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Gérard Capdeville Les dieux de Martianus Capella In: Revue de l'histoire des religions, tome 213 n°3, 1996. pp. 251-299. Résumé Le passage où Martianus Capella (1, 45-60) décrit un panthéon en seize régions est considéré comme l'un des documents majeurs sur la religion étrusque et on le compare, depuis С. Thulin (1906), au foie de Plaisance, dont le pourtour est divisé en seize cases. Mais la théologie étrusque ne peut expliquer à elle seule tous les détails. En fait l'auteur a réparti dans un cadre étrusque, à côté de dogmes authentiques comme les trois foudres de "Tinia" ("Iupiter") ou divers collèges ("Consentes", "Nouensiles") et groupements divins ("Penates", "Fauores"), des éléments provenant d'autres contextes : latin ("Ianus", "Consus", triades archaïque, capitoline, agraire), grec (les trois dieux souverains), voire punique ("Astarté", devenue "Iuno Caelestis"). Abstract The gods of Martianus Capella The passage where Martianus Capella (1, 45-60) describes a pantheon in sixteen regions is considered one of the major documents on Etruscan religion and is compared, since С. Thulin (1906), with the bronze liver of Piacenza, whose circumference is divided in sixteen spaces. But the Etruscan theology cannot explain by itself every detail. In fact the author has distributed in an Etruscan outline, beside some authentic dogmas like the three thunderbolts of "Tinia" ("Iupiter") or different divine colleges ("Consentes", "Nouensiles") and groups ("Penates", "Fauores"), components from other contexts : Latin ("Ianus", "Consus", archaic, capitoline and agrarian triads), Greek (the three supreme gods), and even Punic ("Astarte" become "Iuno Caelestis"). Citer ce document / Cite this document : Capdeville Gérard. Les dieux de Martianus Capella. In: Revue de l'histoire des religions, tome 213 n°3, 1996. pp. 251-299. doi : 10.3406/rhr.1996.1203 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhr_0035-1423_1996_num_213_3_1203

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Text about the etruscan influence on Martianus Capella list of the Gods inhabiting the 12 section of Heaven

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Gérard Capdeville

Les dieux de Martianus CapellaIn: Revue de l'histoire des religions, tome 213 n°3, 1996. pp. 251-299.

RésuméLe passage où Martianus Capella (1, 45-60) décrit un panthéon en seize régions est considéré comme l'un des documentsmajeurs sur la religion étrusque et on le compare, depuis С. Thulin (1906), au foie de Plaisance, dont le pourtour est divisé enseize cases. Mais la théologie étrusque ne peut expliquer à elle seule tous les détails. En fait l'auteur a réparti dans un cadreétrusque, à côté de dogmes authentiques comme les trois foudres de "Tinia" ("Iupiter") ou divers collèges ("Consentes","Nouensiles") et groupements divins ("Penates", "Fauores"), des éléments provenant d'autres contextes : latin ("Ianus","Consus", triades archaïque, capitoline, agraire), grec (les trois dieux souverains), voire punique ("Astarté", devenue "IunoCaelestis").

AbstractThe gods of Martianus Capella

The passage where Martianus Capella (1, 45-60) describes a pantheon in sixteen regions is considered one of the majordocuments on Etruscan religion and is compared, since С. Thulin (1906), with the bronze liver of Piacenza, whose circumferenceis divided in sixteen spaces. But the Etruscan theology cannot explain by itself every detail. In fact the author has distributed in anEtruscan outline, beside some authentic dogmas like the three thunderbolts of "Tinia" ("Iupiter") or different divine colleges("Consentes", "Nouensiles") and groups ("Penates", "Fauores"), components from other contexts : Latin ("Ianus", "Consus",archaic, capitoline and agrarian triads), Greek (the three supreme gods), and even Punic ("Astarte" become "Iuno Caelestis").

Citer ce document / Cite this document :

Capdeville Gérard. Les dieux de Martianus Capella. In: Revue de l'histoire des religions, tome 213 n°3, 1996. pp. 251-299.

doi : 10.3406/rhr.1996.1203

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhr_0035-1423_1996_num_213_3_1203

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GÉRARD CAPDEVILLE Université de Paris IV-Sorbonne

Les dieux de Martianus Capella'

Le passage où Martianus Capella (1, 45-60) décrit un panthéon en seize régions est considéré comme l'un des documents majeurs sur la religion étrusque et on le compare, depuis С Thulin (1906), au foie de Plaisance, dont le pourtour est divisé en seize cases. Mais la théologie étrusque ne peut expliquer à elle seule tous les détails. En fait l'auteur a réparti dans un cadre étrusque, à côté de dogmes authentiques comme les trois foudres de Tinia (Iupiter) ou divers collèges (Consentes, Nouensiles) et groupements divins (Penates, Fauores), des éléments provenant d'autres contextes: latin (Tamis, Consus, triades archaïque, capitoline, agraire), grec (les trois dieux souverains), voire punique ( Astarté, devenue Iuno Caelestisj.

The gods of Martianus Capella

The passage where Martianus Capella (1, 45-60) describes a pantheon in sixteen regions is considered one of the major documents on Etruscan religion and is compared, since С Thulin (1906), with the bronze liver of Piacenza, whose circumference is divided in sixteen spaces. But the Etruscan theology cannot explain by itself every detail. In fact the author has distributed in an Etruscan outline, beside some authentic dogmas like the three thunderbolts o/Tinia (Iupiter) or different divine colleges (Consentes, Nouensiles) and groups (Penates, Fauores), components from other contexts: Latin (Ianus, Consus, archaic, capitoline and agrarian triads), Greek (the three supreme gods), and even Punic fAstarte become Iuno CaelestisJ.

* Cette étude développe une communication présentée aux XIIe8 Rencontres de l'École du Louvre, sur le thème : Les plus religieux des hommes. État de la recherche sur la religion étrusque (Paris, Grand Palais, 17-19 novembre 1992). Revue de l'Histoire des Religions, 213-3/1996, p. 251 à 300

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Nec mora milites louis per diuersas caeli regiones approperant. Quippe discretis pluri- mum locis deorum singuli mansitabant.

(Martianus Capella, 1, 44.)

Le titre de cette étude évoque à dessein celui de l'important mémoire de C. Thulin, Die Gôtter des Martianus Capella undder Bronzeleber von Piacenza (=«RGW», 3, 1), Giessen, 19061, mais en n'en reprenant que la première moitié, car c'est le texte de Martianus Capella que nous souhaitons avant tout analyser ; le foie de Plaisance ne sera invoqué que comme une source d'information sur certains points, une source parmi d'autres essentiellement littéraires, mais une source de première importance puisqu'il s'agit en somme de la seule qui soit authentiquement étrusque et donc, si l'on peut dire, de première main.

Comme on le sait, le passage étudié par C. Thulin et dont il sera question ici est une liste de divinités réparties en seize régions célestes, qui constitue les § 45 à 60 du premier livre du De Nuptiis Philologiae et Mercurii de Martianus Capella2 :

45. Nam in sedecim discerni dicitur caelum omne regiones, in qua- ram prima sedes habere memorantur post ipsum Iouem dii Consentes Penates, Salus ac Lares, Ianus, Fauores opertanei Nocturnusque.

1 . Cité Gôtter. - L'ouvrage est qualifié de « piccola aurea monografia » par M. Pallottino, Deorum sedes, in Studi in onore di Aristide Calderini e Roberto Paribeni, Milan, 1956, 3, 223-234, p. 223 ; reproduit in Saggi di antichità. IL Documentiper la storia délia civiltà etrusca, Rome, 1979, 779-790, p. 779.

2. Cet ouvrage a eu un énorme succès durant tout le Moyen Age, et il a suscité de nombreux commentaires, dont les principaux sont ceux de Jean Scot Érigène (f 877), Annotationes in Marcianum (éd. par C. E. Lutz [= « The Mediaeval Academy of America », Publication n° 34], Cambridge [Mass.], 1939 ; réimpr. New York, 1970) ; Glosae Martiani (éd. par E. Jeau- neau, en appendice à Quatre thèmes érigéniens [= « Institut d'études médiévales, Conférence Albert-le-Grand », 24, 1974], Montréal, 1978, p. 91-166); Martin de Laon ou Dunchad (f 875), Glossae in Martianum (éd. par C. E. Lutz [= « Philological Monographs », published by the American Philological Association, 12], Lancaster [Penn.], 1944 ; cf. pour l'attribution, J. Préaux, Le commentaire de Martin de Laon sur l'œuvre de Martianus Capella, in Latomus, 12, 1953, 437-459) ; Rémi d'Auxerre (t 908), Commen-

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46. In secunda itidem mansitabant praeter domum louis, quae ibi quoque sublimis est, ut est in omnibus praediatus, Quirinus Mars, Lars militaris; Iuno etiam ibi domicilium possidebat, Fons etiam, Lymphae diique Nouensiles.

47. Sed de tertia regione unum placuit corrogari. Nam louis Secun- dani et louis Opulentiae Mineruaeque domus illic sunt constitutae ; sed omnes circa ipsum Iouem fuerunt in praesenti. Discordiam uero ac Sedi- tionem quis ad sacras nuptias corrogaret, praesertimque cum ipsi Philo- logiae fuerint semper inimicae? De eadem igitur regione solus Pluton, quod patruus sponsi est, conuocatur.

48. Tune Lynsa siluestris, Mulciber, Lar caelestis necnon etiam militaris Fauorque ex quarta regione uenerunt.

49. Corrogantur ex proxima, transcursis domibus Coniugum regum, Ceres,Tellurus Terraeque pater Vulcanus et Genius.

50. Vos quoque, Iouis filii, Pales et Fauor cum Celeritate, Solis filia, ex sexta poscimini ; nam Mars Quirinus et Genius superius postulati.

51. Sic etiam Liber ac secundanus Pales uocantur ex septima. Frau- dem quoque ex eadem post longam deliberationem placuit adhiberi, quod crebro ipsi Cyllenio fuerit obsecuta.

52. Octaua uero transcurritur, quoniam ex eadem cuncti superius corrogati, solusque ex ilia Veris fructus adhibetur.

53. Iunonis uero Hospitae Genius accitus ex nona.

turn in Martianum Capellam (éd. par C. E. Lutz, Ley de, 1, 1962; 2, 1965; les références sont données d'après les pages et les lignes de l'édition de A. Dick, Teubner, Leipzig, 1925, réimpr. Stuttgart, 1969; 1978); Bernard Silvestris (av. 1150) [Commenîum in Martianum] (éd. par H. J. Westra [= «Pontifical Institute of Medieval Studies: Studies and Texts», 80], Toronto, 1986); et la traduction-adaptation en vieil haut-allemand de Notker Labeo (с. 840-912), Martiani Minei Felicis Capelle Africartaginiensis De Nuptiis Philologie et Mercurii (éd. par J. C. King [= « Die Werke Notkers des Deutschen », 4 = Altdeutsche Textbibliothek, 87], Tubingen, 1979). Sur ces commentaires, v. la synthèse de J. Willis, Martianus Capella and His Early Commentators (diss. dactyl.), Londres, 1952. L'ouvrage a eu également une grande importance dans le domaine artistique, inspirant peintres et sculpteurs (cf. les indications de M. Cappuyns, s.u. 1. Capella (Martianus), in Dictionnaire d'Histoire et de Géographie ecclésiastiques, 11, 1949, 835-847, c. 846-847). - Quelque peu négligé par la suite, Martianus Capella a fait l'objet dans les dernières décennies d'importants travaux de réhabilitation; parmi ceux qui portent sur l'œuvre entière, on citera F. LeMoine, Martianus Capella. A Literary Re-evaluation (= «Miinchener Beitráge zur Mediávistik und Renais- sance-Forschung », 10), Munich, 1972; et surtout W. H. Stáhl, R. Johnson, E. L. Burge, Martianus Capella and the Seven Liberal Arts (« Records of Civilization: Sources and Studies», 84), New York, 1, 1971 ; 2, 1977, qui, outre un riche commentaire, fournissent la première - et à ce jour unique - traduction moderne complète et annotée (en anglais) de cette œuvre si complexe. On trouvera d'abondantes indications bibliographiques dans ces deux ouvrages, ainsi que dans la dernière édition du texte, celle de J. Willis, Teubner, Leipzig, 1983. D'autres travaux seront cités dans la suite de cet exposé.

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54. Neptune autem, Lar omnium cunctalis ac Neuerita tuque, Conse, ex décima conuenistis.

55. Venit ex altéra Fortuna et Valitudo Fauorque pastor, Manibus refutatis, quippe ii in conspectum louis non poterant aduenire.

56. Ex duodecima Sancus tantummodo deuocatur. 57. Fata uero ex altéra postulantur; ceteri quippe illic dii Manium

demorati. 58. Bis septena Saturnus eiusque caelestis Iuno consequenter acciti. 59. Veiouis ac dii publici ter quino ex limite convocantur. 60. Ex ultima regione Nocturnus Ianitoresque terrestres similiter

aduocati.

Ce texte a acquis un statut de tout premier plan dans les études sur la religion étrusque ; ce serait, selon S. Weinstock, Martianus Capella and the Cosmic System of the Etruscans, in JRS, 36, 1946, 101-129, p. 1023, « our main source on Etruscan theology » - et ceci à la fois parce qu'il est le plus long, le plus riche et, apparemment, le plus systématique, et aussi parce que, très tôt on l'a mis en relation avec cet autre document vedette de la théologie étrusque, et plus spécialement de ses techniques divinatoires, qu'est le fameux foie de bronze découvert près de Plaisance en 18774; on sait qu'il s'agit de la maquette stylisée d'un foie de mouton, dont la face plane est divisée en quarante cases portant des noms de divinités5 : en l'occurrence ce sont les seize cases du

3. Cité Martianus Capella. — II convient cependant de signaler que A. J. Pfîffig, Religio Etrusca, Graz, 1975 [cité Religio], p. 114, s'inscrit en faux contre ceux qui tentent « aus dem Machwerk eine echte Quelle fur die etrus- kische Religionsgeschichte zu machen ».

4. Il fut trouvé par un paysan dans une propriété appartenant aux comtes Arcelli, dans le hameau de Ciavernasco, de la paroisse de Settima, commune de Gossolengo, à une dizaine de kilomètres de Plaisance ; v. le récit de A. G. Tononi, Archeologia, in Lo Spettatore, Gazzetta di Lombardia (Milano), 5, 651, 8-9 gennaio 1879, 2-3.

5. Le foie de Plaisance a suscité une immense bibliographie, qu'il n'est pas question de reproduire ici. Indiquons seulement que plusieurs lectures nouvelles ont été proposées de manière convaincante par A. Maggiani, Pla- centia, ap. M. Cristofani, Rivista di epigrafia etrusca, in SE, 49, 1981, 235- 283, n° 37, p. 263-267, qui a poursuivi ses recherches dans Qualche osserva- zione sul fegato di Piacenza, in SE, 50, 1982 (1984), 53-88 [cité Qualche osservazione]. Quelques corrections de détail ont été encore apportées par A. Morandi, Nuove osservazioni sul fegato bronzeo di Piacenza, in MEFRA, 100, 1988, 283-297. V. aussi L. B. Van der Meer, The Bronze Liver of Piacenza. Analysis of a polytheistic Structure (= «Dutch Monographs on Ancient History and Archaeology», 2), Amsterdam, 1987 [cité Bronze Liver].

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pourtour qui sont particulièrement intéressantes, puisqu'elles paraissent correspondre aux seize régions de Martianus Capella6.

L'examen de ce passage et sa comparaison occasionnelle avec le foie de Plaisance concernent donc deux des principaux documents sur la religion étrusque, qui ont déjà suscité une littérature fort abondante, et sur lesquels il peut donc paraître à la fois présomptueux et inutile de revenir. A cet égard on peut relever l'extrême prudence de l'un des derniers chercheurs à s'être occupé de notre auteur, D. Shanzer, qui, dans A Philosophical and Literary Commentary on Martianus Capella 's De Nuptiis Philologiae et Mercurii, Book 1 (= « University of California Publications » : Classical Studies, 32), Berkeley-Los Angeles, 19867, p. 138, escamote purement et simplement le passage en question, en se contentant de renvoyer à l'étude de S. Weinstock citée plus haut. Pour notre part, nous avons pensé que, près d'un demi-siècle plus tard, il pouvait être légitime de reprendre l'examen de ce document.

Quelques mots encore avant d'aborder cette explication, pour situer rapidement le texte. Comme on le sait, l'ouvrage de Martianus Capella8, composé probablement au

6. Voir en appendice les lectures de A. Maggiani et A. Morandi, dans l'ordre définitivement établi par le premier, o.c. in SE, 49, p. 264, 267 (et confirmant une hypothèse de M. Pallottino, Deorum secles [cité n. 1], p. 232- 233 [Studi\ /788-789 [Saggi\). Ce n'est pas ici le lieu de discuter les diverses tentatives ayant abouti à des numérotations différentes, qui nous paraissent toutes périmées aujourd'hui, notamment celle de W. Deecke, Das Templům von Piacenza [= «Etruskische Forschungen », 4], Stuttgart, 1880 [cité Templům], p. 24-73, suivie par C. Thulin, Gôtter, p. 8, M. Pallottino, Deorum sedes, p. 225 [Studí] /781 [Saggí] et L. B. Van der Meer, Bronze Liver, p. 1 1, 13; celle de G. Kôrte, Die Bronzeleber von Piacenza, in MDAIR, 20, 1905, 348-379, p. 362-363, reproduite dans TLE2, 719; et celle de E. Vetter, Litera- turbericht, 1935-1937: Etruskisch, in Glotta, 28, 1940, 117-231, p. 161-163, acceptée par A. J. Pfiffig, Religio [cité n. 3], p. 124-126.

7. Cité Commentary. Avec une aimable ironie, J. Willis (éd., p. V, n. 1) qualifie l'auteur de « uirgo doctissima et ipsi Philologiae comparanda » (!).

8. L'auteur est mal connu. D'après son livre, on pense qu'il s'agit d'un jurisconsulte de Carthage, dont le nom complet était Martianus Mînneus Felix Capella. V. en dernier lieu D. Shanzer, Commentary, p. 1-2, qui commence son exposé par ces mots : « Virtually nothing is known about Martianus, and what is known is extrated from De Nuptiis itself» - et fournit la bibliographie antérieure.

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Ve s. apr. J.-C.9, est une sorte d'encyclopédie, dédiée à son fils, pour lui présenter ce que l'on appelait les « sept arts libéraux »10 - grammaire, dialectique, rhétorique, géométrie, arithmétique, astronomie, harmonie11 -, mais sous une forme que l'on peut qualifier de « romancée », la trame romanesque étant le récit du mariage de Mercurius et de Philologia personnifiée12, comme l'indique le titre traditionnel déjà mentionné.

Ces données suffisent à montrer qu'il ne s'agit pas d'un traité de théologie antique ; simplement celle-ci fait partie des

9. Au terme d'une minutieuse démonstration, D. Shanzer, Commentary, p. 5-28, conclut que la datation la plus communément admise, entre 410 et 429 ou 439 (cf. e.g. W. H. Stahl [R. Johnson, E. L. Burge], o.c. [n. 1], p. 14-16), doit être abandonnée pour une date comprise entre 470 et 480 apr. J.-C.

10. Du reste le titre le plus ancien était vraisemblablement De septem disciplinis, attesté par Cassiodore (Inst., 2, 2, 17 : Felix enim Capella operi suo De septem Disciplinis titulům dědit ; cf. 2, 3, 20). Le titre devenu usuel semble n'avoir désigné d'abord que les deux livres initiaux, le premier à l'employer étant sans doute Fulgence (Expos, serm. ant., 45).

11. D. Shanzer, Commentary, p. 14-16, montre que c'est probablement Martianus Capella lui-même qui a réduit ces arts à sept - nombre canonique au Moyen Age, mais déjà fixé chez Isidore De Seville (Or., 1,2, 1-3 : De septem liberalibus disciplinis) et Cassiodore (Inst., 2, praef., 4) -, en éliminant d'une liste qui remontait au moins au traité De nouem disciplinis de Varron (attesté notamment par Vitruve, Arch., 1, praef., 14 - cf. F. Ritschl, De M. Terentii Varronis Disciplinarum libris commentarius [Progr.], Bonn, 1845; repr. in Kleine Philologische Schriften / Opuscula philologica. III: Ad litteras latinas spectantia, Leipzig, 1877, 352-402), la médecine et l'architecture, qui étaient des «matières» concrètes, comme le laisse deviner notre auteur lui- même dans un passage de son dernier livre (9, 891).

12. Le thème de l'union de la sapientia et de Veloquentia remonte au moins à Cicéron (Inu., 1, 1-5), qui propose la formule suivante (§1): Sapien- tiam sine eloquentia parum prodesse ciuitatibus, eloquentiam uero sine sapientia nimium obesse plerumque, prodesse numquam (citée avec quelques modifications formelles par Rémi d'Auxerre dans sa préface). L'idée du mariage provient peut-être de Marius Victorinus (Expl. in Rhet. Cic, 1, 3, 4 = RhLM, p. 169, 35-39 Halm): studendum est eloquentiae, sed quae mixta sit sapien- tiae... eloquentiae studendum est, sed ut ei sapientiam coniungamus. Sur cette genèse du thème et sa prolongation au-delà de l'œuvre de Martianus Capella, cf. G. Nuchelmans, Philologia et son mariage avec Mercure jusqu'à la fin du XIIe siècle, in Latomus, 16, 1957, 84-107; L. Lenaz, Martiani Capellae De Nuptiis Philologiae et Mercurii. Liber secundus. Introduzione, traduzione e commente, Padoue, 1975, p. 101-120; J. Préaux, Le couple de «sapientia» et «eloquentia», in Colloque sur la Rhétorique. Calliope I [Paris, 1977] (= Cae- sarodunum, 14 bis), Paris, 1979, 171-185.

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éléments mis en œuvre dans ce que l'on peut considérer comme une satura13 au sens le plus authentique du terme. Et le passage qui nous intéresse ici s'intègre tout à fait dans la trame romanesque : il s'agit du moment où Iupiter, avant de consentir au mariage de Mercurius avec Philologia, convoque les dieux pour décider de l'octroi de l'immortalité à la jeune fille14 ; et l'auteur nous présente ses gardes faisant en quelque sorte du porte à porte dans les diverses régions du ciel (1, 44) :

Nec mora milites louis per diuersas caeli regiones approperant. Quippe discretis plurimum locis deoram singuli mansitabant.

Ce morceau n'est pas le seul à décrire un panthéon : lui-même est précédé et suivi par une autre liste de dieux (1, 41-43 et 61-63), dont le principe de classement paraît tout différent15, et qui contient à la fois quelques éléments communs avec notre liste, mais

13. C'est du reste Satura personnifiée qui est censée avoir raconté à Martianus Capella la légende qu'il transmet à son fils (1, 2: Fabellam tibi, quant Satura comminiscens hiemali peruigilio marcescentes mecum lucemas edocuit, ni prolixitas perculerit, explicabd). Et vers la fin il écrit (9, 997, 6-9) : haec quippe loquax docta doc tis agger ans / fandis tacenda farcinat, immis- cuit/ Musas deosque, disciplinas cyclicas I garrire agresti cruda finxit plasmate — ce qui fait écho à la définition tirée de Varron qu'a conservée Diomède (Gramm., 3, s.u. satura = GL, 1, [485, 30] 486, 7 Keil) : satura... siue a quodam génère farciminis, quod multis rebus refertum saturam dicit Varro uocitatum. Est autem hoc positum in secundo libro Plautinarum quaestionum: «Satura est uua passa et polenta et nuclei pini ex mulso comparsi» (= Varr., Quaest. plaut., 2, fr. 52 GRF, 207 Funaioli).

14. Le mariage de Mercurius et Philologia implique l'acceptation de cette dernière parmi les Immortels (1, 39-40) et son ascension jusqu'au ciel (2, 169- 199). Le voyage céleste est un thème de satura déjà traité par Varron (Sat. Men. : Endym., fr. 105, 108 Astbury; Marc, fr. 272 A; Triod., fr. 560 A); v. D. Shanzer, Commentary [cité p. 255], p. 33 ; et pour une interprétation plus philosophique, L. Lenaz, o.c. [n. 12], p. 24-25. Quant au concilium deo- rum, c'est également un thème de ménippée: v. D. Shanzer, Commentary, p. 34.

15. L'auteur lui-même prévient à sa manière que la liste des dieux dans les seize régions appartient à un système différent de celui du zodiaque (1, 44) : ... et licet per zodiacum trac turn nonnulli singulas uel binas domos animali- bus titularint, in aliis tamen habitaculis commanebant ; cf. le commentaire de Rémi d'Auxerre (ad loc. = 27,7) : id est non solum in illis XII signis, sed etiam in aliis caeli regionibus. Pourtant certains commentateurs modernes confondent tout, au point d'arriver à parler, comme F. LeMoine, o.c. [n. 2], p. 47 (cf. p. 59), des « divine inhabitants of each of the sixteen regions of the Zodiac » (!).

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aussi d'autres qui paraissent refléter des spéculations d'origine orientale ou grecque16 ; un peu plus loin, toujours dans le contexte de la fiction romanesque, nous assistons à l'arrivée successive des dieux au lieu de la réunion (1, 69-88) ; enfin, au livre suivant (2, 150-168), c'est luno qui explique à Philologia l'organisation de l'univers et la place des divinités, mais dans le cadre d'une doctrine très nettement platonicienne17 ou plutôt néo-platonicienne18.

Si donc nous nous limitons ici à l'un de ces passages, c'est parce que c'est le seul qui semble être en rapport avec la théologie étrusque.

Quels sont les éléments qui plaident en faveur de l'inspiration étrusque, tels que, par exemple, les énoncent C. Thulin ou S. Weinstock19?

16. Les di Azonoi (§61) doivent être considérés non seulement comme extérieurs aux seize régions, mais surtout comme étrangers au système même où figurent ces régions, puisque leur nom est grec, ce qui n'est le cas d'aucune des divinités citées dans les paragraphes précédents. Pour le sens de cette désignation, cf. Serv., A en., 12, 118: Vt autem altioris scientiae hominibus placet, di communes sunt qui dicuntur, id est qui caeli certas non habent partes, sed gêner aliter a cunctis coluntur : ubique enim eos esse manifestům est (repris par Myth. Vat., 3, 13, 8); les termes mêmes de cette définition interdisent qu'il puisse s'agir des «étoiles fixes», comme le propose C. Thulin, Gôtter, p. 64, d'après une suggestion épistolaire de F. Boll.

17. Martianus Capella précise bien, en parlant de Philologia (2, 205): Quondam etiam fontánám uir ginem deprecatur, secundum Platonis quoque mystéria атгзсС xoà Ъ\с, ÈTréxeiva potestates. Pour l'interprétation de cette phrase et l'identification des divinités en cause, v. L. Lenaz, o.c. [n. 12], p. 28-32; 41 (avec la bibliographie antérieure). On sait que le point de départ de la doctrine se trouve dans YEpinomis (9846-9856) de Platon.

18. La source en est probablement Jamblique, peut-être par l'intermédiaire de Cornelius Labeon, comme l'a montré R. Turcan, Martianus Capella et Jamblique, in REL, 36, 1958, 235-254. C'est du reste très vraisemblablement ce philosophe qu'évoque à deux reprises notre auteur, juste avant (2, 142) et juste après (2, 172) ce passage, par l'expression Syrus quidam, puisque Jamblique était originaire de Chalcis en Coelè-Syrie et qu'il enseigna à Apa- mée (v. e.g. J. Bidez, Le philosophe Jamblique et son école, in REG, 32, 1919, 29-40) : un oracle attribué à la Pythie de Delphes et cité par David d'Arménie (Scholia in Porphyrii Isagogen, prooem., 4, p. 92, 2-6 Busse), le désigne par 6 Zopoç, tandis que Porphyre est appelé 6 Ooivt^ ; cf. cependant les remarques de L. Lenaz, o.c. [n. 12], p. 94-95.

19. C. Thulin, Gôtter, p. 15-17; S. Weinstock, Martianus Capella [cité p. 254], p. 104,115.

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Tout d'abord, bien sûr, la division du ciel en seize régions, qui coïncide avec l'un des principes essentiels de la kéraunosco- pie étrusque, alors que les autres peuples se contentent, pour leur divination, de divisions plus simples, en quatre, huit ou douze secteurs. C'est Cicéron (Diu;, 2, 42) qui est le premier à nous fournir l'information, en nous indiquant même la manière de procéder20 :

Caelum in sedecim partis diuiserunt Etrusci. Facile id quidem fuit, quattuor quas habemus duplicare, post idem iterum facere, ut ex eo dice- rent fulmen qua ex parte uenisset...

On notera que l'explication de Cicéron signifie que cette division en seize régions a pour origine les quatre points cardinaux, avec division et subdivision des espaces qui les séparent ; qu'il s'agit donc d'une sorte de templům, mais avec des sections plus fines21 ; que l'espace ainsi découpé est conçu comme plan22 ; et

20. La documentation de Cicéron provient probablement de A. Caecina, qui fut l'un de ses correspondants et dont il loue les connaissances en Tusca disciplina, qu'il tient de son père (Fam., 6, 6, 3), sans doute le client de l'orateur lors du procès dont il nous reste le Pro Caecina. C'est lui qui sera la source principale de Sénèque dans son exposé sur la kéraunoscopie (NQ, 2, 39 ; 49 ; 56), et il figure aussi au nombre des auteurs mentionnés par Pline dans la bibliographie du livre II de sa Naturalis Historia, qui traite du même sujet. Mais comme Cicéron ne mentionne pas explicitement l'ouvrage de Caecina, on peut supposer que celui-ci fut composé après la mort de l'orateur, et que les informations lui avaient été fournies oralement. Sur ce personnage et son importance dans la vulgarisation de la doctrine étrusque, cf. nos communications Les sources de la connaissance de YEtrusca disciplina chez les écrivains du siècle d'Auguste, in Les écrivains du siècle d'Auguste et l'Etrusca disciplina (Actes de la Table ronde du 19 mars 1988, Paris, École Normale Supérieure), 2 (= Caesarodunum, Suppl. 63), Paris-Tours, 1993, 2-30; I Cecina e Volterra, in Aspetti délia cul tura di Volterra etrusca, fra l'età del f err о e l'età ellenistica. Atti del XIX Convegno di Studi Etruschi ed Italici, Volterra, 15-19 ottobre 1995 [à paraître].

21. La phrase de Cicéron ne signifie pas nécessairement que les Étrusques aient été tributaires du «découpage» du ciel par les Romains, comme semble le comprendre, pour le contester - «gewiB (sic!) zu Unrecht» -, le dernier éditeur du De diuinatione, Chr. Schaublin (Munich-Zurich, 1991, ad loc, p. 358). Il décrit simplement un procédé géométrique, dont la première étape correspond à l'étape unique des augures romains.

22. Rien n'indique qu'il s'agisse de « vertical segments, constructed around the skeleton (!) of the four points », comme le suppose audacieuse- ment S. Weinstock, Martianus Capella, p. 104 (cf. e.g. A. Maggiani, Qualche osservazione [cité n. 5], p. 61-64).

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qu'enfin il n'y a aucune référence à des éléments astronomiques, tels que les planètes ou le zodiaque.

On retrouve ces mêmes données chez Pline (NH, 2, 143)23, qui les complète en précisant que la numérotation de ces régions se fait à partir du nord24 et en passant successivement par l'est, le sud et l'ouest - donc dans le sens des aiguilles d'une montre comme nous dirions aujourd'hui :

In sedecim partis caelum in eo spectu diuisere Tusci : prima est a sep- tentrionalibus ad aequinoctialem exortum, secunda ad meridiem, tertia ad aequinoctialem occasum, quarta obtinet quod est reliquum ab occasu ad septemtriones. Has iterum in quaternas diuisere partes, ex quibus octo ab exortu sinistras, totidem e contrario appellauere dextras.

En plus du cadre général, les commentateurs relèvent quelques éléments particuliers : la présence de di Consentes Penates15 dans la première région et de di Nouensiles26 dans la seconde, ces deux expressions étant en effet caractéristiques de la terminolo-

23. La division du ciel en seize régions est aussi mentionnée par Servius (Aen., 8, 427 - cité infra, p. 270), toujours à propos de la foudre de Iupiter.

24. Cette hiérarchie des régions a été mise en relation avec une indication de Varron (Epist. quaest., 5, fr. 225 GRF, 261 Funaioli = L. Cincius, inc. sed, fr. 28 GRF, 381 F = Sinnius Capito, inc. sed., fr. 11, GRF, 461 F), citée par Festus (s. u. sinistrae aues, 454, 1 [2] L): Varro lib. V Epistolicarum quaes- tionum ait : « A deorum sede cum in meridiem spectes, ad sinistram sunt parte<s> mundi exorientes, addextram occidentes ; factum arbitrer , ut sinistra meliora auspicia, quam dextra existimentur. Idem fere sentiunt Sinnius Capito et Cincius. » On voit cependant que la lettre même de cette citation semble interdire le rapprochement, puisqu'ici ce sont tous les dieux qui sont réputés habiter au nord ; limiter la valeur de l'information au seul Iupiter, comme le fait A. J. Pfiffig, Religio, p. 112, est arbitraire - bien que ce fût déjà l'opinion de l'interpolateur de Servius {Aen., 2, 693) : Sinistras autem partes septentrionales esse augurum disciplina consentit, et ideo ex ipsa parte significatiora esse fulmina, quoniam altiora et uiciniora domicilio louis. Cf. A. Maggiani, Qualche osservazione [cité n. 5], p. 62.

25. Sur ces dieux, v. le témoignage explicite d'Arnobe (Nat., 3, 40) : Hos (se. Penates) Consentes et Complices Etrusci aiunt et nominant, quod una oriantur et occidant una, sex mares et totidem feminas, nominibus ignotis et miser ationis par cissimae. Cf. infra, p. 272-273.

26. Sur ces dieux, v. encore Arnobe (Nat., 3, 38): Nouensiles... putat... deos nouem Manilius, quibus solis Iuppiter potestatem iaciendi sui permiserit fulminis. Cf. infra, p. 262, n. 31 ; 272-273. - Précisons que la source d'Arnobe n'est pas l'astrologue cité ci-dessous (p. 266), mais un autre Manilius, un sénateur de l'époque de Sylla, de bonne réputation scientifique bien qu'autodidacte, selon Pline (NH, 10, 4), qui le présente ainsi: Manilius, senator ille maximis nobilis doctrinis, doctore nullo.

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gie étrusque, ou plus exactement de sa transcription en latin27 ; la localisation de Iupiter dans les trois premières régions, ce que l'on peut aussi considérer comme un théologème étrusque, ainsi qu'on le verra plus loin ; enfin l'existence d'un Pales masculin, dont un certain Caesius, cité par Arnobe (Nat., 3, 40), indique que c'est aussi une divinité étrusque28, alors qu'à Rome on concevait plutôt une, voire deux, déesse(s)29.

Comme on le voit, ces éléments sont d'extension très variable : seuls le premier et, dans une certaine mesure, le troisième - la division du ciel en seize régions, dont les trois premières appartiennent à Iupiter - concernent la structure même du panthéon; les autres impliquent des dieux ou des groupes de dieux particuliers dont, à ce stade, la place dans l'ensemble n'entre pas en ligne de compte.

Quelle est la valeur de ces arguments ? Notons tout d'abord que Martianus Capella ne mentionne

pas du tout les Étrusques, ni YEtrusca disciplina, et que par ailleurs, de nombreux noms de divinités sont latins. Mais cela ne doit pas nécessairement être considéré comme négatif, car d'une part il ne mentionne pas non plus d'autre origine, d'autre part il est habituel depuis toujours, chez les auteurs latins, de désigner les dieux étrusques par le nom des dieux latins homologues30. Et

27. Sur cette précision, v. notre communication Le vocabulaire technique dans les traités d'Etrusca disciplina en langue latine, in RPh, У s. 68 [= 120], 1994 [à paraître en 1996].

28. Cité infra, n. 128. Selon Servius (G., 3, 1), Varron (Ant. diu., 14, fr. 84 Agahd / App. XIVe Cardauns) et d'autres auteurs non précisés évoquaient aussi un Pales masculin, mais sans l'attribuer spécialement aux Etrusques.

29. Sur cette (double) divinité, cf. J. Heurgon, Au dossier de Paies, in Latomus, 10, 1951, 277-278; G. Dumézil, Les deux Paies, in REL, 40, 1962, 109-117, repris dans Idées romaines, Paris, 1969, p. 273-287, et résumé dans La religion romaine archaïque, avec un appendice sur La religion des Etrusques, Paris, 1966; 2e éd., Paris, 1974 (2e tirage, 1987) [cité RRA\ p. 385-388. Mais ces auteurs ne s'intéressent pas au(x) Pales masculin(s) étrusque(s).

30. C'est le cas dans tous les textes qui nous informent sur YEtrusca disciplina (Cicéron, Festus, Sénèque, Pline, Servius, Arnobe...). D'une manière générale, aucune source latine ne nous fournit de noms de divinités étrusques ; tous ceux que nous connaissons proviennent de miroirs ou d'autres inscriptions.

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puis surtout il y a ici des noms qui ne sont pas connus par ailleurs en latin, comme Lynsa siluestris ou Neuerita, qui pourraient transcrire d'authentiques noms étrusques ; et d'autres dont on peut supposer qu'ils représentent quelque chose de différent de ce qu'ils désigneraient en latin, comme Fauor ou Lar(s) , correspondant donc peut-être aussi à une réalité théologique étrusque31.

Au demeurant notre auteur était bien informé en matière ďEtrusca disciplina. C'est ainsi qu'il évoque Tages (2, 157)32, en montrant en une seule phrase qu'il connaît parfaitement toute sa légende33; ailleurs (1, 88), il cite la déesse Nortia, en indiquant correctement qu'elle est identique à Sors, Nemesis et Tychè34.

31 . Nouensiles appartient aussi à la terminologie théologique latine, mais avec un sens probablement différent, puisqu'il apparaît alors en opposition à Indigetes (cf. la formule de la deuotio transcrite par Tite-Live, 8, 9, 6, qui se termine par : di Nouensiles, di Indigetes, diui quorum est potestas nostrorum hostiumquè) - opposition qu'il ne nous appartient pas d'examiner ici (v. e.g. les opinions divergentes de G. Wissowa, De dis Romanorum indigetibus et nouensidibus, Marburg, 1892; repris in Religion und Kultus der Rômer1 [= « Handbuch der klassischen Altertums-Wissenschaft », 5, 4], Munich, 1912, p. 18-19, 43-47; et de G. Dumézil, RRA\ p. 32, 108-110, 156). Quant à Penates, qui est aussi un terme de la religion romaine, on remarquera qu'il double ici un terme propre à la doctrine étrusque, et qu'il existe, comme on le verra, un système de plusieurs sortes de Penates.

32. Tages sulcis emicuit et ritum statim gentis extispiciumque monstrauit. Ce texte, où Pavant-dernier mot a longtemps été lu sypnum, sur la foi des manuscrits utlisés, a été corrigé par G. Schmeisser, Die etruskische Disciplin vom Bundengenossenkriege bis zum Untergang des Heidentums, Liegnitz, 1881, p. 21, n. 96; la confirmation de cette leçon a été apportée, grâce à la consultation de sept nouveaux manuscrits, par J. Préaux, Un texte méconnu sur Tagès, in Latomus, 21, 1962, 379-383 - qui, du reste, ignorait la proposition de G. Schmeisser, comme le remarque caustiquement J. Liderski, A non- misunderstood text concerning Tages, in PP, 33, 1978, 195-196; cf. en dernier lieu, D. Shanzer, De Tagetis exaratione, in Hermes, 115, 1987, 127-128.

33. Sur Tages, le meilleur témoignage est celui de Cicéron (Diu., 2, 50), dont la source est ici encore probablement A. Caecina (cf. aussi notamment Ov., Met., 15, 553-559; Fest., s.u. Tages, 492, 6 L). V. e.g. A. J. Pfïffig, Reli- gio [cité n. 3], p. 352-355.

34. Quam alii Sortem asserunt, Nemesinque nonnulli, Tychen quam plures aut Nortiam. Pour cette identification, v. Juvénal (10, 74-76) et son scholiaste (ad u. 74); cf. Vairon, Ant. diu., 1, fr. 33 a Cardauns (= ap. Tert., Nat., 2, 8, 6) ; fr. 33 b С (= ар. Tert., Apol, 24, 8). L'élément le plus connu de son culte est le clou que l'on fichait chaque année dans la porte de son temple (cf. L. Cincius, ap. Liv., 7, 3,7). V. e.g. A. J. Pfïffig, Religio, p. 61-63; 258- 259 (qui omet le témoignage de Martianus Capella).

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Enfin, en contrepartie des dons de Mercurius - qui sont les sept arts libéraux (cf. 2, 217-218) -, Philologia apporte en dot, personnifiées par des jeunes filles, les sept techniques de la mantique (9, 892-896)35, dont la dernière - qui reste anonyme - est présentée avec une particulière solennité, comme la messagère de Iupiter (§ 896)36 : il s'agit de la kéraunoscopie étrusque, comme l'indiquent et le terme technique de manubiae?7 et la référence à la triple foudre38 attribuée à Iupiter- Tinia29.

35. F. LeMoine, o.c. [n. 1], p. 176, fait remarquer : « The god Mercury bestows the gifts which would usually be called aspects of human knowledge, while the human Philology brings to her marriage the arts which are sacred and concerned with the human perception of the divine. The truly complete union must contain both. »

36. Post has uero astabit decens ilia sidereis fulguransque luminibus, quae epistularis tua et dicta est et probata. Huic semper, pater, tuas assereris credi- disse manubias actrisulcae lucis commisisse fulgorem, quae uias, uestigia, aduentum exitusque igniuagae denuntiationis agnoscit. La fin du texte est également très significative, puisqu'elle se réfère aux observations que faisaient les Étrusques sur le trajet des foudres (v. Plin., NH, 2, 143-144 : Plurimum refert unde uenerint fulmina et quo concesserint ; cf. Sén., NQ, 2, 57, 4).

37. V. la définition de Servius (Aen., 1, 42) : In libris Etruscorum lectum est iactum fulminum manubias dici (cf. ibid., 11, 259 ; et aussi Fest., s.u. manubiae, U4,5L;s.u.peremptaliafulgura,236, 18[21 ;24]L ;Sén.,NQ,2,4l, 1-2).

38. Sur les trois foudres de Iupiter-Tinia, cf. infra, p. 269-272 ; et notre étude Le tre manubie di Tinia, in SE, 58, 1992 [1993], 155-170 [cité Manubie].

39. On peut encore ajouter : la mention (2, 142) de Vedius (cf. infra, p. 292) et de son épouse comme divinités infernales des Étrusques, auxquelles Philologia va échapper en devenant immortelle (cf. R. Turcan, Un rite controversé de l'initiation dionysiaque [A propos de Servius, Ad Aen., VI, 741], in RHR, 158, 1960, 129-144, p. 138-140 ; L. Lenaz, o.c. [n. 12], p. 75- 76 : le rite accompli ici par la jeune fille peut être rapproché des procédés d'immortalisation attribués aux Étrusques : cf. Cornelius Labeon, ap. Serv., Aen., 3, 168 ; Arn., Nat., 2, 62) ; la présence, dans l'exposé sur la démonolo- gie, d'une Mantuona (2, 164), que L. Lenaz, o.c, p. 90, n. 345, propose de rapprocher de l'étrusque Mantus, autre nom de Dis Pater selon D. Serv. (Aen., 10, 200 ; cf. aussi Schol. Veron, in Verg., ad loc), en supposant une possible corruption du nom de Manturna, attesté par Varron {Ant. diu., 14, fr. 149 Cardauns = ap. Aug., Ciu., 6, 9 ; cf. e.g. A. J. Pfiffig, Religio, p. 320- 322) ; l'indication d'un mariage antérieur de Mercurius avec Facundia, présenté comme une croyance étrusque (2, 172), mais dont on n'a aucune autre attestation ; la description des douze dieux constituant le « sénat » divin des Étrusques, identifiables aux di Consentes, dans un passage versifié du dernier livre (9, 914, 1-4) : Nunc igitur aima quae senatum lumina / deum uerendo culminatis uertice, / bis sena quamuis uos Etrusci numina / ritus fréquentent atque opiment uictimis..., avec l'expression bis sena qui figure déjà au § 41

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Mais cela ne veut pas dire que notre passage soit tout entier un fragment de doctrine étrusque. Déjà le ton avec lequel il est présenté et exposé est significatif, car il est manifestement parodique: les commentateurs relèvent l'extraordinaire variation dans l'expression du numéro des régions et le choix des verbes exprimant la localisation des différentes divinités40 ; il y a donc là une recherche stylistique, qui contraste avec le style formulaire et répétitif des exposés traditionnels.

En outre ce morceau de théologie est inséré dans le récit romanesque auquel il est intimement lié : la fiction qu'il s'agit d'une liste d'invités entraîne la suppression de certaines mentions pour les divinités ayant plusieurs demeures, mais sans pour autant que cela supprime toutes les répétitions et sans que l'on discerne le critère qui commande ces choix.

La conséquence de ce fait et aussi, probablement, de la désinvolture voulue de l'auteur est que la fin est rapidement expédiée: les cinq dernières régions sont traitées en moins de cinq lignes. Il y a ainsi un déséquilibre de l'ensemble, qui ne saurait convenir à une création des Étrusques, dont on connaît au contraire la minutie: à quoi aurait-il servi de se montrer plus précis que tous les autres peuples en multipliant le nombre des régions célestes, si c'était pour aboutir à un tel désordre !

A cet égard on peut comparer avec un autre exposé théologique (2, 150-168), fondé sur un autre principe, les dieux étant cette fois répartis dans des régions définies par le soleil et par la lune sous la forme de sphères concentriques : comme on l'a déjà dit, on reconnaît là le système (néo-)platonicien, et la présenta-

(cf. aussi chez Arn., Nat., 3, 40 : sex mares et totidem feminas) ; et sans doute aussi l'évocation des pouvoirs théurgiques de Philologia (1, 22, avec un inuito loue qui rappelle, en l'inversant, une formule euphémique de la kéraunos- copie, à propos des fulgura hospitalia, qui sont censés faire descendre Iupiter sur terre [Sen., NQ, 2, 49, 3] ; cf. supra, 1, 37). Par ailleurs, il n'est pas indifférent que le nom de Tanaquil, justement qualifié d'étrusque, soit cité deux fois pour illustrer deux particularités grammaticales, la présence d'un / en syllabe finale devant / (3, 279) et le / final lui-même dans un nom féminin (2, 294).

40. Cf. e.g. S. Weinstock, Martianus Capella [cité p. 254], p. 107, n. 36 ; D. Schanzer, Commentary [cité p. 255], p. 4, n. 11. Il en est de même pour les verbes exprimant l'invitation, mais ceux-ci appartiennent directement à la fiction romanesque.

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tion en est faite de manière «sérieuse» et équilibrée, avec un souci que l'on peut qualifier de pédagogique ; de fait, dans la fiction romanesque, c'est bien une sorte de cours que Iuno fait à Philologia41.

On peut bien entendu supposer que Martianus Capella était, malgré tout, moins bien informé sur la théologie étrusque que sur les spéculations de l'école platonicienne, et que, en outre, il respectait plus les secondes que la première. Dans une œuvre conçue comme une satura, où l'un des principes de composition est le contraste entre le sérieux et le parodique, il n'est pas étonnant que ce soit sous une façade étrusque qu'apparaisse la parodie42 alors que le sérieux est réservé à Platon.

De ces constations on peut conclure que la présence d'un cadre et d'éléments individuels indéniablement étrusques ne signifie pas que l'on soit en présence d'un « système » à proprement parler, dans lequel il faudrait, de force, faire entrer toutes les données. Par ailleurs, la différence de ton et d'inspiration entre ce passage et l'exposé « platonicien » de Iuno à Philologia doit empêcher d'expliquer l'un par l'autre: on constate à la simple lecture qu'aucun élément astronomique n'intervient ici, alors que l'autre exposé est au contraire entièrement fondé sur la succession Soleil-Lune-Terre. En conséquence, vouloir tirer de ce texte non seulement un système, mais encore un « système

41. Cf. l'introduction du passage (2, 150) : Hic Iuno conscendentis preci- bus non répugnons earn secum in arces ducit aerias atque exhinc multarum diuersitates edocet potestatum. Au « second degré », on a là Г « entrevue » ((TÚCT-raori;) du myste avec la divinité dont il reçoit la révélation de secrets célestes, ce qui est l'une des étapes essentielles de l'initiation (cf. Olympio- dore, in Plat. Phaedon., B, plť = p. 120-121 Norvin) ; v. R. Turcan, o.c. [n. 39], p. 240-241 ; mais aussi les nuances apportées par L. Lenaz, o.c. [n. 12], p. 6-26 (2. La vicenda di Filologia corne « trasposizione » mitica di una iniziazione misterica), et surtout p. 20-21 (sur la аисттаац).

42. De même, dans Y Apopcolocyntosis de Sénèque, l'un des ridicules attribués à l'empereur Claude lors de son arrivée au ciel est le fait de parler une langue incompréhensible, en l'occurrence très probablement l'étrusque, comme l'a reconnu J. Vanderspoel, The Etruscan Emperor Claudius, in RhM, 133, 1990, 413-414. Et l'on sait que, par son genre même, cette œuvre est l'une des sources de celle de Martianus Capella, comme l'a montré D. Shanzer, Commentary, p. 33.

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cosmique », comme l'a tenté S. Weinstock, nous paraît injustifié dans le principe même43.

Au reste, beaucoup de commentateurs - et S. Weinstock lui-même44 - ont admis l'existence d'éléments d'autres origines. C'est ainsi que A. Bouché-Leclercq45, puis surtout C. Thulin46 ont essayé de retrouver des éléments d'astrologie, notamment de la théorie des douze sortes - exposée par Manilius {Astrono- micon, 3, 96-155)47 -, qui pourrait justifier au moins la présence de Valitudo4* dans la région 1 149.

43. Lui-même avait du reste commencé par noter (Martianus Cape Ha, p. 104), que l'exposé du second livre est « another system of gods ».

44. Martianus Capella, p. 103. 45. Histoire de la divination dans l'Antiquité, IV. Divination italique

(étrusque, latine, romaine), Paris, 1882 [cité Divination], p. 24-26. Avec une démonstration assez sommaire, l'auteur déclare : « Ce qu'il peut , y avoir d'étrusque ou de latin dans cette espèce de panthéon circulaire disparaît sous les emprunts faits à l'astrologie, dont on retrouve ici les créations propres, à savoir les maisons, les lieux et les sorts... Il ne resterait, pour la part de la tradition étrusque, que certaines personnalités divines dont le nom national a été traduit par les équivalents latins. » II y a là, manifestement, une surévaluation des entités divinisées par rapport aux dieux véritables. Cf. e.g., en sens contraire, l'opinion de L. Lenaz, qui souligne (o.c. [n. 12], p. 34, n. 85) « lo scarso interesse dello scrittore per l'astrologia, a cui si accenna appena nelle Nuptiae » (v. aussi ibid, p. 62, n. 210).

46. Gôtter, p. 60-78. 47. V. le riche commentaire de A. Bouché-Leclercq, L'Astrologie grec

que, Paris, 1899 (réimpr. anast. Bruxelles, 1963), p. 288-310. 48. Manilius (Astr., 3, 138-141) : Praecipua undecima pars est in sorte

locata, / quae summam nostri semper uiresque gubernat, / quaque ualetudo constat, nunc libéra morbis, /nunc oppressa, mouent ut mundum sidéra cumque.

49. D'autres identifications, encore moins satisfaisantes, ont été proposées. Ainsi C. Thulin, Gôtter, p. 60, rapproche la sors 2 = militia de la présence de Mars dans la région 2 ; et la sors 5 = coniugium de celle des Coniuges reges dans la région 5. Pour A. Bouché-Leclercq, Divination, le. [n. 45], en revanche, c'est Genius qui s'expliquerait par la sors 5, tandis que la sors 9, qui concerne la progéniture, rendrait compte de Genius Iunonis Hospi- tae ; pour la région 11, c'est à la théorie des loci, exposée par Firmicus Mater- nus, qu'il fait appel, pour justifier Fortuna, qui correspondrait au Bonus daemon {Math., 2, 19, 12) ; mais dans Astrologie, p. 298, n. 2, la même Fortuna est mise en correspondance avec la Valitudo de la sors 1 1 de Manilius. Sur ce point, C. Thulin, Gôtter, reprend d'abord (p. 62) la première interprétation, puis propose (p. 65) Fauor comme équivalent du même Bonus daemon. Bien entendu, des rapprochements aussi vagues et aussi hétéroclites n'ont pas grand sens.

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Avec une tout autre inspiration, G. Dumézil50 a cherché à expliquer le peuplement des trois premières régions d'après sa propre théorie des « trois fonctions », comme s'il ne se rendait pas compte que l'on ne pouvait pas à la fois considérer que « ce sont les dieux des seize régions qui ont le plus de chances de conserver quelque chose d'une tradition proprement étrusque »51 et proposer comme principe d'interprétation ce que toute son œuvre établit comme un théologème particulier aux Indo-Européens ; ni non plus présenter un système «fermé» pour trois régions d'un ensemble de seize, sans donner la moindre indication sur la manière de poursuivre l'analyse52.

Pour conclure ce rapide panorama des principales exégèses existantes, on peut donc dire que, tout d'abord, les seize régions sont certainement étrusques, de même que plusieurs de leurs « habitants », sur lesquels nous reviendrons. Cependant la reconstitution d'un système reste bien difficile : l'étude de S. Weinstock est parsemée de réflexions indiquant que pour telle région ou tel groupe de régions il ne voit pas de «système»53, bien qu'il ne se soit pas privé d'aller chercher des éléments dans la théorie platonicienne exposée au livre second, malgré l'absence, ici, de tout élément d'origine astronomique54.

Les explications de détail proposées par tel ou tel exégète sont parfois séduisantes pour tel ou tel nom, mais elles ne ren-

50. Remarques sur les trois premières regiones caeli de Martianus Capella, in Hommages à Max Niedermann (= collection « Latomus », 23), Bruxelles (Ber- chem),1956, 102-107 ; résumé dans RRA\ p. 67 1-675 [cité Remarques].

51. Le, p. 671 (RRA2). 52. Il est de surcroît curieux que, surtout dans la première version de son

travail, G. Dumézil se fonde sur la présence privilégiée de Iupiter dans les trois premières régions - selon Martianus Capella et le Ps.-Acron - pour y trouver le fondement de sa démonstration, avec « trois groupes divins en rapports particuliers avec Jupiter » (p. 103). Dans son propre système, Iupiter n'occupe qu'une seule fonction, donc éventuellement une seule région.

53. Cf. e.g., p. 109 (à propos des trois premières régions) : « There is no Platonic system or other to be copied and translated into Roman terms » ; p. 112 (à propos de la région 6) : « No theological system can explain... »

54. La formule par laquelle S. Weinstock, Martianus Capella [cité p. 254], p. 115, résume sa conclusion nous paraît un pur nonsense'. «The theology is ultimately Platonic, the terms are Roman, but it is the Etruscan religion to which this theology is applied. »

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dent absolument pas compte de l'ensemble. Ce sont pourtant ces tentatives qui, nous semble-t-il, peuvent nous mettre sur la voie.

Reprenons par exemple la constatation que Valitudo, qui se trouve ici dans la onzième région, occupe de même la onzième sors dans le système exposé par Manilius. Bien sûr, il peut toujours s'agir d'une coïncidence, mais d'une part il s'agit d'une entité divinisée et non d'une véritable divinité personnelle, comme Iupiter ou Mars ; d'autre part, il apparaît qu'elle n'est pas la seule, puisqu'on en découvre d'autres, telles que Salus, Discordia, Seditio, Celeritas, Fraus, Fortuna.

Il semble donc qu'il y ait ici la trace - incomplète - d'un système répartissant des entités divines dans diverses « cases », système apparemment analogue dans son principe à celui de Manilius, mais différent dans la plupart des détails55 ; on ne peut même pas dire avec certitude combien il comprenait de «cases»: on notera simplement que le chiffre 12 est le plus probable, puisqu'il n'y a plus aucune de ces entités dans les cases 13 à 16.

Si cette observation est exacte, on peut en tirer deux indications sur la formation de la liste : même si le cadre général est étrusque, l'auteur n'a pas craint d'y insérer des éléments que l'on n'a aucune raison de rattacher à la théologie étrusque ; et il n'a pas craint non plus, dans ce cadre à seize régions, d'inclure des composantes d'un système ayant probablement un autre principe de division, vraisemblablement douze56.

A partir de là, on peut reprendre l'analyse de l'ensemble du passage, en essayant de reconstituer la démarche de l'auteur.

La première étape a certainement été le choix du système. Toutes les théologies présentent des groupements de dieux,

55. Cf. supra, n. 49, d'autres rapprochements théoriquement possibles. 56. C'est là une manière de procéder qui, pour illogique qu'elle nous

paraisse, n'est pas inconnue des astrologues. Ainsi Firmicus Maternus {Math., 2, 14) expose- t-il un système à huit loci qui, bien que formant un cercle complet, correspondent aux huit premiers « lieux » du système à douze loci qui est présenté ensuite. Cf. les figures accompagnant la traduction de son ouvrage par J. R. Bram, Ancient Astrology. Theory and Practice. Matheseos Libri VIII, Park Ridge (New Jersey), 1975, p. 43-45 et 48-51.

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plus ou moins nombreux, mais toujours à visée totalisante : on peut citer la triade capitoline, ou encore le collège des douze Olympiens, que Martianus Capella mentionne du reste un peu plus haut (1, 42) sous leurs noms latins rangés dans un distique par Ennius (Ann.; 1, fr. 62-63 Vahlen77, fr. 240-241 Skutsch)57. Mais le chiffre le plus élevé, seize, est fourni par la théologie étrusque, et c'est donc celui-ci que choisit notre auteur, parce qu'il lui permet de présenter la liste la plus abondante - d'autant que, de surcroît, les habitations multiples y sont permises, comme le montre à l'évidence le foie de Plaisance.

Mais si le cadre choisi se trouve être étrusque, cela ne signifie pas que le contenu doive être aussi entièrement étrusque. En bon auteur de satura, Martianus Capella utilise tout ce qu'il connaît, associant au gré de sa fantaisie des listes de diverses origines, tout en les élaguant de manière aussi arbitraire pour faire cadrer plus ou moins le résultat avec sa fiction romanesque.

On peut se le représenter comme ayant dessiné seize régions, qu'il remplit au fur et à mesure qu'il passe d'un système à l'autre. C'est dire que notre analyse ne doit pas considérer comme un tout le contenu de chaque région, mais au contraire déceler les multiples solidarités qui s'établissent entre les occupants de différentes régions selon qu'ils appartiennent à tel ou tel ensemble.

De cette manière apparaissent plus ou moins nettement plusieurs groupements, parmi lesquels, du reste, certains ont une origine étrusque particulièrement nette : il était bien sûr naturel de commencer par là, puisque le cadre était étrusque.

C'est ainsi que l'on distingue tout d'abord l'interprétation du théologème des trois foudres de Iupiter-Tinia. On sait en effet que la théologie étrusque attribuait à Tinia quelque chose

57. luno, Vesta, Minerua, Ceresque, Diana, Venus, Mars, I Mercurius, Iuppiter, Neptunus, Vulcanus, Apollo. Les vers cités par Martianus Capella étant irréguliers, les éditeurs d'Énnius préfèrent les leçons fournies, pour la même citation, par Apulée (D. Socr., 2, 121), qui écrit Ceres et louis.

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qui était sans doute à l'origine une foudre triple58, caractérisée par des adjectifs spécifiques comme trisulcus59 ou trifîdus60, et qui est ensuite devenu trois foudres, trois manubiae, pour reprendre le terme technique, comme l'indiquent les témoignages concordants de Festus (s.u. manubiae, 114, 5 L), Sénèque (NQ, 2, 41, 1-2) et Pline (JVtf, 2, 138)61.

Des spéculations plus tardives ont réussi à distinguer entre ces foudres trois degrés de puissance, toujours d'après Festus et Sénèque : une première foudre, de faible puissance, qui a seulement valeur d'avertissement et est considérée comme bénéfique ; une seconde, plus puissante, dont l'effet est « mixte », à la fois bénéfique et maléfique ; une troisième, enfin, qui est uniquement destructrice.

Cette distinction semble avoir été, a priori, indépendante de la division du ciel62 qui, en l'occurrence, devait servir à autre chose, puisque, comme le rappelle Servius en commentant un vers de Y Enéide (8, 427), Iupiter lance ces foudres :

toto caelo, id est ab omni parte caeli : nam dicunt physici de sedecim partibus caeli iaci fulmina...

et puisque, d'autre part, on ne voit guère de relation arithmétique simple entre trois foudres et seize régions. Mais

58. Aucune source littéraire, aucune représentation figurée n'atteste de foudre « double » chez les Étrusques ou chez les Romains : seul le chiffre trois a valeur de « superlatif». Il nous paraît donc exclu qu'une telle conception puisse servir à expliquer le terme bidental, comme l'a proposé H. Usener, Keraunos, in RhM, NF 60, 1905, 1-30, p. 22 (repr. in Kleine Schriften. IV. Arbeiten zur Religionsgeschichte, Leipzig, 1913, 471-497, p. 490) - et ce malgré l'approbation de G. Dumézil, RRA2, 631-632. Dans un article antérieur, H. Usener, Dreiheit, in RhM, nf 58, 1903, 1-47, 161-208, 321-362, écrivait du reste (p. 188-189) : « Der Donnerkeil, die Waffe des Zeus, ist regel- mâssig dreizackig. »

59. Cf. Varron (Sat. Men., fr. 54 Buecheler) ; Festus (s.u. trisulcum ful- gur, 480, 10 L) ; Ovide (Ibis, 469 ; Met., 2, 848 ; Sénèque (Herc. Oet., 1994). C'est le terme le plus fréquent et celui qui paraît le plus caractéristique.

60. Cf. Ovide (Met., 2, 325). On trouve aussi tergeminus, chez Stace №,1,1,91).

61. Festus (s.u. manubiae, 114, 5 L) : Manubiae louis très creduntur esse... ; Sénèque (NQ, 2, 41, 1) : ...fulmina a loue dicunt (se. Etrusci) mitti et très illi manubias dont; Pline (NH, 2, 138) : Iouem enim trina (se. fulmina) iaculari.

62. Les deux informations ne sont jamais données ensemble.

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comment empêcher que l'on en soit venu ensuite à faire correspondre ces trois foudres à trois régions, bien entendu les trois premières, puisqu'il s'agit du dieu principal ? Et de fait, on en a l'énoncé dans une scholie du Ps.-Acron (in Hor., Od., I, 12, 19)63:

... secundum aruspicum dicta uel disputationes, qui Iouem primam, secundam et tertiam partem caeli solum uolunt in fulminibus tenere.

et surtout la confirmation sur le foie de Plaisance, où les trois premières régions de la bordure sont effectivement occupées par TIN64.

Or, ce que l'on retrouve chez Martianus Capella, c'est précisément tout ce chapitre théologique, avec ses raffinements et ses incertitudes. Comme sur le foie et chez le Ps.-Acron, Iupiter-Tinia est logé explicitement dans les trois premières régions ; mais en même temps - comme le rappelle Servius (Aen., 8, 427) -, il est aussi toto caelo, ce que Martianus Capella exprime par (§ 46) ut est in omnibus praediatus.

L'on sait en outre que l'une des foudres, la première, avait des effets bénéfiques65 : ne peut-on pas penser que, lorsqu'il la

63. Nous comprenons solum comme un adverbe - « Jupiter occupe seulement » les trois premières régions -, ce qui sous-entend une contestation de la doctrine énoncée par Servius, et non comme un adjectif - « Jupiter occupe seul » -, qui donnerait un sens en contradiction aussi bien avec les inscriptions du foie qu'avec le texte de Martianus Capella ; la proposition « moyenne » de A. Maggiani, Qualche osservazione [cité n. 5], p. 60, qui considère solum comme un adjectif, mais en rapport précis avec fulminibus - « Jupiter occupe seul les trois premières régions en matière de foudre » - n'a guère de sens du point de vue de l'authentique doctrine étrusque, représentée pour nous par Sénèque d'après Caecina, pour qui Iupiter-Tinia est de toute façon le seul dieu fulgurant (NQ, 2, 41, 1 '.fulmina a loue dicunt mini et très illi manubias dont ; v. notre communication Les dieux fulgurants dans la doctrine étrusque, in Secondo Congresso Internationale Etrusco, Firenze, 26 Maggio-2 Giugno 1985. Atti, Rome, 1989, 3, 1171-1190).

64. Cf. la reproduction photographique de la face plane du foie et le tableau des lectures à la fin de cette étude.

65. Cf. Festus (s.u. manubiae, 114, 5 L) : Manubiae louis très creduntur esse, quarum unae sunt minimae, quae moneant placatae que sint ; Sénèque (NQ, 2, 41, 1) : Prima (se. manubia), ut aiunt, monet et placatá est et ipsius louis consilio mittitur.

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lançait, le Tinia étrusque méritait une épithète exprimant sa bienveillance, épithète dont l'hapax Secundanus66 pourrait représenter l'équivalent latin, en tant que dérivé de secundus au sens de «favorable»? Et l'on peut même supposer que cette foudre est attribué au Iupiter de la troisième région parce que l'on sait par ailleurs que les foudres les plus violentes venaient du nord, donc de la première région...

Un important complément au théologème des trois manubiae est constitué par la présence, aux côtés de « Iupiter », de deux conseils divins auxquels il doit demander leur avis avant de lancer respectivement la foudre dont l'effet est mixte et celle dont l'effet est totalement maléfique67.

La confrontation des données fournies sur ce point par Fes- tus (s.u. manubiae, 114, 5 L), Sénèque (NQ, 2, 4, 1-2) et Arnobe (Nat., 3, 38) permet de conclure que, pour le lancer de la foudre «mixte», Iupiter-Tinia doit consulter un conseil de douze dieux appelés Consentes, Complices, Penateř%, tandis que pour lancer la foudre la plus destructrice, il doit consulter un autre conseil de dieux, à l'effectif indéterminé et portant eux aussi divers qualificatifs, Superiores, Inuoluti, Nouensileř9 .

66. Le mot, qui n'est attesté par aucun autre auteur, reparaît un peu plus loin dans notre passage (§51), comme épithète du Pales de la région 7. Il peut avoir le même sens général de « favorable ».

67. Il est tout à fait inexact de prétendre, comme le fait S. Weinstock, Martianus Capella [cité p. 254], p. 107, que le théologème sur les conseils appartient à une autre période ou à un autre système que celui des trois manubiae, puisque les informations sont liées dans nos sources. Cf. notre étude Manubie [citée n. 38], p. 157-159.

68. Festus [Le] : Alterae (se. manubiae), quae maiores sint, ac ueniant cum fragore, discutiant aut diuellant, quae a loue sint et consilio deorum mitti existi- mentur ; Sénèque [/. c] : Secundum [se. fulgur] mittit quidem Iupiter, sed ex consilii sententia, duodecim enim deos aduoeat ; hocfulmen boni aliquid aliquando facit, sed tune quoque non aliter quam ut noceat ; neprodest quidem impune. Le nombre des dieux et le jeu étymologique implicite sur consilium indiquent qu'il s'agit bien des di Consentes d'Arnobe [Le. supra, n. 25], attestés peut-être dès Varron {Ant. diu., 15, fr. 208 Cardauns), d'après Augustin (Ou., 4, 23 - mais les mss. ont consentientes, et la liste donnée ailleurs par l'antiquaire [RR, 1, 1, 4] correspond manifestement à un autre système théologique).

69. Festus [Le] : Tertiae his amphores, quae cum igné ueniant ; et quan- quam nullum sine igné fulgur sit, hae propriam differentiam habeant quod aut adurant, aut fuligine déforment, aut accendant ; quae statum mutent deorum

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Or ces deux conseils se retrouvent bien ici dans les deux premières régions, les di Consentes Penates dans la première70, les di Nouensiles dans la seconde. Simplement, si nous avons eu raison de classer les foudres de une à trois de la plus néfaste à la plus bénéfique, il faut admettre que Martianus Capella a échangé la place des deux conseils, ce qui n'est pas très surprenant dans la mesure où dans les deux classements que nous possédons, chez Festus et chez Sénèque, les Consentes11 sont cités avant les Nouensiles"12.

Mais un facteur supplémentaire d'erreur est constitué par les appellations multiples attribuées à ces collèges; un esprit peu attentif pouvait être tenté de voir plusieurs groupements là où il n'y en avait qu'un : la plupart des commentateurs73 observent que les Fauores opertanei de la première région portent

consilio superiorům; Sénèque [Le.]: Tertiam manubiam idem Iupiter mit tit, sed adhibitis in consilium diis quod superiores et inuolutos uoeant, quia uastat in quae incidit et utique mutât statum priuatum et publicum quem inuenit ; ignis enim nihil esse quod fuit patitur. On retrouve ici l'épithète caractéristique inuo- luti présent chez Martianus Capella.

70. C'est peut-être la proximité, à Rome, des Penates et des Lares, qui a conduit Martianus Capella à les juxtaposer dans la première région : S. Weinstock, Martianus Capella [cité p. 254], p. 108, suggère qu'ils constituent ensemble « the "house" of Iuppiter ». On rencontrera cependant d'autres Lares dans d'autres régions (2, 4, 10), mais alors toujours au singulier.

71. Contrairement à l'identification présentée comme allant de soi par S. Weinstock, Martianus Capella, p. 109, aucune source ancienne ne permet d'assimiler les di Consentes aux signes du zodiaque ; cf. nos propositions dans notre étude Manubie [citée n. 38], p. 166-169.

72. Plusieurs commentateurs {e.g. С. Thulin, Gôtter, p. 34-36 ; M. Pallot- tino, Deorum sedes [cité n. 1], p. 225-226 [Studi] 1 781-782 [Saggi\ ; et de manière plus confuse G. Dumézil, RRA2, p. 675-676) pensent reconnaître les di Consentes dans le 0 FFqui figure au-dessous de TIN dans la deuxième case du pourtour du foie. Il est vrai que ce nom réapparaît encore à l'intérieur du lobe droit, une fois sous cette forme 0 FFdans la même case (20 M) que TINS, une autre fois sous la forme 0 UFL dans une case (21 M) voisine de celle (22 M) où figure TINS 0 (?), ce qui suggère un rapport privilégié entre cette entité et le dieu suprême. Mais rien n'oblige à choisir de préférence cette collectivité parmi toutes celles que cite Martianus Capella, d'autant qu'elle s'y trouve dans la première région et non dans la seconde - à moins bien sûr d'y voir justement la preuve de l'échange des localisations dont nous faisons ici l'hypothèse !

73. Cf. notamment C. Thulin, Gôtter, p. 2, n. 4 ; p. 33 : G. Dumézil, RRA2, p. 672-673 ; A. J. Pfiffig, Religio [cité n. 3], p. 31. Au contraire, pour S. Weinstock, Martianus Capella, p. 109, les Fauores opertanei sont « unexplained » (cf. ibid., n. 46).

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une épithète rare, dérivée de operio et signifiant donc « caché »74, équivalent sémantique plus ou moins approximatif ďinuoluti.

Pour notre part, nous avons essayé de montrer dans une précédente étude75 que ce second conseil devait être analogue aux Fata qui, dans certaines transcriptions latines apparaissent précisément comme encadrant les décisions de Iupiter76. Comme il est impossible de savoir quel était le nom étrusque, et bien que les Fata apparaissent ici dans la treizième région - et Fauor lui-même, au singulier, dans les régions 4, 6 et 1 1 -, on peut se demander si, finalement, les Fauores opertanei ne seraient pas un doublet des di Nouensiles, placé cette fois dans la région qui correspond à la foudre la plus néfaste.

Un autre élément d'origine étrusque est probablement fourni par Nocturnus77, dont on s'accorde à admettre qu'il correspond au nord : la nuit étant l'opposée du jour, dont le point

74. Le mot ne semble avoir qu'une seule autre attestation, chez Pline (NH, 10, 156), où les opertanea sacra désignent des « mystères », sans doute ceux de Bona dea. C. Thulin, ll.cc. [n. 73], rapproche pour la finale d'autres termes du vocabulaire religieux, attestés par Sénèque dans son exposé sur la kéraunoscopie étrusque (NQ, 2, 49, 1-2) : dentanea (que l'on corrige généralement en ostentanea depuis la proposition de G. Schmeisser, Quaestionum de Etrusca disciplina particula, Diss. Breslau, 1872, p. 27), atterranea - ou encore succidanea, praecidanea, qui qualifient des victimes de sacrifices (cf. Gell, NA, 4, 6).

75. Manubie [cité n. 38], p. 167-168. 76. V. Cicéron {Cat, 3, 19) ; Virgile (Aen., 8, 396-399 [avec D. Seru., ad

u. 398 : Notandum quod hic Iouem afatis séparât <sc. Vergilius>... sedhanc imminentium malorum dilationem Etrusci libri primo loco a loue dicunt posse impetrari, post afatis ; cf. Serv., ibid.] ; 10, 108-1 13 [avec D. Seru., ad u. 113]).

77. La seule autre attestation littéraire de Nocturnus se trouve dans Y Amphitryon de Plaute (v. 272-273), où il semble bien qu'il s'agisse d'une personnification parodique de la nuit, dont le « sommeil » se prolonge pour favoriser les desseins de « Jupiter » : <Sosia> Certe edepol, si quicquamst aliud quod credam aut certo sciam, / credo ego hac noctu Nocturnum obdormuisse ebrium. L'hypothèse de Z. Stewart, The god Nocturnus in Plautus' Amphi- truo, in JRS, 50, 1960, 37-43, p. 41-42, qui suggère une identification possible avec Dionysos, nous paraît sans fondement. Il convient toutefois de signaler quelques attestations épigraphiques (CIL, 3, 1956 ; 9753 ; 14243, 2 [Dalma- tie] ; 5, 4287 [Brescia]), qui relèvent probablement de croyances développées localement (cf. M. Torelli, Un templům augur ale d'età repubblicana a Bantia, in RAL, 8% 21, 1966, 293-315 [cité Templům], p. 304-306).

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culminant est le sud, le midi, il est logique qu'une personnification de la nuit soit logée au nord78.

Ce qui soutient cette interprétation, c'est le retour de Noc- îurnus dans la région 16: dans un système où les régions sont numérotées à partir du nord, c'est bien la limite entre la première et la dernière qui définit ce point cardinal79. Et le fait qu'il s'agisse bien là de théologie étrusque est confirmé par la présence dans les deux mêmes régions du pourtour du foie de Plaisance de CILEN(SL) dont Noctumus doit être le correspondant latin80.

Si plusieurs noms des trois premières régions ont pu s'expliquer par la théologie étrusque, d'autres ont, à l'évidence, une autre origine - et certains apparaissent nettement comme romains.

78. Cf. les avis concordants sur ce point de C. Thulin, Gôtter, p. 42 ; S. Weinstock, Martianus Capella [cité p. 254], p. 104 et n. 17 ; M. Torelli, Templům, p. 306 ; G. Dumézil, RRA\ p. 673 ; en revanche, A. J. Pfiffig, Reli- gio, n'en fait même pas mention. - M. Torelli, Le, rapproche une inscription CAEN, considérée comme l'abréviation de Caelus Nocturnus, figurant sur un des six cippes d'un ensemble interprété comme un templům, où il correspond effectivement au nord.

79. Dans la mesure, bien sûr, où les points cardinaux correspondent aux limites entre deux régions, et non pas à un point à un point intérieur à certaines régions, selon la distinction bien mise en évidence par F. Cumont, Écrits hermétiques. I. Sur les douze lieux de la sphère, in RPh, 42, 1918, 63- 79 ; cf. la remarque de M. Torelli, Templům, p. 306.

80. Le nom figure aussi dans une case intérieure du lobe gauche, sous la forme CILEN (36 M). La correspondance « topographique » entre Nocturnus et CILEN ne signifie pas obligatoirement que les deux entités soient identiques (cf. en ce sens la remarque de M. Pallottino, Deorum sedes [cité n. 1], p. 225 [Studí] 1 781 [Saggi]). En fait, on ne sait rien sur Cilen(s), sinon que ce nom accompagne une divinité féminine associée à Mer a (= Menrva) sur une antéfixe de Bolsena, auj. au Musée archéologique de Florence (TLE2, 207) ; cf. A. J. Pfiffig, Religio, p. 53, qui affirme un peu plus loin (p. 57 ; 250), sans la moindre démonstration, qu'il s'agit d'une Dea Genitrix ; ou L. B. Van der Meer, Cilens, in Seconde Congresso Internazionale Etrusco (Firenze, 29 Mag- gio-2 Giugno 1985). Atti, Rome, 1989, 3, 1199-1204, qui rapproche cette figure successivement de Nortia, des Fata, des dei superiores et inuoluti, des Fauores opertanei, pour finalement conclure qu'il s'agit d'une divinité comparable à Fortuna - ce qui relève d'un confusionnisme bien peu convaincant (déjà esquissé par C. Thulin, Gôtter, p. 36-40).

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Le plus clair à cet égard est bien sûr Ianusn: le dieu des prima2 t\q pouvait pas être ailleurs que dans la première région83. On peut rappeler ici que l'on a longtemps lu ANI(= Ianus) dans la troisième case du foie, ce qui constituait une difficulté insurmontable puisque le «dieu des commencements» semblait se trouver ailleurs que dans la case initiale ; mais depuis les nouvelles propositions de A. Maggiani84, on sait qu'il faut lire TINS, ce qui élimine totalement *ANI du foie - donc probablement de la théologie étrusque, puisque c'était sa seule « attestation »85 - et supprime du même coup la difficulté.

Mais à côté de ce dieu isolé apparaissent aussi des groupements. Le premier qui saute aux yeux, c'est la triade capitoline, avec Iuno dans la seconde région et Minerua dans la troisième, en relation pour l'occasion avec le Iupiter de la première région86. Ce n'est certes pas le lieu de discuter ici dans quelle mesure cette triade capitoline est d'origine étrusque : à l'époque de Martianus Capella, elle est de toute façon «naturalisée» depuis longtemps. Et cela se voit bien dans la différence de traitement entre notre auteur et le foie.

Nous ne savons pas si l'on peut vraiment assimiler TECVM

81. Sur ce dieu, v. e.g. R. Schilling, Janus, le dieu introducteur, le dieu des passages, in MEFR, 72, 1960, 89-113; et notre étude Les épithètes cultuelles de Janus, in MEFRA, 85, 1973, 395-436 (avec la bibliographie antérieure).

82. Cf. la formule de Varron (Ant. diu., 16, fr. 236 Cardauns), conservée par Augustin (Ou., 7, 9) : Penes Ianum sunt prima, penes Iouem summa.

83. S'il était besoin d'une confirmation de la science de Martianus Capella sur Ianus, on la trouverait au § 63, où le dieu est placé sur le seuil de la demeure céleste : Ianus in limine.

84. O.c. in SE, 49 [n. 5], p. 263-264. L'auteur fait remarquer que cette ancienne identification était en contradiction avec l'indication attribuée à Varron (Ant. diu., 14, fr. 201 Cardauns) par Lydus (Mens., 4, 2 = 64, 18 Wunsch) selon laquelle Ianus s'appelait « ciel » chez les Étrusques : '0 Se Báppcov èv říj TeaaapeaxaiSexáTT) Ttov 6etcov тсрау|л.атсоу <j>7]atv aÙTOV (se. 'Iavôv) uapà ©ouaxoiç oùpavàv Хеуеабоа... (cf. aussi Varr., Ant. diu., 16, fr. 230 Car- dauns = ap. Aug., Ciu., 7, 28).

85. Cf. e.g. С. Thulin, Gôtter, p. 22-24. 86. Il n'y a aucune raison d'imaginer, avec S. Weinstock, Martianus

Capella [cité p. 254], p. 107-108, que cette triade doive être interprétée ici à la lumière du système stoïcien, qui assimile Iupiter à l'éther, luno à l'air et Minerua à la lune (cf. e.g. G. Dumézil, RRA2, p. 673-674).

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LES DIEUX DE MARTIANUS CAPELLA 277

à Minerua, comme le proposait C. Thulin87, mais il est à peu près certain, en revanche, que UNI est bien l'équivalent de Iuno; or,. sur le foie, où TIN(IA) occupe les trois premières régions, UNI est dans la quatrième; chez Martianus Capella, elle est dans la seconde, puisque, pour les Romains, la conception d'un domicile triple pour Iupiter n'a pas de sens: la manière dont notre auteur dispose dans son tableau la triade capitoline est donc indépendante de la théorie étrusque des foudres et des conséquences que les Étrusques en tiraient sur les demeures de Iupiter-Tinian .

Une autre triade apparaît aussi, la triade archaïque mise en lumière par G. Dumézil89 et à laquelle correspondent notamment, à Rome, les trois flamines majeurs, à savoir Iupiter, Mars, Quirinus. Simplement nous la trouvons ici dans l'état auquel l'avait réduite la spéculation postérieure, qui avait fini par transformer l'obscur Quirinus en doublet ou en épithète de Mars90 ; d'où, dans la deuxième région, le nom double Quirinus Mars, que les éditeurs s'accordent à écrire sans virgule de séparation91.

87. Gôtter, p. 42, suivi notamment par G. Dumézil, RRA2, p. 659. En revanche, A. J. Pfiffig, o.c, p. 255-258, ne mentionne même pas Tecvm et semble ne retenir que Menrva et les variantes attestées sur les miroirs. Quant à G. Colonna, La dea etrusca Cel e i santuari del Trasimeno, in Scritti in memoria di Gianfranco Tibiletti = RSA, 6-7, 1976-1977, 45-62 [cité Cel\, p. 58- 60, il récuse (n. 45) la proposition de C. Thulin et considère TEC( V) comme un « dieu-père » en se fondant sur une dédicace ; il est suivi par A. Maggiani, Qualche osservazione [cité n. 5], p. 60, n. 68.

88. Cette explication est déjà esquissée par M. Pallottino, Deorum sedes [cité n. 1], p. 227-228 [Studí] I 783-784 [Saggí\ ; en revanche les conséquences qu'il en tire pour expliquer certains doublets nous paraissent inacceptables.

89. Depuis Jupiter, Mars, Quirinus. Essai sur la conception indo-européenne de la société et sur les origines de Rome, Paris, 1941 ; cf. en dernier lieu RRA2, p. 153-186.

90. Cf. les définitions de Servius (Aen., 1, 292) : Mars enim cum saeuit Gradiuus dicitur, cum tranquillus est Quirinus. Denique in urbe duo eius templa sunt : unum Quirini intra urbem, quasi custodis et tranquilli, aliud in Appia uia extra urbem prope portám, quasi bellatoris, id est Gradiui ; (Aen., 6, 859): Quirinus autem est Mars qui praeest pad et intra ciuitatem colitur ; nam belli Mars extra ciuitatem templům habuit.

91. Il faut cependant noter que ce nom double n'est attesté explicitement nulle part ailleurs.

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On peut noter que la coloration « militaire » de cette région est encore renforcée par la présence de Lars militaris92. Cependant, sous cette appellation inconnue par ailleurs, c'est probablement une divinité étrusque qui se manifeste93. N'oublions pas en effet que si les Étrusques ont bien un dieu Maris, son statut n'est pas très clair94 et que le véritable dieu guerrier, l'homologue

;; dans les scènes mythologiques, est Laran95 : la transcrip-

92. La plupart des manuscrits ont ici la leçon Lars - retenue notamment par F. Eyssenhardt (Teubner, Leipzig, 1866 - qui par ailleurs condamne le doublet comme glose), A. Dick (Teubner, Leipzig, 1925 ; réimpr. 1960) et S. Weinstock (Martianus Capella [cité p. 254], p. 102, 108, 109), tandis que Lar est seulement une correction sur un codex - et aussi la forme du scho- liaste de Berne. La réapparition dans la quatrième région (§ 48) de la même divinité sous la forme, unanimement attestée cette fois, de Lar, a conduit le dernier éditeur, J. Willis (Teubner, Leipzig, 1983), à choisir ici aussi la leçon Lar, bien qu'elle soit minoritaire. Pour notre part, nous pensons qu'en choisissant sa transcription Martianus Capella a donné plus ou moins consciemment à ce nom la même finale que celle du nom de Mars, qui le précède immédiatement et auquel il est associé ; la même tentation n'existait pas dans la quatrième région, où cette fois il est associé à Lar caelestis.

93. C. Thulin, Gôtter, p. 42-44, propose d'identifier Lar(s)militaris avec LEQAM, qui semble figurer quatre fois sous des formes plus ou moins abrégées sur le foie (11. LEQNS ; 18. LESN ; 32. LESA ; 37. LEQAM), et quatre fois comme destinataire d'un sacrifice sur la tuile de Capoue. Mais cela paraît arbitraire, et la position respective des deux noms dans la liste des seize régions n'est pas en faveur d'une telle identification - que mettent également en doute e.g. L. Banti, // mondo degli Etruschi (= « Le grandi civiltà del pas- sato », 10), Rome, 1960, p. 123-124, et A. J. Pfiffig, Religio, p. 239.

94. Selon A. J. Pfiffig, Religio, p. 249, Maris est « die vielleicht proble- matischeste Gottheit des etruskischen Pantheons ». Malgré les apparences, il n'y a sans doute aucun lien linguistique entre le latin Mars, gén. Martis, et l'étrusque Maris, gén. Marisl, attesté trois fois sur le foie (cases 26 M : MARISL ; 30 et 36 M : MAR), ainsi que sur plusieurs miroirs où le nom, accompagné d'épithètes, semble désigner différents personnages (cf. C. Thulin, Gôtter, p. 26-28 ; A. J. Pfiffig, Religio, p. 249-250 ; et maintenant M. Cristofani, s.u. Maris I, in LIMC, 6, 1992, 1, 358-360, avec trois dessins). V. aussi les propositions récentes mais discutables de G. Hermansen, Mares, Maris, Mars, and the archaic gods, in SE, 52, 1984 [1986], 147-164; F.-H. Pairault-Massa, De Přeneste à Volsinii : Minerve, le fatum et la constitution de la société, in PP, 42, 1987, 200-235, p. 217 ; 227-235.

95. Laran, absent du foie, est connu en revanche par une douzaine de miroirs : cf. maintenant E.Simon, s. u. [Ares] Laran, in LIMC, 2, 1984, 1,498-505 (+ pi. 2, 374-378) ; c'est ainsi qu'il apparaît par exemple dans la représentation du retour d'Hèphaistos dans l'Olympe (ES, 90 = LIMC, n°25 + pi. 378) ; ailleurs, il coexiste avec trois Maris, qui seraient les enfants qu'il a eus de Tur an (ES, 257 b = LIMC, n° 19 + dessin ; ES, 166 = LIMC, n°20 + dessin). A. Morandi, о. с [n. 5.], p. 288-289 lit son nom, abrégé en LAR, dans la 26 M, à MARISL.

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tion latine se justifie donc par le choix d'un nom de forme voisine, mais l'adjonction de l'épithète militaris était nécessaire, puisque les Lares n'ont pas à Rome une telle fonction96.

Pour en revenir à Quirinus Mars, il n'est pas impossible que Martianus Capella ait senti d'une certaine manière la dualité de cette figure divine97. Cela pourrait justifier sa réapparition dans la sixième région, où il faut certainement lire Mars Quirinus sans virgule, comme le font la plupart des éditeurs et des commentateurs98 : l'inversion des deux termes suggère sans doute que c'est une autre aspect de cette divinité double qui est ici pris en compte - sans pour autant remettre en cause son identité, puisque l'auteur indique qu'elle a déjà été invitée.

Mais pourquoi alors la sixième région? Il est difficile de le dire ; tout au plus peut-on constater la présence dans la cinquième région des Coniuges reges qui, quelle que soit leur identité véritable99, ont dû être considérés dans une optique romaine comme étant Iupiter et Iuno en tant que couple souverain100, ainsi que le montre un peu plus haut (§ 40) Martianus Capella lui-même101. On pourrait donc concevoir, au début du second quartier du cercle céleste, l'amorce d'une itération des deux triades. Mais cela reste, bien entendu, hypothétique.

96. Il faut cependant noter que des Lares militares sont attestés épigra- phiquement, dans les Acta fratrum Arualium pour l'année 213 apr. J.-C. (CIL, 6, 2086 = ILS, 451), comme destinataires du sacrifice d'un taureau blanc ; et en abrégé dans deux dédicaces d'Aquincum (CIL, 3, 3460 = ILS, 3637 ; CIL, 3, 3463 = ILS, 3638).

97. Cf. l'assimilation de Quirinus à P'EvuaXioç grec dès Polybe (3, 25, 6 - à l'occasion du serment des Romains au traité avec Carthage, qui comporte l'invocation des trois dieux de la triade primitive) et les interrogations de Denys d'Halicarnasse (2, 48, 2) sur l'identité éventuelle d"Evi>aXioç et Ар?)?.

98. Notamment F. Eyssenhardt, A. Dick et J. Willis ; la seule exception notable est S. Weinstock, Martianus Capella, p. 102, 112-113, qui ne fournit pas de justification à ce traitement différent et donne de la présence des dieux des justifications improbables. C. Thulin, Gôtter, p. 3, n. 1, avait fait remarquer justement que s'il y avait trois éléments dans l'énumération Mars Quirinus Genius, le dernier ne pourrait pas être coordonné par et.

99. On a vu plus haut (n. 49) que, pour certains exégètes modernes, cette mention était en rapport avec la cinquième sors, attribuée au coniugium

100. Tel est bien l'avis des commentateurs médiévaux, notamment Jean Scot Érigène et Rémi d'Auxerre (ad loc. = 26, 2).

101. Après le plaidoyer de Minerua, la décision sur l'octroi de la divinité à Philologia est annoncée ainsi : regum coniugum uterque consentit.

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C'est encore à la triade archaïque qu'a recours G. Dumézil pour expliquer louis Opulentia102 : en l'absence de Quirinus, « incorporé » à Mars, c'est cette entité qui exprimerait la « troisième fonction», celle de la fécondité, de l'abondance, de l'« opulence ». Ce n'est peut-être pas absolument convaincant, mais nous n'avons rien de mieux à proposer103 : l'expression est un hapax et il est vrai que si l'on cherche des correspondances, même approximatives, on ne peut guère tomber que sur Ops, Г « Abondance » personnifiée104.

En continuant l'examen des premières régions, il semble bien que l'on aperçoive encore une autre triade - reconnue notamment par S. Weinstock105 -, grecque cette fois, celle des trois dieux entre lesquels l'univers passait pour avoir été divisé : Zitjç, IloaaSčov et AiSt];;. Nous retrouvons en effet ici le premier et le troisième sous leurs équivalents latins, avec toujours Iupi- ter dans la première région et Pluton dans la troisième106.

Malgré la contestation de G. Dumézil, qui veut à tout prix annexer Pluton à sa « troisième fonction », au motif que le sous- sol est lié à la fécondité107 - comme si les Enfers étaient féconds! -, il semble bien que Martianus Capella lui-même oriente vers la mythologie grecque, puisqu'il explique que Plu- ton est le patruus, Г « oncle paternel » du jeune marié, Mercu-

102. Remarques [cité n. 50], p. 105-106 ; RRA2, p. 274. 103. Pour S. Weinstock, Martianus Capella [cité p. 254], p. 109, louis

Opulentia est « unexplained ». 104. Dans les cultes archaïques de la Regia sont honorés Ianus, Jupiter,

luno, puis Mars et enfin Ops ; cette dernière est donc bien ici la représentante de la « troisième fonction », en lieu et place de Quirinus ; cf. G. Dumézil, Les cultes de la regia, les trois fonctions et la triade Jupiter Mars Quirinus, in Latomus, 13 = Hommages au Professeur J. Hammer, Bruxelles, 1954, 129- 139 ; résumé dans RRA2, 184-186 (sans mention de louis Opulentia) ; P. Pou- thier, Ops et la conception divine de l'Abondance dans la religion romaine jusqu'à la mort d'Auguste (= « BEFAR», 242), Rome, 1981 [cité Ops], p. 65-67.

105. Martianus Capella, p. 108. 106. Au § 78, les deux frères arrivent ensemble : ... admissi fratres louis,

quorum alter maritima semper inundatione uiridior, alius lucifuga inumbratione pallescens...

107. Remarques [cité n. 50], p. 106 ; RRA1, p. 675. Il est vrai qu'au § 80, Pluton est qualifié ďopulentus, mais sa « richesse », qui repose sur le nombre de ses « sujets » est d'un tout autre ordre !

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rius, ce qui n'a de sens que pour les Grecs, chez qui AtS-qç est bien le frère de Zsuç, père d"Ep[X7jç108.

Bien sûr, il manque IToctsiScôv - Neptunus, que l'on retrouve comme exilé dans la dixième région, sans que l'on puisse en donner une justification satisfaisante - sauf à admettre, comme pour le second Mars Quirinus, l'ébauche de nouvelles triades dans le troisième quartier, où Neptunus occupe alors la seconde région109.

Bien que cela reste fragile, c'est quand même par leurs affinités avec Neptunus que l'on peut expliquer la localisation d'autres divinités. Et tout d'abord, dans la région 2, les Lymphae, qui représentent indéniablement l'élément « eau » dont le dieu est le « patron »110, et sans doute aussi Fons - si c'est bien cette lecture qu'il faut préférer à Fors, parce qu'elle est la mieux attestée111.

1 08. Dans le même sens, on peut noter qu'aucun lien n'est indiqué ici entre le Pluton de la troisième région et le Veiouis de la quinzième qui, comme on le verra, a, lui, une nette coloration étrusque. Il en est autrement dans un passage du second livre (§ 167), d'inspiration uniquement romaine, où on lit Vedius... id est Pluton, quem etiam Ditem Veiouemque dixere - à moins que l'on ne considère, avec notamment A. Dick (Teubner, Leipzig, 1925 ; réimpr. Stuttgart, 1969, 1978), R. Johnson (New York, 1977) et J. Willis (Teubner, Leipzig, 1983), que tout le dernier membre de phrase est une glose, ce qui paraît arbitraire (cf. S. Weinstock, Martianus Capella [cité p. 254], p. 105, n. 21 ; F. Eyssenhardt [1 866] ne supprime que id est Pluton).

109. Il est remarquable que, comme le note Rémi d'Auxerre {ad loc. = 26, 13), il faille lire Neptuns pour que le vers d'Ennius soit régulier, ce qui rappelle la forme du nom en étrusque, NeQuns. Or, celui-ci figure, en abrégé NE®, dans la case 7 du foie..., c'est-à-dire dans la seconde case après celle où se termine ici la première « triade ». Il est cependant plus probable que sa présence en ce point du pourtour du foie s'explique par le fait qu'il s'agit de la case située sous la vésicule biliaire, qui lui est spécialement consacrée, comme l'indiquent la répétition de son nom à la pointe (28 M) et le témoignage de Pline (NH, 11, 195).

110. L'étymologie la plus probable du nom de Neptunus et le rapprochement avec un dieu « homonyme », Nechtan, de la mythologie celtique conduisent à penser que le dieu romain patronnait d'abord les eaux douces, notamment les sources et les cours d'eau (cf. la démonstration de G. Dumézil, amorcée dans Le puits de Nechtan, in Celtica, 6, 1963, 50-60 ; développée dans Mythe et épopée. III : Histoires romaines, Paris, 1973, p. 21-89 ; résumée dans Fêtes romaines d'été et d'automne, suivi de Dix questions romaines, Paris, 1975, p. 25-3 1). Ce sont bien ces deux éléments que l'on retrouve personnifiés ici.

111. Fors est seulement une variante du manuscrit Reichenauensis 73, alors que tous les autres ont Fons ; cette dernière leçon pourrait cependant avoir contre elle ce curieux singulier, pour un terme que l'on attendrait plutôt au pluriel, comme Lymphae ; mais l'on peut aussi comprendre, avec Rémi d'Auxerre (ad loc. = 28, \),fons, id est deus fontium.

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C'est ensuite, dans la région 10, Consus, cet étrange dieu souterrain dont la fête avait été naguère le prétexte à l'enlèvement des Sabines, et que les Romains honoraient par des courses ou des parades de chevaux et d'autres équidés112, ce qui lui avait valu d'être assimilé à rioasiSwv "bnuo;.

Et c'est peut-être aussi, dans cette même région 10, Neue- ritain, qui est encore un hapax, mais pourrait représenter une entité féminine rattachée à Neptunus, comme le sont Salaria114 et Venilia115 dans la théologie romaine. С Thulin116 a proposé d'y reconnaître Amphitrite, ce qui n'est pas très satisfaisant, car le dieu paraît bien avoir conservé ici son ancienne domination sur les eaux douces, plutôt que sur la mer.

Si l'interprétation des trois premières régions n'est pas simple, celle des régions suivantes est encore plus complexe, d'une part parce que Martianus Capella y mentionne beaucoup moins de divinités, d'autre part parce qu'il n'y a plus ces groupements si connus et si importants qui lui ont paru mériter de figurer dans les trois premières régions. Cependant, si nos premières

112. Comme le rappelle justement Rémi d'Auxerre (ad loc. = 28, 22). Cf. S. Weinstock, Martianus Capella [cité p. 254], p. 127 ; et notre étude Jeux athlétiques et rituels de fondation, in Spectacles sportifs et scéniques dans le monde étrusco-italique. Actes de la table ronde organisée par le CNRS et l'École française de Rome, Rome, 3-4 mai 1991 (= « Collection de l'École française de Rome », 172), Rome, 1993, 141-187.

113. Pour S. Weinstock, Martianus Capella, p. 113-114, le nom est « unexplained ». Il est vrai que les gloses médiévales, reposant sur des à-peu- près étymologiques, ne sont guère satisfaisantes ; ainsi pour Rémi d'Auxerre (ad loc. = 28,2) : dea timoris uel reuerentiae. Et les Modernes n'ont rien de mieux à proposer (cf. S. Weinstock, le, n. 75).

114. Salacia figure dans la liste des entités féminines rattachées à un grand dieu que donne Aulu-Gelle (NA, 13, 23, 2) : ... Salaciam Neptuni... ; elle est abondamment attestée par ailleurs (v. déjà Varr., Ant. dm., 1, fr. 28 Cardauns = ap. Aug., du., 4, 10 ; cf. du., 6, 10), et l'on s'accorde à voir en elle l'expression de la « force bondissante des eaux » [<salax, sur salire]. Mais une etymologie « populaire » l'a ensuite reliée à sal, en même temps que Neptunus devenait un dieu marin sous l'influence de son assimilation avec Poséidon (cf. le texte cité à la note suivante).

115. Sur Venilia, cf. la définition différentielle de Vairon (Ant. diu., 16, fr. 257 Cardauns) conservée par Augustin (Ciu., 7, 22) : Venilia unda est, quae ad litus uenit, Salacia, quae in salum redit.

116. Gôtter,p. 4, n. 8.

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démonstrations ont, comme nous l'espérons, une certaine force de conviction, elles légitiment le recours à toutes sortes de systèmes, étrusques, romains, grecs, juxtaposés ou combinés. C'est donc en nous autorisant la même liberté que précédemment que nous allons essayer de continuer, en commençant par ce qui paraît le plus clair - ou plutôt le moins obscur.

C'est ainsi que semblent apparaître, dans les régions 5-7, les éléments d'une nouvelle triade, la triade «agraire» de Rome, dont on reconnaît deux composantes, Ceres dans la cinquième région et Liber dans la septième.

Bien sûr, il manque Libéra. En revanche, la présence de plusieurs divinités paraît se justifier par leurs affinités avec la Terre et les activités agricoles, même si les identifications ne sont pas toujours simples. Ainsi, dans le groupe Tellurus Terraeque pater Vulcanus, les commentateurs ne sont pas tous d'accord sur le nombre des entités117: est-ce que Tellurus, qui est un nouvel hapax, est un adjectif formé sur tellusm, ou un substantif au nominatif- équivalent de Tellumo, principe masculin de la Terre119, faisant couple avec Tellus, ou ici avec Ceres, principe féminin -, ou un génitif - archaïque ou fautif -, pour Telluris, doublant alors Terrae comme complément de pater120 ? Est-ce

117. Cf. e.g. С. Thulin, Gôtter, p. 46-48 ; S. Weinstock, Martianus Cape lia [cité p. 254], p. 112.

118. Cf. С Thulin, Gôtter, p. 3, n. 11 ; 46-47, qui, pour la formation, rapproche periurus sur ius, iuris, et interprète le groupe Ceres Tellurus comme désignant un Ceres masculin, comparable aux Pales également masculins des §50 et 51.

119. Comme l'indique l'explication de Varron (Ant. diu., 16, fr. 265 Car- dauns), conservée par Augustin (Ciu., 7, 23) : una eademque terra habet gemi- nam uim, et masculinam, quod semina producat, et feminam, quod recipiat atque nutriat ; inde a ui feminae dictant esse Tellurem, a masculi Tellumonem. Cf. S. Weinstock, Martianus Capella, p. 112.

120. Cela semble être l'explication de Rémi d'Auxerre (adloc. = 28, 12). C'est aussi celle de F. Altheim, Terra Mater. Untersuchungen zur altitalischen Religionsgeschichte (= «RGW», 22, 2), Giessen, 1931, p. 122-125, pour qui Tellurus Terraeque pater désignerait un « namenloser "Gott der Erde" », qui ne serait autre que Poseidon, en tant que « "Herr" oder "Gatte der Erde" » ; mais S. Weinstock, Martianus Capella, p. 110, n. 58, rejette ajuste titre cette interprétation, en notant qu'on ne peut guère prétendre retrouver chez Martianus Capella une théorie que seule permet de reconstituer la philologie moderne. Sans compter que l'assimilation de pater à « époux » n'est pas évidente, même en passant par le terme en l'occurrence plus vague de « dieu » !

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que Terrae pater est une épithète de Vulcanus - ou une simple glose à supprimer, comme le pensent certains éditeurs121 ?

Quoi qu'il en soit du détail, on est toujours dans le domaine de la Terre122. Et c'est encore là que l'on se trouve dans les régions suivantes, avec bien sûr Liber, comme on l'a déjà dit, mais aussi les deux Pales, divinités que les Romains honoraient comme protectrices des troupeaux123. Reste cependant à part l'énigmatique Celeritas Solisfiliam - mais la présence en quelque sorte indirecte du Soleil dans cette sixième région125 pourrait correspondre au CAQ de la case 8 du foie, en qui les commentateurs reconnaissent généralement une divinité solaire126.

121. C'est le cas de F. Eyssenhardt (1866), suivi par W. Deecke, Templům [cité n. 6], p. 18, n. 15. Mais C. Thulin, Gôtter, p. 3, n. 12, fait valoir que Vulcanus a une physionomie si particulière dans ce tableau qu'une explication n'est sans doute pas superflue - même si celle-ci n'est pas très limpide ! (cf. note suivante). Les deux mots sont conservés par A. Dick et J. Willis.

122. On interprète en général Vulcanus comme un équivalent du Soleil, sur la base de spéculations tardives, et aussi de sa position dans deux régions contiguës qui encadrent l'est ; de ce fait, l'expression Terrae pater en ferait une sorte de créateur universel (cf. S. Weinstock, Martianus Cape lia [cité p. 254], p. 104, 1 1 1-1 12). Mais cela est bien fragile, et de toute façon la dominante du groupe est terrestre et non solaire.

123. V. Paul (s.u. Pales, 248, 17 L) ; Servius (G., 3, 1) ; cf. e.g. С. Thulin, Gôtter, p. 51.

124. L'expression est un hapax, reprise seulement par l'auteur de l'un des Mythographi Vaticani (3, 8, 17), qui se contente de reproduire les éléments du commentaire de Rémi d'Auxerre (adloc. = 28, 13) : Quod autem dea Celeritas, id est agilitas, Solisfilia dicitur, siue indefictum est, quodnihil corporale Sole est cele- rius ; siue quodferunt mathematici Solis constellatione afflatos pulchros et celer es fore. S. Weinstock, Martianus Capella, p. 1 1 3, n. 72, signale toutefois un passage de Tertullien (Apol., 22) attestant la divinisation d'un concept synonyme : Velo- citas diuinitas creditur, quia substantia ignoratur.

125. Sans pouvoir présenter une reconstruction pleinement satisfaisante, nous nous demandons s'il n'y aurait pas ici une confusion et si celeritas ne serait pas à prendre, en fait, pour un nom commun ; on notera que c'est la seule expression avec cum, et il est remarquable que cela concerne un mot qui pourrait avoir un autre sens dans le contexte : « avec célérité ». Dans ce cas, il faudrait admettre que Solisfilia comporte une altération et/ou une omission par rapport à la leçon originelle.

126. Le nom figure également dans une case intérieure du lobe droit, sous la forme CAQA (23 M) et il est bien attesté épigraphiquement, avec aussi la variante CAUSA (cf. e.g. С. Thulin, Gôtter, p. 49-50 ; A. J. Pfïffig, Religio [cité n. 3], p. 241-244). Il est d'usage de rapprocher une glose de Dioscoride (Mat. med, 3, 138 RV Wellmann), qui donne divers noms de la marjolaine :

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Mais en même temps, des éléments d'origine étrusque semblent présents. Ainsi, c'est aux Étrusques, comme on l'a déjà dit, que l'on attribuait l'existence d'un Pales masculin - selon une citation de Caesius par Arnobe (Nat., 3, 40)127 - et peut-être est- ce aussi de là que vient la conception des deux Pales, car il semble que les Romains n'aient cru anciennement qu'à une déesse Pales.

Le même Caesius [ibid.]m fait état d'une doctrine étrusque appelant Penates un curieux groupe comprenant Fortuna, Ceres, Genius Iouialis et Pales129 : il est frappant que l'on retrouve ici, dans les régions 5-6-7, Ceres, Pales (deux fois) et Genius (également deux fois). Du coup il est difficile de résister à la tentation d'assimiler, comme le propose C. Thulin130, Fauor et Fortuna qui peuvent, comme on Га déjà dit pour Fatam, représenter des approximations latines différentes d'un même terme étrusque.

Quant à savoir quelle relation ces hypothétiques Penates entretiendraient avec celles de la première région, cela est bien difficile à dire: on rappellera seulement que, selon Nigidius Figulus (De diis, 16, fr. 68 Swoboda), cité par Arnobe (Nat., 3, 40)ш, les Étrusques distinguaient quatre sortes de Penates, en

àaapixov en grec, solis oculum ou millefolium chez les Romains, xau-ràpi chez les Étrusques (= TLE2, 823), en considérant que solis oculum pourrait avoir un rapport avec Solis filia, tandis que la fleur porterait en étrusque le nom même du soleil (cf. V. Bertoldi, Nomina Tusca in Dioscoride, in SE, 10, 1936, 295- 320, p. 305-309); mais quel est le rapport avec Celeritasl.

127. A la fin du passage reproduit à la note suivante. 128. Caesius et ipse eas (se. disciplinas Etruscas) sequens Fortunám arbi-

tratur et Cererem, Geniům Iouialem ac Palem, sed non Ulam feminam, quam uulgaritas accipit, sed masculini nescio quern generis ministrům louis ас uilicum.

129. L'information est confirmée pour trois d'entre eux par l'interpola- teur de Servius (Aen., 2, 325) : Tusci Penates Cererem et Palem et Fortunám dicunt.

130. Gôtter, p. 38-39. L'auteur signale (p. 38, n. 1) trois vers de Lucain (Phars., 5, 696 ; 7, 705 ; 8, 21), où les trois termes sont associés deux par deux. Sur ces rapprochements - et quelques autres -, v. en dernier lieu A. L. Luschi, Cacu, Fauno e i venti, in SE, 57, 1991, 105-117.

131. C. Thulin, I.e., suggère que Fauor pourrait représenter une personnification au masculin, Fortuna, une personnification au féminin ; mais nous ne pouvons le suivre dans son rapprochement de ces entités avec Cilens.

132. Nigidius... Idem rursus in libro sexto exponit et decimo disciplinas Etruscas sequens genera esse Penatium quattuor et esse louis ex his olios, alios Neptuni, inferorum tertios, mortalium hominum quartos, inexplicabile nescio

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relation respectivement avec le ciel, la mer, les enfers et la terre ; on aurait donc ici les Penates « terrestres », après avoir eu, dans la première région, les Penates « célestes »133.

On peut encore relever un dernier point de contact avec la doctrine étrusque, qui est sans doute le plus important, parce qu'il paraît le plus certain et aussi parce qu'il peut rendre compte de la position de tout le groupe : sur le pourtour du foie de Plaisance, la case 9 appartient à FUFLUNS™, c'est-à-dire à AiovofToç, ou Bax/oç, et donc, en latin, Liber, qui est ici dans la septième région ; si l'on se souvient que Iuno est en 2 chez Mar- tianus Capella, mais en 4 sur le foie - en raison de l'impact différent des trois régions attribuées à Iupiter -, on retrouve ici la même correspondance. C'est donc probablement une liste étrusque, mais interprétée à sa manière, qui a conduit notre auteur à placer ici Liber, et par contrecoup, dans les régions précédentes, les divinités associées.

quid dicens. La définition des deux dernières catégories suggère que, pour les deux premières, les noms des dieux désignent en fait les éléments qu'ils patronnent. A. Maggiani, Qualche osservazione [cité n. 5], p. 65 et n. 54, remarque ingénieusement que cette doctrine se reflète sans doute dans un passage du De haruspicum responsis de Cicéron (§ 20), prescrivant : Postiliones esse Ioui, Saturno, Neptuno, Telluri, où l'on retrouve, représentés par des divinités, les quatre mêmes parties de l'univers, mais dans un ordre modifié, dû peut-être aux circonstances particulières.

133. Que Pales et Fauor soient dits louis filii ne doit pas conduire à reconnaître ici les Penates de Iupiter, comme le propose A. Maggiani, Qualche osservazione [cité n. 5], p. 66, puisque l'on n'est plus dans le premier quartier, dominé spécifiquement par ce dieu, et où, du reste, sont attestés d'autres Penates. Dans un contexte de croyances mythologiques où Iupiter est le « père des dieux », une telle mention appliquée à tel ou tel ne signifie pas nécessairement qu'il soit logé auprès de lui.

134. Sur ce dieu, v. e.g. A. J. Pfiffig, Religio [cité n. 3], p. 228-294. 135. Ce rapprochement était déjà proposé par W. Deecke, Templům [cité

n. 6], p. 53-54, et il est accepté par la plupart des commentateurs, notamment C. Thulin, Gôtter, p. 52-53, et A. J. Pfiffig, Religio, p. 295-296. En revanche, il est refusé par S. Weinstock, Martianus Capella [cité p. 254], p. 1 10 - qui interprète Lynsa comme « the goddess of primary matter » (?) -, et mis en doute par M. Pallottino, Deorum sedes [cité n. 1], p. 228 [Studí] I 784 [Saggi], au profit d'une identification avec les Lymphae de la seconde région - improbable car l'on ne voit pas pourquoi les noms seraient si différents et quelle serait alors la signification de l'épithète siluestris.

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Le fait que ce décalage de deux régions entre Martianus Capella et le foie soit mis en évidence par deux exemples aussi solides incite à chercher d'autres correspondances fondées sur le même principe. Et l'on pense alors à Lynsa siluestris115 , encore une divinité inconnue, qui habite la quatrième région, tandis que le foie présente dans sa sixième case LVSL, qui en apparaît comme l'abréviation136. Bien sûr, l'épithète semble avoir une forme purement latine ; mais on doit se souvenir que Siluanus a pour correspondant étrusque Selvans, qui figure du reste sous la forme SELVA sur le foie, non seulement dans la case 10 du pourtour, mais aussi dans la case 31 à l'intérieur du lobe gauche : cette case se trouve en symétrie, par rapport au centre de ce lobe, avec la case 34, où réapparaît L VSL, ce qui confirme probablement une relation entre les deux. En tout état de cause, SELVA atteste l'existence en étrusque d'un radical ressemblant à celui du latin - qu'il s'agisse d'un emprunt ou, moins probablement, d'une simple coïncidence phonétique — et par conséquent la possibilité pour Lynsa d'avoir reçu, en étrusque, une épithète ressemblant à siluestris.

Évidemment, cela ne nous renseigne pas beaucoup sur sa personnalité, et ce n'est guère le lieu de se lancer dans des hypothèses plus ou moins gratuites137 ; en revanche, l'identification proposée permet sans doute de justifier une association : dans la quatrième région de Martianus Capella, Lynsa siluestris est suivie de Mulciber, qui est en principe l'une des épi- thètes de Vulcanus. Or, si L VSL est seule dans la sixième case du pourtour du foie, elle est, dans la case 34 du lobe gauche,

136. Il s'agit bien de l'abréviation du seul nom de Lynsa, avec / comme désinence de génitif, ainsi que l'explique en détail C. Thulin, Gôtter, p. 52-53, en rapprochant pour l'absence du n : FLUFLUS (24 M) = Fufluns, et pour l'absence du a : LASL (19 M) = Lasal.

137. L'importance attribuée à Vulcanus dans le passage qui précède immédiatement et son dédoublement ici peuvent suggérer que son associée a quelque chose d'une (ancienne) Grande Déesse, peut-être d'une fló-rvia 6v)pâ>v. C'est l'interprétation de Rémi d'Auxerre (ad loc. = 28, 9) qui l'appuie sur une fausse etymologie : Lima siluestris, id est bestiarum dea, a Graeco quod est linx ; celle-ci, paradoxalement, nous paraît être un argument en faveur de la définition de la divinité, puisque cette dernière ne dépend manifestement pas d'une explication aussi « boiteuse ».

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associée à VELXm, abréviation probable de * Veb/ans, qui correspond sans doute à Vulcanus.

A propos de ce dieu, on remarque qu'il figure chez Martia- nus Capella non seulement dans la quatrième région sous l'épi- clèse de Mulciber, mais aussi dans la cinquième région sous son nom propre de Vulcanus. Il semble que l'auteur ait ainsi voulu distinguer deux divinités étrusques qui étaient toutes deux assimilées à Vulcanus, peut-être sur des bases différentes139. Sans entrer ici dans le détail des hypothèses - qui tournent en général autour d'assimilations, attestées tardivement, entre Vulcanus et Sol140 -, on notera simplement que le nom courant du dieu forgeron sur les miroirs étrusques est SEQLANS, distinct, par conséquent du VELX(ANS) du foie141.

Si nous continuons à avancer dans la liste, les choses deviennent de plus en plus obscures, en même temps que le nombre moyen de dieux dans chaque région diminue encore. C'est probablement que Martianus Capella, en dehors même des exigences de sa fiction romanesque et de sa fantaisie, doit se

138. Cf. déjà W. Deecke, Templům [cité n. 6], p. 53-54 ; C. Thulin, Goiter, p. 53-54. Selon A. J. Pfïffïg, Religio, p. 295, il n'y aurait ici - comme dans toutes les autres cases à deux noms - qu'une seule divinité portant deux noms ou un nom et une épithète. La règle paraît tout à fait arbitraire, mais même si elle se vérifiait, cela ne supprimerait pas la relation entre les deux divinités.

139. Sur cette dualité, que Martianus Capella exprime ailleurs en utilisant différentiellement les épithètes Iouialis (1, 42) et Iunonius (1,87), cf. J. Préaux, Le culte des Muses chez Martianus Capella, in Mélanges de Philosophie, de Littérature et d'Histoire ancienne offerts à Pierre Boyancé (= « Collection de l'École française de Rome », 22), Rome, 1974, 579-614.

140. Cf. e.g. S. Weinstock, Martianus Capella [cité p. 254], p. 104 ; 111- 112. - II convient de remarquer que Martianus Capella (1, 73-77) décrit en grand détail l'arrivée de Sol lui-même, accompagné de sa sœur Luna, sans rien qui puisse faire penser à un rapprochement avec Vulcanus. Par ailleurs le foie de Plaisance comporte les deux termes attestés comme noms étrusques du Soleil, CAS (8 M) ou CAGA (23 M) sur la face plane, USILS (42 M) sur la face convexe : aucune de ces positions ne correspond à celles de Mulciber - Vulcanus chez Martianus Capella.

141. Cf. e.g. С. Thulin, Gôtter, p. 53-54 ; G. Dumézil, RRA\ p. 659 ; A. J. Pfiffïg, Religio, p. 295-297 (Velchans) ; 301-303 (Sethlans) ; et pour l'iconographie, I. Krauskopf, s.u. [Hephaistos] Sethlans, in LIMC, 4, 1988, 1, 654-659 (+ pi. 2, 404-405).

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trouver confronté au problème de ses deux régions de retard: si, en effet, sa région 7 correspond à la case 9 du système représenté sur le pourtour du foie, il doit néanmoins terminer par une région 16. Ce qui entraîne une redistribution plus ou moins arbitraire des « habitants » disponibles dans les dernières régions, d'où une altération encore plus grande de la doctrine originelle.

Aussi aboutissons-nous maintenant à un certain nombre d'impasses : nous ignorons pourquoi Lars militarise qui semble être bien à sa place dans la région 2 auprès de Mars, reparaît - si c'est bien le même sous la variante Lar (sic) militaris - dans la région 4, associé au Lar caelestis, tandis Lar omnium cuncta- lis - où cunctalis est un hapax - figure dans la région 10142. Cette diversité reflète peut-être un système rappelant celui des différentes sortes de Penates, mais c'est tout ce que l'on peut en dire143. De même il semble exister aussi un système de Fauor es, qui apparaissent dans les régions 1, 4, 6 et 1 1 : on a essayé précédemment d'expliquer les Fauores opertanei de la première région et le Fauor sans épithète de la sixième ; mais que faire du Fauor de la région 4, et surtout du très étrange Fauor pastor de la région 11144?

142. Cunctalis est forgé sur cuncti et exprime par conséquent la même idée que omnium - qui pourrait donc être une glose explicative. Mais l'expression rappelle celle qui accompagne un peu plus loin Genius et qui est tout aussi redondante (2, 152): gêner alis omnium praesul (cf. plus bas dans le même paragraphe : Genius generalis). Ceci a suggéré depuis longtemps un rapprochement entre les deux entités (cf. e.g. S. Weinstock, Martianus Capella, p. 114) ; mais cette hypothèse ne réduit guère le mystère.

143. Les propositions de C. Thulin, Gôt ter, p. 42-46, d'identifier Lar militaris à LEQA(M) du foie (32 et 37 M, avec la variante LEQNS en 11 M) et Lar caelestis à LASL (19 M) sont tout à fait arbitraires : la première repose seulement sur l'affirmation qu'il est normal qu'un dieu guerrier soit fréquemment mentionné chez un peuple conquérant comme l'étaient les Étrusques ; la seconde escamote le fait que Lasa - dont LASL est une forme syncopée de génitif (cf. n. 136) - est une déesse et non un dieu (d'où l'emploi permanent dans le développement du terme « assexué » « Gottheit » !).

144. Ce groupe de mots a suscité des propositions de correction, évidemment arbitraires: Fauor que Pallore <et> (H. Grotius, Leyde, 1599), Fauor que, Pauore <et> (Gyraldus, cité par U. F. Kopp, Francfort, 1836), Pauore Pallore <et> (K. O. Muller, W. Deecke, Die Etrusker2, Stuttgart, 1877, 2, p. 135, n. 25 a)... En fait, l'emploi de - que indique qu'il s'agit d'une

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Nous avouons ne pas savoir quoi dire non plus d'entités bizarres comme Verisfructus14*, isolé dans la région 8146, ou Iunonis Hospitae Genius141, seul dans la région 9, ou encore les Dipublicim de la région 15. Quant à Sancus, également unique dans la région 1 2, il fait bien sûr penser à ce dieu curieusement appelé à Rome Semo Sancus Dius Fidius149, mais cela ne nous éclaire guère ici.

seule entité désignée par deux mots. C. Thulin, Gôtter, p. 4, n. 10, y voit une transposition de Pales, ce qui n'est guère probable, parce que l'on ne voit pas pourquoi Pales devrait être ici transposé et parce qu'il n'est nulle part question de trois Pales.

145. On peut citer à titre d'exemple la note de Rémi d'Auxerre (ad loc. = 28, 20) : Verisfructus, id est uernalis fertilitas, quam sicut numen aliquod uocatum intromittit ; siue Verisfructus numen, quod uernalibus floribus praeest. Mais cela ne suffit pas à soutenir l'hypothèse de C. Thulin, Gôtter, p. 52, qui rapproche cette entité du SEL VA de la case 10 du foie.

146. Sans pouvoir malheureusement en apporter la preuve, nous nous demandons si derrière cette expression énigmatique ne se cache pas, d'une manière ou d'une autre, une référence à Venus, curieusement absente de cette « love story », mais dont le nom a la même syllabe initiale et qui, par ailleurs, est associée au printemps ; on pourrait ainsi songer, par exemple, à une déformation de * Veneris fructus, désignant l'amour, éventuellement personnifié en Cupido, avec fructus au sens defîlius. On notera que A. Morandi, o. c. [n. 5], p. 287-288, lit maintenant le nom de l'homologue étrusque de Venus, TUR(AN), dans la case 17 M du foie.

147. La correction du second mot en Sospitae, proposée par plusieurs éditeurs - depuis H. Grotius (1599) - permet certes de retrouver une épithète attestée épigraphiquement (cf. G. Dumézil, IVNO. S.M.R., in Eranos, 52, 1954, 105-119), mais elle n'en est pas moins arbitraire et de toute façon ne facilite en rien l'interprétation. L'identification d'une épouse de Neptunus, proposée par S. Weinstock, Martianus Capella [cité p. 254], p. 127, repose sur l'utilisation de la même épithète pour une telle divinité dans un autre passage (1,81), mais cela ne paraît pas un indice suffisant pour celui-ci.

148. S. Weinstock, Martianus Capella, p. 105, propose d'identifier les Di publici avec les dieux secondaires qui forment les longaeuorum chori, énumé- rés au deuxième livre comme vivant sur la terre même (2, 167) : Panes, Fauni, Fontes... Il rapproche l'expression de celle qui, un peu plus haut, distingue les dieux inférieurs des dieux du ciel (1, 43) : caelites ac deorum omnium populus ; et aussi d'autres désignations apparemment proches, comme plebs superum (Ov., Ibis, 81), plebs deorum (Martial, 8, 49, 3), plebeia numinum multitude (Aug., du., 7, 2). Mais L. Lenaz, o.c. [n. 12], p. 92-93, n. 61, fait remarquer qu'ils sont ici dans la même région que Veiouis, dieu des Enfers.

149. Le dieu honoré à Rome passait pour Sabin, comme le rapporte Vairon (L.L., 5, 66), d'après Aelius (p. 60 Funaioli) : Aelius Dium Fidium dicebat Diouis filium... et putabat hune esse Sancum a Sabina lingua (cf. Lyd., Mens., 4, 90 = 138, 1 Wunsch : Tè Zayxoç ovo(j.a oùpavèv <T7)[xaivei říj Za(3iv<ov

; v. e.g. J. Poucet, Semo Sancus Dius Fidius, une première mise au

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En revanche Saturnus, dans la région 14, est, lui, facilement identifiable - et l'on peut noter que son nom est aussi connu en étrusque sous la forme Satre, présente sur le foie150. Mais pourquoi est-il à cet emplacement? Est-ce parce que, ne figurant pas parmi les douze grands dieux, il ne pouvait être logé que dans l'une des dernières régions151? ou bien parce que sa coloration infernale, qu'il devait peut-être en partie à son assimilation à Kpovoç, le prédisposait à résider dans le secteur occidental, où l'on plaçait traditionnellement le séjour des morts152 ? Mais dans ce cas, on peut être surpris de voir sa luno, c'est-à-dire son épouse - qui correspond à la 'péa grecque et à Y Ops romaine153 - spécialement qualifiée de caelesîis154.

point, in Recherches de philologie et de linguistique, Louvain, 1972, p. 53-68. Il convient cependant de signaler l'inscription d'un cippe de Bolsena (TLE2, 900) : selvans sanyuneta, qui pourrait indiquer l'existence, en Etrurie, d'une divinité en relation avec Selvans (cf. G. Colonna, Selvans San^uneta, in SE, 34, 1966, 165-172; A. J. Pfiffig, Religio, p. 300).

150. Il n'est en fait attesté que dans l'une des cases intérieures du lobe gauche du foie (35 M), sous la forme du génitif SATRES. L'identification n'en paraît pas moins certaine (malgré les réticences de C. De Simone, Die griechischen Enthlehnungen im Etruskischen. II. Untersuchung, Wiesbaden, 1970, p. 25 et n. 40), vu la ressemblance des deux noms (cf. déjà W. Deecke, Templům [cité n. 6], p. 50 ; 65-67 ; С Thulin, Gôtter, p. 29 ; A. Maggiani, Qualche osservazione [cité n. 5], p. 76). Sur ce dieu, v. e.g. A. J. Pfiffig, Religio, p. 312-313.

151. On trouve une proposition voisine chez S. Weinstock, Martianus Capella, p. 105.

152. Ainsi, dans la liste des « dieux de Titus Tatius » donnée par Varron (L.L., 5, 74), Saturnus est étroitement associé à Vediouis (cf. infra), avec qui il constitue l'une de deux seules « paires » coordonnées par -que, l'autre étant formée des deux déesses Diana et Lučina.

153. Cf. Rémi d'Auxerre (ad loc. = 29,6) : eiusque caelestis Iuno, id est Ops. Sur l'identification de 'Péa et Ops, et l'association de cette dernière à Saturnus (cf. e.g. Varr., Ant. diu., 1, fr. 23 Cardauns = ap. Tert., Nat., 2, 2, 15 ; fr. 36 С = ар. Aug., du., 4, 23 ; 16, fr. 240 С = ар. Tert., Nat., 2, 12, 18 ; Macr., Sat., 1,10, 20), v. P. Pouthier, Ops [cité n. 104], p. 220-229.

1 54. Sans doute faut-il penser à l'antique déesse de Carthage - ville natale de Martianus Capella -, Astarté, assimilée par les Étrusques à Uni, comme le montrent les lamelles d'or de Thefarie Velianas dans le sanctuaire de Pyrgi, et interprétée, puis « évoquée » par les Romains, lors de la seconde guerre punique, sous le nom de Iuno Caelestis (cf. e.g. A. J. Pfiffig, Religio, p. 266-268 ; G. Dumézil, RRA2, p. 463-469). D'autant que cette déesse avait précisément pour parèdre... Saturnus, héritier ici du Ba 'al des Phéniciens (cf. M. Leglay, Saturne Africain. Histoire [= « BEFAR », 250], Paris, 1966, p. 215-222).

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En tout état de cause, c'est bien l'aspect infernal qui paraît dominer dans les dernières régions. En se référant aux conceptions romaines, on peut certainement considérer que les Mânes des régions 11 et 13 sont normalement en relation avec Veiouis de la région 15: on trouve là, en des localisations voisines, les âmes des morts divinisées et le dieu des Enfers, puisque Veiouis, ou Vediouis, est l'une de ses épiclèses à Rome. Mais en même temps apparaît un nouveau point de contact avec la théologie étrusque: dans la région 15 du foie figure VETISL, forme du génitif de * Vêtis155, à peu près unanimement considéré comme l'équivalent de Ve(d)iouis156; on peut donc dire qu'en cet endroit du cercle céleste notre auteur a comblé son retard de deux régions.

En fait, il n'est pas impossible que le «rattrapage» ait eu lieu dans l'une des régions antérieures. C'est ainsi que C. Thu- lin157 a proposé de rapprocher Iuno caelestis de CVLALP de la case 14 du foie, tout en laissant ouverte la question de savoir si cet ensemble de lettres représente un ou deux noms158 - ce qui peut sembler quelque peu arbitraire. Plus convaincant est sans doute le cas de CELS, génitif de Cel, qui figure dans la case 13 du pourtour du foie et en qui l'on s'accorde à reconnaître encore une divinité infernale159 : sa présence serait en harmonie

155. Ce nom n'est pas attesté ailleurs que sur le foie. K. Olzscha, Aufbau und Gliederung in den Parallelenstellen der Agramer Mumienbinden, in SE, 8, 1934, 247-290 ; 9, 1935, 191-224, p. 201, n. 1, indique que le même dieu pourrait être désigné par VEIVE sur les bandelettes de la momie de Zagreb (11, 14), en supposant la chute de la voyelle non accentuée.

156. L'identification remonte à W. Deecke, Templům [cité n. 6], p. 68-72. Sur ce dieu assez obscur, v. C. Thulin, Gutter, p. 29-30 ; M. Pallottino, Deo- rum sedes [cité n. 1], p. 229-230 [Studí] I 785-786 [Saggí] ; A. J. Pfiffig, Religio [cité n. 3], p. 236-238.

157. Gôtter, p. 41-42. Mais il ne paraît pas avoir été suivi. 158. Il s'agirait alors des abréviations de Culsu (cf. e.g. A. J. Pfiffig, Reli

gio, p. 330-331) et Alpan(u) (cf. e.g. A. J. Pfiffig, Religio, p. 280). 159. Son nom est associé, sur un cippe funéraire de S. Valentino, près de

Pérouse (TLE2, 621), à celui de Qanr, qui est bien une déesse du monde souterrain (v. e.g. A. J. Pfiffig, Religio, p. 304-306 et surtout 319-320) ; cf. l'étude de G. Colonna, Cel [citée n. 87], notamment sur ce point, p. 56-57 ; et aussi l'ingénieuse comparaison de la forme du lac de Trasimène et de celle du foie de Plaisance, avec trois sanctuaires « en situation », p. 57-61).

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avec celle des Mânes dans la région correspondante de Martia- nus Capella, même si son homologue exact(e?) n'y figure pas, sans doute en raison de l'abrègement général des listes dans les régions terminales.

Et l'on peut même penser que ce sont justement les Mânes qui ont permis à notre auteur de rejoindre, si l'on peut dire, la doctrine « orthodoxe » : il a pu s'autoriser implicitement de la distinction entre « bonnes » et « mauvaises » Mânes, qu'il mentionne plus loin (2Д63)160, dans un autre contexte, pour répartir ici ces entités entre deux régions161, celle où le conduisait l'ordre qu'il avait adopté depuis la première luno et celle que lui imposait son modèle.

Enfin, il est sans doute légitime de joindre aussi à cet ensemble les Fata de la treizième région, eux qui représentent, aussi bien pour les Romains que pour les Etrusques, une conception plutôt terrifiante du destin, comme cela ressort de plusieurs témoignages littéraires.

Reste la dernière région. Nous avons déjà vu que Noctur- nus, logé aussi dans la première, marquait probablement le nord. Mais le point de contact entre la région 1 et la région 16 est à la fois le lieu d'ouverture et le lieu de fermeture de l'anneau ; c'est pourquoi, si le « portier » Ianus ouvrait le cycle, ce sont des Ianitores qui le ferment - tout en posant une dernière énigme: pourquoi sont-ils qualifiés de terrestres162! Pour les

160. Il s'agit d'un passage de l'exposé néo-platonicien : Mânes igitur hic tam boni quam truces sunt constituti, quos àyaQoùç et xaxoùç Saijiovaç memorat Graia discretio. Sur ce morceau, v. S. Weinstock, Martianus Capella [cité p. 254], p. 105 ; et surtout le commentaire de L. Lenaz, o.c. [n. 12], p. 90, n. 342 ; pour la mise en perspective de cette conception, v. P. Boyancé, Les deux démons personnels dans l'antiquité grecque et latine, in RPh, 3° s. 9 [= 61], 1935, 189-202.

161. Dans la phrase citée ci-dessus, les deux espèces de Mânes sont situées dans la même région. Leur répartition, ici, dans deux régions distinctes est sans doute un artifice de Martianus Capella qui, du reste, ne s'est pas risqué à préciser où étaient les « bons » et où étaient les « méchants ».

162. L'hypothèse, formulée par S. Weinstock, Martianus Capella, p. 106, n. 25, qu'il pourrait s'agir de Forculus, Limentinus et Cardea, connus par un témoignage de Varron {Ant. diu., 14, fr. 199 Cardauns) conservé par

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exégètes qui considèrent que le circuit se termine plus bas qu'il n'a commencé, cela signifie que l'on est descendu du ciel sur la terre163 ; mais, pour notre part nous ne sommes convaincu par aucun des systèmes qui impliquent une telle « descente ». Alors, à titre de simple hypothèse, et pour rester dans un même plan, nous proposons d'envisager une sorte de porte ouvrant d'un côté en direction du ciel, de l'autre en direction de la terre 164.

Beaucoup de choses, comme on le voit, restent encore inexpliquées dans ce passage des Nuptiae de Martianus Capella. Cependant, les analyses que nous avons proposées nous semblent avoir apporté quelques résultats solides.

Tout d'abord, il faut renoncer à vouloir tout interpréter par la théologie étrusque. Dès que l'on se dégage de ce cadre arbitrairement restreint, bien des éléments s'expliquent aisément dans d'autres contextes, surtout latin - Ianus, Consus, triade archaïque, triade capitoline et, au moins en partie, triade agraire -, mais aussi grec - les trois dieux souverains165. Et l'on remarque qu'il s'agit uniquement d'éléments de doctrines religieuses, sans interférence de spéculations philosophiques ni de constructions astronomiques : encore une fois, le fait que Martianus Capella présente ailleurs un système d'inspiration néoplatonicienne n'autorise nullement à faire pénétrer cette doctrine - ou une autre - dans ce passage.

Les seuls éléments non religieux paraissent être les entités comme Discordia, Seditio, Fraus, Valitudo, mais on peut se demander s'il n'y a pas là une simple composante parodique : le

Augustin (Ciu., 7, 2), se trouvait déjà chez Jean Scot Érigène (ad loc. = 29, 8) ; mais il s'agit de toute façon d'auxiliaires de Ianus, qui décomposent en quelque sorte ses fonctions, comme semble l'avoir pressenti Tertullien (Idol., 15, 5 [= Varr., Ant. diu., 14, fr. 200 Cardauns]; Cor., 13, 9).

163. Cf. e.g. S. Weinstock, Martianus Capella, p. 104 ; 106. 1 64. S. Weinstock, Martianus Capella, p. 1 06, n. 25, propose à titre d'hypo

thèse de voir dans Ianus et les Ianitores terrestres la représentation des deux portes du ciel (cf. e.g. E.L. Highbarger, The Gates of Dreams. An archaeological examination of Vergil, Aeneid VI, 893-899 [= « The Johns Hopkins University Studies in Archaeology », 30], Baltimore, 1940) ; mais cela contredit son interprétation du système comme descendant du ciel sur la terre.

165. Et sans doute même punique ! (cf. n. 154).

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fait que le seul système auquel on puisse se référer, celui de Manilius, fournisse en définitive si peu de points de comparaison, amène à se demander si tout cela n'est pas, au moins en partie, une invention de notre auteur166.

Une fois reconnu ce qui n'est pas étrusque, on peut, avec plus de sûreté, dégager ce qui l'est. Tout d'abord, bien sûr, le cadre des seize régions, qui correspond à un plan, orienté uniquement d'après les points cardinaux, sans aucune référence aux planètes, aux sphères concentriques, au zodiaque, à Yocto- tropos167, au dodécatropos ou à tel système plus ou moins complexe, élaboré par les Grecs, les Chaldéens, ou qui que ce soit d'autre.

Et puis, dans ce cadre, un certain nombre de théologèmes, parfois déformés, mais cependant bien reconnaissables : les trois manubiae de Tinia et leur traduction secondaire en une localisation du dieu dans les trois premières régions; la présence à ses côtés de deux collèges divins, hiérarchisés, les di Consentes et les di Nouensiles; et enfin la position sur le cercle idéal d'un certain nombre de divinités, avec la constatation que, par rapport au foie de Plaisance, Martianus Capella a, au début, deux cases d'avance, parce qu'il commence en plaçant Iuno dans la seconde région, alors que le foie la place dans la quatrième, après les trois demeures de Tinia- Jupiter.

Ceci concerne, de manière évidente :

UNI LVSL FUFLUNS

foie 4 6 9

MC 2 4 7

Iuno Lynsa siluestris Liber

166. S. Weinstock, Martianus Capella, p. 106, suggère que la mention de Seditio, Discordia, comme « non-invitées » a pu être inspirée par l'indication de Platon (Phaedr., 247 a) que Oôovoç n'est pas admis dans le chœur des dieux.

167. Cf. e.g. les aventureux rapprochements de C. Thulin, Gutter, p. 68- 75 et de S. Weinstock, Martianus Capella, p. 116-119.

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et sans doute aussi, bien que ce soit plus difficile à démontrer :

TECVM 5 3 Minerua CAQ 8 6 (Sol)

En revanche, vers la fin, Martianus Capella doit «rattraper» son retard de deux régions. Cela est à peu près certainement réalisé pour les deux dernières avec :

CILEN 16 (Nocturnus) VETIS L 15 Veiouis

mais peut-être dès les deux régions précédentes, avec :

CVLALP 14 luno caelestis CELS 13 (Mânes)

la jonction entre les deux classements étant marquée par le dédoublement des Mânes. Et de ce fait l'on peut dire que même les localisations erronées de notre auteur sont une confirmation de la justesse de celles du foie.

D'autres théologèmes apparaissent aussi, des alliances de divinités comme celle de Lynsa siluestris et Vulcanus Mulciber - confirmée par le foie -, ou des groupements plus importants, comme celui des Penates, pour lesquels nous avons d'autres attestations littéraires, mais peut-être aussi, de manière analogue, les Lares et les Fauores.

En conclusion, on peut dire que ces lignes de Martianus Capella ne sont certainement pas un pur produit de théologie étrusque, mais qu'elles peuvent fournir, après analyse, des renseignements précis dans ce domaine.

Nous n'avons pas abordé la question des sources, qui nécessiterait une nouvelle étude168. Indiquons simplement qu'à

168. Cf. e.g. C.Thulin, Gôtter, p. 82-89, ou encore S. Weinstock, Martianus Capella [cité p. 254], p. 115-116 - qui conclut : « As a matter of fact, this problem cannot really be solved nor is its solution of prime importance » - en soulignant que des traductions latines de traités étrusques étaient facilement accessibles.

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première vue c'est bien Martianus Capella qui est le véritable auteur de ce passage, où se manifestent, presque à chaque mot, son ingéniosité manipulatrice et son humour. Varron ou Nigi- dius Figulus169, d'autres sans doute, lui ont fourni certains éléments, mais c'est vraisemblablement lui qui a agencé à sa manière cet extravagant panthéon170.

169. C. Thulin, Gôtter, p. 83, les appelle «die beiden Koryphàen der Zeit des Cicero ».

170. A titre de post scriptum, citons ce jugement, sur l'ensemble de l'œuvre, de C. S. Lewis, The Allegory of Love. A Study in Medieval Tradition, Londres, 1936 (7th éd., New York, 1964), p. 81 : «Who will say at what point strangeness begins to turn into beauty ? »

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37. /в An 38. metlum 0 3d. mar 40. f/usc

Les inscriptions du foie de Plaisance (d'après A. Maggiani, in SE, 49, 1981, 263-267; 50, 1982, 53-Í

et A. Morandi, in MEFRA, 100, 1988, 283-297*)