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Mireille Darot Calédonie, Kanaky ou Caillou ? Implicites identitaires dans la désignation de la Nouvelle-Calédonie In: Mots, décembre 1997, N°53. pp. 8-25. Citer ce document / Cite this document : Darot Mireille. Calédonie, Kanaky ou Caillou ? Implicites identitaires dans la désignation de la Nouvelle-Calédonie. In: Mots, décembre 1997, N°53. pp. 8-25. doi : 10.3406/mots.1997.2444 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mots_0243-6450_1997_num_53_1_2444

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Mireille Darot

Calédonie, Kanaky ou Caillou ? Implicites identitaires dans ladésignation de la Nouvelle-CalédonieIn: Mots, décembre 1997, N°53. pp. 8-25.

Citer ce document / Cite this document :

Darot Mireille. Calédonie, Kanaky ou Caillou ? Implicites identitaires dans la désignation de la Nouvelle-Calédonie. In: Mots,décembre 1997, N°53. pp. 8-25.

doi : 10.3406/mots.1997.2444

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mots_0243-6450_1997_num_53_1_2444

Resumen¿ « CALEDONIA », « KANAKÍA », О « GIJARRO » ? IMPLÍCITOS INDENTITARIOS EN LADESIGNACIÓN DE NUEVA-CALEDONIA Las diferentes denominaciones de Nueva-Caledonia, «Territorio », « Kanakia », « Gran Isla », « las Islas », « Caledonia », « Guijarro », se intrican dentro deoposiciones políticas, históricas y geográficas que constituyen, para los actores del conflicto caledóneo,un conjunto de referencias indentitarias implicitas dentro de su enunciación. Además, en el marco de lafrancofonía, pero igualmente dentro del uso del francés, estas denominaciones aparecen comomanifestaciones de la lucha entre normas endógenas y exógenas.

Abstract« CALEDONIA », « KANAKY» OR « CAILLOU» ? IDENTITY ISSUES IMPLICIT IN THE DIFFERENTNAMES FOR NEW CALEDONIA The différent terms for New Caledonia, « Territoire », « Kanaky », «Grande Terre », « les Iles », « Calédonie », « Caillou » are interwoven with political, historical and socialoppositions. For those involved in the Caledonian conflict, each of these terms constitutes theexpression of an implicit identity. They are also testimonies of the struggle for supremacy betweenthose who believe that the language should be internally generated and those who feel that it could beimposed from outside.

Résumé« CALÉDONIE », « KANAKY » OU « CAILLOU » ? IMPLICITES IDENTITAIRES DANS LADÉSIGNATION DE LA NOUVELLE-CALÉDONIE Les différentes dénominations de la Nouvelle-Calédonie, « Territoire », « Kanaky », « Grande Terre », « les Iles », « Calédonie », « Caillou », sontindiquées dans des oppositions politiques, historiques et géographiques qui constituent, pour lesacteurs du conflit calédonien, un faisceau de références identitaires implicites à leur énonciation. Ellessont aussi des manifestations de la lutte entre normes endogène ou exogène dans l'usage du françaisen francophonie.

Mireille DAROT

Calédonie, Kanaky ou Caillou ?

Implicites identitaires dans la désignation

de la Nouvelle-Calédonie

Nommer la Nouvelle-Calédonie, c'est le plus souvent s'exposer à des malentendus selon les interlocuteurs en présence. En effet, il parait bien difficile de référer à ce pays « hic et nunc » de manière neutre, dès lors que Г «ici» de la situation d'énonciation est instancié en Nouvelle-Calédonie et que le « maintenant » se situe dans cette période qui s'ouvre avec la signature des accords de Matignon de 1988 et qui devrait s'achever avec le référendum d'autodétermination de 1998. Période qui fait suite aux «événements » selon l'euphémisme utilisé en Calédonie pour évoquer les affrontements de 1984-1987, entre pro et anti-indépendantistes. Période de transition pendant laquelle les dénominations de ce qui n'est pas encore une « nation » indépendante, la Kanaky, s'inscrivent dans une relation, priviligiée et conflictuelle, avec celles d'une autre nation : la France.

Entre Nouvelle-Calédonie, France et Territoire, Métropole

Enoncer en Nouvelle-Calédonie l'un des couples de termes, Nouvelle-Calédonie et France, Territoire et Métropole, ce n'est pas seulement utiliser des synonymes dans la référence à deux entités géographiques, situées respectivement dans le Pacifique Sud et à l'Ouest de l'Europe, comme pourrait le faire croire la lecture des quotidiens publiés en Nouvelle-Calédonie.

Université Paris 3 Sorbonně Nouvelle.

Mots, 53, décembre 97, p. 8 à 25

« Quelques retards pour les lettres, mais pas ou peu de colis : les grèves en Métropole ont des conséquences variables sur le Territoire. A quinze jours de Noël, on s'inquiète davantage de l'engorgement que va provoquer la reprise du travail» (sous-titre)1. « Difficile d'estimer avec précision les effets des mouvements sociaux de Métropole sur la Nouvelle-Calédonie. Si, à vingt-mille kilomètres du Caillou, presque aucun train ne circule depuis quatre semaines, les centres de tri ne sont touchés que de façon irrégulière. Toutefois, à l'Office des Postes et Communications de Nouméa, on reconnaît des difficultés réelles dans l'acheminement des colis » (début de l'article (p. 2) sur-titré « Le

• Territoire face aux grèves de Métropole », ibid.).

Employer le Territoire, c'est faire partager à son interlocuteur un univers de références dans lequel il n'existe aucune ambigiiité à nommer la Nouvelle-Calédonie uniquement à travers le lien administratif qui l'unit à la France sans donner d'autre spécification que déictique (le Territoire), alors que d'un strict point de vue administratif, un territoire d'outre-mer peut être situé dans un autre océan que le Pacifique, comme Mayotte dans l'océan Indien, et dans un autre hémisphère que l'Austral comme Saint-Pierre et Miquelon au nord-ouest de l'océan Atlantique. C'est inscrire comme présupposé ou préconstruit du domaine notionnel que constitue alors la désignation de ce lieu d'énonciation, que l'indépendance de la Nouvelle-Calédonie n'est pas à envisager, puisque ce lieu d'énonciation n'est nommé qu'à travers sa relation avec la Métropole. Si l'on est un locuteur d'origine mélanésienne2, c'est informer indirectement son interlocuteur que l'on est un autochtone « loyaliste ».

En revanche, éviter le terme de Territoire en utilisant systématiquement celui de Nouvelle-Calédonie, dès que le contexte verbal ou situationnel ne nécessite pas de prendre en compte dans la désignation de ce lieu d'énonciation son lien administratif avec la Métropole (comme ce peut être le cas lorsqu'on exprime son plaisir à contempler les paysages calédoniens), c'est suggérer que l'on n'est pas vraiment contre l'indépendance de la Nouvelle-Calédonie sans toutefois affirmer brutalement que l'on lutte pour elle, comme on le ferait en parlant de Kanaky.

Parler de son pays d'origine, lorsque l'on est un locuteur né

1. Le Quotidien calédonien, 2, lundi 18 décembre 1995, 4, route du Vélodrome, BP 2080 Nouméa.

2. Les 73 598 Mélanésiens, nés à 99,6% en Calédonie, représentent 44,8% de la population (164 173 habitants). Cf. Xavier Charoy, et al., « Images de la population de Nouvelle-Calédonie », Principaux résultats du recensement, Paris, INSEE, Nouméa, USEE, 1989.

dans l'Hexagone, en disant la France et non pas la Métropole (ce que l'on ferait tout naturellement si l'on était en Belgique ou en Suisse), parler de son pays d'accueil en disant la Nouvelle-Calédonie et non pas le Territoire, c'est s'exposer à raviver l'antagonisme entre les « calédoniens de souche », ceux qui peuvent attester un ancêtre installé en Nouvelle-Calédonie depuis trois à cinq générations, ceux qui, quel que soit leur degré de métissage, déclarent relever de Г «ethnie1 européenne» lors du recensement effectué par l'Institut Territorial des Statistiques et Etudes Economiques (ITSEE), et les résidents temporaires, les métropolitains2. Utiliser les dénominations, France, Nouvelle-Calédonie, qui indexent dans les atlas deux entités géographiques, situées à 22 000 km l'une de l'autre, c'est, pour citer des termes emblématiques du conflit calédonien, conforter son interlocuteur caldoche, dans l'idée que l'on n'est qu'un(e) zoreille de plus qui soutient les canaques*.

Kanaky et Territoire : une distribution complémentaire dans les médias de Nouvelle-Calédonie

Ecouter d'une oreille distraite, comme on peut le faire en conduisant, un bulletin météorologique qui annonce qu'« un alizé de Sud Sud-Est soufflera demain sur Kanaky » ou une rubrique qui

1. L'« ethnie» à laquelle la personne recensée «estime appartenir» est l'un des critères censitaires utilisés par l'Institut Territorial de Stastistiques et Etudes Economiques (ITSEE). Celui-ci traduit davantage le sentiment identitaire que l'apparence biologique. Selon son mode de vie, en tribu ou en ville, selon son histoire personnelle, plus ancré dans une communauté que dans une autre, un « métis » se déclarera « mélanésien » ou « européen ». Les descendants d'Indonésiens qui furent recrutés sous contrat pour travailler dans les mines se déclarent le plus souvent « européens ». Cf. Mireille Darot, Christine Pauleau-Delautre, « Situation du français en Nouvelle- Calédonie » dans De Robillard, Beniaminao (dir.) Le français dans l'espace francophone, Paris, Champion, 1993, p. 283-301.

2. Les Calédoniens représentent les deux-tiers des habitants de souche européenne (33,6 % de population) nés en Calédonie. Leur histoire familiale, à travers alliances et métissages, unit les descendants de la colonisation « libre » (Irlandais, Bretons, « Bourbonnais », « colons Feillet », « nordistes ») ou de la Transportation (de France ou de Kabylie), d'autochtones mélanésiens, de travailleurs engagés sous contrat, Japonais, Indonésiens ou Vietnamiens. Les métropolitains qui représentent un tiers des Européens sont des résidents soit temporaires, fonctionnaires en poste pour une durée de deux à six ans, soit permanents, installés en Calédonie au moment du «boom» du Nickel dans les années 1970. Cf. M. Darot, С Pauleau, op. cit., 1993.

3. Nous ne reprenons pas à notre compte la connotation péjorative du terme caldoche auquel nous préférons celui de calédonien (cf. ici même l'article de Christine Pauleau). Métropolitaine, ayant enseigné à l'Université française du Pacifique en Calédonie de 1989 à 1993, nous assumons la connotation insultante de zoreille. Nous expliquons ci-après les connotations insultante et identitaire mises en jeu par les graphies « Canaque » et « Kanak ».

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informe que «ce matin, le ministre des Affaires étrangères de Papouasie Nouvelle-Guinée est arrivé en Kanaky », c'est savoir immédiatement que l'on se retrouve sur la fréquence de Radio- Djido et non sur celle de Radio Rythme Bleu.

En effet, tout comme l'attribution de longueurs d'ondes différentes, la distribution complémentaire de Kanaky et Territoire discrimine Radio-Djido, radio pro-indépendantiste ' qui émet quotidiennement depuis une villa située dans le quartier Magenta de Nouméa, et Radio Rythme Bleu, la radio de Jacques Lafleur, député de Nouvelle- Calédonie, radio qui milite « pour le maintien de la Calédonie dans la République ».

Kanaky et Territoire paraissent alors n'être que deux variantes d'un même réfèrent, la Nouvelle-Calédonie, variantes permettant d'attribuer sans hésitation à un média2 pro — ou anti-indépendantiste certaines rubriques nettement apparentées dans leur forme et leur contenu comme les bulletins météorologiques ou celles qui perpétuant une tradition insulaire rendent compte du mouvement des personnalités à chaque embarquement ou débarquement à l'unique aéroport de la Tontouta.

Kanaky : indépendance et imposition d'une nouvelle norme en français

Kanaky est le terme qui a été choisi pour désigner le futur pays indépendant dans le projet du FLNKS déposé à l'ONU en 1986 (ce projet déclare que le français sera la langue officielle de la Kanaky).

«Dès 1998, le FLNKS souhaite que la Nouvelle-Calédonie devienne un état libre et souverain, qui prendrait le nom de Kanaky. Le transfert des compétences devra toutefois se faire par étapes, sur une durée qui reste à négocier. Telles sont les grandes lignes du projet des indépendantistes, écrites par des auteurs kanak et socialistes » (sous-titre de la page 5). « Notre projet intègre le fait kanak indigène, précise Rock Wamytan. Le

1. L'histoire de Radio-Djido qui a commencé à émettre le 24 septembre 1985 est présentée dans Mwà Wéé, 11, décembre 1995, p. 76-79, revue culturelle kanak éditée par l'Agence de développement de la culture kanak, 103, avenue James Cook, Nouville, BP 378, 98745 Nouméa Cedex.

2. Pour une description des médias en Nouvelle-Calédonie, cf. Mireille Darot, La Nouvelle-Calédonie : un exemple de situation du français en francophonie, Nouméa, Centre territorial de recherche et documentation pédagogique, 1993.

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peuple kanak a le droit d'exprimer sa volonté d'émancipation à l'égard de la France. Nous intégrons la culture kanak mais aussi la culture française et l'apport de toutes les autres cultures présentes sur ce territoire /.../ La Kanaky devrait, selon le FLNKS, adhérer au groupe du Fer de Lance, au Forum et à la CPS (Commission du Pacifique Sud) /.../ L'immigration, les ressources naturelles, le droit du travail, les relations extérieures et Г éducation-formation tomberaient dans l'escarcelle de la Kanaky dès 1998 » (extraits de l'article de la page 5, Le Quotidien calédonien, 12, 30 décembre 1995).

Or, Kanaky ne porte aucune trace des vernaculaires mélanésiens qui sont parlés en Nouvelle-Calédonie. Composé de deux morphèmes, empruntés l'un au polynésien, l'autre à l'anglais, Kanaky est un hybride qui résume l'histoire récente du Pacifique et qui par sa graphie manifeste l'imposition d'une nouvelle norme orthographique en français.

Le morphème de base de Kanaky, Kanak, vient du polynésien1 où il signifie « homme ». Il fut intégré dans le pidgin à base anglaise qui s'est constitué au cours du 19e siècle dans les échanges des baleiniers, des santaliers et des écumeurs de mer avec les populations du Pacifique. Kanak désignait les indigènes, Man oui- oui les Français.

La controverse sur Г etymologie du terme désignant ce pidgin, « bichelamar » ou « beach la mar », illustre l'histoire du Pacifique.

Selon une hypothèse, « Bichelamar » viendrait du terme portugais « bicho la mar », qui désigne la « biche de mer », l'holothurie, cet animal marin à l'apparence d'une limace de couleur noirâtre gisant sur le sable du lagon ou sur les récifs de la barrière de corail. Ramassées, emboucanées sur place (séchées au feu de bois sur des clayettes de branches), avant d'être embarquées pour être revendues en Chine en raison des vertus aphrodisiaques attribuées au « tre- pang », les holothuries, firent l'objet d'un commerce triangulaire entre la Chine, le Pacifique et l'Australie, à l'instar de celui du

1. Les langues mélanésiennes de Nouvelle-Calédonie et le polynésien constitueraient deux branches dans l'ensemble des langues austronésiennes qui auraient une origine commune. Procédant à la reconstruction de changements phonétiques et lexicaux, à partir de l'étude de langues parlées de la Malaisie à Madagascar en passant par l'Indonésie vers l'Ouest et vers l'Est de la Nouvelle-Guinée à la Nouvelle- Zélande et Hawai en passant par la Nouvelle-Calédonie, les linguistes postulent que ces langues seraient apparentées et que c'est au cours de la longue histoire du peuplement du Pacifique et de l'océan Indien à partir de l'Asie du Sud-Est que ces langues se seraient diversifiées. Cf. Jean-Claude Rivierre, Françoise Ozanne-Rivierre, « Les langues de Nouvelle-Calédonie », Atlas de Nouvelle-Calédonie, Nouméa, ORS- TOM, 1981.

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bois de santal. Selon l'autre hypothèse, c'est la juxtaposition de deux morphèmes, l'un anglais désignant la plage, l'autre portugais désignant la mer, qui serait à l'origine du nom donné à ce pidgin : « Beach la mar ». Ce terme constituerait alors l'une des traces de la lutte que se livrèrent l'Angleterre et le Portugal dans la conquête d'un empire maritime.

Le bichelamar servit de langue véhiculaire entre colons et indigènes dans l'archipel des Nouvelles-Hébrides et de la Nouvelle- Calédonie, comme l'attestent les récits de voyageurs. Ainsi, dans son « Voyage à la Nouvelle-Calédonie » qui parut en feuilleton dans la revue Le Tour du monde en 1867-1868, l'ingénieur des mines Jules Gamier l note « II est un langage en Nouvelle-Calédonie qui se parle sur toute la côte et sert de communication entre les kanaks et quelquefois entre les blancs eux-mêmes, quand ils sont de nation différente ; ce langage a pour base l'anglais, mais on y rencontre des mots français, chinois, indigènes, tous plus ou moins altérés2». Nombreux sont les rapports d'administrateurs qui déplorent que l'on n'entende pas parler français dans une colonie française et que les colons s'adressent aux indigènes dans une « sorte d'anglais ».

Du bagne des femmes de l'ile de Ducos, en 1875, Louise Michel écrit à ses amis d'Europe.

« Vos philosophes discutent la possibililité d'une langue universelle choisie parmi les langues mortes, nos peuplades de l'âge de pierre font et vivent cette langue, en prenant chez les Anglais, les Français, les Espagnols, les Chinois, pêcheurs de trépang, leurs mots d'usage, et en leur donnant des leurs. Quand ce dialecte bizarre, qu'on nomme bichelamar (biche de mer), objet de commerce de la côte, aura ses conteurs et ses poètes, il deviendra une langue tout comme une autre ; l'anglais y domine » 3

Dans le glossaire qu'elle joint à son recueil de Légendes et contes canaques4, Louise Michel relève comme «mots répandus

1. Envoyé par le ministère de la Marine pour évaluer les ressources minières de cette colonie, Jules Gamier fit l'hypothèse, dès 1865, d'importants gisements de nickel en examinant un minerai auquel l'Académie des Sciences en 1876 donna en sa mémoire le nom de garniérite.

2. Jules Gamier, Le Voyage à la Nouvelle-Calédonie, fac-similé, Nouméa, Les éditions du Cagou, Hachette Nouvelle-Calédonie, 1978, p. 17.

3. Louise Michel, Légendes et chants de geste canaques (Paris, 1885), Paris, copyright «Les éditions 1900», 1988, p. 31.

4. Ibid., p. 136-137.

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dans les tribus » des termes que ces langues ont empruntés au bichelamar. C'est le plus souvent par l'intermédiaire de ce pidgin que sont passés des emprunts au polynésien caractéristiques du français parlé en Nouvelle-Calédonie1 et des emprunts à l'anglais dans les vernaculaires mélanésiens2.

Dans l'ancien condominium franco-britannique des Nouvelles- Hébrides, l'actuel Vanuatu, ce pidgin est devenu la langue véhicu- laire en milieu urbain, celle de l'échange de plaisanteries et de sketches comiques, celle des explications didactiques, des discussions commerciales et des discours politiques. Langue officielle aux côtés de l'anglais et du français depuis l'indépendance en 1980, ce pidgin fait l'objet d'une codification et d'une standardisation qui imposent de l'orthographier désormais «bislama».

Or, l'indépendance du Vanuatu, acquise en 1980, fut longtemps présentée comme un exemple à suivre par les pro-indépendantistes de Nouvelle-Calédonie, au sein desquels certains linguistes kanak envoyés en délégation au Vanuatu en 1985 proposèrent que le «bislama» (re)devienne la langue véhiculaire des Kanak de Nouvelle-Calédonie en remplacement du français qui a pris cette fonction depuis presque un siècle.

De ce morphème de base, un suffixe, orthographié à l'anglaise, dérive le nom de pays. Littéralement, Kanak-y signifie le pays des hommes. Cette traduction littérale n'est pas sans rappeler d'autres exemples de l'histoire coloniale dans lesquels le nom qui a été donné aux habitants d'un pays, les indigènes, est celui ď hommes dans leur langue vernaculaire comme c'est le cas pour les Bantous en Afrique.

La décision d'orthographier ce suffixe à l'anglaise en refusant d'intégrer le nom du futur pays indépendant dans une série dérivationnelle très productive en français contemporain, et qu'illustre le nom d'un autre pays mélanésien la Papouasie, marque dans le signifiant graphique même, la volonté de distanciation avec la France et rattache le nom du futur pays indépendant à l'aire des pays anglophones du Pacifique comme l'Australie et la Nouvelle-

1. Christine Pauleau, « Inventaire des particularités lexicales du français calédonien», thèse, Suzanne Lafage (dir.), Université Pans 3, 1992. Christine Pauleau, Mille et un mots calédoniens, Paris, AUPELF-UREF, 1994.

2. Ces observations reprennent une recherche non publiée, effectuée en 1992, avec deux de mes étudiants kanak de l'Université française du Pacifique sur le remplacement des emprunts à l'anglais (à travers le bichelamar) par des emprunts au français chez les jeunes locuteurs de nengone de l'ile de Mare.

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Zélande qui ont soutenu la lutte des indépendantistes pendant les «événements »'.

L'emploi de Kanaky au masculin sans article, comme dans ce titre d'un document écrit par le FNLKS en 1997 « Options fondamentales de projet de société pour Kanaky souverain et indépendant», manifeste sur le plan morphologique la même volonté de distanciation puisque, en français contemporain, au suffixe « -ie » est associé le genre féminin et que les noms de pays sont précédés de l'article défini. Bien attesté dans les écrits indépendantistes et dans les déclarations solennelles, cet usage très formel de Kanaky contraste avec celui en vigueur dans l'oral spontané des indépendantistes où les occurrences de la Kanaky, conformes à la morphologie orale française, sont de loin les plus fréquentes.

Kanak / canaque : revendication identitaire et reconnaissance d'une nouvelle norme orthographique

C'est au cours des « événements », le 9 janvier 1985, que le gouvernement de Kanaky imposa une nouvelle graphie, «kanak, invariable en genre et en nombre, quelle que soit la nature du mot, substantif, adjectif, adverbe », en remplacement de celle de canaque attestée depuis plus d'un siècle.

Par ce changement du signifiant graphique, les indépendantistes transcrirent le changement radical de signifié, qu'ils opéraient en transformant le terme utilisé pour désigner les indigènes de Nouvelle- Calédonie (l'emprunt au bichelamar, francisé en Canaque, avait acquis une connotation aussi insultante dans le français calédonien que celle de bougnoule dans le français hexagonal), afin d'en faire un symbole de leur lutte pour la reconnaissance de la spécificité kanak de leur culture et de leur identité, spécificité qui, dès 1975 à travers le personnage mythique de Kanake, avait été revendiquée

1. Le Forum du Pacifique Sud posa le problème de l'indépendance de la Nouvelle-Calédonie dès 1979. Il fut à l'origine d'une résolution (41 / 41 A), votée le 2 décembre 1986 par l'Assemblée générale de l'ONU. Renvoyant à une « Déclaration sur l'octroi de l'indépendance aux pays et peuples coloniaux », adoptée par l'Assemblée générale de l'ONU le 14 décembre 1960, cette résolution confiait au « Comité des 24 » la mission des modalités d'inscription de la Nouvelle-Calédonie sur la liste des pays à décoloniser. Votèrent en faveur de cette résolution 89 pays, dont l'ensemble des pays du Pacifique, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, Fidji, le Japon, et l'Indonésie.

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par Jean-Marie Tjibaou lors du festival Melanesia 2000 organisé à Nouméa1.

« Avant 1975 et Melanesia 2000, nous n'avions pas conscience de notre place dans notre pays. La colonisation, la religion nous avaient enlevé notre peau de Kanak pour nous revêtir d'une peau dans laquelle nous n'étions pas à l'aise /.../ Nous étions considérés comme des sous-hommes incapables d'agir et de penser. /.../ Notre richesse était considérée comme des manières de faire de sauvages, mais pas comme une culture /.../ Melanesia 2000 /.../ c'était la première pierre de la revendication politique qui était posée. Les " indigènes ", les " autochtones ", les " mélanésiens ", comme on nous appelait, prenaient conscience de pouvoir faire partie d'une communauté unique : le peuple Kanak » (extraits de Г editorial d'Octave Togna, Mwà Wéé, 10, septembre 1995, « II y a 20 ans ... Melanesia 2000 »).

Cette graphie qui fait correspondre un graphème à un phonème (k, a, n) et qui ne présente aucune variation écrite en genre et en nombre puisqu'il n'y en a pas à l'oral, s'opposait aux habitudes orthographiques du français mises en œuvre dans canaque : deux graphèmes « с » et « qu » pour noter un même phonème /k/, utilisation d'un graphème morphologique de pluriel ne correspondant à aucune variation morphologique à l'oral : canaques. En adoptant une graphie aussi strictement phonographique, les indépendantistes manifestaient leur volonté de non-assimilation.

Il revient aux accords de Matignon d'avoir officialisé la graphie des indépendantistes. En effet, si l'indépendance de Kanaky ne put être accordée, l'identité du peuple Kanak fut reconnue par la République qui, à son tour, imposa cette nouvelle graphie à travers les inscriptions au Journal officiel de Nouvelle-Calédonie des décrets qui découlèrent de leurs applications, comme par exemple la création de l'Agence de développement de la culture капак (ADCK) et les arrêtés de nomination de chacun de ses membres2.

Cette imposition d'une nouvelle norme orthographique fit l'objet d'une hostilité déclarée chez les calédoniens anti-indépendantistes : « Pourquoi écrire autrement puisqu'on a déjà le mot ? ». Le quotidien, Les Nouvelles calédoniennes, connu pour ses positions loyalistes, persista à utiliser l'ancienne graphie. Et, l'on peut se demander si, lorsque dans ses colonnes il était fait mention de « la culture

1. Jean-Marie Tjibaou, Philippe Missotte, Kanake, Mélanésien de Nouvelle- Calédonie, Papeete, Editions du Pacifique, 1975.

2. Usage calédonien : Haut-Commissariat de la République sur le Territoire de Nouvelle-Calédonie.

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canaque », il ne s'agissait pas d'induire une lecture tendancieuse signifiant que c'était une vue des « zoreilles » que de penser que les « canaques » puissent avoir une culture. Le délégué culturel, relevant du Haussariat1, dut faire obligation aux Nouvelles calédoniennes de ne pas omettre d'annoncer dans ses colonnes le progamme d'activités que lui communiquait l'Agence de développement de la culture kanak.

Il serait facile de recueillir un corpus du trouble orthographique qu'a créé l'imposition de cette nouvelle norme dans la presse calédonienne pour cette période 1988-1998. Si l'emploi du К s'est généralisé, il n'en est pas de même pour la non- variation en genre et en nombre, trop contraire aux normes de l'écrit en français. On trouve de nombreuses occurrences porteuses des marques graphiques de féminin et de pluriel : « les femmes kanakes réunies à Poindi- mié », « les kanaks de la Grande Terre », etc. De fait, cette invariabilité du terme kanak, ne semble respectée que dans la littérature ethnographique pour laquelle la non-francisation des noms de populations étudiées représente depuis longtemps la norme à respecter.

« La vie sociale kanak, comme partout en Océanie, est scandée par des échanges obligés entre clans apparentés » (p. 46). « Dans la civilisation kanak, les personnes de qualité sont clairement distinguées de celles d'un rang moindre » (p. 47). « Les missionnaires ont dissuadé les Kanak de placer la manducation humaine au centre des rites censés anéantir les ennemis ou reproduire la société » (p. 48) (extraits d'Alban Bensa, Nouvelle-Calédonie. Un paradis dans la tourmente, Paris, Gallimard, 1990 (Coll. « Découvertes »).

Cependant, la prégnance du signifié insultant de « canaque » demeurait tellement vivace que des Calédoniens, connus pour leurs sympathies pro-indépendantistes ou des métropolitains ayant vécu et travaillé en Nouvelle-Calédonie avant les « événements » déclaraient ne pas pouvoir utiliser ce terme tant ils en ressentaient la violence à rencontre des Mélanésiens.

Ainsi, dans une émission de France-Culture sur le français calédonien2, un historien calédonien, Louis-José Barbançon, explique que ce n'est que depuis un an, en 1996, qu'il arrive à employer le terme Kanak.

1. France Culture, productrice Danielle Casanova, réalisatrice Dany Toubiana, «Le parler calédonien», émission Tire ta langue, 3 juillet 1996.

2. Les Nouvelles calédoniennes, 41-43 rue de Sébastopol, В Р 179 Nouméa.

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De toute façon, renonciation de ce terme, selon le lieu d'énon- ciation et les interlocuteurs, va rarement de soi. Et, pour un énonciateur « non kanak » et « zoreille » comme nous, énoncer Kanak/canaque en Nouvelle-Calédonie nécessite presque toujours de recourir à une explicitation orale de la graphie qu'on donne à ce terme dans le contexte verbal de façon à désambigiiiser sa connotation, raciste ou identitaire. Ecrire en France Капак/canaque impose le plus souvent de rappeler au lecteur l'histoire douloureuse dans laquelle s'inscrit cette double graphie d'un emprunt du français à un pidgin du Pacifique.

Calédonie : norme endogène du français calédonien

Par contraste avec ce qui précède, employer Calédonie à la place de Nouvelle-Calédonie, ce n'est pas s'exposer à une relation ď interlocution potentiellement conflictuelle. C'est montrer aux calédoniens que l'on vit depuis un certain temps dans File et que l'on sait que c'est ainsi qu'eux-mêmes la nomment. Dire Calédonie et non pas Nouvelle-Calédonie, c'est s'insérer dans une communauté de locuteurs qui ont en partage un usage particulier du français au sein de la francophonie.

Pour schématiser cet usage, Calédonie est utilisé chaque fois qu'il s'agit de référer à l'essence même du pays, comme lors de l'évocation de souvenirs ou à l'occasion de récits anecdotiques sur le mode de vie comme les emblématiques «coup de chasse, coup de pêche et coup de fête » ou encore dans la rédaction de ces chroniques hebdomadaires consacrées à la faune et à la flore locales.

« La Calédonie n'est pas un pays de champignons ! Curieusement peu de scientifiques se sont penchés sur la question. Et pourtant en cherchant bien, il est facile d'en trouver» (Les Nouvelles-hebdo, 228, Supplément du 16-22 juillet 1992 aux Nouvelles calédoniennes, p. 16) \

Dans ce cas, il s'agit d'établir des valeurs référentielles qui construisent la notion de Calédonie comme un monde clos auquel répond d'ailleurs la définition tautologique de la Calédonie qui est souvent donnée dans cette période de 1988-1998: «La Calédonie

1. Jean-Louis Barbançon, «La colonisation pénale en Nouvelle-Calédonie», Catalogue de l'exposition Terres de Bagne, Aix-en-Provence, Centre des Archives d'Outre-Mer, 1990.

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c'est le pays des Calédoniens ». En revanche, Nouvelle-Calédonie n'est utilisé que lorsque les valeurs référentielles du contexte verbal construisent la notion de Calédonie en contraste avec d'autres pays.

C'est pourquoi on peut observer chez les locuteurs partageant la norme endogène au français calédonien, des passages incessants de Nouvelle-Calédonie à Calédonie dans le contexte verbal sans que ce dernier porte trace d'une quelconque explicitation des différences de sens liées à ces constructions d'un domaine notionnel. C'est sur un tel implicite partagé par les locuteurs calédoniens que s'appuie la presse quotidienne dans laquelle nombre d'articles, publiés dans la Calédonie d'avant 1998, attestent la fréquence des cooccurrences de Calédonie et Nouvelle-Calédonie.

« Un livre, une idée, une amitié... La Nouvelle-Calédonie a la chance depuis quelque temps de voir publiés à son sujet des livres de photos d'une exceptionnelle qualité. Cette fois, dans " Couleurs " c'est une Calédonie vue du ciel et magnifiée qui nous est offerte par Yann Arthus Bertrand, un très grand photographe, et son ami d'enfance, calédonien d'adoption, Charles de Montesquieu. Un ouvrage grand format, grand éclat, grand spectacle » (Chapeau, p. 16-17) «Nous voulions faire depuis longtemps un livre sur la Calédonie, explique Charles de Montesquieu, mais Yann a un emploi du temps très chargé ; et puis, il avait une certaine réticence. Il ne connaissait pas du tout le Territoire, pensait retrouver comme en Polynésie, des atolls et encore des atolls mais pas assez de variété... Je lui ai dit : " Viens, tu verras, c'est extraordinaire, un pays superbe ! " » (extrait de l'article, p. 16-17, Les Nouvelles-hebdo, 226, supplément du 2-8 juillet 1992 aux Nouvelles calédoniennes).

Pour les mêmes raisons, les locuteurs calédoniens attribuent une origine métropolitaine à toute information médiatique qui exalte l'exploit de jeunes sportifs néo-calédoniens ou bien estiment destiné à un public métropolitain un ouvrage qui emploie exclusivement le terme de Nouvelle-Calédonie pour parler de leur pays.

Inversement, les premières énonciations de Calédonie nécessitent une explicitation dès lors que l'on est en présence de locuteurs qui ne pratiquent que la norme exogène au français calédonien dans laquelle n'est attesté que Nouvelle-Calédonie.

Cette dénomination du français standard rappelle la découverte de l'ile par le capitaine Cook le dimanche 4 septembre 1774. La légende rapporte que le vert sombre des pentes souvent embrumées de la Chaine de la Grande-Terre qui, sur la Côte Est, plonge à l'abrupt dans le lagon, lui rappela son Ecosse natale, lorsque, de « La Résolution », il vit apparaitre en deçà de la barrière de corail

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cette ile de la Grande Terre à laquelle il décida de donner le nom de « New-Caledonia ». Mais dans la Calédonie d'avant 1998, la référence à l'Ecosse n'a plus que valeur d'étymon, tout comme la dénomination de La Nouvelle n'y fait plus que figure de référence historique à l'une des terres de bagne1.

Gardant trace de l'histoire de l'impérialisme britannique, la dénomination du français standard, apparente la Nouvelle-Calédonie à un paradigme d'autres dominations anglophones plus ou moins proches d'elle : Nouvelles-Hébrides, Nouvelle-Zélande, Nouvelles Galles du Sud (Etat de la ville de Sydney en Australie), Nouvelle- Angleterre (Etat des USA).

L'emploi de Calédonie pour Nouvelle-Calédonie n'est que l'une des nombreuses manifestations de la co-existence de plusieurs normes dans l'usage du français en francophonie : norme exogène au pays, celle du français dit standard, celle par rapport à laquelle s'effectuent presque toujours les comparaisons qui permettent d'établir les spécificités d'un usage local, norme endogène à un usage particulier sur laquelle se fonde en partie le sentiment d'identité d'une communauté qui peut, comme c'est acteuellement le cas au Québec, décider de remplacer partiellement la norme exogène du français standard par sa propre norme endogène.

Or, la volonté d'imposer la norme du français calédonien n'est- elle pas déjà clairement affirmée dans le sigle du parti de l'un des signataires des accords de Matignon, le RPCR de Jacques Lafleur, le Rassemblement pour la Calédonie dans la République ?

Le Caillou, hypocoristique de la Calédonie et identité calédonienne

Pour conclure, nous pourrions dire que la seule manière de nommer la Calédonie sans susciter de conflit dans Г interlocution est d'avoir recours à un terme du français calédonien qui désigne Г ile de la Grande Terre : Le Caillou.

La richesse du sous-sol de Г ile de la Grande Terre dont le tiers de la superficie est occupé par des massifs miniers de la Chaine

1. Mireille Darot, «Les noms de minerai: particularités du français calédonien et histoire industrielle » dans Frédéric Angle viel éd., Du caillou au Nickel. Contribution à l'archéologie industrielle de la Province Sud, Nouméa, Université Française du Pacifique-Centre de Documentation Pédagogique, Nouvelle-Calédonie, 1996.

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centrale explique la motivation sémantique de cette métonymie. Sur mine, en effet, Le Caillou, en effet, c'est le nom donné au « minerai brut », avant que soient effectuées les opérations de criblage qui, dans le « tout- venant », séparent le « minerai sain » du « refus » (le minerai stérile secondaire), rejeté par le «tritout»1.

Mais en français calédonien, dire Le Caillou pour parler de la Calédonie, ce n'est pas seulement désigner le tout par une de ses parties, c'est d'une certaine manière manifester sa tendresse pour ce pays. En effet, lorsqu'ils disent Le Caillou pour parler de leur Calédonie, les locuteurs calédoniens expriment leur attachement pour cette ile où les saignées rouges des mines à ciel ouvert, taillées dans le vert sombre des pentes abruptes de la Chaine, surplomblent le camaïeu de turquoise du lagon au bleu sombre du Pacifique dont l'écume blanche roule dans un grondement grave sur la barrière de corail.

Aussi, en français calédonien, Le Caillou, loin d'être une simple métonymie minière, est un hypocoristique de la Calédonie dont renonciation atteste la calédonitude de l'énonciateur.

« Elle a décroché le titre de championne d'Europe junior du 100 mètres papillon en Г 03 "04 centièmes /... "J'étais simplement partie pour faire une finale, explique-t-elle à nos confrères de Radio Rythme Bleu et lorsque j'ai vu le résultat, j'étais surprise et bien sûr très contente. J'ai tout de suite pensé au Caillou, à toutes les personnes qui m'ont fait confiance et qui m'ont soutenue " » (extrait de l'article p. 25, intitulé « Diane Bui-Duyet La petite sirène d'Istambul », Les Nouvelles-hebdo, 280, supplément du 16-21 juillet 1993 aux Nouvelles calédoniennes). « " Monsieur T. " déplore que le Caillou ne soit connu en Métropole que depuis les événements tragiques qu'il a subis il y a dix ans. Mais ce qu'il regrette par dessus tout c'est que la Nouvelle-Calédonie, au delà des frontières de l'Hexagone, semble ne pas exister » (extrait de l'article, intitulé « Robert Teriitehau : un pied cassé mais un moral d'acier » figurant p. 2 « Funboard », Le Quotidien calédonien, 9, 27 décembre 1995). «Cette jeune Calédonienne quitte le pays après son bac pour intégrer hypokâgne et kâgne, classes préparatoires au concours de l'Ecole Normale Supérieure. Elle échoue au concours mais obtient des équivalences pour s'inscrire en licence d'histoire à la fac d'Aix-en-Provence. Son diplôme en poche, elle rentre sur le Caillou en 1994 afin d'intégrer l'IUFM. " J'avais peur qu'en faisant l'IUFM à Aix, cela m'oblige à enseigner en Métropole" explique-t-elle /.../ Elle obtient le concours du CAPES en

1. SLN, Le nickel en Nouvelle-Calédonie. De la prospection à la mine, Nouméa, Société métallurgique Le Nickel, Publication SLN, 1990.

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septembre dernier /.../ "J'espère avoir un poste ici en septembre. Dans le meilleur des cas ce sera la brousse, dans le pire des cas, ce sera la Métropole " » (extrait de l'article intitulé, « Isabelle Amiot : " Je veux enseigner sur le Territoire " », Le Quotidien calédonien, 9, 27 décembre 1995, p. 6).

Bien évidemment, on ne peut rendre compte des valeurs sémantiques du Caillou en français calédonien, sans souligner le rôle majeur que tient l'exploitation de la mine dans l'économie d'un pays qui fut le deuxième producteur mondial de Nickel et sans rappeler que la prospection et l'exploitation minière sont constitutives de l'histoire de la Calédonie dès les débuts de la Colonisation.

On doit évoquer aussi la place que tient dans un imaginaire calédonien les « petits mineurs » qui représentent les « grandes fortunes », qui ont pour nom Lafleur, Pentecost, Ballande (les exploitants indépendants par opposition à la SLN), et la nostalgie de l'époque du «boom du nickel» (1969-1970).

On peut affirmer que la mine joue presque toujours un rôle dans les « récits de vie » en Calédonie, puisqu'il est rare de trouver une famille qui ne compte au moins un membre ayant travaillé directement ou indirectement à la prospection ou à l'exploitation des mines.

C'est sur Le Caillou, que s'est constitué cet usage particulier du français1, dans les rapports plus souvent violents que tendres qu'ont entretenus des locuteurs francophones natifs et d'adoption qui travaillèrent durement « côte à côte à frant » 2, à la pioche et à la barre à la mine face au front du gradin d'exploitation, creusant les terrasses de ces mines à ciel ouvert.

Par contraste, dès qu'il est utilisé dans des situations ď interlocution où prévaut une norme exogène au français calédonien, l'interprétation du Caillou est dépouillée de toute tendresse. Le Caillou redevient une vulgaire métonymie qui, dans un contexte de français hexagonal, sert à exalter l'exotisme des guides touristiques, qui présentent « un pays nommé caillou », ou à localiser les conflits dans certains essais politiques.

«La Nouvelle-Calédonie, ce caillou au bout du monde, coûte chaque année quelques trois milliards de francs au budget de l'Etat, soit

1. Mireille Darot «Le français calédonien: mine et francophonie», LINX, 33; D. Fattier et F. Gadet (éd.), Situations du français, Université Paris 10-Nanterre, décembre 1995.

2. Nous transcrivons la prononciation calédonienne.

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l'équivalent ou presque de l'impôt de solidarité sur les grandes fortunes » (p. 137). «Il faudra créer des richesses et non pas seulement les consommer. Or la Calédonie n'est pas si riche, contrairement à ce que laisserait croire l'image du " caillou du minerai ". Elle n'en possède pas moins de réels atouts. Le nickel demeure sa principale ressource » (Jean- Claude Besset, Le dossier calédonien, Les enjeux de V après-référendum, Paris, La Découverte, 1988, coll. « Cahiers libres », p. 140).

Ainsi, un titre d'article de journal ou de «polar»1 comme « Caillassage sur le Caillou » serait inattestable dans l'écrit calédonien en raison de la contradiction entre les valeurs de violence et de tendresse des deux noms, étymologiquement apparentés, qui le composent, alors que chacun d'entre eux est largement attesté dans l'écrit calédonien dans des contextes bien entendu différents (le « caillassage » évoque les « événements », pendant lesquels les indépendantistes, en jetant des pierres, « caillassaient » les voitures qui traversaient les routes de leur tribu).

Le Caillou, connotation politique implicite pour les « non-kanak non-anti-indépendantistes »

Bien attesté dès le 19e siècle comme métonymie de la Grande Terre2, Le Caillou, dans cette période incertaine d'après les accords de Matignon et d'avant le référendum d'autodétermination, a pris une connotation politique implicite en raison même de ses valeurs identitaire et hypocoristique. Son réfèrent est construit à partir de ce qui fait la vie du pays depuis plusieurs générations, la mine, et non par contraste par rapport à un autre pays, l'Ecosse du capitaine Cook ou la lointaine Métropole. Sa tendresse exclut toute agressivité à l'égard de quiconque.

Aussi, Le Caillou est-il utilisé par ceux qui peuvent difficilement nommer leur pays Kanaky ou Calédonie. Ceux-là même qui, établis dans le pays tout en n'étant pas autochtones comme les Kanak, ne

1. Pour comparaison, citons les titres de deux romans policiers dont l'action se situe pendant « les événements » de Nouvelle-Calédonie et dont les auteurs affirment leur position anti-indépendantiste : A. D.G., Joujoux sur le Caillou, Paris, Gallimard, 1987 (coll. « Série noire ») ;

Beaudoin Chailley, Kanaky, Point zéro, Paris, Fleuve noir Espionnage, 1990 (coll. « Secret-défense »).

2. M. E. Glasser, Rapport à M. le ministre des Colonies sur les richesses minérales de la Nouvelle-Calédonie, Paris, Dunod, 1904.

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peuvent pas employer Kanaky sans être pour autant anti-indépendantistes, parce que Kanaky est vécu comme excluant les non- kanak.

« II s'agissait de s'asseoir, de s'affirmer auprès des non-Kanak I...I Les gens — les non-Kanak — n'ont pas compris le message de Melanesia 2000 qui devait se prolonger vers Caledonia 2000. Nous sommes différents de vous, riches d'une organisation sociale différente de la vôtre, nous sommes le peuple indigène de ce pays, la terre a fait naitre l'ensemble de nos ancêtres et nous voulons être la référence culturelle de ce pays » (Editorial d'Octave Togna, Mwà Wéé, op. cit.)

En effet, ce terme de non-kanak qui dans la bouche des indépendantistes, réfère à tous ceux qui ne sont pas mélanésiens de Calédonie, englobe par là même ceux qui n'ont jamais vécu en Calédonie et ceux qui y font souche depuis plusieurs générations ainsi que les « niaoulis », équivalent du terme « deuxième génération » dans le français hexagonal, qui, dans le français calédonien, désigne ceux qui ont fait racine dans le pays malgré des conditions de vie souvent très difficiles, à l'image du niaouli, cet eucalyptus endémique à la Calédonie qui résiste au feu de brousse.

Ce sont ceux-là même qui, parce qu'ils sont établis dans le pays, se sentent radicalement différents des « zoreilles » et qui expliquent combien la lutte des Kanak pendant les « événements » leur a fait prendre conscience de leur identité1.

Ce sont ceux-là précisément qui, parce qu'ils se sentent profondément calédoniens, ne sont pas assurés que le maintien à tout prix de la Calédonie dans la République, soit la solution pour continuer à vivre sur Le Caillou.

1. Nous reprenons de mémoire les propos tenus par Louis-José Barbançon pendant les séances du Conseil scientifique de l'ADCK au cours des années 1991- 93.

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Résumé / Abstract / Compendio

« CALÉDONIE », « KANAKY » OU « CAILLOU » ? IMPLICITES IDENTITAIRES DANS LA DÉSIGNATION DE LA NOUVELLE-CALÉDONIE

Les différentes dénominations de la Nouvelle-Calédonie, « Territoire », « Kanaky », « Grande Terre », « les Iles », « Calédonie », « Caillou », sont indiquées dans des oppositions politiques, historiques et géographiques qui constituent, pour les acteurs du conflit calédonien, un faisceau de références identitaires implicites à leur énonciation. Elles sont aussi des manifestations de la lutte entre normes endogène ou exogène dans l'usage du français en francophonie.

Mots clés : Nouvelle-Calédonie, identité, francophonie, norme endogène ou exogène

« CALEDONIA », « KANAKY» OR « CAILLOU» ? IDENTITY ISSUES IMPLICIT IN THE DIFFERENT NAMES FOR NEW CALEDONIA

The différent terms for New Caledonia, « Territoire », « Kanaky », « Grande Terre », « les Iles », « Calédonie », « Caillou » are interwoven with political, historical and social oppositions. For those involved in the Caledonian conflict, each of these terms constitutes the expression of an implicit identity. They are also testimonies of the struggle for supremacy between those who believe that the language should be internally generated and those who feel that it could be imposed from outside.

Key words : New Caledonia, identity, the French speaking world, endogenous (internally generated) or exogenous (externally imposed) norm

I « CALEDONIA », « KANAKÍA », О « GIJARRO » ? IMPLÍCITOS INDEN- TITARIOS EN LA DESIGNACIÓN DE NUEVA-CALEDONIA

Las diferentes denominaciones de Nueva-Caledonia, « Territorio », « Ka- nakia », « Gran Isla », « las Islas », « Caledonia », « Guijarro », se intrican dentro de oposiciones políticas, históricas y geográficas que constituyen, para los actores del conflicto caledóneo, un conjunto de referencias indentitarias implicitas dentro de su enunciación. Además, en el marco de la francofonía, pero igualmente dentro del uso del froncés, estas denominaciones aparecen como manifestaciones de la lucha entre normas endó- genas y exógenas.

Palabras claves : Nueva-Caledonia, identidad, francofonía, normas en- dógenas o exógenas

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