne, reconnu par la Charte des droits et libertés de la personne4 du Québec et la Charte canadienne des droits et libertés5, en raison de la persistance du phénomène des listes d’attente dans la dispensation de soins par le système

1 Chaoulli c. PG Québec, 2005 CSC 35. Voir cette chronique, Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 2003, p. 276. 2 Loi sur l’assurance-hospitalisation, LRQ c. A-28, art. 11. 3 Loi sur l’assurance maladie, LRQ c. A-29, art. 15. 4 Charte des droits et libertés de la personne (CDLP), LRQ c. C-12, art. 1. 5 Charte canadienne des droits et libertés (CCDL), LRC (1985), App. II, no 44, art. 7.

Québec

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 308

public. Plutôt ressenti que véritablement mesuré, ce phénomène indéniable alimente depuis des années les débats politiques et budgétaires, les discussions d’experts et les revendications des provinces (dispensatrices de soins) à l’endroit de l’État fédéral (réservoir et répartiteur de ressources financières).

C’est en fonction de cet arrière-plan politique que les juges de la Cour se sont partagés. La majorité a estimé, devant ce qu’elle a qualifié d’ « inertie » du pouvoir politique, que le pouvoir judiciaire devrait intervenir. En effet, l’atteinte à des droits fondamentaux n’est pas justifiable au regard de la Charte québécoise qui envisage que les droits qu’elle garantit ne puissent être limités par la loi que « pour assurer le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens »6. Trois des quatre juges de la majorité ont développé un raisonnement analogue sur le terrain de la Charte canadienne, considérant que l’effet attentatoire à des droits fondamentaux n’était ni conforme aux « principes de justice fondamentale », en raison du caractère arbitraire de la prohibition d’assurance, ni justifiable sur la base de l’article 1er de la Charte. Les trois juges minoritaires ont exprimé avec vigueur un point de vue diamétralement opposé, estimant que le traitement juridique de cette question se heurtait au caractère intrinsèquement politique des enjeux et des droits qu’elle comporte. Ils ont considéré que l’exigence d’un « accès dans un délai raisonnable à des soins de santé publics de qualité raisonnable » ne peut constituer un principe de l’ordre juridique, dont la signification ferait consensus. Le choix opéré par le Parlement du Québec en vue de se conformer à la Loi canadienne sur la santé7 ne leur a pas paru arbitraire. Sur le terrain de la Charte québécoise, les juges minoritaires ont notamment jugé que le caractère absolu du droit à la vie et à l’intégrité de la personne devait être tempéré par la préoccupation du bien-être général de l’ensemble des citoyens, y compris ceux dont les moyens financiers ou l’état de santé empêchent d’avoir accès à l’assurance privée.

La Cour a accordé un délai de « mise en conformité » de 18 mois au

gouvernement du Québec. Deux voies s’offrent à lui : soit proposer à l’Assemblée nationale de « couvrir » les dispositions invalidées par un texte portant dérogation expresse aux Chartes8 - l’effet de ce texte étant limité à 6 Art. 9.1 CDLP. 7 Loi canadienne sur la santé, LRC (1985), c. C-6, art. 7, 9, 10 et 12. 8 Art. 52 CDLP et 33 CCDL.

Québec

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 309

cinq ans dans le cas de la Charte canadienne -, soit remplacer ces dispositions en espérant que les nouvelles résistent mieux à une éventuelle contestation. Quant aux autres provinces, elles demeurent dans l’expectative, puisque les textes en vigueur n’y sont pas partout semblables aux dispositions québécoises et que la Cour n’a formulé de conclusions majoritaires que sur la base de la Charte québécoise.

L’attitude de la majorité de la Cour a paru à certains égards constituer un

revirement. En effet, quelques mois plus tôt et dans une composition identique, la Cour avait reconnu unanimement que le droit d’une province pouvait, sans atteinte à un droit fondamental, limiter la prise en charge de certains services – jugés, il est vrai, non essentiels – par le régime public9.

Le second évènement notable a été l’adoption en juin 2005 par le

Parlement du Québec de la Loi sur l’aide aux personnes et aux familles (LAPF)10. Ce texte réforme le régime d’assistance sociale dans un sens jugé par ses promoteurs conforme aux objectifs, aux orientations et aux prescriptions de la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale (« Loi pauvreté »)11. Sa version initiale a fait l’objet de critiques sévères et quasi unanimes lors d’audiences publiques de la Commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale à l’automne 2004. Une version modifiée, défendue plus habilement par une nouvelle ministre, n’a été adoptée qu’après de longs débats et avec le seul soutien de la majorité gouvernementale.

Le nouveau texte, dont la date de mise en vigueur et le règlement

d’application ne sont pas encore connus, ne surmonte pas, en effet, toutes les objections formulées à l’encontre de sa version initiale.

Son aspect le plus positif est la suppression des sanctions administratives

frappant, sous la forme d’une réduction de l’assistance, les personnes considérées comme insuffisamment actives dans leurs démarches d’insertion ou de réinsertion en emploi. Cette mesure, de même que la possibilité que la retenue de prestations au titre de sources recouvrables soit limitée par un

9 Auton c. PG Colombie-Britannique, [2004] 3 RCS 657, 2004 CSC 78. 10 LQ 2005, c.15. 11 LRQ c. L-7. Sur cette loi, voir cette chronique, Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 2004, p. 316.

Québec

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 310

règlement, donnent un début d’effet à l’exigence de la Loi sur la pauvreté pour que soit instaurée une prestation non réductible12.

À plusieurs égards, cependant, le nouveau texte reconduit les éléments critiquables du régime québécois d’assistance tel qu’il est configuré depuis la réforme de 198813 : silence sur le droit à l’assistance, catégorisation des bénéficiaires en fonction de leur aptitude à l’emploi, insuffisance notoire des prestations à couvrir les besoins essentiels, absence de voies de recours contre certaines décisions, comptabilisation de la pension alimentaire versée au titre des enfants de la bénéficiaire, absence d’indexation automatique des prestations. En certains points, les traits négatifs du régime actuel sont même accentués. La catégorisation des bénéficiaires est mise en relief par la politique d’indexation annuelle des prestations annoncée par le gouvernement à compter du 1er janvier 2005 : le taux d’indexation varie selon que le bénéficiaire est jugé apte ou inapte à l’emploi. L’insécurité juridique des bénéficiaires est aggravée par le déplacement du cadre normatif, de la loi vers le règlement et du règlement vers les directives ministérielles, voire même vers des décisions individualisées du ministre. Enfin, la LAPF, à travers des dispositions ouvrant la porte à la substitution de prestations d’origine privée à celles que prévoit la loi, laisse présager une privatisation de la solidarité.

L’adoption de ce nouveau régime d’assistance constitue la pièce

maîtresse du plan d’action gouvernemental déposé en 2004 en exécution tardive de la Loi pauvreté14. Le plan d’action annonçait d’autres mesures mises en œuvre à compter du 1er janvier 2005, qui ont reçu un accueil nettement plus favorable15. Il s’agit d’abord du crédit d’impôt remboursable pour le soutien aux enfants16; cette mesure, intégrée à la législation fiscale, remplace les allocations familiales liées au revenu des parents, qui avaient

12 Loi pauvreté, art. 15, par. 2o. 13 Loi sur la sécurité du revenu, LQ 1988 c. 51, remplacée en 1998 par la Loi sur le soutien du revenu et favorisant l’emploi et la solidarité sociale, LRQ c. S-32.001. 14 Voir cette chronique, Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 2004, p. 317. 15 Loi donnant suite au discours sur le budget du 30 mars 2004 afin d’introduire des mesures de soutien aux familles ainsi qu’à certains autres énoncés budgétaires, LQ 2005 c. 1, art. 257 et 267. 16 Loi sur les impôts, LRQ c. I-3, art. 1029.8.61.8 et s.

Québec

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 311

elles-mêmes remplacé en 1997 un régime d’allocations de type universel17. Les versements trimestriels au titre du nouveau crédit d’impôt sont plus élevés, moins directement conditionnés par le revenu des familles et plus sensibles aux besoins particuliers des familles monoparentales. Par ailleurs, on a également intégré à la législation fiscale un crédit d’impôt appelé « Prime au travail »18, qui remplace le programme d’assistance aux travailleurs à faible revenu (programme APPORT)19; ce crédit d’impôt, qui peut être versé trimestriellement, est accessible à l’ensemble des ménages et non plus seulement à ceux ayant des enfants à charge.

Ces diverses mesures, avec d’autres, figurent au bilan de la première

année du plan d’action gouvernemental prévu par la Loi pauvreté20. À lui seul, cependant, le refus d’indexer de manière automatique l’ensemble des prestations d’assistance sociale montre l’inadéquation de ce plan aux buts de cette loi : depuis 20 ans, l’absence d’indexation au coût de la vie a fait perdre à ces prestations 30% de leur valeur. En outre, certains éléments de la Loi pauvreté n’ont toujours pas été mis en vigueur, et le gouvernement montre peu d’empressement à régulariser la situation en se conformant à ceux qui l’ont été21.

Le dernier évènement qu’il convient de remarquer a été la conclusion,

entre les gouvernements du Québec et du Canada, d’une entente qui devrait permettre la mise en vigueur prochaine de la Loi sur l’assurance parentale québécoise de 200122. En effet, bien que le gouvernement fédéral se soit pourvu devant la Cour suprême du Canada contre l’avis rendu par la Cour d’appel du Québec déclarant inconstitutionnelles les prestations de maternité et les prestations parentales prévues par le droit fédéral23, il a convenu de laisser le Québec prélever ses cotisations d’assurance parentale en lieu et

17 Loi sur les prestations familiales, LQ 1997, c. 57, remplaçant la Loi sur les allocations d’aide aux familles, LQ 1973, c.36. 18 Loi sur les impôts, LRQ c. I-3, art. 1029.8.116.1 et s. 19 Loi sur le soutien du revenu…, précitée, note 13, art. 67 et s. 20 QUÉBEC, Ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale, Plan d’action gouvernemental en matière de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale – Bilan de la première année, juin 2005. 21 Front commun des personnes assistées sociales du Québec c. PG Québec, [2005] RJQ 608 (CS). 22 LRQ c. A-29.011, modifiée par LQ 2005, c.13. 23 Voir cette chronique, Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 2004, p. 315-316.

Québec

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place d’une partie des cotisations fédérales d’assurance-emploi actuellement perçues auprès des employeurs et des salariés24. Cependant, cette entente n’accorde pas au Québec des conditions financières aussi favorables qu’il l’escomptait au titre de la transition entre les deux régimes ; le gouvernement du Québec ayant refusé de prendre à sa charge ce manque à gagner, le taux initial supporté par les cotisants - qui comprennent désormais les travailleurs autonomes - sera plus élevé que prévu25. Complété par son règlement d’application26, le nouveau régime pourra enfin entrer en vigueur le 1er janvier 2006.

Pierre Issalys Université Laval, Québec

24 Le gouvernement fédéral fera jouer le dispositif de réduction des cotisations prévu à la Loi sur l’assurance-emploi, LC 1996, c.23 et modif., art. 69 (2). 25 Projet de Règlement sur les taux de cotisation au régime d’assurance parentale, [2005] 137 GOQ II 5051. 26 Projet de Règlement d’application de la Loi sur l’assurance parentale, [2005] 137 GOQ II 5041.

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 313

ROUMANIE

L’évènement marquant de l’année 2005 en matière de droit social est indéniablement la modification du Code du travail, par l’Ordonnance d’urgence du Gouvernement n°65/20051. Ce n’est pas la première fois que le nouveau Code (adopté par la Loi 53/20032) subit des aménagements. Mais, à la différence des lois antérieures, les débats autour du contenu de l’ordonnance 65/ 2005 ont visé la remise en cause des choix stratégiques qui forment la base du droit du travail roumain, profondément renouvelé il y a deux ans.

Au moment où la modernisation du modèle social européen et l’avenir de

l’Europe sont au cœur de tous les débats, le patronat remet sur la sellette le problème de la flexibilité du droit social roumain. Le moment est doublement propice. D’une part, dans l’agenda du nouveau gouvernement (de coalition, conduit par un Premier ministre libéral), une révision du nouveau Code est prévue pour éliminer « les difficultés qui freinent le développement du marché du travail et de l’économie de marché fonctionnelle 3», après un débat public organisé à cette fin. D’autre part, la Roumanie s’est engagée envers la Banque Mondiale4 et le Fonds Monétaire International5 à « porter des aménagements, en vue de préserver la flexibilité du marché du travail». 1 - Les revendications du patronat

La proposition de révision présentée par le patronat et apparue sur le site du Gouvernement en mars 2005 qui a fixé le cadre des débats, portait sur des changements profonds de la philosophie du Code du travail, à savoir l’assouplissement de la réglementation sur la conclusion et la dissolution du contrat de travail. À notre avis, la revendication la plus importante concernait la modification du célèbre article 12, selon lequel le contrat de travail à durée indéterminée constitue la règle et que ce n’est que par

1 Publiée au Journal Officiel de la Roumanie no. 576 du 5 juillet 2005, Première partie. 2 Publiée au Journal Officiel de la Roumanie no. 72 du 5 février 2005, Première partie. 3 Programme du gouvernement, chapitre 7 consacré à la Politique sociale. 4 À travers le programme d’ajustement structurel PAL 2 signé en 2003 par l’ancien Gouvernement social-démocrate. 5 Voir l’aménagement stand-by de type préventif signé entre la Roumanie et le Fonds Monétaire International et ratifié par la loi 468/2004.

Roumanie

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exception qu’il peut être conclu à durée déterminée, dans les conditions expressément prévues par la loi.

Dans le même sens, on proposait que le licenciement du salarié au cours

de la période d’essai soit facilité. Cette revendication a été soutenue par la doctrine, qui s’appuyant sur la tradition du droit du travail roumain estimait que la période d’essai était dans le contrat une clause résolutoire. Le nouveau Code du travail imposait à l’employeur désireux de mettre fin à la période d’essai, de respecter la procédure de licenciement pour inaptitude professionnelle, sauf pour ce qui est du préavis.

Une autre disposition liée au licenciement avait suscité beaucoup de

difficultés d’application. Le Code prévoyait que, lorsque les conditions légales pour accéder aux pensions de retraite étaient remplies (âge, cotisations), le contrat de travail cessait de plein droit. Le patronat exigeait que la décision de départ à la retraite soit communiquée à l’employeur. D’autres dispositions sur le licenciement sont mises en examen parce que considérées compliquées et onéreuses pour l’employeur. Il s’agit de l’obligation de reclassement, de la mise en place d’un plan social et de programmes de formation professionnelle en cas de licenciements collectifs, des exigences quant au contenu de la décision de licenciement6.

On a aussi proposé des aménagements à la clause de non-concurrence

pour qu’elle soit moins onéreuse pour l’employeur et plus adaptée à ses intérêts. Le droit positif prévoyait que cette clause donne droit à une indemnité d’au moins 25% du salaire et produise en principe des effets au cours de l’exécution du contrat de travail, ce qui, selon une partie de la doctrine et de la jurisprudence, faisait double emploi avec l’obligation de fidélité du salarié et avec le principe d’exécution de bonne foi du contrat de travail prévus par le Code. La survie des effets de cette clause après la cessation du contrat était possible pour une période de 6 mois (ou 2 ans pour les cadres) et devait être prévue dans le contrat initial.

En ce qui concerne la négociation collective, les débats ont porté sur la

renonciation à l’obligation de négocier chaque année pour les entreprises de 6 Conformément à l’art. 74 du Code, la décision de licenciement doit mentionner les motifs, la durée du préavis, les critères de priorité en cas de licenciement collectif, la liste des emplois disponibles dans l’entreprise lorsque l’employeur a une obligation de reclassement, le terme et la juridiction devant laquelle la décision peut être contestée.

Roumanie

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 315

plus de 21 salariés et sur l’opportunité de maintenir l’opposabilité erga omnes des contrats collectifs.

2 - Les modifications apportées au Code du travail

Le ton de la réforme opérée par l’Ordonnance du Gouvernement est

beaucoup plus modéré que prévu, certainement grâce à l’intervention des syndicats, partisans traditionnels de la stabilité dans l’emploi7. Il en a résulté le maintien du principe selon lequel le contrat de travail est normalement conclu pour une durée indéterminée. Certaines mesures d’assouplissement ont toutefois été introduites : il existe trois nouveaux cas de recours au contrat à durée déterminée8 ; la durée maximale du contrat a été prolongée de 18 à 24 mois. Cette solution, permise par la directive n° 1999/70/CE qui transpose l’Accord-cadre concernant le travail à durée déterminée, reste rigide et peu favorable à l’emploi.

Le licenciement pendant la période d’essai a été profondément modifié,

on est revenu à la solution traditionnelle : une simple notification écrite suffit pour mettre fin au contrat, même avant l’expiration de la période d’essai.

En ce qui concerne les personnes arrivées à l’âge de la retraite, la

littérature publiée après la réforme9 a salué la nouvelle qualification donnée par le Code du travail à la cessation de la relation de travail, qui n’est plus considérée comme une cause de cessation automatique mais comme une cause de licenciement liée à la personne du salarié. On juge cette solution favorable aux deux parties au contrat, car « le licenciement est seulement 7 Cette option syndicale s’explique à la fois par les particularités du marché du travail roumain (forte pénurie d’emplois, absence d’élasticité du marché, difficultés de reclassement, peu d’offres de formation professionnelle de qualité) comme par le niveau très bas de protection sociale offert aux chômeurs mais également par la composante syndicale organisée en 5 puissantes confédérations. 8 On peut donc conclure un CDD : a) pour remplacer un salarié en cas de suspension de son contrat de travail, sauf si cette suspension est due à une grève ; b) en cas d’accroissement temporaire du volume d’activité ; c) pour des travaux saisonniers ; d) si le contrat est conclu en application des dispositions légales ayant pour but de favoriser temporairement certaines catégories de travailleurs ; e) pour une personne à la recherche d’un emploi qui dans les 5 ans, remplira les conditions pour partir à la retraite ; f) lorsque le salarié a une fonction éligible dans le cadre d’un syndicat ou d’une ONG, pendant la durée du mandat ; g) pour des retraités qui ont, selon la loi, le droit de cumuler pension et salaire. 9 Stefanescu, I.T., « Les modifications du code du travail –commentaires », Lumina Lex 2005, p. 50.

Roumanie

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 316

une option pour l’employeur et les deux parties peuvent, si elles le désirent, maintenir le contrat ». L’opportunité de cette option du législateur au regard de l’objectif européen de relèvement de l’âge de la retraite10 n’a pas fait l’objet de débat jusqu'à présent, ni, d’ailleurs, la légalité de la solution eu égard au principe de la non-discrimination.

Le régime de la clause de non-concurrence a été révisé dans le sens

souhaité par le patronat, mais l’indemnité due à l’ancien salarié doit être d’au moins 50 % du salaire antérieur, pour une période de 2 ans au plus.

Un certain assouplissement a été introduit par l’ordonnance en ce qui

concerne le licenciement pour inaptitude professionnelle. On peut y avoir recours après une évaluation préalable, selon les modalités fixées par la convention collective où, à défaut, par le règlement intérieur de l’entreprise. Il convient toutefois de remarquer que cet assouplissement implique la renonciation à l’idée d’une seule et unique procédure en cas de licenciement pour des motifs liés à la personne du salarié. La procédure en cas de licenciement collectif a été simplifiée. En effet, la mise en place d’un plan social et de programmes de formation professionnelle a été remplacée par une obligation pour l’employeur de consulter les syndicats, concernant les mesures pour éviter les licenciements et atténuer leurs conséquences.

La réforme de la négociation collective, dans la perspective de changer de

conception sur le rôle et la hiérarchie des contrats collectifs conclus aux différents niveaux, est à l’origine d’un débat particulièrement délicat, car soutenu par les investisseurs étrangers et le Fonds Monétaire International11. La proposition selon laquelle le contrat collectif conclu au niveau national et de branche devait avoir seulement un effet inter partes12, était particulièrement défavorable aux salariés et a été fortement combattue par les confédérations syndicales.

Loredana Alexandru Université de Bucarest

10 L’âge de la retraite est, en octobre 2005, 57 ans et 8 mois pour les femmes et 62 ans et 8 mois pour les hommes. 11 Voir, dans ce sens, Ion Traian Stefanescu, directement impliqué dans le processus de négociation. 12 Pouvant faire l’objet d’une extension par ordre du ministre, avec l’avis du Conseil Économique et Social.

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ROYAUME-UNI 1 - La migration des travailleurs des pays de l’Europe Centrale et de l’Europe de l’Est

Les travailleurs des nouveaux États membres de l’Union Européenne sont libres d’entrer au Royaume-Uni pour y chercher du travail, à condition d’être inscrit au Home Office (Ministère de l’Intérieur). Ces travailleurs n’ont droit à aucune prestation sociale, que ce soit l’allocation de chômage ou l’accès aux services de santé de l’État (National Health Service). Cette mesure a été prise pour éviter l’afflux de “ benefits tourists ”, à savoir de migrants dont le seul objectif est d’accéder aux prestations sociales. Les statistiques montrent que le gouvernement est parvenu à faire en sorte que soient recrutés des travailleurs étrangers pour répondre aux besoins du marché du travail tout en évitant que ces travailleurs ne fassent des demandes de prestations sociales. Sur 232 000 travailleurs migrants venant des huit États membres d’Europe centrale et orientale, 1 700 ont fait une demande de prestation sociale dont 50 seulement sont en cours d’examen. Les statistiques montrent aussi que la plupart des migrants inscrits sont des ressortissants Polonais dont la majorité est composée de jeunes célibataires. Selon des statistiques du Home Office publiés en août 2005, 14 000 personnes viennent travailler au Royaume-Uni chaque mois. Un an auparavant on estimait qu’ils étaient entre cinq et treize mille. Outre les travailleurs migrants d’Europe centrale et de l’est, 124 000 travailleurs d’outre-mer ont aussi obtenu un permis de travail du gouvernement britannique, chiffre en augmentation de 4% par rapport à l’année dernière. Le nombre des demandeurs d’asile au Royaume-Uni, dont la plupart font une demande de travail, a pour sa part diminué de 31% en comparaison à 2004 ; 34 000 demandes ont été déposées en 2005. Si on fait une comparaison statistique avec octobre 2002, on constate une baisse de 76% des demandes d’asile. 2 - Le syndicalisme, une réforme urgente ou le déclin

Les syndicats britanniques sont en déclin ! Depuis les années 1980, le nombre de syndiqués affiliés au Trade Union Congress (TUC) est passé de 50% à 20% des travailleurs britanniques. Selon le secrétaire général du syndicat FDA, qui représente les cadres de la fonction publique, les syndicats britanniques ont perdu 300 000 adhérents depuis 1997, date à laquelle le gouvernement travailliste est arrivé au pouvoir alors que le

Royaume-Uni

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marché du travail s’est élargi. On peut observer que le nombre des syndiqués est plus élevé dans le secteur privé, spécialement dans les secteurs industriels en déclin (industries de transformation) ; on relève 10% seulement de syndiqués dans le secteur tertiaire. Une des raisons de ce déclin réside peut-être dans le décalage entre la politique des syndicats et les aspirations professionnelles et privées des jeunes travailleurs. Le secrétaire général de la FDA propose deux solutions. Il faudrait revitaliser le rôle du TUC et analyser les relations des syndicats avec le parti travailliste. Il faudrait également réévaluer l’attitude de confrontation des syndicats et la remplacer par une approche constructive.

Nonobstant les droits des travailleurs reconnus par le droit social communautaire, les syndicats ont un rôle important à jouer pour défendre ces droits, pour négocier des conditions de travail, pour combattre les discriminations en raison du sexe de la race, du handicap ou de l’âge etc. Des réformes urgentes paraissent aujourd’hui indispensables pour que les syndicats puissent remplir leurs missions. Peut-être le mouvement syndical doit-il lui-même moderniser ses pratiques et ses conceptions pour éviter qu’il ne connaisse le même déclin qu’aux États-Unis. 3 - Les tendances actuelles, le partenariat

La tendance au partenariat entre syndicats et employeurs commence à prendre de l’ampleur dans le domaine des relations industrielles britanniques. Le Trade Union Congress, (TUC) qui représente la majorité des syndicats du Royaume-Uni, a depuis quelques années adopté cette tendance et a fondé, en 2001, le Partnership Institute pour encourager la diffusion de ce concept. Cet Institut a acquis une expertise et conseille les syndicats et les employeurs pour créer des partenariats au niveau de l’entreprise. L’Involvement and Partnership Association (IPA) qui est un organisme indépendant est aussi très actif dans ce domaine.

Le gouvernement britannique, un grand nombre de syndicats voire des

employeurs britanniques souhaitent aller plus loin. Le partenariat au travail profite à la production et à la performance de l’entreprise et aide à introduire les changements nécessaires sur les lieux de travail. Il permet aux syndicats de jouer un rôle proactif dans l’entreprise en participant à sa politique et à sa stratégie. Pour encourager cette initiative, le gouvernement a créé, en juillet 2005, une bourse nommée “ the union modernisation fund ”.

Royaume-Uni

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 319

En 2005, cinq séminaires régionaux ont été consacrés à la discussion sur

les partenariats existants et à des échanges d’idées et d’expériences. Le TUC a publié un texte intitulé “ Partners for Progress : New Uionisation in the Workplace” qui définit les facteurs essentiels à la réalisation d’un partenariat efficace et donne des exemples de partenariats réussis. Le TUC souhaite qu’à l’avenir le partenariat soit une norme dans les relations industrielles en Grande-Bretagne. L’IPA est aussi très actif dans ce domaine depuis des années et il a publié un grand nombre d’ouvrages qui touchent aux divers aspects du partenariat.

Il nous semble préférable d’abandonner la notion de confrontation entre

syndicats et patrons et d’y substituer celle de partenariat. Les buts doivent en être l’efficacité financière de l’entreprise, la confiance entre les partenaires sociaux et un rôle accru pour les salariés par la reconnaissance de la légitimité du rôle des partenaires. Les fondements du partenariat sont le besoin de sécurité d’emploi pour le salarié, le besoin de flexibilité pour l’employeur, la participation des salariés au succès financier de l’entreprise, l’information et la consultation des salariés dans l’entreprise et la représentation des intérêts des salariés. Toyota et Nissan sont des exemples réussis de partenariat.

4 - Les tendances générales du marché du travail ces 20 dernières années

Des recherches publiées par Halifax Bank en septembre 20051 montrent que le marché du travail britannique tend plus volontiers vers le secteur tertiaire que vers le secondaire. Depuis 1985, trois millions et demi de postes de travail ont été créés dont plus de la moitié dans les affaires (business services) c’est-à-dire l’informatique, les services financiers, la comptabilité, etc. On constate, au cours des vingt années, un déclin important du marché du travail dans l’industrie des produits manufacturés, dans la construction automobile, l’agriculture, les mines de charbon ; deux millions et demi de postes ont disparu dans ces secteurs. L’agriculture, par exemple, n’emploie qu’1,5% de la main-d’œuvre nationale et les mines 2,4%. En revanche, dans les services financiers et des affaires, l’emploi a cru en termes de postes de

1 Financial Times du 4 septembre 2005.

Royaume-Uni

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 320

travail de 71% depuis 1985, soit deux millions et demi de postes créés, ce qui représente à peu près 20% du marché du travail.

On constate une augmentation de l’emploi dans le secteur public : dans le

secteur de la santé, l’emploi a augmenté de 47,4% depuis 1985, soit 2,88 millions de travailleurs ; dans l’éducation, c’est un accroissement de 36,7% (2,28 millions de travailleurs) et dans la construction, 125 000 nouveaux postes ont été créés soit au total 1,28 million de travailleurs ; dans l’hôtellerie et la restauration, l’emploi a cru de 55,8% et dans le secteur de la vente en gros et au détail, de 25,8%.

Par conséquent, depuis 1985 le marché du travail a vu un accroissement économique important ; en découle un taux de chômage de 4,7% qui est après l’Irlande le taux le plus bas de l’Union Européenne. Il faut cependant remarquer qu’au cours des six derniers mois, le taux de chômage affiche une tendance à la hausse.

Autre tendance du marché du travail au Royaume-Uni, la proportion de

travailleurs recrutés pour une durée déterminée (fixed-term worker) a augmenté pendant les dix-huit mois écoulés ; au cours de cette période, le pourcentage est passé de 25 à 46%. Le travail temporaire est aussi en augmentation de façon assez importante. Les recherches menées par le Chartered Institute of Personnel and Development montrent que pendant quelques mois, le nombre de travailleurs temporaires a augmenté de 46%. L’accroissement du nombre de postes est consécutif à l’augmentation de l’investissement public, notamment dans le domaine de la santé, des transports et de l’éducation. D’octobre 1999 à mars 2005, le nombre des emplois du secteur public a augmenté de 12,1%, soit 5,82 millions de travailleurs. Dans le secteur privé, sur la même période, l’augmentation a été de 2,6%, soit un total de 22,67 millions de travailleurs.

Pour résumer les tendances du marché du travail, le secteur tertiaire

emploie aujourd’hui 80% de la main-d’œuvre britannique aux dépends du secteur secondaire traditionnel de production des produits manufacturés, qui ne représente plus que 20%. Il est fort à parier que cette tendance se poursuivra à l’avenir !

Jo Carby-Hall

Université de Hull

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 321

RUSSIE L’un des principaux droits du travailleur est de percevoir une

rémunération juste pour le temps consacré au travail afin de subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille. La rémunération du travail ne doit pas être inférieure au taux établi par la loi fédérale. La garantie de la rémunération est assurée par le législateur et par la responsabilité juridique de l’employeur en cas de non-respect des obligations y relatives. La rémunération du salarié au temps suppose qu’elle soit versée au moins une fois tous les quinze jours en vertu du contrat de travail ou de la convention collective de travail.

La transition vers un système d’économie de marché en Russie s’est

soldée par des retards de paiement des salaires voire le non-paiement « tout court » au point de devenir un trait distinctif de l’économie russe. En découle alors le besoin d’élaborer des règles de protection du salaire, et en particulier de prévoir la responsabilité de l’employeur pour non-paiement ou retard de paiement du salaire.

La convention de l’OIT n° 95 sur la protection du salaire (1949) ratifiée

par l’U.R.S.S. le 31 janvier 1961 stipule la régularité du versement du salaire. En vertu de ce texte, le salaire doit être payé deux fois par mois avec un intervalle au plus égal à 16 jours pour les travailleurs dont le salaire est calculé à l’heure, au jour ou à la semaine et au moins une fois par mois pour les travailleurs dont le salaire est fixé sur une base mensuelle ou annuelle. Le Code du travail dispose que le salaire est versé au moins une fois tous les quinze jours.

Le versement tardif des salaires en Russie est généralement imputé à

deux raisons principales : au manque de conscience de l’employeur et à l’insolvabilité de la structure débitrice. La législation prévoit la possibilité de recourir à des mesures de responsabilité administrative pénale, matérielle, civile. Par exemple, le Code de la Fédération de Russie sur les infractions administratives prévoit la condamnation à une amende pour violation de la législation du travail, ou à la disqualification pour une période de 1 à 3 ans, que cette infraction soit commise volontairement ou par imprudence et si l’auteur de cette infraction est un fonctionnaire (l’employeur ou la personne qui le représente). La disqualification consiste à priver une personne physique de la capacité d’occuper des postes de direction dans l’organe exécutif d’une personne morale ou de faire partie du Conseil des directeurs.

Russie

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 322

Cette sanction ne peut être prise que par le juge. Dans la littérature, il existe une opinion selon laquelle la disqualification porte atteinte au droit constitutionnel de la liberté d’entreprendre.

Outre la responsabilité administrative pour violation de la législation du

travail, le législateur a établi la responsabilité pénale. Le Code pénal de la Fédération de Russie prévoit la responsabilité pénale du dirigeant de l’organisme débiteur, qui pour des raisons personnelles, n’a pas procédé au paiement pendant deux mois, du salaire, des retraites, des bourses, des allocations et d’autres paiements établis par la loi. La possibilité d’un procès pénal et de sanctions est assez illusoire parce que la victime doit apporter la preuve de l’intention et de l’intérêt personnel du fonctionnaire. En tous cas, lorsque les retards de salaire ou leur non-paiement sont dus à des problèmes financiers de l’entreprise ou à ses partenaires commerciaux, il sera presque impossible de trouver les coupables.

La législation du travail prévoit également la possibilité pour le

travailleur dont le droit a été violé de réagir par l’autodéfense. En cas de retard de salaire supérieur à 15 jours, le travailleur a le droit après avoir informé par écrit l’employeur d’arrêter le travail jusqu’au paiement de la somme due. Le délai de 15 jours doit permettre d’ouvrir des discussions. Ainsi, selon la loi, le travail forcé est autorisé pendant 15 jours. Il serait plus raisonnable de modifier cette règle légale et de reconnaître au travailleur le droit d’arrêter le travail et d’exiger la rémunération du salaire dès le jour suivant son non-paiement. Il faut souligner que la loi oblige le travailleur à prévenir par écrit l’employeur de son intention de cesser le travail. Le non-respect de cette obligation peut être considéré par l’employeur comme le non-respect de l’ordre établi par la loi et donc comme une faute disciplinaire.

La législation établit également les obligations de l’employeur en cas de

banqueroute. En conformité avec la législation sur la banqueroute, le salaire est déposé sur un compte durant la procédure et une fois la faillite déclarée, le salaire doit être payé selon l’ordre des créanciers tel qu’il apparaît en cours de procédure. En outre, avant l’ouverture du concours pour établir l’ordre des créanciers, l’endettement pour paiement du travail apparu dans la période précédant la mise en faillite doit être indemnisé. La somme qui reste est inclue dans la liste des demandes des créditeurs du second tour une fois le débiteur déclaré banqueroutier. L’analyse du traitement des affaires de banqueroute par les cours d’arbitrage montre qu’en vertu de la législation en

Russie

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vigueur, lorsque les créditeurs hypothécaires sont classés parmi les créditeurs du troisième tour (leurs prétentions sont satisfaites après le règlement des comptes avec les travailleurs), les retards de salaire constatés avant l’ouverture de la procédure judiciaire ne sont pas toujours amortis en totalité.

Fatima Dzgoeva

Académie de droit de Moscou

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TURQUIE

L’année 2005 a été marquée par l’adoption du nouveau Code Pénal le 26 septembre 2004. Entré en vigueur le 1er juin 2005 en même temps que d’autres législations pénales comme le nouveau Code de Procédure Pénale, le Code Pénal comporte des dispositions qui intéressent directement le droit du travail. Ces dispositions reprennent parfois, avec des modifications, des infractions déjà existantes et surtout créent de nouveaux types d’infraction. Parmi celles-ci figurent le trafic de migrants clandestins (art.79), le trafic de personnes (art.80), le harcèlement sexuel (art.105), l’entrave au droit syndical (art.118), les discriminations injustifiées lors de l’accès à l’emploi (art.122/a), l’enregistrement de données syndicales (art.135/II), la cessation et l’abandon de poste d’agent public (art.260).

1 - La lutte contre le trafic de migrants illégaux

Certaines dispositions nouvelles du Code Pénal suivent les

développements récents sur le plan international et répondent à des obligations conventionnelles internationales auxquelles la Turquie a souscrit. Par exemple, le trafic de migrants clandestins est une infraction pénale qui a été instaurée après avoir ratifié la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée et son Protocole additionnel contre l’introduction clandestine de migrants par terre, air et mer.

Ainsi, toute personne qui, en vue d’obtenir directement ou indirectement

un gain matériel, introduit illégalement un étranger ainsi que celle qui lui permet de rester au pays ou aide des ressortissants turcs et étrangers à franchir illégalement la frontière, sera punie d’une peine de 3 à 8 ans de prison, ainsi que d’une amende (art.79 du Code Pénal).

Remarquons que la Loi n° 4817 en date du 27 février 2003 sur les permis

de travail des étrangers prévoyait par ailleurs une forte amende administrative à l’encontre de toute personne employant des travailleurs étrangers sans permis.

Une disposition distincte du Code Pénal (art.80) vient également punir le

trafic de personnes, de manière conforme au Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies citée plus haut et qui concerne le trafic de personnes, en particulier des femmes et des enfants.

Turquie

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 325

La Turquie, étant partie aux principales Conventions de l’OIT sur le travail forcé et obligatoire (les Conventions n° 29 et n° 105), ces dispositions viennent elles aussi renforcer la lutte contre de telles formes de travail.

2 - Le harcèlement sexuel au travail

Sur un autre plan, le harcèlement sexuel a fait l’objet d’une nouvelle

disposition du Code Pénal. Ce comportement figurait déjà au Code du travail comme une cause de rupture immédiate du contrat par le salarié (art.24/II d du Code du travail). Or, la récente disposition du Code Pénal (art.105) vient directement réprimer cet agissement par une peine de prison de 3 mois à 2 ans, ou une amende pénale.

À l’art.105/II du Code, ce délit prend une forme qualifiée lorsqu’il est

commis « en abusant d’une situation dominante liée à la hiérarchie ou à la relation de travail, ou bien encore en profitant de la proximité dans le même lieu de travail ». La peine est alors majorée de moitié et ne peut être inférieure à 1 an de prison dans les cas où la victime aurait été amenée à quitter son travail.

L’auteur de ce délit pourrait être non seulement l’employeur, mais aussi

les autres salariés, ainsi que les clients. Notons que dans le cadre du droit du travail, l’employeur a l’obligation de protéger ses salariés contre le harcèlement venant de collègues aussi bien que des clients. L’article 24/II d considère comme une cause de rupture immédiate les cas où l’employeur s’abstiendrait de prendre les mesures nécessaires alors qu’il a été prévenu de ces agissements. 3 - La protection du travail librement consenti

L’atteinte à la liberté de commerce et de travail (art.117/I du Code Pénal)

par voie de violence, menaces et autres comportements illégaux, figurait déjà dans l’ancien Code Pénal. Or, à présent, est ajouté un type tout à fait nouveau d’infraction : l’exploitation de personnes démunies sous forme de travail sans remunération ou avec un salaire manifestement bas par rapport au travail fourni ou dans des conditions de travail ou de logement incompatibles avec la dignité humaine (art.117/II). Ce délit est punissable d’une peine de prison de 6 mois à 3 ans ou d’une amende judiciaire. Le

Turquie

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 326

même article 117, en son alinéa III, punit également les personnes ayant agi comme intermédiaires.

4 - Le droit syndical renforcé

Le droit syndical est renforcé par le nouvel article 118 du Code Pénal sur

le délit d’entrave aux droits syndicaux. Toute contrainte par la force ou la menace qui viserait à l’adhésion syndicale ou à la démission d’un syndicat, ou encore à la participation ou non-participation aux activités syndicales sera punissable d’une peine de prison de 6 mois à 2 ans. De même, l’entrave exercée par les mêmes moyens ou d’autres moyens illégaux (par exemple la tromperie) sur les organisations syndicales elles-mêmes, sera passible d’une peine de prison de 1 à 3 ans.

Les nouveaux articles du Code Pénal viennent renforcer ceux de la Loi

n° 2821 sur les syndicats, qui garantissaient déjà la liberté syndicale. En effet, l’article 31 de la Loi sur les syndicats interdit notamment les clauses « anti-syndicales » et les assortit d’une amende pénale (à l’article 59/2,3). Toute discrimination en raison de l’appartenance ou d’activité syndicale donne aussi lieu à une indemnité spéciale d’un montant au moins égal à 1 an de salaires.

Le Code Pénal prévoit ainsi des peines de prison dans les cas où ces

pressions seraient accompagnées de violences, menaces ou autres moyens illégaux.

« L’enregistrement de données syndicales » (art.135/II), désormais

punissable, se situe également dans le même objectif, qui est celui de la protection du travailleur syndiqué.

5 - Le principe de non-discrimination renforcé

La discrimination à l’embauche (art.122/a) fait l’objet d’une disposition

particulière du nouveau Code Pénal qui vient renforcer le traditionnel principe constitutionnel (article 10 de la Constitution) qui interdit toute discrimination fondée sur la race, le sexe, la langue, la religion, l’opinion politique et philosophique ou d’autres considérations. Le Code Pénal rend à présent ces discriminations passibles de peines de prison (de 6 mois à 1 an).

Turquie

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Ici encore, le Code du travail contenait déjà un article interdisant ce type de traitements discriminatoires, mais seulement durant la relation de travail, et l’assortissait d’une indemnité spéciale (art.5). La nouvelle disposition du Code Pénal vise, elle, l’accès à l’emploi.

6 - Les actions collectives dans la fonction publique

L’abandon collectif de poste de travail et les ralentissements de travail

d’agents publics, déjà réprimés par la loi pénale, le demeurent (art.260/I). Par contre, le même article du Code Pénal, en son alinéa II, adoucit la disposition, qui, d’ailleurs, était rarement appliquée. Il permet une minoration ou même une exemption de la peine lorsque l’arrêt ou le ralentissement, motivé par des revendications professionnelles, est de courte durée et n’a point entravé le service. Le législateur a ainsi tenu compte de la tolérance de fait largement pratiquée à l’égard d’actions collectives de courte durée, tout en se gardant d’autoriser la grève dans la fonction publique, ainsi que les actions concertées de nature politique.

En conclusion

Les nouvelles dispositions du Code Pénal intéressant le droit social sont

positives dans l’ensemble, puisqu’elles tendent à assurer une protection plus renforcée des travailleurs. De manière générale, cette législation apportera probablement une certaine discipline et une attention accrue dans les relations de travail. On peut toutefois se demander si une pénalisation excessive, et surtout l’augmentation des peines de prison, correspondent bien aux besoins du monde du travail et aux évolutions du monde contemporain.

Melda Sur

Université Dokuz Eylül, Izmir

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UNION EUROPÉENNE

1 – Droit du travail CJCE 1er février 2005, aff. 203/03, Commission c./ Autriche

Appelée à se prononcer sur la compatibilité de règles nationales avec la directive 76/207 du 9 février 1976 relative à l’égalité professionnelle entre hommes et femmes, la Cour est venue rappeler, par cet arrêt, les règles d’articulation du droit communautaire avec les conventions internationales du travail.

Étaient en cause une loi nationale (autrichienne), issue d’un texte daté de

1938, posant en principe l’interdiction du travail des femmes dans le secteur de l’industrie minière souterraine ainsi qu’un décret de 2001 réservant aux travailleurs de sexe masculin âgés d’au moins 21 ans, et remplissant les conditions physiques et médicales requises, certains travaux en atmosphère hyperbare ainsi que les emplois de plongeurs.

Conformément à une jurisprudence constante, les juges ont d’abord

retenu que ces interdictions ne pouvaient entrer dans la catégorie des différences de traitement admises par l’article 2 §3 de la directive 76/207. Cette disposition qui autorise, à titre dérogatoire, l’établissement de règles particulières aux femmes en raison de leur condition biologique est en effet interprétée strictement par les juges de Luxembourg : seules les règles de protection liées à la grossesse et à la maternité peuvent en relever. Toutes autres mesures de protection, et notamment celles qui, comme en l’espèce, sont exclusivement justifiées par la trop grande pénibilité d’une activité, en sont exclues. Les deux textes en cause étaient donc contraires au droit communautaire.

L’État en cause faisait cependant valoir un autre argument : l’interdiction

légale du travail des femmes dans les mines traduisait un principe posé par une convention de l’OIT ratifiée par les autorités nationales en 1937. Or, cette convention toujours en vigueur, ne peut être dénoncée avant 2007.

Sur cette question, la Cour de justice avait déjà eu l’occasion de juger que

si le juge national a en principe l’obligation d’assurer le plein effet du droit

Union Européenne

Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005 329

communautaire en laissant au besoin inappliquée toute disposition nationale contraire, il en va autrement lorsque l’application d’une telle disposition est nécessaire pour assurer l’exécution, par l’État membre concerné, d’obligations résultant d’une convention conclue antérieurement à l’entrée en vigueur du traité avec des États tiers1. Cependant, et conformément à l’article 307 alinéa 2 du traité CE, en cas d’incompatibilité entre un traité antérieur et le droit communautaire, les États membres sont tenus de rechercher « tous les moyens appropriés » afin d’éliminer les incompatibilités constatées et de se conformer à leurs obligations communautaires2. Tous les moyens admis par le droit international des traités devront donc être envisagés, qu’il s’agisse de la révision, de la renégociation ou de la dénonciation de la convention internationale.

Dans cette affaire, la Cour admet finalement que la mise en conformité

avec le droit communautaire (par dénonciation du texte international) puisse être retardée pour des raisons tenant aux délais de dénonciation prévues par cette Convention.

CJCE 14 avril 2005, aff. 341/02, Commission c./ Allemagne

La Cour de justice était appelée à se prononcer sur la compatibilité d’une réglementation sociale avec les dispositions de la directive 96/71 concernant 1 V. CJCE du 2 août 1993, Ministère public et Direction du travail et de l’emploi c/ Jean-Claude Lévy, aff. 158/91, Rec. 4287. Cette affaire faisait suite à l’arrêt Stœckel par lequel la CJCE a considéré comme contraire au principe communautaire d’égalité entre travailleurs masculins et féminins, l’interdiction du travail de nuit des femmes prévue par l’ancien article L. 213-1 du Code du travail français. Cette dernière disposition mettant en œuvre une convention de l’OIT ratifiée par la France en 1953, se posait pour le juge national un problème de conflit (non tranché par l’arrêt Stœckel) entre une norme communautaire et une norme nationale inspirée d’une convention internationale. La Cour de justice était donc appelée à juger en l’espèce si l’obligation résultant de l’arrêt Stœckel du 25 juillet 1991 s’imposait également au juge national lorsque la disposition nationale était destinée à mettre en œuvre une convention de l’OIT conclue avant l’entrée en vigueur du traité CEE. Dans le même sens, mais à propos de la législation belge sur le travail de nuit, voir CJCE 3 février 1994, Office national de l'emploi contre Madeleine Minne, aff. 13/93, Rec. p. I-371. 2 L’article 307 alinéa 2 énonce que « dans la mesure où ces conventions ne sont pas compatibles avec le présent traité, le ou les États membres en cause recourent à tous les moyens appropriés pour éliminer les incompatibilité constatées ». La plupart des auteurs s’accordent sur le fait qu’il s’agit là d’une obligation de moyens et non de résultat. Toutefois, l’État concerné devra envisager de bonne foi toutes les solutions lui permettant de se conformer à ses obligations communautaires. À défaut, une procédure en manquement est susceptible d’être engagée à son encontre (aff. C-62/98 et C-84/98, Commission c/ Portugal).

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le détachement des travailleurs dans le cadre d’une prestation de services transnationale3. Était en cause une réglementation allemande imposant aux entreprises établies dans un autre État membre de verser à leurs salariés détachés sur le territoire allemand un salaire minimal équivalant au minimum conventionnel fixé par la convention collective applicable au secteur concerné (en l’occurrence le secteur du bâtiment). La difficulté portait sur les éléments de salaire à prendre en compte pour vérifier le respect du salaire minimal applicable dans l’État d’accueil.

L’intérêt de cet arrêt réside dans les précisions apportées sur ce point.

Selon la Cour : - ne doivent pas être pris en compte comme éléments faisant partie du salaire minimal : les rémunérations pour heures supplémentaires, le remboursement des dépenses ayant pour cause le détachement, les cotisations aux régimes complémentaires de retraite professionnels ainsi que tous les éléments de salaire correspondant à une prestation de travail supplémentaire ou effectuée dans des conditions particulières (prime de qualité, prime pour des travaux pénibles ou dangereux…), - doivent, en revanche, être pris en compte comme éléments faisant partie du salaire minimal, les majorations ou suppléments de rémunération « qui ne modifient pas le rapport entre la prestation du travailleur et la contrepartie qu’il perçoit ». C’est le cas particulièrement des primes de 13e mois. 2 – Protection sociale CJCE 12 avril 2005, aff. 145/03, Keller c./ Instituto nacional de la seguridad social, Instituto nacional de gestion sanitaria

Le Règlement 1408/71 relatif à la coordination des régimes de sécurité sociale impose que les frais de soins engagés par un ressortissant communautaire dans un autre État que l’État d’affiliation soient pris en charge par l’institution de l’État de séjour, à charge pour l’institution compétente (caisse d’affiliation) d’en opérer le remboursement dans les conditions et limites prévues par ce texte. On pouvait néanmoins s’interroger sur le champ d’application territorial de ce texte et plus exactement sur l’applicabilité de ces dispositions dans le cas où l’État de séjour (dans lequel

3 Sur cette question, v. également Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 2002 (chronique d’actualité européenne).

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ont été engagés les frais) n’est pas un État membre de l’Union. C’est sur ce point que l’arrêt visé apporte des précisions. En l’espèce, il s’agissait d’une ressortissante allemande, résidant en Espagne (et affiliée au régime de santé de ce pays) ayant engagé des frais de soins et d’hospitalisation en Allemagne puis, sur recommandation des médecins de cet État, en Suisse. La caisse espagnole, sans refuser la prise en charge des frais engagés en Allemagne, s’opposait en revanche au remboursement des frais engagés en Suisse sans son accord.

Après avoir affirmé que « la seule circonstance que lesdits soins aient été

prodigués en dehors du territoire communautaire ne suffit pas pour écarter l’application de ces règlements, le critère déterminant pour leur application étant en effet le rattachement de l’assuré concerné à un régime de sécurité sociale d’un État membre » (pt. 38), la Cour retient que l’assurée avait droit à la couverture des soins dispensés en Suisse4. CJCE 26 mai 2005, Allard c./ Institut national d’assurances sociales pour travailleurs indépendants

La question ici réglée est bien connue puisqu’elle porte sur les modalités de calcul des cotisations sociales dans les cas d’activités professionnelles transfrontalières. Il résulte du règlement 1408/71 que toute personne exerçant une activité indépendante simultanément dans deux États membres est soumise à la législation du lieu de résidence dès lors qu’elle exerce au moins une partie de son activité sur le territoire de cet État membre. Si tel est le cas, elle est soumise exclusivement à cette législation comme si elle exerçait l’ensemble de son activité sur le territoire de l’État concerné. Pour calculer les cotisations sociales, il convient donc de prendre en compte la totalité des revenus de l’intéressé, y compris ceux perçus en dehors de l’État de résidence. Ce sont ces dispositions qui ont été appliquées par la Cour de justice dans une espèce où un ressortissant belge résidant en Belgique exerçait une activité indépendante à la fois en Belgique et en France.

Nadia Hantali

Comptrasec UMR CNRS 5114 Université Montesquieu Bordeaux IV

4 Depuis un accord du 21 juin 1999, entré en vigueur le 1er juin 2002, la Suisse relève en partie des règles communautaires de coordination. Ce texte n’était cependant pas applicable à l’époque des faits.