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Courrier de l'Environnement de l'INRA n°22 25

un entretien avec Jean Duvignaud

« Nous vivons une de ces périodesambiguës où tout devient possible »

propos recueillis par Roger-Pol Droit

Le Monde, mardi 18 janvier 1994reproduit avec l'aimable autorisation du journal

Dans plusieurs domaines, nos références sont en train de disparaître, et les nouvelles ne sont pasencore constituées. S'agit-il à vos yeux de perturbations limitées, ou d'une mutation historiqueprofonde ?- Je crois faux de dire que nous sommes en train de perdre nos références : elles sont déjà perdues !Nous sommes effectivement dans une période de rupture. La plupart des structures de la civilisationindustrielle sont en train de se transformer. L'univers social du développement, qui était fondé sur lacroissance et sur son dynamisme, est en train de se disloquer. Nous vivons une période de cassure,comme il y en eut au cours de l'Histoire.Peut-être l'Histoire n'est-elle, au fond, faite que de ruptures. Ce n'est pas la continuité qui compte. Ames yeux, l'essentiel réside peut-être dans des moments flous, comme celui où nous sommes. Dansdes périodes de ce genre, les gens se trouvent, si l'on peut dire, en suspens entre une société qui a faitson temps et une autre qui ne l'a pas encore remplacée. L' « ancienne » laisse un ensemble de signes etde symboles dont la « nouvelle » organisation de la société ne sait que faire.Il ne s'agit pas de phénomènes marginaux ou de déviances. C'est une recomposition d'ensemble desformes sociales qui est en cours. Ces nouvelles formes n'ont pas encore défini leurs structures ni leursmodes d'organisation. Même les utopies nouvelles demeurent à l'état naissant. On ne les perçoit pasnettement. A cause de cela, on peut avoir l'impression que l'avenir est gris, qu'il n'est plus en mesurede susciter des rêves. C'est seulement parce que nous ne sommes pas encore en mesure de nousreprésenter la mutation qui se déroule.

- Croyez-vous que cette transformation de notre civilisation pourrait ne déboucher sur rien, n'êtrequ'un processus de destruction ?- Pas du tout. Je ne suis ni pessimiste ni optimiste. Nous devons nous défaire des images romantiquesoù l'on voyait les barbares fondre sur l'empire romain et tout incendier et mettre à sac. La réalité estbeaucoup plus complexe, et aussi beaucoup plus difficile à concevoir. Les structures sociales nes'effondrent pas comme un château de cartes, elles se défont lentement avec les idées et les croyances,et même parfois avec l'image qu'elles se sont donnée de leur histoire. Période étrange, où se mêlentl'angoisse et la joie, les certitudes et les pensées folles. Musil, dans l'Homme sans qualités, en a donnéune puissante illustration pour cette Autriche-Hongrie, cet « empire du milieu » de l'Europe quipourrit lentement jusqu'à la défaite militaire finale. Or c'est au cours de cette décomposition que depuissantes semences intellectuelles ou artistiques émergent et se dispersent : la nouvelle musique, lefreudisme, la relativité ... est-ce si peu ?

Ceux qui tentent d'identifier l'Histoire à une logique - providence ou déterminisme - oublientl'importance de l'événement, le surgissement de l'inopiné au sein de la continuité sécurisante etconfortable. L'événement ne cesse d'engendrer des formes et des attitudes multiples, dans lequel nous

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cherchons difficilement un chemin. En dépit des conjurations contemporaines, l'événement casse labelle évolution des positivismes du siècle dernier.Nous vivons de ce point de vue une de ces périodes ambiguës où tout devient possible. Riend'anormal ou de pathologique, seulement une de ces transitions qui fascinaient Burckhardt, entre leconcept et l'expérience, entre le déjà-vécu et le non-encore-vécu : le terrain vague de la vie cherche saforme ou sa future structure. Dans une situation semblable, entre le vieux monde et le monde del'industrie naissante, le jeune Hegel écrit : « Si la réalité est inconcevable, alors il nous faut forger desconcepts inconcevables. »

Explorer ces variations de figures et ces configurations nouvelles de l'existence commune serait unetâche infinie pour la sociologie et l'anthropologie, si toutefois l'une et l'autre pouvaient se détacher dela société industrielle européenne où elles sont nées comme une justification de son système. Lecheminement des choses du monde n'est-il pas fait de plus d'imprévisible que d'inéluctable ?- Vous avez proposé pour votre part le concept d'« anomie » - absence de loi, selon les racinesgrecques - pour désigner ce mouvement de décomposition d'une organisation sociale, et la perte desrepères qui l'accompagne. Est-ce là un concept « inconcevable » ?- Je ne sais pas. C'est en tout cas, me semble-t-il, un concept très riche. C'est Durkheim qui en a faitusage le premier en sociologie, dans seulement deux ouvrages : le Suicide et la Division du travailsocial. Par la suite, il n'en est plus question. Ce concept disparaît complètement de sa pensée, commes'il en avait eu peur. Je crois au contraire que le « flottement » caractéristique de l'anomie, loin d'êtreun accident temporaire que le progrès va permettre de surmonter, est un trait majeur de notre histoire.Ce concept, et d'autres, peuvent permettre des investigations d'un type nouveau. En effet, nous nepouvons plus déduire de ce que nous pensions auparavant les moyens d'analyser les phénomènes quiémergent aujourd'hui.- Le développement mondial de la communication et des médias fait partie, à vos yeux, de cesphénomènes nouveaux ?- Evidemment, même s'il y aurait beaucoup à dire sur tout ce que l'on a écrit sur ces « médias ». Nefait-on pas la philosophie de l'instrument au lieu d'apprendre à s'en servir ? Si Montaigne ou Rabelaiss'étaient attardés à réfléchir sur l'imprimerie, ils n'auraient jamais rien écrit ! Les techniques ne sontpas des objets de méditation. Ce sont des intermédiaires entre l'expérience muette et ce qu'on peut endire grâce à leur existence.Avec la télévision, il n'en va pas exactement ainsi. La rapidité de transmission, sa vitesse, diraitVirilio, son caractère planétaire donne l'image pour vraie. « Voilà l'homme, voilà le monded'aujourd'hui », semble dire le petit écran. Ce qu'on perçoit existe forcément ! Etrange victoire deBerkeley sur Descartes. C'est tout le contraire qui se passe au théâtre et au cinéma, qui, eux, seproposent comme fiction. Freud n'a pas tort : nous payons notre place, nous entrons dans une salle etnous savons que nous assistons à une évocation possible. Pendant quelques heures, nous nousdélivrons de nos désirs au profit des passions figurées dans le spectacle. C'est un plaisir, car nous

avons fait « l'économie d'un refoulement ».Mais avec l'image télévisée nous ne voyonspas le décor, le bouquet de feuilles qui désignela forêt de Dunsigam ... Nous sommes enprise directe avec une vision fragmentaire etsélectionnée qui s'impose comme vraie.

Né en 1921 à La Rochelle, Jean Duvignaud est à la fois sociologue etromancier, universitaire et homme de théâtre, journaliste et anthropologue.Après avoir été professeur de philosophie, il fut notamment l'assistant dusociologue Georges Gurvitch à la Sorbonne, puis professeur aux universitésde Tunis, de Tours, de Paris-Vil. Il est également président de la Maison descultures du monde.

Auteur d'une trentaine de volumes, il a récemment publié un roman, le Singepatriote, portrait imaginaire de l'acteur Talma (Actes Sud), une réédition deson essai l'Acteur (Editions de l'Archipel) et une méditation en mémoire deGeorges Perec, qui fut son élève et son ami, intitulée la Cicatrice (ActesSud).

L'entretien qu'il a accordé aborde plusieurs des thèmes que sa réflexion necesse de croiser ; la dislocation des sociétés, le surgissement de l'imprévu,les médias, la création artistique, la dérision. On y retrouve le ton volontiersprovocateur d'un penseur sans école.

On pourrait se demander si la télévision n'apas réalisé ce que les religions monothéistesont rêvé d'atteindre et à quoi elles ne sontjamais parvenues : l'universalité unanime.Après tout, McLuhan était conseiller duVatican ! Or chaque postulation de cedogmatisme de l'universel - qu'il soit religieuxou communiste - provoque des hérésies. Le« village mondial » suscite l'émergence degroupes de convivialités, de solidarités qui ne

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sont pas nécessairement archaïques ou traditionnelles, mais qui s'affirment par la représentationd'elles-mêmes, violentes ou non.- Vous ne croyez donc pas au triomphe de l'uniformité ?- On pense généralement que le développement des médias unifie le monde. Une chaîned'informations internationales comme CNN, diffusant aussitôt les images des événements, presque àmesure qu'ils se déroulent, créerait ce « village planétaire », dans lequel toutes les nouvelles seraientimmédiatement répercutées en tous lieux. Ainsi se produirait une sorte d'homogénéisation de laplanète. C'est le contraire que j 'ai pu observer dans les pays que je connais, comme le Mexique et leBrésil, comme la Chine.

On assiste au contraire à une diversification des formes d'expression culturelle. En réaction à cetteemprise d'un seul modèle de discours et d'images, des cultures cherchent à retrouver - ou à inventer ? -leur originalité. La domination mondiale de Dallas, je crois que cela date déjà. La tendance à ladiversification est sans doute bien plus profonde qu'on ne le pense. Tout va vite à présent, dans cesdomaines. A cause de ce refus d'uniformité, nous sommes dans un univers beaucoup plus imprévisibleque celui d'il y a seulement quatre ou cinq ans.

- Que peut-il se passer ? Peut-on esquisser des réponses à cette question ?- Evidemment non. Mais il est possible de dire pour quelle raison cette question demeurenécessairement sans réponse. Je suis convaincu que, dans les périodes d'anomie, la création artistique,c'est-à-dire l'invention des formes, anticipe sur ce que pourra devenir la transformation de la société.La création est comme une réponse à une question qui ne se formule pas encore explicitement. Ecrireou peindre, c'est peut-être un moyen de découvrir une expérience qui n'est pas encore donnée. C'estpar l'écriture, en ce qui me concerne, que j 'a i l'impression de pouvoir atteindre certains aspects de laréalité qui me demeureraient autrement inaccessibles.

Ecrire, c'est être. Nous ne sommes que par la forme, ou le style, que nous donnons à l'expérienceconfuse. Il y a un très beau texte de Proust sur la place du « et » et des virgules chez Flaubert, quidonne à l'espace littéraire le sens que la parole errante ne peut atteindre. Que nous importe le fait queFlaubert ait été « l'idiot de la famille », ou tel ou tel des compétiteurs sur le marché de la culture, si laréalité fictive qu'il construit avec son écriture ouvre un abîme que la banalité ignore ? Le style est unevision du monde.- Et si l'on vous disait que l'écriture ne sert à rien ?- On aurait raison ! Et c'est tant mieux. J'ai cru en effet percevoir, tant en fréquentant les gens deChebika que ceux d'ailleurs, en France ou sur d'autres continents, que la part des activités inutiles -jeu, fête, plaisir, bavardage convivial ... - était plus importante que celle des activités fonctionnellesdont la finalité contribue au mécanisme social. Le gratuit a autant d'importance, sinon plus, quel'utilitaire, même dans nos sociétés économiques.Faut-il alors rappeler que la création artistique, même impliquée dans les réseaux du pouvoir, échappeà la détermination fonctionnelle? A quoi servaient Shakespeare, Kleist ou Rimbaud ? Peu importe queplus tard Van Gogh ou Beckett soient récupérés dans les manuels, rangés dans les musées ou lesbibliothèques, ou même assimilés à des arrivistes sur un marché de la culture. L'essentiel est danscette part subversive des sentiments communs ou stéréotypés qu'ils ont une fois postulée. Kant l'avaitpressenti en parlant de « finalité sans fin » à propos de l'oeuvre d'art.

Ce que j 'a i tenté de dire pour le jeu, la fête, les passions ou simplement le bonheur tient à cetteinsurrection de l'être pour se donner forme. Les surréalistes l'avaient déjà suggéré... De façon générale,je pense que nous n'existons qu'au moyen de ce que nous représentons. On est ce qu'on réussit àreprésenter. Cela vaut aussi bien pour l'écrivain que pour l'artisan ou pour le sportif, et sans doute pourtout individu. On est seulement ce qu'on finit par créer et représenter au-delà de soi-même. Ne plusparvenir à forger une représentation de soi est une situation extrêmement difficile à supporter. C'estactuellement la situation d'un très grand nombre d'humains, pour des causes multiples. Ils se sententcoincés. La violence qui se généralise est peut-être une tentative pour contourner cette non-représentation du soi.

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- Jugez-vous vraiment que la violence soit plus répandue aujourd'hui qu'elle ne l'était dans la vie desgénérations qui ont connu deux guerres mondiales ?- Ce n'est pas simplement de la violence physique que je parle. Sous des formes artistiques, maisaussi politiques ou religieuses, se met en place aujourd'hui une vaste interrogation sur ce que l'hommepeut faire et peut être. C'est là, même s'ils ne le formulent pas de cette façon, que beaucoup se sententcoincés. Ce qui leur manque, c'est le sentiment qu'existe encore une possibilité infinie.Voilà pourquoi je me méfie de l'impérialisme des mots qui désignent des « faits », généralementreconstruits à distance, en cabinet ou en salle de cours pour les besoins d'une recension rapide etplaisante. Il s'agit là d'une forme camouflée de la subjectivité universitaire qui prétend élaborer àl'avance son objet d'étude ! Et l'on croirait entendre Diafoirus ! La vie, dans son infinité d'aspects, esttrop importante pour être confiée aux docteurs du positivisme !- Un tel horizon ne faisait-il pas défaut aux intellectuels qui, comme vous, avaient eu vingt anspendant la guerre ?- Je ne le crois pas. Permettez une anecdote : au XIXe siècle, les gens d'un petit village de Vendée,entendant beaucoup parler du chemin de fer, ont décidé de construire une gare. Ils ont mis des rails,une bâtisse à côté, etc. Le train n'est jamais venu. Il me semble que les intellectuels de ma générationont construit des gares en pensant que le train devait venir, et il n'est pas arrivé. Avec Edgar Morin,Kostas Axelos et quelques autres, nous nous étions forgé l'image d'un communisme salvateur. Lapolitique l'a démentie.Nous avons également tous cherché quelque chose qui peut simplement s'appeler le bonheur - que cesoit dans la fête, le plaisir, la convivialité ou la création. Nous avons tous attendu ce train. En vain,évidemment ! Aujourd'hui, il y a de plus en plus de gens qui pensent qu'il ne sert à rien de construireune gare. Ils savent dès le départ qu'aucun train n'y arrivera jamais.- Le rire n 'est-il pas un dernier recours ?- Je l'ai cru longtemps. Je n'en suis plus si sûr aujourd'hui. Le rire, contrairement à ce qu'on dit encoresouvent, n'a rien de vulgaire, de « populaire », comme le croit Bakhtin, encore pénétré de l'idolâtriestalinienne du « peuple ». Ce qui importe, c'est qu'il nous débarrasse, pour un temps de toute croyanceet de tout concept. Je me souviens de Jean Genet disant : « J'aime les Grecs parce qu'ils ont réussi à sefoutre de la gueule de leurs dieux. »Contrairement aux hellénistes romantiques ou à Nietzsche, je crois que l'avènement de la haute culturegrecque n'a pas été la tragédie, mais les comédies d'Aristophane. Qu'il se soit trouvé un poète de géniepour jouer avec les mythes, les rites, les croyances établies et donner une forme visible à des figuressacrées, cela ne résulte pas, comme on l'a dit, de l'invasion de la scène par l'esclave. En tout cas, passeulement ! Il me paraît plus important de voir qu'avec Aristophane l'illusion de l'arrière-monde a prisla forme du vaurien, de l'ivrogne, du paysan égrillard défiant la représentation solennelle du conflittragique, insurmontable. Rire, n'est-ce pas rétablir l'égalité entre l'au-delà et l'ici-maintenant?Rire de ce qu'on devrait redouter suppose une grande force, tout comme rire de soi-même. Peut-êtrel'époque rend-elle cette forme de rire plus difficile. L'homme découvrant qu'il est séropositif peut-il semettre à rire ? Certains y sont presque parvenus, comme Jean-Paul Aron. Peut-on rire en Croatie, enGéorgie, au Libéria, en Angola, dans le sud du Mexique ? Chaplin, qui est l'un des seuls comiques quiait fait rire dans le monde entier, campe un personnage d'émigré solitaire qui n'est plus vraimentrisible. Le grand rire dont parlait Nietzsche n'est peut-être qu'une vision lyrique du réel. Dans lemonde tel qu'il est, ce ne serait que l'explosion finale et la mort, ou bien un simple jeu de dérisionlocale.- Reste-t-il une issue ?- Ecrire. Au fond, c'est peut-être par l'écriture seulement qu'on réussit à survivre, si ce terme a unsens •