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1 CAPES EPREUVE ORALE N°2 – Option littérature et langue Dossier d’entraînement première partie – LYCEE Denis Fabé

CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

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CAPES EPREUVE ORALE N°2 –

Option littérature et langue

Dossier d’entraînement première partie – LYCEE

Denis Fabé

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Pistes pour l’étude de la langue au lycée

Notre propos est de nous limiter aux notions de lexique et de grammaire les plus importantes et de

donner quelques pistes pour la mise en œuvre de l'enseignement de la langue au lycée. Car les nouveaux

programmes abordent ce domaine didactique de manière concise ; nous les citons ci-dessous :

L’étude de la langue se poursuit en classe de seconde, dans le prolongement de ce qui a été vu au collège et dans la continuité du Socle

commun : il s’agit de consolider et de structurer les connaissances et les compétences acquises, et de les mettre au service de l’expression

écrite et orale ainsi que de l’analyse des textes.

Dans le cadre des activités de lecture, d’écriture et d’expression orale, on a soin de ménager des temps de réflexion sur la langue. Ces

activités sont également l’occasion de vivifier et d’exercer les connaissances linguistiques et de leur donner sens. Si nécessaire, des leçons

ponctuelles doivent permettre de récapituler de manière construite et cohérente les connaissances acquises.

L’initiation à la grammaire de texte et à la grammaire de l’énonciation, qui figure au programme de la classe de troisième, se poursuit en

seconde par la construction d’une conscience plus complète et mieux intégrée de ces différents niveaux d’analyse. La mise en œuvre des

connaissances grammaticales dans les activités de lecture et d’expression écrite et orale s’en trouve facilitée.

Pour cela :

- au niveau du mot et de la phrase, les éventuelles lacunes en matière de morphologie et de syntaxe doivent être comblées ;

- au niveau du texte, on privilégie les questions qui touchent à l’organisation et à la cohérence de l’énoncé ;

- au niveau du discours, la réflexion sur les situations d’énonciation, sur la modalisation et sur la dimension pragmatique est développée

;

- le vocabulaire fait l’objet d’un apprentissage continué, en relation notamment avec le travail de l’écriture et de l’oral : on s’intéresse à

la formation des mots, à l’évolution de leurs significations et l’on fait acquérir aux élèves un lexique favorisant l’expression d’une pensée

abstraite.

Poursuivant l'effort qui a été conduit au cours des années du collège, le professeur veille à ce que les élèves possèdent une bonne maîtrise

de l'orthographe. L’organisation de l’enseignement doit permettre une évaluation régulière des compétences langagières en vue de

l’accompagnement personnalisé.

Pour tenter d’éclairer les professeurs, nous expliciterons d’abord les présupposés de cette analyse.

Les présupposés théoriques concernant la grammaire

Le professeur de lettres, dont la mission est de faire accéder par la littérature au symbolique et à

l'imaginaire, est aussi professeur de français. Il étudie comme ses collègues philosophes les concepts -

sans doute moins systématiquement - mais il s'intéresse aussi au style, à l’expression originale de ces

concepts. Sa tâche est de consolider la connaissance de la langue française chez ses élèves et de faciliter

son usage. Pour connaître les écarts par rapport à la norme qui constituent un style, encore faut-il que

les élèves comprennent comment la langue fonctionne, comment un texte s’écrit et se lit.

C’est là une certaine conception de la grammaire, qui n’exclut aucune des strates qui l’ont constituée :

d’abord sémantico-logique chez les Grecs (puis dans la grammaire de Port-Royal), la grammaire est

devenue, dans une époque récente, structurale et « linguistique » (séparée de l’étude de la parole) pour

être « grammaire de l’énonciation » ces trente dernières années.1

En parlant de « compétences langagières », de grammaire liée aux activités de lecture et d'écriture, les

nouveaux programmes, comme ceux qui les ont précédés, font référence à la grammaire du discours,

qui englobe celles de la phrase et du texte.

La grammaire de phrase est l’étude morphologique et syntaxique des constituants de la phrase

(morphologie verbale, nature et fonction des mots).

La grammaire de texte étudie la construction et le fonctionnement des textes, manifestations

concrètes de l’activité discursive. On y examine tout ce qui permet et manifeste la cohérence,

l’organisation, la progression d’un texte et sa cohésion (connecteurs, chaînes anaphoriques, temps

verbaux, thème et propos).

La grammaire de discours porte sur l’énonciation ou la parole2 (modalité, subjectivité,

1 La grammaire scolaire a été le reflet très déformé de la grammaire universitaire, notamment de la première

strate. Son « analyse logique » n’avait rien à voir avec la logique Cf. André Chervel Histoire de la grammaire scolaire « … et il fallut apprendre à écrire à tous les petits Français » Payot, 1981 2 C’est Gustave Guillaume qui a substitué le terme de discours à celui de parole. On ne risque plus ainsi de

confondre avec le sens courant de parole, qui renvoie à parler, à l’oral.

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intersubjectivité, usage social) dans l’énoncé (texte ou phrase).3

Voici un tableau qui pourra éclairer la distribution des notions dans l’étude de la langue :

L’ENONCIATION L’ENONCE

La situation de communication

L’émetteur / le récepteur ou le destinataire

La situation d’énonciation

− L’énonciateur / l’énonciataire

− La deixis

− Le discours et sa visée

LE TEXTE

Le thème et le propos

Les connexions textuelles

La chaîne substitutive

Les temps

Les formes de discours

− le pôle narratif

− le pôle argumentatif

Les paroles rapportées

− directement

− indirectement

− le style indirect libre

− le récit de paroles

La modalisation

− les modes verbaux

− les modalisateurs

LA PHRASE

La phrase (verbale et non verbale) est l’énoncé minimal

Les modalités de la phrase (les types de phrases) et les

actes de paroles

Les connexions dans la phrase

Les groupes essentiels

Les groupes circonstanciels (non essentiels)

Nous traiterons ci-dessous du lexique et de la grammaire.

Quelques pistes pour la pratique du lexique et de la grammaire

Il faut être réaliste : dans la séquence, même majeure4, le professeur a peu de temps pour étudier la langue. Le

plus souvent, son travail consiste à revenir sur une simple notion (de lexique ou de grammaire), nécessaire à une

lecture analytique ou à la production d'un texte, en vingt minutes, voire moins. Mais nous l'encourageons à

prendre parfois deux heures de suite pour les notions spécifiques à telle séquence, à telle ou telle forme de

3 Cf. site Lettres de l’académie de Créteil, dans ce même encart consacré à la grammaire, « Diaporama sur l’histoire

de la grammaire et de la linguistique ». Sources : Grammaire Larousse de Frédérique Denis et Anne Sancier-Château, Encyclopaedia Universalis (les diapositives 12, 13 et 14 sont de Mme Véronique FOUMINET, formatrice dans l’Académie de Lille). 4 Se reporter à l'article des IPR Lettres sur la séquence publié sur les pages collège et lycée du site de l’académie à l’adresse suivante : http://lettres.ac-creteil.fr/cms/spip.php?article1791.

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discours ou à telle ou telle thématique, au moins cinq ou six fois dans l'année.

Nous nous contentons ici de donner quelques pistes.

Comment apprendre le lexique ?

Quand l'étudier?

S'il est vrai que la langue orale et la langue écrite des lycéens doivent être enrichies, il convient de nous rappeler

qu'apprendre une langue passe d’abord par en apprendre les mots et les figures (notamment les expressions

figées).

Trop souvent, on ne traite le lexique que dans les activités de lecture ; parfois, mais c’est plus rare, dans celles

d’écriture, où elles sont pourtant indispensables.

Dans les séquences, chaque fois qu’il est question de communication, d’énonciation, de discours et de textes, on

peut découvrir un aspect du lexique. Autrement dit, à toute occasion.

Nous énumérons ci-dessous les notions selon ces entrées. Encore une fois, le professeur fera ses choix selon son

projet et la classe.

Communication

A l'occasion des lectures, on peut étudier les phénomènes qui peuvent faire obstacle à la communication :

paronymie, homonymie, champ sémantique, les jeux de mots qui s’appuient sur la polysémie ; mais aussi les

phénomènes qui peuvent enrichir la prise de parole (donner le plaisir des mots) : invention, dérivation, famille

de mots, étymologie, synonymie (étude étayée par l'analyse sémique, trop peu fréquente en classe)

Énonciation

Rappeler ce qu'est un niveau (familier, courant, soutenu) et un registre de langage (scientifique, technique,

religieux, militaire...).

Donner les nuances qui distinguent les verbes introducteurs du dialogue.

Etudier les figures de style en relation avec la visée et la réception du texte : son sens.

Formes de discours et de textes

A chaque discours peut correspondre un champ lexical (écriture / lecture), qui constitue alors une isotopie, il

faut insister, par exemple, sur l'antonymie (à lier à l’antithèse dans l’explicatif et l’argumentatif, notamment)

Par quelles activités ?

En réservant dans chaque séquence un moment à l’étude du lexique discursif.

En émaillant de points de lexique les différentes séances, en gardant au tableau un espace limité où aparaissent

chaque fois les mots nouveaux ou peu maîtrisés pour demander aux élèves de les retenir.

En séance de lecture analytique

En étudiant, pour construire le sens : la dénotation, la connotation, l’origine des mots (les élèves sont friands

d’étymologie) et leur sens en contexte, les réseaux lexicaux de l’isotopie.

En séance d'écriture

Nous conseillons de rappeler le lexique abstrait relatif au genre et au thème étudié dans la séquence, quand on

donne un sujet d'invention. Par exemple, écrire une scène réaliste fait appel au vocabulaire de la narration et à

celui de la réalité à décrire : mieux vaut donner ce vocabulaire5 ou le faire récapituler des lectures analytiques.

Travailler le lexique, c'est travailler le thème et le propos de ce que l’on va écrire ; le champ lexical (lexique

5 On distingue ici le lexique « ensemble des mots d'une langue » et le vocabulaire « ensemble des mots utilisés » Lexique est une notion de langue, vocabulaire de discours.

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thématique) ; le lexique discursif (spécifique de la description, de la narration, de l’explication, de

l’argumentation).

Lors des séances de lexique proprement dites

Outre l'étude de la composition des mots initiée au collège, il est éclairant de pratiquer l’analyse sémique.

Elle consiste à décomposer en sèmes le signifié d'un terme. Le sème est défini comme « trait sémantique

pertinent représentant l'unité minimale de signification » (Lexis, Larousse) ou comme « unité minimale

différentielle de signification » (Petit Robert). Pour comprendre les nuances entre les synonymes, ou le lien entre

les mots dans les expressions figées, il convient aussi de traiter les sèmes afférents et les sèmes inhérents.

Rastier6 montre que l’analyse du titre du Canard enchaîné « Le caviar et les arêtes » n’est pas pertinente en

dénotation, il est indispensable de prendre en compte, en connotation, la totalité des sèmes impliqués par ces

deux sémèmes dans le contexte socioculturel adéquat. Une « sémantique restreinte » (par exemple, ne prenant

en compte que les sèmes définis en langue : oeufs d'esturgeon et squelette de poisson) serait incapable de décrire

le titre du Canard Enchaîné, qui oppose évidemment le luxe à la misère.

À l’oral

En étant attentif à l’isotopie du dialogue (le sens se construit au fil de la parole) et en faisant prendre en compte

le statut des interlocuteurs.

On peut consacrer des moments informels et salutaires à discuter du sens des mots.

Dans une année, seules certaines de ces notions lexicales seront étudiées. La plus grande difficulté de

compréhension et d'expression vient des lacunes en grammaire de discours et de texte.

De quelles notions grammaticales le lycéen a-t-il besoin pour mieux lire et pour mieux écrire ?

Voici en quelque sorte un mémento de notions à étudier en langue et qu’il faut savoir repérer ou utiliser pour lire

ou écrire un texte. Ce n’est en aucune manière une grille de lecture analytique, cette activité ne souffrant aucune

grille 7 (cf. sur le site académique, notre texte sur la lecture analytique), mais la liste des différents points de

grammaire (au sens large) à prendre en considération pour le sens.

LE DISCOURS

LA SITUATION

D'ÉNONCIATION

INDICES DANS L'ÉNONCÉ (TEXTE ou PHRASE)

Qui parle ? (1) Présence du pronom je et/ou d'autres déictiques de la première personne

Modalités d’énoncé :

mots exprimant l'évaluation (mélioratifs ou péjoratifs)

—degré d'adhésion de celui qui parle à ce qu'il dit (il me semble, je suis sûr que ; franchement...)

À qui ? — Présence du pronom tu et/ou d'autres déictiques de la deuxième personne

— Caractérisation du destinataire

Quand et où ? — Pour le récit : respecter (à l'écriture), repérer (à la lecture) les indices de lieu et de temps dans

le texte

— Pour tous les énoncés ; s'agit-il de temps en prise avec le moment de l’énonciation ou de

temps coupés de celui-ci ?

6 François Rastier Sémantique interprétative PUF 7 Cf article des IPR de Lettres sur la lecture analytique publié sur les pages collège et sur les pages lycée du site de l’académie de Créteil aux adresses suivantes : http://lettres.ac-creteil.fr/cms/spip.php?article1787 et http://lettres.ac-creteil.fr/cms/spip.php?article1786.

Page 6: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

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Pour quoi faire ?

LES ACTES DE PAROLES

Soit les modalités (les types) de phrases expriment l'intention du locuteur : par exemple

l'interrogative pose une question (ACTES DE PAROLE DIRECTS), soit elles expriment une

intention implicite. Exemple : l'interrogative exprime un ordre déguisé (ACTES DE PAROLE

INDIRECTS).

LA VISÉE

Prendre en compte la visée. On écrit :

—pour décrire (dénomination et qualification ; localisation) —pour raconter (respect ou non de la chronologie, repérage ou production d'une action, de

personnages...)

—pour expliquer (les indices de la causalité)

—pour argumenter (indices de l'engagement de l'énonciateur faveur d'une thèse et contre

une autre)

Pour faire rire, pour faire peur, pour condamner,... (ici encore, importance du lexique)

Qui parle ? (2)

LES PAROLES RAPPORTÉES INDICES DES PAROLES RAPPORTÉES

DIRECTEMENT Temps en prise

Tirets ou guillemets qui ponctuent la citation

Déictiques de la première situation d'énonciation (des paroles citées)

INDIRECTEMENT (style ou

discours indirect) Temps coupés

Marques de la subordination

Déictiques de la deuxième situation d'énonciation (celle où l'on rapporte les paroles)

STYLE ou DISCOURS

INDIRECT LIBRE Paroles et récit formellement inséparables mais la voix est bien celle des deux

énonciateurs. Le temps est souvent l'imparfait

RÉCIT DE PAROLES ou DISCOURS NARRATIVES

Les verbes expriment l'action de dire, on évoque le thème, mais la teneur des paroles n'est pas rapportée.

LE TEXTE

LES INDICES MATÉRIELS

La présentation Quel est le support originel du texte ? (livre, journal, affiche,...)

Quelle est sa mise en page ?

Quel est le paratexte ? (titre, appareil de notes, signature : nom de l'auteur, oeuvre dont il est extrait...)

LES INDICES TEXTUELS PROPREMENT DITS

Le thème et le propos Ne pas confondre le thème et le propos du texte (le sujet abordé dans l'ensemble du texte, et ce

qu'on en dit) avec le thème (ce dont on parle) et le propos (ce qu'on en dit) de chacun des énoncés

(phrases ou propositions indépendantes) qui constituent le texte et qui peuvent s'organiser selon

une progression thématique particulière et signifiante :

− progression à thème constant

− progression linéaire

− progression à thème éclaté.

Les connexions textuelles Attention à la cohésion du texte, à la présence éventuelle de connecteurs logiques (exprimant la

causalité, le but, l'opposition ou la concession, l'hypothèse ou la condition...) et de connecteurs

chronologiques (exprimant la succession des événements).

Mais les connexions ne sont pas toujours exprimées par des connecteurs : elles peuvent être implicites.

Les chaînes de substituts (ou chaînes substitutives ou

référentielles)

Il faut repérer ou produire des expressions (substituts lexicaux) et des pronoms (substituts

grammaticaux) qui remplacent des groupes nominaux. Ce processus de reprise ou de répétition est

constitutif du texte.

Page 7: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

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Les temps De l'arrière-plan (imparfait et plus-que-parfait) et du premier plan (passé composé et passé simple,

passé antérieur) dans le récit.

Non bornés, qui présentent le processus comme non délimité (imparfait) et, au contraire, bornés

(passé composé et passé simple).

De l'accompli (temps composés) et du non accompli (temps simples); cet aspect est à prendre en compte

pour l'expression de l'antériorité, notamment dans le récit.

Pour la séance de langue véritable, qui peut durer une heure ou plus, nous vous invitons à suivre les conseils,

parus sur le site académique, que nous avons donnés au collège pour étudier l’attribut ou le complément d’objet,

qui valent aussi pour la grammaire de texte ou du discours 8.

Pour la grammaire au service du littéraire, nous recommandons la lecture de l’excellent ouvrage de Roberte

Tomassone et Geneviève Petiot Pour enseigner la grammaire (tome II) Textes et Pratiques, Delagrave 2002.

Plus encore que dans les autres domaines de sa discipline, le professeur de lettres et de français doit faire des

choix en langue. Nous vous souhaitons de partager avec vos élèves des connaissances linguistiques solides pour

qu’ils développent pleinement leurs compétences langagières.

Marie-Laure LEPETIT, Isabelle NAUCHE, Daniel STISSI, Jean-Philippe TABOULOT,

IA-IPR Lettres.

8 Cf sur le site de l’académie de Créteil l’encart consacré à la grammaire « l’enseignement de la grammaire au collège : documents d’accompagnement ». Vous trouverez ces documents à l’adresse suivante : http://lettres.ac-creteil.fr/cms/spip.php?article1710

Page 8: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

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Genres et formes de l'argumentation 1 : XVIIème et XVIIIème siècle

Classe de seconde

L'objectif est de faire découvrir aux élèves que les œuvres littéraires permettent, sous des formes et selon des

modalités diverses, l'expression organisée d'idées, d'arguments et de convictions et qu'elles participent ainsi

de la vie de leur temps. On s'intéresse plus particulièrement au développement de l'argumentation, directe ou

indirecte, à l'utilisation à des fins de persuasion des ressources de divers genres et à l'inscription de la

littérature dans les débats du siècle. On donne de la sorte aux élèves des repères culturels essentiels pour la

compréhension des XVIIème et XVIIIème siècles.

Corpus :

- Un texte long ou un ensemble de textes ayant une forte unité : chapitre de roman, livre de fables, recueil de

satires, conte philosophique, essai ou partie d'essai, au choix du professeur.

- Un ou deux groupements de textes permettant d'élargir et de structurer la culture littéraire des élèves, en les

incitant à problématiser leur réflexion en relation avec l'objet d'étude concerné. On peut ainsi, en fonction du

projet, intégrer à ces groupements des textes et des documents appartenant à d'autres genres ou à d'autres

époques, jusqu'à nos jours. Ces ouvertures permettent de mieux faire percevoir les spécificités du siècle ou de

situer l'argumentation dans une histoire plus longue.

- En relation avec les langues et cultures de l'Antiquité, un choix de textes et de documents permettant de

donner aux élèves des repères concernant l'art oratoire et de réfléchir à l'exercice de la citoyenneté. On aborde

en particulier les genres de l'éloquence (épidictique, judiciaire, délibératif) et les règles de l'élaboration du

discours ( inventio , dispositio , elocutio , memoria , actio ).

Sujet

Dans le cadre de l’enseignement du français en classe de seconde et particulièrement de

l’objet d’étude

« Genres et formes de l’argumentation au XVIIe et XVIIIe siècle », vous analyserez le corpus

proposé. Vous préciserez les modalités de son exploitation sous la forme d’un projet de

séquence d’enseignement assorti d’une lecture analytique.

La séquence devra comporter une séance d’étude de la langue.

Document 1

La Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le Bœuf

Une Grenouille vit un Bœuf

Qui lui sembla de belle taille.

Elle, qui n'était pas grosse en tout comme un œuf,

Envieuse, s'étend, et s'enfle, et se travaille,

Pour égaler l'animal en grosseur,

Disant : « Regardez bien, ma sœur ;

Est-ce assez ? Dites-moi ; n'y suis-je point encore ?

- Nenni. - M'y voici donc ? - Point du tout. - M'y voilà ?

- Vous n'en approchez point. » La chétive pécore

S'enfla si bien qu'elle creva.

Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages :

Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,

Page 9: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

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Tout petit prince a des ambassadeurs,

Tout marquis veut avoir des pages.

Jean de la Fontaine, Fables, I, 3, 1668.

Document 2

36. Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même. Aussi qui ne la voit, excepté de

jeunes gens qui sont tous dans le bruit, dans le divertissement et dans la pensée de l’avenir ? Mais,

ôtez leur divertissement, vous les verrez se sécher d’ennui ; ils sentent alors leur néant sans le

connaître ; car c’est bien être malheureux que d’être dans une tristesse insupportable aussitôt qu’on

est réduit à se considérer et à n’en être point diverti.

626. -Recherche du vrai bien.- Le commun des hommes met le bien dans la fortune et dans les biens

du dehors, ou au moins dans le divertissement. Les philosophes ont montré la vanité de tout cela et

l’ont mis où ils ont pu.

627. La vanité est si ancrée dans le cœur de l'homme, qu'un soldat, un goujat , un cuisinier, un

crocheteur se vante et veut avoir des admirateurs ; et les philosophes mêmes en veulent ; et ceux qui

écrivent contre veulent avoir la gloire d'avoir bien écrit ; et ceux qui les lisent veulent avoir la gloire

de les avoir lus ; et moi, qui écris ceci, ai peut-être cette envie ; et peut-être que ceux qui le liront...

Blaise Pascal, Pensées, 1670, édition Lafuma, Points Seuil (1962).

Document 3

35. L'orgueil est égal dans tous les hommes, et il n'y a de différence qu'aux moyens et à la manière

de le mettre au jour.

36. Il semble que la nature, qui a si sagement disposé les organes de notre corps pour nous rendre

heureux ; nous ait aussi donné l'orgueil pour nous épargner la douleur de connaître nos

imperfections.

37. L’orgueil a plus de part que la bonté aux remontrances que nous faisons à ceux qui commettent

des fautes ; et nous ne les reprenons pas tant pour les en corriger que pour leur persuader que nous

en sommes exempts.

134. On n'est jamais si ridicule par les qualités que l'on a que par celles que l'on affecte d'avoir.

137. On parle peu quand la vanité ne fait pas parler.

239. Rien ne flatte plus notre orgueil que la confiance des grands, parce que nous la regardons

comme un effet de notre mérite, sans considérer qu'elle ne vient le plus souvent que de vanité, ou

d'impuissance de garder le secret.

254. L'humilité n'est souvent qu'une feinte soumission, dont on se sert pour soumettre les autres ;

c'est un artifice de l'orgueil qui s'abaisse pour s'élever ; et bien qu'il se transforme en mille manières,

il n'est jamais mieux déguisé et plus capable de tromper que lorsqu'il se cache sous la figure de

l'humilité.

389. Ce qui nous rend la vanité des autres insupportable, c'est qu'elle blesse la nôtre.

La Rochefoucauld, Maximes, 1678, GF Flammarion.

Document 4

Page 10: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

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27. L'or éclate, dites-vous, sur les habits de Philémon. - Il éclate de même chez les marchands. - Il

est habillé des plus belles étoffes. - Le sont-elles moins toutes déployées dans les boutiques et à la

pièce ? - Mais la broderie et les ornements y ajoutent encore la magnificence. - Je loue donc le

travail de l'ouvrier. - Si on lui demande quelle heure il est, il tire une montre qui est un chef-d'œuvre

; la garde de son épée est un onyx ; il a au doigt un gros diamant qu'il fait briller aux yeux, et qui

est parfait ; il ne lui manque aucune de ces curieuses bagatelles que l'on porte sur soi autant pour la

vanité que pour l'usage, et il ne se plaint non plus toute sorte de parure qu'un jeune homme qui a

épousé une riche vieille. - Vous m'inspirez enfin de la curiosité ; il faut voir du moins des choses si

précieuses : envoyez-moi cet habit et ces bijoux de Philémon ; je vous quitte de la personne.

Tu te trompes Philémon, si avec ce carrosse brillant, ce grand nombre de coquins qui te suivent, et

ces six bêtes qui te traînent, tu penses que l'on t'en estime davantage : l'on écarte tout cet attirail

qui t'est étranger, pour pénétrer jusques à toi, qui n'es qu'un fat.

Ce n'est pas qu'il faut quelquefois pardonner à celui qui, avec un grand cortège, un habit riche et

un magnifique équipage, s'en croit plus de naissance et plus d'esprit : il lit cela dans la contenance

et dans les yeux de ceux qui lui parlent.

La Bruyère, Les Caractères, 1688, « Du mérite personnel ».

Document 5

Le maître chat arriva enfin dans un beau château dont le maître était un ogre, le plus riche qu'on

ait jamais vu, car toutes les terres par où le roi avait passé étaient de la dépendance de ce château.

Le chat, qui eut soin de s'informer qui était cet ogre, et ce qu'il savait faire, demanda à lui parler,

disant qu'il n'avait pas voulu passer si près de son château, sans avoir l'honneur de lui faire la

révérence. L'ogre le reçut aussi civilement que le peut un ogre, et le fit reposer.

- On m'a assuré, dit le chat, que vous aviez le don de vous changer en toute sorte d'animaux, que

vous pouviez par exemple vous transformer en lion, en éléphant ?

- Cela est vrai, répondit l'ogre brusquement, et pour vous le montrer, vous m'allez voir devenir

lion.

Le chat fut si effrayé de voir un lion devant lui, qu'il gagna aussitôt les gouttières, non sans peine

et sans péril, à cause de ses bottes qui ne valaient rien pour marcher sur les tuiles. Quelques temps

après, le chat, ayant vu que l'ogre avait quitté sa première forme, descendit, et avoua qu'il avait eu

bien peur.

- On m'a assuré encore, dit le chat, mais je ne saurais le croire, que vous aviez aussi le pouvoir de

prendre la forme des plus petits animaux, par exemple, de vous changer en un rat, en une souris ;

je vous avoue que je tiens cela tout à fait impossible.

- Impossible ? reprit l'ogre, vous allez voir, et en même temps il se changea en une souris, qui se

mit à courir sur le plancher.

Le chat ne l'eut pas plus tôt aperçue qu'il se jeta dessus, et la mangea.

« Le Maître Chat ou le Chat Botté » (extrait),

Histoires ou contes du temps passé, Charles Perrault, 1697.

Document complémentaire

Page 11: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

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Madeleine aux deux flammes ou Madeleine pénitente, Geroges de La Tour, 1593-1652,

huile sur toile, 133,4 cm × 102,2 cm (Metropolitan Museum of Art, New York).

Page 12: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

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Genres et formes de l'argumentation 2 : XVIIème et XVIIIème siècle Classe de seconde

Sujet

Dans le cadre de l’enseignement du français en classe de seconde et particulièrement de

l’objet d’étude

« Genres et formes de l’argumentation au XVIIe et XVIIIe siècle », vous analyserez le corpus

proposé. Vous préciserez les modalités de son exploitation sous la forme d’un projet de

séquence d’enseignement assorti d’une lecture analytique.

La séquence devra comporter une séance d’étude de la langue.

1 Le Blason du tétin.

Tetin refaict, plus blanc qu'un oeuf,

Tetin de satin blanc tout neuf,

Tetin qui fait honte à la rose,

Tetin plus beau que nulle chose ;

Tetin dur, non pas Tetin, voyre,

Mais petite boule d'Ivoire,

Au milieu duquel est assise

Une fraize ou une cerise,

Que nul ne voit, ne touche aussi,

Mais je gaige qu'il est ainsi.

Tetin donc au petit bout rouge

Tetin qui jamais ne se bouge,

Soit pour venir, soit pour aller,

Soit pour courir, soit pour baller.

Tetin gauche, tetin mignon,

Tousjours loing de son compaignon,

Tetin qui porte temoignaige

Du demourant du personnage.

Quand on te voit il vient à mainctz

Une envie dedans les mains

De te taster, de te tenir ;

Mais il se faut bien contenir

D'en approcher, bon gré ma vie,

Car il viendroit une aultre envie.

O tetin ni grand ni petit,

Tetin meur, tetin d'appetit,

Tetin qui nuict et jour criez

Mariez moy tost, mariez !

Tetin qui t'enfles, et repoulses

Ton gorgerin de deux bons poulses,

A bon droict heureux on dira

Celluy qui de laict t'emplira,

Faisant d'un tetin de pucelle

Tetin de femme entiere et belle.

Blason du beau tétin Clément Marot 1535

2 Don Juan Molière Acte I Scène II 1665

DOM JUAN, SGANARELLE.

DOM JUAN: Quoi? tu veux qu'on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu'on

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renonce au monde pour lui, et qu'on n'ait plus d'yeux pour personne? La belle chose de vouloir se

piquer d'un faux honneur d'être fidèle, de s'ensevelir pour toujours dans une passion, et d'être mort

dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux! Non, non: la

constance n'est bonne que pour des ridicules; toutes les belles ont droit de nous charmer, et

l'avantage d'être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions

qu'elles ont toutes sur nos cours. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède

facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J'ai beau être engagé, l'amour que j'ai

pour une belle n'engage point mon âme à faire injustice aux autres; je conserve des yeux pour voir

le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi

qu'il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d'aimable; et dès qu'un beau visage

me le demande, si j'en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après

tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l'amour est dans le changement. On goûte

une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d'une jeune beauté, à voir de jour en

jour les petits progrès qu'on y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs,

l'innocente pudeur d'une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites

résistances qu'elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener

doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu'on en est maître une fois, il n'y a

plus rien à dire ni rien à souhaiter; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans

la tranquillité d'un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à

notre cœur les charmes attrayants d'une conquête à faire. Enfin il n'est rien de si doux que de

triompher de la résistance d'une belle personne, et j'ai sur ce sujet l'ambition des conquérants, qui

volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il

n'est rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes désirs: je me sens un cœur à aimer toute la terre;

et comme Alexandre, je souhaiterais qu'il y eût d'autres mondes, pour y pouvoir étendre mes

conquêtes amoureuses.

3 La princesse de Cleves

Il parut alors une beauté à la cour, qui attira les yeux de tout le monde, et l'on doit croire que

c'était une beauté parfaite, puisqu'elle donna de l'admiration dans un lieu où l'on était si

accoutumé à voir de belles personnes. Elle était de la même maison que le vidame de Chartres, et

une des plus grandes héritières de France. Son père était mort jeune, et l'avait laissée sous la

conduite de madame de Chartres, sa femme, dont le bien, la vertu et le mérite étaient

extraordinaires. Après avoir perdu son mari, elle avait passé plusieurs années sans revenir à la

cour. Pendant cette absence, elle avait donné ses soins à l'éducation de sa fille ; mais elle ne

travailla pas seulement à cultiver son esprit et sa beauté ; elle songea aussi à lui donner de la vertu

et à la lui rendre aimable. La plupart des mères s'imaginent qu'il suffit de ne parler jamais de

galanterie devant les jeunes personnes pour les en éloigner. Madame de Chartres avait une

opinion opposée ; elle faisait souvent à sa fille des peintures de l'amour ; elle lui montrait ce qu'il

a d'agréable pour la persuader plus aisément sur ce qu'elle lui en apprenait de dangereux ; elle lui

contait le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité, les malheurs

domestiques où plongent les engagements ; et elle lui faisait voir, d'un autre côté, quelle

tranquillité suivait la vie d'une honnête femme, et combien la vertu donnait d'éclat et d'élévation à

une personne qui avait de la beauté et de la naissance. Mais elle lui faisait voir aussi combien il

était difficile de conserver cette vertu, que par une extrême défiance de soi-même, et par un grand

soin de s'attacher à ce qui seul peut faire le bonheur d'une femme, qui est d'aimer son mari et d'en

être aimée.

Cette héritière était alors un des grands partis qu'il y eût en France ; et quoiqu'elle fût dans une

extrême jeunesse, l'on avait déjà proposé plusieurs mariages. Madame de Chartres, qui était

extrêmement glorieuse, ne trouvait presque rien digne de sa fille ; la voyant dans sa seizième

année, elle voulut la mener à la cour. Lorsqu'elle arriva, le vidame alla au-devant d'elle ; il fut

surpris de la grande beauté de mademoiselle de Chartres, et il en fut surpris avec raison. La

blancheur de son teint et ses cheveux blonds lui donnaient un éclat que l'on n'a jamais vu qu'à

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elle ; tous ses traits étaient réguliers, et son visage et sa personne étaient pleins de grâce et de

charmes.

La Princesse de Clèves (1678) de Marie-Madeleine Pioche de la Vergne dite Madame de

Lafayette

4 EPISTRE VII À Monsieur Racine.

Que tu sais bien, Racine, à l’aide d’un acteur

Émouvoir, étonner, ravir un spectateur !

(…)

Ne crois pas toutefois, par tes savants ouvrages

Entraînant tous les cœurs gagner tous les suffrages.

Si tôt que d’Apollon un génie inspiré

Trouve loin du vulgaire un chemin ignoré,

En cent lieux contre lui les cabales s’amassent,

Ses rivaux obscurcis autour de lui croassent,

Et son trop de lumière importunant les yeux,

De ses propres amis lui fait des envieux.

La mort seule ici bas, en terminant sa vie,

Peut calmer sur son nom l’injustice et l’envie,

Faire au poids du bon sens peser tous ses écrits,

et donner à ses vers leur légitime prix.

Avant qu’un peu de terre, obtenu par prière,

Pour jamais sous la tombe eut enfermé Molière,

Mille de ces beaux traits aujourd’hui si vantés,

Furent des sots esprits à nos yeux rebutés.

(…)

Toi donc, qui t’élevant sur la scène tragique,

Suis les pas de Sophocle, et seul de tant d’esprits

De Corneille vieilli sais consoler Paris,

Cesse de t’étonner, si l’envie animée,

Attachant à ton nom sa rouille envenimée,

La calomnie en main, quelquefois te poursuit. (…)

Profite de leur haine, et de leur mauvais sens :

Ris du bruit passager de leurs cris impuissants.

Que peut contre tes vers une ignorance vaine ?

Epîtres, Boileau, 1682

5 Théodecte

« J’entends Théodecte de l’antichambre ; il grossit sa voix à mesure qu’il s’approche. Le voilà

entré : il rit, il crie, il éclate1 ; on bouche ses oreilles, c’est un tonnerre. Il n’est pas moins

redoutable par les choses qu’il dit que par le ton dont il parle. Il ne s’apaise et ne revient de ce

grand fracas que pour bredouiller des vanités et des sottises. Il a si peu d’égard au temps, aux

personnes, aux bienséances, que chacun a son fait sans qu’il ait eu l’intention de le lui donner ; il

n’est pas encore assis qu’il a, à son insu, désobligé toute l’assemblée. A-t-on servi, il se met le

premier à table et dans la première place ; les femmes sont à sa droite et à sa gauche. Il mange, il

boit, il conte, il plaisante, il interrompt tout à la fois. Il n’a nul discernement des personnes, ni du

maître, ni des conviés ; il abuse de la folle déférence que l’on a pour lui. Est-ce lui, est-ce

Euthydème qui donne le repas ? Il rappelle à soi toute l’autorité de la table, et il y a un moindre

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inconvénient à la lui laisser entière qu’à la lui disputer. Le vin et les viandes n’ajoutent rien à son

caractère. Si l’on joue, il gagne au jeu ; il veut railler2 celui qui perd, et3 il l’offense ; les rieurs

sont pour lui ; il n’y a sorte de fatuités4 qu’on ne lui passe. Je cède enfin et je disparais, incapable

de souffrir plus longtemps Théodecte, et ceux qui le souffrent5. » Jean de La

Bruyère, Les Caractères, 5ème édition, 1690.

6 Montesquieu Lettre persane XXXVII (37)

Le roi de France est vieux. Nous n'avons point d'exemple dans nos histoires d'un monarque qui

ait si longtemps régné. On dit qu'il possède à un très haut degré le talent de se faire obéir: il

gouverne avec le même génie sa famille, sa cour, son état. On lui a souvent entendu dire que, de

tous les gouvernements du monde, celui des Turcs, ou celui de notre auguste sultan, lui plairait le

mieux: tant il fait cas de la politique orientale.

J'ai étudié son caractère, et j'y ai trouvé des contradictions qu'il m'est impossible de résoudre:

par exemple, il a un ministre qui n'a que dix-huit ans, et une maîtresse qui en a quatre-vingts; il

aime sa religion, et il ne peut souffrir ceux qui disent qu'il la faut observer à la rigueur; quoiqu'il

fuie le tumulte des villes, et qu'il se communique peu, il n'est occupé depuis le matin jusqu'au soir

qu'à faire parler de lui; il aime les trophées et les victoires, mais il craint autant de voir un bon

général à la tête de ses troupes qu'il aurait sujet de le craindre à la tête d'une armée ennemie. Il

n'est, je crois, jamais arrivé qu'à lui d'être en même temps comblé de plus de richesses qu'un

prince n'en saurait espérer, et accablé d'une pauvreté qu'un particulier ne pourrait soutenir.

Il aime à gratifier ceux qui le servent; mais il paie aussi libéralement les assiduités, ou plutôt

l'oisiveté de ses courtisans, que les campagnes laborieuses de ses capitaines: souvent il préfère un

homme qui le déshabille, ou qui lui donne la serviette lorsqu'il se met à table, à un autre qui lui

prend des villes ou lui gagne des batailles: il ne croit pas que la grandeur souveraine doive être

gênée dans la distribution des grâces; et, sans examiner si celui qu'il comble de biens est homme

de mérite, il croit que son choix va le rendre tel; aussi lui a-t-on vu donner une petite pension à un

homme qui avait fui des lieues, et un beau gouvernement à un autre qui en avait fui quatre.

Il est magnifique, surtout dans ses bâtiments: il y a plus de statues dans les jardins de son palais

que de citoyens dans une grande ville. Sa garde est aussi forte que celle du prince devant qui tous

les trônes se renversent; ses armées sont aussi nombreuses, ses ressources aussi grandes, et ses

finances aussi inépuisables.

A Paris, le 7 de la lune de Maharran, 1713.

Documents complémentaires

Le mal

Tandis que les crachats rouges de la mitraille

Sifflent tout le jour par l'infini du ciel bleu ;

Qu'écarlates ou verts, près du Roi qui les raille,

Croulent les bataillons en masse dans le feu ;

Tandis qu'une folie épouvantable broie

Et fait de cent milliers d'hommes un tas fumant ;

- Pauvres morts ! dans l'été, dans l'herbe, dans ta joie,

Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement !… –

Il est un Dieu qui rit aux nappes damassées

Des autels, à l'encens, aux grands calices d'or ;

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Qui dans le bercement des hosannah s'endort,

Et se réveille, quand des mères, ramassées

Dans l'angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir,

Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir !

Rimbaud, Poésies, 1870

Chant pour Jackie Thompson

J'avais élu le stade, loin des marchands.

Je chante les plus forts, les plus habiles, je chante les plus beaux.

Je t'avais élue à la première course, la plus courte oui, la plus noble.

Pour tes longues jambes d'olive t'avais élue, ta souplesse cambrée.

Proue de pirogue et sillage de cygne noir dans la poussière d'argent.

Peut-être un souvenir, un rêve de jadis.

Ah! j'oubliais ton sourire mutin, si frais d'enfant,

"Elle sera la première, la grande Poullo-là"

Tu partais en douceur, dans la ruée de l'ouragan,

Et toutes tu les contrôlais sereine, les remontant souriante.

Au cinquante mètres tu ouvris ta grâce, tes ailes

Allongèrent ta foulée comme une liane, une chamelle qui va l'amble,

Te détachèrent net des autres sur leurs courtes jambes d'albâtre

Ou d'ébène, qu'importe?

Et le stade haleta, debout,

Et tu te jetas sur le fil aérien, comme une amazone du Roi

Royale, et de ma gorge ce cri qui jaillit

Triomphal : "Black is beautiful", ma généreuse petite Poullo,

Car Pulel hokku soko haraani. Ah! que n'ai-je la voix,

Dites, de Siga Diouf Guignane, qui faisait trembler les dieux athlètes.

Je te chante, Jackie Thompson, sur le versant du jour

Et s'empourpre mon chant sur l'Océan bleu Atlantique.

Léopold Sédar Senghor, "Chant pour Jackie Thompson" Poèmes, éditions du Seuil, 1973.

Portrait de Louis XIV en costume de sacre par Hyacinthe Rigaud (1701). Paris. Musée du Louvre.

De Gaulle vu par Moisan le Canard

Enchaîné

Page 17: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

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Genres et formes de l'argumentation 3 :

XVIIème et XVIIIème siècle Classe de seconde

Dans le cadre de l’enseignement du français en classe de seconde et particulièrement de

l’objet d’étude « Genres et formes de l’argumentation au XVIIe et XVIIIe siècle », vous

analyserez le corpus proposé. Vous préciserez les modalités de son exploitation sous la forme

d’un projet de séquence d’enseignement assorti d’une lecture analytique.

La séquence devra comporter une séance d’étude de la langue.

Texte l: Voltaire, extrait du chant II de la Henriade, 1728

« Qui pourrait cependant exprimer les ravages

Dont cette nuit cruelle étala les images?

La mort de Coligny, prémices des horreurs,

N'était qu'un faible essai de toutes leurs fureurs.

D'un peuple d'assassins les troupes effrénées,

Par devoir et par zèle au carnage acharnées,

Marchaient le fer en main, les yeux étincelants,

Sur les corps étendus de nos frères sanglants.

Guise, était à leur tête, et, bouillant de colère,

Vengeait sur tous les miens les mânes de son père.

Nevers, Gondi, Tavanne, un poignard à la main,

Échauffaient les transports de leur zèle inhumain;

Et, portant devant eux la liste de leurs crimes,

Les conduisaient au meurtre, et marquaient les victimes.

«Je ne vous peindrai point le tumulte et les cris,

Le sang de tous côtés ruisselant dans Paris,

Le fils assassiné sur le corps de son père,

Le frère avec la sœur, la fille avec la mère,

Les époux expirant sous leurs toits embrasés,

Les enfants au berceau sur la pierre écrasés :

Des fureurs des humains c'est ce qu'on doit attendre.

Mais ce que l'avenir aura peine à comprendre,

Ce que vous-même encore à peine vous croirez,

Ces monstres furieux, de carnage altérés,

Excités par la voix des prêtres sanguinaires,

Invoquaient le Seigneur en égorgeant leurs frères;

Et, le bras tout souillé du sang des innocents,

Osaient offrir à Dieu cet exécrable encens.

« Ô combien de héros indignement périrent!

Resnel et Pardaillan chez les morts descendirent;

Et vous, brave Guerchy, vous, sage Lavardin,

Digne de plus de vie et d'un autre destin.

Parmi les malheureux que cette nuit cruelle

Plongea dans les horreurs d'une nuit éternelle,

Marsillac et Soubise, au trépas condamnés,

Défendent quelque temps leurs jours infortunés.

Sanglants, percés de coups, et respirant à peine,

Jusqu'aux portes du Louvre on les pousse, on les traîne;

Page 18: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

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Ils teignent de leur sang ce palais odieux,

En implorant leur roi, qui les trahit tous deux.

« Du haut de ce palais excitant la tempête,

Médicis à loisir contemplait cette fête:

Ses cruels favoris, d'un regard curieux,

Voyaient les flots de sang regorger sous leurs yeux,

Et de Paris en feu les ruines fatales

Étaient de ces héros les pompes triomphales. »

Texte 2 : Chapitre 6, Candide, Voltaire, 1759

Comment on fit un bel auto-da-fé pour empêcher les tremblements de terre, et comment Candide

fut fessé

Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de Lisbonne, les sages du pays

n'avaient pas trouvé un moyen plus efficace pour prévenir une ruine totale que de donner au

peuple un bel auto-da-fé ; il était décidé par l'université de Coïmbre que le spectacle de quelques

personnes brûlées à petit feu, en grande cérémonie, est un secret infaillible pour empêcher la terre

de trembler.

On avait en conséquence saisi un Biscayen convaincu d'avoir épousé sa commère, et deux

Portugais qui en mangeant un poulet en avaient arraché le lard : on vint lier après le dîner le

docteur Pangloss et son disciple Candide, l'un pour avoir parlé, et l'autre pour avoir écouté avec

un air d'approbation: tous deux furent menés séparément dans des appartements d'une extrême

fraîcheur, dans lesquels on n'était jamais incommodé du soleil; huit jours après ils furent tous

deux revêtus d'un san-benito, et on orna leurs têtes de mitres de papier: la mitre et le san-benito de

Candide étaient peints de flammes renversées et de diables qui n'avaient ni queues ni griffes; mais

les diables de Pangloss portaient griffes et queues, et les flammes étaient droites. Ils marchèrent

en procession ainsi vêtus, et entendirent un sermon très pathétique, suivi d'une belle musique en

faux-bourdon. Candide fut fessé en cadence, pendant qu'on chantait; le Biscayen et les deux

hommes qui n'avaient point voulu manger de lard furent brûlés, et Pangloss fut pendu, quoique ce

ne soit pas la coutume. Le même jour la terre trembla de nouveau avec un fracas épouvantable.

Candide, épouvanté, interdit, éperdu, tout sanglant, tout palpitant, se disait à lui-même: « Si c'est

ici le meilleur des mondes possibles, que sont donc les autres? Passe encore sije n'étais que fessé,

je l'ai été chez les Bulgares. Mais, ô mon cher Pangloss ! le plus grand des philosophes, faut-il

vous avoir vu pendre sans que je sache pourquoi! Ô mon cher anabaptiste, le meilleur des

hommes, faut-il que vous ayez été noyé dans le port! Ô Mlle Cunégonde! la perle des filles, faut-

il qu'on vous ait fendu le ventre! »

Il s'en retournait, se soutenant à peine, prêché, fessé, absous et béni, lorsqu'une vieille l'aborda et

lui dit:

« Mon fils, prenez courage, suivez-moi. »

Texte 3 : ACTE V, Scène VI, Guèbres. ou la Tolérance Voltaire (tragédie, 1768)

Du nom des descendants des Perses victimes de peuples conquérants, cette tragédie en 5

actes et en vers — écrite en 1768, donc postérieure à son Mahomet ou le fanatisme —

était considérée par Voltaire comme « une chose assez extraordinaire ».Il y développe un

Page 19: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

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thème qui lui est cher, et qui renvoie en fait à des événements contemporains, celui de la

« tolérance universelle ».

L'EMPEREUR.

Les persécutions

Ont mal servi ma gloire, et font trop de rebelles.

Quand le prince est clément, les sujets sont fidèles.

n m'a trompé longtemps; je ne veux désormais

Dans les prêtres des dieux que des hommes de paix,

Des ministres chéris, de bonté, de clémence,

Jaloux de leurs devoirs, et non de leur puissance ;

Honorés et soumis, par les lois soutenus,

Et par ces mêmes lois sagement contenus;

Loin des pompes du monde enfermés dans leur temple,

Donnant aux nations le précepte et l'exemple;

D'autant plus révérés qu'ils voudront l'être moins;

Dignes de vos respects, et dignes de mes soins :

C'est l'intérêt du peuple, et c'est celui du maître.

Je vous pardonne à tous. C'est à vous de connaître

Si de l'humanité je me fais un devoir,

Et si j'aime l'état plutôt que mon pouvoir...

Iradan, désormais, loin des murs d'Apamée,

Votre frère avec vous me suivra dans l'armée;

Je vous verrai de près combattre sous mes yeux :

Vous m'avez offensé; vous m'en servirez mieux.

De vos enfants chéris j'approuve l'hyménée.

À Arzame et au jeune Arzémon.

Méritez ma faveur, qui vous est destinée.

Au vieil Arzémon.

Et toi, qui fus leur père, et dont le noble cœur

Dans une humble fortune avait tant de grandeur,

J'ajoute à ta campagne un fertile héritage;

Tu mérites des biens, tu sais en faire usage.

Les Guèbres désormais pourront en liberté

Suivre un culte secret longtemps persécuté :

Si ce culte est le tien, sans doute il ne peut nuire;

Je dois le tolérer plutôt que le détruire.

Qu'ils jouissent en paix de leurs droits, de leurs biens;

Qu'ils adorent leur dieu, mais sans blesser les miens:

Que chacun dans sa loi cherche en paix la lumière;

Mais la loi de l'état est toujours la première.

Je pense en citoyen, j'agis en empereur :

Je hais le fanatique et le persécuteur

Texte 4 : Voltaire, extrait de l'article « Intolérance» (1771), Dictionnaire philosophique

(1764-1772)

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INTOLÉRANCE

Voici la substance de tous les discours que tiennent les intolérants :

« Quoi ! monstre qui sera brûlé à tout jamais dans l'autre monde, et que je ferai brûler dans

celui-ci dès que je le pourrai, tu as l'insolence de lire de Thou et Bayle, qui sont mis à l'index

à Rome! Quand je te prêchais, de la part de Dieu, que Samson avait tué mille Philistins avec

une mâchoire d'âne, ta tête, plus dure que l'arsenal dont Samson avait tiré ses armes, m'a fait

connaître, par un léger mouvement de gauche à droite, que tu n'en croyais rien. Et quand je

disais que le diable Asmodée, qui tordit le cou, par jalousie, aux sept maris de Saraï chez les

Mèdes, était enchaîné dans la haute Égypte, j'ai vu une petite contraction de tes lèvres,

nommée en latin cachinnus, me signifier que dans le fond de l'âme l'histoire d'Asmodée t'était

en dérision.

Et vous, Isaac Newton; Frédéric le Grand, roi de Prusse, électeur de Brandebourg; Jean Locke

; impératrice de Russie, victorieuse des Ottomans ; Jean Milton ; bienfaisant monarque de

Danemark; Shakespeare; sage roi de Suède; Leibnitz; auguste maison de Brunswick;

Tillotson; empereur de la Chine; parlement d'Angleterre; conseil du Grand Mogol ; vous tous

enfin qui ne croyez pas un mot de ce que j'ai enseigné dans mes cahiers de théologie, je vous

déclare que je vous regarde tous comme des païens ou comme des commis de la douane, ainsi

que je vous l'ai dit souvent pour le buriner dans votre dure cervelle. Vous êtes des scélérats

endurcis ; vous irez tous dans la géhenne où le ver ne meurt point, et où le feu ne s'éteint

point: car j'ai raison, et vous avez tous tort; car j'ai la grâce, et vous ne l'avez pas. Je confesse

trois dévotes de mon quartier, et vous n'en confessez pas une. J'ai fait des mandements

d'évêques et vous n'en avez jamais fait; j'ai dit des injures des halles aux philosophes, et vous

les avez protégés, ou imités, ou égalés; j'ai fait de pieux libelles diffamatoires, farcis des plus

infâmes calomnies, et vous ne les avez jamais lus. Je dis la messe tous les jours en latin pour

douze sous, et vous n'y assistez pas plus que Cicéron, Caton, Pompée, César, Horace et

Virgile n'y ont assisté: par conséquent vous méritez qu'on vous coupe le poing, qu'on vous

arrache la langue, qu'on vous mette à la torture, et qu'on vous brûle à petit feu, car Dieu est

miséricordieux. »

Ce sont là, sans en rien retrancher, les maximes des intolérants, et le précis de tous leurs

livres. Avouons qu'il y a plaisir à vivre avec ces gens-là.

Documents complémentaires:

Document 1 : Article « Superstition» de Jaucourt, 1765, dans l'Encyclopédie

SUPERSTITION, (Métaphys. & Philos.) Tout excès de la religion en général, suivant l'ancien

mot du paganisme: il faut être pieux, & se bien garder de tomber dans la superstition. Religentem

esse oportet, religiosum nefas. Au1. Gell. 1. IV. c. ix.

En effet, la superstition est un culte de religion, faux, mal dirigé, plein de vaines terreurs,

contraire à la raison & aux saines idées qu'on doit avoir de l'être suprême. Ou si vous l'aimez

mieux, la superstition est cette espece d'enchantement ou de pouvoir magique, que la crainte

exerce sur notre ame ; fille malheureuse de l'imagination, elle employe pour la frapper, les

spectres, les songes & les visions; c'est elle, dit Bacon, qui a forgé ces idoles du vulgaire, les

génies invisibles, les jours de bonheur ou de malheur, les traits invincibles de l'amour & de la

haine. Elle accable l'esprit, principalement dans la maladie ou dans l'adversité; elle change la

bonne discipline, & les coutumes vénérables en momeries & en cérémonies superficielles. Dès

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qu'elle ajetté de profondes racines dans quelque religion que ce soit, bonne ou mauvaise, elle est

capable d'éteindre les lumieres naturelles, & de troubler les têtes les plus saines. Enfin, c'est le

plus terrible fléau de l'humanité. L'athéisme même (c'est tout dire) ne détruit point cependant les

sentimens naturels, ne porte aucune atteinte aux loix, ni aux moeurs du peuple; mais la

superstition est un tyran despotique qui fait tout céder à ses chimeres. Ses préjugés sont supérieurs

à tous les autres préjugés. Un athée est intéressé à la tranquillité publique, par l'amour de son

propre repos; mais la superstition fanatique, née du trouble de l'imagination, renverse les empires.

Voyez comme l'auteur de la Henriade peint les tristes effets de cette démence.

Lorsqu'un mortel atrabilaire,

Nourri de superstition

A par cette affreuse chimère,

Corrompu sa religion,

Son ame alors est endurcie,

Sa raison s'enfuit obscurcie,

Rien n'a plus sur lui de pouvoir,

Sa justice est folle & cruelle,

Il est dénaturé par zele,

Et sacrilége par devoir.

L'ignorance & la barbarie introduisent la superstition, l'hypocrisie l'entretient de vaines

cérémonies, le faux zele la répand, & l'intérêt la perpétue.

La main du monarque ne sauroit trop enchaîner le monstre de superstition, & c'est de ce monstre,

bien plus que de l'irreligion (toujours inexcusable) que le trône doit craindre pour son autorité, &

la patrie pour son bonheur.

Document 2 :D'Holbach, La Contagion sacrée ou Histoire Naturelle de la superstition, 1768

La Religion qui se vantait d'apporter la paix à la terre a fait éclore elle-même dans le sein des

nations des noirceurs & des atrocités plus dignes des Cannibales & des Anthropophages que

des sectateurs d'un Dieu clément & miséricordieux.

Nous avons vu que les autels de presque toutes les Divinités du monde ont été arrosés du sang

humain; mais ce sang ne fut point toujours répandu dans des temples; les Ministres d'un Dieu,

qui s'appelle à la fois le Dieu des vengeances & des miséricordes, ont pendant des siècles

entiers couvert en son nom la face de la terre de carnage & d'horreurs; des Royaumes vastes

furent leurs autels, les Rois & les peuples se sont chargés du soin d'égorger les victimes pour

eux. La Religion moderne, qui se vante d'être l'appui de la politique & de la morale, a coûté

plus de sang aux habitants du monde que celles qui ordonnaient formellement les sacrifices

les plus révoltants. Jusqu'à nos jours les Prêtres du Dieu de paix, les Ministres d'une Religion

dont on vante la pureté, lorsqu'ils en ont le pouvoir, perpétuent chez quelques peuples des

holocaustes ou des sacrifices humains qui ne le cèdent en rien pour la cruauté à ceux que des

Prêtres barbares offraient chez les Mexicains à leurs Dieux abominables . Lorsqu'ils ne

jouissent point du droit de se venger par eux-mêmes, ils ne laissent pas de souffler le feu de la

discorde, & d'animer pour leurs querelles les peuples & les citoyens à leur destruction

réciproque. Un Dieu sanguinaire ne peut avoir des ministres très bien doux: un Dieu jaloux ne

peut avoir des sujets pacifiques & tranquilles. Dès qu'il s'agit de la Religion, tous les liens du

sang, de la morale, de la politique doivent être rompus par celui qui se persuade que cette

Religion est plus importante que la patrie, que la famille, que la vertu. Un superstitieux,

conséquent à ses principes, ne doit voir que le ciel, il doit fouler aux pieds son père, sa mère,

ses parents, ses amis, ses concitoyens, pour se faire un chemin vers les récompenses, qui ne

seront le prix que des sacrifices qu'il consentira de faire à ce Dieu; tout homme qui lui est

sincèrement attaché ne peut se dispenser de sentir & de montrer la plus forte antipathie contre

quiconque lui paraîtra l'ennemi de sa Religion, la cause de la colère divine, un obstacle à la

Page 22: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

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gloire de son Monarque céleste; s'il en a le pouvoir il doit immoler sans hésiter tous ceux qui

s'opposent aux progrès de son règne; ce Monarque ne doit avoir aucun concurrent sur la terre,

il ne souffre point que le cœur se partage entre lui & ses créatures.

D'où l'on voit que dans une nation dévouée à la superstition l'Interprète des volontés du Très-

Haut doit être l'arbitre du sort de l'Etat? Le maître absolu de la vie du Souverain & des sujets.

Il lui suffit de crier à l'impie pour faire égorger tout Prince qui lui dép lait ou tout mortel qui

résiste à ses décisions sacrées. Le superstitieux ira-t-il examiner ses ordres? Non, sans doute;

il lui suffit de savoir que son Prêtre parle au nom du ciel dont les décrets impénétrables ne

sont point faits pour être examinés; l'Etat dût-il périr, il faut qu'il détruise tous ceux que la

vengeance divine voudra lui désigner; il faut que sur l'ordre de son Dieu il devienne sourd

aux cris de sa nature, insensible à la pitié, indifférent sur le bonheur de sa patrie, & prêt à

troubler son repos pour expier ses propres fautes.

Document 3 : Le massacre de la Saint Barthélémy, François Dubois, (réalisé

entre 1576-1584)

Page 23: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

23

Genres et formes de l'argumentation 4 : XVIIème et XVIIIème siècle

Classe de seconde Candide de Voltaire (1759) .

CHAPITRE PREMIER

COMMENT CANDIDE FUT ÉLEVÉ DANS UN BEAU CHÂTEAU, ET COMMENT IL FUT

CHASSÉ D'ICELUI

Il y avait en Westphalie, dans le château de M. le baron de Thunder-ten-tronckh, un jeune garçon à qui la nature

avait donné les moeurs les plus douces. Sa physionomie annonçait son âme. Il avait le jugement assez droit, avec

l'esprit le plus simple ; c'est, je crois, pour cette raison qu'on le nommait Candide. Les anciens domestiques de la

maison soupçonnaient qu'il était fils de la soeur de monsieur le baron et d'un bon et honnête gentilhomme du

voisinage, que cette demoiselle ne voulut jamais épouser parce qu'il n'avait pu prouver que soixante et onze

quartiers, et que le reste de son arbre généalogique avait été perdu par l'injure du temps.

Monsieur le baron était un des plus puissants seigneurs de la Westphalie, car son château avait une porte et des

fenêtres. Sa grande salle même était ornée d'une tapisserie. Tous les chiens de ses basses-cours composaient une

meute dans le besoin ; ses palefreniers étaient ses piqueurs ; le vicaire du village était son grand aumônier. Ils

l'appelaient tous monseigneur, et ils riaient quand il faisait des contes.

Madame la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante livres, s'attirait par là une très grande considération,

et faisait les honneurs de la maison avec une dignité qui la rendait encore plus respectable. Sa fille Cunégonde,

âgée de dix-sept ans, était haute en couleur, fraîche, grasse, appétissante. Le fils du baron paraissait en tout digne

de son père. Le précepteur Pangloss était l'oracle de la maison, et le petit Candide écoutait ses leçons avec toute

la bonne foi de son âge et de son caractère.

Pangloss enseignait la métaphysico-théologo-cosmolonigologie. Il prouvait admirablement qu'il n'y a point

d'effet sans cause, et que, dans ce meilleur des mondes possibles, le château de monseigneur le baron était le plus

beau des châteaux et madame la meilleure des baronnes possibles.

« Il est démontré, disait-il, que les choses ne peuvent être autrement : car, tout étant fait pour une fin, tout est

nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes, aussi

avons-nous des lunettes. Les jambes sont visiblement instituées pour être chaussées, et nous avons des chausses.

Les pierres ont été formées pour être taillées, et pour en faire des châteaux, aussi monseigneur a un très beau

château ; le plus grand baron de la province doit être le mieux logé ; et, les cochons étant faits pour être mangés,

nous mangeons du porc toute l'année : par conséquent, ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise ;

il fallait dire que tout est au mieux. »

Candide écoutait attentivement, et croyait innocemment ; car il trouvait Mlle Cunégonde extrêmement belle,

quoiqu'il ne prît jamais la hardiesse de le lui dire. Il concluait qu'après le bonheur d'être né baron de Thunder-ten-

tronckh, le second degré de bonheur était d'être Mlle Cunégonde ; le troisième, de la voir tous les jours ; et le

quatrième, d'entendre maître Pangloss, le plus grand philosophe de la province, et par conséquent de toute la

terre.

Un jour, Cunégonde, en se promenant auprès du château, dans le petit bois qu'on appelait parc, vit entre des

broussailles le docteur Pangloss qui donnait une leçon de physique expérimentale à la femme de chambre de sa

mère, petite brune très jolie et très docile. Comme Mlle Cunégonde avait beaucoup de dispositions pour les

sciences, elle observa, sans souffler, les expériences réitérées dont elle fut témoin ; elle vit clairement la raison

suffisante du docteur, les effets et les causes, et s'en retourna tout agitée, toute pensive, toute remplie du désir

d'être savante, songeant qu'elle pourrait bien être la raison suffisante du jeune Candide, qui pouvait aussi être la

sienne.

Elle rencontra Candide en revenant au château, et rougit ; Candide rougit aussi ; elle lui dit bonjour d'une voix

entrecoupée, et Candide lui parla sans savoir ce qu'il disait. Le lendemain après le dîner, comme on sortait de

table, Cunégonde et Candide se trouvèrent derrière un paravent ; Cunégonde laissa tomber son mouchoir,

Candide le ramassa, elle lui prit innocemment la main, le jeune homme baisa innocemment la main de la jeune

Page 24: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

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demoiselle avec une vivacité, une sensibilité, une grâce toute particulière ; leurs bouches se rencontrèrent, leurs

yeux s'enflammèrent, leurs genoux tremblèrent, leurs mains s'égarèrent. M. le baron de Thunder-ten-tronckh

passa auprès du paravent, et voyant cette cause et cet effet, chassa Candide du château à grands coups de pied

dans le derrière ; Cunégonde s'évanouit ; elle fut souffletée par madame la baronne dès qu'elle fut revenue à elle-

même ; et tout fut consterné dans le plus beau et le plus agréable des châteaux possibles.

CHAPITRE TROISIEME COMMENT CANDIDE SE SAUVA D'ENTRE LES BULGARES, ET CE

QU'IL DEVINT

Rien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les

hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu'il n'y en eut jamais en enfer. Les canons

renversèrent d'abord à peu près six mille hommes de chaque côté ; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des

mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante

de la mort de quelques milliers d'hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes.

Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put pendant cette boucherie héroïque.

Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum chacun dans son camp, il prit le parti d'aller

raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d'abord

un village voisin ; il était en cendres : c'était un village abare que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du

droit public. Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs

enfants à leurs mamelles sanglantes ; là des filles éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques

héros rendaient les derniers soupirs ; d'autres, à demi brûlées, criaient qu'on achevât de leur donner la mort. Des

cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupés.

Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village : il appartenait à des Bulgares, et des héros abares l'avaient

traité de même. Candide, toujours marchant sur des membres palpitants ou à travers des ruines, arriva enfin hors

du théâtre de la guerre, portant quelques petites provisions dans son bissac, et n'oubliant jamais Mlle Cunégonde.

Ses provisions lui manquèrent quand il fut en Hollande ; mais ayant entendu dire que tout le monde était riche

dans ce pays-là, et qu'on y était chrétien, il ne douta pas qu'on ne le traitât aussi bien qu'il l'avait été dans le

château de monsieur le baron avant qu'il en eût été chassé pour les beaux yeux de Mlle Cunégonde.

CHAPITRE DIX-HUITIÈME:

CE QU'ILS VIRENT DANS LE PAYS D'ELDORADO

Cacambo témoigna à son hôte toute sa curiosité ; l'hôte lui dit : « Je suis fort ignorant, et je m'en trouve

bien ; mais nous avons ici un vieillard retiré de la cour qui est le plus savant homme du royaume, et le

plus communicatif.» Aussitôt il mène Cacambo chez le vieillard.

Candide ne jouait plus que le second personnage, et accompagnait son valet. Ils entrèrent dans une maison

fort simple, car la porte n'était que d'argent, et les lambris des appartements n'étaient que d'or, mais

travaillés avec tant de goût que les plus riches lambris ne l'effaçaient pas. L'antichambre n'était à la

vérité incrustée que de rubis et d'émeraudes; mais l'ordre dans lequel tout était arrangé réparait bien

cette extrême simplicité.

Le vieillard reçut les deux étrangers sur un sofa matelassé de plumes de colibri, et leur fit présenter des

liqueurs dans des vases de diamant; après quoi il satisfit à leur curiosité en ces termes :

« Je suis âgé de cent soixante et douze ans, et j'ai appris de feu mon père, écuyer du roi, les étonnantes

révolutions du Pérou dont il avait été témoin. Le royaume où nous sommes est l'ancienne patrie des

Incas, qui en sortirent très imprudemment pour aller subjuguer une partie du monde et qui furent enfin

détruits par les Espagnols. Les princes de leur famille qui restèrent dans leur pays natal furent plus sages

; ils ordonnèrent, du consentement de la nation, qu'aucun habitant ne sortirait jamais de notre petit

royaume; et c'est ce qui nous a conservé notre innocence et notre félicité. Les Espagnols ont eu une

connaissance confuse de ce pays, ils l'ont appelé El Dorado; et un Anglais, nommé le chevalier Raleigh,

en a même approché il y a environ cent années; mais, comme nous sommes entourés de rochers

inabordables et de précipices, nous avons toujours été jusqu'à présent à l'abri de la rapacité des nations

de l'Europe, qui ont une fureur inconcevable pour les cailloux et pour la fange de notre terre, et qui, pour

en avoir, nous tueraient tous jusqu'au dernier. »

Page 25: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

25

La conversation fut longue ; elle roula sur la forme du gouvernement, sur les moeurs, sur les femmes, sur

les spectacles publics, sur les arts. Enfin Candide, qui avait toujours du goût pour la métaphysique, fit

demander par Cacambo si dans le pays il y avait une religion.

Le vieillard rougit un peu. « Comment donc ! dit-il, en pouvez-vous douter? Est-ce que vous nous prenez

pour des ingrats?» Cacambo demanda humblement quelle était la religion d'Eldorado. Le vieillard rougit

encore : «Est-ce qu'il peut y avoir deux religions? dit-il. Nous avons, je crois, la religion de tout le

monde ; nous adorons Dieu du soir jusqu'au matin. — N'adorez-vous qu'un seul Dieu? dit Cacambo, qui

servait toujours d'interprète aux doutes de Candide. — Apparemment, dit le vieillard, qu'il n'y en a ni

deux, ni trois, ni quatre. Je vous avoue que les gens de votre monde font des questions bien singulières.

» Candide ne se lassait pas de faire interroger ce bon vieillard ; il voulut savoir comment on priait Dieu

dans l'Eldorado. « Nous ne le prions point, dit le bon et respectable sage; nous n'avons rien à lui

demander, il nous a donné tout ce qu'il nous faut; nous le remercions sans cesse. » Candide eut la

curiosité de voir des prêtres ; il fit demander où ils étaient. Le bon vieillard sourit. «Mes amis, dit-il,

nous sommes tous prêtres ; le roi et tous les chefs de famille chantent des cantiques d'actions de grâces

solennellement tous les matins, et cinq ou six mille musiciens les accompagnent. — Quoi ! Vous n'avez

point de moines qui enseignent, qui disputent, qui gouvernent, qui cabalent, et qui font brûler les gens

qui ne sont pas de leur avis ? — Il faudrait que nous fussions fous, dit le vieillard; nous sommes nous

sommes tous ici du même avis, et nous n'entendons pas ce que vous voulez dire avec vos moines. »

Candide à tous ces discours demeurait en extase, et disait en lui-même : « Ceci est bien différent de la

Westphalie et du château de monsieur le baron : si notre ami Pangloss avait vu Eldorado, il n'aurait plus

dit que le château de Thunder-ten-tronckh était ce qu'il y avait de mieux sur la terre; il est certain qu'il

faut voyager. »

Après cette longue conversation, le bon vieillard fit atteler un carrosse à six moutons, et donna douze de

ses domestiques aux deux voyageurs pour les conduire à la cour. « Excusez-moi, leur dit-il, si mon âge

me prive de l'honneur de vous accompagner. Le roi vous recevra d'une manière dont vous ne serez pas

mécontents, et vous pardonnerez sans doute aux usages du pays, s'il y en a quelques-uns qui vous

déplaisent. »

Candide et Cacambo montent en carrosse ; les six moutons volaient, et en moins de quatre heures on

arriva au palais du roi, situé à un bout de la capitale. Le portail était de deux cent

vingt pieds de haut, et de cent de large ; il est impossible d'exprimer quelle en était la matière.

On voit assez quelle supériorité prodigieuse elle devait avoir sur ces cailloux et sur ce sable que nous

nommons or et pierreries.

Vingt belles filles de la garde reçurent Candide et Cacambo à la descente du carrosse, les conduisirent aux

bains, les vêtirent de robes d'un tissu de duvet de colibri; après quoi les grands officiers et les grandes

officières de la couronne les menèrent à l'appartement de Sa Majesté au milieu de deux files, chacune de

mille musiciens, selon l'usage ordinaire. Quand ils approchèrent de la salle du trône, Cacambo demanda

à un grand officier comment il fallait s'y prendre pour saluer Sa Majesté : si on se jetait à genoux ou

ventre à terre; si on mettait les mains sur la tête ou sur le derrière ; si on léchait la poussière de la salle;

en un mot, quelle était la cérémonie. «L'usage, dit le grand officier, est d'embrasser le roi et de le baiser

des deux côtés. » Candide et Cacambo sautèrent au cou de Sa Majesté, qui les reçut avec toute la grâce

imaginable, et qui les pria poliment à souper.

En attendant, on leur fit voir la ville, les édifices publics élevés jusqu'aux nues, les marchés ornés de mille

colonnes, les fontaines d'eau pure, les fontaines d'eau rose, celles de liqueurs de canne de sucre qui

coulaient continuellement dans de grandes places pavées d'une espèce de pierreries qui répandaient une

odeur semblable à celle du girofle et de la cannelle. Candide demanda à voir la cour de justice, le

parlement ; on lui dit qu'il n'y en avait point, et qu'on ne plaidait jamais. Il s'informa s'il y avait des

prisons, et on lui dit que non. Ce qui le surprit davantage, et qui lui fit le plus de plaisir, ce fut le palais

des sciences, dans lequel il vit une galerie de deux mille pas, toute pleine d'instruments de

mathématique et de physique

CHAPITRE 30 CONCLUSION

Candide, en retournant dans sa métairie, fit de profondes réflexions sur le discours du Turc. Il dit à

Pangloss et à Martin : « Ce bon vieillard me paraît s'être fait un sort bien préférable à celui des six rois

avec qui nous avons eu l'honneur de souper. -- Les grandeurs, dit Pangloss, sont fort dangereuses, selon

le rapport de tous les philosophes : car enfin Églon, roi des Moabites, fut assassiné par Aod ; Absalon

fut pendu par les cheveux et percé de trois dards ; le roi Nadab, fils de Jéroboam, fut tué par Baaza ; le

roi Éla, par Zambri ; Ochosias, par Jéhu ; Athalia, par Joïada ; les rois Joachim, Jéchonias, Sédécias,

Page 26: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

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furent esclaves. Vous savez comment périrent Crésus, Astyage, Darius, Denys de Syracuse, Pyrrhus,

Persée, Annibal, Jugurtha, Arioviste, César, Pompée, Néron, Othon, Vitellius, Domitien, Richard II

d'Angleterre, Édouard II, Henri VI, Richard III, Marie Stuart, Charles Ier, les trois Henri de France,

l'empereur Henri IV ? Vous savez... -- Je sais aussi, dit Candide, qu'il faut cultiver notre jardin. -- Vous

avez raison, dit Pangloss : car, quand l'homme fut mis dans le jardin d'Éden, il y fut mis ut operaretur

eum, pour qu'il travaillât, ce qui prouve que l'homme n'est pas né pour le repos. -- Travaillons sans

raisonner, dit Martin ; c'est le seul moyen de rendre la vie supportable. »

Toute la petite société entra dans ce louable dessein ; chacun se mit à exercer ses talents. La petite

terre rapporta beaucoup. Cunégonde était à la vérité bien laide ; mais elle devint une excellente

pâtissière ; Paquette broda ; la vieille eut soin du linge. Il n'y eut pas jusqu'à frère Giroflée qui ne rendît

service ; il fut un très bon menuisier, et même devint honnête homme ; et Pangloss disait quelquefois à

Candide : « Tous les événements sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles ; car enfin, si

vous n'aviez pas été chassé d'un beau château à grands coups de pied dans le derrière pour l'amour de

Mlle Cunégonde, si vous n'aviez pas été mis à l'Inquisition, si vous n'aviez pas couru l'Amérique à pied,

si vous n'aviez pas donné un bon coup d'épée au baron, si vous n'aviez pas perdu tous vos moutons du

bon pays d'Eldorado, vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des pistaches. -- Cela est bien dit,

répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin. »

Documents complémentaires

article guerre

Le merveilleux de cette entreprise infernale, c’est que chaque chef des meurtriers fait bénir ses drapeaux

et invoque Dieu solennellement avant d’aller exterminer son prochain. Si un chef n’a eu que le bonheur

de faire égorger deux ou trois mille hommes, il n’en remercie point Dieu ; mais lorsqu’il y en a eu

environ dix mille d’exterminés par le feu et par le fer, et que, pour comble de grâce, quelque ville a été

détruite de fond en comble, alors on chante à quatre parties une chanson assez longue, composée dans

une langue inconnue à tous ceux qui ont combattu, et de plus toute farcie de barbarismes. La même

chanson sert pour les mariages et pour les naissances, ainsi que pour les meurtres : ce qui n’est pas

pardonnable, surtout dans la nation la plus renommée pour les chansons nouvelles. (…) .

On paye partout un certain nombre de harangueurs pour célébrer ces journées meurtrières ; les uns sont

vêtus d’un long justaucorps noir, chargé d’un manteau écourté ; les autres ont une chemise par-dessus

une robe ; quelques-uns portent deux pendants d’étoffe bigarrée par-dessus leur chemise. Tous parlent

longtemps ; ils citent ce qui s’est fait jadis en Palestine, à propos d’un combat en Vétéravie.

Le reste de l’année, ces gens-là déclament contre les vices. Ils prouvent en trois points et par antithèses

que les dames qui étendent légèrement un peu de carmin sur leurs joues fraîches seront l’objet éternel

des vengeances éternelles de l’Éternel ; que Polyeucte et Athalie sont les ouvrages du démon ; qu’un

homme qui fait servir sur sa table pour deux cents écus de marée un jour de carême fait

immanquablement son salut, et qu’un pauvre homme qui mange pour deux sous et demi de mouton va

pour jamais à tous les diables.

(…)

Misérables médecins des âmes, vous criez pendant cinq quarts d’heure sur quelques piqûres d’épingle,

et vous ne dites rien sur la maladie qui nous déchire en mille morceaux ! Philosophes moralistes, brûlez

tous vos livres. Tant que le caprice de quelques hommes fera loyalement égorger des milliers de nos

frères, la partie du genre humain consacrée à l’héroïsme sera ce qu’il y a de plus alfreux dans la nature

entière.

Que deviennent et que m’importent l’humanité, la bienfaisance, la modestie, la tempérance, la douceur,

la sagesse, la piété, tandis qu’une demi-livre de plomb tirée de six cents pas me fracasse le corps, et que

je meurs à vingt ans dans des tourments inexprimables, au milieu de cinq ou six mille mourants, tandis

que mes yeux, qui s’ouvrent pour la dernière fois, voient la ville où je suis né détruite par le fer et par la

flamme, et que les derniers sons qu’entendent mes oreilles sont les cris des femmes et des enfants

expirants sous des ruines, le tout pour les prétendus intérêts d’un homme que nous ne connaissons pas ?

Page 28: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

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Genres et formes de l'argumentation 5

Corpus :

TEXTE 1 « Le Cyclope » - Euripide (Vème siècle avant notre ère).

TEXTE 2 « Essais » - chapitre XXX « D'un enfant monstrueux » -Michel de Montaigne [1533-

1592]

TEXTE 3 « La Belle et la Bête » (1757) J.- M. Leprince de Beaumont

TEXTE 4 : « L'Homme qui rit » - II,1 (1869) - Victor Hugo

TEXTE 5 Rhinocéros, Acte II, deuxième tableau (1960) - Eugène Ionesco.Documents

complémentaire ES

*« Pensées » de Pascal (1662)

**« The Elephant Man » de David Lynch (1980)

TEXTE 1 « Le Cyclope » - Euripide

De retour de Troie, Ulysse et ses compagnons ont abordé l'île des cyclopes, géants cannibales qui

vivent dans des grottes. Ils ont été faits prisonniers par l'horrible Polyphème.

ULYSSE (prenant l'attitude du suppliant). Pour nous, noble fils du dieu marin, nous te supplions avec

le langage d'hommes libres. N'aie pas le cœur de tuer des gens venus en amis à ton antre, et de faire

d'eux, pour ta mâchoire, une abominable pâture ! C'est nous, Seigneur, qui de ton père avons défendu

les temples, pour les lui garder jusqu'au fin fond de la Grèce. Intact, il demeure, le havre saint du

Ténare, comme les retraites du Cap Malée ; à Sounion, il est sauf, le roc veiné d'argent et de la divine

Athéna, comme les refuges de Géreste. La Grèce, nous ne l'avons pas intolérable opprobre ! ̶ livrée à

des Phrygiens ! A ces biens, toi aussi tu as part, car elle est grecque, la terre dont tu habites les

profondeurs, au pied de l'Etna, ce roc qui distille le feu. (Le cyclope secoue la tête.)C'est aussi une loi

pour les mortels, si de mes raisons tu fais fi, d'accueillir les suppliants que la mer a ruinés, de leur faire

des dons d'hospitalité, de les secourir en vêtements, et de leur empaler les membres sur des broches à

bœufs pour en emplir ta panse et ta mâchoire. C'est assez que les vides de la terre de Priam a fait en

Grèce, de tous les morts tombés sous la lance dont elle a bu le sang, des épouses sans mari, des vieilles

sans enfants et des pères chenus qu'elle a anéantis. Ceux qui restent encore, si tu les brûles ensemble

pour consommer un amer festin, où se tournera-t-on ? Crois-moi donc, Cyclope. Oublie le frénétique

désir de ta mâchoire, et à l'impiété préfère la piété : car ils sont nombreux, ceux dont le châtiment paya

de gains pervers.

[...]

LE CYCLOPE (A Ulysse). La richesse, petit homme, voilà le dieu des sages. Le reste ? jactance et

belles paroles. Pour les caps marins où réside mon père, grand bien leur fasse ! Pourquoi avoir mis de

tels propos en avant ? La foudre de Zeus ne me fait pas peur, étranger, dont j'ignore en quoi Zeus est

supérieur à moi. Du reste, je n'ai cure, et comment je n'en ai cure, écoute. La terre, par force, qu'elle le

veuille ou s'y refuse, enfante l'herbe qui engraisse mes bêtes. Je ne les immole à personne qu'à moi ̶

non aux dieux ̶ et à la plus grande des divinités (avec un geste), ce ventre que voici. Car boire et

manger au jour le jour, voilà Zeus pour les gens de sens, et ne pas se faire de chagrin. Quant à ceux qui

ont établi des lois pour enjoliver la vie humaine, qu'ils aillent se faire pendre ! A bien traiter ma

personne, je ne renoncerai pas, moi ̶ ni à t'avaler, toi. En guise de dons d'hospitalité tu recevras ̶ je veux

être sans reproche ̶ du feu et de bronze hérité de mon père : mis à bouillir, il enveloppera comme il faut

tes chairs dépecées.

« Le Cyclope » - Euripide - [Vème siècle avant notre ère]

TEXTE 2. MONTAIGNE

« Essais » - chapitre XXX « D'un enfant monstrueux »

Je vis avant hier un enfant que deux hommes et une nourrisse, qui se disoient estre le pere, l'oncle, et

la tante, conduisoient, pour tirer quelque soul de le monstrer, à cause de son estrangeté. Il estoit en tout

Page 29: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

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le reste d'une forme commune, et se soustenoit sur ses pieds, marchoit et gasouilloit, environ comme

les autres de mesme aage : il n'avoit encore voulu prendre autre nourriture, que du tetin de sa nourrisse

: et ce qu'on essaya en ma presence de luy mettre en la bouche, il le maschoit un peu, et le rendoit sans

avaller : ses cris sembloient bien avoir quelque chose de particulier : il estoit aagé de quatorze mois

justement. Au dessoubs de ses tetins, il estoit pris et collé à un autre enfant, sans teste, et qui avoit le

conduit du dos estouppé, le reste entier : car il avoit bien l'un bras plus court, mais il luy avoit esté

rompu par accident, à leur naissance : ils estoyent joints face à face, et comme si un plus petit enfant

en vouloit accoler un plus grandelet. La joincture et l'espace par où ils se tenoient n'estoit que de

quatre doigts, ou environ, en maniere, que si vous retroussiez cet enfant imparfaict, vous voyiez au

dessoubs le nombril de l'autre : ainsi la cousture se faisoit entre les tetins et son nombril. Le nombril de

l'imparfaict ne se pouvoit voir, mais ouy bien tout le reste de son ventre. Voyla comme ce qui n'estoit

pas attaché, comme bras, fessier, cuisses et jambes, de cet imparfaict, demouroient pendants et

branslans sur l'autre, et luy pouvoit aller sa longueur jusques à my jambe. La nourrice nous adjoustoit,

qu'il urinoit par tous les deux endroicts : aussi estoient les membres de cet autre nourris, et vivans, et

en mesme poinct que les siens, sauf qu'ils estoient plus petits et menus.

[...]

Ce que nous appellons monstres, ne le sont pas à Dieu, qui voit en l'immensité de son ouvrage,

l'infinité des formes, qu'il y a comprinses. Et est à croire, que cette figure qui nous estonne, se rapporte

et tient, à quelque autre figure de mesme genre, incognu à l'homme. De sa toute sagesse, il ne part rien

que bon, et commun, et reglé : mais nous n'en voyons pas l'assortiment et la relation.

Quod crebro videt, non miratur, etiam si, cur fiat nescit. Quod ante non vidit, id, si evenerit, ostentum

esse censet

Nous appellons contre nature, ce qui advient contre la coustume. Rien n'est que selon elle, quel qu'il

soit. Que cette raison universelle et naturelle, chasse de nous l'erreur et l'estonnement que la nouvelleté

nous apporte.

TEXTE 3 - Jeanne Marie Leprince de Beaumont, La Belle et la Bête (1757). Après avoir

découvert le visage monstrueux de la Bête, la Belle engage la discussion avec cet être repoussant.

Le soir, comme elle allait se mettre à table, elle entendit le bruit que faisait la Bête, et ne put

s'empêcher de frémir.

« La Belle, lui dit ce monstre, voulez-vous bien que je vous voie souper ?

- Vous êtes le maître, répondit la Belle, en tremblant.

- Non, répondit la Bête, il n'y a ici de maîtresse que vous. Vous n'avez qu'à me dire de m'en aller, si je

vous ennuie ; je sortirai tout de suite. Dites-moi, n'est-ce pas que vous me trouvez bien laid ?

- Cela est vrai, dit la Belle, car je ne sais pas mentir, mais je crois que vous êtes fort bon.

- Vous avez raison, dit le monstre, mais, outre que je suis laid, je n'ai point d'esprit : je sais bien que je

ne suis qu'une bête.

- On n'est pas bête, reprit la Belle, quand on croit n'avoir point d'esprit : un sot n'a jamais su cela.

- Mangez donc, la Belle, lui dit le monstre, et tâchez de ne vous point ennuyer dans votre maison ; car

tout ceci est à vous ; et j'aurais du chagrin, si vous n'étiez pas contente.

- Vous avez bien de la bonté, dit la Belle. Je vous avoue que je suis bien contente de votre cœur ;

quand j'y pense, vous ne me paraissez plus si laid.

- Oh dame, oui, répondit la Bête, j'ai le cœur bon, mais je suis un monstre.

- Il y a bien des hommes qui sont plus monstres que vous, dit la Belle, et je vous aime mieux avec

votre figure, que ceux qui avec la figure d'hommes, cachent un cœur faux, corrompu, ingrat.

- Si j'avais de l'esprit, reprit la Bête, je vous ferais un grand compliment pour vous remercier, mais je

suis un stupide ; et tout ce que je puis vous dire, c'est que je vous suis bien obligé. »

La Belle soupa de bon appétit. Elle n'avait presque plus peur du monstre; mais elle manqua mourir de

frayeur, lorsqu'il lui dit : « La Belle, voulez-vous être ma femme ? » Elle fut quelque temps sans

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30

répondre ; elle avait peur d'exciter la colère du monstre en le refusant elle lui dit pourtant en tremblant

: « Non, la Bête. »

Dans le moment, ce pauvre monstre voulut soupirer, et il fit un sifflement si épouvantable, que tout le

palais en retentit : mais Belle fut bientôt rassurée ; car la Bête lui ayant dit tristement, « adieu la Belle

», sortit de la chambre, en se retournant de temps en temps pour la regarder encore. Belle se voyant

seule, sentit une grande compassion pour cette pauvre Bête : « Hélas, disait-elle, c'est bien dommage

qu'elle soit si laide, elle est si bonne ! »

Jeanne-Marie Leprince de Beaumont [1711-1780]

TEXTE 4 - «L'homme qui rit » - Victor Hugo - 1869

C'est en riant que Gwynplaine faisait rire. Et pourtant il ne riait pas. Sa face riait, sa pensée non.

L'espèce de visage inouï que le hasard ou une industrie bizarrement spéciale lui avait façonné, riait

tout seul. Gwynplaine ne s'en mêlait pas. Le dehors ne dépendait pas du dedans. Ce rire qu'il n'avait

point mis sur son front, sur ses joues, sur ses sourcils, sur sa bouche, il ne pouvait l'en ôter. On lui

avait à jamais appliqué le rire sur le visage. C'était un rire automatique, et d'autant plus irrésistible qu'il

était pétrifié. Personne ne se dérobait à ce rictus. Deux convulsions de la bouche sont communicatives,

le rire et le bâillement. Par la vertu de la mystérieuse opération probablement subie par Gwynplaine

enfant, toutes les parties de son visage contribuaient à ce rictus, toute sa physionomie y aboutissait,

comme une roue se concentre sur le moyeu ; toutes ses émotions, quelles qu'elles fussent,

augmentaient cette étrange figure de joie, disons mieux, l'aggravaient. Un étonnement qu'il aurait eu,

une souffrance qu'il aurait ressentie, une colère qui lui serait survenue, une pitié qu'il aurait éprouvée,

n'eussent fait qu'accroître cette hilarité des muscles ; s'il eût pleuré, il eût ri ; et, quoi que fît

Gwynplaine, quoi qu'il voulût, quoi qu'il pensât, dès qu'il levait la tête, la foule, si la foule était là,

avait devant les yeux cette apparition, l'éclat de rire foudroyant. Qu'on se figure une tête de Méduse

gaie.

[...]

La nature avait été prodigue de ses bienfaits envers Gwynplaine. Elle lui avait donné une bouche

s'ouvrant jusqu'aux oreilles, des oreilles se repliant jusque sur les yeux, un nez informe fait pour

l'oscillation des lunettes de grimacier, et un visage qu'on ne pouvait regarder sans rire. Nous venons de

le dire, la nature avait comblé Gwynplaine de ses dons. Mais était-ce la nature ?

Ne l'avait-on pas aidée ? Deux yeux pareils à des jours de souffrance, un hiatus pour bouche, une

protubérance camuse avec deux trous qui étaient les narines, pour face un écrasement, et tout cela

ayant pour résultat le rire, il est certain que la nature ne produit pas toute seule de tels chefs-d'œuvre.

Seulement, le rire est-il synonyme de la joie ? [...]

Selon toute apparence, d'industrieux manieurs d'enfants avaient travaillé à cette figure. Il semblait

évident qu'une science mystérieuse, probablement occulte, qui était à la chirurgie ce que l'alchimie est

à la chimie, avait ciselé cette chair, à coup sûr dans le très bas âge, et créé, avec préméditation, ce

visage. Cette science, habile aux sections, aux obtusions et aux ligatures, avait fendu la bouche,

débridé les lèvres, dénudé les gencives, distendu les oreilles, décloisonné les cartilages, désordonné les

sourcils et les joues, élargi le muscle zygomatique, estompé les coutures et les cicatrices, ramené la

peau sur les lésions tout en maintenant la face à l'état béant, et de cette sculpture puissante et profonde

était sorti ce masque, Gwynplaine. On ne naît pas ainsi. [...]

Gwynplaine, beau de corps, avait probablement été beau de figure. En naissant, il avait dû être un

enfant comme un autre. On avait conservé le corps intact et seulement retouché la face. Gwynplaine

avait été fait exprès. C'était là du moins la vraisemblance. On lui avait laissé les dents. Les dents sont

nécessaires au rire. La tête de mort les garde.

Victor Hugo, « L'homme qui rit » (roman) - Livre II, 2, 1 - 1869

Texte 5 Eugène IONESCO, Rhinocéros, Acte II, deuxième tableau (1960).

Un phénomène curieux alimente les conversations d'une petite ville de province : un rhinocéros a

traversé la rue principale. Progressivement, la population s'habitue à voir des rhinocéros

Page 31: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

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déambuler jusqu'à ce qu'une épidémie se déclare : la « rhinocérite » qui provoque la métamorphose

des humains en rhinocéros. Dans l'extrait qui suit, Bérenger rejette l'idée de perdre son identité

humaine.

JEAN. – [...] Après tout, les rhinocéros sont des créatures comme nous, qui ont droit à la vie au même

titre que nous !

BÉRENGER. - À condition qu'elles ne détruisent pas la nôtre. Vous rendez-vous compte de la

différence de mentalité ?

JEAN, allant et venant dans la pièce, entrant dans la salle de bains, et sortant. - Pensez-vous que la

nôtre soit préférable ?

BÉRENGER. - Tout de même, nous avons notre morale à nous, que je juge incompatible avec celle de

ces animaux.

JEAN. - La morale! Parlons-en de la morale, j'en ai assez de la morale, elle est belle la morale ! Il faut

dépasser la morale.

BÉRENGER. - Que mettriez-vous à la place ?

JEAN, même jeu. - La nature !

BÉRENGER. - La nature ?

JEAN, même jeu.- La nature a ses lois. La morale est antinaturelle.

BÉRENGER. - Si je comprends, vous voulez remplacer la loi morale par la loi de la jungle!

JEAN. - J'y vivrai, j'y vivrai.

BÉRENGER. - Cela se dit. Mais dans le fond, personne...

JEAN, l'interrompant, et allant et venant. - Il faut reconstituer les fondements de notre vie. Il faut

retourner à l'intégrité primordiale.

BÉRENGER. - Je ne suis pas du tout d'accord avec vous.

JEAN, soufflant bruyamment.- Je veux respirer.

BÉRENGER. - Réfléchissez, voyons, vous vous rendez bien compte que nous avons une philosophie

que ces animaux n'ont pas, un système de valeurs irremplaçable. Des siècles de civilisation humaine

l'ont bâti ! ...

JEAN, toujours dans la salle de bains. - Démolissons tout cela, on s'en portera mieux.

BÉRENGER. - Je ne vous prends pas au sérieux. Vous plaisantez, vous faites de la poésie.

JEAN. - Brrr...

(Il barrit presque.)

BÉRENGER. - Je ne savais pas que vous étiez poète.

JEAN, (Il sort de la salle de bains.) - Brrr...

(Il barrit de nouveau.)

BÉRENGER. - Je vous connais trop bien pour croire que c'est là votre pensée profonde. Car, vous le

savez aussi bien que moi, l'homme...

JEAN, l'interrompant. - L'homme... Ne prononcez plus ce mot !

BÉRENGER. - Je veux dire l'être humain, l'humanisme...

JEAN. - L'humanisme est périmé! Vous êtes un vieux sentimental ridicule.

[...]

BÉRENGER. - Je suis étonné de vous entendre dire cela, mon cher Jean! Perdez-vous la tête ? Enfin,

aimeriez-vous être rhinocéros ?

JEAN. - Pourquoi pas ! Je n'ai pas vos préjugés.

BÉRENGER. - Parlez plus distinctement. Je ne comprends pas. Vous articulez mal.

JEAN, toujours de la salle de bains. - Ouvrez vos oreilles !

BÉRENGER. - Comment ?

JEAN. - Ouvrez vos oreilles. J'ai dit, pourquoi ne pas être un rhinocéros ? J'aime les changements.

BÉRENGER. - De telles affirmations venant de votre part... (Bérenger s'interrompt, car Jean fait une

apparition effrayante. En effet, Jean est devenu tout à fait vert. La bosse de son front est presque

devenue une corne de rhinocéros.) Oh! vous semblez vraiment perdre la tête (Jean se précipite vers

son lit, jette les couvertures par terre, prononce des paroles furieuses et incompréhensibles, fait

entendre des sons inouïs.) Mais ne soyez pas si furieux, calmez-vous ! Je ne vous reconnais plus.

JEAN, à peine distinctement. – Chaud... trop chaud. Démolir tout cela, vêtements, ça gratte,

vêtements, ça gratte.

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Documents complémentaires

Textes complémentaires

*« Pensées » de Pascal (1662)

« Il est dangereux de trop faire voir à l'homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa

grandeur. Il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus

dangereux de lui laisser ignorer l'un et l'autre. Mais il est très avantageux de lui représenter l'un et

l'autre.

Il ne faut pas que l'homme croie qu'il est égal aux bêtes, ni aux anges, ni qu'il ignore l'un et l'autre,

mais qu'il sache l'un et l'autre. L'homme n'est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire

l'ange fait la bête.

S'il se vante, je l'abaisse ; s'il s'abaisse, je le vante ; et le contredis toujours, jusqu'à ce qu'il comprenne

qu'il est un monstre incompréhensible.

Que l'homme maintenant s'estime à son prix. Qu'il s'aime, car il y a en lui une nature capable du bien ;

mais qu'il n'aime pas pour cela les bassesses qui y sont. »

Pascal, Pensées

« The Elephant Man » de David Lynch (1980)

Page 33: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

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Objet d'étude : La Question de l'Homme dans les genres de

l'argumentation du XVIème à nos jours

Texte 1

1 Montaigne, Les Essais, Livre III, « des coches », chapitre VI. « Notre monde vient d'en

trouver un autre ... »

Notre monde vient d'en trouver un autre (et qui nous garantit que c'est le dernier de ses frères,

puisque les Démons, les Sibylles et nous, avons ignoré celui-ci jusqu'à cette heure ?) non moins

grand, plein et fourni de membres que lui, toutefois si nouveau et si enfant qu'on lui apprend

encore son a, b, c ; il n'y a pas cinquante ans qu'il ne savait ni lettre, ni poids, ni mesure, ni

vêtements, ni céréales, ni vignes. Il était encore tout nu dans le giron de sa mère nourricière et ne

vivait que par les moyens qu'elle lui fournissait. Si nous concluons bien quand nous disons que

nous sommes à la fin de notre monde, et si ce poète fait de même au sujet de la jeunesse de son

siècle, cet autre monde ne fera qu'entrer dans la lumière quand le nôtre en sortira. L'univers

tombera en paralysie ; l'un des deux membres sera perclus, l'autre en pleine vigueur. Nous aurons

très fortement hâté, je le crains, son déclin et sa ruine par notre contagion et nous lui aurons fait

payer bien cher nos idées et nos techniques. C'était un monde enfant ; pourtant nous ne l'avons

pas fouetté et soumis à notre enseignement en nous servant de l'avantage de notre valeur et de nos

forces naturelles ; nous ne l'avons pas non plus séduit par notre justice et notre bonté, ni subjugué

par notre magnanimité. La plupart de leurs réponses et des négociations faites avec eux

témoignent qu'ils ne nous devaient rien en clarté d'esprit naturelle et pertinence. La merveilleuse

magnificence des villes de Cuzco et de Mexico, et, entre plusieurs choses pareilles, le jardin de

ce roi, où tous les arbres, les fruits et toutes les herbes, selon l'ordre et grandeur qu'ils ont en un

jardin, étaient excellemment façonnés en or, comme, dans son cabinet, tous les animaux qui

naissaient dans son État et dans ses mers ; et la beauté de leurs ouvrages en pierreries, en plume,

en coton, dans la peinture, montrent qu'ils ne nous étaient pas non plus inférieurs en habileté.

Mais, quant à la dévolution, l'observance des lois, la bonté, la libéralité, la loyauté, la franchise, il

nous a bien servi de n'en avoir pas autant qu'eux ; ils se sont perdus par cet avantage, et vendus et

trahis eux-mêmes. […] Au rebours, nous nous sommes servis de leur ignorance et inexpérience à

les plier plus facilement vers la trahison, luxure, cupidité et vers toute sorte d'inhumanité et de

cruauté, à l'exemple et sur le modèle de nos mœurs. Qui mit jamais à tel prix le service du

commerce et du trafic ? Tant de villes rasées, tant de nations exterminées, tant de millions de

peuples passés au fil de l'épée, et la plus riche et la plus belle partie du monde bouleversée pour

la négociation des perles et du poivre ! Mécaniques victoires ! Jamais l'ambition, jamais les

inimités publiques ne poussèrent les hommes les uns contre les autres à des hostilités aussi

horribles et à d'aussi misérables calamités.

Michel Ey quem de Montaigne, Essais (III, 6), « Des Coches ».

2- Voltaire. Essai sur les mœurs (1756)

Qui sont les sauvages ?

Texte emblématique de la philosophie des Lumières, L’Essai sur les mœurs et l’esprit des

nations (1756) est une œuvre que Voltaire remaniera jusqu’à sa mort. Se proposant d’expliquer

le monde, les hommes, leur histoire et leur culture à la lumière de la raison, l’auteur y aborde

Page 34: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

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l’histoire européenne depuis Charlemagne jusqu’à Louis XIII, sans oublier celle des colonies et

de l’Orient.

Entendez-vous par sauvages des rustres vivant dans des cabanes avec leurs femelles et quelques

animaux, exposés sans cesse à toute l’intempérie des saisons ; ne connaissant que la terre qui les

nourrit, et le marché où ils vont quelquefois vendre leurs denrées pour y acheter quelques

habillements grossiers ; parlant un jargon qu’on n’entend pas dans les villes ; ayant peu d’idées,

et par conséquent peu d’expressions ; soumis, sans qu’ils sachent pourquoi, à un homme de

plume, auquel ils portent tous les ans la moitié de ce qu’ils ont gagné à la sueur de leur front ; se

rassemblant, certains jours, dans une espèce de grange pour célébrer des cérémonies où ils ne

comprennent rien, écoutant un homme vêtu autrement qu’eux et qu’ils n’entendent point ;

quittant quelquefois leur chaumière lorsqu’on bat le tambour, et s’en- gageant à s’aller faire tuer

dans une terre étrangère, et à tuer leurs semblables, pour le quart de ce qu’ils peuvent gagner

chez eux en travaillant ? Il y a de ces sauvages-là dans toute l’Europe. Il faut convenir surtout

que les peuples du Canada et les Cafres, qu’il nous a plu d’appeler sauvages, sont infiniment

supérieurs aux nôtres. Le Huron, l’Algonquin, l’Illinois, le Cafre, le Hottentot, ont l’art de

fabriquer eux-mêmes tout ce dont ils ont besoin, et cet art manque à nos rustres. Les peuplades

d’Amérique et d’Afrique sont libres, et nos sauvages n’ont pas même d’idée de la liberté.

Les prétendus sauvages d’Amérique sont des souverains qui reçoivent des ambassadeurs de nos

colonies transplantées auprès de leur territoire, par l’avarice et par la légèreté. Ils connaissent

l’honneur, dont jamais nos sauvages d’Europe n’ont entendu parler. Ils ont une patrie, ils

l’aiment, ils la défendent ; ils font des traités ; ils se battent avec courage, et parlent souvent

avec une énergie héroïque. Y a-t-il une plus belle réponse, dans les Grands Hommes de

Plutarque, que celle de ce chef de Canadiens à qui une nation européenne proposait de lui céder

son patrimoine ? « Nous sommes nés sur cette terre, nos pères y sont ensevelis ; dirons-nous aux

ossements de nos pères : Levez-vous, et venez avec nous dans une terre étrangère ? »

Ces Canadiens étaient des Spartiates, en comparaison de nos rustres qui végètent dans nos

villages, et des sybarites qui s’énervent dans nos villes

VOLTAIRE, Essai sur les mœurs, « Des sauvages », 1756

3- Diderot. Supplément au voyage de Bougainville (1772)

En 1771, Bougainville fit connaître au publie son voyage autour du monde. L'année suivante,

Diderot écrivit un Supplément au voyage de Bougainville, dans lequel il s'interroge sur la

colonisation, l'esclavage, la liberté.

« Qui es-tu donc, pour faire des esclaves... »

Puis s'adressant à Bougainville, il ajouta : "Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte

promptement ton vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu

ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté

d'effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle

distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu as partagé ce

privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues

folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous

vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes

libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n'es ni un

dieu, ni un démon : qui es-tu donc, pour faire des esclaves ? 0rou ! toi qui entends la langue de

ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l'as dit à moi-même, ce qu'ils ont écrit sur cette

lame de métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le

pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu'il gravât sur une de vos pierres ou

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sur l'écorce d'un de vos arbres : Ce pays est aux habitants de Tahiti, qu'en penserais-tu ? Tu es le

plus fort ! Et qu'est-ce que cela fait ? Lorsqu'on t'a enlevé une des méprisables bagatelles dont

ton bâtiment est rempli, tu t'es récrié, tu t'es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond

de ton cœur le vol de toute une contrée ! Tu n'es pas esclave : tu souffrirais plutôt la mort que de

l'être, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et

mourir ? Celui dont tu veux t'emparer comme de la brute, le Tahitien est ton frère.

Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu'il n'ait pas sur toi ? Tu es venu ;

nous sommes-nous jetés sur ta personne ? avons-nous pillé ton vaisseau ? t'avons-nous saisi et

exposé aux flèches de nos ennemis ? t'avons-nous associé dans nos champs au travail de nos

animaux ? Nous avons respecté notre image en toi. Laisse nous nos mœurs ; elles sont plus

sages et plus honnêtes que les tiennes ; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre

ignorance, contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le

possédons.

Sommes-nous dignes de mépris, parce que nous n'avons pas su nous faire des besoins

superflus ? Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nous avons froid,

nous avons de quai nous vêtir. Tu es entré dans nos cabaties, qu'y manque-t-il, à ton avis ?

Poursuis jusqu'où tu voudras ce que tu appelles commodités de la vie ; mais permets à des êtres

sensés de s'arrêter, lorsqu'ils n'auraient à obtenir, de la continuité de leurs pénibles efforts, titre

des biens imaginaires. Si tu nous persuades de franchir l'étroite limite du besoin, quand finirons-

nous de travailler ? Quand jouirons-nous ? Nous avons rendu la somme de nos fatigues

annuelles et journalières la moindre qu'il était possible, parce que rien ne nous paraît préférable

au repos. Va dans ta contrée t'agiter, te tourmenter tant que tu voudras ; laisse-nous reposer : ne

nous entête là de tes besoins factices, ni de tes vertus chimériques.Chapitre II (Extrait).

4- Tournier. Vendredi ou les limbes du Pacifique (1967)

Sur le miroir mouillé de la lagune, je vois Vendredi venir à moi, de son pas calme et régulier, et

le désert de ciel et d’eau est si vaste autour de lui que plus rien ne donne l'échelle, de telle sorte

que c’est peut-être un Vendredi de trois pouces placé à portée de ma main qui est là, ou au

contraire un géant de six toises distant d’un demi-mille... Le voici. Saurai-je jamais marcher

avec une aussi naturelle majesté ? Puis-je écrire sans ridicule qu’il semble drapé dans sa nudité

? Il va, portant sa chair avec une ostentation souveraine, se portant en avant comme un

ostensoir de chair. Beauté évidente, brutale, qui paraît faire le néant autour d’elle.Il quitte la

lagune et s’approche de moi, assis sur la plage. Aussitôt qu’il a commencé à fouler le sable

semé de coquillages concassés, dès qu’il est passé entre cette touffe d’algues mauves et

ce rocher, réintégrant ainsi un paysage familier, sa beauté change de registre : elle devient

grâce. Il me sourit et fait un geste vers le ciel — comme certains anges sur des peintures

religieuses — pour me signaler sans doute qu’une brise sud- ouest chasse les nuées accumulées

depuis plusieurs jours et va restaurer pour longtemps la royauté absolue du soleil. Il esquisse un

pas de danse qui fait chanter l’équilibre des pleins et des déliés de son corps. Arrivé près de moi,

il ne dit rien, taciturne compagnon. Il se retourne et regarde la lagune où il marchait tout à

l’heure. Son âme flotte parmi les brumes qui enveloppent la fin d’un jour incertain, laissant son

corps planté dans le sable sur ses jambes écarquillées. Assis près de lui, j’observe cette partie de

la jambe située derrière le genou — et qui est exa-tement le jarret — sa pâleur nacrée, le H

majuscule qui s’y dessine. Gonflée et pulpeuse quand la jambe est tendue, cette gorge de chair

se creuse et s’attendrit lorsqu’elle fléchit. J’applique mes mains sur ses genoux. Je fais de mes

mains deux genouillères attentives à éprouver leur forme et à recueillir leur vie. Le genou par sa

dureté, sa sécheresse — qui contraste avec la tendresse de la cuisse et du jarret — est la clé de

voûte de l’édifice charnel qu’il porte en vivant équilibre jusqu’au ciel. Il n’est pas de

frémissement, d’impulsion, d’hésitation qui ne partent de ces tièdes et mouvants galets, et qui

n’y reviennent. Pendant plusieurs secondes, mes mains ont connu que l’immobilité de mon

compagnon n’était pas celle d’une pierre, ni d’une souche, mais tout au contraire la résultante

instable, sans cesse compromise et recréée de tout un jeu d’actions et de réactions de tous ses

muscles.

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5 Levy Strauss

Lors d'une expédition au Brésil, en 1938, l'ethnologue Claude Lévi-Strauss a partagé la vie

quotidienne d'un peuple indien, les Nambikwara.

« Pour moi, qui les ai connus à une époque où les maladies introduites par l'homme blanc les

avaient déjà décimés, mais où – depuis des tentatives toujours humaines de Rondon(28) – nul

n'avait entrepris de les soumettre, je voudrais oublier cette description navrante(29) et ne rien

conserver dans la mémoire, que ce tableau repris de mes carnets de notes où je le griffonnai une

nuit à la lueur de ma lampe de poche : « Dans la savane obscure, les feux de campement brillent.

Autour du foyer, seule protection contre le froid qui descend, derrière le frêle paravent de

palmes et de branchages hâtivement planté dans le sol du côté d'où on redoute le vent ou la

pluie ; auprès des hottes emplies des pauvres objets qui constituent toute une richesse terrestre ;

couchés à même la terre qui s'étend alentour, hantée par d'autres bandes également hostiles et

craintives, les époux, étroitement enlacés, se perçoivent comme étant l'un pour l'autre le soutien,

le réconfort, l'unique secours contre les difficultés quotidiennes et la mélancolie rêveuse qui, de

temps à autre, envahit l'âme nambikwara. Le visiteur qui, pour la première fois, campe dans la

brousse avec les Indiens, se sent pris d'angoisse et de pitié devant le spectacle de cette humanité

si totalement démunie ; écrasée, semble-t-il, contre le sol d'une terre hostile par quelque

implacable cataclysme ; nue, grelottante auprès des feux vacillants. Il circule à tâtons parmi les

broussailles, évitant de heurter une main, un bras, un torse, dont on devine les chauds reflets à la

lueur des feux. Mais cette misère est animée de chuchotements et de rires. Les couples

s'étreignent comme dans la nostalgie d'une unité perdue ; les caresses ne s'interrompent pas au

passage de l'étranger. On devine chez tous une immense gentillesse, une profonde insouciance,

une naïve et charmante satisfaction animale, et, rassemblant ces sentiments divers, quelque

chose comme l'expression la plus émouvante et la plus véridique de la tendresse humaine. » »

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, 1955

Documents complémentaires

affiches vers 1910

affiche quai Branly 2012

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La question de l’homme seconde 2

(4 Textes + 2docs complémentaires)

Texte 1

« Dans ce moment on heurta si fort à la porte, que la Barbe bleue s’arrêta tout court : on ouvrit, et aussitôt

on vit entrer deux Cavaliers, qui mettant l’épée à la main, coururent droit à la Barbe bleue. Il reconnut

que c’était les frères de sa femme, l’un Dragon et l’autre Mousquetaire, de sorte qu’il s’enfuit aussitôt

pour se sauver ; mais les deux frères le poursuivirent de si près, qu’ils l’attrapèrent avant qu’il pût gagner

le perron. Ils lui passèrent leur épée au travers du corps, et le laissèrent mort. La pauvre femme était

presque aussi morte que son Mari, et n’avait pas la force de se lever pour embrasser ses Frères. Il se

trouva que la Barbe bleue n’avait point d’héritiers, et qu’ainsi sa femme demeura maîtresse de tous ses

biens. Elle en employa une grande partie à marier sa sœur Anne avec un jeune Gentilhomme, dont elle

était aimée depuis longtemps ; une autre partie à acheter des Charges de Capitaine à ses deux frères ; et

le reste à se marier elle-même à un fort honnête homme, qui lui fit oublier le mauvais temps qu’elle avait

passé avec la Barbe bleue.

MORALITÉ

La curiosité malgré tous ses attraits, coûte souvent bien des regrets ;

On en voit tous les jours mille exemples paraître.

C’est, n’en déplaise au sexe, un plaisir bien léger ;

Dès qu’on le prend il cesse d’être,

Et toujours il coûte trop cher.

AUTRE MORALITÉ

Pour peu qu’on ait l’esprit sensé,

Et que du Monde on sache le grimoire,

On voit bientôt que cette histoire est un conte du temps passé ;

Il n’est plus d’Époux si terrible,

Ni qui demande impossible,

Fût-il malcontent et jaloux.

Près de sa femme on le voit filer doux ;

Et de quelque couleur que sa barbe puisse être,

On a peine à juger qui des deux est le maître. »

Charles Perrault, « La Barbe bleue », Histoires ou contes du temps passé (1697)

TEXTE 2 "Le petit Poucet, étant donc chargé de toutes les richesses de l'Ogre, s'en revint au logis de son père,

où il fut reçu avec bien de la joie. Il y a bien des gens qui ne demeurent pas d'accord de cette dernière

circonstance, et qui prétendent que le petit Poucet n'a jamais fait ce vol à l'Ogre; qu'à la vérité il n'avait

pas fait conscience de lui prendre ses bottes de sept lieues, parce qu'il ne s'en servait que pour courir

après les petits enfants. Ces gens-là assurent le savoir de bonne part, et même pour avoir bu et mangé

dans la maison du bûcheron.

Ils assurent que lorsque le petit Poucet eut chaussé les bottes de l'Ogre, il s'en alla à la cour, où il savait

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qu'on était fort en peine d'une armée qui était à deux cents lieues de là, et du succès d'une bataille

qu'on avait donnée. Il alla, disent-ils, trouver le roi et lui dit que, s'il le souhaitait il lui rapporterait des

nouvelles de l'armée avant la fin du jour. Le roi lui promit une grosse somme d'argent s'il en venait à

bout.

Le petit Poucet rapporta des nouvelles, dès le soir même; et cette première course l'ayant fait

connaître, il gagnait tout ce qu'il voulait; car le roi le payait parfaitement bien pour porter ses ordres à

l'armée ; et une infinité de demoiselles lui donnaient tout ce qu'il voulait, pour avoir des nouvelles de

leurs fiancés et ce fut là son plus grand gain.

Il se trouvait quelques femmes qui le chargeaient de lettres pour leurs maris; mais elles le payaient si

mal, et cela allait à si peu de chose qu'il ne daignait mettre en ligne de compte ce qu'il gagnait de ce

côté-là. Après avoir fait pendant quelque temps le métier de courrier, et y avoir amassé beaucoup de

biens, il revint chez son père, où il n'est pas possible d'imaginer la joie qu'on eut de le revoir. Il mit

toute sa famille à son aise. Il acheta des offices de nouvelle création pour son père et pour ses frères ;

et par là il les établit tous, et fit parfaitement bien sa cour en même temps.

MORALITE

On ne s'afflige point d'avoir beaucoup d'enfants,

Quand ils sont tous beaux, bien faits et bien grands,

Et d'un extérieur qui brille;

Mais si l'un d'eux est faible, ou ne dit mot,

On le méprise, on le raille, on le pille :

Quelquefois, cependant, c'est ce petit marmot

Qui fera le bonheur de toute la famille."

Charles Perrault, « Le petit poucet », Histoires ou contes du temps passé (1697)

TEXTE 3

"Le Petit Chaperon rouge tira la chevillette, et la porte s’ouvrit.

Le Loup, la voyant entrer, lui dit en se cachant dans le lit sous la couverture : Mets la galette et le petit

pot de beurre sur la huche, et viens te coucher avec moi. Le Petit Chaperon rouge se déshabille, et va se

mettre dans le lit, où elle fut bien étonnée de voir comment sa Mère-grand était faite en son déshabillé.

Elle lui dit : Ma mère-grand, que vous avez de grands bras ? C’est pour mieux t’embrasser, ma fille.

Ma mère-grand, que vous avez de grandes jambes ? C’est pour mieux courir, mon enfant. Ma mère-

grand, que vous avez de grandes oreilles ? C’est pour mieux écouter, mon enfant. Ma mère-grand, que

vous avez de grands yeux ? C’est pour mieux voir, mon enfant. Ma mèregrand, que vous avez de grandes

dents. C’est pour te manger. Et en disant ces mots, ce

méchant Loup se jeta sur le Petit Chaperon rouge, et la mangea.

MORALITÉ

On voit ici que de jeunes enfants,

Surtout de jeunes filles

Belles, bien faites, et gentilles,

Font très mal d’écouter toute sorte de gens,

Et que ce n’est pas chose étrange,

Page 40: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

40

S’il en est tant que le Loup mange.

Je dis le Loup, car tous les Loups

Ne sont pas de la même sorte ;

Il en est d’une humeur accorte,

Sans bruit, sans fiel et sans courroux,

Qui privés, complaisants et doux,

Suivent les jeunes Demoiselles

Jusque dans les maisons, jusque dans les ruelles ;

Mais hélas ! qui ne sait que ces Loups doucereux,

De tous les Loups sont les plus dangereux."

Charles Perrault, « Le petit chaperon rouge » Histoires ou contes du temps passé (1697)

TEXTE 4

"Alors elle se souvint de sa grand-mère et se remit bien vite en chemin pour arriver chez elle. La porte

ouverte et cela l’étonna. Mais quand elle fut dans la chambre, tout lui parut de plus en plus bizarre et

elle se dit : “ Mon dieu, comme tout est étrange aujourd’hui ! D’habitude, je suis si heureuse quand je

suis chez grand-mère ! ” Elle salua pourtant : - Bonjour, grand-mère !

Mais comme personne ne répondait, elle s’avança jusqu’au lit et écarta les rideaux.

La grand-mère y était couchée, avec son bonnet qui lui cachait presque toute la figure, et elle avait l’air

si étrange.

- Comme tu as de grandes oreilles, grand-mère !

- C’est pour mieux t’entendre.

- Comme tu as de gros yeux, grand-mère !

- C’est pour mieux te voir, répondit-elle.

- Comme tu as de grandes mains !

- C’est pour mieux te prendre, répondit-elle.

- Oh ! grand-mère, quelle grande bouche et quelles terribles dents tu as !

- C’est pour mieux te manger, dit le loup, qui fit un bond hors du lit et avala le pauvre Petit Chaperon

rouge d’un seul coup.

Sa voracité satisfaite, le loup retourna se coucher dans le lit et s’endormit bientôt, ronflant de plus en

plus fort. Le chasseur, qui passait devant la maison l’entendit et pensa : “ Qu’a donc la vieille femme à

ronfler si fort ? Il faut que tu entres et que tu voies si elle a quelque chose qui ne va pas. ” Il entra donc

et, s’approchant du lit, vit le loup qui dormait là.

- C’est ici que je te trouve, vieille canaille ! dit le chasseur. Il y a un moment que je te cherche...

Et il allait épauler son fusil, quand, tout à coup, l’idée lui vint que le loup avait peut-être mangé la grand-

mère et qu’il pouvait être encore temps de la sauver. Il posa son fusil, prit des ciseaux et se mit à tailler

le ventre du loup endormi. Au deuxième ou au troisième coup de ciseaux, il vit le rouge chaperon qui

luisait. Deux ou trois coups de ciseaux encore, et la fillette sortait du loup en s’écriant :

- Ah ! comme j’ai eu peur ! Comme il faisait noir dans le ventre du loup !

Et bientôt après, sortait aussi la vieille grand-mère, mais c’était à peine si elle pouvait encore respirer.

Le Petit Chaperon rouge se hâta de chercher de grosses pierres, qu’ils fourrèrent dans le ventre du loup.

Quand celui-ci se réveilla, il voulut bondir, mais les pierres pesaient si lourd qu’il s’affala et resta mort

sur le coup. Tous les trois étaient bien contents : le chasseur prit la peau du loup et rentra chez lui ; la

grand-mère mangea la galette et but le vin que le Petit Chaperon rouge lui avait apportés, se retrouvant

Page 41: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

41

bientôt à son aise. Mais pour ce qui est du Petit Chaperon elle se jura : “ Jamais plus de ta vie tu ne

quitteras le chemin pour courir dans les bois, quand ta mère te l’a défendu. ”

Les frères Grimm, Le petit chaperon rouge (1812)

Docs complémentaires :

Doc 1 :

Affiche du film de Jacques Demy Peau d'âne, 1970

Doc 2 :

« Pendant longtemps, tout fut simple. Pour se faire peur, il y avait les contes de Perrault, des frères

Page 42: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

42

Grimm, d'Andersen et d'autres. Des récits fondés sur des contes populaires dont l'origine se perd dans

la nuit des temps, et dont les thèmes et les personnages - sorcières, fées, enfants perdus, ogres et loups

affamés, méchants rois et princesses à marier - se retrouvent plus ou moins dans le monde entier. Une

universalité qui signifie pour les psychanalystes que ces récits mobilisent des processus inconscients

communs à tous les peuples, faits de pulsions, d'angoisses et de fantasmes. Fantasmes de "dévoration" (Le Petit Chaperon rouge), de castration (Hänsel et Gretel), d'abandon

(Cendrillon, Le Petit Poucet)... "L'enfant est traversé par des angoisses, par des émotions et

sentiments violents (la peur, la colère, la haine) qu'il ne sait pas encore maîtriser. Les contes lui

permettent de s'identifier à des héros qui ont les mêmes problèmes et auxquels ils trouvent des

solutions, puisque la fin est toujours heureuse", notait Bruno Bettelheim dans sa célèbre Psychanalyse

des contes de fées. Si la peur d'être dévoré prend l'apparence d'une sorcière, "il est facile de s'en

débarrasser en la faisant rôtir dans un four", écrivait-il. Ainsi l'aspect effrayant des contes permet non seulement aux enfants de s'évader pour leur plaisir, mais

aussi d'atténuer leurs problèmes psychologiques personnels. D'où l'intérêt que leur témoignent

psychologues et éducateurs, nombreux à faire de ces récits des outils thérapeutiques et pédagogiques. Mais que devient l'enfant lecteur ordinaire, à l'heure où les contes traditionnels perdent de leur impact

? Comment apprivoise-t-il ses peurs, de quelle manière développe-t-il son imaginaire ? A plonger dans

le foisonnement actuel de la littérature enfantine, on se rend compte que les récits de nos grands-

parents ont laissé place à des contes modernes tout aussi merveilleux, tout aussi inquiétants. Et que

leur public en redemande, comme en témoigne le phénoménal succès de Harry Potter ou du Seigneur

des anneaux, ou encore celui de la collection Chair de poule, forte de quelque 80 titres, aux éditions

Bayard. Sur ce plan, rien n'a donc changé : les enfants adorent toujours avoir peur "pour de faux", et continuent

de trouver dans la lecture matière à assouvir cette délicieuse sensation. Mais les adultes, eux, sont

souvent plus hésitants. Comme s'ils ne savaient plus ce qu'il convient de proposer à leur jeunesse en

matière d'évasion. Comme s'ils avaient peur "pour de vrai". "Chez les éditeurs comme chez les médias, il y a actuellement une tendance à édulcorer, à adoucir les

récits", constate Abbi Patrix. Codirecteur de la Maison du conte de Chevilly-Larue (Val-de-Marne), où

il anime une équipe de jeunes conteurs, ce colporteur de parole en est pourtant convaincu : "Les

enfants ont un vrai besoin d'être en lien avec leur peur intérieure et avec le monde de la mort que

véhiculent tous les contes." Dans une société que la mort, précisément, dérange de plus en plus, et qui cherche à l'oublier en la

cachant, il est normal que les parents hésitent à offrir à leurs enfants des récits sombres ou morbides.

Mais ils n'ont pas forcément raison. "Plus les adultes prennent conscience que les enfants sont des

êtres sensibles, susceptibles d'être marqués toute leur vie par des événements survenus dans leurs

premières années, plus ils ont tendance à refouler vis-à-vis d'eux ce qui a trait au sexuel et à

l'angoisse", précise la psychanalyste Sophie de Mijolla-Mellor. Selon elle, c'est toutefois "une erreur

de penser qu'il faut les préserver des livres et des spectacles qui font peur".

S'interrogeant sur ce qu'elle appelle "l'angoisse de fiction", Mme de Mijolla-Mellor remarque que

celle-ci constitue "l'issue sublimatoire d'une autre angoisse, bien réelle celle-là, et permet du même

coup d'en transformer le désagrément en plaisir". Se plonger dans l'effroi d'une bonne histoire peut

donc avoir une réelle utilité. Mais, dans ce domaine où l'imaginaire est roi, aucune prescription n'est

possible. "C'est l'enfant qui sait et doit savoir ce qui lui plaît ou non", précise la psychanalyste. C'est

pourquoi "le vrai livre" est celui qu'il aura le sentiment d'avoir découvert seul. Celui avec lequel il

conservera un rapport singulier, "fait de ses propres fantasmes un instant découverts sous l'alibi du

récit".

Catherine Vincent, Du bienfait des contes qui font frissonner, « article » Le Monde (2006)

Page 43: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

43

La poésie du XIXème au XXème siècle : du romantisme au surréalisme

classe de seconde 1.

Vénus anadyomène

Comme d'un cercueil vert en fer blanc, une tête

De femme à cheveux bruns fortement pommadés

D'une vieille baignoire émerge, lente et bête,

Avec des déficits assez mal ravaudés ;

Puis le col gras et gris, les larges omoplates

Qui saillent ; le dos court qui rentre et qui ressort ;

Puis les rondeurs des reins semblent prendre l'essor ;

La graisse sous la peau paraît en feuilles plates ;

L'échine est un peu rouge, et le tout sent un goût

Horrible étrangement ; on remarque surtout

Des singularités qu'il faut voir à la loupe...

Les reins portent deux mots gravés : Clara Venus ;

- Et tout ce corps remue et tend sa large croupe

Belle hideusement d'un ulcère à l'anus.

Arthur Rimbaud - Cahiers de Douai – 1870

Un hémisphère dans une chevelure

Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l'odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage,

comme un homme altéré dans l'eau d'une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir

odorant, pour secouer des souvenirs dans l'air.

Si tu pouvais savoir tout ce que je vois! tout ce que je sens! tout ce que j'entends dans tes cheveux !

Mon âme voyage sur le parfum comme l'âme des autres hommes sur la musique.

Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et de mâtures; ils contiennent de grandes

mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, où l'espace est plus bleu et plus

profond, où l'atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine.

Dans l'océan de ta chevelure, j'entrevois un port fourmillant de chants mélancoliques, d'hommes

vigoureux de toutes nations et de navires de toutes formes découpant leurs architectures fines et

compliquées sur un ciel immense où se prélasse l'éternelle chaleur.

Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs des longues heures passées sur un

divan, dans la chambre d'un beau navire, bercées par le roulis imperceptible du port, entre les pots de

fleurs et les gargoulettes rafraîchissantes.

Dans l'ardent foyer de ta chevelure, je respire l'odeur du tabac mêlé à l'opium et au sucre; dans la

Page 44: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

44

nuit de ta chevelure, je vois resplendir l'infini de l'azur tropical; sur les rivages duvetés de ta chevelure

je m'enivre des odeurs combinées du goudron, du musc et de l'huile de coco.

Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveux

élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs.

Charles Baudelaire - Le Spleen de Paris

La Courbe de tes yeux

La courbe de tes yeux fait le tour de mon coeur,

Un rond de danse et de douceur,

Auréole du temps, berceau nocturne et sûr,

Et si je ne sais plus tout ce que j'ai vécu

C'est que tes yeux ne m'ont pas toujours vu.

Feuilles de jour et mousse de rosée,

Roseaux du vent, sourires parfumés,

Ailes couvrant le monde de lumière,

Bateaux chargés du ciel et de la mer,

Chasseurs des bruits et sources des couleurs,

Parfums éclos d'une couvée d'aurores

Qui gît toujours sur la paille des astres,

Comme le jour dépend de l'innocence

Le monde entier dépend de tes yeux purs

Et tout mon sang coule dans leurs regards.

Paul ELUARD, Capitale de la douleur, (1926)

Femme noire

Femme nue, femme noire

Vétue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté

J'ai grandi à ton ombre; la douceur de tes mains bandait mes yeux

Et voilà qu'au cœur de l'Eté et de Midi,

Je te découvre, Terre promise, du haut d'un haut col calciné

Et ta beauté me foudroie en plein cœur, comme l'éclair d'un aigle

Femme nue, femme obscure

Fruit mûr à la chair ferme, sombres extases du vin noir, bouche qui fais lyrique ma bouche

Savane aux horizons purs, savane qui frémis aux caresses ferventes du Vent d'Est

Tamtam sculpté, tamtam tendu qui gronde sous les doigts du vainqueur

Ta voix grave de contralto est le chant spirituel de l'Aimée

Femme noire, femme obscure

Huile que ne ride nul souffle, huile calme aux flancs de l'athlète, aux flancs des princes du Mali

Gazelle aux attaches célestes, les perles sont étoiles sur la nuit de ta peau.

Délices des jeux de l'Esprit, les reflets de l'or ronge ta peau qui se moire

A l'ombre de ta chevelure, s'éclaire mon angoisse aux soleils prochains de tes yeux.

Page 45: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

45

Femme nue, femme noire

Je chante ta beauté qui passe, forme que je fixe dans l'Eternel

Avant que le destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir les racines de la vie.

Léopold Sédar Senghor, Chants d'ombre

Texte :

Si tu t'imagines

si tu t'imagines

fillette fillette

si tu t'imagines

xa va xa va xa

va durer toujours

la saison des za

la saison des za

saison des amours

ce que tu te goures

fillette fillette

ce que tu te goures

Si tu crois petite

si tu crois ah ah

que ton teint de rose

ta taille de guêpe

tes mignons biceps

tes ongles d'émail

ta cuisse de nymphe

et ton pied léger

si tu crois petite

xa va xa va xa va

va durer toujours

ce que tu te goures

fillette fillette

ce que tu te goures

les beaux jours s'en vont

les beaux jours de fête

soleils et planètes

tournent tous en rond

mais toi ma petite

tu marches tout droit

vers sque tu vois pas

très sournois s'approchent

la ride véloce

la pesante graisse

le menton triplé

le muscle avachi

allons cueille cueille

les roses les roses

roses de la vie

Page 46: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

46

et que leurs pétales

soient la mer étale

de tous les bonheurs

allons cueille cueille

si tu le fais pas

ce que tu te goures

fillette fillette

ce que tu te goures

Raymond Queneau, L'instant fatal

boticelli la naissance de Venus

Olympia Manet 1863

Page 47: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

47

Classe de seconde : La poésie du XIXème au XXème siècle 2

: du romantisme au surréalisme

Pour mieux connaître Desnos, courte biographie.

http://www.espacefrancais.com/robert-desnos/

Poèmes extraits de Corps et Biens Robert Desnos 1930

J'AI TANT RÊVÉ DE TOI

J'ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité.

Est-il encore temps d'atteindre ce corps vivant et de baiser sur cette bouche la naissance de la voix qui

m'est chère?

J'ai tant rêvé de toi que mes bras habitués en étreignant ton ombre à se croiser sur ma poitrine ne se

plieraient pas au contour de ton corps, peut-être.

Et que, devant l'apparence réelle de ce qui me hante et me gouverne depuis des jours et des années je

deviendrais une ombre sans doute,

Ô balances sentimentales.

J'ai tant rêvé de toi qu'il n'est plus temps sans doute que je m’éveille. Je dors debout, le corps exposé à

toutes les apparences de la vie et de l'amour et toi la seule qui compte aujourd'hui pour moi, je pourrais

moins toucher ton front et tes lèvres que les premières lèvres et le premier front venu.

J'ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, couché avec ton fantôme qu'il ne me reste plus peut-être, et

pourtant, qu’à être fantôme parmi les fantômes et plus ombre cent fois que l'ombre qui se promène et

se promènera allègrement sur le cadran solaire de ta vie.

NON L'AMOUR N'EST PAS MORT

Non l'amour n'est pas mort en ce cœur et ces yeux et cette bouche qui proclamait ses funérailles

commencées.

Écoutez, j'en ai assez du pittoresque et des couleurs et du charme.

J'aime l'amour, sa tendresse et sa cruauté.

Mon amour n'a qu'un seul nom, qu'une seule forme.

Tout passe. Des bouches se collent à cette bouche.

Mon amour n'a qu'un nom, qu'une forme. Et si quelque jour tu t'en souviens

Ô toi, forme et nom de mon amour,

Un jour sur la mer entre l'Amérique et l'Europe,

A l'heure où le rayon final du soleil se réverbère sur la surface ondulée des vagues, ou bien une nuit

d'orage sous un arbre dans la campagne ou dans une rapide automobile,

Un matin de printemps boulevard Malesherbes,

Un jour de pluie,

A l'aube avant de te coucher,

Dis-toi, je l'ordonne à ton fantôme familier, que je fus seul à t'aimer davantage et qu'il est dommage

que tu ne l'aies pas connu.

'Dis-toi qu'il ne faut pas regretter les choses: Ronsard avant moi et Baudelaire ont chanté le regret des

vieilles et des mortes qui méprisèrent le plus pur amour.

Toi quand tu seras morte

Tu seras belle et toujours désirable.

Je serai mort déjà, enclos tout entier en ton corps immortel, en ton image étonnante présente à jamais

parmi les merveilles perpétuelles de la vie et de l’éternité, mais si je vis

Ta voix et son accent, ton regard et ses rayons,

L'odeur de toi et celle de tes cheveux et beaucoup d'autres choses encore vivront en moi,

Page 48: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

48

En moi qui ne suis ni Ronsard ni Baudelaire,

Moi qui suis Robert Desnos et qui pour t'avoir connue et aimée,

Les vaux bien;

Moi qui suis Robert Desnos, pour t'aimer

Et qui ne yeux pas attacher d'autre réputation à ma mémoire sur la terre méprisable. .

LA VOIX DE ROBERT DESNOS

Si semblable à la fleur et au courant d'air au cours d'eau aux ombres passagères

au sourire entrevu ce fameux soir à minuit

si semblable à tout au bonheur et à la tristesse

c'est le minuit passé dressant son torse nu au-dessus des beffrois et des peupliers

j'appelle à moi ceux-là perdus dans les campagnes

les vieux cadavres les jeunes chênes coupes .

les lambeaux d’étoffe pourrissant sur la terre et le linge séchant aux alentours des fermes

j'appelle à moi les tornades et les ouragans les tempêtes les typhons les cyclones

les raz de marée

les tremblements de terre

j'appelle à moi la fumée des volcans et celle des cigarettes

les ronds de fumée des cigares de luxe j'appelle à moi les amours et les amoureux

j'appelle à moi les vivants et les morts

j'appelle les fossoyeurs j'appelle les assassins

j'appelle les bourreaux j'appelle les pilotes les maçons et les architectes

les assassins

j'appelle la chair

j'appelle celle que j'aime

j'appelle celle que j'aime

j'appelle celle que j'aime

le minuit triomphant déploie ses ailes de satin et se pose sur mon lit

les beffrois et les peupliers se plient à mon désir ceux-là s'écroulent ceux-là s'affaissent

les perdus dans la campagne se retrouvent en me trouvant

les vieux cadavres ressuscitent à ma voix

les jeunes chênes coupés se couvrent de verdure

les lambeaux d'étoffe pourrissent dans la terre et sur la terre claquent à ma voix comme l'étendard de la

révolte le linge séchant aux alentours des fermes habille d'adorables femmes que je n'adore pas qui

viennent à moi obéissent à ma voix et m'adorent

les tornades tournent dans ma bouche

les ouragans rougissent s'il est possible mes lèvres les tempêtes grondent à mes pieds

les typhons s'il est possible me dépeignent je reçois les baisers d'ivresse des cyclones

les raz de marée viennent mourir à mes pieds

les tremblements de terre ne m'ébranlent pas mais font

tout crouler à mon ordre

la fumée des volcans me vêt de ses vapeurs et celle des cigarettes me parfume

et les ronds de fumée des cigares me couronnent

les amours et l'amour si longtemps poursuivis se réfugient en moi

les amoureux écoutent ma voix

les vivants et les morts se soumettent et me saluent les premiers froidement les seconds familièrement

les fossoyeurs abandonnent les tombes à peine creusées et déclarent que moi seul puis commander

leurs nocturnes travaux

les assassins me saluent

les bourreaux invoquent la révolution invoquent ma voix

invoquent mon nom

les pilotes se guident sur mes yeux

les maçons ont le vertige en m'écoutant

Page 49: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

49

les architectes partent pour le désert

les assassins me bénissent

la chair palpite à mon appel

celle que j'aime ne m'écoute pas

celle que j'aime ne m'entend pas

celle que j'aime ne me répond pas

XXIV. DE LA ROSE DE MARBRE À LA ROSE DE FER

La rose de marbre immense et blanche était seule sur la place déserte où les ombres se prolongeaient à

l'infini. Et la rose de marbre seule sous le soleil et les étoiles était reine de la solitude. Et sans parfum

la rose de marbre sur sa tige rigide au sommet du piédestal de granit ruisselait de tous les flots du ciel.

La lune s'arrêtait pensive en son cœur glacial et les déesses des jardins les déesses de marbre à ses

pétales venaient éprouver leurs seins froids.

La rose de verre résonnait à tous les bruits du littoral. Il n'était pas un sanglot de vague brisée qui ne la

fit vibrer. Autour de sa tige fragile et de son cœur transparent des arcs-en-ciel tournaient avec les

astres. La pluie glissait en boules délicates sur ses feuilles que parfois le vent faisait gémir à l'effroi

des ruisseaux et des vers luisants.

La rose de charbon était un phénix nègre que la poudre transformait en rose de feu. Mais sans cesse

issue des corridors ténébreux de la mine où les mineurs la recueillaient avec respect pour la transporter

au jour dans sa gangue d'anthracite la rose de charbon veillait aux portes du désert.

La rose de papier buvard saignait parfois au crépuscule quand le soir à son pied venait s'agenouiller.

La rose de buvard gardienne de tous les secrets et mauvaise conseillère saignait un sang plus épais que

l'écume de mer et qui n'était pas le sien.

La rose de nuages apparaissait sur les villes maudites à l'heure des éruptions de volcans à l'heure des

incendies à l'heure des émeutes et au-dessus de Paris quand la commune y mêla les veines irisées du

pétrole et l'odeur de la poudre elle fut belle belle au 21 janvier belle au mois d' oçtobre dans le vent

froid des steppes belle en 1905 à l'heure des miracles à l'heure de l'amour.

La rose de bois présidait aux gibets. Elle fleurissait au plus haut de la guillotine puis dormait dans la

mousse à l'ombre immense des champignons.

La rose de fer avait été battue durant des siècles par des forgerons d'éclairs. Chacune de ses feuilles

était grande comme un ciel inconnu. Au moindre choc elle rendait le bruit du tonnerre. Mais qu'elle

était douce aux amoureuses désespérées la rose de fer.

La rose de marbre la rose de verre la rose de charbon la rose de papier buvard la rose de nuages la rose

de bois la rose de fer refleuriront toujours mais aujourd'hui elles sont effeuillées sur ton tapis.

Qui es-tu? toi qui écrases sous tes pieds nus les débris fugitifs de la rose de marbre de la rose de verre

de la rose de charbon de la rose de papier buvard de la rose de nuages de la rose de bois de la rose de

fer.

Documents complémentaires

A L'image surréaliste (extrait du Manifeste du surréalisme, 1924)

[ ... ] Pierre Reverdy, écrivait :

L'image est une création pure de l'esprit. Elle ne peut naître d'une comparaison mais du

rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités

rapprochées seront lointains et justes, plus l'image sera forte - plus elle aura de puissance émotive et

de réalité poétique ... etc.

[ ... ]

Il en va des images surréalistes comme de ces images de l'opium que l'homme n'évoque plus, mais qui

Page 50: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

50

« s'offrent à lui, spontanément, despotiquement. Il ne peut pas les congédier; car la volonté n'a plus de

force et ne gouverne plus les facultés»( Baudelaire) Reste à savoir si l'on a jamais « évoqué» les

images. Si l'on s'en tient, comme je le fais, à la définition de Reverdy, il ne semble pas possible de

rapprocher volontairement ce qu'il appelle « deux réalités distantes ». Le rapprochement se fait ou ne

se fait pas, voilà tout. Je nie, pour ma part, de la façon la plus formelle, que chez Reverdy des images

telles que:

Dans le ruisseau il y a une chanson qui coule

ou:

Le jour s'est déplié comme une nappe blanche

ou:

Le monde rentre dans un sac

offrent le moindre degré de préméditation. Il est faux, selon moi, de prétendre que « l'esprit a saisi les

rapports» des deux réalités en présence. Il n'a, pour commencer, rien saisi consciemment. C'est du

rapprochement en quelque sorte fortuit des deux termes qu'a jailli une lumière particulière, lumière de

l'image, à laquelle nous nous montrons infiniment sensibles. La valeur de l'image dépend de la beauté

de l'étincelle obtenue; elle est, par conséquent, fonction de la différence de potentiel entre les deux

conducteurs. [ ... ] L'atmosphère surréaliste créée par l'écriture mécanique, que j'ai tenu à mettre à la

portée de tous, se prête particulièrement à la production des plus belles images. [ ... ] Les types

innombrables d'images surréalistes appelleraient une classification que, pour aujourd'hui, je ne me

propose pas de tenter. Les grouper selon leurs affinités particulières m'entraînerait trop loin; je veux

tenir compte, essentiellement, de leur commune vertu. Pour moi, la plus forte est celle qui présente le

degré d'arbitraire le plus élevé, je ne le cache pas; celle qu'on met le plus longtemps à traduire en

langage pratique, soit qu'elle recèle une dose énorme de contradiction apparente, soit que l'un de ses

termes en soit curieusement dérobé, soit que s'annonçant sensationnelle, elle ait l'air de se dénouer

faiblement (qu'elle ferme brusquement l'angle de son compas), soit qu'elle tire d'elle-même une

justification formelle dérisoire, soit qu'elle soit d'ordre hallucinatoire, soit qu'elle prête très

naturellement à l'abstrait le masque du concret, ou inversement, soit qu'elle implique la négation de

quelque propriété physique élémentaire, soit qu'elle déchaîne le rire. En voici, dans l'ordre, quelques

exemples:

Le rubis du Champagne. Lautréamont.

Beau comme la loi de l'arrêt du développement de la poitrine chez les adultes dont la propension à la

croissance n'est pas en rapport avec la quantité de molécules que leur organisme s'assimile.

Lautréamont.

Une église se dressait éclatante comme une cloche. Philippe Soupault.

Dans le sommeil de Rrose Sélavy il y a un nain sorti d'un puits qui vient manger son pain la nuit.

Robert Desnos.

Sur le pont la rosée à tête de chatte se berçait. André Breton.

Un peu à gauche, dans mon firmament deviné, j'aperçois - mais sans doute n'est-ce qu'une vapeur de

sang et de meurtre - le brillant dépoli des perturbations de la liberté. Louis Aragon.

Dans la forêt incendiée,

Les lions étaient frais. Roger Vitrac.

La couleur des bas d'une femme n'est pas forcément à l'image de ses yeux, ce qui a fait dire à un

philosophe qu'il est inutile de nommer: « Les céphalopodes ont plus de raisons que les quadrupèdes

de haïr le progrès. » Max Morise.

B L'Union libre , André Breton, in Clair de Terre, 1931

Ma femme à la chevelure de feu de bois

Aux pensées d'éclairs de chaleur

A la taille de sablier

Ma femme à la taille de loutre entre les dents du tigre

Page 51: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

51

Ma femme à la bouche de cocarde et de bouquet d'étoiles de dernière grandeur

Aux dents d'empreintes de souris blanche sur la terre blanche

A la langue d'ambre et de verre frottés

Ma femme à la langue d'hostie poignardée

A la langue de poupée qui ouvre et ferme les yeux

A la langue de pierre incroyable

Ma femme aux cils de bâtons d'écriture d'enfant

Aux sourcils de bord de nid d'hirondelle

Ma femme aux tempes d'ardoise de toit de serre

Et de buée aux vitres

Ma femme aux épaules de champagne

Et de fontaine à têtes de dauphins sous la glace

Ma femme aux poignets d'allumettes

Ma femme aux doigts de hasard et d'as de coeur

Aux doigts de foin coupé

Ma femme aux aisselles de martre et de fênes

De nuit de la Saint-Jean

De troène et de nid de scalares

Aux bras d'écume de mer et d'écluse

Et de mélange du blé et du moulin

Ma femme aux jambes de fusée

Aux mouvements d'horlogerie et de désespoir

Ma femme aux mollets de moelle de sureau

Ma femme aux pieds d'initiales

Aux pieds de trousseaux de clés aux pieds de calfats qui boivent [ ... ]

C Man Ray, Le Violon d'Ingres, 1924

Page 52: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

52

La tragédie et la comédie au XVIIe siècle : le classicisme. TEXTE 1 : Plaute, Amphitryon (187avJC), acte 1, scène 1, traduction d’Henri Clouart, 1971

Mercure

Oses-tu dire encore que tu es Sosie, quand c'est moi qui le suis?

Sosie

Je suis perdu !

Mercure

Tu n'y es pas encore : ce sera bien autre chose. A qui appartiens-tu maintenant?

Sosie

A toi, puisque ton poing t'a mis en possession de ma personne. O Thébains! Citoyens! à l'aide!

Mercure

Tu cries, bourreau? Parle : pourquoi viens-tu?

Sosie

Pour être la victime de tes poings.

Mercure

A qui appartiens-tu?

Sosie

A Amphitryon, te dis-je, moi, Sosie.

Mercure

Je t'assommerai pour mentir ainsi. C'est moi qui suis Sosie; ce n'est pas toi. […]

Sosie

Ce que tu voudras, comme tu voudras; tu es le plus fort des poings. Mais tu auras beau faire; par

Hercule! Je ne me renierai pas.

Mercure

Je veux être mort si tu m'empêches aujourd'hui d'être Sosie.

Sosie

Et toi, par Pollux, tu ne m'empêcheras pas d'être moi, et d'appartenir à mon maître. Il n'y a pas ici

d'autre esclave nommé Sosie que moi, qui ai suivi Amphitryon à l'armée.

Mercure

Cet homme est fou.

Sosie

Tu me gratifies de ton propre mal. Quoi, maudit animal! Est-ce que je ne suis pas Sosie, l'esclave

d'Amphitryon? Notre vaisseau ne m'a-t-il pas conduit ici, cette nuit, du port Persique? Mon maître

ne m'a-t-il pas envoyé ici? N'est-ce pas moi que voilà debout devant notre maison? N'ai-je pas une

lanterne à la main?

Texte 2 : Molière, AMPHITRYON, Acte 2, scène 1

(…)

AMPHITRYON

On t'a battu?

SOSIE

Vraiment.

Page 53: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

53

AMPHITRYON

Et qui?

SOSIE

Moi.

AMPHITRYON

Toi, te battre?

SOSIE

Oui, moi: non pas le moi d'ici,

Mais le moi du logis, qui frappe comme quatre.

AMPHITRYON

Te confonde le Ciel de me parler ainsi!

SOSIE

Ce ne sont point des badinages.

Le moi que j'ai trouvé tantôt

Sur le moi qui vous parle a de grands avantages:

Il a le bras fort, le cœur haut;

J'en ai reçu des témoignages,

Et ce diable de moi m'a rossé comme il faut;

C'est un drôle qui fait des rages.

AMPHITRYON

Achevons. As-tu vu ma femme?

SOSIE

Non.

AMPHITRYON

Pourquoi?

SOSIE

Par une raison assez forte.

AMPHITRYON

Qui t'a fait y manquer, maraud? explique-toi.

SOSIE

Faut-il le répéter vingt fois de même sorte?

Moi, vous dis-je, ce moi plus robuste que moi,

Ce moi qui s'est de force emparé de la porte,

Ce moi qui m'a fait filer doux,

Ce moi qui le seul moi veut être,

Ce moi de moi-même jaloux,

Page 54: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

54

Ce moi vaillant, dont le courroux

Au moi poltron s'est fait connaître,

Enfin ce moi qui suis chez nous,

Ce moi qui s'est montré mon maître,

Ce moi qui m'a roué de coups.

AMPHITRYON

Il faut que ce matin, à force de trop boire,

Il se soit troublé le cerveau.

(…)

Texte 3 : Jean Giraudoux, Amphitryon 38, Acte 2, scène 2 (1938)

JUPITER : Tu n'as jamais désiré être déesse, ou presque déesse ? ALCMÈNE : Certes non. Pourquoi

faire ? JUPITER : Pour être honorée et révérée de tous. ALCMÈNE : Je le suis comme simple femme, c'est

plus méritoire. JUPITER : Pour être d'une chair plus légère, pour marcher sur les airs, sur les

eaux. ALCMÈNE : C'est ce que fait toute épouse, alourdie d'un bon mari. JUPITER : Pour comprendre les

raisons des choses, des autres mondes. ALCMÈNE : Les voisins ne m'ont jamais intéressée. JUPITER : Alors,

pour être immortelle ! ALCMÈNE : Immortelle ? À quoi bon ? À quoi cela sert-il ? JUPITER : Comment, à

quoi ! Mais à ne pas mourir ! ALCMÈNE : Et que ferai-je, si je ne meurs pas ? JUPITER : Tu vivras

éternellement, chère Alcmène, changée en astre ; tu scintilleras dans la nuit jusqu'à la fin du

monde. ALCMÈNE : Qui aura lieu ? JUPITER : Jamais. ALCMÈNE : Charmante soirée ! Et toi, que feras-

tu ? JUPITER : Ombre sans voix, fondue dans les brumes de l'enfer, je me réjouirai de penser que mon épouse

flamboie là-haut, dans l'air sec. ALCMÈNE : Tu préfères d'habitude les plaisirs mieux partagés… Non, chéri,

que les dieux ne comptent pas sur moi pour cet office… L'air de la nuit ne vaut d'ailleurs rien à mon teint de

blonde… Ce que je serais crevassée, au fond de l'éternité ! JUPITER : Mais que tu seras froide et vaine, au fond

de la mort ! ALCMÈNE : Je ne crains pas la mort. C'est l'enjeu de la vie. Puisque ton Jupiter, à tort ou à raison,

a créé la mort sur la terre, je me solidarise avec mon astre. Je sens trop mes fibres continuer celles des autres

hommes, des animaux, même des plantes, pour ne pas suivre leur sort. Ne me parle pas de ne pas mourir tant

qu'il n'y aura pas un légume immortel. Devenir immortel, c'est trahir, pour un humain. D'ailleurs, si je pense au

grand repos que donnera la mort à toutes nos petites fatigues, à nos ennuis de second ordre, je lui suis

reconnaissante de sa plénitude, de son abondance même… S'être impatienté soixante ans pour des vêtements mal

teints, des repas mal réussis, et avoir enfin la mort, la constante, l'étalé mort, c'est une récompense hors de toute

proportion… Pourquoi me regardes-tu soudain de cet air respectueux ? JUPITER : C'est que tu es le premier

être vraiment humain que je rencontre.

Texte complémentaire

Amphitryon à la Comédie Française

Que croire ? Que dire ? La nouvelle mise en scène de l’Amphitryon de Molière à la Comédie Française

nous emporte au cœur de l’illusion théâtrale dont les dieux sont maîtres. Maquillage, costumes,

Page 55: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

55

travestissement des manières d’être (grâce à des comédiens faussaires particulièrement experts), tout

concourt à brouiller la vérité et effacer les traces des identités.

Le moi s’égare dans ce jeu de miroir. Pour séduire Alcmène, récemment mariée à Amphitryon, Jupiter,

roi des dieux, s’invite dans le lit de la belle sous les traits de son cher mari parti à la guerre. Il associe à

la manœuvre son fils, le dévoué Mercure, qui, lui, prend l’apparence du valet, Sosie. Un mécanisme de

faux-semblants se met en place sur la scène et s’avère vite infernal.

Dans le prologue de son Amphitryon antique, Plaute l’avait annoncé : il s’agit d’une tragi-comédie. Le

caprice des grands qui veulent se divertir peut avoir un effet dévastateur sur les petits. Molière

s’empare de cette dualité entre mensonge et vérité, et fait cohabiter malentendus cocasses et angoisse

existentielle. C’est là que l’on peut applaudir la mise en scène de Jacques Vincey, qui mêle à merveille

le burlesque et le tragique dans cette problématique du double, en s’interrogeant sur les limites de la

réalité. Usurpation, flottement identitaire, le malaise s’immisce entre les rires du spectateur et nous

laisse dans un trouble étrange lorsque le rideau tombe sur un couple conscient de la supercherie (dans

l’original, Molière ne fait pas assister Alcmène au dénouement), un couple violé et anéanti par la

désinvolture des dieux.

Le plus intéressant dans cette nouvelle adaptation est sans doute l’espace scénique. Dans Amphitryon,

tout se joue dans la pénombre de la nuit où évoluent des personnages trompeurs et hallucinatoires. Le

parti pris ici est de faire de la maison d’Amphitryon, lieu impénétrable symbolique de l’identité et de

l’intimité, une façade fantasmatique dont la matérialité n’est que fugace. Elle se construit et se

déconstruit presque de manière magique par des rais de lumière évanescents, par des marches qui se

déboîtent et se remboîtent… L’instabilité du lieu de tous les désirs et de tous les tourments fait écho à

l’ébranlement que provoque le jeu de rôle et à l’impossibilité, pour les personnages, condamnés à

rester en marge d’eux-mêmes, de ressaisir le moi qui leur a été ravi.

Amphitryon de Molière, au Théâtre du Vieux-Colombier de la Comédie Française

Mise en scène de Jacques Vincey

Avec Jérôme Pouly , Laurent Stocker, Michel Vuillermoz , Christian Hecq, Georgia Scalliet

Julia Delbourg, Muze

Page 56: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

56

A partir du groupement de trois textes qui vous est proposé, vous élaborerez un projet didactique

d’ensemble, en classe de seconde, dans le cadre de l’objet d’étude La tragédie et la comédie au XVIIe siècle : le classicisme 2.

Classe de seconde : la comédie

1Pierre Corneille L’illusion comique Acte 2 SCÈNE II. 1635

Matamore, Clindor.

CLINDOR.

Quoi ! Monsieur, vous rêvez ! Et cette âme hautaine,

Après tant de beaux faits, semble être encore en peine !

N'êtes-vous point lassé d'abattre des guerriers,

Et vous faut-il encore quelques nouveaux lauriers ?

MATAMORE.

Il est vrai que je rêve, et ne saurais résoudre

Lequel je dois des deux le premier mettre en poudre,

Du grand Sophi de Perse, ou bien du grand Mogor.

CLINDOR.

Eh ! De grâce, monsieur, laissez-les vivre encore :

Qu'ajouterait leur perte à votre renommée ?

D'ailleurs quand auriez-vous rassemblé votre armée ?

MATAMORE.

Mon armée ? Ah, poltron ! Ah, traître ! Pour leur mort

Tu crois donc que ce bras ne soit pas assez fort ?

Le seul bruit de mon nom renverse les murailles,

Défait les escadrons, et gagne les batailles.

Mon courage invaincu contre les empereurs

N'arme que la moitié de ses moindres fureurs ;

D'un seul commandement que je fais aux trois parques,

Je dépeuple l'état des plus heureux monarques ;

Le foudre est mon canon, les destins mes soldats :

Je couche d'un revers mille ennemis à bas.

D'un souffle je réduis leurs projets en fumée ;

Et tu m'oses parler cependant d'une armée !

Tu n'auras plus l'honneur de voir un second Mars :

Je vais t'assassiner d'un seul de mes regards,

Veillaque : Toutefois je songe à ma maîtresse :

Ce penser m'adoucit : va, ma colère cesse,

Et ce petit archer qui dompte tous les dieux

Vient de chasser la mort qui logeait dans mes yeux.

Regarde, j'ai quitté cette effroyable mine

Qui massacre, détruit, brise, brûle, extermine ;

Page 57: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

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Et, pensant au bel oeil qui tient ma liberté,

Je ne suis plus qu'amour, que grâce, que beauté.

CLINDOR.

Ô dieux ! En un moment que tout vous est possible !

Je vous vois aussi beau que vous étiez terrible,

Et ne crois point d'objet si ferme en sa rigueur,

Qu'il puisse constamment vous refuser son coeur.

MATAMORE.

Je te le dis encore, ne sois plus en alarme :

Quand je veux, j'épouvante ; et quand je veux, je charme ;

Et, selon qu'il me plaît, je remplis tour à tour

Les hommes de terreur, et les femmes d'amour.

Du temps que ma beauté m'était inséparable,

Leurs persécutions me rendaient misérable :

Je ne pouvais sortir sans les faire pâmer.

Mille mouraient par jour à force de m'aimer :

J'avais des rendez-vous de toutes les princesses ;

Les reines à l'envi mendiaient mes caresses ;

Celle d'Éthiopie, et celle du Japon,

Dans leurs soupirs d'amour ne mêlaient que mon nom.

De passion pour moi deux sultanes troublèrent ;

Deux autres, pour me voir, du sérail s'échappèrent :

J'en fus mal quelque temps avec le grand seigneur.

CLINDOR.

Son mécontentement n'allait qu'à votre honneur.

MATAMORE.

Ces pratiques nuisaient à mes desseins de guerre,

Et pouvaient m'empêcher de conquérir la terre.

D'ailleurs, j'en devins las ; et pour les arrêter,

J'envoyai le Destin dire à son Jupiter

Qu'il trouvât un moyen qui fît cesser les flammes

Et l'importunité dont m'accablaient les dames :

Qu'autrement ma colère irait dedans les cieux

Le dégrader soudain de l'empire des dieux,

Et donnerait à Mars à gouverner sa foudre.

La frayeur qu'il en eut le fit bientôt résoudre :

Ce que je demandais fut prêt en un moment ;

Et depuis, je suis beau quand je veux seulement.

CLINDOR.

Que j'aurais, sans cela, de poulets à vous rendre !

Page 58: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

58

MATAMORE.

De quelle que ce soit, garde-toi bien d'en prendre,

Sinon de... Tu m'entends ? Que dit-elle de moi ?

CLINDOR.

Que vous êtes des coeurs et le charme et l'effroi ;

Et que si quelque effet peut suivre vos promesses,

Son sort est plus heureux que celui des déesses.

2 Molière le Tartuffe Acte IV scène 5

TARTUFFE

Moins on mérite un bien, moins on l'ose espérer.

Nos vœux sur des discours ont peine à s'assurer.

On soupçonne aisément un sort tout plein de gloire,

Et l'on veut en jouir avant que de le croire.

Pour moi, qui crois si peu mériter vos bontés,

Je doute du bonheur de mes témérités;

Et je ne croirai rien, que vous n'ayez, Madame,

Par des réalités su convaincre ma flamme.

ELMIRE

Mon Dieu, que votre amour en vrai tyran agit,

Et qu'en un trouble étrange il me jette l'esprit!

Que sur les cours il prend un furieux empire,

Et qu'avec violence il veut ce qu'il désire!

Quoi? de votre poursuite on ne peut se parer,

Et vous ne donnez pas le temps de respirer?

Sied-il bien de tenir une rigueur si grande,

De vouloir sans quartier les choses qu'on demande,

Et d'abuser ainsi par vos efforts pressants

Du faible que pour vous vous voyez qu'ont les gens?

TARTUFFE

Mais si d'un œil bénin vous voyez mes hommages,

Pourquoi m'en refuser d'assurés témoignages?

ELMIRE

Mais comment consentir à ce que vous voulez,

Sans offenser le Ciel, dont toujours vous parlez?

TARTUFFE

Si ce n'est que le Ciel qu'à mes vœux on oppose,

Lever un tel obstacle est à moi peu de chose,

Et cela ne doit pas retenir votre cœur.

ELMIRE

Mais des arrêts du Ciel on nous fait tant de peur!

TARTUFFE

Je puis vous dissiper ces craintes ridicules,

Page 59: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

59

Madame, et je sais l'art de lever les scrupules.

Le Ciel défend, de vrai, certains contentements,

(C'est un scélérat qui parle.)

Mais on trouve avec lui des accommodements.

Selon divers besoins, il est une science

D'étendre les liens de notre conscience,

Et de rectifier le mal de l'action

Avec la pureté de notre intention.

De ces secrets, Madame, on saura vous instruire;

Vous n'avez seulement qu'à vous laisser conduire.

Contentez mon désir, et n'ayez point d'effroi.

Je vous réponds de tout, et prends le mal sur moi.

Vous toussez fort, Madame.

ELMIRE

Oui, je suis au supplice.

TARTUFFE

Vous plaît-il un morceau de ce jus de réglisse?

ELMIRE

C'est un rhume obstiné, sans doute; et je vois bien

Que tous les jus du monde ici ne feront rien.

TARTUFFE

Cela certe est fâcheux.

ELMIRE

Oui, plus qu'on ne peut dire.

TARTUFFE

Enfin votre scrupule est facile à détruire:

Vous êtes assurée ici d'un plein secret,

Et le mal n'est jamais que dans l'éclat qu'on fait;

Le scandale du monde est ce qui fait l'offense,

Et ce n'est pas pécher que pécher en silence.

ELMIRE, après avoir encore toussé.

Enfin je vois qu'il faut se résoudre à céder,

Qu'il faut que je consente à vous tout accorder,

Et qu'à moins de cela je ne dois point prétendre

Qu'on puisse être content, et qu'on veuille se rendre.

Sans doute il est fâcheux d'en venir jusque-là,

Et c'est bien malgré moi que je franchis cela;

Mais puisque l'on s'obstine à m'y vouloir réduire,

Puisqu'on ne veut point croire à tout ce qu'on peut dire,

Et qu'on veut des témoins qui soient plus convaincants,

Il faut bien s'y résoudre, et contenter les gens.

Si ce consentement porte en soi quelque offense,

Tant pis pour qui me force à cette violence;

La faute assurément n'en doit pas être à moi.

TARTUFFE

Oui, Madame, on s'en charge; et la chose de soi.

Page 60: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

60

ELMIRE

Ouvrez un peu la porte, et voyez, je vous prie,

Si mon mari n'est point dans cette galerie.

TARTUFFE

Qu'est-il besoin pour lui du soin que vous prenez?

C'est un homme, entre nous, à mener par le nez;

De tous nos entretiens il est pour faire gloire,

Et je l'ai mis au point de voir tout sans rien croire.

ELMIRE

Il n'importe: sortez, je vous prie, un moment,

Et partout là dehors voyez exactement.

3 Le Misanthrope Acte II scéne 4 1666

ACASTE

Parbleu! s'il faut parler des gens extravagants,

Je viens d'en essuyer un des plus fatigants:

Damon, le raisonneur, qui m'a, ne vous déplaise,

Une heure, au grand soleil, tenu hors de ma chaise.

CÉLIMÈNE

C'est un parleur étrange, et qui trouve toujours

L'art de ne vous rien dire avec de grands discours;

Dans les propos qu'il tient, on ne voit jamais goutte,

Et ce n'est que du bruit que tout ce qu'on écoute.

ÉLIANTE, à Philinte.

Ce début n'est pas mal; et contre le prochain

La conversation prend un assez bon train.

CLITANDRE

Timante encor, Madame, est un bon caractère.

CÉLIMÈNE

C'est de la tête aux pieds un homme tout mystère,

Qui vous jette en passant un coup d'œil égaré,

Et, sans aucune affaire, est toujours affairé.

Tout ce qu'il vous débite en grimaces abonde;

À force de façons, il assomme le monde;

Sans cesse il a, tout bas, pour rompre l'entretien,

Un secret à vous dire, et ce secret n'est rien;

De la moindre vétille il fait une merveille,

Et jusques au bonjour, il dit tout à l'oreille.

ACASTE

Et Géralde, Madame?

CÉLIMÈNE

Ô l'ennuyeux conteur!

Jamais on ne le voit sortir du grand seigneur;

Dans le brillant commerce il se mêle sans cesse,

Et ne cite jamais que duc, prince ou princesse:

Page 61: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

61

La qualité l'entête; et tous ses entretiens

Ne sont que de chevaux, d'équipage et de chiens;

Il tutaye en parlant ceux du plus haut étage,

Et le nom de Monsieur est chez lui hors d'usage.

CLITANDRE

On dit qu'avec Bélise il est du dernier bien.

CÉLIMÈNE

Le pauvre esprit de femme, et le sec entretien!

Lorsqu'elle vient me voir, je souffre le martyre:

Il faut suer sans cesse à chercher que lui dire,

Et la stérilité se son expression

Fait mourir à tous coups la conversation.

En vain, pour attaquer son stupide silence,

De tous les lieux communs vous prenez l'assistance:

Le beau temps et la pluie, et le froid et le chaud

Sont des fonds qu'avec elle on épuise bientôt.

Cependant sa visite, assez insupportable,

Traîne en une longueur encore épouvantable;

Et l'on demande l'heure, et l'on bâille vingt fois,

Qu'elle s'émeut autant qu'une pièce de bois.

ACASTE

Que vous semble d'Adraste?

CÉLIMÈNE

Ah! quel orgueil extrême!

C'est un homme gonflé de l'amour de soi-même.

Son mérite jamais n'est content de la cour:

Contre elle il fait métier de pester chaque jour,

Et l'on ne donne emploi, charge ni bénéfice,

Qu'à tout ce qu'il se croit on ne fasse injustice.

CLITANDRE

Mais le jeune Cléon, chez qui vont aujourd'hui

Nos plus honnêtes gens, que dites-vous de lui?

CÉLIMÈNE

Que de son cuisinier il s'est fait un mérite,

Et que c'est à sa table à qui l'on rend visite.

ÉLIANTE

Il prend soin d'y servir des mets fort délicats.

CÉLIMÈNE

Oui; mais je voudrais bien qu'il ne s'y servît pas:

C'est un fort méchant plat que sa sotte personne,

Et qui gâte, à mon goût, tous les repas qu'il donne.

PHILINTE

On fait assez de cas de son oncle Damis:

Qu'en dites-vous, Madame?

CÉLIMÈNE

Page 62: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

62

Il est de mes amis.

PHILINTE

Je le trouve honnête homme, et d'un air assez sage.

CÉLIMÈNE

Oui; mais il veut avoir trop d'esprit, dont j'enrage;

Il est guindé sans cesse; et dans tous ses propos,

On voit qu'il se fatigue à dire de bons mots.

Depuis que dans la tête il s'est mis d'être habile,

Rien ne touche son goût, tant il est difficile;

Il veut voir des défauts à tout ce qu'on écrit,

Et pense que louer n'est pas d'un bel esprit,

Que c'est être savant que trouver à redire,

Qu'il n'appartient qu'aux sots d'admirer et de rire,

Et qu'en n'approuvant rien des ouvrages du temps,

Il se met au-dessus de tous les autres gens;

Aux conversations même il trouve à reprendre:

Ce sont propos trop bas pour y daigner descendre;

Et les deux bras croisés, du haut de son esprit

Il regarde en pitié tout ce que chacun dit.

ACASTE

Dieu me damne, voilà son portrait véritable.

CLITANDRE

Pour bien peindre les gens vous êtes admirable.

ALCESTE

Allons, ferme, poussez, mes bons amis de cœur;

Vous n'en épargnez point, et chacun a son tour:

Cependant aucun d'eux à vos yeux ne se montre,

Qu'on ne vous voie, en hâte, aller à sa rencontre,

Lui présenter la main, et d'un baiser flatteur

Appuyer les serments d'être son serviteur.

CLITANDRE

Pourquoi s'en prendre à nous? Si ce qu'on dit vous blesse,

Il faut que le reproche à Madame s'adresse.

ALCESTE

Non, morbleu! c'est à vous; et vos ris complaisants

Tirent de son esprit tous ces traits médisants

documents complémentaires

A Molière PREMIER PLACET PRÉSENTÉ AU ROI

Sur la comédie du TARTUFFE, qui n’avait pas encore été représenté en public

SIRE,

Le devoir de la comédie étant de corriger les hommes en les divertissant, j’ai cru que, dans l’emploi où

je me trouve, je n’avais rien de mieux à faire que d’attaquer par des peintures ridicules les vices de

mon siècle ; et comme l’hypocrisie, sans doute, en est un des plus en usage, des plus incommodes et

Page 63: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

63

des plus dangereux, j’avais eu. SIRE, la pensée que je ne rendrais pas un petit service à tous les

honnêtes gens de votre royaume, si je faisais une comédie qui décriât les hypocrites, et mit en vue,

comme il faut, toutes les grimaces étudiées de ces gens de bien à outrance, toutes les friponneries

couvertes de ces faux-monnayeurs en dévotion, qui veulent attraper les hommes avec un zèle

contrefait et une charité sophistiquée.

Je l’ai faite. SIRE, cette comédie, avec tout le soin, comme je crois, et toutes les circonspections que

pouvait demander la délicatesse de la matière ; et pour mieux conserver l’estime et le respect qu’on

doit aux vrais dévots, j’en ai distingué le plus que j’ai pu le caractère que j’avais à toucher. Je n’ai

point laissé d’équivoque, j’ai ôté ce qui pouvait confondre le bien avec le mal, et ne me suis servi dans

cette peinture que des couleurs expresses et des traits essentiels qui font reconnaître d’abord un

véritable et franc hypocrite.

Mark William dans le Tartuffe

Page 64: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

64

La Comédie. Classe de seconde

Texte 1 - Plaute (Ile s.l, Pseudolus, Acte 1

SIMON. Attention donc, et souviens-toi de ta promesse. Çà, sais-tu que mon fils est amoureux d’une

joueuse de flûte ?

PSEUDOLUS. Assurément.

SIMON. Qu’il veut l’affranchir ?

PSEUDOLUS. Assurément encore.

SIMON. Ne t’apprêtes-tu pas à mettre en œuvre toutes tes ruses pour m’escroquer vingt mines ?

PSEUDOLUS. Vous escroquer....

SIMON. Oui, et les donner à mon fils afin qu’il rachète sa maîtresse.

PSEUDOLUS. Il faut encore avouer cela, assurément, assurément.

CALLIPHON. Il avoue !

SIMON. Ne vous le disais-je pas tout à l’heure, Calliphon ?

CALLIPHON. En effet.

SIMON. Pourquoi, dès que tu as su cette histoire, m’en as-tu fait un mystère ? pourquoi n’en ai-je pas

été instruit ?

PSEUDOLUS. Je vais vous dire. Je ne voulais pas donner le mauvais exemple d’un esclave qui

dénonce son maître à son maître.

SIMON. Si on ne devrait pas le faire traîner par le cou au moulin !

CALLIPHON. A-t-il donc si grand tort, Simon ?

SIMON. Très-grand.

PSEUDOLUS. Laissez, je connais parfaitement mon affaire, Calliphon ; mes fautes sont à moi. (A

Simon.) Écoutez-moi, à présent. Si je ne vous ai pas informé des amourettes de votre fils, c’est que, si

je l’avais fait, je savais bien que le moulin était tout prêt.

SIMON. Et ne savais-tu pas que de mon côté aussi, le moulin t’attendait pour m’avoir caché la vérité ?

PSEUDOLUS. Si fait.

SIMON. Alors pourquoi n’avoir rien dit ?

PSEUDOLUS Parce que d’une part le mal était imminent, de l’autre il était plus éloigné. Ici un danger

présent, là un peu de temps à gagner.

PSEUDOLUS. Oh ! certainement je ne me mettrai aux genoux de personne, tant que vous serez de ce

monde ; c'est vous, ma foi, qui me donnerez l'argent; c'est de vous que je l'aurai.

SIMON. De moi?

PSEUDOLUS. Parfaitement.

SIMON. Si je t'en donne, je te permets de m'arracher un œil.

PSEUDOLUS. Vous m'en donnerez. Prenez garde à moi, je vous le conseille.

CALLIPHON. M'est avis que, si tu en viens à bout, tu auras accompli un exploit superbe.

PSEUDOLUS. Je m'en charge.

SIMON. Et si tu ne réussis pas?

PSEUDOLUS. Faites-moi battre de verges. Mais si je réussis?

SIMON. Je prends à témoin Jupiter que tu n'auras jamais rien à craindre pour cela.

PSEUDOLUS. Tâchez de vous en souvenir.

SIMON. Comment! je ne saurai me tenir sur mes gardes, quand je suis prévenu?

PSEUDOLUS. Gardez-vous bien, je vous en avertis, encore une fois, gardez-vous bien; gardez-vous. Hé,

hé ! de ces mains que voilà vous-même aujourd'hui me compterez la somme.

CALLIPHON. C'est un garçon incomparable, s'il tient parole.

PSEUDOLUS, à Calliphon. Vous pourrez m'emmener en servitude chez vous, si je ne fais pas ce que je

dis. CALLIPHON. Voilà une parole gentille. Il est à moi. PSEUDOLUS. Voulez-vous que je vous dise

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quelque chose qui vous étonnera plus encore ?

CALLIPHON. Je grille de l'apprendre, je t'écoute avec plaisir.

SIMON. Voyons, je t'entends parler avec assez de plaisir aussi.

PSEUDOLUS. Avant d'engager la bataille, j'en livrerai une autre, glorieuse, mémorable.

SIMON. Laquelle?

PSEUDOLUS. Eh ! ce marchand, votre voisin, par mon industrie et mon subtil génie, je lui escamoterai

gaiement cette joueuse de flûte qui tourue la tête à votre fils. SIMON. Par exemple!

PSEUDOLUS. Et je remporterai ma double victoire d'ici à ce soir.

SIMON. Si tu exécutes ces deux coups de maître, comme tu t'en vantes, tu surpasseras en valeur le roi

Agathocle. Mais si tu es battu, qu'auras-tu à dire sije t'enferme à l'instant même au moulin?

PSEUDOLUS. Ah ! que ce ne soit pas pour un jour seulement, mais pour tout le restant de ma vie. Et si j'en

sors à mon honneur, me donnerez-vous l'argent pour le remettre aussitôt à ce marchand, de votre

consentement? CALLIPHON. La demande de Pseudolus est trop juste; dites que vous le voulez bien.

[ ... ] CALLIPHON. Puisque c'est cela, je renonce à partir. J'ai envie d'assister à tes jeux, Pseudolus ; et si je

vois qu'il ne te donne pas d'argent comme il l'a dit, je ne veux pas que cela soit, je t'en donnerai plutôt moi-

même.

SIMON. Je ne me dédirai pas.

PSEUDOLUS. Non, car si vous refusiez on vous réclamerait à toute minute avec de beaux cris. Çà, rentrez

à présent, et à votre tour laissez-moi la place nette pour dresser mes batteries.

SIMON. Soit, nous t'obéirons.

PSEUDOLUS. Mais je désire que vous ne bougiez pas de la maison.

SIMON. J'aurai encore cette complaisance.

CALLIPHON. Moi je vais faire un tour sur la place, et je reviens bien vite.

SIMON. Ne soyez pas long. (Les deux vieillards s'en vont.)

PSEUDOLUS, aux spectateurs. Je m'en doute bien, vous vous doutez que si je promets tant de belles

choses, c'est pour vous amuser, pour arriver au bout de la pièce, et que je ne ferai pas ce que j'ai annoncé. Je

ne me rétracte point, et il y a une chose dont je suis bien sûr, c'est que je ne sais pas encore comment je m'y

prendrai; mais je viendrai à mon but. Quand on se présente sur les planches dans une situation nouvelle, il

faut y apporter quelque invention nouvelle aussi. Si l'on est impuissant, qu'on laisse la place à un plus

capable. Mais je veux me retirer quelques instants au logis pour arrêter tout mon plan dans ma cervelle.

Pendant ce temps, le joueur de flûte vous divertira.

Texte 2 Molière, Les Fourberies de Scapin, III, 2

GÉRONTE.- Eh, Scapin, montre-toi serviteur zélé. Ne m’abandonne pas, je te prie.

SCAPIN.- Je le veux bien. J’ai une tendresse pour vous qui ne saurait souffrir que je vous laisse sans

secours.

GÉRONTE.- Tu en seras récompensé, je t’assure ; et je te promets cet habit-ci, quand je l’aurai un peu

usé.

SCAPIN.- Attendez. Voici une affaire que je me suis trouvée fort à propos pour vous sauver. Il faut

que vous vous mettiez dans ce sac et que...

GÉRONTE, croyant voir quelqu’un.- Ah !

SCAPIN.- Non, non, non, non, ce n’est personne. Il faut, dis-je, que vous vous mettiez là dedans, et

que vous gardiez de remuer en aucune façon. Je vous chargerai sur mon dos, comme un paquet de

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quelque chose, et je vous porterai ainsi au travers de vos ennemis, jusque dans votre maison, où quand

nous serons une fois, nous pourrons nous barricader, et envoyer quérir main-forte contre la violence.

GÉRONTE.- L’invention est bonne.

SCAPIN.- La meilleure du monde. Vous allez voir. (À part.) Tu me payeras l’imposture.

GÉRONTE.- Eh ?

SCAPIN.- Je dis que vos ennemis seront bien attrapés. Mettez-vous bien jusqu’au fond, et surtout

prenez garde de ne vous point montrer, et de ne branler pas, quelque chose qui puisse arriver.

GÉRONTE.- Laisse-moi faire. Je saurai me tenir...

SCAPIN.- Cachez-vous. Voici un spadassin qui vous cherche. (En contrefaisant sa voix.) "Quoi ? Jé

n’aurai pas l’abantage dé tuer cé Geronte, et quelqu’un par charité né m’enseignera pas où il est ?" (À

Géronte avec sa voix ordinaire.) Ne branlez pas. (Reprenant son ton contrefait.) "Cadédis , jé lé

trouberai, sé cachât-il au centre dé la terre." (À Géronte avec son ton naturel.) Ne vous montrez pas.

(Tout le langage gascon est supposé de celui qu’il contrefait, et le reste de lui.) "Oh, l’homme au sac !"

Monsieur. "Jé té vaille un louis, et m’enseigne où put être Géronte ." Vous cherchez le seigneur

Géronte ? "Oui, mordi ! Jé lé cherche." Et pour quelle affaire, Monsieur ? "Pour quelle affaire ?" Oui.

"Jé beux, cadédis, lé faire mourir sous les coups de vaton." Oh ! Monsieur, les coups de bâton ne se

donnent point à des gens comme lui, et ce n’est pas un homme à être traité de la sorte. "Qui, cé fat dé

Geronte, cé maraut, cé velître ?" Le seigneur Géronte, Monsieur, n’est ni fat, ni maraud, ni belître, et

vous devriez, s’il vous plaît, parler d’autre façon. "Comment, tu mé traites, à moi , avec cette hautur ?"

Je défends, comme je dois, un homme d’honneur qu’on offense. "Est-ce que tu es des amis dé cé

Geronte ?" Oui, Monsieur, j’en suis. "Ah ! Cadédis, tu es de ses amis, à la vonne hure." (Il donne

plusieurs coups de bâton sur le sac.) "Tiens. Boilà cé que jé té vaille pour lui." Ah, ah, ah ! Ah,

Monsieur ! Ah, ah, Monsieur ! Tout beau. Ah, doucement, ah, ah, ah ! "Va, porte-lui cela de ma part.

Adiusias ." Ah ! diable soit le Gascon ! Ah !

En se plaignant et remuant le dos, comme s’il avait reçu les coups de bâton.

GÉRONTE, mettant la tête hors du sac.- Ah, Scapin, je n’en puis plus.

SCAPIN.- Ah, Monsieur, je suis tout moulu, et les épaules me font un mal épouvantable.

GÉRONTE.- Comment, c’est sur les miennes qu’il a frappé.

SCAPIN.- Nenni, Monsieur, c’était sur mon dos qu’il frappait.

GÉRONTE.- Que veux-tu dire ? J’ai bien senti les coups, et les sens bien encore.

SCAPIN.- Non, vous dis-je, ce n’est que le bout du bâton qui a été jusque sur vos épaules.

GÉRONTE.- Tu devais donc te retirer un peu plus loin, pour m’épargner...

SCAPIN lui remet la tête dans le sac.- Prenez garde. En voici un autre qui a la mine d’un étranger.

(Cet endroit est de même celui du Gascon, pour le changement de langage, et le jeu de théâtre.)

"Parti ! Moi courir comme une Basque , et moi ne pouvre point troufair de tout le jour sti tiable de

Gironte ?" Cachez-vous bien. "Dites-moi un peu fous, monsir l’homme, s’il ve plaist, fous savoir point

où l’est sti Gironte que moi cherchair ?" Non, Monsieur, je ne sais point où est Géronte. "Dites-moi-le

vous frenchemente, moi li fouloir pas grande chose à lui. L’est seulemente pour li donnair un petite

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régale sur le dos d’un douzaine de coups de bastonne, et de trois ou quatre petites coups d’épée au

trafers de son poitrine." Je vous assure, Monsieur, que je ne sais pas où il est. "Il me semble que j’y foi

remuair quelque chose dans sti sac." Pardonnez-moi, Monsieur. "Li est assurément quelque histoire là

tetans." Point du tout, Monsieur. "Moi l’avoir enfie de tonner ain coup d’épée dans ste sac." Ah !

Monsieur, gardez-vous-en bien. "Montre-le-moi un peu fous ce que c’estre là." Tout beau, Monsieur.

"Quement, tout beau ?" Vous n’avez que faire de vouloir voir ce que je porte. "Et moi, je le fouloir

foir, moi." Vous ne le verrez point. "Ahi que de badinemente !" Ce sont hardes qui m’appartiennent.

"Montre-moi fous, te dis-je." Je n’en ferai rien. "Toi ne faire rien ?" Non. "Moi pailler de ste bastonne

dessus les épaules de toi." Je me moque de cela. "Ah ! toi faire le trole." Ahi, ahi, ahi ; ah, Monsieur,

ah, ah, ah, ah. "Jusqu’au refoir : l’estre là un petit leçon pour li apprendre à toi à parlair

insolentemente." Ah ! peste soit du baragouineux. Ah !

GÉRONTE, sortant sa tête du sac.- Ah ! je suis roué.

SCAPIN.- Ah ! je suis mort.

GÉRONTE.- Pourquoi diantre faut-il qu’ils frappent sur mon dos ?

SCAPIN, lui remettant sa tête dans le sac.- Prenez garde, voici une demi-douzaine de soldats tout

ensemble. (Il contrefait plusieurs personnes ensemble.) "Allons, tâchons à trouver ce Géronte,

cherchons partout. N’épargnons point nos pas. Courons toute la ville. N’oublions aucun lieu. Visitons

tout. Furetons de tous les côtés. Par où irons-nous ? Tournons par là. Non, par Ici. À gauche. À droit.

Nenni. Si fait." Cachez-vous bien. "Ah, camarades, voici son valet. Allons, coquin, il faut que tu nous

enseignes où est ton maître." Eh, Messieurs, ne me maltraitez point. "Allons, dis-nous où il est. Parle.

Hâte-toi. Expédions. Dépêche vite. Tôt." Eh, Messieurs, doucement. (Géronte met doucement la tête

hors du sac, et aperçoit la fourberie de Scapin.) "Si tu ne nous fais trouver ton maître tout à l’heure [9]

, nous allons faire pleuvoir sur toi une ondée de coups de bâton." J’aime mieux souffrir toute chose

que de vous découvrir mon maître. "Nous allons t’assommer." Faites tout ce qu’il vous plaira. "Tu as

envie d’être battu." Je ne trahirai point mon maître. "Ah ! tu en veux tâter ?" Oh !

Comme il est prêt de frapper, Géronte sort du sac, et Scapin s’enfuit.

GÉRONTE.- Ah infâme ! ah traître ! ah scélérat ! C’est ainsi que tu m’assassines.

Texte 3 Marivaux, L'Ile des esclaves (1725), scène 6

A la suite d'un naufrage, Iphicrate et son valet Arlequin, ainsi qu 'Euphrosine et sa servante Cléanthis,

échouent sur une île régie par d'anciens esclaves. Leur chef, Trivelin, ordonne un échange des rôles

entre maîtres et valets. Arlequin et Cléanthis s'amusent à imiter leurs maîtres.

CLÉANTHIS - Tenez, tenez, promenons-nous plutôt de cette manière-là, et tout en conversant vous

ferez adroitement tomber l'entretien sur le penchant que mes yeux vous ont inspiré pour moi. Car

encore une fois nous sommes d'honnêtes gens à cette heure, il faut songer à cela; il n'est plus question

de familiarité domestique. Allons, procédons noblement; n'épargnez ni compliments ni révérences.

ARLEQUIN - Et vous, n'épargnez point les mines. Courage! quand ce ne serait que pour nous moquer

de nos patrons. Garderons-nous nos gens?

CLÉANTHIS - Sans difficulté; pouvons-nous être sans eux? c'est notre suite; qu'ils s'éloignent

seulement.

ARLEQUIN, à Iphicrate - Qu'on se retire à dix pas.

Iphicrate et Euphrosine s'éloignent en faisant des gestes d'étonnement et de douleur. Cléanthis

regarde aller Iphicrate, et Arlequin, Euphrosine.

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ARLEQUIN, se promenant sur le théâtre avec Cléanthis. - Remarquez-vous, Madame, la clarté du

jour?

CLÉANTHIS - Il fait le plus beau temps du monde; on appelle cela un jour tendre.

ARLEQUIN - Un jour tendre? Je ressemble donc au jour, Madame.

CLÉANTHIS - Comment, vous lui ressemblez?

ARLEQUIN - Eh palsambleu! le moyen de n'être pas tendre, quand on se trouve tête à tête avec vos

grâces? (À ce mot il saute de joie.) Oh ! oh ! oh ! oh !

CLÉANTHIS - Qu'avez-vous donc, vous défigurez notre conversation.

ARLEQUIN - Oh ! ce n'est rien; c'est que je m'applaudis.

CLÉANTHIS - Rayez ces applaudissements, ils nous dérangent. (Continuant.) Je savais bien que mes

grâces entreraient pour quelque chose ici. Monsieur, vous êtes galant, vous vous promenez avec moi,

vous me dites des douceurs; mais finissons, en voilà assez, je vous dispense des compliments.

ARLEQUIN - Et moi, je vous remercie de vos dispenses.

CLÉANTHIS - Vous m'allez dire que vous m'aimez, je le vois bien; dites, Monsieur, dites;

heureusement on n'en croira rien. Vous êtes aimable, mais coquet, et vous ne persuaderez pas.

ARLEQUIN, l'arrêtant par le bras, et se mettant à genoux - Faut-il m'agenouiller, Madame, pour vous

convaincre de mes flammes, et de la sincérité de mes feux?

CLÉANTHIS - Mais ceci devient sérieux. Laissez-moi, je ne veux point d'affaire; levez-vous. Quelle

vivacité! Faut-il vous dire qu'on vous aime? Ne peut-on en être quitte à moins? Cela est étrange!

ARLEQUIN, riant à genoux - Ah ! ah ! ah ! que cela va bien! Nous sommes aussi bouffons que nos

patrons, mais nous sommes plus sages.

Texte 4 Beaumarchais, Le Mariage de Figaro (1784)

Acte V, scène 3,

FIGARO, seul, se promenant dans l'obscurité, dit du ton le plus sombre : : Non, monsieur le Comte,

vous ne l'aurez pas ... vous ne l'aurez pas. Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un

grand génie! ... Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier! Qu'avez-vous fait pour

tant de biens? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus. Du reste, homme assez

ordinaire; tandis que moi, morbleu! perdu dans la foule obscure, il m'a fallu déployer plus de science

et de calculs pour subsister seulement, qu'on n'en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les

Espagnes: et vous voulez jouter. .. On vient. .. c'est elle ... ce n'est personne. - La nuit est noire en

diable, et me voilà faisant le sot métier de mari quoique je ne le sois qu'à moitié!

(Il s'assied sur un banc.) Est-il rien de plus bizarre que ma destinée? Fils de je ne sais pas qui, volé par

des bandits, élevé dans leurs moeurs, je m'en dégoûte et veux courir une carrière honnête; et partout je

suis repoussé! J'apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie, et tout le crédit d'un grand seigneur

peut à peine me mettre à la main une lancette vétérinaire! - Las d'attrister des bêtes malades, et pour

faire un métier contraire, je me jette à corps perdu dans le théâtre: me fussé-je mis une pierre au cou!

Je broche une comédie dans les moeurs du sérail. Auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder

Mahomet sans scrupule: à l'instant un envoyé ... de je ne sais où se plaint que j'offense dans mes vers

la Sublime-Porte , la Perse, une partie de la presqu'île de l'Inde, toute l'Egypte, les royaumes de Barca

(4), de Tripoli, de Tunis, d'Alger et de Maroc: et voilà ma comédie flambée, pour plaire aux princes

mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l'omoplate , en nous disant:

chiens de chrétiens! - Ne pouvant avilir l'esprit, on se venge en le maltraitant. - Mes joues creusaient,

mon terme était échu: je voyais de loin arriver l'affreux recors , la plume fichée dans sa perruque: en

frémissant je m'évertue. Il s'élève une question sur la nature des richesses; et, comme il n'est pas

nécessaire de tenir les choses pour en raisonner, n'ayant pas un sol, j'écris sur la valeur de l'argent et

sur son produit net: sitôt je vois du fond d'un fiacre baisser pour moi le pont d'un château fort, à

l'entrée duquel je laissai l'espérance et la liberté. (Il se lève.) Que je voudrais bien tenir un de ces

puissants de quatre jours, si légers sur le mal qu'ils ordonnent, quand une bonne disgrâce a cuvé son

orgueil! Je lui dirais ... que les sottises imprimées n'ont d'importance qu'aux lieux où l'on en gêne le

cours; que sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur; et qu'il n'y a que les petits hommes

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qui redoutent les petits écrits. (Il se rassied.) Las de nourrir un obscur pensionnaire, on me met un jour

dans la rue; et comme il faut dîner, quoiqu'on ne soit plus en prison, je taille encore ma plume et

demande à chacun de quoi il est question: on me dit que, pendant ma retraite économique, il s'est établi

dans Madrid un système de liberté sur la vente des productions, qui s'étend même à celles de la presse;

et que, pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l'autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la

morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit (9), ni de l'Opéra, ni des autres spectacles, ni de

personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l'inspection de deux ou trois

censeurs. Pour profiter de cette douce liberté, j'annonce un écrit périodique, et, croyant n'aller sur les

brisées d'aucun autre, je le nomme Journal inutile. Pou-ou! je vois s'élever contre moi mille pauvres

diables à la feuille (10), on me supprime, et me voilà derechef sans emploi! - Le désespoir m'allait

saisir; on pense à moi pour une place, mais par malheur j'y étais propre: il fallait un calculateur, ce fut

un danseur qui l'obtint. Il ne me restait plus qu'à voler; je me fais banquier de pharaon: alors, bonnes

gens! je soupe en ville, et les personnes dites comme il faut m'ouvrent poliment leur maison, en

retenant pour elles les trois quarts du profit.

J'aurais bien pu me remonter; je commençais même à comprendre que, pour gagner du bien, le savoir-

faire vaut mieux que le savoir. Mais comme chacun pillait autour de moi, en exigeant que je fusse

honnête, il fallut bien périr encore. Pour le coup je quittais le monde, et vingt brasses d'eau m'en

allaient séparer, lorsqu'un dieu bienfaisant m'appelle à mon premier état. Je reprends ma trousse et

mon cuir anglais; puis, laissant la fumée aux sots qui s'en nourrissent, et la honte au milieu du chemin,

comme trop lourde à un piéton, je vais rasant de ville en ville, et je vis enfin sans souci. Un grand

seigneur passe à Séville; il me reconnaît, je le marie; et pour prix d'avoir eu par mes soins son épouse,

il veut intercepter la mienne!

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Le roman et la nouvelle au XIXème siècle : réalisme et naturalisme 1 Texte 1 Prosper Mérimée, Mateo Falcone(1829)

Mateo Falcone est l’une des nouvelles les plus célèbres de Mérimée. Elle décrit les mœurs corses, que

Mérimée avait étudiées. L’action se situe sous l’Empire, pendant les guerres napoléoniennes. Voici

l’incipit de cette nouvelle.

En sortant de Porto-Vecchio et se dirigeant au nord-ouest, vers l'intérieur de l'île, on voit le terrain

s'élever assez rapidement, et après trois heures de marche par des sentiers tortueux, obstrués par de

gros quartiers de rocs, et quelquefois coupés par des ravins, on se trouve sur le bord d'un maquis très

étendu. Le maquis est la patrie des bergers corses et de quiconque s'est brouillé avec la justice. Il faut

savoir que le laboureur corse, pour s'épargner la peine de fumer son champ, met le feu à une certaine

étendue de bois : tant pis si la flamme se répand plus loin que besoin n'est ; arrive que pourra ; on est

sûr d'avoir une bonne récolte en semant sur cette terre fertilisée par les cendres des arbres qu'elle

portait. Les épis enlevés, car on laisse la paille, qui donnerait de la peine à recueillir, des racines qui

sont restées en terre sans se consumer poussent, au printemps suivant, des cépées très épaisses qui, en

peu d'années, parviennent à une hauteur de sept ou huit pieds. C'est cette manière de taillis fourré que

l'on nomme maquis. Différentes espèces d'arbres et d'arbrisseaux le composent, mêlés et confondus

comme il plaît à Dieu. Ce n'est que la hache à la main que l'homme s'y ouvrirait un passage, et l'on

voit des maquis si épais et si touffus, que les mouflons eux-mêmes ne peuvent y pénétrer.

Si vous avez tué un homme, allez dans le maquis de Porto-Vecchio, et vous y vivrez en sûreté, avec un

bon fusil, de la poudre et des balles ; n'oubliez pas un manteau brun garni d'un capuchon, qui sert de

couverture et de matelas. Les bergers vous donnent du lait, du fromage et des châtaignes, et vous

n'aurez rien à craindre de la justice ou des parents du mort, si ce n'est quand il vous faudra descendre à

la ville pour y renouveler vos munitions.

Mateo Falcone, quand j'étais en Corse en 18.., avait sa maison à une demi-lieue de ce maquis. C'était

un homme assez riche pour le pays ; vivant noblement, c'est-à-dire sans rien faire, du produit de ses

troupeaux, que des bergers, espèces de nomades, menaient paître çà et là sur les montagnes. Lorsque je

le vis, deux années après l'événement que je vais raconter, il me parut âgé de cinquante ans tout au

plus. Figurez-vous un homme petit, mais robuste, avec des cheveux crépus, noirs comme le jais, un

nez aquilin, les lèvres minces, les yeux grands et vifs, et un teint couleur de revers de botte. Son

habileté au tir du fusil passait pour extraordinaire, même dans son pays, où il y a tant de bons tireurs.

Par exemple, Mateo n'aurait jamais tiré sur un mouflon avec des chevrotines ; mais, à cent vingt pas, il

l'abattait d'une balle dans la tête ou dans l'épaule, à son choix. La nuit, il se servait de ses armes aussi

facilement que le jour, et l'on m'a cité de lui ce trait d'adresse qui paraîtra peut-être incroyable à qui n'a

pas voyagé en Corse. A quatre-vingts pas, on plaçait une chandelle allumée derrière un transparent de

papier, large comme une assiette. Il mettait en joue, puis on éteignait la chandelle, et, au bout d'une

minute dans l'obscurité la plus complète, il tirait et perçait le transparent trois fois sur quatre.

Texte 2 Honoré de Balzac, Le Cousin Pons (1847)

Sylvain Pons est un compositeur de musique dont la gloire s’est éteinte.

Mais il a gardé de son prestige passé le goût des belles choses, et sur-tout il est resté d’une extrême

gourmandise. Ayant de petits revenus, il cherche ainsi toutes les possibilités pour manger de bonnes

choses à peu de frais... Mais la société bourgeoise apprécie de moins en moins les artistes et quand

Pons est invité en société, on se moque bien souvent de lui et il subit les pires humiliations. C’est ce

qui lui arrive quand il endure le mépris de parents fortunés. Dans l’extrait qui suit, il est reçu par ses

cousins parvenus, les Camusot de Marville.

— Madame, voilà votre monsieur Pons, et en spencer encore ! vint dire Madeleine à la présidente, il

devrait bien me dire par quel procédé il le conserve depuis vingt-cinq ans !

En entendant un pas d’homme dans le petit salon, qui se trouvait entre son grand salon et sa chambre à

coucher, madame Camusot regarda sa fille et haussa les épaules.

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— Vous me prévenez toujours avec tant d’intelligence, Madeleine, que je n’ai plus le temps de

prendre un parti, dit la présidente.

— Madame, Jean est sorti, j’étais seule, monsieur Pons a sonné, je lui ai ouvert la porte, et, comme il

est presque de la maison, je ne pouvais pas l’empêcher de me suivre ; il est là qui se débarrasse de son

spencer.

— Ma pauvre Minette, dit la présidente à sa fille, nous sommes prises, nous devons maintenant dîner

ici.

— Voyons, reprit-elle, en voyant à sa chère Minette une figure piteuse, faut-il nous débarrasser de lui

pour toujours ?

— Oh ! pauvre homme ! répondit mademoiselle Camusot, le priver d’un de ses dîners !

Le petit salon retentit de la fausse tousserie d’un homme qui voulait dire ainsi : Je vous entends.

— Eh bien ! qu’il entre ! dit madame Camusot à Madeleine en faisant un geste d’épaules

— Vous êtes venu de si bonne heure, mon cousin, dit Cécile Camusot en prenant un petit air câlin, que

vous nous avez surprises au moment où ma mère allait s’habiller.

Le cousin Pons, à qui le mouvement d’épaules de la présidente n’avait pas échappé, fut si cruellement

atteint, qu’il ne trouva pas un compliment à dire, et il se contenta de ce mot profond :

— Vous êtes toujours charmante, ma petite cousine ! Puis, se tournant vers la mère et la saluant :

— Chère cousine, reprit-il, vous ne sauriez m’en vouloir de venir un peu plus tôt que de coutume, je

vous apporte ce que vous m’avez fait le plaisir de me demander…

Et le pauvre Pons, qui sciait en deux le président, la présidente et Cécile chaque fois qu’il les appelait

cousin ou cousine, tira de la poche de côté de son habit une ravissante petite boîte oblongue en bois de

Sainte-Lucie, divinement sculptée.

— Ah ! je l’avais oublié ! dit sèchement la présidente.

Cette exclamation n’était-elle pas atroce ? n’ôtait-elle pas tout mérite au soin du parent, dont le seul

tort était d’être un parent pauvre ?

— Mais, reprit-elle, vous êtes bien bon, mon cousin. Vous dois-je beaucoup d’argent pour cette petite

bêtise ?

Cette demande causa comme un tressaillement intérieur au cousin, il avait la prétention de solder tous

ses dîners par l’offrande de ce bijou.

— J’ai cru que vous me permettiez de vous l’offrir, dit-il d’une voix émue.

— Comment ! comment ! reprit la présidente ; mais, entre nous, pas de cérémonies, nous nous

connaissons assez pour laver notre linge ensemble. Je sais que vous n’êtes pas assez riche pour faire la

guerre à vos dépens. N’est-ce pas déjà beaucoup que vous ayez pris la peine de perdre votre temps à

courir chez les marchands ? …

— Vous ne voudriez pas de cet éventail, ma chère cousine, si vous deviez en donner la valeur, répliqua

le pauvre homme offensé, car c’est un chef-d’œuvre de Watteau qui l’a peint des deux côtés ; mais

soyez tranquille, ma cousine, je n’ai pas payé la centième partie du prix d’art.

Texte 3 Alfred de Musset, Histoire d’un merle blanc (1842)

Dans ce conte aux teintes autobiographiques, Musset raconte l’histoire d’un jeune merle incompris

qui se révèlera être un grand poète. L’action se situe à Paris, sous la monarchie de Juillet, comme le

prouvent de nombreux détails du récit

Un jour qu’un rayon de soleil et ma fourrure naissante m’avaient mis, malgré moi, le cœur en joie,

comme je voltigeais dans une allée, je me mis, pour mon malheur, à chanter. À la première note qu’il

entendit, mon père sauta en l’air comme une fusée.

— Qu’est-ce que j’entends-là ? s’écria-t-il ; est-ce ainsi qu’un merle siffle ? est-ce ainsi que je siffle ?

est-ce là siffler ?

Et, s’abattant près de ma mère avec la contenance la plus terrible :

— Malheureuse ! dit-il, qui est-ce qui a pondu dans ton nid ?

À ces mots, ma mère indignée s’élança de son écuelle, non sans se faire du mal à une patte ; elle

voulut parler, mais ses sanglots la suffoquaient, elle tomba à terre à demi pâmée. Je la vis près

d’expirer ; épouvanté et tremblant de peur, je me jetai aux genoux de mon père.

— Ô mon père ! lui dis-je, si je siffle de travers, et si je suis mal vêtu, que ma mère n’en soit point

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punie ! Est-ce sa faute si la nature m’a refusé une voix comme la vôtre ? Est-ce sa faute si je n’ai pas

votre beau bec jaune et votre bel habit noir à la française, qui vous donnent l’air d’un marguillier en

train d’avaler une omelette ? Si le Ciel a fait de moi un monstre, et si quelqu’un doit en porter la peine,

que je sois du moins le seul malheureux !

— Il ne s’agit pas de cela, dit mon père ; que signifie la manière absurde dont tu viens de te permettre

de siffler ? qui t’a appris à siffler ainsi contre tous les usages et toutes les règles ?

— Hélas ! monsieur, répondis-je humblement, j’ai sifflé comme je pouvais, me sentant gai parce qu’il

fait beau, et ayant peut-être mangé trop de mouches.

— On ne siffle pas ainsi dans ma famille, reprit mon père hors de lui. Il y a des siècles que nous

sifflons de père en fils, et, lorsque je fais entendre ma voix la nuit, apprends qu’il y a ici, au premier

étage, un vieux monsieur, et au grenier une jeune grisette, qui ouvrent leurs fenêtres pour m’entendre.

N’est-ce pas assez que j’aie devant les yeux l’affreuse couleur de tes sottes plumes qui te donnent l’air

enfariné comme un paillasse de la foire ? Si je n’étais le plus pacifique des merles, je t’aurais déjà cent

fois mis à nu, ni plus ni moins qu’un poulet de basse-cour prêt à être embroché.

— Eh bien ! m’écriai-je, révolté de l’injustice de mon père, s’il en est ainsi, monsieur, qu’à cela ne

tienne ! je me déroberai à votre présence, je délivrerai vos regards de cette malheureuse queue

blanche, par laquelle vous me tirez toute la journée. Je partirai, monsieur, je fuirai ; assez d’autres

enfants consoleront votre vieillesse, puisque ma mère pond trois fois par an ; j’irai loin de vous cacher

ma misère, et peut-être, ajoutai-je en sanglotant, peut-être trouverai-je, dans le potager du voisin ou sur

les gouttières, quelques vers de terre ou quelques araignées pour soutenir ma triste existence.

— Comme tu voudras, répliqua mon père, loin de s’attendrir à ce discours ; que je ne te voie plus ! Tu

n’es pas mon fils ; tu n’es pas un merle.

— Et que suis-je donc, monsieur, s’il vous plaît ?

— Je n’en sais rien, mais tu n’es pas un merle.

Après ces paroles foudroyantes, mon père s’éloigna à pas lents. Ma mère se releva tristement, et alla,

en boitant, achever de pleurer dans son écuelle. Pour moi, confus et désolé, je pris mon vol du mieux

que je pus, et j’allai, comme je l’avais annoncé, me percher sur la gouttière d’une maison voisine

Texte 4 Flaubert Madame Bovary, chapitre 10

"On se tenait aux fenêtres pour voir passer le cortège. Charles, en avant, se cambrait la taille. Il

affectait un air brave et saluait d'un signe ceux qui, débouchant des ruelles ou des portes, se rangeaient

dans la foule.

Les six hommes, trois de chaque côté, marchaient au petit pas et en haletant un peu. Les prêtres, les

chantres et les deux enfants de choeur récitaient le De profundis ; et leurs voix s'en allaient sur la

campagne, montant et s'abaissant avec des ondulations. Parfois ils disparaissaient aux détours du

sentier ; mais la grande croix d'argent se dressait toujours entre les arbres.

Les femmes suivaient, couvertes de mantes noires à capuchon rabattu ; elles portaient à la main un

gros cierge qui brûlait, et Charles se sentait défaillir à cette continuelle répétition de prières et de

flambeaux, sous ces odeurs affadissantes de cire et de soutane. Une brise fraîche soufflait, les seigles

et les colzas verdoyaient, des gouttelettes de rosée tremblaient au bord du chemin, sur les haies

d'épines. Toutes sortes de bruits joyeux emplissaient l'horizon : le claquement d'une charrette roulant

au loin dans les ornières, le cri d'un coq qui se répétait ou la galopade d'un poulain que l'on voyait

s'enfuir sous les pommiers. Le ciel pur était tacheté de nuages roses ; des fumignons bleuâtres se

rabattaient sur les chaumières couvertes d'iris ; Charles, en passant, reconnaissait les cours. Il se

souvenait de matins comme celui-ci, où, après avoir visité quelque malade, il en sortait, et retournait

vers elle.

Le drap noir, semé de larmes blanches, se levait de temps à autre en découvrant la bière. Les porteurs

fatigués se ralentissaient, et elle avançait par saccades continues, comme une chaloupe qui tangue à

chaque flot.

On arriva. Les hommes continuèrent jusqu'en bas, à une place dans le gazon où la fosse était creusée.

On se rangea tout autour ; et, tandis que le prêtre parlait, la terre rouge, rejetée sur les bords, coulait

par les coins, sans bruit, continuellement.

Puis, quand les quatre cordes furent disposées, on poussa la bière dessus. Il la regarda descendre. Elle

descendait toujours.

Page 73: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

73

Enfin on entendit un choc ; les cordes en grinçant remontèrent. Alors Bournisien prit la bêche que lui

tendait Lestiboudois ; de sa main gauche, tout en aspergeant de la droite, il poussa vigoureusement une

large pelletée ; et le bois du cercueil, heurté par les cailloux, fit ce bruit formidable qui nous semble

être le retentissement de l'éternité.

L'ecclésiastique passa le goupillon à son voisin. C'était M. Homais. Il le secoua gravement, puis le

tendit à Charles, qui s'affaissa jusqu'aux genoux dans la terre, et il en jetait à pleines mains tout en

criant : « Adieu ! » Il lui envoyait des baisers ; il se traînait vers la fosse pour s'y engloutir avec elle.

On l'emmena ; et il ne tarda pas à s'apaiser, éprouvant peut-être, comme tous les autres, la vague

satisfaction d'en avoir fini."

.

Texte 5 Flaubert, Un cœur simple, Trois Contes (1880)

: On vient d’offrir à madame Aubain un perroquet

Il s'appelait Loulou. Son corps était vert, le bout de ses ailes roses, son front bleu, et sa gorge dorée.

Mais il avait la fatigante manie de mordre son bâton, s'arrachait les plumes, éparpillait ses ordures,

répandait l'eau de sa baignoire; Mme Aubain, qu'il ennuyait, le donna pour toujours à Félicité.

Elle entreprit de l'instruire; bientôt il répéta: "Charmant garçon! Serviteur, monsieur! Je vous salue,

Marie!" Il était placé auprès de la porte, et plusieurs s'étonnaient qu'il ne répondît pas au nom de

Jacquot, puisque tous les perroquets s'appellent Jacquot. On le comparait à une dinde, à une bûche:

autant de coups de poignard pour Félicité! Étrange obstination de Loulou, ne parlant plus du moment

qu'on le regardait!

Néanmoins il recherchait la compagnie; car le dimanche, pendant que ces demoiselles Rochefeuille,

monsieur de Houppeville et de nouveaux habitués: Onfroy l'apothicaire, monsieur Varin et le capitaine

Mathieu, faisaient leur partie de cartes, il cognait les vitres avec ses ailes, et se démenait si

furieusement qu'il était impossible de s'entendre.

La figure de Bourais, sans doute, lui paraissait très drôle. Dès qu'il l'apercevait, il commençait à rire, à

rire de toutes ses forces. Les éclats de sa voix bondissaient dans la cour, l'écho les répétait, les voisins

se mettaient à leurs fenêtres, riaient aussi; et, pour n'être pas vu du perroquet, M. Bourais se coulait le

long du mur, en dissimulant son profil avec son chapeau, atteignait la rivière, puis entrait par la porte

du jardin; et les regards qu'il envoyait à l'oiseau manquaient de tendresse.

Loulou avait reçu du garçon boucher une chiquenaude, s'étant permis d'enfoncer la tête dans sa

corbeille, et depuis lors il tâchait toujours de le pincer à travers sa chemise. Fabu menaçait de lui

tordre le cou, bien qu'il ne fût pas cruel, malgré le tatouage de ses bras et ses gros favoris. Au

contraire! il avait plutôt du penchant pour le perroquet, jusqu'à vouloir, par humeur joviale, lui

apprendre des jurons. Félicité, que ces manières effrayaient, le plaça dans la cuisine. Sa chaînette fut

retirée, et il circulait par la maison.

Quand il descendait l'escalier, il appuyait sur les marches la courbe de son bec, levait la patte droite,

puis la gauche; et elle avait peur qu'une telle gymnastique ne lui causât des étourdissements. Il devint

malade, ne pouvant plus parler ni manger. C'était sous sa langue une épaisseur, comme en ont les

poules quelquefois. Elle le guérit, en arrachant cette pellicule avec ses ongles. M.Paul, un jour, eut

l'imprudence de lui souffler aux narines la fumée d'un cigare; une autre fois que Mme Lormeau

l'agaçait du bout de son ombrelle, il en happa la virole; enfin, il se perdit.

Elle l'avait posé sur l'herbe pour le rafraîchir, s'absenta une minute; et, quand elle revint, plus de

perroquet! D'abord elle le chercha dans les buissons, au bord de l'eau et sur les toits, sans écouter sa

maîtresse qui lui criait:-"Prenez donc garde! vous êtes folle! " Ensuite elle inspecta tous les jardins de

Pont-l'Évêque; et elle arrêtait les passants: -- "Vous n'auriez pas vu, quelquefois, par hasard, un

perroquet?" A ceux qui ne connaissaient pas le perroquet, elle en faisait la description. Tout à coup,

elle crut distinguer derrière les moulins, au bas de la côte, une chose verte qui voltigeait. Mais au haut

de la côte, rien! Un porte-balle lui affirma qu'il l'avait rencontré tout à l'heure, à Melaine, dans la

boutique de la mère Simon. Elle y courut. On ne savait pas ce qu'elle voulait dire. Enfin elle rentra,

épuisée, les savates en lambeaux, la mort dans l'âme; et, assise au milieu du banc, près de Madame,

elle racontait toutes ses démarches, quand un poids léger lui tomba sur l'épaule, Loulou! Que diable

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avait-il fait? Peut-être qu'il s'était promené aux environs!

Elle eut du mal à s'en remettre, ou plutôt ne s'en remit jamais.

Document complémentaire

Un enterrement à Ornans Gustave Courbet 1849 et 1850. L

Page 75: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

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Realisme Naturalisme classe de seconde.2

Au Bonheur des Dames, E. Zola 1883

Texte 1 - Chapitre 1

Mais, de l’autre côté de la chaussée, le Bonheur des Dames allumait les files profondes de ses becs de

gaz. Et elle se rapprocha, attirée de nouveau et comme réchauffée à ce foyer d’ardente lumière. La

machine ronflait toujours, encore en activité, lâchant sa vapeur dans un dernier grondement, pendant

que les vendeurs repliaient les étoffes et que les caissiers comptaient la recette. C’était, à travers les

glaces pâlies d’une buée, un pullulement vague de clartés, tout un intérieur confus d’usine. Derrière le

rideau de pluie qui tombait, cette apparition reculée, brouillée, prenait l’apparence d’une chambre de

chauffe géante, où l’on voyait passer les ombres noires des chauffeurs, sur le feu rouge des chaudières.

Les vitrines se noyaient, on ne distinguait plus, en face, que la neige des dentelles, dont les verres

dépolis d’une rampe de gaz avivaient le blanc ; et, sur ce fond de chapelle, les confections s’enlevaient

en vigueur, le grand manteau de velours, garni de renard argenté, mettait le profil d’une femme sans

tête, qui courait par l’averse à quelque fête, dans l’inconnu des ténèbres de Paris. Denise, cédant à la

séduction, était venue jusqu’à la porte, sans se soucier du rejaillissement des gouttes, qui la trempait. A

cette heure de nuit, avec son éclat de fournaise, le Bonheur des Dames achevait de la prendre tout

entière. Dans la grande ville, noire et muette sous la pluie, dans ce Paris qu’elle ignorait, il flambait

comme un phare, il semblait à lui seul la lumière et la vie de la cité. Elle y rêvait son avenir, beaucoup

de travail pour élever les enfants, avec d’autres choses encore, elle ne savait quoi, des choses

lointaines dont le désir et la crainte la faisaient trembler. L’idée de cette femme morte dans les

fondations lui revint ; elle eut peur, elle crut voir saigner les clartés ; puis, la blancheur des dentelles

l’apaisa, une espérance lui montait au cœur, toute une certitude de joie ; tandis que la poussière d’eau

volante lui refroidissait les mains et calmait en elle la fièvre du voyage.- C’est Bourras, dit une voix

derrière son dos. Elle se pencha, elle aperçut Bourras, immobile au bout de la rue, devant la vitrine où

elle avait remarqué, le matin, toute une construction ingénieuse, faite avec des parapluies et des

cannes. Le grand vieillard s’était glissé dans l’ombre, pour s’emplir les yeux de cet étalage triomphal ;

et, la face douloureuse, il ne sentait pas même la pluie qui battait sa tête nue, dont les cheveux blancs

ruisselaient.

- Il est bête, fit remarquer la voix, il va prendre du mal.

Alors, en se tournant, Denise vit qu’elle avait de nouveau les Baudu derrière elle. Malgré eux, comme

Bourras qu’ils trouvaient bête, ils revenaient toujours là, devant ce spectacle qui leur crevait le cœur.

C’était une rage à souffrir. Geneviève, très pâle, avait constaté que Colomban regardait, à l’entresol,

les ombres des vendeuses passer sur les glaces ; et, pendant que Baudu étranglait de rancune rentrée,

les yeux de Mme Baudu s’étaient emplis de larmes, silencieusement.

- N’est-ce pas, tu t’y présenteras demain ? finit par demander le drapier, tourmenté d’incertitude, et

sentant bien d’ailleurs que sa nièce était conquise comme les autres. Elle hésita, puis avec douceur :

- Oui, mon oncle, à moins que cela ne vous fasse trop de peine.

Texte 2 chapitre V :

D’abord, elle eut à surmonter les terribles fatigues du rayon.Les paquets de vêtements lui cassaient les

bras, au point que, pendant les six premières semaines, elle criait la nuit en se retournant, courbaturée,

les épaules meurtries. Mais elle souffrit plus encore de ses souliers, de gros souliers apportés de

Valognes, et que le manque d’argent l’empêchait de remplacer par des bottines légères. Toujours

debout, piétinant du matin au soir, grondée si on la voyait s’appuyer une minute contre la boiserie, elle

avait les pieds enflés, des petits pieds de fillette qui semblaient broyés dans des brodequins de torture ;

les talons battaient de fièvre, la plante s’était couverte d’ampoules, dont la peau arrachée se collait à

ses bas. Puis, elle éprouvait un délabrement du corps entier, les membres et les organes tirés par cette

lassitude des jambes, de brusques troubles dans son sexe de femme, que trahissaient les pâles couleurs

Page 76: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

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de sa chair. Et elle, si mince, l’air si fragile, résista, pendant que beaucoup de vendeuses devaient

quitter les nouveautés, atteintes de maladies spéciales. Sa bonne grâce à souffrir, l’entêtement de sa

vaillance la maintenaient souriante et droite, lorsqu’elle défaillait, à bout de forces, épuisée par un

travail auquel des hommes auraient succombé.

Ensuite, son tourment fut d’avoir le rayon contre elle. Au martyre physique s’ajoutait la sourde

persécution de ses camarades. Après deux mois de patience et de douceur, elle ne les avait pas encore

désarmées. C’étaient des mots blessants, des inventions cruelles, une mise à l’écart qui la frappait au

coeur ; dans son besoin de tendresse. On l’avait longtemps plaisantée sur son début fâcheux ; les mots

de « sabot », de « tête de pioche » circulaient, celles qui manquaient une vente étaient envoyées à

Valognes, elle passait enfin pour la bête du comptoir. Puis, lorsqu’elle se révéla plus tard comme une

vendeuse remarquable, au courant désormais du mécanisme de la maison, il y eut une stupeur indignée

; et, à partir de ce moment, ces demoiselles s’entendirent de manière à ne jamais lui laisser une cliente

sérieuse. Marguerite et Clara la poursuivaient d’une haine instinctive, serraient les rangs pour ne pas

être mangées par cette nouvelle venue, qu’elles redoutaient sous leur affectation de dédain. Quant à

Mme Aurélie, elle était blessée de la réserve fière de la jeune fille, qui ne tournait pas autour de sa jupe

d’un air d’admiration caressante ; aussi l’abandonnait-elle aux rancunes de ses favorites, des préférées

de sa Cour, toujours agenouillées, occupées à la nourrir d’une flatterie continue, dont sa forte personne

autoritaire avait besoin pour s’épanouir. Un instant, la seconde, Mme Frédéric, parut ne pas entrer dans

le complot ; mais ce devait être par inadvertance, car elle se montra également dure, dès qu’elle

s’aperçut des ennuis où ses bonnes manières pouvaient la mettre.

Alors l’abandon fut complet, toutes s’acharnèrent sur « la mal peignée », celle-ci vécut dans une lutte

de chaque heure, n’arrivant avec tout son courage qu’à se maintenir au rayon, difficilement.

Maintenant, telle était sa vie. Il lui fallait sourire, faire la brave et la gracieuse, dans une robe de soie

qui ne lui appartenait point ; et elle agonisait de fatigue, mal nourrie, mal traitée, sous la continuelle

menace d’un renvoi brutal. Sa chambre était son unique refuge, le seul endroit où elle s’abandonnait

encore à des crises de larmes, lorsqu’elle avait trop souffert durant le jour. Mais un froid terrible y

tombait du zinc de la toiture, couverte des neiges de décembre ; elle devait se pelotonner dans son lit,

jeter tous ses vêtements sur elle, pleurer sous la couverture, pour que la gelée ne lui gerçât pas le

visage.

Mouret ne lui adressait plus la parole. Quand elle rencontrait le regard sévère de Bourdoncle pendant

le service, elle était prise d’un tremblement, car elle sentait en lui un ennemi naturel, qui ne lui

pardonnerait pas la plus légère faute. Et, au milieu de cette hostilité générale, l’étrange bienveillance

de l’inspecteur Jouve l’étonnait ; s’il la trouvait à l’écart, il lui souriait, cherchait un mot aimable ;

deux fois, il lui avait évité des réprimandes, sans qu’elle lui en témoignât de la gratitude, plus troublée

que touchée de sa protection.

Texte 3 chapitre IX :

La grande puissance était surtout la publicité. Mouret en arrivait à dépenser par an trois cent mille

francs de catalogues, d’annonces et d’affiches. Pour sa mise en vente des nouveautés d’été, il avait

lancé deux cent mille catalogues, dont cinquante mille à l’étranger, traduits dans toutes les langues.

Maintenant, il les faisait illustrer de gravures, il les accompagnait même d’échantillons, collés sur les

feuilles. C’était un débordement d’étalages, le Bonheur des Dames sautait aux yeux du monde entier,

envahissait les murailles, les journaux, jusqu’aux rideaux des théâtres. Il professait que la femme est

sans force contre la réclame, qu’elle finit fatalement par aller au bruit. Du reste, il lui tendait des

pièges plus savants, il l’analysait en grand moraliste. Ainsi, il avait découvert qu’elle ne résistait pas

au bon marché, qu’elle achetait sans besoin, quand elle croyait conclure une affaire avantageuse ; et,

sur cette observation, il basait son système des diminutions de prix, il baissait progressivement les

articles non vendus, préférant les vendre à perte, fidèle au principe du renouvellement rapide des

marchandises. Puis, il avait pénétré plus avant encore dans le coeur de la femme, il venait d’imaginer

« les rendus », un chef d’œuvre de séduction jésuitique. « Prenez toujours, madame : vous nous

rendrez l’article, s’il cesse de vous plaire. » Et la femme, qui résistait, trouvait-là une dernière excuse,

la possibilité de revenir sur une folie : elle prenait, la conscience en règle. Maintenant, les rendus et la

baisse des prix entraient dans le fonctionnement classique du nouveau commerce. Mais où Mouret se

révélait comme un maître sans rival, c’était dans l’aménagement intérieur des magasins. Il posait en loi

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que pas un coin du Bonheur des Dames ne devait rester désert ; partout, il exigeait du bruit, de la

foule, de la vie ; car la vie, disait-il, attire la vie, enfante et pullule. De cette loi, il tirait toutes sortes

d’applications. D’abord, on devait s’écraser pour entrer, il fallait que, de la rue, on crût à une émeute ;

et il obtenait cet écrasement, en mettant sous la porte les soldes, des casiers et des corbeilles débordant

d’articles à vil prix ; si bien que le menu peuple s’amassait, barrait le seuil, faisait penser que les

magasins craquaient de monde, lorsque souvent ils n’étaient qu’à demi pleins. Ensuite, le long des

galeries, il avait l’art de dissimuler les rayons qui chômaient, par exemple les châles en été et les

indiennes en hiver ; il les entourait de rayons vivants, les noyait dans du vacarme. Lui seul avait

encore imaginé de placer au deuxième étage les comptoirs des tapis et des meubles, des comptoirs où

les clientes étaient plus rares, et dont la présence au rez-de-chaussée aurait creusé des trous vides et

froids. S’il en avait découvert le moyen, il aurait fait passer la rue au travers de sa maison.

Texte 4- Dernier chapitre

Monsieur, vous avez désiré me voir, dit-elle de son air calme. Du reste, je serais venue vous remercier

de toutes vos bontés. En entrant, elle avait aperçu le million sur le bureau, et l’étalage de cet argent la

blessait. Au-dessus d’elle, comme s’il eût regardé la scène, le portrait de Mme Hédouin, dans son

cadre d’or, gardait l’éternel sourire de ses lèvres peintes.

- Vous êtes toujours résolue à nous quitter ? demanda Mouret, dont la voix tremblait.

- Oui, monsieur, il le faut.

Alors, il lui prit les mains, il dit dans une explosion de tendresse, après la longue froideur qu’il s’était

imposée :

- Et si je vous épousais, Denise, partiriez-vous ?

Mais elle avait retiré ses mains, elle se débattait comme sous le coup d’une grande douleur.

- Oh ! monsieur Mouret, je vous en prie, taisez-vous ! Oh ! ne me faites pas plus de peine encore !... Je

ne peux pas ! je ne peux pas !... Dieu est témoin que je m’en allais pour éviter un malheur pareil !

Elle continuait de se défendre par des paroles entrecoupées. N’avait-elle pas trop souffert déjà des

commérages de la maison ? Voulait-il donc qu’elle passât aux yeux des autres et à ses propres yeux

pour une gueuse ? Non, non, elle aurait de la force, elle l’empêcherait bien de faire une telle sottise.

Lui, torturé, l’écoutait, répétait avec passion :

- Je veux... je veux...

- Non, c’est impossible... Et mes frères ? j’ai juré de ne point me marier, je ne puis vous apporter deux

enfants, n’est-ce pas ?

- Ils seront aussi mes frères... Dites oui, Denise.

- Non, non, oh ! laissez-moi, vous me torturez ! Peu à peu, il défaillait, ce dernier obstacle le rendait

fou.Eh quoi ! même à ce prix, elle se refusait encore ! Au loin, il entendait la clameur de ses trois mille

employés, remuant à pleins bras sa royale fortune. Et ce million imbécile qui était là ! il en souffrait

comme d’une ironie, il l’aurait poussé à la rue.

- Partez donc ! cria-t-il dans un flot de larmes. Allez retrouver celui que vous aimez... C’est la raison,

n’est-ce pas ? Vous m’aviez prévenu, je devrais le savoir et ne pas vous tourmenter davantage.

Elle était restée saisie, devant la violence de ce désespoir.

Son coeur éclatait. Alors, avec une impétuosité d’enfant, elle se jeta à son cou, sanglota elle aussi, en

bégayant :

- Oh ! monsieur Mouret, c’est vous que j’aime ! Une dernière rumeur monta du Bonheur des Dames,

l’acclamation lointaine d’une foule. Le portrait de Mme Hédouin souriait toujours, de ses lèvres

peintes, Mouret était tombé assis sur le bureau, dans le million, qu’il ne voyait plus. Il ne lâchait pas

Denise, il la serrait éperdument sur sa poitrine, en lui disant qu’elle pouvait partir maintenant, qu’elle

passerait un mois à Valognes, ce qui fermerait la bouche du monde, et qu’il irait ensuite l’y chercher

lui-même, pour l’en ramener à son bras, toute-puissante.

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Gravure XIXeme siécle

Brouillon de Zola

Publicité pour un grand magasin.

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«Le roman et la nouvelle au XIXe siècle : réalisme et naturalisme 3 »,

Vous analyserez le corpus proposé. Vous préciserez les modalités de son exploitation sous la forme

d’un projet de séquence assorti du développement d’une séance de cours. Cette séquence comportera

obligatoirement une séance d’étude de la langue.

Texte 1

Lorsque le zingueur eut allumé sa cigarette, il posa les coudes sur la table, avança la face, regarda un

instant sans parler la jeune femme, dont le joli visage de blonde avait, ce jour-là, une transparence

laiteuse de fine porcelaine. Puis, faisant allusion à une affaire connue d'eux seuls, débattue déjà, il

demanda simplement à demi-voix : - Alors, non ? vous dites non ?

- Oh ! bien sûr, non, monsieur Coupeau, répondit tranquillement Gervaise souriante. Vous

n'allez peut-être pas me parler de ça ici.

Vous m'aviez promis pourtant d'être raisonnable... Si j'avais su, j'aurais refusé votre

consommation.

Il ne reprit pas la parole, continua à la regarder, de tout près, avec une tendresse hardie et qui

s'offrait, passionné surtout pour les coins de ses lèvres, de petits coins d'un rose pâle, un peu mouillé,

laissant voir le rouge vif de la bouche, quand elle souriait. Elle, pourtant, ne se reculait pas, demeurait

placide et affectueuse. Au bout d'un silence, elle dit encore :

- Vous n'y songez pas, vraiment. Je suis une vieille femme, moi ; j'ai un grand garçon de huit

ans ... Qu'est-ce que nous ferions ensemble ?

- Pardi ! murmura Coupeau en clignant les yeux, ce que font les autres !

Mais elle eut un geste d'ennui.

- Ah ! si vous croyez que c'est toujours amusant ? On voit bien que vous n'avez pas été en

ménage... Non, monsieur Coupeau, il faut que je pense aux choses sérieuses. La rigolade, ça ne mène à

rien, entendez-vous ! J'ai deux bouches à la maison, et qui avalent ferme, allez ! Comment voulez-

vous que j'arrive à élever mon petit monde, si je m'amuse à la bagatelle ?... Et puis, écoutez, mon

malheur a été une fameuse leçon. Vous savez, les hommes maintenant, ça ne fait plus mon affaire.

On ne me repincera pas de longtemps.

Elle s'expliquait sans colère, avec une grande sagesse, très froide, comme si elle avait traité

question d'ouvrage, les raisons qui l'empêchaient de passer un corps de fichu à l'empois. On voyait

qu'elle avait arrêté ça dans sa tête, après de mûres réflexions.

Coupeau, attendri, répétait :

- Vous me causez bien de la peine, bien de la peine...

- Oui, c'est ce que je vois, reprit-elle, et j'en suis fâchée pour vous, monsieur Coupeau... Il ne

faut pas que ça vous blesse. Si j'avais des idées à rire, mon Dieu ! ce serait encore plutôt avec vous

qu'avec un autre. Vous avez l'air bon garçon, vous êtes gentil. On se mettrait ensemble, n'est-ce pas ?

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et on irait tant qu'on irait. Je ne fais pas ma princesse, je ne dis point que ça n'aurait pas pu arriver...

Seulement, à quoi bon, puisque je n'en ai pas envie ? Me voilà chez madame Fauconnier depuis quinze

jours. Les petits vont à l'école. Je travaille, je suis contente... Hein ? le mieux alors est de rester comme

on est.

Et elle se baissa pour prendre son panier.

- Vous me faites causer, on doit m'attendre chez la patronne... Vous en trouverez une autre,

allez ! monsieur Coupeau, plus jolie que moi, et qui n'aura pas deux marmots à traîner. […]

Son visage, pourtant, gardait une douceur enfantine ; elle avançait ses mains potelées, en répétant

qu'elle n'écraserait pas une mouche ; elle ne connaissait les coups que pour en avoir déjà joliment reçu

dans sa vie. Alors, elle en vint à causer de sa jeunesse, à Plassans. Elle n'était point coureuse du tout ;

les hommes l'ennuyaient ; quand Lantier l'avait prise, à quatorze ans, elle trouvait ça gentil, parce qu'il

se disait son mari et qu'elle croyait jouer au ménage. Son seul défaut, assurait-elle, était d'être très

sensible, d'aimer tout le monde, de se passionner pour des gens qui lui faisaient ensuite mille misères.

Ainsi, quand elle aimait un homme, elle ne songeait pas aux bêtises, elle rêvait uniquement de

vivre toujours ensemble, très heureux. Et, comme Coupeau ricanait et lui parlait de ses deux enfants,

qu'elle n'avait certainement pas mis couver sous le traversin, elle lui allongea des tapes sur les doigts,

elle ajouta que, bien sûr, elle était bâtie sur le patron des autres femmes ; seulement, on avait tort de

croire les femmes toujours acharnées après ça ; les femmes songeaient à leur ménage, se coupaient en

quatre dans la maison, se couchaient trop lasses, le soir, pour ne pas dormir tout de suite.

Elle, d'ailleurs, ressemblait à sa mère, une grosse travailleuse, morte à la peine, qui avait servi de bête

de somme au père Macquart pendant plus de vingt ans. […]

- Oh ! ce n'est presque rien, ça ne se voit pas, dit Coupeau pour faire sa cour.

Elle hocha le menton ; elle savait bien que ça se voyait ; à quarante ans, elle se casserait en

deux. Puis, doucement, avec un léger rire :

- Vous avez un drôle de goût d'aimer une boiteuse.

Alors, lui, les coudes toujours sur la table, avançant la face davantage, la complimenta en

risquant les mots, comme pour la griser.

Mais elle disait toujours non de la tête, sans se laisser tenter, caressée pourtant par cette voix

câline. Elle écoutait, les regards dehors, paraissant s'intéresser de nouveau à la foule croissante.

Maintenant, dans les boutiques vides, on donnait un coup de balai ; la fruitière retirait sa dernière

poêlée de pommes de terre frites, tandis que le charcutier remettait en ordre les assiettes débandées de

son comptoir. […]

Gervaise avait repris son panier. Elle ne se levait pourtant pas, le tenait sur ses genoux, les

regards perdus, rêvant, comme si les paroles du jeune ouvrier éveillaient en elle des pensées lointaines

d'existence. Et elle dit encore, lentement, sans transition apparente :

- Mon Dieu ! je ne suis pas ambitieuse, je ne demande pas grand'chose [...]

Zola, L’assommoir

Page 81: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

81

Texte 2 :

Il la prit, elle tombait, il la prit dans ses bras, il la serra étroitement sans avoir conscience de ce qu’il

faisait. Il la soutenait tout en chancelant. Il était comme s’il avait la tête pleine de fumée ; des éclairs

lui passaient entre les cils ; ses idées s’évanouissaient ; il lui semblait qu’il accomplissait un acte

religieux et qu’il commettait une profanation. Du reste il n’avait pas le moindre désir de cette femme

ravissante dont il sentait la forme contre sa poitrine. Il était éperdu d’amour.

Elle lui prit une main et la posa sur son cœur. Il sentit le papier qui y était. Il balbutia :

— Vous m’aimez donc ?

Elle répondit d’une voix si basse que ce n’était plus qu’un souffle qu’on entendait à peine :

— Tais-toi ! tu le sais !

Et elle cacha sa tête rouge dans le sein du jeune homme superbe et enivré.

Il tomba sur le banc, elle près de lui. Ils n’avaient plus de paroles. Les étoiles commençaient à

rayonner. Comment se fit-il que leurs lèvres se rencontrèrent ? Comment se fait-il que l’oiseau chante,

que la neige fonde, que la rose s’ouvre, que mai s’épanouisse, que l’aube blanchisse derrière les arbres

noirs au sommet frissonnant des collines ?

Un baiser, et ce fut tout.

Tous deux tressaillirent, et ils se regardèrent dans l’ombre avec des yeux éclatants.

Ils ne sentaient ni la nuit fraîche, ni la pierre froide, ni la terre humide, ni l’herbe mouillée, ils se

regardaient et ils avaient le cœur plein de pensées. Ils s’étaient pris les mains, sans savoir.

Elle ne lui demandait pas, elle n’y songeait pas même, par où il était entré et comment il avait

pénétré dans le jardin. Cela lui paraissait si simple qu’il fût là.

De temps en temps le genou de Marius touchait le genou de Cosette, et tous deux frémissaient.

Par intervalles, Cosette bégayait une parole. Son âme tremblait à ses lèvres comme une goutte de

rosée à une fleur.

Peu à peu ils se parlèrent. L’épanchement succéda au silence qui est la plénitude. La nuit était

sereine et splendide au-dessus de leur tête. Ces deux êtres, purs comme des esprits, se dirent tout, leurs

songes, leurs ivresses, leurs extases, leurs chimères, leurs défaillances, comme ils s’étaient adorés de

loin, comme ils s’étaient souhaités, leur désespoir, quand ils avaient cessé de s’apercevoir. Ils se

confièrent dans une intimité idéale, que rien déjà ne pouvait plus accroître, ce qu’ils avaient de plus

caché et de plus mystérieux. Ils se racontèrent, avec une foi candide dans leurs illusions, tout ce que

l’amour, la jeunesse et ce reste d’enfance qu’ils avaient leur mettaient dans la pensée. Ces deux cœurs

se versèrent l’un dans l’autre, de sorte qu’au bout d’une heure, c’était le jeune homme qui avait l’âme

de la jeune fille et la jeune fille qui avait l’âme du jeune homme. Ils se pénétrèrent, ils s’enchantèrent,

ils s’éblouirent.

Victor Hugo, Les Misérables, livre 6

Page 82: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

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Texte 3

Dès l’entrée du passage, il éprouva des voluptés cuisantes. La marchande de bijoux faux était

assise juste en face de la porte de l’allée. Il lui fallut attendre qu’elle fût occupée, qu’une jeune

ouvrière vînt acheter une bague ou des boucles d’oreilles de cuivre. Alors, rapidement, il entra dans

l’allée ; il monta l’escalier étroit et obscur, en s’appuyant aux murs gras d’humidité. Ses pieds

heurtaient les marches de pierre ; au bruit de chaque heurt, il sentait une brûlure qui lui traversait la

poitrine. Une porte s’ouvrit. Sur le seuil, au milieu d’une lueur blanche, il vit Thérèse en camisole, en

jupon, tout éclatante, les cheveux fortement noués derrière la tête. Elle ferma la porte, elle se pendit à

son cou. Il s’échappait d’elle une odeur tiède, une odeur de linge blanc et de chair fraîchement lavée.

Laurent, étonné, trouva sa maîtresse belle. Il n’avait jamais vu cette femme. Thérèse, souple et

forte, le serrait, renversant la tête en arrière, et, sur son visage, couraient des lumières ardentes, des

sourires passionnés. Cette face d’amante s’était comme transfigurée ; elle avait un air fou et caressant ;

les lèvres humides, les yeux luisants, elle rayonnait. La jeune femme, tordue et ondoyante, était belle

d’une beauté étrange, toute d’emportement. On eût dit que sa figure venait de s’éclairer en dedans, que

des flammes s’échappaient de sa chair. Et, autour d’elle, son sang qui brûlait, ses nerfs qui se

tendaient, jetaient ainsi des effluves chauds, un air pénétrant et âcre.

Au premier baiser, elle se révéla courtisane. Son corps inassouvi se jeta éperdument dans la

volupté. Elle s’éveillait comme d’un songe, elle naissait à la passion. Elle passait des bras débiles de

Camille dans les bras vigoureux de Laurent, et cette approche d’un homme puissant lui donnait une

brusque secousse qui la tirait du sommeil de la chair. Tous ses instincts de femme nerveuse éclatèrent

avec une violence inouïe ; le sang de sa mère, ce sang africain qui brûlait ses veines, se mit à couler, à

battre furieusement dans son corps maigre, presque vierge encore. Elle s’étalait, elle s’offrait avec une

impudeur souveraine. Et, de la tête aux pieds, de longs frissons l’agitaient.

Zola, Thérèse Raquin

Texte 4

Et elle se mit à rêver d'amour.

L'amour! Il l'emplissait depuis deux années de l'anxiété croissante de son approche. Maintenant elle

était libre d'aimer; elle n'avait plus qu'à le rencontrer, lui!

Comment serait-il? Elle ne le savait pas au juste et ne se le demandait même pas. Il serait lui, voilà

tout.

Elle savait seulement qu'elle l'adorerait de toute son âme et qu'il la chérirait de toute sa force. Ils se

promèneraient par les soirs pareils à celui-ci, sous la cendre lumineuse qui tombait des étoiles. Ils

iraient, les mains dans les mains, serrés l'un contre l'autre, entendant battre leurs cœurs, sentant la

chaleur de leurs épaules, mêlant leur amour à la limpidité suave des nuits d'été, tellement unis qu'ils

pénétreraient aisément, par la seule puissance de leur tendresse, jusqu'à leurs plus secrètes pensées.

Et cela continuerait indéfiniment, dans la sérénité d'une affection indestructible.

Page 83: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

83

Et il lui sembla soudain qu'elle le sentait là, contre elle; et brusquement un vague frisson de

sensualité lui courut des pieds à la tête. Elle serra ses bras contre sa poitrine, d'un mouvement

inconscient, comme pour étreindre son rêve; et sur sa lèvre tendue vers l'inconnu quelque chose passa

qui la fit presque défaillir, comme si l'haleine du printemps lui eût donné un baiser d'amour.

Tout à coup, là-bas, derrière le château, sur la route elle entendit marcher dans la nuit. Et dans un

élan de son âme affolée, dans un transport de foi à l'impossible, aux hasards providentiels, aux

pressentiments divins, aux romanesques combinaisons du sort, elle pensa: « Si c'était lui?» Elle

écoutait anxieusement le pas rythmé du marcheur, sûre qu'il allait s'arrêter à la grille pour demander

l'hospitalité.

Lorsqu'il fut passé, elle se sentit triste comme après une déception. Mais elle comprit l'exaltation de

son espoir et sourit de sa démence.

Alors, un peu calmée, elle laissa flotter son esprit au courant d'une rêverie plus raisonnable,

cherchant à pénétrer l'avenir, échafaudant son existence.

Avec lui, elle vivrait ici, dans ce calme château qui dominait la mer. Elle aurait sans doute deux

enfants, un fils pour lui, une fille pour elle. Et elle les voyait courant sur l'herbe entre le platane et le

tilleul, tandis que le père et la mère les suivraient d'un œil ravi, en échangeant par-dessus leurs têtes

des regards pleins de passion.

Et elle resta longtemps, longtemps, à rêvasser ainsi, tandis que la lune, achevant son voyage à travers

le ciel, allait disparaître dans la mer.

Maupassant, Une vie

Texte 5

Et il contemplait son petit nez fin et blanc, ses lèvres retroussées, ses yeux clairs, ses bandeaux

châtains qui bouffaient, sa jolie figure ovale. Sa robe de foulard écru collait à ses épaules un peu

tombantes ; et, sortant de leurs manchettes tout unies, ses deux mains découpaient, versaient à boire,

s’avançaient sur la nappe. On leur servit un poulet avec les quatre membres étendus, une matelote

d’anguilles dans un compotier en terre de pipe, du vin râpeux, du pain trop dur, des couteaux ébréchés.

Tout cela augmentait le plaisir, l’illusion. Ils se croyaient presque au milieu d’un voyage, en Italie,

dans leur lune de miel.

Avant de repartir, ils allèrent se promener le long de la berge.

Le ciel d’un bleu tendre, arrondi comme un dôme, s’appuyait à l’horizon sur la dentelure des bois.

En face, au bout de la prairie, il y avait un clocher dans un village ; et, plus loin, à gauche, le toit d’une

maison faisait une tache rouge sur la rivière, qui semblait immobile dans toute la longueur de sa

sinuosité. Des joncs se penchaient pourtant, et l’eau secouait légèrement des perches plantées au bord

pour tenir des filets ; une masse d’osier, deux ou trois vieilles chaloupes étaient là. Près de l’auberge,

une fille en chapeau de paille tirait des seaux d’un puits ; — chaque fois qu’ils remontaient, Frédéric

écoutait avec une jouissance inexprimable le grincement de la chaîne.

Il ne doutait pas qu’il ne fût heureux pour jusqu’à la fin de ses jours, tant son bonheur lui paraissait

naturel, inhérent à sa vie et à la personne de cette femme. Un besoin le poussait à lui dire des

Page 84: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

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tendresses. Elle y répondait par de gentilles paroles, de petites tapes sur l’épaule, des douceurs dont la

surprise le charmait.

Flaubert, L’Education sentimentale

Documents complémentaires

Manet, Olympia, 1863

Olympia, Edouard Manet (1863). Huile sur Toile, 130 × 190 cm (51.2 × 74.8 in).

Musée d’Orsay.

Connu comme le nu le plus scandaleux du XIXème siècle, Olympia de Manet avait tout pour choquer.

Le sujet, la composition, la méthode de réalisation… Ridiculisé lors du Salon de 1863, Manet fut

profondément attristé lui qui espérait faire de cette toile une continuité avec les Maîtres Anciens.

Souvent comparée avec la Venus d’Urbin de Titien, l’Olympia de Manet illustrait cependant une autre

vision de la courtisane, du milieu du XIXème siècle.

Musset confession d’n enfant du siécle

Le chapitre XI qui restitue le monologue d’Octave constitue l’explication du chapitre X :

Ange éternel des nuits heureuses, qui racontera ton silence ? Ô baiser, mystérieux breuvage

que les lèvres se versent comme des coupes altérées ! ivresse des sens, ô volupté ! oui, comme Dieu tu

es immortelle ! Sublime élan de la créature, communion universelle des êtres, volupté trois fois sainte,

qu’ont dit de toi ceux qui t’ont vantée ? Ils t’ont appelée passagère, ô créatrice ! et ils ont dit que ta

Page 85: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

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courte apparence illuminait leur vie fugitive. Parole plus courte elle-même que le souffle d’un

moribond ! vraie parole de brute sensuelle, qui s’étonne de vivre une heure et qui prend les clartés de

la lampe éternelle pour une étincelle qui sort d’un caillou ! Amour ! ô principe du monde ! flamme

précieuse que la nature entière, comme une vestale inquiète, surveille incessamment dans le temple de

Dieu ! foyer de tout, par qui tout existe ! les esprits de destruction mourraient eux-mêmes en soufflant

sur toi ! Je ne m’étonne pas qu’on blasphème ton nom ; car ils ne savent qui tu es, ceux qui croient

t’avoir vu en face, parce qu’ils ont ouvert les yeux ; et quand tu trouves tes vrais apôtres, unis sur terre

dans un baiser, tu ordonnes à leurs paupières de se fermer comme des voiles, afin qu’on ne voie pas le

bonheur.

Mais vous, délices ! sourires languissants, premières caresses, tutoiement timide, premiers

bégaiements de l’amante, vous qu’on peut voir, vous qui êtes à nous ! êtes-vous donc moins à Dieu

que le reste, beaux chérubins qui planez dans l’alcôve, et qui ramenez à ce monde l’homme réveillé du

songe divin ? Ah ! chers enfants de la volupté, comme votre mère vous aime ! C’est vous, causeries

curieuses, qui soulevez les premiers mystères, touchers tremblants et chastes encore, regards déjà

insatiables, qui commencez à tracer dans le cœur comme une ébauche craintive l’ineffaçable image de

la beauté chérie ! Ô royaume ! ô conquête ! c’est vous qui faites les amants. Et toi, vrai diadème, toi,

sérénité du bonheur ! premier regard reporté sur la vie, premier retour des heureux à tant d’objets

indifférents qu’ils ne voient plus qu’à travers leur joie, premiers pas faits dans la nature à côté de la

bien-aimée ! qui vous peindra ? Quelle parole humaine exprimera jamais la plus faible caresse ?

Celui qui, par une fraîche matinée, dans la force de la jeunesse, est sorti un jour à pas lents, tandis

qu’une main adorée fermait sur lui la porte secrète ; qui a marché sans savoir où, regardant les bois et

les plaines ; qui a traversé une place sans entendre qu’on lui parlait ; qui s’est assis dans un lieu

solitaire, riant et pleurant sans raison ; qui a posé ses mains sur son visage pour y respirer un reste de

parfum ; qui a oublié tout à coup ce qu’il avait fait sur terre jusqu’alors ; qui a parlé aux arbres de la

route et aux oiseaux qu’il voyait passer ; qui enfin, au milieu des hommes, s’est montré un joyeux

insensé, puis qui est tombé à genoux et qui en a remercié Dieu ; celui-là mourra sans se plaindre : il a

eu la femme qu’il aimait.

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***Le roman et la nouvelle au XIXème siècle, réalisme et naturalisme

4 (classe de seconde)

- Texte 1 Balzac un extrait de "Gobseck", "scène de la vie privée", Comédie Humaine, 1830

- Texte 2 Maupassant un extrait de "L'aveugle", publié dans la revue Le Gaulois (1882), et le recueil

Le père Milon (1899)

- Texte 3 Edmond et Jules de Goncourt, un extrait de Germinie Lacerteux, Chap 7, 1889

- Texte 4 Flaubert, extrait de l'Education sentimentale, Chap 4, 1891

- Document complémentaire 1, Maupassant extrait de "Le roman", préface de Pierre et Jean

- Document complémentaire 2, une peinture de René Magritte, "La lectrice soumise", 1928

Balzac, extrait de « Gobseck » « Scène de la vie privée », Comédie humaine, 1830

Je dois commencer par vous parler d’un personnage que vous ne pouvez pas connaître. Il s’agit d’un

usurier. Saisirez-vous bien cette figure pâle et blafarde, à laquelle je voudrais que l’Académie me

permît de donner le nom de face lunaire, elle ressemblait à du vermeil dédoré ? Les cheveux de mon

usurier étaient plats, soigneusement peignés et d’un gris cendré. Les traits de son visage, impassible

autant que celui de Talleyrand, paraissaient avoir été coulés en bronze. Jaunes comme ceux d’une

fouine, ses petits yeux n’avaient presque point de cils et craignaient la lumière ; mais l’abat-jour d’une

vieille casquette les en garantissait. Son nez pointu était si grêlé dans le bout que vous l’eussiez

comparé à une vrille. Il avait les lèvres minces de ces alchimistes et de ces petits vieillards peints par

Rembrandt ou par Metzu. Cet homme parlait bas, d’un ton doux, et ne s’emportait jamais. Son âge

était un problème : on ne pouvait pas savoir s’il était vieux avant le temps, ou s’il avait ménagé sa

jeunesse afin qu’elle lui servît toujours. Tout était propre et râpé dans sa chambre, pareille, depuis le

drap vert du bureau jusqu’au tapis du lit, au froid sanctuaire de ces vieilles filles qui passent la journée

à frotter leurs meubles. En hiver, les tisons de son foyer, toujours enterrés dans un talus de cendres, y

fumaient sans flamber. Ses actions, depuis l’heure de son lever jusqu’à ses accès de toux le soir,

étaient soumises à la régularité d’une pendule. C’était en quelque sorte un homme-modèle que le

sommeil remontait. Si vous touchez un cloporte cheminant sur un papier, il s’arrête et fait le mort ; de

même, cet homme s’interrompait au milieu de son discours et se taisait au passage d’une voiture, afin

de ne pas forcer sa voix.

Maupassant, extrait de « L’aveugle », publié dans la revue Le Gaulois (31 mars 1882) et dans le

recueil Le Père Milon (1899)

Il avait une figure toute pâle, et deux grands yeux blancs comme des pains à cacheter ; et il

demeurait impassible sous l’injure, tellement enfermé en lui-même qu’on ignorait s’il la sentait. Jamais

d’ailleurs il n’avait connu aucune tendresse, sa mère l’ayant toujours un peu rudoyé ne l’aimant guère ;

car aux champs les inutiles sont des nuisibles, et les paysans feraient volontiers comme les poules qui

tuent les infirmes d’entre elles.

Sitôt la soupe avalée, il allait s’asseoir devant la porte en été, contre la cheminée en hiver, et il ne

remuait plus jusqu’au soir. Il ne faisait pas un geste, pas un mouvement ; seules ses paupières, qu’agitait

une sorte de souffrance nerveuse, retombaient parfois sur la tache blanche de ses yeux. Avait-il un esprit,

une pensée, une conscience nette de sa vie ? Personne ne se le demandait.

Page 87: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

87

Pendant quelques années, les choses allèrent ainsi. Mais son impuissance à rien faire autant que

son impassibilité finirent par exaspérer ses parents, et il devint un souffre-douleur, une sorte de bouffon-

martyr, de proie donnée à la férocité native, à la gaieté sauvage des brutes qui l’entouraient.

On imagina toutes les farces cruelles que sa cécité put inspirer. Et, pour se payer de ce qu’il

mangeait, on fit de ses repas des heures de plaisir pour les voisins et de supplice pour l’impotent.

Les paysans des maisons prochaines s’en venaient à ce divertissement ; on se le disait de porte en

porte, et la cuisine de la ferme se trouvait pleine chaque jour. Tantôt on posait sur la table, devant son

assiette où il commençait à puiser le bouillon, quelque chat ou quelque chien. La bête, avec son instinct,

flairait l’infirmité de l’homme et, tout doucement, s’approchait, mangeait sans bruit, lapant avec

délicatesse ; et quand un clapotis de langue un peu bruyant avait éveillé l’attention du pauvre diable, elle

s’écartait prudemment pour éviter le coup de cuiller qu’il envoyait au hasard devant lui.

Alors c’étaient des rires, des poussées, des trépignements des spectateurs tassés le long des murs.

Et lui, sans jamais dire un mot, se remettait à manger de la main droite, tandis que, de la gauche avancée,

il protégeait et défendait son assiette.

Tantôt on lui faisait mâcher des bouchons, du bois, des feuilles ou même des ordures qu’il ne

pouvait distinguer.

Puis on se lassa même des plaisanteries ; et le beau-frère enrageant de toujours le nourrir, le frappa,

le gifla sans cesse, riant des efforts inutiles de l’autre pour parer les coups ou les rendre. Ce fut alors un

jeu nouveau : le jeu des claques. Et les valets de charrue, le goujat, les servantes, lui lançaient à tout

moment leur main par la figure, ce qui imprimait à ses paupières un mouvement précipité. Il ne savait

où se cacher et demeurait sans cesse les bras étendus pour éviter les approches.

Enfin, on le contraignit à mendier.

Edmond et Jules de Goncourt, Germinie Lacerteux, extrait chap 7, 1889

Vers ce temps, au bout de la rue, une petite crémerie sans affaires changeait de propriétaire, à la

suite de la vente du fonds par autorité de justice. La boutique était restaurée. On la repeignait. Les vitres

de la devanture s’ornaient d’inscriptions en lettres jaunes. Des pyramides de chocolat de la Compagnie

coloniale, des bols de café à fleurs, espacés de petits verres à liqueur, garnissaient les planches de

l’étalage. À la porte brillait l’enseigne d’un pot au lait de cuivre coupé par le milieu.

La femme qui essayait de remonter ainsi la maison, la nouvelle crémière, était une personne d’une

cinquantaine d’années, débordante d’embonpoint et gardant encore quelques restes de beauté à demi

submergés sous sa graisse. On disait dans le quartier qu’elle s’était établie avec l’argent d’un vieux

monsieur qu’elle avait servi jusqu’à sa mort dans son pays, près de Langres ; car il se trouvait qu’elle

était payse de Germinie, non du même village, mais d’un petit endroit à côté ; et sans s’être jamais

rencontrées ni vues là-bas, elle et la bonne de mademoiselle se connaissaient de nom, et avaient le

rapprochement de connaissances communes, de souvenirs des mêmes lieux. La grosse femme était

complimenteuse, doucereuse, caressante. Elle disait : Ma belle, à tout le monde, faisait la petite voix, et

jouait l’enfant avec la langueur dolente des personnes corpulentes. Elle détestait les gros mots,

rougissait, s’effarouchait pour un rien. Elle adorait les secrets, tournait tout en confidence, faisait des

histoires, parlait toujours à l’oreille. Sa vie se passait à bavarder et à gémir. Elle plaignait les autres, elle

se plaignait elle-même ; elle se lamentait sur ses malheurs et sur son estomac. Quand elle avait trop

mangé, elle disait dramatiquement : Je vais mourir. Et rien n’était aussi pathétique que ses indigestions.

C’était une nature perpétuellement attendrie et larmoyante : elle pleurait indistinctement pour un cheval

battu, pour quelqu’un qui était mort, pour du lait qui avait tourné. Elle pleurait sur les faits divers des

journaux, elle pleurait en voyant passer des passants.

Germinie fut bien vite séduite et apitoyée par cette crémière câline, bavarde, toujours émue,

appelant à elle l’expansion des autres et paraissant si tendre. Au bout de trois mois, presque rien n’entrait

chez mademoiselle qui ne vînt de chez la mère Jupillon. Germinie s’y fournissait de tout ou à peu près.

Elle passait des heures dans la boutique. Une fois là, elle avait peine à s’en aller, elle restait et ne pouvait

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se lever. Une lâcheté machinale la retenait. Sur la porte, elle causait encore, pour n’être pas encore partie.

Elle se sentait attachée chez la crémière par l’invisible charme des endroits où l’on revient sans cesse et

qui finissent par vous étreindre comme des choses qui vous aimeraient.

- Texte 4 Flaubert, extrait de l'Education sentimentale, Chap 4, 1891

Alors, Frédéric se rappela les jours déjà loin où il enviait l’inexprimable bonheur de se trouver dans

une de ces voitures, à côté d’une de ces femmes. Il le possédait, ce bonheur-là, et il n’en était pas plus

joyeux.

La pluie avait fini de tomber. Les passants, réfugiés entre les colonnes du Garde-Meubles, s’en

allaient. Des promeneurs, dans la rue Royale, remontaient vers le boulevard. Devant l’hôtel des

Affaires Étrangères, une file de badauds stationnait sur les marches.

À la hauteur des Bains-Chinois, comme il y avait des trous dans le pavé, la berline se ralentit. Un

homme en paletot noisette marchait au bord du trottoir. Une éclaboussure, jaillissant de dessous les

ressorts, s’étala dans son dos. L’homme se retourna, furieux. Frédéric devint pâle ; il avait reconnu

Deslauriers.

À la porte du café Anglais, il renvoya la voiture. Rosanette était montée devant lui, pendant qu’il

payait le postillon.

Il la retrouva dans l’escalier, causant avec un monsieur. Frédéric prit son bras. Mais, au milieu du

corridor, un deuxième seigneur l’arrêta.

— Va toujours ! dit-elle, je suis à toi !

Et il entra seul dans le cabinet. Par les deux fenêtres ouvertes, on apercevait du monde aux croisées

des autres maisons, vis-à-vis. De larges moires frissonnaient sur l’asphalte qui séchait, et un magnolia

posé au bord du balcon embaumait l’appartement. Ce parfum et cette fraîcheur détendirent ses nerfs ;

il s’affaissa sur le divan rouge, au-dessous de la glace.

La Maréchale revint ; et, le baisant au front :

— On a des chagrins, pauvre mimi ?

— Peut-être ! répliqua-t-il.

— Tu n’es pas le seul, va !

Ce qui voulait dire : « Oublions chacun les nôtres dans une félicité commune ! »

Puis elle posa un pétale de fleur entre ses lèvres, et le lui tendit à becqueter. Ce mouvement, d’une

grâce et presque d’une mansuétude lascive, attendrit Frédéric.

— Pourquoi me fais-tu de la peine ? dit-il, en songeant à Mme Arnoux.

— Moi, de la peine ?

Et, debout devant lui, elle le regardait, les cils rapprochés et les deux mains sur les épaules.

Toute sa vertu, toute sa rancune sombra dans une lâcheté sans fond.

Il reprit :

— Puisque tu ne veux pas m’aimer ! en l’attirant sur ses genoux.

Elle se laissait faire ; il lui entourait la taille à deux bras ; le pétillement de sa robe de soie

l’enflammait.

— Où sont-ils ? dit la voix d’Hussonnet dans le corridor.

La Maréchale se leva brusquement, et alla se mettre à l’autre bout du cabinet, tournant le dos à la

porte.

Elle demanda des huîtres et ils s’attablèrent.

Documents complémentaires

Maupassant, « Le roman » Préface Pierre et Jean

Le romancier qui transforme la vérité constante, brutale et déplaisante, pour en tirer une aventure

exceptionnelle et séduisante, doit, sans souci exagéré de la vraisemblance, manipuler les événements à

son gré, les préparer et les arranger pour plaire au lecteur, l’émouvoir ou l’attendrir. Le plan de son

roman n’est qu’une série de combinaisons ingénieuses conduisant avec adresse au dénouement. Les

incidents sont disposés et gradués vers le point culminant et l’effet de la fin, qui est un événement capital

et décisif, satisfaisant toutes les curiosités éveillées au début, mettant une barrière à l’intérêt, et terminant

Page 89: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

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si complètement l’histoire racontée qu’on ne désire plus savoir ce que deviendront, le lendemain, les

personnages les plus attachants.

Le romancier, au contraire, qui prétend nous donner une image exacte de la vie, doit éviter avec

soin tout enchaînement d’événements qui paraîtrait exceptionnel. Son but n’est point de nous raconter

une histoire, de nous amuser ou de nous attendrir, mais de nous forcer à penser, à comprendre le sens

profond et caché des événements. À force d’avoir vu et médité il regarde l’univers, les choses, les faits

et les hommes d’une certaine façon qui lui est propre et qui résulte de l’ensemble de ses observations

réfléchies. C’est cette vision personnelle du monde qu’il cherche à nous communiquer en la reproduisant

dans un livre. Pour nous émouvoir, comme il l’a été lui-même par le spectacle de la vie, il doit la

reproduire devant nos yeux avec une scrupuleuse ressemblance. Il devra donc composer son œuvre

d’une manière si adroite, si dissimulée, et d’apparence si simple, qu’il soit impossible d’en apercevoir

et d’en indiquer le plan, de découvrir ses intentions.

Au lieu de machiner une aventure et de la dérouler de façon à la rendre intéressante jusqu’au

dénouement, il prendra son ou ses personnages à une certaine période de leur existence et les conduira,

par des transitions naturelles, jusqu’à la période suivante. Il montrera de cette façon, tantôt comment les

esprits se modifient sous l’influence des circonstances environnantes, tantôt comment se développent

les sentiments et les passions, comment on s’aime, comment on se hait, comment on se combat dans

tous les milieux sociaux, comment luttent les intérêts bourgeois, les intérêts d’argent, les intérêts de

famille, les intérêts politiques.

L’habileté de son plan ne consistera donc point dans l’émotion ou dans le charme, dans un début

attachant ou dans une catastrophe émouvante, mais dans le groupement adroit de petits faits constants

d’où se dégagera le sens définitif de l’œuvre. S’il fait tenir dans trois cents pages dix ans d’une vie pour

montrer quelle a été, au milieu de tous les êtres qui l’ont entourée, sa signification particulière et bien

caractéristique, il devra savoir éliminer, parmi les menus événements innombrables et quotidiens, tous

ceux qui lui sont inutiles, et mettre en lumière, d’une façon spéciale, tous ceux qui seraient demeurés

inaperçus pour des observateurs peu clairvoyants et qui donnent au livre sa portée, sa valeur d’ensemble.

René Magritte, « La lectrice soumise » , 1928

Page 90: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

90

Le roman et la nouvelle au XIXème siècle, réalisme et naturalisme 5

(classe de seconde)

Groupement de textes:

Mémoires d'Outre-Tombe, 1850, Chateaubriand (1768-1848), III, XXIII, chap. 16, publié en 1838,

Classiques de Poche, p. 6?6-6?8

La Chartreuse de Parme, 1839, Stendhal (1783-1842), 1,3, Folio classique, p. 62-64.

Les Misérables, 1862, Victor Hugo (1802-1885), Deuxième partie, Livre 1er, IX, GF Flammarion, p.

359-362

Texte n° 1 :

Pendant que l'escorte était arrêtée, il aperçut la petite voiture d'une cantinière, et sa tendresse pour ce

corps respectable l'emportant sur tout, il partit au galop pour la rejoindre.

- Restez donc, s ... ! lui cria le maréchal des logis.

Que peut-il me faire ici? pensa Fabrice et il continua de galoper vers la cantinière. En donnant de

l'éperon à son cheval, il avait eu quelque espoir que c'était sa bonne cantinière du matin; les chevaux et

les petites charrettes se ressemblaient fort, mais la propriétaire était tout autre, et notre héros lui trouva

l'air fort méchant. Comme il l'abordait, Fabrice l'entendit qui disait: Il était pourtant bien bel homme!

Un fort vilain spectacle attendait là le nouveau soldat; on coupait la cuisse à un cuirassier, beau jeune

homme de cinq pieds dix pouces. Fabrice ferma les yeux et but coup sur coup quatre verres d'eau-de-

vie.

Comme tu y vas, gringalet! s'écria la cantinière. L'eau-de-vie lui donna une idée: il faut que j'achète la

bienveillance de mes camarades les hussards de l'escorte.

Donnez-moi le reste de la bouteille, dit-il à la vivandière.

Mais sais-tu, répondit-elle, que ce reste-là coûte dix francs, un jour comme aujourd'hui? Comme il

regagnait l'escorte au galop:

Ah! tu nous rapportes la goutte! s'écria le maréchal des logis, c'est pour ça que tu désertais? Donne. La

bouteille circula; le dernier qui la prit la jeta en l'air après avoir bu.

Merci, camarade! cria-t-il à Fabrice.

Tous les yeux le regardèrent avec bienveillance. Ces regards ôtèrent un poids de cent livres de dessus

le cœur de Fabrice: c'était un de ces cœurs de fabrique trop fine qui ont besoin de l'amitié de ce qui les

entoure. Enfin il n'était plus mal vu de ses compagnons, il y avait liaison entre eux! Fabrice respira

profondément, puis d'une voix libre, il dit au maréchal des logis:

- Et si le capitaine Teulier a été tué, où pourrais-je rejoindre ma sœur? Il se croyait un petit Machiavel,

de dire si bien Teulier au lieu de Meunier.

C'est ce que vous saurez ce soir, lui répondit le maréchal des logis.

L'escorte repartit et se porta vers des divisions d'infanterie. Fabrice se sentait tout à fait enivré; il avait

bu trop d'eau-de-vie, il roulait un peu sur sa selle: il se souvint fort à propos d'un mot que répétait le

cocher de sa mère:

Quand on a levé le coude, il faut regarder entre les oreilles de son cheval, et faire comme fait le voisin.

Le maréchal s'arrêta longtemps auprès de plusieurs corps de cavalerie qu'il fit charger; mais pendant

une heure ou deux notre héros n'eut guère la conscience de ce qui se passait autour de lui. Il se sentait

fort las, et quand son cheval galopait il retombait sur la selle comme un morceau de plomb.

Tout à coup le maréchal des logis cria à ses hommes:

Vous ne voyez donc pas l'Empereur, s ... ! Sur-le-champ l'escorte cria vive l'Empereur! à tue-tête. On

peut penser si notre héros regarda de tous ses yeux, mais il ne vit que des généraux qui galopaient,

suivis, eux aussi, d'une escorte. Les longues crinières pendantes que portaient à leurs casques les

Page 91: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

91

dragons de la suite l'empêchèrent de distinguer les figures. Ainsi, je n'ai pu voir l'Empereur sur un

champ de bataille, à cause de ces maudits verres d'eaude-vie! Cette réflexion le réveilla tout à fait.

On redescendit dans un chemin rempli d'eau, les chevaux voulurent boire. - C'est donc l'Empereur qui

a passé là ? dit-il à son voisin.

Eh ! certainement, celui qui n'avait pas d'habit brodé. Comment ne l'avez-vous pas vu? lui répondit le

camarade avec bienveillance. Fabrice eut grande envie de galoper après l'escorte de l'Empereur et de

s'y incorporer. Quel bonheur de faire réellement la guerre à la suite de ce héros! C'était pour cela qu'il

était venu en France. J'en suis parfaitement le maître, se dit-il, car enfin je n'ai d'autre raison pour faire

le service que je fais, que la volonté de mon cheval qui s'est mis à galoper pour suivre ces généraux.

Ce qui détermina Fabrice à rester, c'est que les hussards ses nouveaux camarades lui faisaient bonne

mine; il commençait à se croire l'ami intime de tous les soldats avec lesquels il galopait depuis

quelques heures. Il voyait entre eux et lui cette noble amitié des héros du Tasse et de l'Arioste. S'il se

joignait à l'escorte de l'Empereur, il y aurait une nouvelle connaissance à faire; peut-être même on lui

ferait la mine car ces autres cavaliers étaient des dragons et lui portait l'uniforme de hussard ainsi que

tout ce qui suivait le maréchal. La façon dont on le regardait maintenant mit notre héros au comble du

bonheur; il eût fait tout au monde pour ses camarades; son âme et son esprit étaient dans les nues. Tout

lui semblait avoir changé de face depuis qu'il était avec des amis, il mourait d'envie de faire des

questions. Mais je suis encore un peu ivre, se dit-il, il faut que je me souvienne de la geôlière. Il

remarqua en sortant du chemin creux que l'escorte n'était plus avec le maréchal Ney; le général qu'ils

suivaient était grand, mince, et avait la figure sèche et l'œil terrible.

Ce général n'était autre que le comte d'A ... , le lieutenant Robert du 15 mai 1?96. Quel bonheur il eût

trouvé à voir Fabrice dei Dongo.

Il y avait déjà longtemps que Fabrice n'apercevait plus la terre volant en miettes noires sous l'action

des boulets; on arriva derrière un régiment de cuirassiers, il entendit distinctement les biscaïens frapper

sur les cuirasses et il vit tomber plusieurs hommes.

Texte n° 2 :

Le 18 juin 1815, vers midi, je sortis de Gand par la porte de Bruxelles; j'allai seul achever ma

promenade sur la grande route. J'avais emporté les Commentaires de César et je cheminais lentement,

plongé dans ma lecture. J'étais déjà à plus d'une lieue de la ville, lorsque je crus ouïr un roulement

sourd: je m'arrêtai, regardai le ciel assez chargé de nuées, délibérant en moi-même si je continuerais

d'aller en avant, ou si je me rapprocherais de Gand dans la crainte d'un orage. Je prêtai l'oreille; je

n'entendis plus que le cri d'une poule d'eau dans les joncs et le son d'une horloge de village. Je

poursuivis ma route: je n'avais pas fait trente pas que le roulement recommença, tantôt bref, tantôt

long, et à intervalles inégaux; quelquefois il n'était sensible que par une trépidation de l'air, laquelle se

communiquait à la terre sur ces plaines immenses, tant il était éloigné. Ces détonations moins vastes,

moins onduleuses, moins liées ensemble que celles de la foudre, firent naître dans mon esprit l'idée

d'un combat. Je me trouvais devant un peuplier planté à l'angle d'un champ de houblon. Je traversai le

chemin et je m'appuyai debout contre le tronc de l'arbre, le visage tourné du côté de Bruxelles. Un vent

du sud s'étant levé m'apporta plus distinctement le bruit de l'artillerie. Cette grande bataille, encore

sans nom, dont j'écoutais les échos au pied d'un peuplier, et dont une horloge de village venait de

sonner les funérailles inconnues, était la bataille de Waterloo! Auditeur silencieux et solitaire du

formidable arrêt des destinées, j'aurais été moins ému si je m'étais trouvé dans la mêlée: le péril, le feu,

la cohue de la mort ne m'eussent pas laissé le temps de méditer; mais seul sous un arbre, dans la

campagne de Gand, comme le berger des troupeaux qui paissaient autour de moi, le poids des

réflexions m'accablait: Quel était ce combat ? Était-il définitif ? Napoléon était-il là en personne ? Le

monde, comme la robe du Christ, était-il jeté au sort ? Succès ou revers de l'une ou l'autre armée,

quelle serait la conséquence de l'événement pour les peuples, liberté ou esclavage ? Mais quel sang

coulait chaque bruit parvenu à mon oreille n'était-il pas le dernier soupir d'un Français ? Était-ce un

nouveau Crécy, un nouveau Poitiers, un nouvel Azincourt, dont allaient jouir les plus implacables

ennemis de la France ? S'ils triomphaient, notre gloire n'était-elle pas perdue ? Si Napoléon

l'emportait, que devenait notre liberté ? Bien qu'un succès de Napoléon m'ouvrît un exil éternel, la

patrie l'emportait dans ce moment dans mon cœur; mes vœux étaient pour l'oppresseur de la France,

Page 92: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

92

s'il devait, en sauvant notre honneur, nous arracher à la domination étrangère.

Wellington triomphait-il ? La légitimité rentrerait donc dans Paris derrière ces uniformes rouges qui

venaient de reteindre leur pourpre au sang des Français! La royauté aurait donc pour carrosses de son

sacre les chariots d'ambulance remplis de nos grenadiers mutilés! Que sera-ce qu'une restauration

accomplie sous de tels auspices ? ... Ce n'est là qu'une bien petite partie des idées qui me

tourmentaient. Chaque coup de canon me donnait une secousse et doublait le battement de mon cœur.

A quelques lieues d'une catastrophe immense, je ne la voyais pas ; je ne pouvais toucher le vaste

monument funèbre croissant de minute en minute à Waterloo, comme du rivage de Boulaq, au bord du

Nil, j'étendais vainement mes mains vers les Pyramides.

Texte n° 3 :

Livre premier

- Waterloo Chapitre IX

L'inattendu

Ils étaient trois mille cinq cents. Ils faisaient un front d'un quart de lieue. C'étaient des hommes géants

sur des chevaux colosses. Ils étaient vingt-six escadrons; et ils avaient derrière eux, pour les appuyer,

la division de Lefebvre-Desnouettes, les cent six gendarmes d'élite, les chasseurs de la garde, onze

cent quatre-vingt-dix-sept hommes, et les lanciers de la garde, huit cent quatre-vingts lances. Ils

portaient le casque sans crins et la cuirasse de fer battu, avec les pistolets d'arçon dans les fontes et le

long sabre-épée. Le matin toute l'armée les avait admirés quand, à neuf heures, les clairons sonnant,

toutes les musiques chantant Veillons au salut de l'empire, ils étaient venus, colonne épaisse, une de

leurs batteries à leur flanc, l'autre à leur centre, se déployer sur deux rangs entre la chaussée de

Genappe et Frischemont, et prendre leur place de bataille dans cette puissante deuxième ligne, si

savamment composée par Napoléon, laquelle, ayant à son extrémité de gauche les cuirassiers de

Kellermann et à son extrémité de droite les cuirassiers de Milhaud, avait, pour ainsi dire, deux ailes de

fer.

L'aide de camp Bernard leur porta l'ordre de l'empereur. Ney tira son épée et prit la tête. Les escadrons

énormes s'ébranlèrent.

Alors on vit un spectacle formidable.

Toute cette cavalerie, sabres levés, étendards et trompettes au vent, formée en colonne par division,

descendit, d'un même mouvement et comme un seul homme, avec la précision d'un bélier de bronze

qui ouvre une brèche, la colline de la Belle-Alliance, s'enfonça dans le fond redoutable où tant

d'hommes déjà étaient tombés, y disparut dans la fumée, puis, sortant de cette ombre, reparut de l'autre

côté du vallon, toujours compacte et serrée, montant au grand trot, à travers un nuage de mitraille

crevant sur elle, l'épouvantable pente de boue du plateau de Mont-Saint-Jean. Ils montaient, graves,

menaçants, imperturbables; dans les intervalles de la mousqueterie et de l'artillerie, on entendait ce

piétinement colossal. Etant deux divisions, ils étaient deux colonnes; la division Wathier avait la

droite, la division Delord avait la gauche. On croyait voir de loin s'allonger vers la crête du plateau

deux immenses couleuvres d'acier. Cela traversa la bataille comme un prodige.

Rien de semblable ne s'était vu depuis la prise de la grande redoute de la Moskowa par la grosse

cavalerie;

Murat y manquait, mais Ney s'y retrouvait. Il semblait que cette masse était devenue monstre et n'eût

qu'une âme. Chaque escadron ondulait et se gonflait comme un anneau du polype. On les apercevait à

travers une vaste fumée déchirée çà et là. Pêle-mêle de casques, de cris, de sabres, bondissement

orageux des croupes des chevaux dans le canon et la fanfare, tumulte discipliné et terrible; là-dessus

les cuirasses, comme les écailles sur l'hydre.

Ces récits semblent d'un autre âge. Quelque chose de pareil à cette vision apparaissait sans doute dans

les vieilles épopées orphiques racontant les hommes-chevaux, les antiques hippanthropes, ces titans à

face humaine et à poitrail équestre dont le galop escalada l'Olympe, horribles, invulnérables, sublimes;

dieux et bêtes.

Page 93: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

93

Bizarre coïncidence numérique, vingt-six bataillons allaient recevoir ces vingt-six escadrons. Derrière

la crête du plateau, à l'ombre de la batterie masquée, l'infanterie anglaise, formée en treize carrés, deux

bataillons par carré, et sur deux lignes, sept sur la première, six sur la seconde, la crosse à l'épaule,

couchant en joue ce qui allait venir, calme, muette, immobile, attendait. Elle ne voyait pas les

cuirassiers et les cuirassiers ne la voyaient pas. Elle écoutait monter cette marée d'hommes. Elle

entendait le grossissement du bruit des trois mille chevaux, le frappement alternatif et symétrique des

sabots au grand trot, le froissement des cuirasses, le cliquetis des sabres, et une sorte de grand souffle

farouche. Il y eut un silence redoutable, puis, subitement, une longue file de bras levés brandissant des

sabres apparut au-dessus de la crête, et les casques, et les trompettes, et les étendards, et trois mille

têtes à moustaches grises criant: vive l'empereur! toute cette cavalerie déboucha sur le plateau, et ce

fut comme l'entrée d'un tremblement de terre.

Tout à coup, chose tragique, à la gauche des Anglais, à notre droite, la tête de colonne des cuirassiers

se cabra avec une clameur effroyable. Parvenus au point culminant de la crête, effrénés, tout à leur

furie et à leur course d'extermination sur les carrés et les canons, les cuirassiers venaient d'apercevoir

entre eux et les Anglais un fossé, une fosse. C'était le chemin creux d'Ohain.

L'instant fut épouvantable. Le ravin était là, inattendu, béant, à pic sous les pieds des chevaux, profond

de deux toises entre son double talus; le second rang y poussa le premier, et le troisième y poussa le

second; les chevaux se dressaient, se rejetaient en arrière, tombaient sur la croupe, glissaient les quatre

pieds en l'air, pilant et bouleversant les cavaliers, aucun moyen de reculer, toute la colonne n'était plus

qu'un projectile, la force acquise pour écraser les Anglais écrasa les Français, le ravin inexorable ne

pouvait se rendre que comblé, cavaliers et chevaux y roulèrent pêle-mêle se broyant les uns sur les

autres, ne faisant qu'une chair dans ce gouffre, et, quand cette fosse fut pleine d'hommes vivants, on

marcha dessus et le reste passa. Presque un tiers de la brigade Dubois croula dans cet abîme.

Ceci commença la perte de la bataille.

Une tradition locale, qui exagère évidemment, dit que deux mille chevaux et quinze cents hommes

furent ensevelis dans le chemin creux d'Ohain. Ce chiffre vraisemblablement comprend tous les autres

cadavres qu'on jeta dans ce ravin le lendemain du combat.

Notons en passant que c'était cette brigade Dubois, si funestement éprouvée, qui, une heure

auparavant, chargeant à part, avait enlevé le drapeau du bataillon de Lunebourg.

Napoléon, avant d'ordonner cette charge des cuirassiers de Milhaud, avait scruté le terrain, mais n'avait

pu voir ce chemin creux qui ne faisait pas même une ride à la surface du plateau. Averti pourtant et

mis en éveil par la petite chapelle blanche qui en marque l'angle sur la chaussée de Nivelles, il avait

fait, probablement sur l'éventualité d'un obstacle, une question au guide Lacoste ;

Le guide avait répondu non. On pourrait presque dire que de ce signe de tête d'un paysan est sortie la

catastrophe de Napoléon.

D'autres fatalités encore devaient surgir.

Était-il possible que Napoléon gagnât cette bataille? Nous répondons non. Pourquoi? À cause de

Wellington? à cause de Blücher? Non. À cause de Dieu.

Bonaparte vainqueur à Waterloo, ceci n'était plus dans la loi du dix-neuvième siècle. Une autre série

de faits se préparait, où Napoléon n'avait plus de place. La mauvaise volonté des événements s'était

annoncée de longue date. Il était temps que cet homme vaste tombât.

L'excessive pesanteur de cet homme dans la destinée humaine troublait l'équilibre. Cet individu

comptait à lui seul plus que le groupe universel. Ces pléthores de toute la vitalité humaine concentrée

dans une seule tête, le monde montant au cerveau d'un homme, cela serait mortel à la civilisation si

cela durait. Le moment était venu pour l'incorruptible équité suprême d'aviser. Probablement les

principes et les éléments, d'où dépendent les gravitations régulières dans l'ordre moral comme dans

l'ordre matériel, se plaignaient. Le sang qui fume, le trop-plein des cimetières, les mères en larmes, ce

sont des plaidoyers redoutables. Il y a, quand la terre souffre d'une surcharge, de mystérieux

gémissements de l'ombre, que l'abîme entend.

Napoléon avait été dénoncé dans l'infini, et sa chute était décidée.

Il gênait Dieu. Waterloo n'est point une bataille; c'est le changement de front de l'univers.

Page 94: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

94

Bataille de Waterloo : dernier carré de la garde, par Nicolas Charlet.

par Guiseppe RAVA.

le roman et la nouvelle au 19e siècle : Réalisme et naturalisme", 2nde.

Page 95: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

95

***Le roman et la nouvelle au XIXème siècle, réalisme et naturalisme

6 (classe de seconde)

Texte 1 : Zola, L'assommoir ( extrait du chapitre 2)

Texte 2: Zola, Au bonheur des dames ( extrait du chapitre 4)

Texte 3: Germinal (extrait du chapitre 3)

Texte 4: La Bête humaine ( extrait du chapitre 10)

Docs complémentaires :

Préface du roman La fortune des Rougon

Louis Legrand Naturalisme

Texte 1 L’assommoir

Gervaise avait repris son panier. Elle ne se levait pourtant pas, le tenait sur ses genoux, les regards

perdus, rêvant, comme si les paroles du jeune ouvrier éveillaient en elle des pensées lointaines

d’existence. Et elle dit encore, lentement, sans transition apparente :

— Mon Dieu ! je ne suis pas ambitieuse, je ne demande pas grand-chose… Mon idéal, ce serait de

travailler tranquille, de manger toujours du pain, d’avoir un trou un peu propre pour dormir, vous

savez, un lit, une table et deux chaises, pas davantage… Ah ! je voudrais aussi élever mes enfants, en

faire de bons sujets, si c’était possible… Il y a encore un idéal, ce serait de ne pas être battue, si je me

remettais jamais en ménage ; non, ça ne me plairait pas d’être battue… Et c’est tout, vous voyez, c’est

tout…

Elle cherchait, interrogeait ses désirs, ne trouvait plus rien de sérieux qui la tentât. Cependant, elle

reprit, après avoir hésité :

— Oui, on peut à la fin avoir le désir de mourir dans son lit… Moi, après avoir bien trimé toute ma

vie, je mourrais volontiers dans mon lit, chez moi.

Et elle se leva. Coupeau, qui approuvait vivement ses souhaits, était déjà debout, s’inquiétant de

l’heure. Mais ils ne sortirent pas tout de suite ; elle eut la curiosité d’aller regarder, au fond, derrière la

barrière de chêne, le grand alambic de cuivre rouge, qui fonctionnait sous le vitrage clair de la petite

cour ; et le zingueur, qui l’avait suivie, lui expliqua comment ça marchait, indiquant du doigt les

différentes pièces de l’appareil, montrant l’énorme cornue d’où tombait un filet limpide d’alcool.

L’alambic, avec ses récipients de forme étrange, ses enroulements sans fin de tuyaux, gardait une mine

sombre ; pas une fumée ne s’échappait ; à peine entendait-on un souffle inté- rieur, un ronflement

souterrain ; c’était comme une besogne de nuit faite en plein jour, par un travailleur morne, puissant et

muet. Cependant, Mes-Bottes, accompagné de ses deux camarades, était venu s’accouder sur la

barrière, en attendant qu’un coin du comptoir fût libre. Il avait un rire de poulie mal graissée, hochant

la tête, les yeux attendris, fixés sur la machine à soûler. Tonnerre de Dieu ! elle était bien gentille ! Il y

avait, dans ce gros bedon de cuivre, de quoi se tenir le gosier au frais pendant huit jours. Lui, aurait

voulu qu’on lui soudât le bout du serpentin entre les dents, pour sentir le vitriol encore chaud l’emplir,

lui descendre jusqu’aux talons, toujours, toujours, comme un petit ruisseau. Dame ! il ne se serait plus

dérangé, ça aurait joliment remplacé les dés à coudre de ce roussin de père Colombe ! Et les

camarades ricanaient, disaient que cet animal de Mes-Bottes avait un fichu grelot, tout de même.

L’alambic, sourdement, sans une flamme, sans une gaieté dans les reflets éteints de ses cuivres,

continuait, laissait couler sa sueur d’alcool, pareil à une source lente et entêtée, qui à la longue devait

envahir la salle, se répandre sur les boulevards extérieurs, inonder le trou immense de Paris. Alors,

Gervaise, prise d’un frisson, recula ; et elle tâchait de sourire, en murmurant :

— C’est bête, ça me fait froid, cette machine… La boisson me fait froid…

Puis, revenant sur l’idée qu’elle caressait d’un bonheur parfait :

Page 96: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

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— Hein ? n’est-ce pas ? ça vaudrait bien mieux : travailler, manger du pain, avoir un trou à soi,

élever ses enfants, mourir dans son lit…

— Et ne pas être battue, ajouta Coupeau gaiement. Mais je ne vous battrais pas, moi, si vous

vouliez, ma- dame Gervaise… Il n’y a pas de crainte, je ne bois jamais, puis je vous aime trop…

Voyons, c’est pour ce soir, nous nous chaufferons les petons.

Texte 2 Au bonheur des dames

Vers onze heures, quelques dames se présentèrent. Le tour de vente de Denise arrivait. Justement, une

cliente fut signalée.

- La grosse de province, vous savez, murmura Marguerite.

C'était une femme de quarante-cinq ans, qui débarquait de loin en loin à Paris, du fond d'un

département perdu. Là-bas, pendant des mois, elle mettait des sous de côté ; puis, à peine descendue de

wagon, elle tombait au Bonheur des Dames, elle dépensait tout. Rarement, elle demandait par lettre,

car elle voulait voir, avait la joie de toucher la marchandise, faisait jusqu'à des provisions d'aiguilles,

qui, disait-elle, coûtaient les yeux de la tête, dans sa petite ville. Tout le magasin la connaissait, savait

qu'elle se nommait Mme Boutarel et qu'elle habitait Albi, sans s'inquiéter du reste, ni de sa situation, ni

de son existence.

- Vous allez bien, madame? demandait gracieusement Mme Aurélie qui s'était avancée. Et que désirez-

vous ? On est à vous tout de suite.

Puis, se tournant :

- Mesdemoiselles !

Denise s'approchait, mais Clara s'était précipitée. D'habitude, elle se montrait paresseuse à la vente, se

moquant de l'argent, en gagnant davantage au-dehors, et sans fatigue.

Seulement, l'idée de souffler une bonne cliente à la nouvelle venue, l'éperonnait.

- Pardon, c'est mon tour, dit Denise révoltée.

Mme Aurélie l'écarta d'un regard sévère, en murmurant :

- Il n'y a pas de tour, je suis la seule maîtresse ici... Attendez de savoir, pour servir les clientes

connues.

La jeune fille recula; et, comme des larmes lui montaient aux yeux, elle voulut cacher cet excès de

sensibilité, elle tourna le dos, debout devant les glaces sans tain, feignant de regarder dans la rue.

Allait-on l'empêcher de vendre ? Toutes s'entendraient-elles, pour lui enlever ainsi les ventes

sérieuses?

La peur de l'avenir la prenait, elle se sentait écrasée entre tant d'intérêts lâchés. Cédant à l'amertume de

son abandon, le front contre la glace froide, elle regardait en face le Vieil Elbeuf, elle songeait qu'elle

aurait dû supplier son oncle de la garder ; peut-être lui-même désirait-il revenir sur sa décision, car il

lui avait semblé bien ému, la veille. Maintenant, elle était toute seule, dans cette maison vaste, où

personne ne l'aimait, où elle se trouvait blessée et perdue ; Pépé et Jean vivaient chez des étrangers,

eux qui n'avaient jamais quitté ses jupes ; c'était un arrachement, et les deux grosses larmes qu'elle

retenait faisaient danser la rue dans un brouillard.

Texte 3 Germinal.

Il ne comprenait bien qu'une chose : le puits avalait des hommes par bouchées de vingt et de trente, et

d'un coup de gosier si facile, qu'il semblait ne pas les sentir passer. Dès quatre heures, la descente des

ouvriers commençait. Ils arrivaient de la baraque, pieds nus, la lampe à la main, attendant par petits

groupes d'être en nombre suffisant. Sans un bruit, d'un jaillissement doux de bête nocturne, la cage de

fer montait du noir, se calait sur les verrous, avec ses quatre étages contenant chacun deux berlines

pleines de charbon. Des moulineurs, aux différents paliers, sortaient les berlines, les remplaçaient par

d'autres, vides ou chargées à l'avance des bois de taille. Et c'était dans les berlines vides que

s'empilaient les ouvriers, cinq par cinq, jusqu'à quarante d'un coup, lorsqu'ils tenaient toutes les cases.

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97

Un ordre partait du porte-voix, un beuglement sourd et indistinct, pendant qu'on tirait quatre fois la

corde du signal d'en bas, "sonnant à la viande", pour prévenir de ce chargement de chair humaine.

Puis, après un léger sursaut, la cage plongeait silencieuse, tombait comme une pierre, ne laissait

derrière elle que la fuite vibrante du câble.

- C'est profond ? demanda Etienne à un mineur, qui attendait près de lui, l'air somnolent.

- Cinq cent cinquante-quatre mètres, répondit l'homme. Mais il y a quatre accrochages au-dessus, le

premier à trois cent vingt.

Tous deux se turent, les yeux sur le câble qui remontait. Etienne reprit :

- Et quand ça casse ?

- Ah! quand ça casse...

Le mineur acheva d'un geste. Son tour était arrivé, la cage avait reparu, de son mouvement aisé et sans

fatigue. Il s'y accroupit avec des camarades, elle replongea, puis jaillit de nouveau au bout de quatre

minutes à peine, pour engloutir une autre charge d'hommes. Pendant une demi-heure, le puits en

dévora de la sorte, d'une gueule plus ou moins gloutonne, selon la profondeur de l'accrochage où ils

descendaient, mais sans un arrêt, toujours affamé, de boyaux géants capables de digérer un peuple.

Cela s'emplissait, s'emplissait encore, et les ténèbres restaient mortes, la cage montait du vide dans le

même silence vorace.

Texte 4 la bête humaine.

Enfin, Jacques ouvrit les paupières. Ses regards troubles se portèrent sur elles, tour à tour, sans qu’il

parût les reconnaître. Elles ne lui importaient pas. Mais ses yeux ayant rencontré, à quelques mètres, la

machine qui expirait, s’effarèrent d’abord, puis se fixèrent, vacillants d’une émotion croissante. Elle,

la Lison, il la reconnaissait bien, et elle lui rappelait tout, les deux pierres en travers de la voie,

l’abominable secousse, ce broiement qu’il avait senti à la fois en elle et en lui, dont lui ressuscitait,

tandis qu’elle, sûrement, allait en mourir. Elle n’était point coupable de s’être montrée rétive ; car,

depuis sa maladie contractée dans la neige, il n’y avait pas de sa faute, si elle était moins alerte ; sans

compter que l’âge arrive, qui alourdit les membres et durcit les jointures. Aussi lui pardonnait-il

volontiers, débordé d’un gros chagrin, à la voir blessée à mort, en agonie. La pauvre Lison n’en avait

plus que pour quelques minutes. Elle se refroidissait, les braises de son foyer tombaient en cendre, le

souffle qui s’était échappé si violemment de ses flancs ouverts, s’achevait en une petite plainte

d’enfant qui pleure.

Souillée de terre et de bave, elle toujours si luisante, vautrée sur le dos, dans une mare noire de

charbon, elle avait la fin tragique d’une bête de luxe qu’un accident foudroie en pleine rue. Un instant,

on avait pu voir, par ses entrailles crevées, fonctionner ses organes, les pistons battre comme deux

cœurs jumeaux, la vapeur circuler dans les tiroirs comme le sang de ses veines ; mais, pareilles à des

bras convulsifs, les bielles n’avaient plus que des tressaillements, les révoltes dernières de la vie ; et

son âme s’en allait avec la force qui la faisait vivante, cette haleine immense dont elle ne parvenait pas

à se vider toute. La géante éventrée s’apaisa encore, s’endormit peu à peu d’un sommeil très doux,

finit par se taire. Elle était morte. Et le tas de fer, d’acier et de cuivre, qu’elle laissait là, ce colosse

broyé, avec son tronc fendu, ses membres épars, ses organes meurtris, mis au plein jour, prenait

l’affreuse tristesse d’un cadavre humain, énorme, de tout un monde qui avait vécu et d’où la vie venait

d’être arrachée, dans la douleur.

Documents complémentaires

La Fortune des Rougon (Préface), Émile Zola, 1871

Je veux expliquer comment une famille, un petit groupe d'êtres, se comporte dans une société, en

s'épanouissant pour donner naissance à dix, vingt individus qui paraissent, au premier coup d'oeil,

profondément dissemblables, mais que l'analyse montre intimement liés les uns aux autres. L'hérédité

a ses lois, comme la pesanteur.

Je tâcherai de trouver et de suivre, en résolvant la double question des tempéraments et des milieux, le

fil qui conduit mathématiquement d'un homme à un autre homme. Et quand je tiendrai tous les fils,

quand j'aurai entre les mains tout une groupe social, je ferai voir ce groupe à l'oeuvre comme acteur

Page 98: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

98

d'une époque historique, je le créerai agissant dans la complexité de ses efforts, j'analyserai à la fois la

somme de volonté de chacun de ses membres et la poussée générale de l'ensemble.

Les Rougon-Macquart, le groupe, la famille que je me propose d'étudier a pour caractéristique le

débordement des appétits, le large soulèvement de notre âge, qui se rue aux jouissances.

Physiologiquement, ils sont la lente succession des accidents nerveux et sanguins qui se déclarent dans

une race, à la suite d'une première lésion organique, et qui déterminent, selon les milieux, chez chacun

des individus de cette race, les sentiments, les désirs, les passions, toutes les manifestations humaines,

naturelles et instinctives, dont les produits prennent les noms convenus de vertus et de vices.

Historiquement, ils partent du peuple, ils s'irradient dans toute la société contemporaine, ils montent à

toutes les situations, par cette impulsion essentiellement moderne que reçoivent les basses classes en

marche à travers le corps social, et ils racontent ainsi le second Empire à l'aide de leurs drames

individuels, du guet-apens du coup d'État à la trahison de Sedan.

Depuis trois années, je rassemblais les documents de ce grand ouvrage, et le présent volume était

même écrit, lorsque la chute des Bonaparte, dont j'avais besoin comme artiste, et que toujours je

trouvais fatalement au bout du drame, sans oser l'espérer si prochaine, est venue me donner le

dénouement terrible et nécessaire de mon œuvre. Celle-ci est, dès aujourd'hui, complète ; elle s'agite

dans un cercle fini ; elle devient le tableau d'un règne mort, d'une étrange époque de folie et de honte.

Cette œuvre, qui formera plusieurs épisodes, est donc, dans ma pensée, l'Histoire naturelle et sociale

d'une famille sous le second Empire. Et le premier épisode : la Fortune des Rougon, doit s'appeler de

son titre scientifique : les Origines

Louis legrand 1890

Page 99: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

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Classe de seconde/première la poésie Poème 1: HUGO, «Aux arbres», Les Contemplations, livre III, XXIV, 1856

Aux arbres

Arbres de la forêt, vous connaissez mon âme!

Au gré des envieux, la foule loue et blâme;

Vous me connaissez, vous! - Vous m'avez vu souvent,

Seul dans vos profondeurs, regardant et rêvant.

Vous le savez, la pierre où court un scarabée,

Une humble goutte d'eau de fleur en fleur tombée,

Un nuage, un oiseau, m'occupent tout un jour.

La contemplation m'emplit le coeur d'amour.

Vous m'avez vu cent fois, dans la vallée obscure,

Avec ces mots que dit l'esprit à la nature,

Questionner tout bas vos rameaux palpitants,

Et du même regard poursuivre en même temps,

Pensif, le front baissé, l'oeil dans l'herbe profonde,

L'étude d'un atome et l'étude du monde.

Attentif à vos bruits qui parlent tous un peu,

Arbres, vous m'avez vu fuir l'homme et chercher Dieu!

Feuilles qui tressaillez à la pointe des branches,

Nids dont le vent au loin sème les plumes blanches,

Clairières, vallons verts, déserts sombres et doux,

Vous savez que je suis calme et pur comme vous.

Comme au ciel vos parfums, mon culte à Dieu s'élance,

Et je suis plein d'oubli comme vous de silence!

La haine sur mon nom répand en vain son fiel;

Toujours - je vous atteste, ô bois aimés du ciel! -

J'ai chassé loin de moi toute pensée amère,

Et mon coeur est encor tel que le fit ma mère

Arbres de ces grands bois qui frissonnez toujours,

Je vous aime, et vous, lierre au seuil des antres sourds,

Ravins où l'on entend filtrer les sources vives,

Buissons que les oiseaux pillent, joyeux convives

Quand je suis parmi vous, arbres de ces grands bois,

Dans tout ce qui m'entoure et me cache à la fois,

Dans votre solitude où je rentre en moi-même,

Je sens quelqu'un de grand qui m'écoute et qui m'aime!

Aussi, taillis sacrés où Dieu même apparaît,

Arbres religieux, chênes, mousses, forêt,

Forêts! c'est dans votre ombre et dans votre mystère,

C'est sous votre branchage auguste et solitaire,

Que je veux abriter mon sépulcre ignoré,

Et que je veux dormir quand je m'endormirai.

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Poème 2: CLAUDEL, «Le Banyan», Connaissance de l'Est, 1895-1900 Le banyan tire.

Ce géant ici, comme son frère de l'Inde, ne va pas ressaisir la terre avec ses mains, mais, se

dressant d'un tour d'épaule, il emporte au ciel ses racines comme des paquets de chaînes. A

peine le tronc s'est-il élevé de quelques pieds au-dessus du sol qu'il écarte laborieusement ses

membres, comme un bras qui tire avant le faisceau de cordes qu'il a empoigné. D'un lent

allongement le monstre qui hale se tend et travaille dans toutes les attitudes de l'effort, si dur

que la rude écorce éclate et que les muscles lui sortent de la peau. Ce sont des poussées droites,

des flexions et des arcs-boutements, des torsions de reins et d'épaules, des détentes de jarret,

des jeux de cric et de levier, des bras qui, en se dressant et en s'abaissant, semblent enlever le

corps de ses jointures élastiques. C'est un noeud de pythons, c'est une hydre qui de la terre

tenace s'arrache avec acharnement. On dirait que le banyan lève un poids de la profondeur et le

maintient de la machine de ses membres tendus.

Honoré de l'humble tribu, il est, à la porte des villages, le patriarche revêtu d'un feuillage

ténébreux. On a, à son pied, installé un fourneau à offrandes, et dans son coeur même et

l'écartement de ses branches, un autel, une poupée de pierre. Lui, témoin de tout le lieu,

possesseur du sol qu'il enserre du peuple de ses racines, demeure, et, où que son ombre se

tourne, soit qu'il reste seul avec les enfants, soit qu'à l'heure où tout le village se réunit sous

l'avancement tortueux de ses bois les rayons roses de la lune passant au travers des ouvertures

de sa voûte illuminent d'un dos d'or le conciliabule, le colosse, selon la seconde à ses siècles

ajoutée, persévère dans l'effort imperceptible.

Quelque part la mythologie honora les héros qui ont distribué l'eau à la région, et, arrachant

un grand roc, délivré la bouche obstruée de la fontaine. Je vois debout dans le Banyan un

Hercule végétal, immobile dans le monument de son labeur avec majesté. Ne serait-ce pas lui,

le monstre enchaîné, qui vainc l'avare résistance de la terre, par qui la source sourd et déborde,

et l'herbe pousse au loin, et l'eau est maintenue à son niveau dans la rizière ? Il tire.

[juin 1896]

Poème 3: APOLLINAIRE, «Les sapins», Alcools, «Rhénanes», 1913

Les sapins

Les sapins en bonnets pointus

De longues robes revêtus

Comme des astrologues

Saluent leurs frères abattus

Les bateaux qui sur le Rhin voguent

Dans les sept arts endoctrinés

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Par les vieux sapins leurs aînés

Qui sont de grands poètes

Ils se savent prédestinés

A briller plus que des planètes

A briller doucement changés

En étoiles et enneigés

Aux Noëls bienheureuses

Fêtes des sapins ensongés

Aux longues branches langoureuses

Les sapins beaux musiciens

Chantent des noëls anciens

Au vent des soirs d'automne

Ou bien graves magiciens

Incantent le ciel quand il tonne

Des rangées de blancs chérubins

Remplacent l'hiver les sapins

Et balancent leurs ailes

L'été ce sont de grands rabbins

Ou bien de vieilles demoiselles

Sapins médecins divagants

Ils vont offrant leurs bons onguents

Quand la montagne accouche

De temps en temps sous l'ouragan

Un vieux sapin geint et se couche

Poème 4 : SUPERVIELLE, «L’arbre», Les Amis inconnus, 1934

L’arbre

Il y avait autrefois de l'affection, de tendres sentiments,

C'est devenu du bois.

Il y avait une grande politesse de paroles,

C'est du bois maintenant, des ramilles, du feuillage.

Il y avait de jolis habits autour d'un coeur d'amoureuse

Ou d'amoureux, oui, quel était le sexe ?

C'est devenu du bois sans intentions apparentes

Et si l'on coupe une branche et qu'on regarde la fibre

Elle reste muette

Du moins pour les oreilles humaines,

Pas un seul mot n'en sort mais un silence sans nuances

Vient des fibrilles de toute sorte où passe une petite fourmi.

Comme il se contorsionne l'arbre, comme il va dans tous les sens,

Tout en restant immobile !

Et par là-dessus le vent essaie de le mettre en route,

Il voudrait en faire une espèce d'oiseau bien plus grand que nature

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Parmi les autres oiseaux

Mais lui ne fait pas attention,

Il faut savoir être un arbre durant les quatre saisons,

Et regarder, pour mieux se taire,

Écouter les paroles des hommes et ne jamais répondre,

Il faut savoir être tout entier dans une feuille

Et la voir qui s'envole.

Poème 5: BONNEFOY, «Les arbres», Ce qui fut sans lumière, 1987

Les arbres

Nous regardions nos arbres, c'était du haut

De la terrasse qui nous fut chère, le soleil

Se tenait près de nous cette fois encore

Mais en retrait, hôte silencieux

Au seuil de la maison en ruines, que nous laissions

À son pouvoir, immense, illuminée.

Vois, te disais-je, il fait glisser contre la pierre

Inégale, incompréhensible, de notre appui

L'ombre de nos épaules confondues,

Celle des amandiers qui sont près de nous

Et celle même du haut des murs qui se mêle aux autres,

Trouée, barque brûlée, proue qui dérive,

Comme un surcroît de rêve ou de fumée.

Mais ces chênes là-bas sont immobiles,

Même leur ombre ne bouge pas, dans la lumière,

Ce sont les rives du temps qui coule ici où nous sommes,

Et leur sol est inabordable, tant est rapide

Le courant de l'espoir gros de la mort.

Nous regardâmes les arbres toute une heure.

Le soleil attendait, parmi les pierres,

Puis il eut compassion, il étendit

Vers eux, en contrebas dans le ravin,

Nos ombres qui parurent les atteindre

Comme, avançant le bras, on peut toucher

Parfois, dans la distance entre deux êtres,

Un instant du rêve de l'autre, qui va sans fin.

Documents complémentaires:

Page 103: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

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OVIDE, Les Métamorphoses, Livre X, Trad. G.T Lafaye.

.Les arbres qui marchent (X, 86-105)

1. Une colline à son sommet se terminait en plaine. Elle était couverte d'un gazon toujours vert; mais

c'était un lieu sans ombre. Dès que le chantre immortel, fils des dieux, s'y fut assis, et qu'il eut agité

les cordes de sa lyre, l'ombre vint d'elle-même. Attirés par la voix d'Orphée, les arbres accoururent;

on y vit soudain le chêne de Chaonie, le peuplier célèbre par les pleurs des Héliades, le hêtre dont le

haut feuillage est balancé dans les airs, le tilleul à l'ombrage frais, le coudrier noueux, le chaste laurier,

le noisetier fragile; on y vit le frêne qui sert à façonner les lances des combats, le sapin qui n'a point

de nœuds, l'yeuse courbée sous ses fruits, le platane dont l'ombre est chère aux amants, l'érable

marqué de diverses couleurs, le saule qui se plaît sur le bord des fontaines, l'aquatique lotos, le buis

dont la verdure brave les hivers, la bruyère légère, le myrte à deux couleurs, le figuier aux fruits

savoureux. Vous accourûtes aussi, lierres aux bras flexibles, et avec vous parurent le pampre

amoureux et le robuste ormeau qu'embrasse la vigne. La lyre attire enfin l'arbre d'où la poix découle,

l'arbousier aux fruits rouges, le palmier dont la feuille est le prix du vainqueur, et le pin aux branches

hérissées, à la courte chevelure; le pin cher à Cybèle, depuis qu'Attis, prêtre de ses autels, dans le

tronc de cet arbre fut par elle enfermé.

Cyparissus (X, 106-142)

2. Au milieu de cette forêt qu'on vit obéissant au charme des vers, parut aussi le cyprès, verdoyante

pyramide, jadis jeune mortel cher au dieu dont la main sait également manier l'arc et la lyre.

3. Dans les champs de Carthée errait un cerf fameux consacré aux Nymphes de ces contrées. Un bois

spacieux et doré orne sa tête; un collier d'or pare son cou, flotte sur ses épaules; attachée par de légers

tissus, une étoile d'argent s'agite et brille sur son front. À ses oreilles pendent deux perles éclatantes,

égales en grosseur. Libre de toute crainte, affranchi de cette timidité aux cerfs si naturelle, il fréquente

les toits qu'habitent les humains. Il présente volontiers son cou aux caresses d'une main inconnue.

4. [120] Mais qui l'aima plus que toi, jeune Cyparissus, le plus beau des mortels que l'île de Cos ait vu

naître ? Tu le menais dans de frais et nouveaux pâturages; tu le désaltérais dans l'eau limpide des

fontaines : tantôt tu parais son bois de guirlandes de fleurs; tantôt, sur son dos assis, avec un frein de

pourpre, tu dirigeais ses élans, tu réglais sa course vagabonde.

5. C'était vers le milieu du jour, lorsque le Cancer aux bras recourbés haletait sous la vapeur brûlante

des airs. Couché sur le gazon, dans un bocage épais, le cerf goûtait le frais, le repos, et l'ombre.

Cyparissus imprudemment le perce de son dard; et le voyant mourir de cette blessure fatale, il veut

aussi mourir. Que ne lui dit pas le dieu du jour pour calmer ses regrets ! en vain il lui représente que

son deuil est trop grand pour un malheur léger. Cyparissus gémit, et ne demande aux dieux, pour

faveur dernière, que de ne jamais survivre à sa douleur.

6. Cependant il s'épuise par l'excès de ses pleurs. De son sang les canaux se tarissent. Les couleurs de

son teint flétri commencent à verdir. Ses cheveux, qui naguère ombrageaient l'albâtre de son front, se

hérissent, s'allongent en pyramide, et s'élèvent dans les airs. Apollon soupire : "Tu seras toujours, dit-

il, l'objet de mes regrets. Tu seras chez les mortels le symbole du deuil et l'arbre des tombeaux".

7. Tels étaient les arbres que le chantre de la Thrace avait attirés autour de lui. Assis au milieu des hôtes

de l'air et des forêts que le même charme a réunis, ses doigts errent longtemps sur les cordes de sa

lyre; il essaie des accords différents; il chante, enfin :

Page 104: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

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8. Muse à qui je dois le jour, que Jupiter soit le premier objet de mes chants ! Tout cède au grand Jupiter.

Souvent, sur des tons élevés, j'ai chanté sa puissance; j'ai chanté la défaite des Géants et les foudres

vainqueurs qui les terrassèrent dans les champs Phlégréens.

9. [152] Aujourd'hui, sur des tons plus légers, je chante les jeunes mortels que les dieux ont aimés, et

ces filles coupables dont les feux impurs méritèrent un juste châtiment […]

Cézanne: les grands arbres

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105

***Classe de première objet d'étude : Écriture poétique et quête du

sens

Texte 1 : extrait des "Regrets" de Du Bellay

Texte 2 : "Un hémisphère dans le chevelure", poème extrait du "Spleen de Paris" de

Baudelaire

Texte 3 : "Brise marine", extrait de "Poésies" de Mallarmé

Texte 4 : "Conseils au bon voyageur", extrait de de "Stèles" de Victor Segalen

Doc. complémentaire : "Les âges de la vie" de Caspar David Friedrich (peinture)

Texte1 Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,

Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,

Et puis est retourné, plein d'usage et raison,

Vivre entre ses parents le reste de son âge !

Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village

Fumer la cheminée, et en quelle saison

Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,

Qui m'est une province, et beaucoup davantage ?

Plus me plaît le séjour qu'ont bâti mes aïeux,

Que des palais Romains le front audacieux,

Plus que le marbre dur me plaît l'ardoise fine :

Plus mon Loire gaulois, que le Tibre latin,

Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,

Et plus que l'air marin la doulceur angevine.

Joachim du Bellay, Les Regrets1558

texte 2 UN HÉMISPHÈRE DANS UNE CHEVELURE

Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l’odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage,

comme un homme altéré dans l’eau d’une source, et les agiter avec ma main comme un

mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l’air.

Si tu pouvais savoir tout ce que je vois ! tout ce que je sens ! tout ce que j’entends dans tes

cheveux ! Mon âme voyage sur le parfum comme l’âme des autres hommes sur la musique.

Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et de mâtures ; ils contiennent de

grandes mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, où l’espace est plus

bleu et plus profond, où l’atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau

humaine.

Page 106: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

106

Dans l’océan de ta chevelure, j’entrevois un port fourmillant de chants mélancoliques,

d’hommes vigoureux de toutes nations et de navires de toutes formes découpant leurs

architectures fines et compliquées sur un ciel immense où se prélasse l’éternelle chaleur.

Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs des longues heures passées sur un

divan, dans la chambre d’un beau navire, bercées par le roulis imperceptible du port, entre les

pots de fleurs et les gargoulettes rafraîchissantes.

Dans l’ardent foyer de ta chevelure, je respire l’odeur du tabac mêlé à l’opium et au sucre ;

dans la nuit de ta chevelure, je vois resplendir l’infini de l’azur tropical ; sur les rivages

duvetés de ta chevelure je m’enivre des odeurs combinées du goudron, du musc et de l’huile

de coco.

Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveux

élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs.

Petits Poèmes en prose Œuvres complètes de Charles Baudelaire, Michel Lévy frères, 1869

Texte 3 Brise marine

La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres.

Fuir ! là-bas fuir! Je sens que des oiseaux sont ivres

D’être parmi l’écume inconnue et les cieux !

Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux

Ne retiendra ce coeur qui dans la mer se trempe

Ô nuits ! ni la clarté déserte de ma lampe

Sur le vide papier que la blancheur défend

Et ni la jeune femme allaitant son enfant.

Je partirai ! Steamer balançant ta mâture,

Lève l’ancre pour une exotique nature !

Un Ennui, désolé par les cruels espoirs,

Croit encore à l’adieu suprême des mouchoirs !

Et, peut-être, les mâts, invitant les orages,

Sont-ils de ceux qu’un vent penche sur les naufrages

Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots …

Mais, ô mon coeur, entends le chant des matelots !

Stéphane Mallarmé, Vers et Prose, 1893

Texte 4

Conseils au bon voyageur

Page 107: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

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Ville au bout de la route et route prolongeant la ville : ne choisis donc pas l’une ou l’autre, mais l’une et l’autre bien alternées. Montagne encerclant ton regard le rabat et le contient que la plaine ronde libère. Aime à sauter roches et marches ; mais caresse les dalles où le pied pose

bien à plat. Repose-toi du son dans le silence, et, du silence, daigne

revenir au son. Seul si tu peux, si tu sais être seul, déverse-toi parfois jusqu’à la foule. Garde bien d’élire un asile. Ne crois pas à la vertu

d’une vertu durable : romps-la de quelque forte

épice qui brûle et morde et donne un goût même à

la fadeur. Ainsi, sans arrêt ni faux pas, sans licol et sans étable, sans mérites ni peines, tu parviendras, non point, ami, au marais des joies immortelles, Mais aux remous pleins d’ivresses du grand fleuve

Diversité.

Victor Segalen Stèles 1912

Les Âges de la vie (en allemand : Die Lebensstufen) est un tableau du peintre romantique allemand

Caspar David Friedrich réalisé en 1834.

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Objet d’étude classe de de 1ère « Poésie et quête du sens » 2

Texte 1 « ODE A CASSANDRE » de RONSARD:

Mignonne, allons voir si la rose

Qui ce matin avait déclose

Sa robe de pourpre au soleil,

A point perdu cette vêprée

Les plis de sa robe pourprée,

Et son teint au vôtre pareil.

Las ! voyez comme en peu d’espace,

Mignonne, elle a dessus la place,

Las ! las ! ses beautés laissé choir !

Ô vraiment marâtre Nature,

Puisqu’une telle fleur ne dure

Que du matin jusques au soir !

Donc, si vous me croyez, mignonne,

Tandis que votre âge fleuronne

En sa plus verte nouveauté,

Cueillez, cueillez votre jeunesse :

Comme à cette fleur la vieillesse

Fera ternir votre beauté.

Pierre de Ronsard, Amours (1553), puis Odes

(sous le titre « A sa maîtresse » 1584)

Texte 2 « MON REVE FAMILIER » VERLAINE :

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant

D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime,

Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même

Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend.

Car elle me comprend, et mon cœur, transparent

Pour elle seule, hélas ! cesse d’être un problème

Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,

Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

Est-elle brune, blonde ou rousse ? – Je l’ignore.

Son nom ? Je me souviens qu’il est doux et sonore

Comme ceux des aimés que la Vie exila.

Son regard est pareil au regard des statues,

Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a

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L’inflexion des voix chères qui se sont tues.

Paul Verlaine (Poèmes saturniens 1866)

Texte 3 « A UNE PASSANTE » de BAUDELAIRE

La rue assourdissante autour de moi hurlait.

Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,

Une femme passa, d’une main fastueuse

Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.

Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,

Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,

La douleur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair…puis la nuit ! – Fugitive beauté,

Dont le regard m’a fait soudain renaître,

Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?

Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !

Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,

Ô toi que j’eusse aimé, ô toi qui le savais !

Baudelaire (1860, « Tableaux parisiens » 1861)

(Les Fleurs du mal)

Texte 4 « LA COURBE DE TES YEUX » ELUARD

La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur,

Un rond de danse et de douceur,

Auréole du temps, berceau nocturne et sûr,

Et si je ne sais plus tout ce que j’ai vécu

C’est que tes yeux ne m’ont pas toujours vu.

Feuilles du jour et mousse de rosée,

Roseaux du vent, sourires parfumés,

Ailes couvrant le monde de lumière,

Bateaux chargés du ciel et de la mer,

Chasseurs des bruits et sources des couleurs,

Parfums éclos d’une couvée d’aurores

Qui gît toujours sur la paille des astres,

Comme le jour dépend de l’innocence

Le monde entier dépend de tes yeux purs

Et tout mon sang coule dans leurs regards.

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Paul Eluard, Capitale de la douleur (1926)

« IL N’AURAIT FALLU… » de L. ARAGON

Il n’aurait fallu

Qu’un moment de plus

Pour que la mort vienne

Mais une main nue

Alors est venue

Qui a pris la mienne

Qui donc a rendu

Leurs couleurs perdues

Aux jours aux semaines

Sa réalité

A l’immense été

Des choses humaines

Moi qui frémissais

Toujours je ne sais

De quelle colère

Deux bras ont suffi

Pour faire à ma vie

Un grand collier d’air

Rien qu’un mouvement

Ce geste en dormant

Léger qui me frôle

Un souffle posé

Moins Une rosée

Contre mon épaule

Un front qui s’appuie

A moi dans la nuit

Deux grands yeux ouverts

Et tout m’a semblé

Comme un champ de blé

Dans cet univers

Un tendre jardin

Dans l’herbe où soudain

La verveine pousse

Et mon cœur défunt

Renaît au parfum

Qui fait l’ombre douce

Louis Aragon, Le Roman inachevé (1956)

Page 111: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

111

DALI Salvador (1904-1989), Dali de dos peignant Gala de dos éternisée par six cornées

virtuelles provisoirement réfléchies dans six vrais miroirs, 1972-73, huile sur toile, Figueras,

Théâtre-Musée Dali.

Page 112: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

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***1ère, Ecriture poétique et quête du sens 3

Corpus autour du rapport peinture/poésie

"Les Phares", Baudelaire, Les Fleurs du Mal 1857

"Effet de nuit", Verlaine, Poèmes saturniens 1866

"La Colombe poignardée et le jet d'eau", Apollinaire, Calligrammes 1913 1916

"Solitaire", Paul Eluard et Man Ray 1937

Docs complémentaires :

- "Loutherbourg", Diderot, Salons de 1763

- tableau de Delacroix, "Dante et Virgile aux enfers"

Texte 1 Les phares, Baudelaire, Les Fleurs du Mal

Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse,

Oreiller de chair fraîche où l'on ne peut aimer,

Mais où la vie afflue et s'agite sans cesse,

Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer ;

Léonard de Vinci, miroir profond et sombre,

Où des anges charmants, avec un doux souris

Tout chargé de mystère, apparaissent à l'ombre

Des glaciers et des pins qui ferment leur pays,

Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures,

Et d'un grand crucifix décoré seulement,

Où la prière en pleurs s'exhale des ordures,

Et d'un rayon d'hiver traversé brusquement ;

Michel-Ange, lieu vague où l'on voit des Hercules

Se mêler à des Christs, et se lever tout droits

Des fantômes puissants qui dans les crépuscules

Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts ;

Colères de boxeur, impudences de faune,

Toi qui sus ramasser la beauté des goujats,

Grand coeur gonflé d'orgueil, homme débile et jaune,

Puget, mélancolique empereur des forçats,

Watteau, ce carnaval où bien des coeurs illustres,

Comme des papillons, errent en flamboyant,

Décors frais et légers éclairés par des lustres

Qui versent la folie à ce bal tournoyant ;

Goya, cauchemar plein de choses inconnues,

De foetus qu'on fait cuire au milieu des sabbats,

De vieilles au miroir et d'enfants toutes nues,

Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas ;

Page 113: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

113

Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,

Ombragé par un bois de sapins toujours vert,

Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges

Passent, comme un soupir étouffé de Weber ;

Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,

Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum,

Sont un écho redit par mille labyrinthes ;

C'est pour les coeurs mortels un divin opium !

C'est un cri répété par mille sentinelles,

Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;

C'est un phare allumé sur mille citadelles,

Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !

Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage

Que nous puissions donner de notre dignité

Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge

Et vient mourir au bord de votre éternité !

Texte 2 Effet de nuit ,Verlaine, Poèmes saturniens

La nuit. La pluie. Un ciel blafard que déchiquette

De flèches et de tours à jour la silhouette

D'une ville gothique éteinte au lointain gris.

La plaine. Un gibet plein de pendus rabougris

Secoués par le bec avide des corneilles

Et dansant dans l'air noir des gigues nonpareilles,

Tandis, que leurs pieds sont la pâture des loups.

Quelques buissons d'épine épars, et quelques houx

Dressant l'horreur de leur feuillage à droite, à gauche,

Sur le fuligineux fouillis d'un fond d'ébauche.

Et puis, autour de trois livides prisonniers

Qui vont pieds nus, un gros de hauts pertuisaniers

En marche, et leurs fers droits, comme des fers de herse,

Luisent à contresens des lances de l'averse.

Page 114: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

114

Texte 3 Douces figures poignardées chères lèvres fleuries Mya Mareye Yette et Lorie

Annie et toi Marie Où êtes-vous ô jeunes filles

Page 115: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

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Mais près d'un jet d'eau qui pleure et qui prie Cette colombe s'extasie

Tous les souvenirs de naguère O mes amis partis en guerre Jaillissent vers le firmament

Et vos regards en l'eau dormant Meurent mélancoliquement

Où sont-ils Braque et Max Jacob Derain aux yeux gris comme l'aube

Où sont Raynal Billy Dalize Dont les noms se mélancolisent Comme des pas dans une église Où est Cremnitz qui s'engagea

Peut-être sont-ils morts déjà De souvenirs mon âme est pleine Le jet d'eau pleure sur ma peine. Ceux qui sont partis à la guerre au Nord se battent maintenant Le soir tombe Ô sanglante mer

Jardins où saignent abondamment le laurier rose fleur guerrière.

Texte 4 "Solitaire", Paul Eluard et Man Ray

J’aurais pu vivre sans toi

Vivre seul

Qui parle

Qui peut vivre seul

Sans toi

Qui

Être en dépit de tout

Être en dépit de soi

Page 116: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

116

La nuit est avancée

Comme un bloc de cristal

Je me mêle à la nuit.

Documents complémentaires

"Loutherbourg", Diderot, Salons de 1763

Phénomène étrange ! Un jeune peintre de vingt-deux ans, qui se montre, et se place tout de

suite sur la ligne de Berghem ! Ses animaux sont peints de la même force et de la même

vérité. C’est la même entente et la même harmonie générale. Il est large, il est moelleux, que

n’est-il pas ?

Il a exposé un grand nombre de Paysages. Je n’en décrirai qu’un seul.

Voyez à gauche ce bout de forêt. Il est un peu trop vert, à ce qu’on dit ; mais il est touffu et

d’une fraîcheur délicieuse. En sortant de ce bois, et vous avançant vers la droite, voyez ces

masses de rochers, comme elles sont grandes et nobles, comme elles sont douces et dorées

dans les endroits où la verdure ne les couvre point, et comme elles sont tendres et agréables

où la verdure les tapisse encore ! Dites-moi si l’espace que vous découvrez au delà de ces

roches, n’est pas la chose qui a fixé cent fois votre admiration dans la nature ? Comme tout

s’éloigne, s’enfuit, se dégrade insensiblement, et lumières et couleurs et objets ! Et ces bœufs

qui se reposent au pied de ces montagnes, ne vivent-ils pas, ne ruminent-ils pas ? N’est-ce pas

là la vraie couleur, le vrai caractère, la vraie peau de ces animaux ? Quelle intelligence et

quelle vigueur ! Cet enfant naquit donc le pouce passé dans la palette ! Où peut-il avoir appris

ce qu’il sait ? Dans l’âge mûr, avec les plus heureuses dispositions, après une longue

expérience, on s’élève rarement à ce point de perfection. L’œil est partout arrêté, récréé,

satisfait. Voyez ces arbres. Regardez comme ce long sillon de lumière éclaire cette verdure, se

joue entre les brins de l’herbe, et semble leur donner de la transparence. Et l’accord et l’effet

de ces petites masses de roches détachées et répandues sur le devant, ne vous frappent-ils

pas ? Ah, mon ami, que la nature est belle dans ce petit canton ! Arrêtons-nous-y. La chaleur

du jour commence à se faire sentir, couchons-nous le long de ces animaux. Tandis que nous

admirerons l’ouvrage du Créateur, la conversation de ce pâtre et de cette paysanne nous

amusera. Nos oreilles ne dédaigneront pas les sons rustiques de ce bouvier qui charme le

silence de cette solitude, et trompe les ennuis de sa condition, en jouant de la flûte. Reposons-

nous. Vous serez à côté de moi. Je serai à vos pieds, tranquille et en sûreté, comme ce chien,

compagnon assidu de la vie de son maître et garde fidèle de son troupeau. Et lorsque le poids

du jour sera tombé, nous continuerons notre route, et dans un temps plus éloigné, nous nous

rappellerons encore cet endroit enchanté, et l’heure délicieuse que nous y aurons passée.

S’il ne fallait, pour être artiste, que sentir vivement les beautés de la nature et de l’art, porter

dans son sein un cœur tendre, avoir reçu une âme mobile au souffle le plus léger, être né celui

que la vue ou la lecture d’une belle chose enivre, transporte, rend souverainement heureux, je

m’écrierais en vous embrassant, en jetant mes bras autour du cou de Loutherbourg ou de

Greuze : Mes amis, son pittor anch’io.

La couleur et la touche de Loutherbourg sont fortes ; mais, il faut l’avouer, elles n’ont ni la

facilité, ni toute la vérité de celles de Vernet. Cependant, a-t-on dit, s’il est un peu trop vert

dans le paysage que vous venez de décrire, c’est peut-être qu’il a craint qu’en se dégradant sur

un long espace, il ne finît par être trop faible. Mais ceux qui parlent ainsi, ne sont pas artistes.

Ce faire de Loutherbourg, de Casanove, de Chardin et de quelques autres, tant anciens que

modernes, est long et pénible. Il faut à chaque coup de pinceau ou plutôt de brosse, ou de

pouce, que l’artiste s’éloigne de sa toile pour juger de l’effet. De près l’ouvrage ne paraît

Page 117: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

117

qu’un tas informe de couleurs grossièrement appliquées. Rien n’est plus difficile que d’allier

ce soin, ces détails avec ce qu’on appelle la manière large. Si les coups de force s’isolent, et se

font sentir séparément, l’effet du tout est perdu. Quel art il faut pour éviter cet écueil ! Quel

travail que celui d’introduire entre une infinité de chocs fiers et vigoureux, une harmonie

générale qui les lie et qui sauve l’ouvrage de la petitesse de forme ! Quelle multitude de

dissonances visuelles à préparer et à adoucir ! Et puis, comment soutenir son génie, conserver

sa chaleur, pendant le cours d’un travail aussi long ? Ce genre heurté ne me déplaît pas.

Le jeune Loutherbourg est à ce qu’on dit d’une figure agréable. Il aime le plaisir, le faste et la

parure ; c’est presque un petit-maître. Il travaillait chez Casanove, et n’était pas mal avec sa

femme. Un beau jour il s’échappe de l’atelier de son maître et d’entre les bras de sa

maîtresse ; il se présente à l’Académie avec vingt tableaux de la même force, et se fait

recevoir par acclamation.

Combien il lui reste de belles choses à faire, si l’attrait du plaisir ne le pervertit pas !

Il a fait tout en débutant, une cruelle niche à ce Casanove chez qui il travaillait. Parmi ses

tableaux il en a exposé un petit avec son nom Loutherbourg écrit sur le cadre en gros

caractères. C’est un sujet de bataille. C’est précisément, comme s’il eût dit à tout le monde :

Messieurs, rappelez- vous ces morceaux de Casanove qui vous ont tant surpris, il y a deux

ans. Regardez bien celui-ci, et jugez à qui appartient le mérite des autres.

Ce petit tableau de bataille est entre deux petits Paysages de la plus douce séduction. Ce n’est

rien ; des rochers, des plantes, des eaux ; mais comme cela est fait ! comme je les mettrais

sous mon habit si l’on ne me regardait pas !

Tableau de Delacroix, "Dante et Virgile aux enfers" 1822

Page 118: CAPES EPREUVE ORALE N°2 Option littérature et langue

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Table des matières Pistes pour l’étude de la langue au lycée ................................................................................................. 2

Genres et formes de l'argumentation 1 : XVIIème et XVIIIème siècle Classe de seconde ....................... 8

Genres et formes de l'argumentation 2 : XVIIème et XVIIIème siècle Classe de seconde Sujet ......... 12

Genres et formes de l'argumentation 3 : XVIIème et XVIIIème siècle Classe de seconde ............... 17

Genres et formes de l'argumentation 4 : XVIIème et XVIIIème siècle Classe de seconde Candide de

Voltaire (1759) ....................................................................................................................................... 23

Genres et formes de l'argumentation 5 Corpus : ................................................................................ 28

Objet d'étude : La Question de l'Homme dans les genres de l'argumentation du XVIème à nos jours 33

La question de l’homme seconde 2 (4 Textes + 2docs complémentaires) ................................... 38

La poésie du XIXème au XXème siècle : du romantisme au surréalisme classe de seconde .................. 43

La tragédie et la comédie au XVIIe siècle : le classicisme. .................................................................... 52

La Comédie. Classe de seconde Texte 1 - Plaute (Ile s.l, Pseudolus, Acte 1 ...................................... 64

Le roman et la nouvelle au XIXème siècle : réalisme et naturalisme 1 .................................................. 70

Realisme Naturalisme classe de seconde.2 Au Bonheur des Dames, E. Zola 1883 ............................. 75

«Le roman et la nouvelle au XIXe siècle : réalisme et naturalisme 3 », ................................................ 79

***Le roman et la nouvelle au XIXème siècle, réalisme et naturalisme 4 (classe de seconde) ............ 86

Le roman et la nouvelle au XIXème siècle, réalisme et naturalisme 5 (classe de seconde) .................. 90

***Le roman et la nouvelle au XIXème siècle, réalisme et naturalisme 6 (classe de seconde) ............. 95

***Classe de première objet d'étude : Écriture poétique et quête du sens ........................................ 105

Objet d’étude classe de de 1ère « Poésie et quête du sens » 2 ............................................................ 108

***1ère, Ecriture poétique et quête du sens 3 ................................................................................... 112