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 1 Le langage, la pensée et les origines de la philosophie analytique 1  Stéphane Chauvier Université de Caen Je me propose d’examiner en quel sens ce qu’on appelle “philosophie analytique” est, comme le soutient Michael Dummett  dans son livre  Les origines de la philosophie analytique 2 , solidaire d’une thèse générale relative à la nature de la pensée. D’après Dummett, les problèmes et les méthodes d’investigation qui sont caractéristiques de la philosophie analytique, au moins dans son âge classique, ne seraient que des conséquences de cette thèse générale concernant la nature de la pensée. C’est parce que la pensée aurait une certaine nature que nous ne pourrions philosopher autrement que de manière analytique. En outre, étant solidaire d’une certaine thèse, la philosophie analytique pourrait cesser d’exister ou d’être pratiquée, même si l’on avait affaire à des auteurs anglo-saxons, dès lors que cette thèse se verrait contestée. Autrement dit, il y aurait des raisons pour lesquelles des philosophes seraient des philosophes analytiques : ils seraient des philosophes analytiques parce qu’ils partageraient une certaine thèse concernant la nature de la pensée, concernant ce qu’est une pensée et ce que c’est que penser. Et il y aurait aussi des raisons de ne pas être un philosophe analytique et ces raisons seraient qu’on ne croirait pas que la pensée humaine soit ce que les analytiques croient qu’elle est. Je me p ropose donc d’exposer cette thèse concernant la nature de la pensée qui est, selon Dummett, au fondement de toute la philosophie analytique. Puis j’examinerai si cette thèse, au regard de certains développements récents de la philosophie anglo-saxonne, est devenue obsolète ou, en tous cas, facultative. §1 Qu’est-ce que la philosophie analytique selon Dummett ? Pour identifier cette thèse fondatrice de la philosophie analytique, on peut partir de la phrase qui ouvre le livre de Dummett et qui contient une caractérisation générale de la philosophie analyti que qui, 1  Ce texte est une version très légèrement remaniée d’un exposé prononcé le 1er avril 1999 lors d’une journée MAFPEN de l’Académie de Caen consacrée à la philosophie analytique.

Caen Philosophie Analytique

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philosophie analytique origines

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    Le langage, la pense et les origines de la philosophie analytique1

    Stphane Chauvier

    Universit de Caen

    Je me propose dexaminer en quel sens ce quon appelle philosophie analytique est, comme le

    soutient Michael Dummett dans son livre Les origines de la philosophie analytique2, solidaire dune

    thse gnrale relative la nature de la pense. Daprs Dummett, les problmes et les mthodes

    dinvestigation qui sont caractristiques de la philosophie analytique, au moins dans son ge classique,

    ne seraient que des consquences de cette thse gnrale concernant la nature de la pense. Cest parce

    que la pense aurait une certaine nature que nous ne pourrions philosopher autrement que de manire

    analytique. En outre, tant solidaire dune certaine thse, la philosophie analytique pourrait cesser

    dexister ou dtre pratique, mme si lon avait affaire des auteurs anglo-saxons, ds lors que cette

    thse se verrait conteste. Autrement dit, il y aurait des raisons pour lesquelles des philosophes seraient

    des philosophes analytiques : ils seraient des philosophes analytiques parce quils partageraient une

    certaine thse concernant la nature de la pense, concernant ce quest une pense et ce que cest que

    penser. Et il y aurait aussi des raisons de ne pas tre un philosophe analytique et ces raisons seraient

    quon ne croirait pas que la pense humaine soit ce que les analytiques croient quelle est.

    Je me propose donc dexposer cette thse concernant la nature de la pense qui est, selon Dummett,

    au fondement de toute la philosophie analytique. Puis jexaminerai si cette thse, au regard de certains dveloppements rcents de la philosophie anglo-saxonne, est devenue obsolte ou, en tous cas,

    facultative.

    1 Quest-ce que la philosophie analytique selon Dummett ?

    Pour identifier cette thse fondatrice de la philosophie analytique, on peut partir de la phrase qui

    ouvre le livre de Dummett et qui contient une caractrisation gnrale de la philosophie analytique qui,

    1 Ce texte est une version trs lgrement remanie dun expos prononc le 1er avril 1999 lors

    dune journe MAFPEN de lAcadmie de Caen consacre la philosophie analytique.

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    on va le voir, correspond assez bien une bonne partie de la production philosophique dite

    analytique3 :

    Ce qui distingue la philosophie analytique en ses divers aspects dautres courants

    philosophiques, cest en premier lieu la conviction quune analyse philosophique du

    langage peut conduire une explication philosophique de la pense et, en second lieu, la

    conviction que cest l la seule faon de parvenir une explication globale4

    Le but final de la philosophie analytique serait donc datteindre une explication globale . Pour

    y atteindre, il faudrait et il suffirait de produire une explication philosophique de la pense . Et pour

    produire une telle explication philosophique de la pense, il faudrait se livrer une analyse

    philosophique du langage . La philosophie analytique serait donc ce courant philosophique qui se

    livrerait une analyse du langage en vue de produire une explication de la pense qui soit elle-mme la

    clef dune explication globale.

    Que faut-il entendre tout dabord par explication globale ? Le sens de cette expression na rien de mystrieux. Dans un autre de ces livres, The logical Basis of Metaphysics5 , Dummett remarque que la philosophie analytique ne se distingue pas, quant ses objets, de la philosophie telle quon la pratique depuis les Grecs. Et cest en effet quelque chose dindniable que les philosophes analytiques

    sont presque les seuls crire aujourdhui des articles ou des livres sur la ralit du monde extrieur, sur la nature de la matire, de lespace-temps ou de lesprit, sur ltre des valeurs morales, etc. Par

    explication globale , il faut donc simplement entendre une lucidation de la ralit dans son

    ensemble ou dans lun de ses secteurs , cest--dire une ontologie ou une mtaphysique spciale. Le

    philosophe analytique sintresse aux divers objets qui ont traditionnellement arrt les philosophes : quest-ce quun corps ?, quest-ce quun esprit ? , y a-t-il des vnements contingents ?, quest-ce

    quune connaissance ?, etc. Rien par consquent doriginal de ce cot l.

    Ce qui caractrise la philosophie analytique, cest donc moins son but final, qui est celui mme de

    toute philosophie, mais cest la voie quelle croit ncessaire demprunter pour aborder et dcider des

    2 trad. fr. M.A. Lescourret, Paris, Gallimard, Les Essais, 1991.

    3 Pour fixer les ides, relvent typiquement de la philosophie analytique les ouvrages suivants :

    Frege, Les fondements de larithmtique, 1884 ; Moore, Principia ethica, 1903 ; Russell, La philosophie de latomisme logique, 1918 ; Wittgenstein, Tractacus logico-philosophicus, 1922; Carnap, La construction logique du monde, 1928 et La structure logique du langage, 1934 ; Goodman, La structure de lapparence, 1951 ; Strawson, Les individus, 1959 ; Quine, Le mot et la chose, 1960 ; Kripke, La logique des noms propres, 1972 ; Davidson, Actions et vnements, 1980 ; John Perry, Le problme de lindexical essentiel et autres essais, 1993.

    4 Les origines de la philosophie analytique, p. 13.

    5 Londres, Duckworth, 1991

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    questions de ce genre. Daprs Dummett, le philosophe analytique, cest le philosophe qui est

    convaincu que, pour dcider une question relative lessence de quelque chose, par exemple

    lessence des nombres ou au mode dtre des tats mentaux, il faut se livrer une analyse de la manire

    dont nous pensons ces objets et, plus prcisment, une analyse de la manire dont nous en parlons. Lide peut sembler manquer doriginalit, parce quelle voque ce quon appelle gnralement

    analyse conceptuelle. Or, Aristote, par exemple, se livrait dj des analyses conceptuelles pour lever des quivoques, viter les sophismes, etc. Tout philosophe abordant nimporte quelle question

    commence en gnral comme cela. Mais, lorsquon dit que pour dcider une question dessence, il faut

    analyser le sens de ce que nous disons, ce nest pas dune analyse conceptuelle classique quil sagit.

    En effet :

    1) lanalyse porte moins sur des notions que sur des propositions ; 2) elle vise moins les caractres ou diverses nuances de sens dun concept que les conditions de

    vrit dune proposition ;

    3) enfin, lanalyse nest pas un simple pralable : elle est le tout de linvestigation philosophique. Un exemple canonique dune telle analyse est fournie par Frege, dans ses Fondements de

    larithmtique. On peut dire que le livre traite dune question ontologique ordinaire, savoir : quest-

    ce quun nombre ? et quil aborde les diverses solutions traditionnelles possibles cette question : les

    nombres sont-ils des entits ou des crations de lesprit, sils sont des entits, quel genre dentits sont-

    ils ?, etc. Mais ce qui fait de ce livre un livre de philosophie analytique et mme, aux yeux de

    Dummett, le premier livre de philosophie analytique, cest que, pour dcider cette question

    ontologique, Frege pense quil faut et quil suffit, je le cite, de dfinir le sens dune proposition o figure un terme numrique6 . Autrement dit, pour trancher la question ontologique traditionnelle

    relative la nature des nombres, il faut et il suffit de dfinir ce que signifie une proposition faisant rfrence des nombres. Je vais brivement rsumer lanalyse de Frege afin que lon puisse percevoir,

    sur cet exemple, ce quest une analyse du sens dune proposition et comment on peut en tirer des

    conclusions ontologiques.

    Frege remarque dabord que dans les propositions o figurent des termes numriques, les nombres

    ne sont pas prdiqus directement des objets, mais des objets en tant quils tombent sous de certains concepts. Attribuer un nombre, dit Frege, cest noncer quelque chose dun concept7 . Pour atteindre

    ce rsultat, Frege compare des propositions comme : il y a l deux chaussures et il y a l une paire

    de chaussures ou comme Solon est sage, Thals est sage, Solon et Thals sont sages et Solon est

    6 Les Fondements de lArithmtique, trad. C. Imbert, Paris, Le Seuil, 1969, p. 188 (62).

    7 FA, trad. p. 175.

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    un, Thals est un, Solon et Thals sont un . Ces comparaisons font ressortir que le rle smantique des

    termes numriques est diffrent de celui des attributs exprimant des proprits des objets. Elles le conduisent son ide quil y a une hirarchie des concepts. Frege en infre quil faut distinguer les

    objets et les concepts. Les nombres sont prdiqus des concepts et non des objets eux-mmes. La question devient alors : quelle sorte de proprit des concepts sont les nombres ? La difficult

    est que les nombres ne peuvent tre, proprement parler, des proprits. En effet, larithmticien

    considre les nombres comme des objets indpendants, le un, le deux, le nombre pi, etc. Si les nombres ont donc partie lie aux concepts, ils sont cependant des objets indpendants des concepts dont ils sont les nombres. Si le nombre de satellites naturels de la Terre est un, on ne peut dire que le un est

    essentiellement li ce concept : si la Terre navait pas exist ou si elle navait pas eu de satellite

    naturel, le nombre un nen aurait pas t affect.

    Pour dterminer quels objets sont les nombres, Frege va donc analyser une autre sorte dnoncs dans lesquels figurent des termes numriques, des noncs de la forme : le nombre de P est identique

    au nombre de Q , par exemple : le nombre de satellites naturels de la Terre est identique au nombre de prsidents en exercice de la Rpublique franaise . La raison de ce choix vient, selon Frege, de la

    relative fcondit conceptuelle de la relation didentit, fcondit quil est lun des premiers avoir

    peru. Dabord, lidentit vaut entre des objets et non entre des concepts. Ensuite, elle suppose un critre didentit qui peut jouer le rle dune dfinition de lobjet individuel : sil ny a pas de dfinition de Socrate, il y a en revanche un critre didentit qui nous permet de dcider de la vrit

    dune proposition comme Socrate est le matre de Platon . Pour faire apparatre cette fcondit,

    Frege se sert dun exemple emprunt la gomtrie. La proposition : la direction de la droite a est

    identique la direction de la droite b porte sur des objets, comme le signale larticle dfini. Or, cette proposition a mme condition de vrit ou est smantiquement quivalente la proposition : la droite

    a est parallle la droite b . Par consquent, la relation de paralllisme entre droites permet de dfinir

    ce quest une direction de droite : une direction de droite est lextension du concept droite parallle

    telle droite donne ou, pour employer un vocabulaire postrieur Frege, cest une classe

    dquivalence de la relation de paralllisme entre droites. Cest cette relation entre les notions de

    paralllisme et de direction de droites que Frege transpose, analogiquement, au cas des nombres. Dire

    il y a le mme nombre de X que de Y , cest dire, les X et les Y, plus prcisment lextension du

    concept de X et lextension du concept de Y, sont quinumriques. Les deux propositions : il y a le

    mme nombre de X et de Y et les X et les Y sont quinumriques sont smantiquement

    quivalentes. Donc le nombre des X, cest lextension du concept quinumrique au concept X . Le

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    nombre des X et des Y, cest, pour employer un vocabulaire non frgen, la classe des classes

    quinumriques la classe des X.

    Cette reconstruction du raisonnement de Frege est videmment trs rapide, mais elle montre que :

    1) Frege nanalyse pas des concepts mais des propositions o figurent les concepts pertinents ; 2) il sintresse au rle smantique des termes et aux conditions de vrit des propositions ; 3) il tire des consquences ontologiques de ces analyses smantiques. En loccurrence, Frege peut conclure de son analyse que les nombres ne sont ni des objets

    individuels ni des classes dobjets individuels ou extensions de concepts mais des classes de classes ou des extensions de concepts de second ordre et que ces classes de classes sont dfinissables par le

    truchement de la relation dquinumricit qui constitue le concept de second ordre dont les nombres

    sont lextension. Tous ces rsultats sont atteints au moyen danalyses portant sur le sens des

    propositions contenant des termes numriques. Cette dmarche est, aux yeux de Dummett, lacte

    fondateur de la philosophie analytique. Pour dcider une question ontologique concernant un certain

    type dentit E, on explicitera le sens des propositions contenant des termes qui font rfrence E et

    expliciter le sens de ces propositions veut dire tudier les conditions de vrit de ces propositions et

    comparer entre elles ces conditions de vrit.

    Ce procd, appliqu par Frege au problme du mode dtre des nombres, pourra tre appliqu

    dautres domaines. Par exemple, pour dcider du mode dtre des tats mentaux, on dfinira le sens des

    propositions mentionnant des tats mentaux (Ryle, Wittgenstein). Ou bien, pour dcider une question portant sur le mode dtre des valeurs morales, on dfinira le sens des propositions mentionnant des

    valeurs morales (Moore). Ou encore, pour dcider une question portant sur le mode dtre du moi ou de la subjectivit, on explicitera le sens des propositions comportant le pronom de la premire personne (Perry). Ce procd na rien de mcanique. Ce nest pas une martingale. Il y a un art de lanalyse, qui consiste dans le choix des propositions pertinentes. Mais ce qui est constant, cest

    linfrence des conditions de vrit ltre8.

    En consquence, pour pouvoir procder ainsi dans chaque domaine particulier, pour pouvoir dfinir

    le sens de certaines propositions sur des cas particuliers, le philosophe analytique devra disposer dune

    thorie gnrale de la signification, dune thorie gnrale de ce que cest que dfinir le sens dune

    proposition. Une thorie gnrale de la signification sera donc le fondement de toute investigation

    philosophique particulire et elle jouera donc le rle de philosophie premire. Ainsi, si il est vrai que le

    8 Pour une explicitation de cette mthode, cf. Donald Davidson, La mthode de la vrit en

    mtaphysique in Enqutes sur la vrit et linterprtation, trad. P. Engel, Nmes, J. Chambon, 1993, p. 290-311.

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    philosophe analytique na pas dobjet propre, mais une mthode propre, cette mthode lui impose nanmoins de considrer des notions qui ntaient pas des objets dinvestigation philosophique traditionnelle. L o le philosophe ancien crit des traits sur lunivocit ou lquivocit de ltre, l o

    le philosophe classique crit des traits sur les ides, le philosophe analytique crit des traits sur le

    sens et la rfrence. Aucun des philosophes des poques antrieures, sinon peut-tre certains philosophes mdivaux9, ne staient appesantis ce point sur ces questions. Nanmoins, si ces

    enqutes sur la rfrence sont typiques de la philosophie analytique, telle que Dummett la caractrise,

    elles ne sont jamais une fin en soi et il est donc faux que la philosophie analytique ne soit quune philosophie du langage ou une philosophie linguistique. La thorie de la signification est au service,

    chez des auteurs comme Frege, Russell, Wittgenstein, Quine ou Davidson, dune explication globale des domaines dobjets qui constituent les rfrents de nos penses. Le philosophe analytique est donc bien un disciple de Frege en ce sens que le traitement de questions philosophiques

    traditionnelles est commande par une lucidation de la signification des propositions portant sur les

    objets viss par ces questions traditionnelles.

    2 La thorie smantique de la pense Pourquoi procder ainsi ? Quest-ce qui peut justifier cette dcision mthodologique fondatrice de

    la philosophie analytique, selon laquelle la solution des questions philosophiques traditionnelles

    dpend dune lucidation de la signification de certaines propositions ? Quest-ce quil faut croire ou admettre pour croire que la dcision dune question ontologique ( quest-ce quun nombre ? ) dpend de llucidation du sens de certaines propositions ( il y a autant de X que de Y ) ?

    Il me semble quil faut admettre au moins deux choses que je vais dtailler successivement : 1) La premire, cest que la signification dune proposition et donc la signification des termes qui

    figurent dans la proposition, nest pas quelque chose de priv, dintrieur, qui peut varier dun sujet lautre, dun locuteur lautre. Si, pour dcouvrir ce quest le temps, il faut analyser ce que signifient et

    comment signifient les termes qui nous servent penser au temps, il est dcisif que la signification et le

    mode de signification de ces termes ne varient pas dun sujet lautre, mais que le sens possde au contraire une certaine objectivit.

    2) La seconde chose quil faut admettre, cest que nous navons pas dautres accs aux choses que par le moyen dune analyse des types de termes au moyen desquels nous en parlons. Si, pour connatre

    9 Sur les rapports entre la philosophie analytique et certains courants de la philosophie mdivale,

    cf. Claude Panaccio, Les mots, les concepts et les choses, Paris, Vrin, 1991.

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    ce quest le temps, il nous faut analyser comment nous parlons du temps, cest que cest l la seule voie

    daccs ltre du temps.

    Autrement dit, pour accepter de philosopher la manire analytique, il faut souscrire au moins

    deux thses qui lune et lautre vhiculent une certaine image de la pense humaine selon laquelle le

    contenu de nos penses est la fois quelque chose de public et quelque chose qui constitue un

    intermdiaire indispensable entre nous qui pensons et le monde que nous pensons. Cest donc cette

    image analytique de la pense humaine que je voudrais maintenant essayer de justifier ou, du moins, dont je voudrais voir comment on peut la justifier.

    Je commencerai par lide que le sens dun terme ou le sens dune proposition est quelque chose

    qui ne varie pas dun sujet lautre, quelque chose de public donc, que tous ceux qui emploient ce terme comprennent identiquement. Quest-ce que cest que le sens dun terme ? Quest-ce que cest, par exemple, que le sens dun terme numrique ?

    On peut dire que, pour toute la philosophie antrieure Frege, mais peut-tre plus spcialement

    pour la philosophie cartsienne et post-cartsienne, le sens dun terme cest lide que lesprit forme en

    lui lorsquil entend le mot. Les mots sont le vtement de nos penses et le sens dun mot, cest lide de

    la chose que lesprit lui associe. Daprs cette manire de voir, lesprit se re-prsente des objets, il sen forme certaines ides puis il combine ces ides entre elles et forment ainsi des penses qui sont vraies

    ou fausses. Il se sert ensuite des mots pour communiquer ou exprimer ses penses. Cest l une

    conception bien connue, que lon trouve notamment dveloppe chez Locke10 et que jappellerai la thorie reprsentationnaliste de la pense, parce quelle affirme que penser, cest, pour un sujet, se reprsenter un objet en sen formant une ide. Cette conception a au moins trois consquences que je voudrais souligner avant daller plus loin :

    1) Les penses nont quune relation externe au langage, lequel ne sert qu les ex-primer ou les communiquer. Une pense na pas de rapport ncessaire au langage. Lorsque Descartes, dans sa

    clbre lettre au marquis de Newcastle11, affirme que les animaux ne pensent pas parce quils ne

    parlent pas, il ne drive pas cette conclusion du fait que la pense aurait pour condition dexistence le

    langage. Il tire cette conclusion du fait que quiconque forme des penses a tendance les exprimer,

    les communiquer.

    2) Le fait que plusieurs personnes aient les mmes penses est le rsultat dune sorte dharmonie prtablie qui fait que lesprit de chacun forme, en prsence des mmes mots, les mmes ides. Si le

    10 Essai philosophique concernant lentendement humain, livre III, chap. 1& 2, trad. Coste, rimp.

    Paris, Vrin, 1983. 11

    23 novembre 1646, in Descartes, uvres et lettres, Paris, Gallimard, La pliade, p. 1255.

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    sens dun mot, cest lide que chaque esprit forme en lui en entendant le mot, les ides tant dans

    lesprit de chacun, nul ne peut accder aux ides des autres et, par consquent, rien ne nous garantit

    jamais que nous ayons les mmes penses quautrui, du moins le mme type de pense, puisquil est impossible que ce soit le mme token.

    3) Enfin, la pense nest pas quelque chose de foncirement articul, car il nest pas ncessaire, pour avoir lide de chien que je pense quelque chose de dtermin propos des chiens. Une pense lmentaire, atomique pourrait-on dire, est une ide, lide dun unique objet ou dune classe dobjets : lide de chien, lide de nombre, etc.

    Si je mentionne cette thorie reprsentationnaliste de la pense avec ces trois consquences, cest tout simplement parce que la thorie de la pense qui sert dassise la philosophie analytique est en

    bonne partie fonde sur le rejet de cette thorie reprsentationnaliste de la pense la lumire de ces trois consquences. Autrement dit, la thorie reprsentationnaliste a trois consquences qui, si elles

    sont fausses, obligent, par modus tollens, tenir galement la thorie reprsentationnaliste pour fausse.

    Je distinguerai trois types darguments principaux lencontre de la thorie reprsentationnaliste de la

    pense, arguments que lon trouve voqus ici et l dans le livre de Dummett et la littrature analytique

    et qui, mis ensemble, entranent la fausset de la thorie reprsentationnaliste de la pense.

    Tout dabord, comme le dit Frege dans la premire de ses Recherches logiques12, si la thorie

    reprsentationnaliste de la pense tait vraie, alors aucune science ne serait possible. En effet, par

    science il nous faut entendre une connaissance vraie dun certain domaine dobjet. Or, cette connaissance doit, par dfinition, tre commune tous ceux qui la conoivent. Le thorme de

    Pythagore doit tre une seule et unique pense, qui que ce soit qui le conoive. Or, cest l quelque

    chose qui ne suit pas de la thorie reprsentationnaliste de la pense. Si une pense est la reprsentation

    dun objet par un sujet, alors comme le dit Frege, il ne faut plus parler du thorme de Pythagore, mais de mon, de ton, de son thorme de Pythagore. Aux mots qui servent exprimer ce thorme, chaque

    sujet qui les entend fait correspondre des reprsentations dans son esprit et chacun a donc son thorme de Pythagore. Or, cette consquence est absurde parce quil est vident que les mathmaticiens

    partagent la mme pense lorsquils conoivent ou font appel au thorme de Pythagore. Il est donc

    faux, comme le dit Frege, que le contenu dune pense se confonde avec les reprsentations qui sont

    prsentes dans lesprit dun sujet. Il faut souligner cependant que cet argument ne suffit pas branler la thorie reprsentationnaliste

    de la pense. On peut en effet amender cette thorie, soit en considrant le sujet de la reprsentation comme un sujet universel ou transcendantal , soit en essayant de montrer, par une infrence la

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    meilleure explication, que plusieurs personnes doivent avoir les mmes ides dans lesprit si lon veut

    expliquer quils aient tel ou tel type de comportement semblable13. Il faut donc renforcer largument

    frgen.

    On peut le faire en remarquant que la thorie reprsentationnaliste de la pense implique que la

    comprhension dun mot soit un tat mental : une certaine ide nous vient lesprit, puis nous

    conservons sous la main cette ide et, lorsque nous employons le mot, nous rveillons cette ide. Or,

    cette description de ce qui se passe quand on comprend ou quen emploie un mot est errone. Lauteur

    qui a le plus insist sur ce point est Wittgenstein et je voudrais surtout rappeler quelques uns de ses plus clbres arguments :

    Il y a dabord une diffrence clatante entre un tat mental et la comprhension dun mot14. Un

    vnement mental, cest, par exemple, un tat de douleur ou de tristesse. Cest quelque chose qui

    commence, qui dure, etc. : jai eu mal toute la journe ; jai t dprime toute la journe . Mais ceci ne vaut pas pour la comprhension dun mot : jai compris ce terme toute la journe ou chaque jour depuis mardi 4 janvier 1963. . La comprhension est donc moins un tat mental quune disposition : savoir ce quest une girafe, par exemple, ce nest pas tre dans un certain tat mental de

    savoir. Cest tre capable, sil sen prsente, de dire : cest une girafe , etc.

    Il est faux, dautre part, que lapplication dun mme terme une pluralit dentits ait pour

    condition lexistence dune reprsentation mentale de ce qui est commun ces entits15. Lorsque nous

    appliquons un mot comme jeu, ce nest pas en vertu de la possession par tous les jeux dun caractre commun, mais parce quil y a une ressemblance de famille entre chaque couple de jeu pris deux deux.

    Si le sens dun mot est lide de la chose, alors lusage dun mot est la comparaison de ce qui se

    prsente dans lexprience avec cette ide de la chose16. Mais cest nouveau inexact. Lemploi dun

    mot, ce qui matrialise sa comprhension, est quelque chose daveugle, qui ne transite pas par une

    comparaison avec un patron mental de lobjet17. Tous ces arguments tendent donc ruiner lide que lusage signifiant dun mot passerait par la

    possession dune ide de la chose qui commanderait lusage du mot.

    12 La pense in Ecrits logiques et philosophiques, trad. Claude Imbert, Paris, Seuil, 1971.

    13 Dans la plupart des cas, ce comportement est cependant linguistique et lon est donc ramen la

    case dpart. 14

    Investigations Philosophiques., 149 (trad. fr. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1961). 15

    Inv. Ph., 72-75 16

    Inv. Ph. 1-6, 139 17

    Il faut noter au passage que tous ces arguments, si on les accepte, ruinent la plupart des thories traditionnelles de la formation des ides gnrales.

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    Enfin un dernier type dargument consiste montrer quil est faux que lon puisse comprendre un

    mot en dehors dune proposition (principe du contexte). Ce nest pas seulement, comme le disait dj Aristote18, quun terme isol, nest ni vrai ni faux. Mais cest plus profondment quil ne signifie rien.

    Il est faux que si quelquun nous dit : girafe , nous pensions quelque chose. Une image surgira

    peut-tre dans notre esprit, celle de telle girafe que nous nous rappelons, mais ce nest videmment pas

    ncessairement cette girafe-l que le mot girafe peut dnoter. Autrement dit, une pense est

    ncessairement quelque chose darticul et cette articulation est un constituant essentiel de la pense :

    cela veut dire quon ne peut dcrire une pense comme la simple combinaison, la simple association de

    deux ides. Les ides doivent tre articules conformment une certaine forme et cette forme, la forme logique de la pense, nest videmment pas elle-mme une ide. Il y a donc, dans nos penses,

    un lment structural qui ne peut tre expliqu si lon admet que lopration fondamentale de la pense,

    cest lopration qui consiste former dans lesprit une ide.

    Ces trois types darguments, si on les accepte, entranent le rejet de la thorie reprsentationnaliste de la pense et ladoption de ce que jappellerai une thorie smantique de la pense.

    Le premier argument, relatif lobjectivit des penses, entrane ce que Dummett appelle lexpulsion des penses hors de la conscience . Une pense doit tre un contenu public et non priv.

    Elle ne peut donc tre le contenu dune conscience individuelle. Frege en concluait que les penses

    formaient un troisime monde, distinct la fois des reprsentations subjectives et des objets physiques, position que lon peut rapprocher de celle, par exemple, de Bolzano et de sa thorie des propositions en

    soi. A propos de la thorie frgenne du troisime monde, Dummett parle cependant, juste titre, de mythologie parce quen effet cette hypostase platonisante des penses en soi quelque chose

    dassez insatisfaisant. Mais, on peut chapper cette mythologie si lon fait intervenir les deux autres

    types arguments lencontre de la thorie reprsentationnaliste de la pense, arguments qui, eux, ne

    sont pas frgens mais surtout wittgensteiniens .

    Dabord, largument du caractre foncirement articul des penses conduit reconnatre que les

    penses ont un rapport troit avec le langage, puisquelles possdent une articulation. Nous avons du

    mal nous reprsenter une pense, quelle soit vraie ou fausse, qui naffirmerait pas quelque chose de

    quelque chose, un prdicat dun certain objet. Si les penses sont donc extrieures la conscience subjective, si elles sont irrductibles aux diverses reprsentations et images qui nous viennent lesprit lorsque nous pensons, ces penses possdent au moins une certaine affinit avec le langage que nous

    employons pour les exprimer.

    18 De Interpretatione, 1, 16a 12.

  • 11

    Or, si lon fait intervenir le dernier argument anti-reprsentationnaliste, largument relatif au

    caractre dispositionnel de la comprhension et au caractre aveugle de lusage des mots, on est cette

    fois conduit lide que la pense nest pas seulement reflte ou exprime par le langage, mais quelle

    nest rien dautre que la facult de former ou de comprendre des propositions dans le langage. Comme

    le dit Wittgenstein, la caractristique essentielle de la pense, cest quelle est une activit qui utilise

    des signes19 . Si la pense tait seulement reflte par le langage, elle pourrait, en principe, tre saisie

    sans passer par lui. Mais cest l manifestement ce qui est impossible. Lorsque nous formons une

    pense propos de quoi que ce soit, nous employons le langage dune manire signifiante et nous ne

    pourrions manifestement faire la mme chose ou penser la mme pense sans employer le langage.

    Do lon infre quune pense est fondamentalement quelque chose que nous saisissons lorsque

    nous formons un nonc linguistiquement articul ou lorsque nous comprenons une proposition

    asserte par autrui. Une pense nest pas quelque chose auquel le langage donne un vtement sensible.

    Une pense est plutt ce que nous saisissons chaque fois que nous employons le langage ou que nous

    comprenons un usage du langage. Expulser les penses hors de la conscience, cest donc les projeter dans cet lment la fois public et non mythologique quest le langage. Nous sommes alors conduits

    dire, comme Frege, quune pense est le sens dun nonc linguistique complet et que penser, cest

    saisir des propositions par le truchement dnoncs linguistiques. Cest l ce que jai appel thorie smantique de la pense, puisque lacte de penser, lopration qui consiste penser, nest pas lacte de

    former une re-prsentation ou une ide de quelque chose, mais cest lacte de signifier quelque chose au moyen des mots ou lacte de comprendre des mots.

    Cette thorie a donc dabord pour consquence que, comme le dit Dummett, linvestigation de la

    pense doit se faire au moyen dune analyse du langage. Savoir ce que nous pensons, dterminer quelle

    sorte de pense nous formons, cest analyser ce que signifient les termes que nous employons pour

    former cette pense. Pour analyser ce qui est effectivement pens par quelquun, il ny a pas lieu de

    chercher ce quil a dans son propre esprit, quelle reprsentation il se forme, mais il faut savoir ce que

    les termes quil emploie signifient. Or, et cest une seconde consquence de cette thorie smantique de

    la pense, le sujet pensant nest pour rien dans le fait quil pense ce quil pense. Le fait que les mots que nous employons aient le sens quils ont ne dpend pas du fait que nous leur donnons ce sens. Il ne

    dpend pas de chaque locuteur quil donne aux mots quil emploie le sens quils ont, sinon il serait

    hautement improbable que les gens puissent donner le mme sens aux mots quils emploient. Il se peut

    que le mot rouge veille, dans mon esprit, une certaine image chromatique prive, mais cette image

    nest pas le sens du mot rouge. Le sens du mot rouge est quelque chose de public qui permet que

    19 Cahier Bleu, trad. G. Durand, Paris, Gallimard, 1965, p. 33

  • 12

    celui qui on ordonne : Apporte-moi cette bote rouge, l-bas ! de pouvoir se diriger droit vers la

    bonne bote quoiquil nait pas eu accs mon impression prive de rouge. Le sens est attach aux

    mots, non en vertu dune opration du sujet, mais en vertu des rgles publiques qui prsident aussi bien lapprentissage des mots qu leur usage dans une communaut linguistique donne. Une conception

    smantique de la pense cest donc, en dernire analyse, une conception qui fait des penses le sens

    public des propositions que les hommes forment lorsquils pensent mais ce sens, linverse de ce que

    soutiendra Husserl20, nest pas constitu par le sujet pensant, pas plus que les rgles du jeu dchecs ne sont constitues par chaque joueur. Si on veut connatre le sens, il ne faut pas reconstituer des actes crateurs de sens, comme le fait la phnomnologie, mais il faut interroger les rgles en usage dans la

    communaut des locuteurs.

    3 Sens et rfrence. Ladoption dune thorie smantique de la pense explique que lanalyse du langage soit le mdium

    ncessaire dune investigation de la pense. Cest ce que Dummett appelle le tournant linguistique.

    Mais pourquoi une investigation de la pense ou des penses serait-elle ce qui doit occuper et

    proccuper le philosophe ? Pourquoi la philosophie de la pense, pour parler comme Dummett,

    devrait-elle tre la philosophie tout court ? Si le philosophe se soucie, par exemple, de dterminer ce

    quest un nombre, ce quest un tat mental, ce quest le moi, etc., et si, dautre part, il adhre la

    thorie smantique de la pense, pourquoi devrait-il en passer par une analyse de nos penses de ces

    objets ? Pourquoi, par exemple, une investigation relative lessence du moi devrait-elle passer par une analyse du sens du pronom de la premire personne ? Pourquoi la question traditionnelle quest-ce

    que le moi ? devrait-elle devenir la question que signifie le pronom je ? ? Parce que, tout dabord, toute pense, lorsquon la comprend comme le sens dune proposition, est

    ncessairement pense dun objet. Nous avons dit quune investigation de la pense ntait pas une investigation du contenu de notre conscience subjective. Cest une investigation de ce que, ncessairement, chacun pense lorsquil saisit telle ou telle proposition. Une investigation de la pense :

    les girafes vivent dans la savane nest pas une analyse de ce que jai dans lesprit lorsque je prononce ou entend cette phrase, mais cest une investigation de ce que quiconque signifie ou

    comprend lorsquil a affaire cette phrase. Chaque locuteur nest pas libre de donner cette phrase le

    sens quil veut. Cette phrase a un sens en soi, si on peut dire.

    Cela implique donc dj quune thorie smantique de la pense, non pas seulement ignore, mais annule lun des problmes centraux de la philosophie post-cartsienne, le problme du solipsisme ou de

    20 Cf. Dummett, p. 95.

  • 13

    lidalisme. Si lon dcrit une pense comme la reprsentation dun objet par un sujet, alors se pose ncessairement la double question de savoir si quelque chose correspond mes reprsentations et si ce

    quelque chose est tel que je me le reprsente. Si lon identifie la pense la reprsentation, la philosophie premire est donc la thorie de la connaissance : comment puis-je savoir que je ne rve pas, que le monde est tel que je me le reprsente ? Cest l effectivement le problme central de la philosophie post cartsienne. Mais, selon la conception smantique de la pense, celui qui pense les

    girafes vivent dans la savane nest pas en train de se reprsenter des girafes, la savane, etc. Il se peut

    du moins quil y ait en lui des images de ces objets, mais ce ne sont pas ces images qui sont le contenu de sa pense. Le contenu de sa pense nest pas dans sa tte ou dans son esprit. Le contenu de sa

    pense est un certain tat de chose, rel ou non rel, mais qui comprend des objets qui eux sont ncessairement rels.

    Pourquoi ? Pour une raison qui tient ce quest le sens dune proposition et ce que cest que

    comprendre le sens dune proposition. Nous savons que le sens nest ni une reprsentation subjective interne de lobjet, par exemple une image ou mme ce que Kant appelait un schme, ni, la manire husserlienne, une vise intentionnelle, un nome, le corrlt dun acte donateur de sens de la

    conscience. Le sens est une proprit objective dun terme que nous saisissons quand nous lemployons, mais que nous ne constituons pas. Or, que peut-tre alors ce sens ? Il y a sur ce point une

    diffrence importante entre un auteur comme Frege et un auteur comme Russell. Frege distingue deux

    choses : le sens, Sinn et la rfrence, Bedeutung et il dfinit le sens comme le mode de donation du

    rfrent. Cette distinction est notamment introduite pour expliquer la valeur informative des noncs

    didentits : ltoile du matin est ltoile du soir . On peut la gloser en disant quun mme objet peut tre donn sous diverses descriptions : le matre dAlexandre/lauteur de la Mtaphysique. Cest la

    distinction entre le contenu smantique et contenu cognitif dune expression. Puis Frege gnralise

    cette distinction : toute expression possde sens et dnotation et une proposition elle-mme possde

    sens et dnotation. Sans entrer dans les difficults de la position de Frege, on peut dire que :

    a) un nom propre dnote un objet individuel et a pour sens la connaissance du fait que cet objet est appel par ce nom ;

    b) une expression conceptuelle a pour dnotation un sous-ensemble de lensemble de tous les objets et pour sens une proprit de ces objets ;

    c) une proposition a pour dnotation le vrai ou le faux et pour sens une articulation du sens des termes qui la forme.

  • 14

    Lide centrale de Frege est donc que le rapport entre un terme et son ou ses rfrents est toujours mdiatis par un sens. Nanmoins, ce qui est essentiel, cest la rfrence car une diffrence de sens

    nentrane jamais elle seule une diffrence de valeur de vrit. Russell rejette au contraire la notion frgenne de sens pour ne retenir que celle de rfrence et

    distinguer entre des termes rfrentiels et des termes descriptifs. La plupart des termes sont descriptifs :

    ils ne sont pas directement rfrentiels mais sont seulement un mode de regroupement possible des

    objets. A linverse, les termes rfrentiels signifient un objet dtermin ou un groupe dobjets dtermins, par exemple ceci est un terme rfrentiel ainsi que des expressions comme celui qui

    ou ceux qui .

    Je nai pas lintention dentrer dans le dtail de ces diffrences entre Frege et Russell, mais ce qui

    est important, cest que, quelle que soit la thorie de la signification que lon adopte, elle a pour

    consquence que toute pense est ncessairement pense de quelque chose, pour paraphraser Husserl.

    Cette ide peut paratre curieuse, parce que cela semble impliquer quil ny a pas de pense fausse. Or,

    il y a bien sr des penses fausses, mais prcisment, une pense ne peut tre fausse que si elle fait

    rfrence un objet et lui attribue une proprit quil na pas. La pense que des licornes vivent en Russie est fausse parce quelle affirme, faussement, quil y a en Russie des animaux qui sont des

    licornes, etc. Toute pense, pour parler comme Hilary Putnam21, accroche au monde et ce qui ne

    saccrocherait pas au monde ne serait pas une pense, mais une suite de mots dnue de sens. Si

    comprendre un terme ou comprendre une proposition, ce nest pas avoir en tte une certaine

    reprsentation ou raliser un acte de vise intentionnelle, il reste que comprendre un terme, cest tre en

    mesure de lappliquer des objets et comprendre une proposition, cest tre en mesure de juger si elle est vraie ou fausse, cest pouvoir asserter ou nier cette proposition. Cest l une thse sur la

    comprhension que partagent tous les analytiques et quexprime Wittgenstein dans le Tractacus :

    comprendre une proposition cest savoir ce qui arrive quand elle est vraie22 . Autrement dit, le sens,

    comme le souligne Dummett, est, dans cette conception, quelque chose qui entretient un rapport troit

    avec la vrit et la vrit est, par dfinition, une manifestation de ce qui est. Juger quune proposition

    est vraie ou fausse, cest la comprendre et la comprendre cest pouvoir juger si elle est vraie ou fausse. Or il serait impossible quune proposition ft fausse, si elle ntait pas la pense de quelque chose.

    Cest l peut-tre lune des thses les plus paradoxales, mais aussi des plus fondamentales de la thorie

    smantique de la pense : si les mots que nous employons sont autre chose quun flatus vocis, ce nest pas parce quils veillent en nous des reprsentations car, par exemple, la musique le fait aussi. Mais

    21 Le ralisme visage humain, trad. C. Tiercelin, Paris, Seuil, 1993, p. 164.

    22 Tractacus, 4.024 (trad. Gilles-Gaston Granger, Paris, Gallimard, 1993.

  • 15

    cest parce que, combins dune certaine faon dans une proposition, ils dnotent ncessairement, de

    manire vraie ou fausse, certains objets du monde. Une pense qui ne dnoterait rien ne serait pas seulement vide : elle ne serait pas une pense.

    Il sen suit donc quen analysant des penses, ou bien on dcouvre que ce sont, en ralit, de

    pseudo-penses, qui ne peuvent faire rfrence quoi que ce soit : cest la version thrapeutique de la

    philosophie analytique23. Ou bien on dbusque comment ces penses accrochent au monde, quels

    termes sont, en elles, rfrentiels et lon dispose donc dun moyen pour dterminer quelles sortes

    dobjets doivent tre admis si lon veut que nos penses puissent tre vraies : cest la version constructionnelle de la philosophie analytique.

    4 Concevoir et intuitionner. Il reste nanmoins encore une ide introduire

    pour pouvoir rendre compte

    du caractre central

    que, selon Dummett, joue la philosophie de la pense. Si toute pense, en tant quelle est distincte dune reprsentation, est en prise sur le monde, il ne suit pas encore que cette prise soit lunique voie

    daccs au monde. Il faut donc encore ajouter une dernire ide, qui est que nous navons dautre accs un objet quelconque que dans la mesure o nous nous en formons une pense.

    En un sens, cest l une banalit : on ne peut penser un objet sans le penser. Mais ce quon dit ici est un peu diffrent : ce quon dit cest que tout rapport un objet saccompagne dune pense propositionnelle dont cet objet est le foyer principal. Ce qui est donc exclu, cest que lon puisse avoir un rapport intuitif direct quelque objet que ce soit. Ce qui est exclu, cest, par exemple, le husserlianisme. Lexpression la plus nette de cette ide est donne par Frege lorsquil soutient que

    nous ne pouvons pas reconnatre qu'une chose a une certaine proprit sans en mme temps estimer

    vraie la pense que cette chose a cette proprit24 . Cela veut dire, par exemple, que je ne puis percevoir que le soleil s'est lev ou que ce vtement a une odeur de violette sans que mes impressions

    sensibles ne soient associes la pense que le soleil s'est lev ou que ce vtement a une odeur de

    violette. Frege prcise, en un autre endroit du texte, que la possession d'une impression visuelle est

    ncessaire la vision des choses mais non suffisante. Ce qui doit s'y ajouter n'est pas sensible. Et c'est justement ce qui nous ouvre le monde extrieur, car sans cet lment non sensible, chacun resterait enclos dans son monde intrieur25 . Les penses ont, pour Frege, le pouvoir de nous donner un monde,

    23 Cf. R Carnap, Le dpassement de la mtaphysique par lanalyse logique du langage in A.

    Soulez (dir.), Manifeste du Cercle de Vienne et autres essais, Paris, PUF, 1985. 24

    La Pense , p. 174. 25

    Ibid., p. 192.

  • 16

    de nous arracher nos reprsentations intrieures pour nous mettre en prsence dun monde et dun

    ensemble dobjets. Cette ide que Frege exprime de manire un peu mythologique peut tre exprime, plus

    gnralement, en disant que toute conscience dun objet est conscience propositionnelle de cet objet. Remarquons dabord quil y a une diffrence entre voir quelque chose et voir quelque chose comme

    quelque chose26. Comme le suggre Dummett, au chapitre VIII de son livre, cette thse est troitement

    lie la question du sens des termes exprimant des qualits sensibles, comme par exemple les noms de

    couleur. La thse de Frege que jai voque est que nous ne pouvons tre conscients que cet objet est rouge sans avoir la pense propositionnelle : cet objet est rouge . Cela peut paratre curieux, car un bb ou un animal possdent une impression de rouge, le rouge fait sur eux une certaine impression et

    pourtant ils ne forment pas, dans leur esprit, la pense : cet objet est rouge . Mais il y a une diffrence entre limpression de rouge que lhomme, lanimal ou le bb peuvent avoir et qui est ce que

    Frege appelle une reprsentation et la pense que quelque chose est rouge. Penser que quelque chose

    est rouge, ce nest pas la mme chose que ressentir une impression de rouge. La diffrence est entre la

    pense quun objet a une certaine proprit et le fait dtre soi-mme dans un certain tat reprsentatif. Il y a une diffrence entre sentir la douleur de la piqre dune aiguille et sapercevoir que quelque

    chose nous pique et que ce qui nous pique est une aiguille. On ne peut donc voir du rouge comme du

    rouge sans possder le concept de rouge. Or, la possession des concepts semble soumise une

    contrainte de gnralit27 : avoir le concept de P, cest pouvoir penser a est P, b est P, mais aussi bien,

    a est Q, b est Q. Un concept ne nous donne un objet que dans une proposition qui lui assure une fonction rfrentielle. Do la consquence : la pense, en tant quelle est mdiatise par lusage du

    langage, est objectivante, cest--dire que seule une conscience propositionnelle de quelque chose est une conscience dobjet. La pense nest pas un rapport entre un sujet et un objet mais un rapport entre un sujet et des faits ou des tats de chose. Je ne suis pas conscient de cette rose, mais je suis conscient que ceci est une rose, que cette fleur est une rose, etc. Il est donc impossible de se rapporter un objet, et mme un objet interne comme une sensation de douleur, autrement quau travers dune pense de cet objet

    5 Prsance de la pense sur le langage ? Je marrte l parce que je pense avoir rassembl les lments dune sorte de dduction de la

    philosophie analytique. Certes, cette reconstruction est artificielle. Aucun philosophe analytique na

    26 Cf. Wittgenstein, Investigations philosophiques, IIme partie, XI, trad. p. 325 sqq.

    27 Cf. Gareth Evans, The Varieties of Reference, Oxford, Clarendon Press, 1982, p. 100-105.

  • 17

    mis en forme sa pense de faon faire apparatre lensemble des thses que nous avons considres

    jusquici. Nanmoins, cette reconstruction que propose Dummett correspond, manifestement, un ensemble dides qui sont parses chez les principaux reprsentants de la philosophie analytique, mme

    si ceux-ci se sparent lorsquil sagit dlaborer une thorie gnrale de la signification et dexpliquer,

    pour citer encore Putnam, comment les mots saccrochent au monde. Mais, si on admet les trois thses

    suivantes :

    1) Penser, cest faire un usage signifiant du langage ; 2) Faire un usage signifiant du langage, cest dnoter certains objets ; 3) Un objet est toujours, pour nous, ce qui est dnot lors dun usage signifiant du langage , il semble alors peu prs vident quon doit procder, en philosophie, comme font les philosophes

    analytiques que considre Dummett : le philosophe analytique tudiera les proprits smantiques des

    penses comme le physicien tudie les proprits physiques des corps matriels. Les penses seront des

    entits publiques, enfouies dans les phrases publiques que lon peut former et ce sont ces phrases que le

    philosophe analytique prendra pour objet dtude en tant attentif, selon une mtaphore quemploie Wittgenstein dans le Tractacus, aux antennes que ces propositions projettent vers la ralit et par lesquelles elles sy accrochent. Il suffit douvrir un livre ou de parcourir un article de philosophie

    analytique pour voir que cette ide nest pas seulement une faon de parler : cest un trait stylistique

    des travaux analytiques que la prsence, dans le corps du texte, de certaines phrases, dtaches,

    numrotes, souvent anodines et qui constituent la matire premire de linvestigation analytique. La

    justification de cette mthode rside dans la thorie smantique de la pense que nous avons considre jusquici.

    Or, cette thorie nous permet galement dexpliquer les tendances rcentes de la philosophie qui

    sort de cette tradition analytique. Si la philosophie analytique repose sur une thse relative lessence

    de la pense, on cessera de pratiquer ce type de philosophie si on peut rejeter la thorie smantique de la pense qui lui sert dassise. Or, je crois quil y a aujourdhui deux faons de rejeter cette thorie, lune qui implique une rupture presque totale avec la philosophie analytique, lautre qui modifie

    simplement ce style philosophique et pour cette raison se rattache encore la philosophie analytique

    classique.

    Je me contenterai, sagissant de ces deux tendances, de quelques indications schmatiques.

    Le retour au reprsentationnalisme.

    Le rejet le plus radical vient de ceux qui, aujourdhui, en reviennent la thorie reprsentationnaliste de la pense. Pour prsenter les principes de cette raction, on peut se tourner vers

  • 18

    le chapitre 1.4 du livre de Pierre Jacob intitul Pourquoi les choses ont-elles un sens ?28. Lobjet du livre est expliquer comment des choses, en loccurrence des entits physiques voire neurologiques,

    peuvent avoir un sens cest--dire avoir des proprits smantiques et, en raison de ces proprits, avoir

    un rle causal. Et loutil principal de lexplication est ce que lauteur appelle la smantique

    informationnelle : daprs celle-ci, une pense p est un tat mental qui entretient avec ltat de chose

    p une relation que lon peut comparer la relation entre un thermomtre et son environnement, avec

    cette seule diffrence quun esprit est un thermomtre qui peut digitaliser linformation analogique

    quil reoit. La simple adoption dune telle problmatique a pour condition le rejet de la thorie smantique de la pense. En effet, les penses sont bien ici dans la tte des gens, elles nont pas de

    relation essentielle au langage, et seul le caractre naturel du processus dinformation de lesprit par

    lenvironnement explique la convergence des penses entre les hommes.

    Quelles raisons sont avances en faveur de ce que Pierre Jacob, la suite de Dummett, appelle la prsance de la pense sur le langage ?

    Jen compte trois :

    1) Lintentionnalit des signes est drive : un son nest un signe que si lesprit qui le profre lui donne une intentionnalit. Plus gnralement, derrire chaque proposition, il y a des intentions

    signifiantes.

    2) Des tres incapables de langage sont capables de matriser des concepts : un chien reconnat les gens, est capable dattendre les gens, etc. La perception possde dautre part un contenu non

    conceptuel : on continue dtre victime de lillusion de Mller-Lyer mme si on sait que les deux

    flches sont de longueur gale.

    3) Enfin les penses exprimes excdent ce qui est dit : elles comprennent des prsuppositions contextuelles inexprimes linguistiquement et qui font nanmoins partie de la pense29.

    Comme le montre le livre de Pierre Jacob, les philosophes qui sont convaincus par cet ensemble

    dides cessent en mme temps de viser une explication globale . tudier la pense, cest tudier lesprit et non galement le monde. La philosophie devient psychologie cognitive.

    Le neo-frganisme

    Il y a cependant une manire moins brutale, moins radicale de revenir sur la thorie smantique de

    la pense. La thorie smantique de la pense fait de lanalyse des penses une sorte de physique des

    penses. On considre les penses comme des entits indpendantes de lesprit qui les pense ou, du

    28 Paris, Odile Jacob, 1997. Cf. aussi, Jolle Proust, Comment lesprit vient aux btes, Paris,

    Gallimard, les Essais, 1997.

  • 19

    moins, les saisit. Nanmoins, Frege, sil affirme que les penses forment un troisime monde, naffirme

    pas que les penses ont leur pouvoir rfrentiel indpendamment du fait dtre saisies par quelquun.

    Une pense met un sujet en prsence de certains objets. Toutefois, la seule chose que le sujet ait faire, cest de saisir ces penses : cest ensuite delles-mmes quelles le feront penser certains objets. Pour dire la chose de manire moins mythologique, cela veut dire quune proposition na un sens que si

    quelquun lasserte, mais ce nest pas celui qui lasserte qui lui donne le sens quelle a. Des pices, sur

    un jeu dchecs, ne peuvent se dplacer toutes seules, mais celui qui les dplace ne dcide pas de leurs rgles de dplacement.

    Le corollaire de la thorie smantique de la pense telle que je lai dcrite, cest donc la neutralisation smantique du sujet de la pense. Or, si les penses sont extrieures la conscience, il ne sensuit pourtant pas que le sujet qui saisit et asserte ces penses ne possde aucun rle smantique. Cest pourtant ce que semblent avoir admis les philosophes pour qui une analyse du sens public des

    propositions, cest--dire de leur conditions dusage public, suffisait dgager le sens de ces

    propositions.

    Or, il y a des penses qui ne peuvent tre dcrites de cette manire : ce sont les penses indexicales,

    par exemple il fait beau ici, aujourdhui ou je vais prendre ce manteau . Il est impossible de comprendre ces propositions si on ne sait qui les prononce, o et quand il les prononce, etc. Dautre

    part, pour former ces penses, il ne faut pas seulement matriser le langage et le sens des mots. Il faut

    aussi exploiter certaines informations que nous possdons sur nous-mmes et notre environnement et

    dont nous sommes immdiatement conscients. Lauteur qui a mis laccent sur les nombreuses

    consquences de ce genre de pense est Gareth Evans dans The Varieties of Reference qui propose une thorie des penses dmonstratives , ce quon pourrait appeler des penses subjectivement incarnes.

    Conclusion On peut donc dire pour conclure que la philosophie analytique est entre dans une phase quon peut

    dire rflexive et dont le livre de Dummett est le symptme : la thorie de la pense qui en constituait le

    fondement implicite devient aujourdhui lobjet dune thmatisation explicite. De l limportance prise par les questions de philosophie de lesprit. Ce retour rflexif sur ses origines dbouche tantt sur

    un tournant cognitif , qui nest, au vrai, quun retour la philosophie reprsentationnaliste de la

    pense, sous la forme dun condillacisme sophistiqu (Fred Dretske30). Ou bien il donne lieu une

    29 P. Jacob, p. 41.

    30 Naturalizing the Mind, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1995.

  • 20

    thorie foncirement anti-naturaliste de lesprit qui, trangement, nest pas sans voquer certaines

    thses hgliennes (John Mc Dowell31). Quant au courant que nous avons appel nofrgen, il oriente la philosophie analytique vers un type de dmarche assez proche, par certains cots, de la

    phnomnologie, mais la fois dbarrasse de sa rhtorique et enrichie des ressources de lanalyse

    logique de la pense (Christopher Peacocke32)./.

    31 Mind and World, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1996.

    32 Being Known, Oxford, Oxford University Press, 1999.