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CAPES EPREUVE ORALE N°2 –
Option littérature et langue
Dossier d’entraînement première partie – LYCEE
Denis Fabé
2
Pistes pour l’étude de la langue au lycée
Notre propos est de nous limiter aux notions de lexique et de grammaire les plus importantes et de
donner quelques pistes pour la mise en œuvre de l'enseignement de la langue au lycée. Car les nouveaux
programmes abordent ce domaine didactique de manière concise ; nous les citons ci-dessous :
L’étude de la langue se poursuit en classe de seconde, dans le prolongement de ce qui a été vu au collège et dans la continuité du Socle
commun : il s’agit de consolider et de structurer les connaissances et les compétences acquises, et de les mettre au service de l’expression
écrite et orale ainsi que de l’analyse des textes.
Dans le cadre des activités de lecture, d’écriture et d’expression orale, on a soin de ménager des temps de réflexion sur la langue. Ces
activités sont également l’occasion de vivifier et d’exercer les connaissances linguistiques et de leur donner sens. Si nécessaire, des leçons
ponctuelles doivent permettre de récapituler de manière construite et cohérente les connaissances acquises.
L’initiation à la grammaire de texte et à la grammaire de l’énonciation, qui figure au programme de la classe de troisième, se poursuit en
seconde par la construction d’une conscience plus complète et mieux intégrée de ces différents niveaux d’analyse. La mise en œuvre des
connaissances grammaticales dans les activités de lecture et d’expression écrite et orale s’en trouve facilitée.
Pour cela :
- au niveau du mot et de la phrase, les éventuelles lacunes en matière de morphologie et de syntaxe doivent être comblées ;
- au niveau du texte, on privilégie les questions qui touchent à l’organisation et à la cohérence de l’énoncé ;
- au niveau du discours, la réflexion sur les situations d’énonciation, sur la modalisation et sur la dimension pragmatique est développée
;
- le vocabulaire fait l’objet d’un apprentissage continué, en relation notamment avec le travail de l’écriture et de l’oral : on s’intéresse à
la formation des mots, à l’évolution de leurs significations et l’on fait acquérir aux élèves un lexique favorisant l’expression d’une pensée
abstraite.
Poursuivant l'effort qui a été conduit au cours des années du collège, le professeur veille à ce que les élèves possèdent une bonne maîtrise
de l'orthographe. L’organisation de l’enseignement doit permettre une évaluation régulière des compétences langagières en vue de
l’accompagnement personnalisé.
Pour tenter d’éclairer les professeurs, nous expliciterons d’abord les présupposés de cette analyse.
Les présupposés théoriques concernant la grammaire
Le professeur de lettres, dont la mission est de faire accéder par la littérature au symbolique et à
l'imaginaire, est aussi professeur de français. Il étudie comme ses collègues philosophes les concepts -
sans doute moins systématiquement - mais il s'intéresse aussi au style, à l’expression originale de ces
concepts. Sa tâche est de consolider la connaissance de la langue française chez ses élèves et de faciliter
son usage. Pour connaître les écarts par rapport à la norme qui constituent un style, encore faut-il que
les élèves comprennent comment la langue fonctionne, comment un texte s’écrit et se lit.
C’est là une certaine conception de la grammaire, qui n’exclut aucune des strates qui l’ont constituée :
d’abord sémantico-logique chez les Grecs (puis dans la grammaire de Port-Royal), la grammaire est
devenue, dans une époque récente, structurale et « linguistique » (séparée de l’étude de la parole) pour
être « grammaire de l’énonciation » ces trente dernières années.1
En parlant de « compétences langagières », de grammaire liée aux activités de lecture et d'écriture, les
nouveaux programmes, comme ceux qui les ont précédés, font référence à la grammaire du discours,
qui englobe celles de la phrase et du texte.
La grammaire de phrase est l’étude morphologique et syntaxique des constituants de la phrase
(morphologie verbale, nature et fonction des mots).
La grammaire de texte étudie la construction et le fonctionnement des textes, manifestations
concrètes de l’activité discursive. On y examine tout ce qui permet et manifeste la cohérence,
l’organisation, la progression d’un texte et sa cohésion (connecteurs, chaînes anaphoriques, temps
verbaux, thème et propos).
La grammaire de discours porte sur l’énonciation ou la parole2 (modalité, subjectivité,
1 La grammaire scolaire a été le reflet très déformé de la grammaire universitaire, notamment de la première
strate. Son « analyse logique » n’avait rien à voir avec la logique Cf. André Chervel Histoire de la grammaire scolaire « … et il fallut apprendre à écrire à tous les petits Français » Payot, 1981 2 C’est Gustave Guillaume qui a substitué le terme de discours à celui de parole. On ne risque plus ainsi de
confondre avec le sens courant de parole, qui renvoie à parler, à l’oral.
3
intersubjectivité, usage social) dans l’énoncé (texte ou phrase).3
Voici un tableau qui pourra éclairer la distribution des notions dans l’étude de la langue :
L’ENONCIATION L’ENONCE
La situation de communication
L’émetteur / le récepteur ou le destinataire
La situation d’énonciation
− L’énonciateur / l’énonciataire
− La deixis
− Le discours et sa visée
LE TEXTE
Le thème et le propos
Les connexions textuelles
La chaîne substitutive
Les temps
Les formes de discours
− le pôle narratif
− le pôle argumentatif
Les paroles rapportées
− directement
− indirectement
− le style indirect libre
− le récit de paroles
La modalisation
− les modes verbaux
− les modalisateurs
LA PHRASE
La phrase (verbale et non verbale) est l’énoncé minimal
Les modalités de la phrase (les types de phrases) et les
actes de paroles
Les connexions dans la phrase
Les groupes essentiels
Les groupes circonstanciels (non essentiels)
Nous traiterons ci-dessous du lexique et de la grammaire.
Quelques pistes pour la pratique du lexique et de la grammaire
Il faut être réaliste : dans la séquence, même majeure4, le professeur a peu de temps pour étudier la langue. Le
plus souvent, son travail consiste à revenir sur une simple notion (de lexique ou de grammaire), nécessaire à une
lecture analytique ou à la production d'un texte, en vingt minutes, voire moins. Mais nous l'encourageons à
prendre parfois deux heures de suite pour les notions spécifiques à telle séquence, à telle ou telle forme de
3 Cf. site Lettres de l’académie de Créteil, dans ce même encart consacré à la grammaire, « Diaporama sur l’histoire
de la grammaire et de la linguistique ». Sources : Grammaire Larousse de Frédérique Denis et Anne Sancier-Château, Encyclopaedia Universalis (les diapositives 12, 13 et 14 sont de Mme Véronique FOUMINET, formatrice dans l’Académie de Lille). 4 Se reporter à l'article des IPR Lettres sur la séquence publié sur les pages collège et lycée du site de l’académie à l’adresse suivante : http://lettres.ac-creteil.fr/cms/spip.php?article1791.
4
discours ou à telle ou telle thématique, au moins cinq ou six fois dans l'année.
Nous nous contentons ici de donner quelques pistes.
Comment apprendre le lexique ?
Quand l'étudier?
S'il est vrai que la langue orale et la langue écrite des lycéens doivent être enrichies, il convient de nous rappeler
qu'apprendre une langue passe d’abord par en apprendre les mots et les figures (notamment les expressions
figées).
Trop souvent, on ne traite le lexique que dans les activités de lecture ; parfois, mais c’est plus rare, dans celles
d’écriture, où elles sont pourtant indispensables.
Dans les séquences, chaque fois qu’il est question de communication, d’énonciation, de discours et de textes, on
peut découvrir un aspect du lexique. Autrement dit, à toute occasion.
Nous énumérons ci-dessous les notions selon ces entrées. Encore une fois, le professeur fera ses choix selon son
projet et la classe.
Communication
A l'occasion des lectures, on peut étudier les phénomènes qui peuvent faire obstacle à la communication :
paronymie, homonymie, champ sémantique, les jeux de mots qui s’appuient sur la polysémie ; mais aussi les
phénomènes qui peuvent enrichir la prise de parole (donner le plaisir des mots) : invention, dérivation, famille
de mots, étymologie, synonymie (étude étayée par l'analyse sémique, trop peu fréquente en classe)
Énonciation
Rappeler ce qu'est un niveau (familier, courant, soutenu) et un registre de langage (scientifique, technique,
religieux, militaire...).
Donner les nuances qui distinguent les verbes introducteurs du dialogue.
Etudier les figures de style en relation avec la visée et la réception du texte : son sens.
Formes de discours et de textes
A chaque discours peut correspondre un champ lexical (écriture / lecture), qui constitue alors une isotopie, il
faut insister, par exemple, sur l'antonymie (à lier à l’antithèse dans l’explicatif et l’argumentatif, notamment)
Par quelles activités ?
En réservant dans chaque séquence un moment à l’étude du lexique discursif.
En émaillant de points de lexique les différentes séances, en gardant au tableau un espace limité où aparaissent
chaque fois les mots nouveaux ou peu maîtrisés pour demander aux élèves de les retenir.
En séance de lecture analytique
En étudiant, pour construire le sens : la dénotation, la connotation, l’origine des mots (les élèves sont friands
d’étymologie) et leur sens en contexte, les réseaux lexicaux de l’isotopie.
En séance d'écriture
Nous conseillons de rappeler le lexique abstrait relatif au genre et au thème étudié dans la séquence, quand on
donne un sujet d'invention. Par exemple, écrire une scène réaliste fait appel au vocabulaire de la narration et à
celui de la réalité à décrire : mieux vaut donner ce vocabulaire5 ou le faire récapituler des lectures analytiques.
Travailler le lexique, c'est travailler le thème et le propos de ce que l’on va écrire ; le champ lexical (lexique
5 On distingue ici le lexique « ensemble des mots d'une langue » et le vocabulaire « ensemble des mots utilisés » Lexique est une notion de langue, vocabulaire de discours.
5
thématique) ; le lexique discursif (spécifique de la description, de la narration, de l’explication, de
l’argumentation).
Lors des séances de lexique proprement dites
Outre l'étude de la composition des mots initiée au collège, il est éclairant de pratiquer l’analyse sémique.
Elle consiste à décomposer en sèmes le signifié d'un terme. Le sème est défini comme « trait sémantique
pertinent représentant l'unité minimale de signification » (Lexis, Larousse) ou comme « unité minimale
différentielle de signification » (Petit Robert). Pour comprendre les nuances entre les synonymes, ou le lien entre
les mots dans les expressions figées, il convient aussi de traiter les sèmes afférents et les sèmes inhérents.
Rastier6 montre que l’analyse du titre du Canard enchaîné « Le caviar et les arêtes » n’est pas pertinente en
dénotation, il est indispensable de prendre en compte, en connotation, la totalité des sèmes impliqués par ces
deux sémèmes dans le contexte socioculturel adéquat. Une « sémantique restreinte » (par exemple, ne prenant
en compte que les sèmes définis en langue : oeufs d'esturgeon et squelette de poisson) serait incapable de décrire
le titre du Canard Enchaîné, qui oppose évidemment le luxe à la misère.
À l’oral
En étant attentif à l’isotopie du dialogue (le sens se construit au fil de la parole) et en faisant prendre en compte
le statut des interlocuteurs.
On peut consacrer des moments informels et salutaires à discuter du sens des mots.
Dans une année, seules certaines de ces notions lexicales seront étudiées. La plus grande difficulté de
compréhension et d'expression vient des lacunes en grammaire de discours et de texte.
De quelles notions grammaticales le lycéen a-t-il besoin pour mieux lire et pour mieux écrire ?
Voici en quelque sorte un mémento de notions à étudier en langue et qu’il faut savoir repérer ou utiliser pour lire
ou écrire un texte. Ce n’est en aucune manière une grille de lecture analytique, cette activité ne souffrant aucune
grille 7 (cf. sur le site académique, notre texte sur la lecture analytique), mais la liste des différents points de
grammaire (au sens large) à prendre en considération pour le sens.
LE DISCOURS
LA SITUATION
D'ÉNONCIATION
INDICES DANS L'ÉNONCÉ (TEXTE ou PHRASE)
Qui parle ? (1) Présence du pronom je et/ou d'autres déictiques de la première personne
Modalités d’énoncé :
mots exprimant l'évaluation (mélioratifs ou péjoratifs)
—degré d'adhésion de celui qui parle à ce qu'il dit (il me semble, je suis sûr que ; franchement...)
À qui ? — Présence du pronom tu et/ou d'autres déictiques de la deuxième personne
— Caractérisation du destinataire
Quand et où ? — Pour le récit : respecter (à l'écriture), repérer (à la lecture) les indices de lieu et de temps dans
le texte
— Pour tous les énoncés ; s'agit-il de temps en prise avec le moment de l’énonciation ou de
temps coupés de celui-ci ?
6 François Rastier Sémantique interprétative PUF 7 Cf article des IPR de Lettres sur la lecture analytique publié sur les pages collège et sur les pages lycée du site de l’académie de Créteil aux adresses suivantes : http://lettres.ac-creteil.fr/cms/spip.php?article1787 et http://lettres.ac-creteil.fr/cms/spip.php?article1786.
6
Pour quoi faire ?
LES ACTES DE PAROLES
Soit les modalités (les types) de phrases expriment l'intention du locuteur : par exemple
l'interrogative pose une question (ACTES DE PAROLE DIRECTS), soit elles expriment une
intention implicite. Exemple : l'interrogative exprime un ordre déguisé (ACTES DE PAROLE
INDIRECTS).
LA VISÉE
Prendre en compte la visée. On écrit :
—pour décrire (dénomination et qualification ; localisation) —pour raconter (respect ou non de la chronologie, repérage ou production d'une action, de
personnages...)
—pour expliquer (les indices de la causalité)
—pour argumenter (indices de l'engagement de l'énonciateur faveur d'une thèse et contre
une autre)
Pour faire rire, pour faire peur, pour condamner,... (ici encore, importance du lexique)
Qui parle ? (2)
LES PAROLES RAPPORTÉES INDICES DES PAROLES RAPPORTÉES
DIRECTEMENT Temps en prise
Tirets ou guillemets qui ponctuent la citation
Déictiques de la première situation d'énonciation (des paroles citées)
INDIRECTEMENT (style ou
discours indirect) Temps coupés
Marques de la subordination
Déictiques de la deuxième situation d'énonciation (celle où l'on rapporte les paroles)
STYLE ou DISCOURS
INDIRECT LIBRE Paroles et récit formellement inséparables mais la voix est bien celle des deux
énonciateurs. Le temps est souvent l'imparfait
RÉCIT DE PAROLES ou DISCOURS NARRATIVES
Les verbes expriment l'action de dire, on évoque le thème, mais la teneur des paroles n'est pas rapportée.
LE TEXTE
LES INDICES MATÉRIELS
La présentation Quel est le support originel du texte ? (livre, journal, affiche,...)
Quelle est sa mise en page ?
Quel est le paratexte ? (titre, appareil de notes, signature : nom de l'auteur, oeuvre dont il est extrait...)
LES INDICES TEXTUELS PROPREMENT DITS
Le thème et le propos Ne pas confondre le thème et le propos du texte (le sujet abordé dans l'ensemble du texte, et ce
qu'on en dit) avec le thème (ce dont on parle) et le propos (ce qu'on en dit) de chacun des énoncés
(phrases ou propositions indépendantes) qui constituent le texte et qui peuvent s'organiser selon
une progression thématique particulière et signifiante :
− progression à thème constant
− progression linéaire
− progression à thème éclaté.
Les connexions textuelles Attention à la cohésion du texte, à la présence éventuelle de connecteurs logiques (exprimant la
causalité, le but, l'opposition ou la concession, l'hypothèse ou la condition...) et de connecteurs
chronologiques (exprimant la succession des événements).
Mais les connexions ne sont pas toujours exprimées par des connecteurs : elles peuvent être implicites.
Les chaînes de substituts (ou chaînes substitutives ou
référentielles)
Il faut repérer ou produire des expressions (substituts lexicaux) et des pronoms (substituts
grammaticaux) qui remplacent des groupes nominaux. Ce processus de reprise ou de répétition est
constitutif du texte.
7
Les temps De l'arrière-plan (imparfait et plus-que-parfait) et du premier plan (passé composé et passé simple,
passé antérieur) dans le récit.
Non bornés, qui présentent le processus comme non délimité (imparfait) et, au contraire, bornés
(passé composé et passé simple).
De l'accompli (temps composés) et du non accompli (temps simples); cet aspect est à prendre en compte
pour l'expression de l'antériorité, notamment dans le récit.
Pour la séance de langue véritable, qui peut durer une heure ou plus, nous vous invitons à suivre les conseils,
parus sur le site académique, que nous avons donnés au collège pour étudier l’attribut ou le complément d’objet,
qui valent aussi pour la grammaire de texte ou du discours 8.
Pour la grammaire au service du littéraire, nous recommandons la lecture de l’excellent ouvrage de Roberte
Tomassone et Geneviève Petiot Pour enseigner la grammaire (tome II) Textes et Pratiques, Delagrave 2002.
Plus encore que dans les autres domaines de sa discipline, le professeur de lettres et de français doit faire des
choix en langue. Nous vous souhaitons de partager avec vos élèves des connaissances linguistiques solides pour
qu’ils développent pleinement leurs compétences langagières.
Marie-Laure LEPETIT, Isabelle NAUCHE, Daniel STISSI, Jean-Philippe TABOULOT,
IA-IPR Lettres.
8 Cf sur le site de l’académie de Créteil l’encart consacré à la grammaire « l’enseignement de la grammaire au collège : documents d’accompagnement ». Vous trouverez ces documents à l’adresse suivante : http://lettres.ac-creteil.fr/cms/spip.php?article1710
8
Genres et formes de l'argumentation 1 : XVIIème et XVIIIème siècle
Classe de seconde
L'objectif est de faire découvrir aux élèves que les œuvres littéraires permettent, sous des formes et selon des
modalités diverses, l'expression organisée d'idées, d'arguments et de convictions et qu'elles participent ainsi
de la vie de leur temps. On s'intéresse plus particulièrement au développement de l'argumentation, directe ou
indirecte, à l'utilisation à des fins de persuasion des ressources de divers genres et à l'inscription de la
littérature dans les débats du siècle. On donne de la sorte aux élèves des repères culturels essentiels pour la
compréhension des XVIIème et XVIIIème siècles.
Corpus :
- Un texte long ou un ensemble de textes ayant une forte unité : chapitre de roman, livre de fables, recueil de
satires, conte philosophique, essai ou partie d'essai, au choix du professeur.
- Un ou deux groupements de textes permettant d'élargir et de structurer la culture littéraire des élèves, en les
incitant à problématiser leur réflexion en relation avec l'objet d'étude concerné. On peut ainsi, en fonction du
projet, intégrer à ces groupements des textes et des documents appartenant à d'autres genres ou à d'autres
époques, jusqu'à nos jours. Ces ouvertures permettent de mieux faire percevoir les spécificités du siècle ou de
situer l'argumentation dans une histoire plus longue.
- En relation avec les langues et cultures de l'Antiquité, un choix de textes et de documents permettant de
donner aux élèves des repères concernant l'art oratoire et de réfléchir à l'exercice de la citoyenneté. On aborde
en particulier les genres de l'éloquence (épidictique, judiciaire, délibératif) et les règles de l'élaboration du
discours ( inventio , dispositio , elocutio , memoria , actio ).
Sujet
Dans le cadre de l’enseignement du français en classe de seconde et particulièrement de
l’objet d’étude
« Genres et formes de l’argumentation au XVIIe et XVIIIe siècle », vous analyserez le corpus
proposé. Vous préciserez les modalités de son exploitation sous la forme d’un projet de
séquence d’enseignement assorti d’une lecture analytique.
La séquence devra comporter une séance d’étude de la langue.
Document 1
La Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le Bœuf
Une Grenouille vit un Bœuf
Qui lui sembla de belle taille.
Elle, qui n'était pas grosse en tout comme un œuf,
Envieuse, s'étend, et s'enfle, et se travaille,
Pour égaler l'animal en grosseur,
Disant : « Regardez bien, ma sœur ;
Est-ce assez ? Dites-moi ; n'y suis-je point encore ?
- Nenni. - M'y voici donc ? - Point du tout. - M'y voilà ?
- Vous n'en approchez point. » La chétive pécore
S'enfla si bien qu'elle creva.
Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages :
Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,
9
Tout petit prince a des ambassadeurs,
Tout marquis veut avoir des pages.
Jean de la Fontaine, Fables, I, 3, 1668.
Document 2
36. Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même. Aussi qui ne la voit, excepté de
jeunes gens qui sont tous dans le bruit, dans le divertissement et dans la pensée de l’avenir ? Mais,
ôtez leur divertissement, vous les verrez se sécher d’ennui ; ils sentent alors leur néant sans le
connaître ; car c’est bien être malheureux que d’être dans une tristesse insupportable aussitôt qu’on
est réduit à se considérer et à n’en être point diverti.
626. -Recherche du vrai bien.- Le commun des hommes met le bien dans la fortune et dans les biens
du dehors, ou au moins dans le divertissement. Les philosophes ont montré la vanité de tout cela et
l’ont mis où ils ont pu.
627. La vanité est si ancrée dans le cœur de l'homme, qu'un soldat, un goujat , un cuisinier, un
crocheteur se vante et veut avoir des admirateurs ; et les philosophes mêmes en veulent ; et ceux qui
écrivent contre veulent avoir la gloire d'avoir bien écrit ; et ceux qui les lisent veulent avoir la gloire
de les avoir lus ; et moi, qui écris ceci, ai peut-être cette envie ; et peut-être que ceux qui le liront...
Blaise Pascal, Pensées, 1670, édition Lafuma, Points Seuil (1962).
Document 3
35. L'orgueil est égal dans tous les hommes, et il n'y a de différence qu'aux moyens et à la manière
de le mettre au jour.
36. Il semble que la nature, qui a si sagement disposé les organes de notre corps pour nous rendre
heureux ; nous ait aussi donné l'orgueil pour nous épargner la douleur de connaître nos
imperfections.
37. L’orgueil a plus de part que la bonté aux remontrances que nous faisons à ceux qui commettent
des fautes ; et nous ne les reprenons pas tant pour les en corriger que pour leur persuader que nous
en sommes exempts.
134. On n'est jamais si ridicule par les qualités que l'on a que par celles que l'on affecte d'avoir.
137. On parle peu quand la vanité ne fait pas parler.
239. Rien ne flatte plus notre orgueil que la confiance des grands, parce que nous la regardons
comme un effet de notre mérite, sans considérer qu'elle ne vient le plus souvent que de vanité, ou
d'impuissance de garder le secret.
254. L'humilité n'est souvent qu'une feinte soumission, dont on se sert pour soumettre les autres ;
c'est un artifice de l'orgueil qui s'abaisse pour s'élever ; et bien qu'il se transforme en mille manières,
il n'est jamais mieux déguisé et plus capable de tromper que lorsqu'il se cache sous la figure de
l'humilité.
389. Ce qui nous rend la vanité des autres insupportable, c'est qu'elle blesse la nôtre.
La Rochefoucauld, Maximes, 1678, GF Flammarion.
Document 4
10
27. L'or éclate, dites-vous, sur les habits de Philémon. - Il éclate de même chez les marchands. - Il
est habillé des plus belles étoffes. - Le sont-elles moins toutes déployées dans les boutiques et à la
pièce ? - Mais la broderie et les ornements y ajoutent encore la magnificence. - Je loue donc le
travail de l'ouvrier. - Si on lui demande quelle heure il est, il tire une montre qui est un chef-d'œuvre
; la garde de son épée est un onyx ; il a au doigt un gros diamant qu'il fait briller aux yeux, et qui
est parfait ; il ne lui manque aucune de ces curieuses bagatelles que l'on porte sur soi autant pour la
vanité que pour l'usage, et il ne se plaint non plus toute sorte de parure qu'un jeune homme qui a
épousé une riche vieille. - Vous m'inspirez enfin de la curiosité ; il faut voir du moins des choses si
précieuses : envoyez-moi cet habit et ces bijoux de Philémon ; je vous quitte de la personne.
Tu te trompes Philémon, si avec ce carrosse brillant, ce grand nombre de coquins qui te suivent, et
ces six bêtes qui te traînent, tu penses que l'on t'en estime davantage : l'on écarte tout cet attirail
qui t'est étranger, pour pénétrer jusques à toi, qui n'es qu'un fat.
Ce n'est pas qu'il faut quelquefois pardonner à celui qui, avec un grand cortège, un habit riche et
un magnifique équipage, s'en croit plus de naissance et plus d'esprit : il lit cela dans la contenance
et dans les yeux de ceux qui lui parlent.
La Bruyère, Les Caractères, 1688, « Du mérite personnel ».
Document 5
Le maître chat arriva enfin dans un beau château dont le maître était un ogre, le plus riche qu'on
ait jamais vu, car toutes les terres par où le roi avait passé étaient de la dépendance de ce château.
Le chat, qui eut soin de s'informer qui était cet ogre, et ce qu'il savait faire, demanda à lui parler,
disant qu'il n'avait pas voulu passer si près de son château, sans avoir l'honneur de lui faire la
révérence. L'ogre le reçut aussi civilement que le peut un ogre, et le fit reposer.
- On m'a assuré, dit le chat, que vous aviez le don de vous changer en toute sorte d'animaux, que
vous pouviez par exemple vous transformer en lion, en éléphant ?
- Cela est vrai, répondit l'ogre brusquement, et pour vous le montrer, vous m'allez voir devenir
lion.
Le chat fut si effrayé de voir un lion devant lui, qu'il gagna aussitôt les gouttières, non sans peine
et sans péril, à cause de ses bottes qui ne valaient rien pour marcher sur les tuiles. Quelques temps
après, le chat, ayant vu que l'ogre avait quitté sa première forme, descendit, et avoua qu'il avait eu
bien peur.
- On m'a assuré encore, dit le chat, mais je ne saurais le croire, que vous aviez aussi le pouvoir de
prendre la forme des plus petits animaux, par exemple, de vous changer en un rat, en une souris ;
je vous avoue que je tiens cela tout à fait impossible.
- Impossible ? reprit l'ogre, vous allez voir, et en même temps il se changea en une souris, qui se
mit à courir sur le plancher.
Le chat ne l'eut pas plus tôt aperçue qu'il se jeta dessus, et la mangea.
« Le Maître Chat ou le Chat Botté » (extrait),
Histoires ou contes du temps passé, Charles Perrault, 1697.
Document complémentaire
11
Madeleine aux deux flammes ou Madeleine pénitente, Geroges de La Tour, 1593-1652,
huile sur toile, 133,4 cm × 102,2 cm (Metropolitan Museum of Art, New York).
12
Genres et formes de l'argumentation 2 : XVIIème et XVIIIème siècle Classe de seconde
Sujet
Dans le cadre de l’enseignement du français en classe de seconde et particulièrement de
l’objet d’étude
« Genres et formes de l’argumentation au XVIIe et XVIIIe siècle », vous analyserez le corpus
proposé. Vous préciserez les modalités de son exploitation sous la forme d’un projet de
séquence d’enseignement assorti d’une lecture analytique.
La séquence devra comporter une séance d’étude de la langue.
1 Le Blason du tétin.
Tetin refaict, plus blanc qu'un oeuf,
Tetin de satin blanc tout neuf,
Tetin qui fait honte à la rose,
Tetin plus beau que nulle chose ;
Tetin dur, non pas Tetin, voyre,
Mais petite boule d'Ivoire,
Au milieu duquel est assise
Une fraize ou une cerise,
Que nul ne voit, ne touche aussi,
Mais je gaige qu'il est ainsi.
Tetin donc au petit bout rouge
Tetin qui jamais ne se bouge,
Soit pour venir, soit pour aller,
Soit pour courir, soit pour baller.
Tetin gauche, tetin mignon,
Tousjours loing de son compaignon,
Tetin qui porte temoignaige
Du demourant du personnage.
Quand on te voit il vient à mainctz
Une envie dedans les mains
De te taster, de te tenir ;
Mais il se faut bien contenir
D'en approcher, bon gré ma vie,
Car il viendroit une aultre envie.
O tetin ni grand ni petit,
Tetin meur, tetin d'appetit,
Tetin qui nuict et jour criez
Mariez moy tost, mariez !
Tetin qui t'enfles, et repoulses
Ton gorgerin de deux bons poulses,
A bon droict heureux on dira
Celluy qui de laict t'emplira,
Faisant d'un tetin de pucelle
Tetin de femme entiere et belle.
Blason du beau tétin Clément Marot 1535
2 Don Juan Molière Acte I Scène II 1665
DOM JUAN, SGANARELLE.
DOM JUAN: Quoi? tu veux qu'on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu'on
13
renonce au monde pour lui, et qu'on n'ait plus d'yeux pour personne? La belle chose de vouloir se
piquer d'un faux honneur d'être fidèle, de s'ensevelir pour toujours dans une passion, et d'être mort
dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux! Non, non: la
constance n'est bonne que pour des ridicules; toutes les belles ont droit de nous charmer, et
l'avantage d'être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions
qu'elles ont toutes sur nos cours. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède
facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J'ai beau être engagé, l'amour que j'ai
pour une belle n'engage point mon âme à faire injustice aux autres; je conserve des yeux pour voir
le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi
qu'il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d'aimable; et dès qu'un beau visage
me le demande, si j'en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après
tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l'amour est dans le changement. On goûte
une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d'une jeune beauté, à voir de jour en
jour les petits progrès qu'on y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs,
l'innocente pudeur d'une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites
résistances qu'elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener
doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu'on en est maître une fois, il n'y a
plus rien à dire ni rien à souhaiter; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans
la tranquillité d'un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à
notre cœur les charmes attrayants d'une conquête à faire. Enfin il n'est rien de si doux que de
triompher de la résistance d'une belle personne, et j'ai sur ce sujet l'ambition des conquérants, qui
volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il
n'est rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes désirs: je me sens un cœur à aimer toute la terre;
et comme Alexandre, je souhaiterais qu'il y eût d'autres mondes, pour y pouvoir étendre mes
conquêtes amoureuses.
3 La princesse de Cleves
Il parut alors une beauté à la cour, qui attira les yeux de tout le monde, et l'on doit croire que
c'était une beauté parfaite, puisqu'elle donna de l'admiration dans un lieu où l'on était si
accoutumé à voir de belles personnes. Elle était de la même maison que le vidame de Chartres, et
une des plus grandes héritières de France. Son père était mort jeune, et l'avait laissée sous la
conduite de madame de Chartres, sa femme, dont le bien, la vertu et le mérite étaient
extraordinaires. Après avoir perdu son mari, elle avait passé plusieurs années sans revenir à la
cour. Pendant cette absence, elle avait donné ses soins à l'éducation de sa fille ; mais elle ne
travailla pas seulement à cultiver son esprit et sa beauté ; elle songea aussi à lui donner de la vertu
et à la lui rendre aimable. La plupart des mères s'imaginent qu'il suffit de ne parler jamais de
galanterie devant les jeunes personnes pour les en éloigner. Madame de Chartres avait une
opinion opposée ; elle faisait souvent à sa fille des peintures de l'amour ; elle lui montrait ce qu'il
a d'agréable pour la persuader plus aisément sur ce qu'elle lui en apprenait de dangereux ; elle lui
contait le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité, les malheurs
domestiques où plongent les engagements ; et elle lui faisait voir, d'un autre côté, quelle
tranquillité suivait la vie d'une honnête femme, et combien la vertu donnait d'éclat et d'élévation à
une personne qui avait de la beauté et de la naissance. Mais elle lui faisait voir aussi combien il
était difficile de conserver cette vertu, que par une extrême défiance de soi-même, et par un grand
soin de s'attacher à ce qui seul peut faire le bonheur d'une femme, qui est d'aimer son mari et d'en
être aimée.
Cette héritière était alors un des grands partis qu'il y eût en France ; et quoiqu'elle fût dans une
extrême jeunesse, l'on avait déjà proposé plusieurs mariages. Madame de Chartres, qui était
extrêmement glorieuse, ne trouvait presque rien digne de sa fille ; la voyant dans sa seizième
année, elle voulut la mener à la cour. Lorsqu'elle arriva, le vidame alla au-devant d'elle ; il fut
surpris de la grande beauté de mademoiselle de Chartres, et il en fut surpris avec raison. La
blancheur de son teint et ses cheveux blonds lui donnaient un éclat que l'on n'a jamais vu qu'à
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elle ; tous ses traits étaient réguliers, et son visage et sa personne étaient pleins de grâce et de
charmes.
La Princesse de Clèves (1678) de Marie-Madeleine Pioche de la Vergne dite Madame de
Lafayette
4 EPISTRE VII À Monsieur Racine.
Que tu sais bien, Racine, à l’aide d’un acteur
Émouvoir, étonner, ravir un spectateur !
(…)
Ne crois pas toutefois, par tes savants ouvrages
Entraînant tous les cœurs gagner tous les suffrages.
Si tôt que d’Apollon un génie inspiré
Trouve loin du vulgaire un chemin ignoré,
En cent lieux contre lui les cabales s’amassent,
Ses rivaux obscurcis autour de lui croassent,
Et son trop de lumière importunant les yeux,
De ses propres amis lui fait des envieux.
La mort seule ici bas, en terminant sa vie,
Peut calmer sur son nom l’injustice et l’envie,
Faire au poids du bon sens peser tous ses écrits,
et donner à ses vers leur légitime prix.
Avant qu’un peu de terre, obtenu par prière,
Pour jamais sous la tombe eut enfermé Molière,
Mille de ces beaux traits aujourd’hui si vantés,
Furent des sots esprits à nos yeux rebutés.
(…)
Toi donc, qui t’élevant sur la scène tragique,
Suis les pas de Sophocle, et seul de tant d’esprits
De Corneille vieilli sais consoler Paris,
Cesse de t’étonner, si l’envie animée,
Attachant à ton nom sa rouille envenimée,
La calomnie en main, quelquefois te poursuit. (…)
Profite de leur haine, et de leur mauvais sens :
Ris du bruit passager de leurs cris impuissants.
Que peut contre tes vers une ignorance vaine ?
Epîtres, Boileau, 1682
5 Théodecte
« J’entends Théodecte de l’antichambre ; il grossit sa voix à mesure qu’il s’approche. Le voilà
entré : il rit, il crie, il éclate1 ; on bouche ses oreilles, c’est un tonnerre. Il n’est pas moins
redoutable par les choses qu’il dit que par le ton dont il parle. Il ne s’apaise et ne revient de ce
grand fracas que pour bredouiller des vanités et des sottises. Il a si peu d’égard au temps, aux
personnes, aux bienséances, que chacun a son fait sans qu’il ait eu l’intention de le lui donner ; il
n’est pas encore assis qu’il a, à son insu, désobligé toute l’assemblée. A-t-on servi, il se met le
premier à table et dans la première place ; les femmes sont à sa droite et à sa gauche. Il mange, il
boit, il conte, il plaisante, il interrompt tout à la fois. Il n’a nul discernement des personnes, ni du
maître, ni des conviés ; il abuse de la folle déférence que l’on a pour lui. Est-ce lui, est-ce
Euthydème qui donne le repas ? Il rappelle à soi toute l’autorité de la table, et il y a un moindre
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inconvénient à la lui laisser entière qu’à la lui disputer. Le vin et les viandes n’ajoutent rien à son
caractère. Si l’on joue, il gagne au jeu ; il veut railler2 celui qui perd, et3 il l’offense ; les rieurs
sont pour lui ; il n’y a sorte de fatuités4 qu’on ne lui passe. Je cède enfin et je disparais, incapable
de souffrir plus longtemps Théodecte, et ceux qui le souffrent5. » Jean de La
Bruyère, Les Caractères, 5ème édition, 1690.
6 Montesquieu Lettre persane XXXVII (37)
Le roi de France est vieux. Nous n'avons point d'exemple dans nos histoires d'un monarque qui
ait si longtemps régné. On dit qu'il possède à un très haut degré le talent de se faire obéir: il
gouverne avec le même génie sa famille, sa cour, son état. On lui a souvent entendu dire que, de
tous les gouvernements du monde, celui des Turcs, ou celui de notre auguste sultan, lui plairait le
mieux: tant il fait cas de la politique orientale.
J'ai étudié son caractère, et j'y ai trouvé des contradictions qu'il m'est impossible de résoudre:
par exemple, il a un ministre qui n'a que dix-huit ans, et une maîtresse qui en a quatre-vingts; il
aime sa religion, et il ne peut souffrir ceux qui disent qu'il la faut observer à la rigueur; quoiqu'il
fuie le tumulte des villes, et qu'il se communique peu, il n'est occupé depuis le matin jusqu'au soir
qu'à faire parler de lui; il aime les trophées et les victoires, mais il craint autant de voir un bon
général à la tête de ses troupes qu'il aurait sujet de le craindre à la tête d'une armée ennemie. Il
n'est, je crois, jamais arrivé qu'à lui d'être en même temps comblé de plus de richesses qu'un
prince n'en saurait espérer, et accablé d'une pauvreté qu'un particulier ne pourrait soutenir.
Il aime à gratifier ceux qui le servent; mais il paie aussi libéralement les assiduités, ou plutôt
l'oisiveté de ses courtisans, que les campagnes laborieuses de ses capitaines: souvent il préfère un
homme qui le déshabille, ou qui lui donne la serviette lorsqu'il se met à table, à un autre qui lui
prend des villes ou lui gagne des batailles: il ne croit pas que la grandeur souveraine doive être
gênée dans la distribution des grâces; et, sans examiner si celui qu'il comble de biens est homme
de mérite, il croit que son choix va le rendre tel; aussi lui a-t-on vu donner une petite pension à un
homme qui avait fui des lieues, et un beau gouvernement à un autre qui en avait fui quatre.
Il est magnifique, surtout dans ses bâtiments: il y a plus de statues dans les jardins de son palais
que de citoyens dans une grande ville. Sa garde est aussi forte que celle du prince devant qui tous
les trônes se renversent; ses armées sont aussi nombreuses, ses ressources aussi grandes, et ses
finances aussi inépuisables.
A Paris, le 7 de la lune de Maharran, 1713.
Documents complémentaires
Le mal
Tandis que les crachats rouges de la mitraille
Sifflent tout le jour par l'infini du ciel bleu ;
Qu'écarlates ou verts, près du Roi qui les raille,
Croulent les bataillons en masse dans le feu ;
Tandis qu'une folie épouvantable broie
Et fait de cent milliers d'hommes un tas fumant ;
- Pauvres morts ! dans l'été, dans l'herbe, dans ta joie,
Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement !… –
Il est un Dieu qui rit aux nappes damassées
Des autels, à l'encens, aux grands calices d'or ;
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Qui dans le bercement des hosannah s'endort,
Et se réveille, quand des mères, ramassées
Dans l'angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir,
Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir !
Rimbaud, Poésies, 1870
Chant pour Jackie Thompson
J'avais élu le stade, loin des marchands.
Je chante les plus forts, les plus habiles, je chante les plus beaux.
Je t'avais élue à la première course, la plus courte oui, la plus noble.
Pour tes longues jambes d'olive t'avais élue, ta souplesse cambrée.
Proue de pirogue et sillage de cygne noir dans la poussière d'argent.
Peut-être un souvenir, un rêve de jadis.
Ah! j'oubliais ton sourire mutin, si frais d'enfant,
"Elle sera la première, la grande Poullo-là"
Tu partais en douceur, dans la ruée de l'ouragan,
Et toutes tu les contrôlais sereine, les remontant souriante.
Au cinquante mètres tu ouvris ta grâce, tes ailes
Allongèrent ta foulée comme une liane, une chamelle qui va l'amble,
Te détachèrent net des autres sur leurs courtes jambes d'albâtre
Ou d'ébène, qu'importe?
Et le stade haleta, debout,
Et tu te jetas sur le fil aérien, comme une amazone du Roi
Royale, et de ma gorge ce cri qui jaillit
Triomphal : "Black is beautiful", ma généreuse petite Poullo,
Car Pulel hokku soko haraani. Ah! que n'ai-je la voix,
Dites, de Siga Diouf Guignane, qui faisait trembler les dieux athlètes.
Je te chante, Jackie Thompson, sur le versant du jour
Et s'empourpre mon chant sur l'Océan bleu Atlantique.
Léopold Sédar Senghor, "Chant pour Jackie Thompson" Poèmes, éditions du Seuil, 1973.
Portrait de Louis XIV en costume de sacre par Hyacinthe Rigaud (1701). Paris. Musée du Louvre.
De Gaulle vu par Moisan le Canard
Enchaîné
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Genres et formes de l'argumentation 3 :
XVIIème et XVIIIème siècle Classe de seconde
Dans le cadre de l’enseignement du français en classe de seconde et particulièrement de
l’objet d’étude « Genres et formes de l’argumentation au XVIIe et XVIIIe siècle », vous
analyserez le corpus proposé. Vous préciserez les modalités de son exploitation sous la forme
d’un projet de séquence d’enseignement assorti d’une lecture analytique.
La séquence devra comporter une séance d’étude de la langue.
Texte l: Voltaire, extrait du chant II de la Henriade, 1728
« Qui pourrait cependant exprimer les ravages
Dont cette nuit cruelle étala les images?
La mort de Coligny, prémices des horreurs,
N'était qu'un faible essai de toutes leurs fureurs.
D'un peuple d'assassins les troupes effrénées,
Par devoir et par zèle au carnage acharnées,
Marchaient le fer en main, les yeux étincelants,
Sur les corps étendus de nos frères sanglants.
Guise, était à leur tête, et, bouillant de colère,
Vengeait sur tous les miens les mânes de son père.
Nevers, Gondi, Tavanne, un poignard à la main,
Échauffaient les transports de leur zèle inhumain;
Et, portant devant eux la liste de leurs crimes,
Les conduisaient au meurtre, et marquaient les victimes.
«Je ne vous peindrai point le tumulte et les cris,
Le sang de tous côtés ruisselant dans Paris,
Le fils assassiné sur le corps de son père,
Le frère avec la sœur, la fille avec la mère,
Les époux expirant sous leurs toits embrasés,
Les enfants au berceau sur la pierre écrasés :
Des fureurs des humains c'est ce qu'on doit attendre.
Mais ce que l'avenir aura peine à comprendre,
Ce que vous-même encore à peine vous croirez,
Ces monstres furieux, de carnage altérés,
Excités par la voix des prêtres sanguinaires,
Invoquaient le Seigneur en égorgeant leurs frères;
Et, le bras tout souillé du sang des innocents,
Osaient offrir à Dieu cet exécrable encens.
« Ô combien de héros indignement périrent!
Resnel et Pardaillan chez les morts descendirent;
Et vous, brave Guerchy, vous, sage Lavardin,
Digne de plus de vie et d'un autre destin.
Parmi les malheureux que cette nuit cruelle
Plongea dans les horreurs d'une nuit éternelle,
Marsillac et Soubise, au trépas condamnés,
Défendent quelque temps leurs jours infortunés.
Sanglants, percés de coups, et respirant à peine,
Jusqu'aux portes du Louvre on les pousse, on les traîne;
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Ils teignent de leur sang ce palais odieux,
En implorant leur roi, qui les trahit tous deux.
« Du haut de ce palais excitant la tempête,
Médicis à loisir contemplait cette fête:
Ses cruels favoris, d'un regard curieux,
Voyaient les flots de sang regorger sous leurs yeux,
Et de Paris en feu les ruines fatales
Étaient de ces héros les pompes triomphales. »
Texte 2 : Chapitre 6, Candide, Voltaire, 1759
Comment on fit un bel auto-da-fé pour empêcher les tremblements de terre, et comment Candide
fut fessé
Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de Lisbonne, les sages du pays
n'avaient pas trouvé un moyen plus efficace pour prévenir une ruine totale que de donner au
peuple un bel auto-da-fé ; il était décidé par l'université de Coïmbre que le spectacle de quelques
personnes brûlées à petit feu, en grande cérémonie, est un secret infaillible pour empêcher la terre
de trembler.
On avait en conséquence saisi un Biscayen convaincu d'avoir épousé sa commère, et deux
Portugais qui en mangeant un poulet en avaient arraché le lard : on vint lier après le dîner le
docteur Pangloss et son disciple Candide, l'un pour avoir parlé, et l'autre pour avoir écouté avec
un air d'approbation: tous deux furent menés séparément dans des appartements d'une extrême
fraîcheur, dans lesquels on n'était jamais incommodé du soleil; huit jours après ils furent tous
deux revêtus d'un san-benito, et on orna leurs têtes de mitres de papier: la mitre et le san-benito de
Candide étaient peints de flammes renversées et de diables qui n'avaient ni queues ni griffes; mais
les diables de Pangloss portaient griffes et queues, et les flammes étaient droites. Ils marchèrent
en procession ainsi vêtus, et entendirent un sermon très pathétique, suivi d'une belle musique en
faux-bourdon. Candide fut fessé en cadence, pendant qu'on chantait; le Biscayen et les deux
hommes qui n'avaient point voulu manger de lard furent brûlés, et Pangloss fut pendu, quoique ce
ne soit pas la coutume. Le même jour la terre trembla de nouveau avec un fracas épouvantable.
Candide, épouvanté, interdit, éperdu, tout sanglant, tout palpitant, se disait à lui-même: « Si c'est
ici le meilleur des mondes possibles, que sont donc les autres? Passe encore sije n'étais que fessé,
je l'ai été chez les Bulgares. Mais, ô mon cher Pangloss ! le plus grand des philosophes, faut-il
vous avoir vu pendre sans que je sache pourquoi! Ô mon cher anabaptiste, le meilleur des
hommes, faut-il que vous ayez été noyé dans le port! Ô Mlle Cunégonde! la perle des filles, faut-
il qu'on vous ait fendu le ventre! »
Il s'en retournait, se soutenant à peine, prêché, fessé, absous et béni, lorsqu'une vieille l'aborda et
lui dit:
« Mon fils, prenez courage, suivez-moi. »
Texte 3 : ACTE V, Scène VI, Guèbres. ou la Tolérance Voltaire (tragédie, 1768)
Du nom des descendants des Perses victimes de peuples conquérants, cette tragédie en 5
actes et en vers — écrite en 1768, donc postérieure à son Mahomet ou le fanatisme —
était considérée par Voltaire comme « une chose assez extraordinaire ».Il y développe un
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thème qui lui est cher, et qui renvoie en fait à des événements contemporains, celui de la
« tolérance universelle ».
L'EMPEREUR.
Les persécutions
Ont mal servi ma gloire, et font trop de rebelles.
Quand le prince est clément, les sujets sont fidèles.
n m'a trompé longtemps; je ne veux désormais
Dans les prêtres des dieux que des hommes de paix,
Des ministres chéris, de bonté, de clémence,
Jaloux de leurs devoirs, et non de leur puissance ;
Honorés et soumis, par les lois soutenus,
Et par ces mêmes lois sagement contenus;
Loin des pompes du monde enfermés dans leur temple,
Donnant aux nations le précepte et l'exemple;
D'autant plus révérés qu'ils voudront l'être moins;
Dignes de vos respects, et dignes de mes soins :
C'est l'intérêt du peuple, et c'est celui du maître.
Je vous pardonne à tous. C'est à vous de connaître
Si de l'humanité je me fais un devoir,
Et si j'aime l'état plutôt que mon pouvoir...
Iradan, désormais, loin des murs d'Apamée,
Votre frère avec vous me suivra dans l'armée;
Je vous verrai de près combattre sous mes yeux :
Vous m'avez offensé; vous m'en servirez mieux.
De vos enfants chéris j'approuve l'hyménée.
À Arzame et au jeune Arzémon.
Méritez ma faveur, qui vous est destinée.
Au vieil Arzémon.
Et toi, qui fus leur père, et dont le noble cœur
Dans une humble fortune avait tant de grandeur,
J'ajoute à ta campagne un fertile héritage;
Tu mérites des biens, tu sais en faire usage.
Les Guèbres désormais pourront en liberté
Suivre un culte secret longtemps persécuté :
Si ce culte est le tien, sans doute il ne peut nuire;
Je dois le tolérer plutôt que le détruire.
Qu'ils jouissent en paix de leurs droits, de leurs biens;
Qu'ils adorent leur dieu, mais sans blesser les miens:
Que chacun dans sa loi cherche en paix la lumière;
Mais la loi de l'état est toujours la première.
Je pense en citoyen, j'agis en empereur :
Je hais le fanatique et le persécuteur
Texte 4 : Voltaire, extrait de l'article « Intolérance» (1771), Dictionnaire philosophique
(1764-1772)
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INTOLÉRANCE
Voici la substance de tous les discours que tiennent les intolérants :
« Quoi ! monstre qui sera brûlé à tout jamais dans l'autre monde, et que je ferai brûler dans
celui-ci dès que je le pourrai, tu as l'insolence de lire de Thou et Bayle, qui sont mis à l'index
à Rome! Quand je te prêchais, de la part de Dieu, que Samson avait tué mille Philistins avec
une mâchoire d'âne, ta tête, plus dure que l'arsenal dont Samson avait tiré ses armes, m'a fait
connaître, par un léger mouvement de gauche à droite, que tu n'en croyais rien. Et quand je
disais que le diable Asmodée, qui tordit le cou, par jalousie, aux sept maris de Saraï chez les
Mèdes, était enchaîné dans la haute Égypte, j'ai vu une petite contraction de tes lèvres,
nommée en latin cachinnus, me signifier que dans le fond de l'âme l'histoire d'Asmodée t'était
en dérision.
Et vous, Isaac Newton; Frédéric le Grand, roi de Prusse, électeur de Brandebourg; Jean Locke
; impératrice de Russie, victorieuse des Ottomans ; Jean Milton ; bienfaisant monarque de
Danemark; Shakespeare; sage roi de Suède; Leibnitz; auguste maison de Brunswick;
Tillotson; empereur de la Chine; parlement d'Angleterre; conseil du Grand Mogol ; vous tous
enfin qui ne croyez pas un mot de ce que j'ai enseigné dans mes cahiers de théologie, je vous
déclare que je vous regarde tous comme des païens ou comme des commis de la douane, ainsi
que je vous l'ai dit souvent pour le buriner dans votre dure cervelle. Vous êtes des scélérats
endurcis ; vous irez tous dans la géhenne où le ver ne meurt point, et où le feu ne s'éteint
point: car j'ai raison, et vous avez tous tort; car j'ai la grâce, et vous ne l'avez pas. Je confesse
trois dévotes de mon quartier, et vous n'en confessez pas une. J'ai fait des mandements
d'évêques et vous n'en avez jamais fait; j'ai dit des injures des halles aux philosophes, et vous
les avez protégés, ou imités, ou égalés; j'ai fait de pieux libelles diffamatoires, farcis des plus
infâmes calomnies, et vous ne les avez jamais lus. Je dis la messe tous les jours en latin pour
douze sous, et vous n'y assistez pas plus que Cicéron, Caton, Pompée, César, Horace et
Virgile n'y ont assisté: par conséquent vous méritez qu'on vous coupe le poing, qu'on vous
arrache la langue, qu'on vous mette à la torture, et qu'on vous brûle à petit feu, car Dieu est
miséricordieux. »
Ce sont là, sans en rien retrancher, les maximes des intolérants, et le précis de tous leurs
livres. Avouons qu'il y a plaisir à vivre avec ces gens-là.
Documents complémentaires:
Document 1 : Article « Superstition» de Jaucourt, 1765, dans l'Encyclopédie
SUPERSTITION, (Métaphys. & Philos.) Tout excès de la religion en général, suivant l'ancien
mot du paganisme: il faut être pieux, & se bien garder de tomber dans la superstition. Religentem
esse oportet, religiosum nefas. Au1. Gell. 1. IV. c. ix.
En effet, la superstition est un culte de religion, faux, mal dirigé, plein de vaines terreurs,
contraire à la raison & aux saines idées qu'on doit avoir de l'être suprême. Ou si vous l'aimez
mieux, la superstition est cette espece d'enchantement ou de pouvoir magique, que la crainte
exerce sur notre ame ; fille malheureuse de l'imagination, elle employe pour la frapper, les
spectres, les songes & les visions; c'est elle, dit Bacon, qui a forgé ces idoles du vulgaire, les
génies invisibles, les jours de bonheur ou de malheur, les traits invincibles de l'amour & de la
haine. Elle accable l'esprit, principalement dans la maladie ou dans l'adversité; elle change la
bonne discipline, & les coutumes vénérables en momeries & en cérémonies superficielles. Dès
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qu'elle ajetté de profondes racines dans quelque religion que ce soit, bonne ou mauvaise, elle est
capable d'éteindre les lumieres naturelles, & de troubler les têtes les plus saines. Enfin, c'est le
plus terrible fléau de l'humanité. L'athéisme même (c'est tout dire) ne détruit point cependant les
sentimens naturels, ne porte aucune atteinte aux loix, ni aux moeurs du peuple; mais la
superstition est un tyran despotique qui fait tout céder à ses chimeres. Ses préjugés sont supérieurs
à tous les autres préjugés. Un athée est intéressé à la tranquillité publique, par l'amour de son
propre repos; mais la superstition fanatique, née du trouble de l'imagination, renverse les empires.
Voyez comme l'auteur de la Henriade peint les tristes effets de cette démence.
Lorsqu'un mortel atrabilaire,
Nourri de superstition
A par cette affreuse chimère,
Corrompu sa religion,
Son ame alors est endurcie,
Sa raison s'enfuit obscurcie,
Rien n'a plus sur lui de pouvoir,
Sa justice est folle & cruelle,
Il est dénaturé par zele,
Et sacrilége par devoir.
L'ignorance & la barbarie introduisent la superstition, l'hypocrisie l'entretient de vaines
cérémonies, le faux zele la répand, & l'intérêt la perpétue.
La main du monarque ne sauroit trop enchaîner le monstre de superstition, & c'est de ce monstre,
bien plus que de l'irreligion (toujours inexcusable) que le trône doit craindre pour son autorité, &
la patrie pour son bonheur.
Document 2 :D'Holbach, La Contagion sacrée ou Histoire Naturelle de la superstition, 1768
La Religion qui se vantait d'apporter la paix à la terre a fait éclore elle-même dans le sein des
nations des noirceurs & des atrocités plus dignes des Cannibales & des Anthropophages que
des sectateurs d'un Dieu clément & miséricordieux.
Nous avons vu que les autels de presque toutes les Divinités du monde ont été arrosés du sang
humain; mais ce sang ne fut point toujours répandu dans des temples; les Ministres d'un Dieu,
qui s'appelle à la fois le Dieu des vengeances & des miséricordes, ont pendant des siècles
entiers couvert en son nom la face de la terre de carnage & d'horreurs; des Royaumes vastes
furent leurs autels, les Rois & les peuples se sont chargés du soin d'égorger les victimes pour
eux. La Religion moderne, qui se vante d'être l'appui de la politique & de la morale, a coûté
plus de sang aux habitants du monde que celles qui ordonnaient formellement les sacrifices
les plus révoltants. Jusqu'à nos jours les Prêtres du Dieu de paix, les Ministres d'une Religion
dont on vante la pureté, lorsqu'ils en ont le pouvoir, perpétuent chez quelques peuples des
holocaustes ou des sacrifices humains qui ne le cèdent en rien pour la cruauté à ceux que des
Prêtres barbares offraient chez les Mexicains à leurs Dieux abominables . Lorsqu'ils ne
jouissent point du droit de se venger par eux-mêmes, ils ne laissent pas de souffler le feu de la
discorde, & d'animer pour leurs querelles les peuples & les citoyens à leur destruction
réciproque. Un Dieu sanguinaire ne peut avoir des ministres très bien doux: un Dieu jaloux ne
peut avoir des sujets pacifiques & tranquilles. Dès qu'il s'agit de la Religion, tous les liens du
sang, de la morale, de la politique doivent être rompus par celui qui se persuade que cette
Religion est plus importante que la patrie, que la famille, que la vertu. Un superstitieux,
conséquent à ses principes, ne doit voir que le ciel, il doit fouler aux pieds son père, sa mère,
ses parents, ses amis, ses concitoyens, pour se faire un chemin vers les récompenses, qui ne
seront le prix que des sacrifices qu'il consentira de faire à ce Dieu; tout homme qui lui est
sincèrement attaché ne peut se dispenser de sentir & de montrer la plus forte antipathie contre
quiconque lui paraîtra l'ennemi de sa Religion, la cause de la colère divine, un obstacle à la
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gloire de son Monarque céleste; s'il en a le pouvoir il doit immoler sans hésiter tous ceux qui
s'opposent aux progrès de son règne; ce Monarque ne doit avoir aucun concurrent sur la terre,
il ne souffre point que le cœur se partage entre lui & ses créatures.
D'où l'on voit que dans une nation dévouée à la superstition l'Interprète des volontés du Très-
Haut doit être l'arbitre du sort de l'Etat? Le maître absolu de la vie du Souverain & des sujets.
Il lui suffit de crier à l'impie pour faire égorger tout Prince qui lui dép lait ou tout mortel qui
résiste à ses décisions sacrées. Le superstitieux ira-t-il examiner ses ordres? Non, sans doute;
il lui suffit de savoir que son Prêtre parle au nom du ciel dont les décrets impénétrables ne
sont point faits pour être examinés; l'Etat dût-il périr, il faut qu'il détruise tous ceux que la
vengeance divine voudra lui désigner; il faut que sur l'ordre de son Dieu il devienne sourd
aux cris de sa nature, insensible à la pitié, indifférent sur le bonheur de sa patrie, & prêt à
troubler son repos pour expier ses propres fautes.
Document 3 : Le massacre de la Saint Barthélémy, François Dubois, (réalisé
entre 1576-1584)
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Genres et formes de l'argumentation 4 : XVIIème et XVIIIème siècle
Classe de seconde Candide de Voltaire (1759) .
CHAPITRE PREMIER
COMMENT CANDIDE FUT ÉLEVÉ DANS UN BEAU CHÂTEAU, ET COMMENT IL FUT
CHASSÉ D'ICELUI
Il y avait en Westphalie, dans le château de M. le baron de Thunder-ten-tronckh, un jeune garçon à qui la nature
avait donné les moeurs les plus douces. Sa physionomie annonçait son âme. Il avait le jugement assez droit, avec
l'esprit le plus simple ; c'est, je crois, pour cette raison qu'on le nommait Candide. Les anciens domestiques de la
maison soupçonnaient qu'il était fils de la soeur de monsieur le baron et d'un bon et honnête gentilhomme du
voisinage, que cette demoiselle ne voulut jamais épouser parce qu'il n'avait pu prouver que soixante et onze
quartiers, et que le reste de son arbre généalogique avait été perdu par l'injure du temps.
Monsieur le baron était un des plus puissants seigneurs de la Westphalie, car son château avait une porte et des
fenêtres. Sa grande salle même était ornée d'une tapisserie. Tous les chiens de ses basses-cours composaient une
meute dans le besoin ; ses palefreniers étaient ses piqueurs ; le vicaire du village était son grand aumônier. Ils
l'appelaient tous monseigneur, et ils riaient quand il faisait des contes.
Madame la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante livres, s'attirait par là une très grande considération,
et faisait les honneurs de la maison avec une dignité qui la rendait encore plus respectable. Sa fille Cunégonde,
âgée de dix-sept ans, était haute en couleur, fraîche, grasse, appétissante. Le fils du baron paraissait en tout digne
de son père. Le précepteur Pangloss était l'oracle de la maison, et le petit Candide écoutait ses leçons avec toute
la bonne foi de son âge et de son caractère.
Pangloss enseignait la métaphysico-théologo-cosmolonigologie. Il prouvait admirablement qu'il n'y a point
d'effet sans cause, et que, dans ce meilleur des mondes possibles, le château de monseigneur le baron était le plus
beau des châteaux et madame la meilleure des baronnes possibles.
« Il est démontré, disait-il, que les choses ne peuvent être autrement : car, tout étant fait pour une fin, tout est
nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes, aussi
avons-nous des lunettes. Les jambes sont visiblement instituées pour être chaussées, et nous avons des chausses.
Les pierres ont été formées pour être taillées, et pour en faire des châteaux, aussi monseigneur a un très beau
château ; le plus grand baron de la province doit être le mieux logé ; et, les cochons étant faits pour être mangés,
nous mangeons du porc toute l'année : par conséquent, ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise ;
il fallait dire que tout est au mieux. »
Candide écoutait attentivement, et croyait innocemment ; car il trouvait Mlle Cunégonde extrêmement belle,
quoiqu'il ne prît jamais la hardiesse de le lui dire. Il concluait qu'après le bonheur d'être né baron de Thunder-ten-
tronckh, le second degré de bonheur était d'être Mlle Cunégonde ; le troisième, de la voir tous les jours ; et le
quatrième, d'entendre maître Pangloss, le plus grand philosophe de la province, et par conséquent de toute la
terre.
Un jour, Cunégonde, en se promenant auprès du château, dans le petit bois qu'on appelait parc, vit entre des
broussailles le docteur Pangloss qui donnait une leçon de physique expérimentale à la femme de chambre de sa
mère, petite brune très jolie et très docile. Comme Mlle Cunégonde avait beaucoup de dispositions pour les
sciences, elle observa, sans souffler, les expériences réitérées dont elle fut témoin ; elle vit clairement la raison
suffisante du docteur, les effets et les causes, et s'en retourna tout agitée, toute pensive, toute remplie du désir
d'être savante, songeant qu'elle pourrait bien être la raison suffisante du jeune Candide, qui pouvait aussi être la
sienne.
Elle rencontra Candide en revenant au château, et rougit ; Candide rougit aussi ; elle lui dit bonjour d'une voix
entrecoupée, et Candide lui parla sans savoir ce qu'il disait. Le lendemain après le dîner, comme on sortait de
table, Cunégonde et Candide se trouvèrent derrière un paravent ; Cunégonde laissa tomber son mouchoir,
Candide le ramassa, elle lui prit innocemment la main, le jeune homme baisa innocemment la main de la jeune
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demoiselle avec une vivacité, une sensibilité, une grâce toute particulière ; leurs bouches se rencontrèrent, leurs
yeux s'enflammèrent, leurs genoux tremblèrent, leurs mains s'égarèrent. M. le baron de Thunder-ten-tronckh
passa auprès du paravent, et voyant cette cause et cet effet, chassa Candide du château à grands coups de pied
dans le derrière ; Cunégonde s'évanouit ; elle fut souffletée par madame la baronne dès qu'elle fut revenue à elle-
même ; et tout fut consterné dans le plus beau et le plus agréable des châteaux possibles.
CHAPITRE TROISIEME COMMENT CANDIDE SE SAUVA D'ENTRE LES BULGARES, ET CE
QU'IL DEVINT
Rien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les
hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu'il n'y en eut jamais en enfer. Les canons
renversèrent d'abord à peu près six mille hommes de chaque côté ; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des
mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante
de la mort de quelques milliers d'hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes.
Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put pendant cette boucherie héroïque.
Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum chacun dans son camp, il prit le parti d'aller
raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d'abord
un village voisin ; il était en cendres : c'était un village abare que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du
droit public. Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs
enfants à leurs mamelles sanglantes ; là des filles éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques
héros rendaient les derniers soupirs ; d'autres, à demi brûlées, criaient qu'on achevât de leur donner la mort. Des
cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupés.
Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village : il appartenait à des Bulgares, et des héros abares l'avaient
traité de même. Candide, toujours marchant sur des membres palpitants ou à travers des ruines, arriva enfin hors
du théâtre de la guerre, portant quelques petites provisions dans son bissac, et n'oubliant jamais Mlle Cunégonde.
Ses provisions lui manquèrent quand il fut en Hollande ; mais ayant entendu dire que tout le monde était riche
dans ce pays-là, et qu'on y était chrétien, il ne douta pas qu'on ne le traitât aussi bien qu'il l'avait été dans le
château de monsieur le baron avant qu'il en eût été chassé pour les beaux yeux de Mlle Cunégonde.
CHAPITRE DIX-HUITIÈME:
CE QU'ILS VIRENT DANS LE PAYS D'ELDORADO
Cacambo témoigna à son hôte toute sa curiosité ; l'hôte lui dit : « Je suis fort ignorant, et je m'en trouve
bien ; mais nous avons ici un vieillard retiré de la cour qui est le plus savant homme du royaume, et le
plus communicatif.» Aussitôt il mène Cacambo chez le vieillard.
Candide ne jouait plus que le second personnage, et accompagnait son valet. Ils entrèrent dans une maison
fort simple, car la porte n'était que d'argent, et les lambris des appartements n'étaient que d'or, mais
travaillés avec tant de goût que les plus riches lambris ne l'effaçaient pas. L'antichambre n'était à la
vérité incrustée que de rubis et d'émeraudes; mais l'ordre dans lequel tout était arrangé réparait bien
cette extrême simplicité.
Le vieillard reçut les deux étrangers sur un sofa matelassé de plumes de colibri, et leur fit présenter des
liqueurs dans des vases de diamant; après quoi il satisfit à leur curiosité en ces termes :
« Je suis âgé de cent soixante et douze ans, et j'ai appris de feu mon père, écuyer du roi, les étonnantes
révolutions du Pérou dont il avait été témoin. Le royaume où nous sommes est l'ancienne patrie des
Incas, qui en sortirent très imprudemment pour aller subjuguer une partie du monde et qui furent enfin
détruits par les Espagnols. Les princes de leur famille qui restèrent dans leur pays natal furent plus sages
; ils ordonnèrent, du consentement de la nation, qu'aucun habitant ne sortirait jamais de notre petit
royaume; et c'est ce qui nous a conservé notre innocence et notre félicité. Les Espagnols ont eu une
connaissance confuse de ce pays, ils l'ont appelé El Dorado; et un Anglais, nommé le chevalier Raleigh,
en a même approché il y a environ cent années; mais, comme nous sommes entourés de rochers
inabordables et de précipices, nous avons toujours été jusqu'à présent à l'abri de la rapacité des nations
de l'Europe, qui ont une fureur inconcevable pour les cailloux et pour la fange de notre terre, et qui, pour
en avoir, nous tueraient tous jusqu'au dernier. »
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La conversation fut longue ; elle roula sur la forme du gouvernement, sur les moeurs, sur les femmes, sur
les spectacles publics, sur les arts. Enfin Candide, qui avait toujours du goût pour la métaphysique, fit
demander par Cacambo si dans le pays il y avait une religion.
Le vieillard rougit un peu. « Comment donc ! dit-il, en pouvez-vous douter? Est-ce que vous nous prenez
pour des ingrats?» Cacambo demanda humblement quelle était la religion d'Eldorado. Le vieillard rougit
encore : «Est-ce qu'il peut y avoir deux religions? dit-il. Nous avons, je crois, la religion de tout le
monde ; nous adorons Dieu du soir jusqu'au matin. — N'adorez-vous qu'un seul Dieu? dit Cacambo, qui
servait toujours d'interprète aux doutes de Candide. — Apparemment, dit le vieillard, qu'il n'y en a ni
deux, ni trois, ni quatre. Je vous avoue que les gens de votre monde font des questions bien singulières.
» Candide ne se lassait pas de faire interroger ce bon vieillard ; il voulut savoir comment on priait Dieu
dans l'Eldorado. « Nous ne le prions point, dit le bon et respectable sage; nous n'avons rien à lui
demander, il nous a donné tout ce qu'il nous faut; nous le remercions sans cesse. » Candide eut la
curiosité de voir des prêtres ; il fit demander où ils étaient. Le bon vieillard sourit. «Mes amis, dit-il,
nous sommes tous prêtres ; le roi et tous les chefs de famille chantent des cantiques d'actions de grâces
solennellement tous les matins, et cinq ou six mille musiciens les accompagnent. — Quoi ! Vous n'avez
point de moines qui enseignent, qui disputent, qui gouvernent, qui cabalent, et qui font brûler les gens
qui ne sont pas de leur avis ? — Il faudrait que nous fussions fous, dit le vieillard; nous sommes nous
sommes tous ici du même avis, et nous n'entendons pas ce que vous voulez dire avec vos moines. »
Candide à tous ces discours demeurait en extase, et disait en lui-même : « Ceci est bien différent de la
Westphalie et du château de monsieur le baron : si notre ami Pangloss avait vu Eldorado, il n'aurait plus
dit que le château de Thunder-ten-tronckh était ce qu'il y avait de mieux sur la terre; il est certain qu'il
faut voyager. »
Après cette longue conversation, le bon vieillard fit atteler un carrosse à six moutons, et donna douze de
ses domestiques aux deux voyageurs pour les conduire à la cour. « Excusez-moi, leur dit-il, si mon âge
me prive de l'honneur de vous accompagner. Le roi vous recevra d'une manière dont vous ne serez pas
mécontents, et vous pardonnerez sans doute aux usages du pays, s'il y en a quelques-uns qui vous
déplaisent. »
Candide et Cacambo montent en carrosse ; les six moutons volaient, et en moins de quatre heures on
arriva au palais du roi, situé à un bout de la capitale. Le portail était de deux cent
vingt pieds de haut, et de cent de large ; il est impossible d'exprimer quelle en était la matière.
On voit assez quelle supériorité prodigieuse elle devait avoir sur ces cailloux et sur ce sable que nous
nommons or et pierreries.
Vingt belles filles de la garde reçurent Candide et Cacambo à la descente du carrosse, les conduisirent aux
bains, les vêtirent de robes d'un tissu de duvet de colibri; après quoi les grands officiers et les grandes
officières de la couronne les menèrent à l'appartement de Sa Majesté au milieu de deux files, chacune de
mille musiciens, selon l'usage ordinaire. Quand ils approchèrent de la salle du trône, Cacambo demanda
à un grand officier comment il fallait s'y prendre pour saluer Sa Majesté : si on se jetait à genoux ou
ventre à terre; si on mettait les mains sur la tête ou sur le derrière ; si on léchait la poussière de la salle;
en un mot, quelle était la cérémonie. «L'usage, dit le grand officier, est d'embrasser le roi et de le baiser
des deux côtés. » Candide et Cacambo sautèrent au cou de Sa Majesté, qui les reçut avec toute la grâce
imaginable, et qui les pria poliment à souper.
En attendant, on leur fit voir la ville, les édifices publics élevés jusqu'aux nues, les marchés ornés de mille
colonnes, les fontaines d'eau pure, les fontaines d'eau rose, celles de liqueurs de canne de sucre qui
coulaient continuellement dans de grandes places pavées d'une espèce de pierreries qui répandaient une
odeur semblable à celle du girofle et de la cannelle. Candide demanda à voir la cour de justice, le
parlement ; on lui dit qu'il n'y en avait point, et qu'on ne plaidait jamais. Il s'informa s'il y avait des
prisons, et on lui dit que non. Ce qui le surprit davantage, et qui lui fit le plus de plaisir, ce fut le palais
des sciences, dans lequel il vit une galerie de deux mille pas, toute pleine d'instruments de
mathématique et de physique
CHAPITRE 30 CONCLUSION
Candide, en retournant dans sa métairie, fit de profondes réflexions sur le discours du Turc. Il dit à
Pangloss et à Martin : « Ce bon vieillard me paraît s'être fait un sort bien préférable à celui des six rois
avec qui nous avons eu l'honneur de souper. -- Les grandeurs, dit Pangloss, sont fort dangereuses, selon
le rapport de tous les philosophes : car enfin Églon, roi des Moabites, fut assassiné par Aod ; Absalon
fut pendu par les cheveux et percé de trois dards ; le roi Nadab, fils de Jéroboam, fut tué par Baaza ; le
roi Éla, par Zambri ; Ochosias, par Jéhu ; Athalia, par Joïada ; les rois Joachim, Jéchonias, Sédécias,
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furent esclaves. Vous savez comment périrent Crésus, Astyage, Darius, Denys de Syracuse, Pyrrhus,
Persée, Annibal, Jugurtha, Arioviste, César, Pompée, Néron, Othon, Vitellius, Domitien, Richard II
d'Angleterre, Édouard II, Henri VI, Richard III, Marie Stuart, Charles Ier, les trois Henri de France,
l'empereur Henri IV ? Vous savez... -- Je sais aussi, dit Candide, qu'il faut cultiver notre jardin. -- Vous
avez raison, dit Pangloss : car, quand l'homme fut mis dans le jardin d'Éden, il y fut mis ut operaretur
eum, pour qu'il travaillât, ce qui prouve que l'homme n'est pas né pour le repos. -- Travaillons sans
raisonner, dit Martin ; c'est le seul moyen de rendre la vie supportable. »
Toute la petite société entra dans ce louable dessein ; chacun se mit à exercer ses talents. La petite
terre rapporta beaucoup. Cunégonde était à la vérité bien laide ; mais elle devint une excellente
pâtissière ; Paquette broda ; la vieille eut soin du linge. Il n'y eut pas jusqu'à frère Giroflée qui ne rendît
service ; il fut un très bon menuisier, et même devint honnête homme ; et Pangloss disait quelquefois à
Candide : « Tous les événements sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles ; car enfin, si
vous n'aviez pas été chassé d'un beau château à grands coups de pied dans le derrière pour l'amour de
Mlle Cunégonde, si vous n'aviez pas été mis à l'Inquisition, si vous n'aviez pas couru l'Amérique à pied,
si vous n'aviez pas donné un bon coup d'épée au baron, si vous n'aviez pas perdu tous vos moutons du
bon pays d'Eldorado, vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des pistaches. -- Cela est bien dit,
répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin. »
Documents complémentaires
article guerre
Le merveilleux de cette entreprise infernale, c’est que chaque chef des meurtriers fait bénir ses drapeaux
et invoque Dieu solennellement avant d’aller exterminer son prochain. Si un chef n’a eu que le bonheur
de faire égorger deux ou trois mille hommes, il n’en remercie point Dieu ; mais lorsqu’il y en a eu
environ dix mille d’exterminés par le feu et par le fer, et que, pour comble de grâce, quelque ville a été
détruite de fond en comble, alors on chante à quatre parties une chanson assez longue, composée dans
une langue inconnue à tous ceux qui ont combattu, et de plus toute farcie de barbarismes. La même
chanson sert pour les mariages et pour les naissances, ainsi que pour les meurtres : ce qui n’est pas
pardonnable, surtout dans la nation la plus renommée pour les chansons nouvelles. (…) .
On paye partout un certain nombre de harangueurs pour célébrer ces journées meurtrières ; les uns sont
vêtus d’un long justaucorps noir, chargé d’un manteau écourté ; les autres ont une chemise par-dessus
une robe ; quelques-uns portent deux pendants d’étoffe bigarrée par-dessus leur chemise. Tous parlent
longtemps ; ils citent ce qui s’est fait jadis en Palestine, à propos d’un combat en Vétéravie.
Le reste de l’année, ces gens-là déclament contre les vices. Ils prouvent en trois points et par antithèses
que les dames qui étendent légèrement un peu de carmin sur leurs joues fraîches seront l’objet éternel
des vengeances éternelles de l’Éternel ; que Polyeucte et Athalie sont les ouvrages du démon ; qu’un
homme qui fait servir sur sa table pour deux cents écus de marée un jour de carême fait
immanquablement son salut, et qu’un pauvre homme qui mange pour deux sous et demi de mouton va
pour jamais à tous les diables.
(…)
Misérables médecins des âmes, vous criez pendant cinq quarts d’heure sur quelques piqûres d’épingle,
et vous ne dites rien sur la maladie qui nous déchire en mille morceaux ! Philosophes moralistes, brûlez
tous vos livres. Tant que le caprice de quelques hommes fera loyalement égorger des milliers de nos
frères, la partie du genre humain consacrée à l’héroïsme sera ce qu’il y a de plus alfreux dans la nature
entière.
Que deviennent et que m’importent l’humanité, la bienfaisance, la modestie, la tempérance, la douceur,
la sagesse, la piété, tandis qu’une demi-livre de plomb tirée de six cents pas me fracasse le corps, et que
je meurs à vingt ans dans des tourments inexprimables, au milieu de cinq ou six mille mourants, tandis
que mes yeux, qui s’ouvrent pour la dernière fois, voient la ville où je suis né détruite par le fer et par la
flamme, et que les derniers sons qu’entendent mes oreilles sont les cris des femmes et des enfants
expirants sous des ruines, le tout pour les prétendus intérêts d’un homme que nous ne connaissons pas ?
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L’énigme Gustave doré
Peinte en 18711,
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Genres et formes de l'argumentation 5
Corpus :
TEXTE 1 « Le Cyclope » - Euripide (Vème siècle avant notre ère).
TEXTE 2 « Essais » - chapitre XXX « D'un enfant monstrueux » -Michel de Montaigne [1533-
1592]
TEXTE 3 « La Belle et la Bête » (1757) J.- M. Leprince de Beaumont
TEXTE 4 : « L'Homme qui rit » - II,1 (1869) - Victor Hugo
TEXTE 5 Rhinocéros, Acte II, deuxième tableau (1960) - Eugène Ionesco.Documents
complémentaire ES
*« Pensées » de Pascal (1662)
**« The Elephant Man » de David Lynch (1980)
TEXTE 1 « Le Cyclope » - Euripide
De retour de Troie, Ulysse et ses compagnons ont abordé l'île des cyclopes, géants cannibales qui
vivent dans des grottes. Ils ont été faits prisonniers par l'horrible Polyphème.
ULYSSE (prenant l'attitude du suppliant). Pour nous, noble fils du dieu marin, nous te supplions avec
le langage d'hommes libres. N'aie pas le cœur de tuer des gens venus en amis à ton antre, et de faire
d'eux, pour ta mâchoire, une abominable pâture ! C'est nous, Seigneur, qui de ton père avons défendu
les temples, pour les lui garder jusqu'au fin fond de la Grèce. Intact, il demeure, le havre saint du
Ténare, comme les retraites du Cap Malée ; à Sounion, il est sauf, le roc veiné d'argent et de la divine
Athéna, comme les refuges de Géreste. La Grèce, nous ne l'avons pas intolérable opprobre ! ̶ livrée à
des Phrygiens ! A ces biens, toi aussi tu as part, car elle est grecque, la terre dont tu habites les
profondeurs, au pied de l'Etna, ce roc qui distille le feu. (Le cyclope secoue la tête.)C'est aussi une loi
pour les mortels, si de mes raisons tu fais fi, d'accueillir les suppliants que la mer a ruinés, de leur faire
des dons d'hospitalité, de les secourir en vêtements, et de leur empaler les membres sur des broches à
bœufs pour en emplir ta panse et ta mâchoire. C'est assez que les vides de la terre de Priam a fait en
Grèce, de tous les morts tombés sous la lance dont elle a bu le sang, des épouses sans mari, des vieilles
sans enfants et des pères chenus qu'elle a anéantis. Ceux qui restent encore, si tu les brûles ensemble
pour consommer un amer festin, où se tournera-t-on ? Crois-moi donc, Cyclope. Oublie le frénétique
désir de ta mâchoire, et à l'impiété préfère la piété : car ils sont nombreux, ceux dont le châtiment paya
de gains pervers.
[...]
LE CYCLOPE (A Ulysse). La richesse, petit homme, voilà le dieu des sages. Le reste ? jactance et
belles paroles. Pour les caps marins où réside mon père, grand bien leur fasse ! Pourquoi avoir mis de
tels propos en avant ? La foudre de Zeus ne me fait pas peur, étranger, dont j'ignore en quoi Zeus est
supérieur à moi. Du reste, je n'ai cure, et comment je n'en ai cure, écoute. La terre, par force, qu'elle le
veuille ou s'y refuse, enfante l'herbe qui engraisse mes bêtes. Je ne les immole à personne qu'à moi ̶
non aux dieux ̶ et à la plus grande des divinités (avec un geste), ce ventre que voici. Car boire et
manger au jour le jour, voilà Zeus pour les gens de sens, et ne pas se faire de chagrin. Quant à ceux qui
ont établi des lois pour enjoliver la vie humaine, qu'ils aillent se faire pendre ! A bien traiter ma
personne, je ne renoncerai pas, moi ̶ ni à t'avaler, toi. En guise de dons d'hospitalité tu recevras ̶ je veux
être sans reproche ̶ du feu et de bronze hérité de mon père : mis à bouillir, il enveloppera comme il faut
tes chairs dépecées.
« Le Cyclope » - Euripide - [Vème siècle avant notre ère]
TEXTE 2. MONTAIGNE
« Essais » - chapitre XXX « D'un enfant monstrueux »
Je vis avant hier un enfant que deux hommes et une nourrisse, qui se disoient estre le pere, l'oncle, et
la tante, conduisoient, pour tirer quelque soul de le monstrer, à cause de son estrangeté. Il estoit en tout
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le reste d'une forme commune, et se soustenoit sur ses pieds, marchoit et gasouilloit, environ comme
les autres de mesme aage : il n'avoit encore voulu prendre autre nourriture, que du tetin de sa nourrisse
: et ce qu'on essaya en ma presence de luy mettre en la bouche, il le maschoit un peu, et le rendoit sans
avaller : ses cris sembloient bien avoir quelque chose de particulier : il estoit aagé de quatorze mois
justement. Au dessoubs de ses tetins, il estoit pris et collé à un autre enfant, sans teste, et qui avoit le
conduit du dos estouppé, le reste entier : car il avoit bien l'un bras plus court, mais il luy avoit esté
rompu par accident, à leur naissance : ils estoyent joints face à face, et comme si un plus petit enfant
en vouloit accoler un plus grandelet. La joincture et l'espace par où ils se tenoient n'estoit que de
quatre doigts, ou environ, en maniere, que si vous retroussiez cet enfant imparfaict, vous voyiez au
dessoubs le nombril de l'autre : ainsi la cousture se faisoit entre les tetins et son nombril. Le nombril de
l'imparfaict ne se pouvoit voir, mais ouy bien tout le reste de son ventre. Voyla comme ce qui n'estoit
pas attaché, comme bras, fessier, cuisses et jambes, de cet imparfaict, demouroient pendants et
branslans sur l'autre, et luy pouvoit aller sa longueur jusques à my jambe. La nourrice nous adjoustoit,
qu'il urinoit par tous les deux endroicts : aussi estoient les membres de cet autre nourris, et vivans, et
en mesme poinct que les siens, sauf qu'ils estoient plus petits et menus.
[...]
Ce que nous appellons monstres, ne le sont pas à Dieu, qui voit en l'immensité de son ouvrage,
l'infinité des formes, qu'il y a comprinses. Et est à croire, que cette figure qui nous estonne, se rapporte
et tient, à quelque autre figure de mesme genre, incognu à l'homme. De sa toute sagesse, il ne part rien
que bon, et commun, et reglé : mais nous n'en voyons pas l'assortiment et la relation.
Quod crebro videt, non miratur, etiam si, cur fiat nescit. Quod ante non vidit, id, si evenerit, ostentum
esse censet
Nous appellons contre nature, ce qui advient contre la coustume. Rien n'est que selon elle, quel qu'il
soit. Que cette raison universelle et naturelle, chasse de nous l'erreur et l'estonnement que la nouvelleté
nous apporte.
TEXTE 3 - Jeanne Marie Leprince de Beaumont, La Belle et la Bête (1757). Après avoir
découvert le visage monstrueux de la Bête, la Belle engage la discussion avec cet être repoussant.
Le soir, comme elle allait se mettre à table, elle entendit le bruit que faisait la Bête, et ne put
s'empêcher de frémir.
« La Belle, lui dit ce monstre, voulez-vous bien que je vous voie souper ?
- Vous êtes le maître, répondit la Belle, en tremblant.
- Non, répondit la Bête, il n'y a ici de maîtresse que vous. Vous n'avez qu'à me dire de m'en aller, si je
vous ennuie ; je sortirai tout de suite. Dites-moi, n'est-ce pas que vous me trouvez bien laid ?
- Cela est vrai, dit la Belle, car je ne sais pas mentir, mais je crois que vous êtes fort bon.
- Vous avez raison, dit le monstre, mais, outre que je suis laid, je n'ai point d'esprit : je sais bien que je
ne suis qu'une bête.
- On n'est pas bête, reprit la Belle, quand on croit n'avoir point d'esprit : un sot n'a jamais su cela.
- Mangez donc, la Belle, lui dit le monstre, et tâchez de ne vous point ennuyer dans votre maison ; car
tout ceci est à vous ; et j'aurais du chagrin, si vous n'étiez pas contente.
- Vous avez bien de la bonté, dit la Belle. Je vous avoue que je suis bien contente de votre cœur ;
quand j'y pense, vous ne me paraissez plus si laid.
- Oh dame, oui, répondit la Bête, j'ai le cœur bon, mais je suis un monstre.
- Il y a bien des hommes qui sont plus monstres que vous, dit la Belle, et je vous aime mieux avec
votre figure, que ceux qui avec la figure d'hommes, cachent un cœur faux, corrompu, ingrat.
- Si j'avais de l'esprit, reprit la Bête, je vous ferais un grand compliment pour vous remercier, mais je
suis un stupide ; et tout ce que je puis vous dire, c'est que je vous suis bien obligé. »
La Belle soupa de bon appétit. Elle n'avait presque plus peur du monstre; mais elle manqua mourir de
frayeur, lorsqu'il lui dit : « La Belle, voulez-vous être ma femme ? » Elle fut quelque temps sans
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répondre ; elle avait peur d'exciter la colère du monstre en le refusant elle lui dit pourtant en tremblant
: « Non, la Bête. »
Dans le moment, ce pauvre monstre voulut soupirer, et il fit un sifflement si épouvantable, que tout le
palais en retentit : mais Belle fut bientôt rassurée ; car la Bête lui ayant dit tristement, « adieu la Belle
», sortit de la chambre, en se retournant de temps en temps pour la regarder encore. Belle se voyant
seule, sentit une grande compassion pour cette pauvre Bête : « Hélas, disait-elle, c'est bien dommage
qu'elle soit si laide, elle est si bonne ! »
Jeanne-Marie Leprince de Beaumont [1711-1780]
TEXTE 4 - «L'homme qui rit » - Victor Hugo - 1869
C'est en riant que Gwynplaine faisait rire. Et pourtant il ne riait pas. Sa face riait, sa pensée non.
L'espèce de visage inouï que le hasard ou une industrie bizarrement spéciale lui avait façonné, riait
tout seul. Gwynplaine ne s'en mêlait pas. Le dehors ne dépendait pas du dedans. Ce rire qu'il n'avait
point mis sur son front, sur ses joues, sur ses sourcils, sur sa bouche, il ne pouvait l'en ôter. On lui
avait à jamais appliqué le rire sur le visage. C'était un rire automatique, et d'autant plus irrésistible qu'il
était pétrifié. Personne ne se dérobait à ce rictus. Deux convulsions de la bouche sont communicatives,
le rire et le bâillement. Par la vertu de la mystérieuse opération probablement subie par Gwynplaine
enfant, toutes les parties de son visage contribuaient à ce rictus, toute sa physionomie y aboutissait,
comme une roue se concentre sur le moyeu ; toutes ses émotions, quelles qu'elles fussent,
augmentaient cette étrange figure de joie, disons mieux, l'aggravaient. Un étonnement qu'il aurait eu,
une souffrance qu'il aurait ressentie, une colère qui lui serait survenue, une pitié qu'il aurait éprouvée,
n'eussent fait qu'accroître cette hilarité des muscles ; s'il eût pleuré, il eût ri ; et, quoi que fît
Gwynplaine, quoi qu'il voulût, quoi qu'il pensât, dès qu'il levait la tête, la foule, si la foule était là,
avait devant les yeux cette apparition, l'éclat de rire foudroyant. Qu'on se figure une tête de Méduse
gaie.
[...]
La nature avait été prodigue de ses bienfaits envers Gwynplaine. Elle lui avait donné une bouche
s'ouvrant jusqu'aux oreilles, des oreilles se repliant jusque sur les yeux, un nez informe fait pour
l'oscillation des lunettes de grimacier, et un visage qu'on ne pouvait regarder sans rire. Nous venons de
le dire, la nature avait comblé Gwynplaine de ses dons. Mais était-ce la nature ?
Ne l'avait-on pas aidée ? Deux yeux pareils à des jours de souffrance, un hiatus pour bouche, une
protubérance camuse avec deux trous qui étaient les narines, pour face un écrasement, et tout cela
ayant pour résultat le rire, il est certain que la nature ne produit pas toute seule de tels chefs-d'œuvre.
Seulement, le rire est-il synonyme de la joie ? [...]
Selon toute apparence, d'industrieux manieurs d'enfants avaient travaillé à cette figure. Il semblait
évident qu'une science mystérieuse, probablement occulte, qui était à la chirurgie ce que l'alchimie est
à la chimie, avait ciselé cette chair, à coup sûr dans le très bas âge, et créé, avec préméditation, ce
visage. Cette science, habile aux sections, aux obtusions et aux ligatures, avait fendu la bouche,
débridé les lèvres, dénudé les gencives, distendu les oreilles, décloisonné les cartilages, désordonné les
sourcils et les joues, élargi le muscle zygomatique, estompé les coutures et les cicatrices, ramené la
peau sur les lésions tout en maintenant la face à l'état béant, et de cette sculpture puissante et profonde
était sorti ce masque, Gwynplaine. On ne naît pas ainsi. [...]
Gwynplaine, beau de corps, avait probablement été beau de figure. En naissant, il avait dû être un
enfant comme un autre. On avait conservé le corps intact et seulement retouché la face. Gwynplaine
avait été fait exprès. C'était là du moins la vraisemblance. On lui avait laissé les dents. Les dents sont
nécessaires au rire. La tête de mort les garde.
Victor Hugo, « L'homme qui rit » (roman) - Livre II, 2, 1 - 1869
Texte 5 Eugène IONESCO, Rhinocéros, Acte II, deuxième tableau (1960).
Un phénomène curieux alimente les conversations d'une petite ville de province : un rhinocéros a
traversé la rue principale. Progressivement, la population s'habitue à voir des rhinocéros
31
déambuler jusqu'à ce qu'une épidémie se déclare : la « rhinocérite » qui provoque la métamorphose
des humains en rhinocéros. Dans l'extrait qui suit, Bérenger rejette l'idée de perdre son identité
humaine.
JEAN. – [...] Après tout, les rhinocéros sont des créatures comme nous, qui ont droit à la vie au même
titre que nous !
BÉRENGER. - À condition qu'elles ne détruisent pas la nôtre. Vous rendez-vous compte de la
différence de mentalité ?
JEAN, allant et venant dans la pièce, entrant dans la salle de bains, et sortant. - Pensez-vous que la
nôtre soit préférable ?
BÉRENGER. - Tout de même, nous avons notre morale à nous, que je juge incompatible avec celle de
ces animaux.
JEAN. - La morale! Parlons-en de la morale, j'en ai assez de la morale, elle est belle la morale ! Il faut
dépasser la morale.
BÉRENGER. - Que mettriez-vous à la place ?
JEAN, même jeu. - La nature !
BÉRENGER. - La nature ?
JEAN, même jeu.- La nature a ses lois. La morale est antinaturelle.
BÉRENGER. - Si je comprends, vous voulez remplacer la loi morale par la loi de la jungle!
JEAN. - J'y vivrai, j'y vivrai.
BÉRENGER. - Cela se dit. Mais dans le fond, personne...
JEAN, l'interrompant, et allant et venant. - Il faut reconstituer les fondements de notre vie. Il faut
retourner à l'intégrité primordiale.
BÉRENGER. - Je ne suis pas du tout d'accord avec vous.
JEAN, soufflant bruyamment.- Je veux respirer.
BÉRENGER. - Réfléchissez, voyons, vous vous rendez bien compte que nous avons une philosophie
que ces animaux n'ont pas, un système de valeurs irremplaçable. Des siècles de civilisation humaine
l'ont bâti ! ...
JEAN, toujours dans la salle de bains. - Démolissons tout cela, on s'en portera mieux.
BÉRENGER. - Je ne vous prends pas au sérieux. Vous plaisantez, vous faites de la poésie.
JEAN. - Brrr...
(Il barrit presque.)
BÉRENGER. - Je ne savais pas que vous étiez poète.
JEAN, (Il sort de la salle de bains.) - Brrr...
(Il barrit de nouveau.)
BÉRENGER. - Je vous connais trop bien pour croire que c'est là votre pensée profonde. Car, vous le
savez aussi bien que moi, l'homme...
JEAN, l'interrompant. - L'homme... Ne prononcez plus ce mot !
BÉRENGER. - Je veux dire l'être humain, l'humanisme...
JEAN. - L'humanisme est périmé! Vous êtes un vieux sentimental ridicule.
[...]
BÉRENGER. - Je suis étonné de vous entendre dire cela, mon cher Jean! Perdez-vous la tête ? Enfin,
aimeriez-vous être rhinocéros ?
JEAN. - Pourquoi pas ! Je n'ai pas vos préjugés.
BÉRENGER. - Parlez plus distinctement. Je ne comprends pas. Vous articulez mal.
JEAN, toujours de la salle de bains. - Ouvrez vos oreilles !
BÉRENGER. - Comment ?
JEAN. - Ouvrez vos oreilles. J'ai dit, pourquoi ne pas être un rhinocéros ? J'aime les changements.
BÉRENGER. - De telles affirmations venant de votre part... (Bérenger s'interrompt, car Jean fait une
apparition effrayante. En effet, Jean est devenu tout à fait vert. La bosse de son front est presque
devenue une corne de rhinocéros.) Oh! vous semblez vraiment perdre la tête (Jean se précipite vers
son lit, jette les couvertures par terre, prononce des paroles furieuses et incompréhensibles, fait
entendre des sons inouïs.) Mais ne soyez pas si furieux, calmez-vous ! Je ne vous reconnais plus.
JEAN, à peine distinctement. – Chaud... trop chaud. Démolir tout cela, vêtements, ça gratte,
vêtements, ça gratte.
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Documents complémentaires
Textes complémentaires
*« Pensées » de Pascal (1662)
« Il est dangereux de trop faire voir à l'homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa
grandeur. Il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus
dangereux de lui laisser ignorer l'un et l'autre. Mais il est très avantageux de lui représenter l'un et
l'autre.
Il ne faut pas que l'homme croie qu'il est égal aux bêtes, ni aux anges, ni qu'il ignore l'un et l'autre,
mais qu'il sache l'un et l'autre. L'homme n'est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire
l'ange fait la bête.
S'il se vante, je l'abaisse ; s'il s'abaisse, je le vante ; et le contredis toujours, jusqu'à ce qu'il comprenne
qu'il est un monstre incompréhensible.
Que l'homme maintenant s'estime à son prix. Qu'il s'aime, car il y a en lui une nature capable du bien ;
mais qu'il n'aime pas pour cela les bassesses qui y sont. »
Pascal, Pensées
« The Elephant Man » de David Lynch (1980)
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Objet d'étude : La Question de l'Homme dans les genres de
l'argumentation du XVIème à nos jours
Texte 1
1 Montaigne, Les Essais, Livre III, « des coches », chapitre VI. « Notre monde vient d'en
trouver un autre ... »
Notre monde vient d'en trouver un autre (et qui nous garantit que c'est le dernier de ses frères,
puisque les Démons, les Sibylles et nous, avons ignoré celui-ci jusqu'à cette heure ?) non moins
grand, plein et fourni de membres que lui, toutefois si nouveau et si enfant qu'on lui apprend
encore son a, b, c ; il n'y a pas cinquante ans qu'il ne savait ni lettre, ni poids, ni mesure, ni
vêtements, ni céréales, ni vignes. Il était encore tout nu dans le giron de sa mère nourricière et ne
vivait que par les moyens qu'elle lui fournissait. Si nous concluons bien quand nous disons que
nous sommes à la fin de notre monde, et si ce poète fait de même au sujet de la jeunesse de son
siècle, cet autre monde ne fera qu'entrer dans la lumière quand le nôtre en sortira. L'univers
tombera en paralysie ; l'un des deux membres sera perclus, l'autre en pleine vigueur. Nous aurons
très fortement hâté, je le crains, son déclin et sa ruine par notre contagion et nous lui aurons fait
payer bien cher nos idées et nos techniques. C'était un monde enfant ; pourtant nous ne l'avons
pas fouetté et soumis à notre enseignement en nous servant de l'avantage de notre valeur et de nos
forces naturelles ; nous ne l'avons pas non plus séduit par notre justice et notre bonté, ni subjugué
par notre magnanimité. La plupart de leurs réponses et des négociations faites avec eux
témoignent qu'ils ne nous devaient rien en clarté d'esprit naturelle et pertinence. La merveilleuse
magnificence des villes de Cuzco et de Mexico, et, entre plusieurs choses pareilles, le jardin de
ce roi, où tous les arbres, les fruits et toutes les herbes, selon l'ordre et grandeur qu'ils ont en un
jardin, étaient excellemment façonnés en or, comme, dans son cabinet, tous les animaux qui
naissaient dans son État et dans ses mers ; et la beauté de leurs ouvrages en pierreries, en plume,
en coton, dans la peinture, montrent qu'ils ne nous étaient pas non plus inférieurs en habileté.
Mais, quant à la dévolution, l'observance des lois, la bonté, la libéralité, la loyauté, la franchise, il
nous a bien servi de n'en avoir pas autant qu'eux ; ils se sont perdus par cet avantage, et vendus et
trahis eux-mêmes. […] Au rebours, nous nous sommes servis de leur ignorance et inexpérience à
les plier plus facilement vers la trahison, luxure, cupidité et vers toute sorte d'inhumanité et de
cruauté, à l'exemple et sur le modèle de nos mœurs. Qui mit jamais à tel prix le service du
commerce et du trafic ? Tant de villes rasées, tant de nations exterminées, tant de millions de
peuples passés au fil de l'épée, et la plus riche et la plus belle partie du monde bouleversée pour
la négociation des perles et du poivre ! Mécaniques victoires ! Jamais l'ambition, jamais les
inimités publiques ne poussèrent les hommes les uns contre les autres à des hostilités aussi
horribles et à d'aussi misérables calamités.
Michel Ey quem de Montaigne, Essais (III, 6), « Des Coches ».
2- Voltaire. Essai sur les mœurs (1756)
Qui sont les sauvages ?
Texte emblématique de la philosophie des Lumières, L’Essai sur les mœurs et l’esprit des
nations (1756) est une œuvre que Voltaire remaniera jusqu’à sa mort. Se proposant d’expliquer
le monde, les hommes, leur histoire et leur culture à la lumière de la raison, l’auteur y aborde
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l’histoire européenne depuis Charlemagne jusqu’à Louis XIII, sans oublier celle des colonies et
de l’Orient.
Entendez-vous par sauvages des rustres vivant dans des cabanes avec leurs femelles et quelques
animaux, exposés sans cesse à toute l’intempérie des saisons ; ne connaissant que la terre qui les
nourrit, et le marché où ils vont quelquefois vendre leurs denrées pour y acheter quelques
habillements grossiers ; parlant un jargon qu’on n’entend pas dans les villes ; ayant peu d’idées,
et par conséquent peu d’expressions ; soumis, sans qu’ils sachent pourquoi, à un homme de
plume, auquel ils portent tous les ans la moitié de ce qu’ils ont gagné à la sueur de leur front ; se
rassemblant, certains jours, dans une espèce de grange pour célébrer des cérémonies où ils ne
comprennent rien, écoutant un homme vêtu autrement qu’eux et qu’ils n’entendent point ;
quittant quelquefois leur chaumière lorsqu’on bat le tambour, et s’en- gageant à s’aller faire tuer
dans une terre étrangère, et à tuer leurs semblables, pour le quart de ce qu’ils peuvent gagner
chez eux en travaillant ? Il y a de ces sauvages-là dans toute l’Europe. Il faut convenir surtout
que les peuples du Canada et les Cafres, qu’il nous a plu d’appeler sauvages, sont infiniment
supérieurs aux nôtres. Le Huron, l’Algonquin, l’Illinois, le Cafre, le Hottentot, ont l’art de
fabriquer eux-mêmes tout ce dont ils ont besoin, et cet art manque à nos rustres. Les peuplades
d’Amérique et d’Afrique sont libres, et nos sauvages n’ont pas même d’idée de la liberté.
Les prétendus sauvages d’Amérique sont des souverains qui reçoivent des ambassadeurs de nos
colonies transplantées auprès de leur territoire, par l’avarice et par la légèreté. Ils connaissent
l’honneur, dont jamais nos sauvages d’Europe n’ont entendu parler. Ils ont une patrie, ils
l’aiment, ils la défendent ; ils font des traités ; ils se battent avec courage, et parlent souvent
avec une énergie héroïque. Y a-t-il une plus belle réponse, dans les Grands Hommes de
Plutarque, que celle de ce chef de Canadiens à qui une nation européenne proposait de lui céder
son patrimoine ? « Nous sommes nés sur cette terre, nos pères y sont ensevelis ; dirons-nous aux
ossements de nos pères : Levez-vous, et venez avec nous dans une terre étrangère ? »
Ces Canadiens étaient des Spartiates, en comparaison de nos rustres qui végètent dans nos
villages, et des sybarites qui s’énervent dans nos villes
VOLTAIRE, Essai sur les mœurs, « Des sauvages », 1756
3- Diderot. Supplément au voyage de Bougainville (1772)
En 1771, Bougainville fit connaître au publie son voyage autour du monde. L'année suivante,
Diderot écrivit un Supplément au voyage de Bougainville, dans lequel il s'interroge sur la
colonisation, l'esclavage, la liberté.
« Qui es-tu donc, pour faire des esclaves... »
Puis s'adressant à Bougainville, il ajouta : "Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte
promptement ton vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu
ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté
d'effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle
distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu as partagé ce
privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues
folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous
vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes
libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n'es ni un
dieu, ni un démon : qui es-tu donc, pour faire des esclaves ? 0rou ! toi qui entends la langue de
ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l'as dit à moi-même, ce qu'ils ont écrit sur cette
lame de métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le
pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu'il gravât sur une de vos pierres ou
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sur l'écorce d'un de vos arbres : Ce pays est aux habitants de Tahiti, qu'en penserais-tu ? Tu es le
plus fort ! Et qu'est-ce que cela fait ? Lorsqu'on t'a enlevé une des méprisables bagatelles dont
ton bâtiment est rempli, tu t'es récrié, tu t'es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond
de ton cœur le vol de toute une contrée ! Tu n'es pas esclave : tu souffrirais plutôt la mort que de
l'être, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et
mourir ? Celui dont tu veux t'emparer comme de la brute, le Tahitien est ton frère.
Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu'il n'ait pas sur toi ? Tu es venu ;
nous sommes-nous jetés sur ta personne ? avons-nous pillé ton vaisseau ? t'avons-nous saisi et
exposé aux flèches de nos ennemis ? t'avons-nous associé dans nos champs au travail de nos
animaux ? Nous avons respecté notre image en toi. Laisse nous nos mœurs ; elles sont plus
sages et plus honnêtes que les tiennes ; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre
ignorance, contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le
possédons.
Sommes-nous dignes de mépris, parce que nous n'avons pas su nous faire des besoins
superflus ? Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nous avons froid,
nous avons de quai nous vêtir. Tu es entré dans nos cabaties, qu'y manque-t-il, à ton avis ?
Poursuis jusqu'où tu voudras ce que tu appelles commodités de la vie ; mais permets à des êtres
sensés de s'arrêter, lorsqu'ils n'auraient à obtenir, de la continuité de leurs pénibles efforts, titre
des biens imaginaires. Si tu nous persuades de franchir l'étroite limite du besoin, quand finirons-
nous de travailler ? Quand jouirons-nous ? Nous avons rendu la somme de nos fatigues
annuelles et journalières la moindre qu'il était possible, parce que rien ne nous paraît préférable
au repos. Va dans ta contrée t'agiter, te tourmenter tant que tu voudras ; laisse-nous reposer : ne
nous entête là de tes besoins factices, ni de tes vertus chimériques.Chapitre II (Extrait).
4- Tournier. Vendredi ou les limbes du Pacifique (1967)
Sur le miroir mouillé de la lagune, je vois Vendredi venir à moi, de son pas calme et régulier, et
le désert de ciel et d’eau est si vaste autour de lui que plus rien ne donne l'échelle, de telle sorte
que c’est peut-être un Vendredi de trois pouces placé à portée de ma main qui est là, ou au
contraire un géant de six toises distant d’un demi-mille... Le voici. Saurai-je jamais marcher
avec une aussi naturelle majesté ? Puis-je écrire sans ridicule qu’il semble drapé dans sa nudité
? Il va, portant sa chair avec une ostentation souveraine, se portant en avant comme un
ostensoir de chair. Beauté évidente, brutale, qui paraît faire le néant autour d’elle.Il quitte la
lagune et s’approche de moi, assis sur la plage. Aussitôt qu’il a commencé à fouler le sable
semé de coquillages concassés, dès qu’il est passé entre cette touffe d’algues mauves et
ce rocher, réintégrant ainsi un paysage familier, sa beauté change de registre : elle devient
grâce. Il me sourit et fait un geste vers le ciel — comme certains anges sur des peintures
religieuses — pour me signaler sans doute qu’une brise sud- ouest chasse les nuées accumulées
depuis plusieurs jours et va restaurer pour longtemps la royauté absolue du soleil. Il esquisse un
pas de danse qui fait chanter l’équilibre des pleins et des déliés de son corps. Arrivé près de moi,
il ne dit rien, taciturne compagnon. Il se retourne et regarde la lagune où il marchait tout à
l’heure. Son âme flotte parmi les brumes qui enveloppent la fin d’un jour incertain, laissant son
corps planté dans le sable sur ses jambes écarquillées. Assis près de lui, j’observe cette partie de
la jambe située derrière le genou — et qui est exa-tement le jarret — sa pâleur nacrée, le H
majuscule qui s’y dessine. Gonflée et pulpeuse quand la jambe est tendue, cette gorge de chair
se creuse et s’attendrit lorsqu’elle fléchit. J’applique mes mains sur ses genoux. Je fais de mes
mains deux genouillères attentives à éprouver leur forme et à recueillir leur vie. Le genou par sa
dureté, sa sécheresse — qui contraste avec la tendresse de la cuisse et du jarret — est la clé de
voûte de l’édifice charnel qu’il porte en vivant équilibre jusqu’au ciel. Il n’est pas de
frémissement, d’impulsion, d’hésitation qui ne partent de ces tièdes et mouvants galets, et qui
n’y reviennent. Pendant plusieurs secondes, mes mains ont connu que l’immobilité de mon
compagnon n’était pas celle d’une pierre, ni d’une souche, mais tout au contraire la résultante
instable, sans cesse compromise et recréée de tout un jeu d’actions et de réactions de tous ses
muscles.
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5 Levy Strauss
Lors d'une expédition au Brésil, en 1938, l'ethnologue Claude Lévi-Strauss a partagé la vie
quotidienne d'un peuple indien, les Nambikwara.
« Pour moi, qui les ai connus à une époque où les maladies introduites par l'homme blanc les
avaient déjà décimés, mais où – depuis des tentatives toujours humaines de Rondon(28) – nul
n'avait entrepris de les soumettre, je voudrais oublier cette description navrante(29) et ne rien
conserver dans la mémoire, que ce tableau repris de mes carnets de notes où je le griffonnai une
nuit à la lueur de ma lampe de poche : « Dans la savane obscure, les feux de campement brillent.
Autour du foyer, seule protection contre le froid qui descend, derrière le frêle paravent de
palmes et de branchages hâtivement planté dans le sol du côté d'où on redoute le vent ou la
pluie ; auprès des hottes emplies des pauvres objets qui constituent toute une richesse terrestre ;
couchés à même la terre qui s'étend alentour, hantée par d'autres bandes également hostiles et
craintives, les époux, étroitement enlacés, se perçoivent comme étant l'un pour l'autre le soutien,
le réconfort, l'unique secours contre les difficultés quotidiennes et la mélancolie rêveuse qui, de
temps à autre, envahit l'âme nambikwara. Le visiteur qui, pour la première fois, campe dans la
brousse avec les Indiens, se sent pris d'angoisse et de pitié devant le spectacle de cette humanité
si totalement démunie ; écrasée, semble-t-il, contre le sol d'une terre hostile par quelque
implacable cataclysme ; nue, grelottante auprès des feux vacillants. Il circule à tâtons parmi les
broussailles, évitant de heurter une main, un bras, un torse, dont on devine les chauds reflets à la
lueur des feux. Mais cette misère est animée de chuchotements et de rires. Les couples
s'étreignent comme dans la nostalgie d'une unité perdue ; les caresses ne s'interrompent pas au
passage de l'étranger. On devine chez tous une immense gentillesse, une profonde insouciance,
une naïve et charmante satisfaction animale, et, rassemblant ces sentiments divers, quelque
chose comme l'expression la plus émouvante et la plus véridique de la tendresse humaine. » »
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, 1955
Documents complémentaires
affiches vers 1910
affiche quai Branly 2012
37
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La question de l’homme seconde 2
(4 Textes + 2docs complémentaires)
Texte 1
« Dans ce moment on heurta si fort à la porte, que la Barbe bleue s’arrêta tout court : on ouvrit, et aussitôt
on vit entrer deux Cavaliers, qui mettant l’épée à la main, coururent droit à la Barbe bleue. Il reconnut
que c’était les frères de sa femme, l’un Dragon et l’autre Mousquetaire, de sorte qu’il s’enfuit aussitôt
pour se sauver ; mais les deux frères le poursuivirent de si près, qu’ils l’attrapèrent avant qu’il pût gagner
le perron. Ils lui passèrent leur épée au travers du corps, et le laissèrent mort. La pauvre femme était
presque aussi morte que son Mari, et n’avait pas la force de se lever pour embrasser ses Frères. Il se
trouva que la Barbe bleue n’avait point d’héritiers, et qu’ainsi sa femme demeura maîtresse de tous ses
biens. Elle en employa une grande partie à marier sa sœur Anne avec un jeune Gentilhomme, dont elle
était aimée depuis longtemps ; une autre partie à acheter des Charges de Capitaine à ses deux frères ; et
le reste à se marier elle-même à un fort honnête homme, qui lui fit oublier le mauvais temps qu’elle avait
passé avec la Barbe bleue.
MORALITÉ
La curiosité malgré tous ses attraits, coûte souvent bien des regrets ;
On en voit tous les jours mille exemples paraître.
C’est, n’en déplaise au sexe, un plaisir bien léger ;
Dès qu’on le prend il cesse d’être,
Et toujours il coûte trop cher.
AUTRE MORALITÉ
Pour peu qu’on ait l’esprit sensé,
Et que du Monde on sache le grimoire,
On voit bientôt que cette histoire est un conte du temps passé ;
Il n’est plus d’Époux si terrible,
Ni qui demande impossible,
Fût-il malcontent et jaloux.
Près de sa femme on le voit filer doux ;
Et de quelque couleur que sa barbe puisse être,
On a peine à juger qui des deux est le maître. »
Charles Perrault, « La Barbe bleue », Histoires ou contes du temps passé (1697)
TEXTE 2 "Le petit Poucet, étant donc chargé de toutes les richesses de l'Ogre, s'en revint au logis de son père,
où il fut reçu avec bien de la joie. Il y a bien des gens qui ne demeurent pas d'accord de cette dernière
circonstance, et qui prétendent que le petit Poucet n'a jamais fait ce vol à l'Ogre; qu'à la vérité il n'avait
pas fait conscience de lui prendre ses bottes de sept lieues, parce qu'il ne s'en servait que pour courir
après les petits enfants. Ces gens-là assurent le savoir de bonne part, et même pour avoir bu et mangé
dans la maison du bûcheron.
Ils assurent que lorsque le petit Poucet eut chaussé les bottes de l'Ogre, il s'en alla à la cour, où il savait
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qu'on était fort en peine d'une armée qui était à deux cents lieues de là, et du succès d'une bataille
qu'on avait donnée. Il alla, disent-ils, trouver le roi et lui dit que, s'il le souhaitait il lui rapporterait des
nouvelles de l'armée avant la fin du jour. Le roi lui promit une grosse somme d'argent s'il en venait à
bout.
Le petit Poucet rapporta des nouvelles, dès le soir même; et cette première course l'ayant fait
connaître, il gagnait tout ce qu'il voulait; car le roi le payait parfaitement bien pour porter ses ordres à
l'armée ; et une infinité de demoiselles lui donnaient tout ce qu'il voulait, pour avoir des nouvelles de
leurs fiancés et ce fut là son plus grand gain.
Il se trouvait quelques femmes qui le chargeaient de lettres pour leurs maris; mais elles le payaient si
mal, et cela allait à si peu de chose qu'il ne daignait mettre en ligne de compte ce qu'il gagnait de ce
côté-là. Après avoir fait pendant quelque temps le métier de courrier, et y avoir amassé beaucoup de
biens, il revint chez son père, où il n'est pas possible d'imaginer la joie qu'on eut de le revoir. Il mit
toute sa famille à son aise. Il acheta des offices de nouvelle création pour son père et pour ses frères ;
et par là il les établit tous, et fit parfaitement bien sa cour en même temps.
MORALITE
On ne s'afflige point d'avoir beaucoup d'enfants,
Quand ils sont tous beaux, bien faits et bien grands,
Et d'un extérieur qui brille;
Mais si l'un d'eux est faible, ou ne dit mot,
On le méprise, on le raille, on le pille :
Quelquefois, cependant, c'est ce petit marmot
Qui fera le bonheur de toute la famille."
Charles Perrault, « Le petit poucet », Histoires ou contes du temps passé (1697)
TEXTE 3
"Le Petit Chaperon rouge tira la chevillette, et la porte s’ouvrit.
Le Loup, la voyant entrer, lui dit en se cachant dans le lit sous la couverture : Mets la galette et le petit
pot de beurre sur la huche, et viens te coucher avec moi. Le Petit Chaperon rouge se déshabille, et va se
mettre dans le lit, où elle fut bien étonnée de voir comment sa Mère-grand était faite en son déshabillé.
Elle lui dit : Ma mère-grand, que vous avez de grands bras ? C’est pour mieux t’embrasser, ma fille.
Ma mère-grand, que vous avez de grandes jambes ? C’est pour mieux courir, mon enfant. Ma mère-
grand, que vous avez de grandes oreilles ? C’est pour mieux écouter, mon enfant. Ma mère-grand, que
vous avez de grands yeux ? C’est pour mieux voir, mon enfant. Ma mèregrand, que vous avez de grandes
dents. C’est pour te manger. Et en disant ces mots, ce
méchant Loup se jeta sur le Petit Chaperon rouge, et la mangea.
MORALITÉ
On voit ici que de jeunes enfants,
Surtout de jeunes filles
Belles, bien faites, et gentilles,
Font très mal d’écouter toute sorte de gens,
Et que ce n’est pas chose étrange,
40
S’il en est tant que le Loup mange.
Je dis le Loup, car tous les Loups
Ne sont pas de la même sorte ;
Il en est d’une humeur accorte,
Sans bruit, sans fiel et sans courroux,
Qui privés, complaisants et doux,
Suivent les jeunes Demoiselles
Jusque dans les maisons, jusque dans les ruelles ;
Mais hélas ! qui ne sait que ces Loups doucereux,
De tous les Loups sont les plus dangereux."
Charles Perrault, « Le petit chaperon rouge » Histoires ou contes du temps passé (1697)
TEXTE 4
"Alors elle se souvint de sa grand-mère et se remit bien vite en chemin pour arriver chez elle. La porte
ouverte et cela l’étonna. Mais quand elle fut dans la chambre, tout lui parut de plus en plus bizarre et
elle se dit : “ Mon dieu, comme tout est étrange aujourd’hui ! D’habitude, je suis si heureuse quand je
suis chez grand-mère ! ” Elle salua pourtant : - Bonjour, grand-mère !
Mais comme personne ne répondait, elle s’avança jusqu’au lit et écarta les rideaux.
La grand-mère y était couchée, avec son bonnet qui lui cachait presque toute la figure, et elle avait l’air
si étrange.
- Comme tu as de grandes oreilles, grand-mère !
- C’est pour mieux t’entendre.
- Comme tu as de gros yeux, grand-mère !
- C’est pour mieux te voir, répondit-elle.
- Comme tu as de grandes mains !
- C’est pour mieux te prendre, répondit-elle.
- Oh ! grand-mère, quelle grande bouche et quelles terribles dents tu as !
- C’est pour mieux te manger, dit le loup, qui fit un bond hors du lit et avala le pauvre Petit Chaperon
rouge d’un seul coup.
Sa voracité satisfaite, le loup retourna se coucher dans le lit et s’endormit bientôt, ronflant de plus en
plus fort. Le chasseur, qui passait devant la maison l’entendit et pensa : “ Qu’a donc la vieille femme à
ronfler si fort ? Il faut que tu entres et que tu voies si elle a quelque chose qui ne va pas. ” Il entra donc
et, s’approchant du lit, vit le loup qui dormait là.
- C’est ici que je te trouve, vieille canaille ! dit le chasseur. Il y a un moment que je te cherche...
Et il allait épauler son fusil, quand, tout à coup, l’idée lui vint que le loup avait peut-être mangé la grand-
mère et qu’il pouvait être encore temps de la sauver. Il posa son fusil, prit des ciseaux et se mit à tailler
le ventre du loup endormi. Au deuxième ou au troisième coup de ciseaux, il vit le rouge chaperon qui
luisait. Deux ou trois coups de ciseaux encore, et la fillette sortait du loup en s’écriant :
- Ah ! comme j’ai eu peur ! Comme il faisait noir dans le ventre du loup !
Et bientôt après, sortait aussi la vieille grand-mère, mais c’était à peine si elle pouvait encore respirer.
Le Petit Chaperon rouge se hâta de chercher de grosses pierres, qu’ils fourrèrent dans le ventre du loup.
Quand celui-ci se réveilla, il voulut bondir, mais les pierres pesaient si lourd qu’il s’affala et resta mort
sur le coup. Tous les trois étaient bien contents : le chasseur prit la peau du loup et rentra chez lui ; la
grand-mère mangea la galette et but le vin que le Petit Chaperon rouge lui avait apportés, se retrouvant
41
bientôt à son aise. Mais pour ce qui est du Petit Chaperon elle se jura : “ Jamais plus de ta vie tu ne
quitteras le chemin pour courir dans les bois, quand ta mère te l’a défendu. ”
Les frères Grimm, Le petit chaperon rouge (1812)
Docs complémentaires :
Doc 1 :
Affiche du film de Jacques Demy Peau d'âne, 1970
Doc 2 :
« Pendant longtemps, tout fut simple. Pour se faire peur, il y avait les contes de Perrault, des frères
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Grimm, d'Andersen et d'autres. Des récits fondés sur des contes populaires dont l'origine se perd dans
la nuit des temps, et dont les thèmes et les personnages - sorcières, fées, enfants perdus, ogres et loups
affamés, méchants rois et princesses à marier - se retrouvent plus ou moins dans le monde entier. Une
universalité qui signifie pour les psychanalystes que ces récits mobilisent des processus inconscients
communs à tous les peuples, faits de pulsions, d'angoisses et de fantasmes. Fantasmes de "dévoration" (Le Petit Chaperon rouge), de castration (Hänsel et Gretel), d'abandon
(Cendrillon, Le Petit Poucet)... "L'enfant est traversé par des angoisses, par des émotions et
sentiments violents (la peur, la colère, la haine) qu'il ne sait pas encore maîtriser. Les contes lui
permettent de s'identifier à des héros qui ont les mêmes problèmes et auxquels ils trouvent des
solutions, puisque la fin est toujours heureuse", notait Bruno Bettelheim dans sa célèbre Psychanalyse
des contes de fées. Si la peur d'être dévoré prend l'apparence d'une sorcière, "il est facile de s'en
débarrasser en la faisant rôtir dans un four", écrivait-il. Ainsi l'aspect effrayant des contes permet non seulement aux enfants de s'évader pour leur plaisir, mais
aussi d'atténuer leurs problèmes psychologiques personnels. D'où l'intérêt que leur témoignent
psychologues et éducateurs, nombreux à faire de ces récits des outils thérapeutiques et pédagogiques. Mais que devient l'enfant lecteur ordinaire, à l'heure où les contes traditionnels perdent de leur impact
? Comment apprivoise-t-il ses peurs, de quelle manière développe-t-il son imaginaire ? A plonger dans
le foisonnement actuel de la littérature enfantine, on se rend compte que les récits de nos grands-
parents ont laissé place à des contes modernes tout aussi merveilleux, tout aussi inquiétants. Et que
leur public en redemande, comme en témoigne le phénoménal succès de Harry Potter ou du Seigneur
des anneaux, ou encore celui de la collection Chair de poule, forte de quelque 80 titres, aux éditions
Bayard. Sur ce plan, rien n'a donc changé : les enfants adorent toujours avoir peur "pour de faux", et continuent
de trouver dans la lecture matière à assouvir cette délicieuse sensation. Mais les adultes, eux, sont
souvent plus hésitants. Comme s'ils ne savaient plus ce qu'il convient de proposer à leur jeunesse en
matière d'évasion. Comme s'ils avaient peur "pour de vrai". "Chez les éditeurs comme chez les médias, il y a actuellement une tendance à édulcorer, à adoucir les
récits", constate Abbi Patrix. Codirecteur de la Maison du conte de Chevilly-Larue (Val-de-Marne), où
il anime une équipe de jeunes conteurs, ce colporteur de parole en est pourtant convaincu : "Les
enfants ont un vrai besoin d'être en lien avec leur peur intérieure et avec le monde de la mort que
véhiculent tous les contes." Dans une société que la mort, précisément, dérange de plus en plus, et qui cherche à l'oublier en la
cachant, il est normal que les parents hésitent à offrir à leurs enfants des récits sombres ou morbides.
Mais ils n'ont pas forcément raison. "Plus les adultes prennent conscience que les enfants sont des
êtres sensibles, susceptibles d'être marqués toute leur vie par des événements survenus dans leurs
premières années, plus ils ont tendance à refouler vis-à-vis d'eux ce qui a trait au sexuel et à
l'angoisse", précise la psychanalyste Sophie de Mijolla-Mellor. Selon elle, c'est toutefois "une erreur
de penser qu'il faut les préserver des livres et des spectacles qui font peur".
S'interrogeant sur ce qu'elle appelle "l'angoisse de fiction", Mme de Mijolla-Mellor remarque que
celle-ci constitue "l'issue sublimatoire d'une autre angoisse, bien réelle celle-là, et permet du même
coup d'en transformer le désagrément en plaisir". Se plonger dans l'effroi d'une bonne histoire peut
donc avoir une réelle utilité. Mais, dans ce domaine où l'imaginaire est roi, aucune prescription n'est
possible. "C'est l'enfant qui sait et doit savoir ce qui lui plaît ou non", précise la psychanalyste. C'est
pourquoi "le vrai livre" est celui qu'il aura le sentiment d'avoir découvert seul. Celui avec lequel il
conservera un rapport singulier, "fait de ses propres fantasmes un instant découverts sous l'alibi du
récit".
Catherine Vincent, Du bienfait des contes qui font frissonner, « article » Le Monde (2006)
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La poésie du XIXème au XXème siècle : du romantisme au surréalisme
classe de seconde 1.
Vénus anadyomène
Comme d'un cercueil vert en fer blanc, une tête
De femme à cheveux bruns fortement pommadés
D'une vieille baignoire émerge, lente et bête,
Avec des déficits assez mal ravaudés ;
Puis le col gras et gris, les larges omoplates
Qui saillent ; le dos court qui rentre et qui ressort ;
Puis les rondeurs des reins semblent prendre l'essor ;
La graisse sous la peau paraît en feuilles plates ;
L'échine est un peu rouge, et le tout sent un goût
Horrible étrangement ; on remarque surtout
Des singularités qu'il faut voir à la loupe...
Les reins portent deux mots gravés : Clara Venus ;
- Et tout ce corps remue et tend sa large croupe
Belle hideusement d'un ulcère à l'anus.
Arthur Rimbaud - Cahiers de Douai – 1870
Un hémisphère dans une chevelure
Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l'odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage,
comme un homme altéré dans l'eau d'une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir
odorant, pour secouer des souvenirs dans l'air.
Si tu pouvais savoir tout ce que je vois! tout ce que je sens! tout ce que j'entends dans tes cheveux !
Mon âme voyage sur le parfum comme l'âme des autres hommes sur la musique.
Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et de mâtures; ils contiennent de grandes
mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, où l'espace est plus bleu et plus
profond, où l'atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine.
Dans l'océan de ta chevelure, j'entrevois un port fourmillant de chants mélancoliques, d'hommes
vigoureux de toutes nations et de navires de toutes formes découpant leurs architectures fines et
compliquées sur un ciel immense où se prélasse l'éternelle chaleur.
Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs des longues heures passées sur un
divan, dans la chambre d'un beau navire, bercées par le roulis imperceptible du port, entre les pots de
fleurs et les gargoulettes rafraîchissantes.
Dans l'ardent foyer de ta chevelure, je respire l'odeur du tabac mêlé à l'opium et au sucre; dans la
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nuit de ta chevelure, je vois resplendir l'infini de l'azur tropical; sur les rivages duvetés de ta chevelure
je m'enivre des odeurs combinées du goudron, du musc et de l'huile de coco.
Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveux
élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs.
Charles Baudelaire - Le Spleen de Paris
La Courbe de tes yeux
La courbe de tes yeux fait le tour de mon coeur,
Un rond de danse et de douceur,
Auréole du temps, berceau nocturne et sûr,
Et si je ne sais plus tout ce que j'ai vécu
C'est que tes yeux ne m'ont pas toujours vu.
Feuilles de jour et mousse de rosée,
Roseaux du vent, sourires parfumés,
Ailes couvrant le monde de lumière,
Bateaux chargés du ciel et de la mer,
Chasseurs des bruits et sources des couleurs,
Parfums éclos d'une couvée d'aurores
Qui gît toujours sur la paille des astres,
Comme le jour dépend de l'innocence
Le monde entier dépend de tes yeux purs
Et tout mon sang coule dans leurs regards.
Paul ELUARD, Capitale de la douleur, (1926)
Femme noire
Femme nue, femme noire
Vétue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté
J'ai grandi à ton ombre; la douceur de tes mains bandait mes yeux
Et voilà qu'au cœur de l'Eté et de Midi,
Je te découvre, Terre promise, du haut d'un haut col calciné
Et ta beauté me foudroie en plein cœur, comme l'éclair d'un aigle
Femme nue, femme obscure
Fruit mûr à la chair ferme, sombres extases du vin noir, bouche qui fais lyrique ma bouche
Savane aux horizons purs, savane qui frémis aux caresses ferventes du Vent d'Est
Tamtam sculpté, tamtam tendu qui gronde sous les doigts du vainqueur
Ta voix grave de contralto est le chant spirituel de l'Aimée
Femme noire, femme obscure
Huile que ne ride nul souffle, huile calme aux flancs de l'athlète, aux flancs des princes du Mali
Gazelle aux attaches célestes, les perles sont étoiles sur la nuit de ta peau.
Délices des jeux de l'Esprit, les reflets de l'or ronge ta peau qui se moire
A l'ombre de ta chevelure, s'éclaire mon angoisse aux soleils prochains de tes yeux.
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Femme nue, femme noire
Je chante ta beauté qui passe, forme que je fixe dans l'Eternel
Avant que le destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir les racines de la vie.
Léopold Sédar Senghor, Chants d'ombre
Texte :
Si tu t'imagines
si tu t'imagines
fillette fillette
si tu t'imagines
xa va xa va xa
va durer toujours
la saison des za
la saison des za
saison des amours
ce que tu te goures
fillette fillette
ce que tu te goures
Si tu crois petite
si tu crois ah ah
que ton teint de rose
ta taille de guêpe
tes mignons biceps
tes ongles d'émail
ta cuisse de nymphe
et ton pied léger
si tu crois petite
xa va xa va xa va
va durer toujours
ce que tu te goures
fillette fillette
ce que tu te goures
les beaux jours s'en vont
les beaux jours de fête
soleils et planètes
tournent tous en rond
mais toi ma petite
tu marches tout droit
vers sque tu vois pas
très sournois s'approchent
la ride véloce
la pesante graisse
le menton triplé
le muscle avachi
allons cueille cueille
les roses les roses
roses de la vie
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et que leurs pétales
soient la mer étale
de tous les bonheurs
allons cueille cueille
si tu le fais pas
ce que tu te goures
fillette fillette
ce que tu te goures
Raymond Queneau, L'instant fatal
boticelli la naissance de Venus
Olympia Manet 1863
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Classe de seconde : La poésie du XIXème au XXème siècle 2
: du romantisme au surréalisme
Pour mieux connaître Desnos, courte biographie.
http://www.espacefrancais.com/robert-desnos/
Poèmes extraits de Corps et Biens Robert Desnos 1930
J'AI TANT RÊVÉ DE TOI
J'ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité.
Est-il encore temps d'atteindre ce corps vivant et de baiser sur cette bouche la naissance de la voix qui
m'est chère?
J'ai tant rêvé de toi que mes bras habitués en étreignant ton ombre à se croiser sur ma poitrine ne se
plieraient pas au contour de ton corps, peut-être.
Et que, devant l'apparence réelle de ce qui me hante et me gouverne depuis des jours et des années je
deviendrais une ombre sans doute,
Ô balances sentimentales.
J'ai tant rêvé de toi qu'il n'est plus temps sans doute que je m’éveille. Je dors debout, le corps exposé à
toutes les apparences de la vie et de l'amour et toi la seule qui compte aujourd'hui pour moi, je pourrais
moins toucher ton front et tes lèvres que les premières lèvres et le premier front venu.
J'ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, couché avec ton fantôme qu'il ne me reste plus peut-être, et
pourtant, qu’à être fantôme parmi les fantômes et plus ombre cent fois que l'ombre qui se promène et
se promènera allègrement sur le cadran solaire de ta vie.
NON L'AMOUR N'EST PAS MORT
Non l'amour n'est pas mort en ce cœur et ces yeux et cette bouche qui proclamait ses funérailles
commencées.
Écoutez, j'en ai assez du pittoresque et des couleurs et du charme.
J'aime l'amour, sa tendresse et sa cruauté.
Mon amour n'a qu'un seul nom, qu'une seule forme.
Tout passe. Des bouches se collent à cette bouche.
Mon amour n'a qu'un nom, qu'une forme. Et si quelque jour tu t'en souviens
Ô toi, forme et nom de mon amour,
Un jour sur la mer entre l'Amérique et l'Europe,
A l'heure où le rayon final du soleil se réverbère sur la surface ondulée des vagues, ou bien une nuit
d'orage sous un arbre dans la campagne ou dans une rapide automobile,
Un matin de printemps boulevard Malesherbes,
Un jour de pluie,
A l'aube avant de te coucher,
Dis-toi, je l'ordonne à ton fantôme familier, que je fus seul à t'aimer davantage et qu'il est dommage
que tu ne l'aies pas connu.
'Dis-toi qu'il ne faut pas regretter les choses: Ronsard avant moi et Baudelaire ont chanté le regret des
vieilles et des mortes qui méprisèrent le plus pur amour.
Toi quand tu seras morte
Tu seras belle et toujours désirable.
Je serai mort déjà, enclos tout entier en ton corps immortel, en ton image étonnante présente à jamais
parmi les merveilles perpétuelles de la vie et de l’éternité, mais si je vis
Ta voix et son accent, ton regard et ses rayons,
L'odeur de toi et celle de tes cheveux et beaucoup d'autres choses encore vivront en moi,
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En moi qui ne suis ni Ronsard ni Baudelaire,
Moi qui suis Robert Desnos et qui pour t'avoir connue et aimée,
Les vaux bien;
Moi qui suis Robert Desnos, pour t'aimer
Et qui ne yeux pas attacher d'autre réputation à ma mémoire sur la terre méprisable. .
LA VOIX DE ROBERT DESNOS
Si semblable à la fleur et au courant d'air au cours d'eau aux ombres passagères
au sourire entrevu ce fameux soir à minuit
si semblable à tout au bonheur et à la tristesse
c'est le minuit passé dressant son torse nu au-dessus des beffrois et des peupliers
j'appelle à moi ceux-là perdus dans les campagnes
les vieux cadavres les jeunes chênes coupes .
les lambeaux d’étoffe pourrissant sur la terre et le linge séchant aux alentours des fermes
j'appelle à moi les tornades et les ouragans les tempêtes les typhons les cyclones
les raz de marée
les tremblements de terre
j'appelle à moi la fumée des volcans et celle des cigarettes
les ronds de fumée des cigares de luxe j'appelle à moi les amours et les amoureux
j'appelle à moi les vivants et les morts
j'appelle les fossoyeurs j'appelle les assassins
j'appelle les bourreaux j'appelle les pilotes les maçons et les architectes
les assassins
j'appelle la chair
j'appelle celle que j'aime
j'appelle celle que j'aime
j'appelle celle que j'aime
le minuit triomphant déploie ses ailes de satin et se pose sur mon lit
les beffrois et les peupliers se plient à mon désir ceux-là s'écroulent ceux-là s'affaissent
les perdus dans la campagne se retrouvent en me trouvant
les vieux cadavres ressuscitent à ma voix
les jeunes chênes coupés se couvrent de verdure
les lambeaux d'étoffe pourrissent dans la terre et sur la terre claquent à ma voix comme l'étendard de la
révolte le linge séchant aux alentours des fermes habille d'adorables femmes que je n'adore pas qui
viennent à moi obéissent à ma voix et m'adorent
les tornades tournent dans ma bouche
les ouragans rougissent s'il est possible mes lèvres les tempêtes grondent à mes pieds
les typhons s'il est possible me dépeignent je reçois les baisers d'ivresse des cyclones
les raz de marée viennent mourir à mes pieds
les tremblements de terre ne m'ébranlent pas mais font
tout crouler à mon ordre
la fumée des volcans me vêt de ses vapeurs et celle des cigarettes me parfume
et les ronds de fumée des cigares me couronnent
les amours et l'amour si longtemps poursuivis se réfugient en moi
les amoureux écoutent ma voix
les vivants et les morts se soumettent et me saluent les premiers froidement les seconds familièrement
les fossoyeurs abandonnent les tombes à peine creusées et déclarent que moi seul puis commander
leurs nocturnes travaux
les assassins me saluent
les bourreaux invoquent la révolution invoquent ma voix
invoquent mon nom
les pilotes se guident sur mes yeux
les maçons ont le vertige en m'écoutant
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les architectes partent pour le désert
les assassins me bénissent
la chair palpite à mon appel
celle que j'aime ne m'écoute pas
celle que j'aime ne m'entend pas
celle que j'aime ne me répond pas
XXIV. DE LA ROSE DE MARBRE À LA ROSE DE FER
La rose de marbre immense et blanche était seule sur la place déserte où les ombres se prolongeaient à
l'infini. Et la rose de marbre seule sous le soleil et les étoiles était reine de la solitude. Et sans parfum
la rose de marbre sur sa tige rigide au sommet du piédestal de granit ruisselait de tous les flots du ciel.
La lune s'arrêtait pensive en son cœur glacial et les déesses des jardins les déesses de marbre à ses
pétales venaient éprouver leurs seins froids.
La rose de verre résonnait à tous les bruits du littoral. Il n'était pas un sanglot de vague brisée qui ne la
fit vibrer. Autour de sa tige fragile et de son cœur transparent des arcs-en-ciel tournaient avec les
astres. La pluie glissait en boules délicates sur ses feuilles que parfois le vent faisait gémir à l'effroi
des ruisseaux et des vers luisants.
La rose de charbon était un phénix nègre que la poudre transformait en rose de feu. Mais sans cesse
issue des corridors ténébreux de la mine où les mineurs la recueillaient avec respect pour la transporter
au jour dans sa gangue d'anthracite la rose de charbon veillait aux portes du désert.
La rose de papier buvard saignait parfois au crépuscule quand le soir à son pied venait s'agenouiller.
La rose de buvard gardienne de tous les secrets et mauvaise conseillère saignait un sang plus épais que
l'écume de mer et qui n'était pas le sien.
La rose de nuages apparaissait sur les villes maudites à l'heure des éruptions de volcans à l'heure des
incendies à l'heure des émeutes et au-dessus de Paris quand la commune y mêla les veines irisées du
pétrole et l'odeur de la poudre elle fut belle belle au 21 janvier belle au mois d' oçtobre dans le vent
froid des steppes belle en 1905 à l'heure des miracles à l'heure de l'amour.
La rose de bois présidait aux gibets. Elle fleurissait au plus haut de la guillotine puis dormait dans la
mousse à l'ombre immense des champignons.
La rose de fer avait été battue durant des siècles par des forgerons d'éclairs. Chacune de ses feuilles
était grande comme un ciel inconnu. Au moindre choc elle rendait le bruit du tonnerre. Mais qu'elle
était douce aux amoureuses désespérées la rose de fer.
La rose de marbre la rose de verre la rose de charbon la rose de papier buvard la rose de nuages la rose
de bois la rose de fer refleuriront toujours mais aujourd'hui elles sont effeuillées sur ton tapis.
Qui es-tu? toi qui écrases sous tes pieds nus les débris fugitifs de la rose de marbre de la rose de verre
de la rose de charbon de la rose de papier buvard de la rose de nuages de la rose de bois de la rose de
fer.
Documents complémentaires
A L'image surréaliste (extrait du Manifeste du surréalisme, 1924)
[ ... ] Pierre Reverdy, écrivait :
L'image est une création pure de l'esprit. Elle ne peut naître d'une comparaison mais du
rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités
rapprochées seront lointains et justes, plus l'image sera forte - plus elle aura de puissance émotive et
de réalité poétique ... etc.
[ ... ]
Il en va des images surréalistes comme de ces images de l'opium que l'homme n'évoque plus, mais qui
50
« s'offrent à lui, spontanément, despotiquement. Il ne peut pas les congédier; car la volonté n'a plus de
force et ne gouverne plus les facultés»( Baudelaire) Reste à savoir si l'on a jamais « évoqué» les
images. Si l'on s'en tient, comme je le fais, à la définition de Reverdy, il ne semble pas possible de
rapprocher volontairement ce qu'il appelle « deux réalités distantes ». Le rapprochement se fait ou ne
se fait pas, voilà tout. Je nie, pour ma part, de la façon la plus formelle, que chez Reverdy des images
telles que:
Dans le ruisseau il y a une chanson qui coule
ou:
Le jour s'est déplié comme une nappe blanche
ou:
Le monde rentre dans un sac
offrent le moindre degré de préméditation. Il est faux, selon moi, de prétendre que « l'esprit a saisi les
rapports» des deux réalités en présence. Il n'a, pour commencer, rien saisi consciemment. C'est du
rapprochement en quelque sorte fortuit des deux termes qu'a jailli une lumière particulière, lumière de
l'image, à laquelle nous nous montrons infiniment sensibles. La valeur de l'image dépend de la beauté
de l'étincelle obtenue; elle est, par conséquent, fonction de la différence de potentiel entre les deux
conducteurs. [ ... ] L'atmosphère surréaliste créée par l'écriture mécanique, que j'ai tenu à mettre à la
portée de tous, se prête particulièrement à la production des plus belles images. [ ... ] Les types
innombrables d'images surréalistes appelleraient une classification que, pour aujourd'hui, je ne me
propose pas de tenter. Les grouper selon leurs affinités particulières m'entraînerait trop loin; je veux
tenir compte, essentiellement, de leur commune vertu. Pour moi, la plus forte est celle qui présente le
degré d'arbitraire le plus élevé, je ne le cache pas; celle qu'on met le plus longtemps à traduire en
langage pratique, soit qu'elle recèle une dose énorme de contradiction apparente, soit que l'un de ses
termes en soit curieusement dérobé, soit que s'annonçant sensationnelle, elle ait l'air de se dénouer
faiblement (qu'elle ferme brusquement l'angle de son compas), soit qu'elle tire d'elle-même une
justification formelle dérisoire, soit qu'elle soit d'ordre hallucinatoire, soit qu'elle prête très
naturellement à l'abstrait le masque du concret, ou inversement, soit qu'elle implique la négation de
quelque propriété physique élémentaire, soit qu'elle déchaîne le rire. En voici, dans l'ordre, quelques
exemples:
Le rubis du Champagne. Lautréamont.
Beau comme la loi de l'arrêt du développement de la poitrine chez les adultes dont la propension à la
croissance n'est pas en rapport avec la quantité de molécules que leur organisme s'assimile.
Lautréamont.
Une église se dressait éclatante comme une cloche. Philippe Soupault.
Dans le sommeil de Rrose Sélavy il y a un nain sorti d'un puits qui vient manger son pain la nuit.
Robert Desnos.
Sur le pont la rosée à tête de chatte se berçait. André Breton.
Un peu à gauche, dans mon firmament deviné, j'aperçois - mais sans doute n'est-ce qu'une vapeur de
sang et de meurtre - le brillant dépoli des perturbations de la liberté. Louis Aragon.
Dans la forêt incendiée,
Les lions étaient frais. Roger Vitrac.
La couleur des bas d'une femme n'est pas forcément à l'image de ses yeux, ce qui a fait dire à un
philosophe qu'il est inutile de nommer: « Les céphalopodes ont plus de raisons que les quadrupèdes
de haïr le progrès. » Max Morise.
B L'Union libre , André Breton, in Clair de Terre, 1931
Ma femme à la chevelure de feu de bois
Aux pensées d'éclairs de chaleur
A la taille de sablier
Ma femme à la taille de loutre entre les dents du tigre
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Ma femme à la bouche de cocarde et de bouquet d'étoiles de dernière grandeur
Aux dents d'empreintes de souris blanche sur la terre blanche
A la langue d'ambre et de verre frottés
Ma femme à la langue d'hostie poignardée
A la langue de poupée qui ouvre et ferme les yeux
A la langue de pierre incroyable
Ma femme aux cils de bâtons d'écriture d'enfant
Aux sourcils de bord de nid d'hirondelle
Ma femme aux tempes d'ardoise de toit de serre
Et de buée aux vitres
Ma femme aux épaules de champagne
Et de fontaine à têtes de dauphins sous la glace
Ma femme aux poignets d'allumettes
Ma femme aux doigts de hasard et d'as de coeur
Aux doigts de foin coupé
Ma femme aux aisselles de martre et de fênes
De nuit de la Saint-Jean
De troène et de nid de scalares
Aux bras d'écume de mer et d'écluse
Et de mélange du blé et du moulin
Ma femme aux jambes de fusée
Aux mouvements d'horlogerie et de désespoir
Ma femme aux mollets de moelle de sureau
Ma femme aux pieds d'initiales
Aux pieds de trousseaux de clés aux pieds de calfats qui boivent [ ... ]
C Man Ray, Le Violon d'Ingres, 1924
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La tragédie et la comédie au XVIIe siècle : le classicisme. TEXTE 1 : Plaute, Amphitryon (187avJC), acte 1, scène 1, traduction d’Henri Clouart, 1971
Mercure
Oses-tu dire encore que tu es Sosie, quand c'est moi qui le suis?
Sosie
Je suis perdu !
Mercure
Tu n'y es pas encore : ce sera bien autre chose. A qui appartiens-tu maintenant?
Sosie
A toi, puisque ton poing t'a mis en possession de ma personne. O Thébains! Citoyens! à l'aide!
Mercure
Tu cries, bourreau? Parle : pourquoi viens-tu?
Sosie
Pour être la victime de tes poings.
Mercure
A qui appartiens-tu?
Sosie
A Amphitryon, te dis-je, moi, Sosie.
Mercure
Je t'assommerai pour mentir ainsi. C'est moi qui suis Sosie; ce n'est pas toi. […]
Sosie
Ce que tu voudras, comme tu voudras; tu es le plus fort des poings. Mais tu auras beau faire; par
Hercule! Je ne me renierai pas.
Mercure
Je veux être mort si tu m'empêches aujourd'hui d'être Sosie.
Sosie
Et toi, par Pollux, tu ne m'empêcheras pas d'être moi, et d'appartenir à mon maître. Il n'y a pas ici
d'autre esclave nommé Sosie que moi, qui ai suivi Amphitryon à l'armée.
Mercure
Cet homme est fou.
Sosie
Tu me gratifies de ton propre mal. Quoi, maudit animal! Est-ce que je ne suis pas Sosie, l'esclave
d'Amphitryon? Notre vaisseau ne m'a-t-il pas conduit ici, cette nuit, du port Persique? Mon maître
ne m'a-t-il pas envoyé ici? N'est-ce pas moi que voilà debout devant notre maison? N'ai-je pas une
lanterne à la main?
Texte 2 : Molière, AMPHITRYON, Acte 2, scène 1
(…)
AMPHITRYON
On t'a battu?
SOSIE
Vraiment.
53
AMPHITRYON
Et qui?
SOSIE
Moi.
AMPHITRYON
Toi, te battre?
SOSIE
Oui, moi: non pas le moi d'ici,
Mais le moi du logis, qui frappe comme quatre.
AMPHITRYON
Te confonde le Ciel de me parler ainsi!
SOSIE
Ce ne sont point des badinages.
Le moi que j'ai trouvé tantôt
Sur le moi qui vous parle a de grands avantages:
Il a le bras fort, le cœur haut;
J'en ai reçu des témoignages,
Et ce diable de moi m'a rossé comme il faut;
C'est un drôle qui fait des rages.
AMPHITRYON
Achevons. As-tu vu ma femme?
SOSIE
Non.
AMPHITRYON
Pourquoi?
SOSIE
Par une raison assez forte.
AMPHITRYON
Qui t'a fait y manquer, maraud? explique-toi.
SOSIE
Faut-il le répéter vingt fois de même sorte?
Moi, vous dis-je, ce moi plus robuste que moi,
Ce moi qui s'est de force emparé de la porte,
Ce moi qui m'a fait filer doux,
Ce moi qui le seul moi veut être,
Ce moi de moi-même jaloux,
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Ce moi vaillant, dont le courroux
Au moi poltron s'est fait connaître,
Enfin ce moi qui suis chez nous,
Ce moi qui s'est montré mon maître,
Ce moi qui m'a roué de coups.
AMPHITRYON
Il faut que ce matin, à force de trop boire,
Il se soit troublé le cerveau.
(…)
Texte 3 : Jean Giraudoux, Amphitryon 38, Acte 2, scène 2 (1938)
JUPITER : Tu n'as jamais désiré être déesse, ou presque déesse ? ALCMÈNE : Certes non. Pourquoi
faire ? JUPITER : Pour être honorée et révérée de tous. ALCMÈNE : Je le suis comme simple femme, c'est
plus méritoire. JUPITER : Pour être d'une chair plus légère, pour marcher sur les airs, sur les
eaux. ALCMÈNE : C'est ce que fait toute épouse, alourdie d'un bon mari. JUPITER : Pour comprendre les
raisons des choses, des autres mondes. ALCMÈNE : Les voisins ne m'ont jamais intéressée. JUPITER : Alors,
pour être immortelle ! ALCMÈNE : Immortelle ? À quoi bon ? À quoi cela sert-il ? JUPITER : Comment, à
quoi ! Mais à ne pas mourir ! ALCMÈNE : Et que ferai-je, si je ne meurs pas ? JUPITER : Tu vivras
éternellement, chère Alcmène, changée en astre ; tu scintilleras dans la nuit jusqu'à la fin du
monde. ALCMÈNE : Qui aura lieu ? JUPITER : Jamais. ALCMÈNE : Charmante soirée ! Et toi, que feras-
tu ? JUPITER : Ombre sans voix, fondue dans les brumes de l'enfer, je me réjouirai de penser que mon épouse
flamboie là-haut, dans l'air sec. ALCMÈNE : Tu préfères d'habitude les plaisirs mieux partagés… Non, chéri,
que les dieux ne comptent pas sur moi pour cet office… L'air de la nuit ne vaut d'ailleurs rien à mon teint de
blonde… Ce que je serais crevassée, au fond de l'éternité ! JUPITER : Mais que tu seras froide et vaine, au fond
de la mort ! ALCMÈNE : Je ne crains pas la mort. C'est l'enjeu de la vie. Puisque ton Jupiter, à tort ou à raison,
a créé la mort sur la terre, je me solidarise avec mon astre. Je sens trop mes fibres continuer celles des autres
hommes, des animaux, même des plantes, pour ne pas suivre leur sort. Ne me parle pas de ne pas mourir tant
qu'il n'y aura pas un légume immortel. Devenir immortel, c'est trahir, pour un humain. D'ailleurs, si je pense au
grand repos que donnera la mort à toutes nos petites fatigues, à nos ennuis de second ordre, je lui suis
reconnaissante de sa plénitude, de son abondance même… S'être impatienté soixante ans pour des vêtements mal
teints, des repas mal réussis, et avoir enfin la mort, la constante, l'étalé mort, c'est une récompense hors de toute
proportion… Pourquoi me regardes-tu soudain de cet air respectueux ? JUPITER : C'est que tu es le premier
être vraiment humain que je rencontre.
Texte complémentaire
Amphitryon à la Comédie Française
Que croire ? Que dire ? La nouvelle mise en scène de l’Amphitryon de Molière à la Comédie Française
nous emporte au cœur de l’illusion théâtrale dont les dieux sont maîtres. Maquillage, costumes,
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travestissement des manières d’être (grâce à des comédiens faussaires particulièrement experts), tout
concourt à brouiller la vérité et effacer les traces des identités.
Le moi s’égare dans ce jeu de miroir. Pour séduire Alcmène, récemment mariée à Amphitryon, Jupiter,
roi des dieux, s’invite dans le lit de la belle sous les traits de son cher mari parti à la guerre. Il associe à
la manœuvre son fils, le dévoué Mercure, qui, lui, prend l’apparence du valet, Sosie. Un mécanisme de
faux-semblants se met en place sur la scène et s’avère vite infernal.
Dans le prologue de son Amphitryon antique, Plaute l’avait annoncé : il s’agit d’une tragi-comédie. Le
caprice des grands qui veulent se divertir peut avoir un effet dévastateur sur les petits. Molière
s’empare de cette dualité entre mensonge et vérité, et fait cohabiter malentendus cocasses et angoisse
existentielle. C’est là que l’on peut applaudir la mise en scène de Jacques Vincey, qui mêle à merveille
le burlesque et le tragique dans cette problématique du double, en s’interrogeant sur les limites de la
réalité. Usurpation, flottement identitaire, le malaise s’immisce entre les rires du spectateur et nous
laisse dans un trouble étrange lorsque le rideau tombe sur un couple conscient de la supercherie (dans
l’original, Molière ne fait pas assister Alcmène au dénouement), un couple violé et anéanti par la
désinvolture des dieux.
Le plus intéressant dans cette nouvelle adaptation est sans doute l’espace scénique. Dans Amphitryon,
tout se joue dans la pénombre de la nuit où évoluent des personnages trompeurs et hallucinatoires. Le
parti pris ici est de faire de la maison d’Amphitryon, lieu impénétrable symbolique de l’identité et de
l’intimité, une façade fantasmatique dont la matérialité n’est que fugace. Elle se construit et se
déconstruit presque de manière magique par des rais de lumière évanescents, par des marches qui se
déboîtent et se remboîtent… L’instabilité du lieu de tous les désirs et de tous les tourments fait écho à
l’ébranlement que provoque le jeu de rôle et à l’impossibilité, pour les personnages, condamnés à
rester en marge d’eux-mêmes, de ressaisir le moi qui leur a été ravi.
Amphitryon de Molière, au Théâtre du Vieux-Colombier de la Comédie Française
Mise en scène de Jacques Vincey
Avec Jérôme Pouly , Laurent Stocker, Michel Vuillermoz , Christian Hecq, Georgia Scalliet
Julia Delbourg, Muze
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A partir du groupement de trois textes qui vous est proposé, vous élaborerez un projet didactique
d’ensemble, en classe de seconde, dans le cadre de l’objet d’étude La tragédie et la comédie au XVIIe siècle : le classicisme 2.
Classe de seconde : la comédie
1Pierre Corneille L’illusion comique Acte 2 SCÈNE II. 1635
Matamore, Clindor.
CLINDOR.
Quoi ! Monsieur, vous rêvez ! Et cette âme hautaine,
Après tant de beaux faits, semble être encore en peine !
N'êtes-vous point lassé d'abattre des guerriers,
Et vous faut-il encore quelques nouveaux lauriers ?
MATAMORE.
Il est vrai que je rêve, et ne saurais résoudre
Lequel je dois des deux le premier mettre en poudre,
Du grand Sophi de Perse, ou bien du grand Mogor.
CLINDOR.
Eh ! De grâce, monsieur, laissez-les vivre encore :
Qu'ajouterait leur perte à votre renommée ?
D'ailleurs quand auriez-vous rassemblé votre armée ?
MATAMORE.
Mon armée ? Ah, poltron ! Ah, traître ! Pour leur mort
Tu crois donc que ce bras ne soit pas assez fort ?
Le seul bruit de mon nom renverse les murailles,
Défait les escadrons, et gagne les batailles.
Mon courage invaincu contre les empereurs
N'arme que la moitié de ses moindres fureurs ;
D'un seul commandement que je fais aux trois parques,
Je dépeuple l'état des plus heureux monarques ;
Le foudre est mon canon, les destins mes soldats :
Je couche d'un revers mille ennemis à bas.
D'un souffle je réduis leurs projets en fumée ;
Et tu m'oses parler cependant d'une armée !
Tu n'auras plus l'honneur de voir un second Mars :
Je vais t'assassiner d'un seul de mes regards,
Veillaque : Toutefois je songe à ma maîtresse :
Ce penser m'adoucit : va, ma colère cesse,
Et ce petit archer qui dompte tous les dieux
Vient de chasser la mort qui logeait dans mes yeux.
Regarde, j'ai quitté cette effroyable mine
Qui massacre, détruit, brise, brûle, extermine ;
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Et, pensant au bel oeil qui tient ma liberté,
Je ne suis plus qu'amour, que grâce, que beauté.
CLINDOR.
Ô dieux ! En un moment que tout vous est possible !
Je vous vois aussi beau que vous étiez terrible,
Et ne crois point d'objet si ferme en sa rigueur,
Qu'il puisse constamment vous refuser son coeur.
MATAMORE.
Je te le dis encore, ne sois plus en alarme :
Quand je veux, j'épouvante ; et quand je veux, je charme ;
Et, selon qu'il me plaît, je remplis tour à tour
Les hommes de terreur, et les femmes d'amour.
Du temps que ma beauté m'était inséparable,
Leurs persécutions me rendaient misérable :
Je ne pouvais sortir sans les faire pâmer.
Mille mouraient par jour à force de m'aimer :
J'avais des rendez-vous de toutes les princesses ;
Les reines à l'envi mendiaient mes caresses ;
Celle d'Éthiopie, et celle du Japon,
Dans leurs soupirs d'amour ne mêlaient que mon nom.
De passion pour moi deux sultanes troublèrent ;
Deux autres, pour me voir, du sérail s'échappèrent :
J'en fus mal quelque temps avec le grand seigneur.
CLINDOR.
Son mécontentement n'allait qu'à votre honneur.
MATAMORE.
Ces pratiques nuisaient à mes desseins de guerre,
Et pouvaient m'empêcher de conquérir la terre.
D'ailleurs, j'en devins las ; et pour les arrêter,
J'envoyai le Destin dire à son Jupiter
Qu'il trouvât un moyen qui fît cesser les flammes
Et l'importunité dont m'accablaient les dames :
Qu'autrement ma colère irait dedans les cieux
Le dégrader soudain de l'empire des dieux,
Et donnerait à Mars à gouverner sa foudre.
La frayeur qu'il en eut le fit bientôt résoudre :
Ce que je demandais fut prêt en un moment ;
Et depuis, je suis beau quand je veux seulement.
CLINDOR.
Que j'aurais, sans cela, de poulets à vous rendre !
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MATAMORE.
De quelle que ce soit, garde-toi bien d'en prendre,
Sinon de... Tu m'entends ? Que dit-elle de moi ?
CLINDOR.
Que vous êtes des coeurs et le charme et l'effroi ;
Et que si quelque effet peut suivre vos promesses,
Son sort est plus heureux que celui des déesses.
2 Molière le Tartuffe Acte IV scène 5
TARTUFFE
Moins on mérite un bien, moins on l'ose espérer.
Nos vœux sur des discours ont peine à s'assurer.
On soupçonne aisément un sort tout plein de gloire,
Et l'on veut en jouir avant que de le croire.
Pour moi, qui crois si peu mériter vos bontés,
Je doute du bonheur de mes témérités;
Et je ne croirai rien, que vous n'ayez, Madame,
Par des réalités su convaincre ma flamme.
ELMIRE
Mon Dieu, que votre amour en vrai tyran agit,
Et qu'en un trouble étrange il me jette l'esprit!
Que sur les cours il prend un furieux empire,
Et qu'avec violence il veut ce qu'il désire!
Quoi? de votre poursuite on ne peut se parer,
Et vous ne donnez pas le temps de respirer?
Sied-il bien de tenir une rigueur si grande,
De vouloir sans quartier les choses qu'on demande,
Et d'abuser ainsi par vos efforts pressants
Du faible que pour vous vous voyez qu'ont les gens?
TARTUFFE
Mais si d'un œil bénin vous voyez mes hommages,
Pourquoi m'en refuser d'assurés témoignages?
ELMIRE
Mais comment consentir à ce que vous voulez,
Sans offenser le Ciel, dont toujours vous parlez?
TARTUFFE
Si ce n'est que le Ciel qu'à mes vœux on oppose,
Lever un tel obstacle est à moi peu de chose,
Et cela ne doit pas retenir votre cœur.
ELMIRE
Mais des arrêts du Ciel on nous fait tant de peur!
TARTUFFE
Je puis vous dissiper ces craintes ridicules,
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Madame, et je sais l'art de lever les scrupules.
Le Ciel défend, de vrai, certains contentements,
(C'est un scélérat qui parle.)
Mais on trouve avec lui des accommodements.
Selon divers besoins, il est une science
D'étendre les liens de notre conscience,
Et de rectifier le mal de l'action
Avec la pureté de notre intention.
De ces secrets, Madame, on saura vous instruire;
Vous n'avez seulement qu'à vous laisser conduire.
Contentez mon désir, et n'ayez point d'effroi.
Je vous réponds de tout, et prends le mal sur moi.
Vous toussez fort, Madame.
ELMIRE
Oui, je suis au supplice.
TARTUFFE
Vous plaît-il un morceau de ce jus de réglisse?
ELMIRE
C'est un rhume obstiné, sans doute; et je vois bien
Que tous les jus du monde ici ne feront rien.
TARTUFFE
Cela certe est fâcheux.
ELMIRE
Oui, plus qu'on ne peut dire.
TARTUFFE
Enfin votre scrupule est facile à détruire:
Vous êtes assurée ici d'un plein secret,
Et le mal n'est jamais que dans l'éclat qu'on fait;
Le scandale du monde est ce qui fait l'offense,
Et ce n'est pas pécher que pécher en silence.
ELMIRE, après avoir encore toussé.
Enfin je vois qu'il faut se résoudre à céder,
Qu'il faut que je consente à vous tout accorder,
Et qu'à moins de cela je ne dois point prétendre
Qu'on puisse être content, et qu'on veuille se rendre.
Sans doute il est fâcheux d'en venir jusque-là,
Et c'est bien malgré moi que je franchis cela;
Mais puisque l'on s'obstine à m'y vouloir réduire,
Puisqu'on ne veut point croire à tout ce qu'on peut dire,
Et qu'on veut des témoins qui soient plus convaincants,
Il faut bien s'y résoudre, et contenter les gens.
Si ce consentement porte en soi quelque offense,
Tant pis pour qui me force à cette violence;
La faute assurément n'en doit pas être à moi.
TARTUFFE
Oui, Madame, on s'en charge; et la chose de soi.
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ELMIRE
Ouvrez un peu la porte, et voyez, je vous prie,
Si mon mari n'est point dans cette galerie.
TARTUFFE
Qu'est-il besoin pour lui du soin que vous prenez?
C'est un homme, entre nous, à mener par le nez;
De tous nos entretiens il est pour faire gloire,
Et je l'ai mis au point de voir tout sans rien croire.
ELMIRE
Il n'importe: sortez, je vous prie, un moment,
Et partout là dehors voyez exactement.
3 Le Misanthrope Acte II scéne 4 1666
ACASTE
Parbleu! s'il faut parler des gens extravagants,
Je viens d'en essuyer un des plus fatigants:
Damon, le raisonneur, qui m'a, ne vous déplaise,
Une heure, au grand soleil, tenu hors de ma chaise.
CÉLIMÈNE
C'est un parleur étrange, et qui trouve toujours
L'art de ne vous rien dire avec de grands discours;
Dans les propos qu'il tient, on ne voit jamais goutte,
Et ce n'est que du bruit que tout ce qu'on écoute.
ÉLIANTE, à Philinte.
Ce début n'est pas mal; et contre le prochain
La conversation prend un assez bon train.
CLITANDRE
Timante encor, Madame, est un bon caractère.
CÉLIMÈNE
C'est de la tête aux pieds un homme tout mystère,
Qui vous jette en passant un coup d'œil égaré,
Et, sans aucune affaire, est toujours affairé.
Tout ce qu'il vous débite en grimaces abonde;
À force de façons, il assomme le monde;
Sans cesse il a, tout bas, pour rompre l'entretien,
Un secret à vous dire, et ce secret n'est rien;
De la moindre vétille il fait une merveille,
Et jusques au bonjour, il dit tout à l'oreille.
ACASTE
Et Géralde, Madame?
CÉLIMÈNE
Ô l'ennuyeux conteur!
Jamais on ne le voit sortir du grand seigneur;
Dans le brillant commerce il se mêle sans cesse,
Et ne cite jamais que duc, prince ou princesse:
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La qualité l'entête; et tous ses entretiens
Ne sont que de chevaux, d'équipage et de chiens;
Il tutaye en parlant ceux du plus haut étage,
Et le nom de Monsieur est chez lui hors d'usage.
CLITANDRE
On dit qu'avec Bélise il est du dernier bien.
CÉLIMÈNE
Le pauvre esprit de femme, et le sec entretien!
Lorsqu'elle vient me voir, je souffre le martyre:
Il faut suer sans cesse à chercher que lui dire,
Et la stérilité se son expression
Fait mourir à tous coups la conversation.
En vain, pour attaquer son stupide silence,
De tous les lieux communs vous prenez l'assistance:
Le beau temps et la pluie, et le froid et le chaud
Sont des fonds qu'avec elle on épuise bientôt.
Cependant sa visite, assez insupportable,
Traîne en une longueur encore épouvantable;
Et l'on demande l'heure, et l'on bâille vingt fois,
Qu'elle s'émeut autant qu'une pièce de bois.
ACASTE
Que vous semble d'Adraste?
CÉLIMÈNE
Ah! quel orgueil extrême!
C'est un homme gonflé de l'amour de soi-même.
Son mérite jamais n'est content de la cour:
Contre elle il fait métier de pester chaque jour,
Et l'on ne donne emploi, charge ni bénéfice,
Qu'à tout ce qu'il se croit on ne fasse injustice.
CLITANDRE
Mais le jeune Cléon, chez qui vont aujourd'hui
Nos plus honnêtes gens, que dites-vous de lui?
CÉLIMÈNE
Que de son cuisinier il s'est fait un mérite,
Et que c'est à sa table à qui l'on rend visite.
ÉLIANTE
Il prend soin d'y servir des mets fort délicats.
CÉLIMÈNE
Oui; mais je voudrais bien qu'il ne s'y servît pas:
C'est un fort méchant plat que sa sotte personne,
Et qui gâte, à mon goût, tous les repas qu'il donne.
PHILINTE
On fait assez de cas de son oncle Damis:
Qu'en dites-vous, Madame?
CÉLIMÈNE
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Il est de mes amis.
PHILINTE
Je le trouve honnête homme, et d'un air assez sage.
CÉLIMÈNE
Oui; mais il veut avoir trop d'esprit, dont j'enrage;
Il est guindé sans cesse; et dans tous ses propos,
On voit qu'il se fatigue à dire de bons mots.
Depuis que dans la tête il s'est mis d'être habile,
Rien ne touche son goût, tant il est difficile;
Il veut voir des défauts à tout ce qu'on écrit,
Et pense que louer n'est pas d'un bel esprit,
Que c'est être savant que trouver à redire,
Qu'il n'appartient qu'aux sots d'admirer et de rire,
Et qu'en n'approuvant rien des ouvrages du temps,
Il se met au-dessus de tous les autres gens;
Aux conversations même il trouve à reprendre:
Ce sont propos trop bas pour y daigner descendre;
Et les deux bras croisés, du haut de son esprit
Il regarde en pitié tout ce que chacun dit.
ACASTE
Dieu me damne, voilà son portrait véritable.
CLITANDRE
Pour bien peindre les gens vous êtes admirable.
ALCESTE
Allons, ferme, poussez, mes bons amis de cœur;
Vous n'en épargnez point, et chacun a son tour:
Cependant aucun d'eux à vos yeux ne se montre,
Qu'on ne vous voie, en hâte, aller à sa rencontre,
Lui présenter la main, et d'un baiser flatteur
Appuyer les serments d'être son serviteur.
CLITANDRE
Pourquoi s'en prendre à nous? Si ce qu'on dit vous blesse,
Il faut que le reproche à Madame s'adresse.
ALCESTE
Non, morbleu! c'est à vous; et vos ris complaisants
Tirent de son esprit tous ces traits médisants
documents complémentaires
A Molière PREMIER PLACET PRÉSENTÉ AU ROI
Sur la comédie du TARTUFFE, qui n’avait pas encore été représenté en public
SIRE,
Le devoir de la comédie étant de corriger les hommes en les divertissant, j’ai cru que, dans l’emploi où
je me trouve, je n’avais rien de mieux à faire que d’attaquer par des peintures ridicules les vices de
mon siècle ; et comme l’hypocrisie, sans doute, en est un des plus en usage, des plus incommodes et
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des plus dangereux, j’avais eu. SIRE, la pensée que je ne rendrais pas un petit service à tous les
honnêtes gens de votre royaume, si je faisais une comédie qui décriât les hypocrites, et mit en vue,
comme il faut, toutes les grimaces étudiées de ces gens de bien à outrance, toutes les friponneries
couvertes de ces faux-monnayeurs en dévotion, qui veulent attraper les hommes avec un zèle
contrefait et une charité sophistiquée.
Je l’ai faite. SIRE, cette comédie, avec tout le soin, comme je crois, et toutes les circonspections que
pouvait demander la délicatesse de la matière ; et pour mieux conserver l’estime et le respect qu’on
doit aux vrais dévots, j’en ai distingué le plus que j’ai pu le caractère que j’avais à toucher. Je n’ai
point laissé d’équivoque, j’ai ôté ce qui pouvait confondre le bien avec le mal, et ne me suis servi dans
cette peinture que des couleurs expresses et des traits essentiels qui font reconnaître d’abord un
véritable et franc hypocrite.
Mark William dans le Tartuffe
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La Comédie. Classe de seconde
Texte 1 - Plaute (Ile s.l, Pseudolus, Acte 1
SIMON. Attention donc, et souviens-toi de ta promesse. Çà, sais-tu que mon fils est amoureux d’une
joueuse de flûte ?
PSEUDOLUS. Assurément.
SIMON. Qu’il veut l’affranchir ?
PSEUDOLUS. Assurément encore.
SIMON. Ne t’apprêtes-tu pas à mettre en œuvre toutes tes ruses pour m’escroquer vingt mines ?
PSEUDOLUS. Vous escroquer....
SIMON. Oui, et les donner à mon fils afin qu’il rachète sa maîtresse.
PSEUDOLUS. Il faut encore avouer cela, assurément, assurément.
CALLIPHON. Il avoue !
SIMON. Ne vous le disais-je pas tout à l’heure, Calliphon ?
CALLIPHON. En effet.
SIMON. Pourquoi, dès que tu as su cette histoire, m’en as-tu fait un mystère ? pourquoi n’en ai-je pas
été instruit ?
PSEUDOLUS. Je vais vous dire. Je ne voulais pas donner le mauvais exemple d’un esclave qui
dénonce son maître à son maître.
SIMON. Si on ne devrait pas le faire traîner par le cou au moulin !
CALLIPHON. A-t-il donc si grand tort, Simon ?
SIMON. Très-grand.
PSEUDOLUS. Laissez, je connais parfaitement mon affaire, Calliphon ; mes fautes sont à moi. (A
Simon.) Écoutez-moi, à présent. Si je ne vous ai pas informé des amourettes de votre fils, c’est que, si
je l’avais fait, je savais bien que le moulin était tout prêt.
SIMON. Et ne savais-tu pas que de mon côté aussi, le moulin t’attendait pour m’avoir caché la vérité ?
PSEUDOLUS. Si fait.
SIMON. Alors pourquoi n’avoir rien dit ?
PSEUDOLUS Parce que d’une part le mal était imminent, de l’autre il était plus éloigné. Ici un danger
présent, là un peu de temps à gagner.
PSEUDOLUS. Oh ! certainement je ne me mettrai aux genoux de personne, tant que vous serez de ce
monde ; c'est vous, ma foi, qui me donnerez l'argent; c'est de vous que je l'aurai.
SIMON. De moi?
PSEUDOLUS. Parfaitement.
SIMON. Si je t'en donne, je te permets de m'arracher un œil.
PSEUDOLUS. Vous m'en donnerez. Prenez garde à moi, je vous le conseille.
CALLIPHON. M'est avis que, si tu en viens à bout, tu auras accompli un exploit superbe.
PSEUDOLUS. Je m'en charge.
SIMON. Et si tu ne réussis pas?
PSEUDOLUS. Faites-moi battre de verges. Mais si je réussis?
SIMON. Je prends à témoin Jupiter que tu n'auras jamais rien à craindre pour cela.
PSEUDOLUS. Tâchez de vous en souvenir.
SIMON. Comment! je ne saurai me tenir sur mes gardes, quand je suis prévenu?
PSEUDOLUS. Gardez-vous bien, je vous en avertis, encore une fois, gardez-vous bien; gardez-vous. Hé,
hé ! de ces mains que voilà vous-même aujourd'hui me compterez la somme.
CALLIPHON. C'est un garçon incomparable, s'il tient parole.
PSEUDOLUS, à Calliphon. Vous pourrez m'emmener en servitude chez vous, si je ne fais pas ce que je
dis. CALLIPHON. Voilà une parole gentille. Il est à moi. PSEUDOLUS. Voulez-vous que je vous dise
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quelque chose qui vous étonnera plus encore ?
CALLIPHON. Je grille de l'apprendre, je t'écoute avec plaisir.
SIMON. Voyons, je t'entends parler avec assez de plaisir aussi.
PSEUDOLUS. Avant d'engager la bataille, j'en livrerai une autre, glorieuse, mémorable.
SIMON. Laquelle?
PSEUDOLUS. Eh ! ce marchand, votre voisin, par mon industrie et mon subtil génie, je lui escamoterai
gaiement cette joueuse de flûte qui tourue la tête à votre fils. SIMON. Par exemple!
PSEUDOLUS. Et je remporterai ma double victoire d'ici à ce soir.
SIMON. Si tu exécutes ces deux coups de maître, comme tu t'en vantes, tu surpasseras en valeur le roi
Agathocle. Mais si tu es battu, qu'auras-tu à dire sije t'enferme à l'instant même au moulin?
PSEUDOLUS. Ah ! que ce ne soit pas pour un jour seulement, mais pour tout le restant de ma vie. Et si j'en
sors à mon honneur, me donnerez-vous l'argent pour le remettre aussitôt à ce marchand, de votre
consentement? CALLIPHON. La demande de Pseudolus est trop juste; dites que vous le voulez bien.
[ ... ] CALLIPHON. Puisque c'est cela, je renonce à partir. J'ai envie d'assister à tes jeux, Pseudolus ; et si je
vois qu'il ne te donne pas d'argent comme il l'a dit, je ne veux pas que cela soit, je t'en donnerai plutôt moi-
même.
SIMON. Je ne me dédirai pas.
PSEUDOLUS. Non, car si vous refusiez on vous réclamerait à toute minute avec de beaux cris. Çà, rentrez
à présent, et à votre tour laissez-moi la place nette pour dresser mes batteries.
SIMON. Soit, nous t'obéirons.
PSEUDOLUS. Mais je désire que vous ne bougiez pas de la maison.
SIMON. J'aurai encore cette complaisance.
CALLIPHON. Moi je vais faire un tour sur la place, et je reviens bien vite.
SIMON. Ne soyez pas long. (Les deux vieillards s'en vont.)
PSEUDOLUS, aux spectateurs. Je m'en doute bien, vous vous doutez que si je promets tant de belles
choses, c'est pour vous amuser, pour arriver au bout de la pièce, et que je ne ferai pas ce que j'ai annoncé. Je
ne me rétracte point, et il y a une chose dont je suis bien sûr, c'est que je ne sais pas encore comment je m'y
prendrai; mais je viendrai à mon but. Quand on se présente sur les planches dans une situation nouvelle, il
faut y apporter quelque invention nouvelle aussi. Si l'on est impuissant, qu'on laisse la place à un plus
capable. Mais je veux me retirer quelques instants au logis pour arrêter tout mon plan dans ma cervelle.
Pendant ce temps, le joueur de flûte vous divertira.
Texte 2 Molière, Les Fourberies de Scapin, III, 2
GÉRONTE.- Eh, Scapin, montre-toi serviteur zélé. Ne m’abandonne pas, je te prie.
SCAPIN.- Je le veux bien. J’ai une tendresse pour vous qui ne saurait souffrir que je vous laisse sans
secours.
GÉRONTE.- Tu en seras récompensé, je t’assure ; et je te promets cet habit-ci, quand je l’aurai un peu
usé.
SCAPIN.- Attendez. Voici une affaire que je me suis trouvée fort à propos pour vous sauver. Il faut
que vous vous mettiez dans ce sac et que...
GÉRONTE, croyant voir quelqu’un.- Ah !
SCAPIN.- Non, non, non, non, ce n’est personne. Il faut, dis-je, que vous vous mettiez là dedans, et
que vous gardiez de remuer en aucune façon. Je vous chargerai sur mon dos, comme un paquet de
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quelque chose, et je vous porterai ainsi au travers de vos ennemis, jusque dans votre maison, où quand
nous serons une fois, nous pourrons nous barricader, et envoyer quérir main-forte contre la violence.
GÉRONTE.- L’invention est bonne.
SCAPIN.- La meilleure du monde. Vous allez voir. (À part.) Tu me payeras l’imposture.
GÉRONTE.- Eh ?
SCAPIN.- Je dis que vos ennemis seront bien attrapés. Mettez-vous bien jusqu’au fond, et surtout
prenez garde de ne vous point montrer, et de ne branler pas, quelque chose qui puisse arriver.
GÉRONTE.- Laisse-moi faire. Je saurai me tenir...
SCAPIN.- Cachez-vous. Voici un spadassin qui vous cherche. (En contrefaisant sa voix.) "Quoi ? Jé
n’aurai pas l’abantage dé tuer cé Geronte, et quelqu’un par charité né m’enseignera pas où il est ?" (À
Géronte avec sa voix ordinaire.) Ne branlez pas. (Reprenant son ton contrefait.) "Cadédis , jé lé
trouberai, sé cachât-il au centre dé la terre." (À Géronte avec son ton naturel.) Ne vous montrez pas.
(Tout le langage gascon est supposé de celui qu’il contrefait, et le reste de lui.) "Oh, l’homme au sac !"
Monsieur. "Jé té vaille un louis, et m’enseigne où put être Géronte ." Vous cherchez le seigneur
Géronte ? "Oui, mordi ! Jé lé cherche." Et pour quelle affaire, Monsieur ? "Pour quelle affaire ?" Oui.
"Jé beux, cadédis, lé faire mourir sous les coups de vaton." Oh ! Monsieur, les coups de bâton ne se
donnent point à des gens comme lui, et ce n’est pas un homme à être traité de la sorte. "Qui, cé fat dé
Geronte, cé maraut, cé velître ?" Le seigneur Géronte, Monsieur, n’est ni fat, ni maraud, ni belître, et
vous devriez, s’il vous plaît, parler d’autre façon. "Comment, tu mé traites, à moi , avec cette hautur ?"
Je défends, comme je dois, un homme d’honneur qu’on offense. "Est-ce que tu es des amis dé cé
Geronte ?" Oui, Monsieur, j’en suis. "Ah ! Cadédis, tu es de ses amis, à la vonne hure." (Il donne
plusieurs coups de bâton sur le sac.) "Tiens. Boilà cé que jé té vaille pour lui." Ah, ah, ah ! Ah,
Monsieur ! Ah, ah, Monsieur ! Tout beau. Ah, doucement, ah, ah, ah ! "Va, porte-lui cela de ma part.
Adiusias ." Ah ! diable soit le Gascon ! Ah !
En se plaignant et remuant le dos, comme s’il avait reçu les coups de bâton.
GÉRONTE, mettant la tête hors du sac.- Ah, Scapin, je n’en puis plus.
SCAPIN.- Ah, Monsieur, je suis tout moulu, et les épaules me font un mal épouvantable.
GÉRONTE.- Comment, c’est sur les miennes qu’il a frappé.
SCAPIN.- Nenni, Monsieur, c’était sur mon dos qu’il frappait.
GÉRONTE.- Que veux-tu dire ? J’ai bien senti les coups, et les sens bien encore.
SCAPIN.- Non, vous dis-je, ce n’est que le bout du bâton qui a été jusque sur vos épaules.
GÉRONTE.- Tu devais donc te retirer un peu plus loin, pour m’épargner...
SCAPIN lui remet la tête dans le sac.- Prenez garde. En voici un autre qui a la mine d’un étranger.
(Cet endroit est de même celui du Gascon, pour le changement de langage, et le jeu de théâtre.)
"Parti ! Moi courir comme une Basque , et moi ne pouvre point troufair de tout le jour sti tiable de
Gironte ?" Cachez-vous bien. "Dites-moi un peu fous, monsir l’homme, s’il ve plaist, fous savoir point
où l’est sti Gironte que moi cherchair ?" Non, Monsieur, je ne sais point où est Géronte. "Dites-moi-le
vous frenchemente, moi li fouloir pas grande chose à lui. L’est seulemente pour li donnair un petite
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régale sur le dos d’un douzaine de coups de bastonne, et de trois ou quatre petites coups d’épée au
trafers de son poitrine." Je vous assure, Monsieur, que je ne sais pas où il est. "Il me semble que j’y foi
remuair quelque chose dans sti sac." Pardonnez-moi, Monsieur. "Li est assurément quelque histoire là
tetans." Point du tout, Monsieur. "Moi l’avoir enfie de tonner ain coup d’épée dans ste sac." Ah !
Monsieur, gardez-vous-en bien. "Montre-le-moi un peu fous ce que c’estre là." Tout beau, Monsieur.
"Quement, tout beau ?" Vous n’avez que faire de vouloir voir ce que je porte. "Et moi, je le fouloir
foir, moi." Vous ne le verrez point. "Ahi que de badinemente !" Ce sont hardes qui m’appartiennent.
"Montre-moi fous, te dis-je." Je n’en ferai rien. "Toi ne faire rien ?" Non. "Moi pailler de ste bastonne
dessus les épaules de toi." Je me moque de cela. "Ah ! toi faire le trole." Ahi, ahi, ahi ; ah, Monsieur,
ah, ah, ah, ah. "Jusqu’au refoir : l’estre là un petit leçon pour li apprendre à toi à parlair
insolentemente." Ah ! peste soit du baragouineux. Ah !
GÉRONTE, sortant sa tête du sac.- Ah ! je suis roué.
SCAPIN.- Ah ! je suis mort.
GÉRONTE.- Pourquoi diantre faut-il qu’ils frappent sur mon dos ?
SCAPIN, lui remettant sa tête dans le sac.- Prenez garde, voici une demi-douzaine de soldats tout
ensemble. (Il contrefait plusieurs personnes ensemble.) "Allons, tâchons à trouver ce Géronte,
cherchons partout. N’épargnons point nos pas. Courons toute la ville. N’oublions aucun lieu. Visitons
tout. Furetons de tous les côtés. Par où irons-nous ? Tournons par là. Non, par Ici. À gauche. À droit.
Nenni. Si fait." Cachez-vous bien. "Ah, camarades, voici son valet. Allons, coquin, il faut que tu nous
enseignes où est ton maître." Eh, Messieurs, ne me maltraitez point. "Allons, dis-nous où il est. Parle.
Hâte-toi. Expédions. Dépêche vite. Tôt." Eh, Messieurs, doucement. (Géronte met doucement la tête
hors du sac, et aperçoit la fourberie de Scapin.) "Si tu ne nous fais trouver ton maître tout à l’heure [9]
, nous allons faire pleuvoir sur toi une ondée de coups de bâton." J’aime mieux souffrir toute chose
que de vous découvrir mon maître. "Nous allons t’assommer." Faites tout ce qu’il vous plaira. "Tu as
envie d’être battu." Je ne trahirai point mon maître. "Ah ! tu en veux tâter ?" Oh !
Comme il est prêt de frapper, Géronte sort du sac, et Scapin s’enfuit.
GÉRONTE.- Ah infâme ! ah traître ! ah scélérat ! C’est ainsi que tu m’assassines.
Texte 3 Marivaux, L'Ile des esclaves (1725), scène 6
A la suite d'un naufrage, Iphicrate et son valet Arlequin, ainsi qu 'Euphrosine et sa servante Cléanthis,
échouent sur une île régie par d'anciens esclaves. Leur chef, Trivelin, ordonne un échange des rôles
entre maîtres et valets. Arlequin et Cléanthis s'amusent à imiter leurs maîtres.
CLÉANTHIS - Tenez, tenez, promenons-nous plutôt de cette manière-là, et tout en conversant vous
ferez adroitement tomber l'entretien sur le penchant que mes yeux vous ont inspiré pour moi. Car
encore une fois nous sommes d'honnêtes gens à cette heure, il faut songer à cela; il n'est plus question
de familiarité domestique. Allons, procédons noblement; n'épargnez ni compliments ni révérences.
ARLEQUIN - Et vous, n'épargnez point les mines. Courage! quand ce ne serait que pour nous moquer
de nos patrons. Garderons-nous nos gens?
CLÉANTHIS - Sans difficulté; pouvons-nous être sans eux? c'est notre suite; qu'ils s'éloignent
seulement.
ARLEQUIN, à Iphicrate - Qu'on se retire à dix pas.
Iphicrate et Euphrosine s'éloignent en faisant des gestes d'étonnement et de douleur. Cléanthis
regarde aller Iphicrate, et Arlequin, Euphrosine.
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ARLEQUIN, se promenant sur le théâtre avec Cléanthis. - Remarquez-vous, Madame, la clarté du
jour?
CLÉANTHIS - Il fait le plus beau temps du monde; on appelle cela un jour tendre.
ARLEQUIN - Un jour tendre? Je ressemble donc au jour, Madame.
CLÉANTHIS - Comment, vous lui ressemblez?
ARLEQUIN - Eh palsambleu! le moyen de n'être pas tendre, quand on se trouve tête à tête avec vos
grâces? (À ce mot il saute de joie.) Oh ! oh ! oh ! oh !
CLÉANTHIS - Qu'avez-vous donc, vous défigurez notre conversation.
ARLEQUIN - Oh ! ce n'est rien; c'est que je m'applaudis.
CLÉANTHIS - Rayez ces applaudissements, ils nous dérangent. (Continuant.) Je savais bien que mes
grâces entreraient pour quelque chose ici. Monsieur, vous êtes galant, vous vous promenez avec moi,
vous me dites des douceurs; mais finissons, en voilà assez, je vous dispense des compliments.
ARLEQUIN - Et moi, je vous remercie de vos dispenses.
CLÉANTHIS - Vous m'allez dire que vous m'aimez, je le vois bien; dites, Monsieur, dites;
heureusement on n'en croira rien. Vous êtes aimable, mais coquet, et vous ne persuaderez pas.
ARLEQUIN, l'arrêtant par le bras, et se mettant à genoux - Faut-il m'agenouiller, Madame, pour vous
convaincre de mes flammes, et de la sincérité de mes feux?
CLÉANTHIS - Mais ceci devient sérieux. Laissez-moi, je ne veux point d'affaire; levez-vous. Quelle
vivacité! Faut-il vous dire qu'on vous aime? Ne peut-on en être quitte à moins? Cela est étrange!
ARLEQUIN, riant à genoux - Ah ! ah ! ah ! que cela va bien! Nous sommes aussi bouffons que nos
patrons, mais nous sommes plus sages.
Texte 4 Beaumarchais, Le Mariage de Figaro (1784)
Acte V, scène 3,
FIGARO, seul, se promenant dans l'obscurité, dit du ton le plus sombre : : Non, monsieur le Comte,
vous ne l'aurez pas ... vous ne l'aurez pas. Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un
grand génie! ... Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier! Qu'avez-vous fait pour
tant de biens? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus. Du reste, homme assez
ordinaire; tandis que moi, morbleu! perdu dans la foule obscure, il m'a fallu déployer plus de science
et de calculs pour subsister seulement, qu'on n'en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les
Espagnes: et vous voulez jouter. .. On vient. .. c'est elle ... ce n'est personne. - La nuit est noire en
diable, et me voilà faisant le sot métier de mari quoique je ne le sois qu'à moitié!
(Il s'assied sur un banc.) Est-il rien de plus bizarre que ma destinée? Fils de je ne sais pas qui, volé par
des bandits, élevé dans leurs moeurs, je m'en dégoûte et veux courir une carrière honnête; et partout je
suis repoussé! J'apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie, et tout le crédit d'un grand seigneur
peut à peine me mettre à la main une lancette vétérinaire! - Las d'attrister des bêtes malades, et pour
faire un métier contraire, je me jette à corps perdu dans le théâtre: me fussé-je mis une pierre au cou!
Je broche une comédie dans les moeurs du sérail. Auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder
Mahomet sans scrupule: à l'instant un envoyé ... de je ne sais où se plaint que j'offense dans mes vers
la Sublime-Porte , la Perse, une partie de la presqu'île de l'Inde, toute l'Egypte, les royaumes de Barca
(4), de Tripoli, de Tunis, d'Alger et de Maroc: et voilà ma comédie flambée, pour plaire aux princes
mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l'omoplate , en nous disant:
chiens de chrétiens! - Ne pouvant avilir l'esprit, on se venge en le maltraitant. - Mes joues creusaient,
mon terme était échu: je voyais de loin arriver l'affreux recors , la plume fichée dans sa perruque: en
frémissant je m'évertue. Il s'élève une question sur la nature des richesses; et, comme il n'est pas
nécessaire de tenir les choses pour en raisonner, n'ayant pas un sol, j'écris sur la valeur de l'argent et
sur son produit net: sitôt je vois du fond d'un fiacre baisser pour moi le pont d'un château fort, à
l'entrée duquel je laissai l'espérance et la liberté. (Il se lève.) Que je voudrais bien tenir un de ces
puissants de quatre jours, si légers sur le mal qu'ils ordonnent, quand une bonne disgrâce a cuvé son
orgueil! Je lui dirais ... que les sottises imprimées n'ont d'importance qu'aux lieux où l'on en gêne le
cours; que sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur; et qu'il n'y a que les petits hommes
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qui redoutent les petits écrits. (Il se rassied.) Las de nourrir un obscur pensionnaire, on me met un jour
dans la rue; et comme il faut dîner, quoiqu'on ne soit plus en prison, je taille encore ma plume et
demande à chacun de quoi il est question: on me dit que, pendant ma retraite économique, il s'est établi
dans Madrid un système de liberté sur la vente des productions, qui s'étend même à celles de la presse;
et que, pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l'autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la
morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit (9), ni de l'Opéra, ni des autres spectacles, ni de
personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l'inspection de deux ou trois
censeurs. Pour profiter de cette douce liberté, j'annonce un écrit périodique, et, croyant n'aller sur les
brisées d'aucun autre, je le nomme Journal inutile. Pou-ou! je vois s'élever contre moi mille pauvres
diables à la feuille (10), on me supprime, et me voilà derechef sans emploi! - Le désespoir m'allait
saisir; on pense à moi pour une place, mais par malheur j'y étais propre: il fallait un calculateur, ce fut
un danseur qui l'obtint. Il ne me restait plus qu'à voler; je me fais banquier de pharaon: alors, bonnes
gens! je soupe en ville, et les personnes dites comme il faut m'ouvrent poliment leur maison, en
retenant pour elles les trois quarts du profit.
J'aurais bien pu me remonter; je commençais même à comprendre que, pour gagner du bien, le savoir-
faire vaut mieux que le savoir. Mais comme chacun pillait autour de moi, en exigeant que je fusse
honnête, il fallut bien périr encore. Pour le coup je quittais le monde, et vingt brasses d'eau m'en
allaient séparer, lorsqu'un dieu bienfaisant m'appelle à mon premier état. Je reprends ma trousse et
mon cuir anglais; puis, laissant la fumée aux sots qui s'en nourrissent, et la honte au milieu du chemin,
comme trop lourde à un piéton, je vais rasant de ville en ville, et je vis enfin sans souci. Un grand
seigneur passe à Séville; il me reconnaît, je le marie; et pour prix d'avoir eu par mes soins son épouse,
il veut intercepter la mienne!
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Le roman et la nouvelle au XIXème siècle : réalisme et naturalisme 1 Texte 1 Prosper Mérimée, Mateo Falcone(1829)
Mateo Falcone est l’une des nouvelles les plus célèbres de Mérimée. Elle décrit les mœurs corses, que
Mérimée avait étudiées. L’action se situe sous l’Empire, pendant les guerres napoléoniennes. Voici
l’incipit de cette nouvelle.
En sortant de Porto-Vecchio et se dirigeant au nord-ouest, vers l'intérieur de l'île, on voit le terrain
s'élever assez rapidement, et après trois heures de marche par des sentiers tortueux, obstrués par de
gros quartiers de rocs, et quelquefois coupés par des ravins, on se trouve sur le bord d'un maquis très
étendu. Le maquis est la patrie des bergers corses et de quiconque s'est brouillé avec la justice. Il faut
savoir que le laboureur corse, pour s'épargner la peine de fumer son champ, met le feu à une certaine
étendue de bois : tant pis si la flamme se répand plus loin que besoin n'est ; arrive que pourra ; on est
sûr d'avoir une bonne récolte en semant sur cette terre fertilisée par les cendres des arbres qu'elle
portait. Les épis enlevés, car on laisse la paille, qui donnerait de la peine à recueillir, des racines qui
sont restées en terre sans se consumer poussent, au printemps suivant, des cépées très épaisses qui, en
peu d'années, parviennent à une hauteur de sept ou huit pieds. C'est cette manière de taillis fourré que
l'on nomme maquis. Différentes espèces d'arbres et d'arbrisseaux le composent, mêlés et confondus
comme il plaît à Dieu. Ce n'est que la hache à la main que l'homme s'y ouvrirait un passage, et l'on
voit des maquis si épais et si touffus, que les mouflons eux-mêmes ne peuvent y pénétrer.
Si vous avez tué un homme, allez dans le maquis de Porto-Vecchio, et vous y vivrez en sûreté, avec un
bon fusil, de la poudre et des balles ; n'oubliez pas un manteau brun garni d'un capuchon, qui sert de
couverture et de matelas. Les bergers vous donnent du lait, du fromage et des châtaignes, et vous
n'aurez rien à craindre de la justice ou des parents du mort, si ce n'est quand il vous faudra descendre à
la ville pour y renouveler vos munitions.
Mateo Falcone, quand j'étais en Corse en 18.., avait sa maison à une demi-lieue de ce maquis. C'était
un homme assez riche pour le pays ; vivant noblement, c'est-à-dire sans rien faire, du produit de ses
troupeaux, que des bergers, espèces de nomades, menaient paître çà et là sur les montagnes. Lorsque je
le vis, deux années après l'événement que je vais raconter, il me parut âgé de cinquante ans tout au
plus. Figurez-vous un homme petit, mais robuste, avec des cheveux crépus, noirs comme le jais, un
nez aquilin, les lèvres minces, les yeux grands et vifs, et un teint couleur de revers de botte. Son
habileté au tir du fusil passait pour extraordinaire, même dans son pays, où il y a tant de bons tireurs.
Par exemple, Mateo n'aurait jamais tiré sur un mouflon avec des chevrotines ; mais, à cent vingt pas, il
l'abattait d'une balle dans la tête ou dans l'épaule, à son choix. La nuit, il se servait de ses armes aussi
facilement que le jour, et l'on m'a cité de lui ce trait d'adresse qui paraîtra peut-être incroyable à qui n'a
pas voyagé en Corse. A quatre-vingts pas, on plaçait une chandelle allumée derrière un transparent de
papier, large comme une assiette. Il mettait en joue, puis on éteignait la chandelle, et, au bout d'une
minute dans l'obscurité la plus complète, il tirait et perçait le transparent trois fois sur quatre.
Texte 2 Honoré de Balzac, Le Cousin Pons (1847)
Sylvain Pons est un compositeur de musique dont la gloire s’est éteinte.
Mais il a gardé de son prestige passé le goût des belles choses, et sur-tout il est resté d’une extrême
gourmandise. Ayant de petits revenus, il cherche ainsi toutes les possibilités pour manger de bonnes
choses à peu de frais... Mais la société bourgeoise apprécie de moins en moins les artistes et quand
Pons est invité en société, on se moque bien souvent de lui et il subit les pires humiliations. C’est ce
qui lui arrive quand il endure le mépris de parents fortunés. Dans l’extrait qui suit, il est reçu par ses
cousins parvenus, les Camusot de Marville.
— Madame, voilà votre monsieur Pons, et en spencer encore ! vint dire Madeleine à la présidente, il
devrait bien me dire par quel procédé il le conserve depuis vingt-cinq ans !
En entendant un pas d’homme dans le petit salon, qui se trouvait entre son grand salon et sa chambre à
coucher, madame Camusot regarda sa fille et haussa les épaules.
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— Vous me prévenez toujours avec tant d’intelligence, Madeleine, que je n’ai plus le temps de
prendre un parti, dit la présidente.
— Madame, Jean est sorti, j’étais seule, monsieur Pons a sonné, je lui ai ouvert la porte, et, comme il
est presque de la maison, je ne pouvais pas l’empêcher de me suivre ; il est là qui se débarrasse de son
spencer.
— Ma pauvre Minette, dit la présidente à sa fille, nous sommes prises, nous devons maintenant dîner
ici.
— Voyons, reprit-elle, en voyant à sa chère Minette une figure piteuse, faut-il nous débarrasser de lui
pour toujours ?
— Oh ! pauvre homme ! répondit mademoiselle Camusot, le priver d’un de ses dîners !
Le petit salon retentit de la fausse tousserie d’un homme qui voulait dire ainsi : Je vous entends.
— Eh bien ! qu’il entre ! dit madame Camusot à Madeleine en faisant un geste d’épaules
— Vous êtes venu de si bonne heure, mon cousin, dit Cécile Camusot en prenant un petit air câlin, que
vous nous avez surprises au moment où ma mère allait s’habiller.
Le cousin Pons, à qui le mouvement d’épaules de la présidente n’avait pas échappé, fut si cruellement
atteint, qu’il ne trouva pas un compliment à dire, et il se contenta de ce mot profond :
— Vous êtes toujours charmante, ma petite cousine ! Puis, se tournant vers la mère et la saluant :
— Chère cousine, reprit-il, vous ne sauriez m’en vouloir de venir un peu plus tôt que de coutume, je
vous apporte ce que vous m’avez fait le plaisir de me demander…
Et le pauvre Pons, qui sciait en deux le président, la présidente et Cécile chaque fois qu’il les appelait
cousin ou cousine, tira de la poche de côté de son habit une ravissante petite boîte oblongue en bois de
Sainte-Lucie, divinement sculptée.
— Ah ! je l’avais oublié ! dit sèchement la présidente.
Cette exclamation n’était-elle pas atroce ? n’ôtait-elle pas tout mérite au soin du parent, dont le seul
tort était d’être un parent pauvre ?
— Mais, reprit-elle, vous êtes bien bon, mon cousin. Vous dois-je beaucoup d’argent pour cette petite
bêtise ?
Cette demande causa comme un tressaillement intérieur au cousin, il avait la prétention de solder tous
ses dîners par l’offrande de ce bijou.
— J’ai cru que vous me permettiez de vous l’offrir, dit-il d’une voix émue.
— Comment ! comment ! reprit la présidente ; mais, entre nous, pas de cérémonies, nous nous
connaissons assez pour laver notre linge ensemble. Je sais que vous n’êtes pas assez riche pour faire la
guerre à vos dépens. N’est-ce pas déjà beaucoup que vous ayez pris la peine de perdre votre temps à
courir chez les marchands ? …
— Vous ne voudriez pas de cet éventail, ma chère cousine, si vous deviez en donner la valeur, répliqua
le pauvre homme offensé, car c’est un chef-d’œuvre de Watteau qui l’a peint des deux côtés ; mais
soyez tranquille, ma cousine, je n’ai pas payé la centième partie du prix d’art.
Texte 3 Alfred de Musset, Histoire d’un merle blanc (1842)
Dans ce conte aux teintes autobiographiques, Musset raconte l’histoire d’un jeune merle incompris
qui se révèlera être un grand poète. L’action se situe à Paris, sous la monarchie de Juillet, comme le
prouvent de nombreux détails du récit
Un jour qu’un rayon de soleil et ma fourrure naissante m’avaient mis, malgré moi, le cœur en joie,
comme je voltigeais dans une allée, je me mis, pour mon malheur, à chanter. À la première note qu’il
entendit, mon père sauta en l’air comme une fusée.
— Qu’est-ce que j’entends-là ? s’écria-t-il ; est-ce ainsi qu’un merle siffle ? est-ce ainsi que je siffle ?
est-ce là siffler ?
Et, s’abattant près de ma mère avec la contenance la plus terrible :
— Malheureuse ! dit-il, qui est-ce qui a pondu dans ton nid ?
À ces mots, ma mère indignée s’élança de son écuelle, non sans se faire du mal à une patte ; elle
voulut parler, mais ses sanglots la suffoquaient, elle tomba à terre à demi pâmée. Je la vis près
d’expirer ; épouvanté et tremblant de peur, je me jetai aux genoux de mon père.
— Ô mon père ! lui dis-je, si je siffle de travers, et si je suis mal vêtu, que ma mère n’en soit point
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punie ! Est-ce sa faute si la nature m’a refusé une voix comme la vôtre ? Est-ce sa faute si je n’ai pas
votre beau bec jaune et votre bel habit noir à la française, qui vous donnent l’air d’un marguillier en
train d’avaler une omelette ? Si le Ciel a fait de moi un monstre, et si quelqu’un doit en porter la peine,
que je sois du moins le seul malheureux !
— Il ne s’agit pas de cela, dit mon père ; que signifie la manière absurde dont tu viens de te permettre
de siffler ? qui t’a appris à siffler ainsi contre tous les usages et toutes les règles ?
— Hélas ! monsieur, répondis-je humblement, j’ai sifflé comme je pouvais, me sentant gai parce qu’il
fait beau, et ayant peut-être mangé trop de mouches.
— On ne siffle pas ainsi dans ma famille, reprit mon père hors de lui. Il y a des siècles que nous
sifflons de père en fils, et, lorsque je fais entendre ma voix la nuit, apprends qu’il y a ici, au premier
étage, un vieux monsieur, et au grenier une jeune grisette, qui ouvrent leurs fenêtres pour m’entendre.
N’est-ce pas assez que j’aie devant les yeux l’affreuse couleur de tes sottes plumes qui te donnent l’air
enfariné comme un paillasse de la foire ? Si je n’étais le plus pacifique des merles, je t’aurais déjà cent
fois mis à nu, ni plus ni moins qu’un poulet de basse-cour prêt à être embroché.
— Eh bien ! m’écriai-je, révolté de l’injustice de mon père, s’il en est ainsi, monsieur, qu’à cela ne
tienne ! je me déroberai à votre présence, je délivrerai vos regards de cette malheureuse queue
blanche, par laquelle vous me tirez toute la journée. Je partirai, monsieur, je fuirai ; assez d’autres
enfants consoleront votre vieillesse, puisque ma mère pond trois fois par an ; j’irai loin de vous cacher
ma misère, et peut-être, ajoutai-je en sanglotant, peut-être trouverai-je, dans le potager du voisin ou sur
les gouttières, quelques vers de terre ou quelques araignées pour soutenir ma triste existence.
— Comme tu voudras, répliqua mon père, loin de s’attendrir à ce discours ; que je ne te voie plus ! Tu
n’es pas mon fils ; tu n’es pas un merle.
— Et que suis-je donc, monsieur, s’il vous plaît ?
— Je n’en sais rien, mais tu n’es pas un merle.
Après ces paroles foudroyantes, mon père s’éloigna à pas lents. Ma mère se releva tristement, et alla,
en boitant, achever de pleurer dans son écuelle. Pour moi, confus et désolé, je pris mon vol du mieux
que je pus, et j’allai, comme je l’avais annoncé, me percher sur la gouttière d’une maison voisine
Texte 4 Flaubert Madame Bovary, chapitre 10
"On se tenait aux fenêtres pour voir passer le cortège. Charles, en avant, se cambrait la taille. Il
affectait un air brave et saluait d'un signe ceux qui, débouchant des ruelles ou des portes, se rangeaient
dans la foule.
Les six hommes, trois de chaque côté, marchaient au petit pas et en haletant un peu. Les prêtres, les
chantres et les deux enfants de choeur récitaient le De profundis ; et leurs voix s'en allaient sur la
campagne, montant et s'abaissant avec des ondulations. Parfois ils disparaissaient aux détours du
sentier ; mais la grande croix d'argent se dressait toujours entre les arbres.
Les femmes suivaient, couvertes de mantes noires à capuchon rabattu ; elles portaient à la main un
gros cierge qui brûlait, et Charles se sentait défaillir à cette continuelle répétition de prières et de
flambeaux, sous ces odeurs affadissantes de cire et de soutane. Une brise fraîche soufflait, les seigles
et les colzas verdoyaient, des gouttelettes de rosée tremblaient au bord du chemin, sur les haies
d'épines. Toutes sortes de bruits joyeux emplissaient l'horizon : le claquement d'une charrette roulant
au loin dans les ornières, le cri d'un coq qui se répétait ou la galopade d'un poulain que l'on voyait
s'enfuir sous les pommiers. Le ciel pur était tacheté de nuages roses ; des fumignons bleuâtres se
rabattaient sur les chaumières couvertes d'iris ; Charles, en passant, reconnaissait les cours. Il se
souvenait de matins comme celui-ci, où, après avoir visité quelque malade, il en sortait, et retournait
vers elle.
Le drap noir, semé de larmes blanches, se levait de temps à autre en découvrant la bière. Les porteurs
fatigués se ralentissaient, et elle avançait par saccades continues, comme une chaloupe qui tangue à
chaque flot.
On arriva. Les hommes continuèrent jusqu'en bas, à une place dans le gazon où la fosse était creusée.
On se rangea tout autour ; et, tandis que le prêtre parlait, la terre rouge, rejetée sur les bords, coulait
par les coins, sans bruit, continuellement.
Puis, quand les quatre cordes furent disposées, on poussa la bière dessus. Il la regarda descendre. Elle
descendait toujours.
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Enfin on entendit un choc ; les cordes en grinçant remontèrent. Alors Bournisien prit la bêche que lui
tendait Lestiboudois ; de sa main gauche, tout en aspergeant de la droite, il poussa vigoureusement une
large pelletée ; et le bois du cercueil, heurté par les cailloux, fit ce bruit formidable qui nous semble
être le retentissement de l'éternité.
L'ecclésiastique passa le goupillon à son voisin. C'était M. Homais. Il le secoua gravement, puis le
tendit à Charles, qui s'affaissa jusqu'aux genoux dans la terre, et il en jetait à pleines mains tout en
criant : « Adieu ! » Il lui envoyait des baisers ; il se traînait vers la fosse pour s'y engloutir avec elle.
On l'emmena ; et il ne tarda pas à s'apaiser, éprouvant peut-être, comme tous les autres, la vague
satisfaction d'en avoir fini."
.
Texte 5 Flaubert, Un cœur simple, Trois Contes (1880)
: On vient d’offrir à madame Aubain un perroquet
Il s'appelait Loulou. Son corps était vert, le bout de ses ailes roses, son front bleu, et sa gorge dorée.
Mais il avait la fatigante manie de mordre son bâton, s'arrachait les plumes, éparpillait ses ordures,
répandait l'eau de sa baignoire; Mme Aubain, qu'il ennuyait, le donna pour toujours à Félicité.
Elle entreprit de l'instruire; bientôt il répéta: "Charmant garçon! Serviteur, monsieur! Je vous salue,
Marie!" Il était placé auprès de la porte, et plusieurs s'étonnaient qu'il ne répondît pas au nom de
Jacquot, puisque tous les perroquets s'appellent Jacquot. On le comparait à une dinde, à une bûche:
autant de coups de poignard pour Félicité! Étrange obstination de Loulou, ne parlant plus du moment
qu'on le regardait!
Néanmoins il recherchait la compagnie; car le dimanche, pendant que ces demoiselles Rochefeuille,
monsieur de Houppeville et de nouveaux habitués: Onfroy l'apothicaire, monsieur Varin et le capitaine
Mathieu, faisaient leur partie de cartes, il cognait les vitres avec ses ailes, et se démenait si
furieusement qu'il était impossible de s'entendre.
La figure de Bourais, sans doute, lui paraissait très drôle. Dès qu'il l'apercevait, il commençait à rire, à
rire de toutes ses forces. Les éclats de sa voix bondissaient dans la cour, l'écho les répétait, les voisins
se mettaient à leurs fenêtres, riaient aussi; et, pour n'être pas vu du perroquet, M. Bourais se coulait le
long du mur, en dissimulant son profil avec son chapeau, atteignait la rivière, puis entrait par la porte
du jardin; et les regards qu'il envoyait à l'oiseau manquaient de tendresse.
Loulou avait reçu du garçon boucher une chiquenaude, s'étant permis d'enfoncer la tête dans sa
corbeille, et depuis lors il tâchait toujours de le pincer à travers sa chemise. Fabu menaçait de lui
tordre le cou, bien qu'il ne fût pas cruel, malgré le tatouage de ses bras et ses gros favoris. Au
contraire! il avait plutôt du penchant pour le perroquet, jusqu'à vouloir, par humeur joviale, lui
apprendre des jurons. Félicité, que ces manières effrayaient, le plaça dans la cuisine. Sa chaînette fut
retirée, et il circulait par la maison.
Quand il descendait l'escalier, il appuyait sur les marches la courbe de son bec, levait la patte droite,
puis la gauche; et elle avait peur qu'une telle gymnastique ne lui causât des étourdissements. Il devint
malade, ne pouvant plus parler ni manger. C'était sous sa langue une épaisseur, comme en ont les
poules quelquefois. Elle le guérit, en arrachant cette pellicule avec ses ongles. M.Paul, un jour, eut
l'imprudence de lui souffler aux narines la fumée d'un cigare; une autre fois que Mme Lormeau
l'agaçait du bout de son ombrelle, il en happa la virole; enfin, il se perdit.
Elle l'avait posé sur l'herbe pour le rafraîchir, s'absenta une minute; et, quand elle revint, plus de
perroquet! D'abord elle le chercha dans les buissons, au bord de l'eau et sur les toits, sans écouter sa
maîtresse qui lui criait:-"Prenez donc garde! vous êtes folle! " Ensuite elle inspecta tous les jardins de
Pont-l'Évêque; et elle arrêtait les passants: -- "Vous n'auriez pas vu, quelquefois, par hasard, un
perroquet?" A ceux qui ne connaissaient pas le perroquet, elle en faisait la description. Tout à coup,
elle crut distinguer derrière les moulins, au bas de la côte, une chose verte qui voltigeait. Mais au haut
de la côte, rien! Un porte-balle lui affirma qu'il l'avait rencontré tout à l'heure, à Melaine, dans la
boutique de la mère Simon. Elle y courut. On ne savait pas ce qu'elle voulait dire. Enfin elle rentra,
épuisée, les savates en lambeaux, la mort dans l'âme; et, assise au milieu du banc, près de Madame,
elle racontait toutes ses démarches, quand un poids léger lui tomba sur l'épaule, Loulou! Que diable
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avait-il fait? Peut-être qu'il s'était promené aux environs!
Elle eut du mal à s'en remettre, ou plutôt ne s'en remit jamais.
Document complémentaire
Un enterrement à Ornans Gustave Courbet 1849 et 1850. L
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Realisme Naturalisme classe de seconde.2
Au Bonheur des Dames, E. Zola 1883
Texte 1 - Chapitre 1
Mais, de l’autre côté de la chaussée, le Bonheur des Dames allumait les files profondes de ses becs de
gaz. Et elle se rapprocha, attirée de nouveau et comme réchauffée à ce foyer d’ardente lumière. La
machine ronflait toujours, encore en activité, lâchant sa vapeur dans un dernier grondement, pendant
que les vendeurs repliaient les étoffes et que les caissiers comptaient la recette. C’était, à travers les
glaces pâlies d’une buée, un pullulement vague de clartés, tout un intérieur confus d’usine. Derrière le
rideau de pluie qui tombait, cette apparition reculée, brouillée, prenait l’apparence d’une chambre de
chauffe géante, où l’on voyait passer les ombres noires des chauffeurs, sur le feu rouge des chaudières.
Les vitrines se noyaient, on ne distinguait plus, en face, que la neige des dentelles, dont les verres
dépolis d’une rampe de gaz avivaient le blanc ; et, sur ce fond de chapelle, les confections s’enlevaient
en vigueur, le grand manteau de velours, garni de renard argenté, mettait le profil d’une femme sans
tête, qui courait par l’averse à quelque fête, dans l’inconnu des ténèbres de Paris. Denise, cédant à la
séduction, était venue jusqu’à la porte, sans se soucier du rejaillissement des gouttes, qui la trempait. A
cette heure de nuit, avec son éclat de fournaise, le Bonheur des Dames achevait de la prendre tout
entière. Dans la grande ville, noire et muette sous la pluie, dans ce Paris qu’elle ignorait, il flambait
comme un phare, il semblait à lui seul la lumière et la vie de la cité. Elle y rêvait son avenir, beaucoup
de travail pour élever les enfants, avec d’autres choses encore, elle ne savait quoi, des choses
lointaines dont le désir et la crainte la faisaient trembler. L’idée de cette femme morte dans les
fondations lui revint ; elle eut peur, elle crut voir saigner les clartés ; puis, la blancheur des dentelles
l’apaisa, une espérance lui montait au cœur, toute une certitude de joie ; tandis que la poussière d’eau
volante lui refroidissait les mains et calmait en elle la fièvre du voyage.- C’est Bourras, dit une voix
derrière son dos. Elle se pencha, elle aperçut Bourras, immobile au bout de la rue, devant la vitrine où
elle avait remarqué, le matin, toute une construction ingénieuse, faite avec des parapluies et des
cannes. Le grand vieillard s’était glissé dans l’ombre, pour s’emplir les yeux de cet étalage triomphal ;
et, la face douloureuse, il ne sentait pas même la pluie qui battait sa tête nue, dont les cheveux blancs
ruisselaient.
- Il est bête, fit remarquer la voix, il va prendre du mal.
Alors, en se tournant, Denise vit qu’elle avait de nouveau les Baudu derrière elle. Malgré eux, comme
Bourras qu’ils trouvaient bête, ils revenaient toujours là, devant ce spectacle qui leur crevait le cœur.
C’était une rage à souffrir. Geneviève, très pâle, avait constaté que Colomban regardait, à l’entresol,
les ombres des vendeuses passer sur les glaces ; et, pendant que Baudu étranglait de rancune rentrée,
les yeux de Mme Baudu s’étaient emplis de larmes, silencieusement.
- N’est-ce pas, tu t’y présenteras demain ? finit par demander le drapier, tourmenté d’incertitude, et
sentant bien d’ailleurs que sa nièce était conquise comme les autres. Elle hésita, puis avec douceur :
- Oui, mon oncle, à moins que cela ne vous fasse trop de peine.
Texte 2 chapitre V :
D’abord, elle eut à surmonter les terribles fatigues du rayon.Les paquets de vêtements lui cassaient les
bras, au point que, pendant les six premières semaines, elle criait la nuit en se retournant, courbaturée,
les épaules meurtries. Mais elle souffrit plus encore de ses souliers, de gros souliers apportés de
Valognes, et que le manque d’argent l’empêchait de remplacer par des bottines légères. Toujours
debout, piétinant du matin au soir, grondée si on la voyait s’appuyer une minute contre la boiserie, elle
avait les pieds enflés, des petits pieds de fillette qui semblaient broyés dans des brodequins de torture ;
les talons battaient de fièvre, la plante s’était couverte d’ampoules, dont la peau arrachée se collait à
ses bas. Puis, elle éprouvait un délabrement du corps entier, les membres et les organes tirés par cette
lassitude des jambes, de brusques troubles dans son sexe de femme, que trahissaient les pâles couleurs
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de sa chair. Et elle, si mince, l’air si fragile, résista, pendant que beaucoup de vendeuses devaient
quitter les nouveautés, atteintes de maladies spéciales. Sa bonne grâce à souffrir, l’entêtement de sa
vaillance la maintenaient souriante et droite, lorsqu’elle défaillait, à bout de forces, épuisée par un
travail auquel des hommes auraient succombé.
Ensuite, son tourment fut d’avoir le rayon contre elle. Au martyre physique s’ajoutait la sourde
persécution de ses camarades. Après deux mois de patience et de douceur, elle ne les avait pas encore
désarmées. C’étaient des mots blessants, des inventions cruelles, une mise à l’écart qui la frappait au
coeur ; dans son besoin de tendresse. On l’avait longtemps plaisantée sur son début fâcheux ; les mots
de « sabot », de « tête de pioche » circulaient, celles qui manquaient une vente étaient envoyées à
Valognes, elle passait enfin pour la bête du comptoir. Puis, lorsqu’elle se révéla plus tard comme une
vendeuse remarquable, au courant désormais du mécanisme de la maison, il y eut une stupeur indignée
; et, à partir de ce moment, ces demoiselles s’entendirent de manière à ne jamais lui laisser une cliente
sérieuse. Marguerite et Clara la poursuivaient d’une haine instinctive, serraient les rangs pour ne pas
être mangées par cette nouvelle venue, qu’elles redoutaient sous leur affectation de dédain. Quant à
Mme Aurélie, elle était blessée de la réserve fière de la jeune fille, qui ne tournait pas autour de sa jupe
d’un air d’admiration caressante ; aussi l’abandonnait-elle aux rancunes de ses favorites, des préférées
de sa Cour, toujours agenouillées, occupées à la nourrir d’une flatterie continue, dont sa forte personne
autoritaire avait besoin pour s’épanouir. Un instant, la seconde, Mme Frédéric, parut ne pas entrer dans
le complot ; mais ce devait être par inadvertance, car elle se montra également dure, dès qu’elle
s’aperçut des ennuis où ses bonnes manières pouvaient la mettre.
Alors l’abandon fut complet, toutes s’acharnèrent sur « la mal peignée », celle-ci vécut dans une lutte
de chaque heure, n’arrivant avec tout son courage qu’à se maintenir au rayon, difficilement.
Maintenant, telle était sa vie. Il lui fallait sourire, faire la brave et la gracieuse, dans une robe de soie
qui ne lui appartenait point ; et elle agonisait de fatigue, mal nourrie, mal traitée, sous la continuelle
menace d’un renvoi brutal. Sa chambre était son unique refuge, le seul endroit où elle s’abandonnait
encore à des crises de larmes, lorsqu’elle avait trop souffert durant le jour. Mais un froid terrible y
tombait du zinc de la toiture, couverte des neiges de décembre ; elle devait se pelotonner dans son lit,
jeter tous ses vêtements sur elle, pleurer sous la couverture, pour que la gelée ne lui gerçât pas le
visage.
Mouret ne lui adressait plus la parole. Quand elle rencontrait le regard sévère de Bourdoncle pendant
le service, elle était prise d’un tremblement, car elle sentait en lui un ennemi naturel, qui ne lui
pardonnerait pas la plus légère faute. Et, au milieu de cette hostilité générale, l’étrange bienveillance
de l’inspecteur Jouve l’étonnait ; s’il la trouvait à l’écart, il lui souriait, cherchait un mot aimable ;
deux fois, il lui avait évité des réprimandes, sans qu’elle lui en témoignât de la gratitude, plus troublée
que touchée de sa protection.
Texte 3 chapitre IX :
La grande puissance était surtout la publicité. Mouret en arrivait à dépenser par an trois cent mille
francs de catalogues, d’annonces et d’affiches. Pour sa mise en vente des nouveautés d’été, il avait
lancé deux cent mille catalogues, dont cinquante mille à l’étranger, traduits dans toutes les langues.
Maintenant, il les faisait illustrer de gravures, il les accompagnait même d’échantillons, collés sur les
feuilles. C’était un débordement d’étalages, le Bonheur des Dames sautait aux yeux du monde entier,
envahissait les murailles, les journaux, jusqu’aux rideaux des théâtres. Il professait que la femme est
sans force contre la réclame, qu’elle finit fatalement par aller au bruit. Du reste, il lui tendait des
pièges plus savants, il l’analysait en grand moraliste. Ainsi, il avait découvert qu’elle ne résistait pas
au bon marché, qu’elle achetait sans besoin, quand elle croyait conclure une affaire avantageuse ; et,
sur cette observation, il basait son système des diminutions de prix, il baissait progressivement les
articles non vendus, préférant les vendre à perte, fidèle au principe du renouvellement rapide des
marchandises. Puis, il avait pénétré plus avant encore dans le coeur de la femme, il venait d’imaginer
« les rendus », un chef d’œuvre de séduction jésuitique. « Prenez toujours, madame : vous nous
rendrez l’article, s’il cesse de vous plaire. » Et la femme, qui résistait, trouvait-là une dernière excuse,
la possibilité de revenir sur une folie : elle prenait, la conscience en règle. Maintenant, les rendus et la
baisse des prix entraient dans le fonctionnement classique du nouveau commerce. Mais où Mouret se
révélait comme un maître sans rival, c’était dans l’aménagement intérieur des magasins. Il posait en loi
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que pas un coin du Bonheur des Dames ne devait rester désert ; partout, il exigeait du bruit, de la
foule, de la vie ; car la vie, disait-il, attire la vie, enfante et pullule. De cette loi, il tirait toutes sortes
d’applications. D’abord, on devait s’écraser pour entrer, il fallait que, de la rue, on crût à une émeute ;
et il obtenait cet écrasement, en mettant sous la porte les soldes, des casiers et des corbeilles débordant
d’articles à vil prix ; si bien que le menu peuple s’amassait, barrait le seuil, faisait penser que les
magasins craquaient de monde, lorsque souvent ils n’étaient qu’à demi pleins. Ensuite, le long des
galeries, il avait l’art de dissimuler les rayons qui chômaient, par exemple les châles en été et les
indiennes en hiver ; il les entourait de rayons vivants, les noyait dans du vacarme. Lui seul avait
encore imaginé de placer au deuxième étage les comptoirs des tapis et des meubles, des comptoirs où
les clientes étaient plus rares, et dont la présence au rez-de-chaussée aurait creusé des trous vides et
froids. S’il en avait découvert le moyen, il aurait fait passer la rue au travers de sa maison.
Texte 4- Dernier chapitre
Monsieur, vous avez désiré me voir, dit-elle de son air calme. Du reste, je serais venue vous remercier
de toutes vos bontés. En entrant, elle avait aperçu le million sur le bureau, et l’étalage de cet argent la
blessait. Au-dessus d’elle, comme s’il eût regardé la scène, le portrait de Mme Hédouin, dans son
cadre d’or, gardait l’éternel sourire de ses lèvres peintes.
- Vous êtes toujours résolue à nous quitter ? demanda Mouret, dont la voix tremblait.
- Oui, monsieur, il le faut.
Alors, il lui prit les mains, il dit dans une explosion de tendresse, après la longue froideur qu’il s’était
imposée :
- Et si je vous épousais, Denise, partiriez-vous ?
Mais elle avait retiré ses mains, elle se débattait comme sous le coup d’une grande douleur.
- Oh ! monsieur Mouret, je vous en prie, taisez-vous ! Oh ! ne me faites pas plus de peine encore !... Je
ne peux pas ! je ne peux pas !... Dieu est témoin que je m’en allais pour éviter un malheur pareil !
Elle continuait de se défendre par des paroles entrecoupées. N’avait-elle pas trop souffert déjà des
commérages de la maison ? Voulait-il donc qu’elle passât aux yeux des autres et à ses propres yeux
pour une gueuse ? Non, non, elle aurait de la force, elle l’empêcherait bien de faire une telle sottise.
Lui, torturé, l’écoutait, répétait avec passion :
- Je veux... je veux...
- Non, c’est impossible... Et mes frères ? j’ai juré de ne point me marier, je ne puis vous apporter deux
enfants, n’est-ce pas ?
- Ils seront aussi mes frères... Dites oui, Denise.
- Non, non, oh ! laissez-moi, vous me torturez ! Peu à peu, il défaillait, ce dernier obstacle le rendait
fou.Eh quoi ! même à ce prix, elle se refusait encore ! Au loin, il entendait la clameur de ses trois mille
employés, remuant à pleins bras sa royale fortune. Et ce million imbécile qui était là ! il en souffrait
comme d’une ironie, il l’aurait poussé à la rue.
- Partez donc ! cria-t-il dans un flot de larmes. Allez retrouver celui que vous aimez... C’est la raison,
n’est-ce pas ? Vous m’aviez prévenu, je devrais le savoir et ne pas vous tourmenter davantage.
Elle était restée saisie, devant la violence de ce désespoir.
Son coeur éclatait. Alors, avec une impétuosité d’enfant, elle se jeta à son cou, sanglota elle aussi, en
bégayant :
- Oh ! monsieur Mouret, c’est vous que j’aime ! Une dernière rumeur monta du Bonheur des Dames,
l’acclamation lointaine d’une foule. Le portrait de Mme Hédouin souriait toujours, de ses lèvres
peintes, Mouret était tombé assis sur le bureau, dans le million, qu’il ne voyait plus. Il ne lâchait pas
Denise, il la serrait éperdument sur sa poitrine, en lui disant qu’elle pouvait partir maintenant, qu’elle
passerait un mois à Valognes, ce qui fermerait la bouche du monde, et qu’il irait ensuite l’y chercher
lui-même, pour l’en ramener à son bras, toute-puissante.
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Gravure XIXeme siécle
Brouillon de Zola
Publicité pour un grand magasin.
79
«Le roman et la nouvelle au XIXe siècle : réalisme et naturalisme 3 »,
Vous analyserez le corpus proposé. Vous préciserez les modalités de son exploitation sous la forme
d’un projet de séquence assorti du développement d’une séance de cours. Cette séquence comportera
obligatoirement une séance d’étude de la langue.
Texte 1
Lorsque le zingueur eut allumé sa cigarette, il posa les coudes sur la table, avança la face, regarda un
instant sans parler la jeune femme, dont le joli visage de blonde avait, ce jour-là, une transparence
laiteuse de fine porcelaine. Puis, faisant allusion à une affaire connue d'eux seuls, débattue déjà, il
demanda simplement à demi-voix : - Alors, non ? vous dites non ?
- Oh ! bien sûr, non, monsieur Coupeau, répondit tranquillement Gervaise souriante. Vous
n'allez peut-être pas me parler de ça ici.
Vous m'aviez promis pourtant d'être raisonnable... Si j'avais su, j'aurais refusé votre
consommation.
Il ne reprit pas la parole, continua à la regarder, de tout près, avec une tendresse hardie et qui
s'offrait, passionné surtout pour les coins de ses lèvres, de petits coins d'un rose pâle, un peu mouillé,
laissant voir le rouge vif de la bouche, quand elle souriait. Elle, pourtant, ne se reculait pas, demeurait
placide et affectueuse. Au bout d'un silence, elle dit encore :
- Vous n'y songez pas, vraiment. Je suis une vieille femme, moi ; j'ai un grand garçon de huit
ans ... Qu'est-ce que nous ferions ensemble ?
- Pardi ! murmura Coupeau en clignant les yeux, ce que font les autres !
Mais elle eut un geste d'ennui.
- Ah ! si vous croyez que c'est toujours amusant ? On voit bien que vous n'avez pas été en
ménage... Non, monsieur Coupeau, il faut que je pense aux choses sérieuses. La rigolade, ça ne mène à
rien, entendez-vous ! J'ai deux bouches à la maison, et qui avalent ferme, allez ! Comment voulez-
vous que j'arrive à élever mon petit monde, si je m'amuse à la bagatelle ?... Et puis, écoutez, mon
malheur a été une fameuse leçon. Vous savez, les hommes maintenant, ça ne fait plus mon affaire.
On ne me repincera pas de longtemps.
Elle s'expliquait sans colère, avec une grande sagesse, très froide, comme si elle avait traité
question d'ouvrage, les raisons qui l'empêchaient de passer un corps de fichu à l'empois. On voyait
qu'elle avait arrêté ça dans sa tête, après de mûres réflexions.
Coupeau, attendri, répétait :
- Vous me causez bien de la peine, bien de la peine...
- Oui, c'est ce que je vois, reprit-elle, et j'en suis fâchée pour vous, monsieur Coupeau... Il ne
faut pas que ça vous blesse. Si j'avais des idées à rire, mon Dieu ! ce serait encore plutôt avec vous
qu'avec un autre. Vous avez l'air bon garçon, vous êtes gentil. On se mettrait ensemble, n'est-ce pas ?
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et on irait tant qu'on irait. Je ne fais pas ma princesse, je ne dis point que ça n'aurait pas pu arriver...
Seulement, à quoi bon, puisque je n'en ai pas envie ? Me voilà chez madame Fauconnier depuis quinze
jours. Les petits vont à l'école. Je travaille, je suis contente... Hein ? le mieux alors est de rester comme
on est.
Et elle se baissa pour prendre son panier.
- Vous me faites causer, on doit m'attendre chez la patronne... Vous en trouverez une autre,
allez ! monsieur Coupeau, plus jolie que moi, et qui n'aura pas deux marmots à traîner. […]
Son visage, pourtant, gardait une douceur enfantine ; elle avançait ses mains potelées, en répétant
qu'elle n'écraserait pas une mouche ; elle ne connaissait les coups que pour en avoir déjà joliment reçu
dans sa vie. Alors, elle en vint à causer de sa jeunesse, à Plassans. Elle n'était point coureuse du tout ;
les hommes l'ennuyaient ; quand Lantier l'avait prise, à quatorze ans, elle trouvait ça gentil, parce qu'il
se disait son mari et qu'elle croyait jouer au ménage. Son seul défaut, assurait-elle, était d'être très
sensible, d'aimer tout le monde, de se passionner pour des gens qui lui faisaient ensuite mille misères.
Ainsi, quand elle aimait un homme, elle ne songeait pas aux bêtises, elle rêvait uniquement de
vivre toujours ensemble, très heureux. Et, comme Coupeau ricanait et lui parlait de ses deux enfants,
qu'elle n'avait certainement pas mis couver sous le traversin, elle lui allongea des tapes sur les doigts,
elle ajouta que, bien sûr, elle était bâtie sur le patron des autres femmes ; seulement, on avait tort de
croire les femmes toujours acharnées après ça ; les femmes songeaient à leur ménage, se coupaient en
quatre dans la maison, se couchaient trop lasses, le soir, pour ne pas dormir tout de suite.
Elle, d'ailleurs, ressemblait à sa mère, une grosse travailleuse, morte à la peine, qui avait servi de bête
de somme au père Macquart pendant plus de vingt ans. […]
- Oh ! ce n'est presque rien, ça ne se voit pas, dit Coupeau pour faire sa cour.
Elle hocha le menton ; elle savait bien que ça se voyait ; à quarante ans, elle se casserait en
deux. Puis, doucement, avec un léger rire :
- Vous avez un drôle de goût d'aimer une boiteuse.
Alors, lui, les coudes toujours sur la table, avançant la face davantage, la complimenta en
risquant les mots, comme pour la griser.
Mais elle disait toujours non de la tête, sans se laisser tenter, caressée pourtant par cette voix
câline. Elle écoutait, les regards dehors, paraissant s'intéresser de nouveau à la foule croissante.
Maintenant, dans les boutiques vides, on donnait un coup de balai ; la fruitière retirait sa dernière
poêlée de pommes de terre frites, tandis que le charcutier remettait en ordre les assiettes débandées de
son comptoir. […]
Gervaise avait repris son panier. Elle ne se levait pourtant pas, le tenait sur ses genoux, les
regards perdus, rêvant, comme si les paroles du jeune ouvrier éveillaient en elle des pensées lointaines
d'existence. Et elle dit encore, lentement, sans transition apparente :
- Mon Dieu ! je ne suis pas ambitieuse, je ne demande pas grand'chose [...]
Zola, L’assommoir
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Texte 2 :
Il la prit, elle tombait, il la prit dans ses bras, il la serra étroitement sans avoir conscience de ce qu’il
faisait. Il la soutenait tout en chancelant. Il était comme s’il avait la tête pleine de fumée ; des éclairs
lui passaient entre les cils ; ses idées s’évanouissaient ; il lui semblait qu’il accomplissait un acte
religieux et qu’il commettait une profanation. Du reste il n’avait pas le moindre désir de cette femme
ravissante dont il sentait la forme contre sa poitrine. Il était éperdu d’amour.
Elle lui prit une main et la posa sur son cœur. Il sentit le papier qui y était. Il balbutia :
— Vous m’aimez donc ?
Elle répondit d’une voix si basse que ce n’était plus qu’un souffle qu’on entendait à peine :
— Tais-toi ! tu le sais !
Et elle cacha sa tête rouge dans le sein du jeune homme superbe et enivré.
Il tomba sur le banc, elle près de lui. Ils n’avaient plus de paroles. Les étoiles commençaient à
rayonner. Comment se fit-il que leurs lèvres se rencontrèrent ? Comment se fait-il que l’oiseau chante,
que la neige fonde, que la rose s’ouvre, que mai s’épanouisse, que l’aube blanchisse derrière les arbres
noirs au sommet frissonnant des collines ?
Un baiser, et ce fut tout.
Tous deux tressaillirent, et ils se regardèrent dans l’ombre avec des yeux éclatants.
Ils ne sentaient ni la nuit fraîche, ni la pierre froide, ni la terre humide, ni l’herbe mouillée, ils se
regardaient et ils avaient le cœur plein de pensées. Ils s’étaient pris les mains, sans savoir.
Elle ne lui demandait pas, elle n’y songeait pas même, par où il était entré et comment il avait
pénétré dans le jardin. Cela lui paraissait si simple qu’il fût là.
De temps en temps le genou de Marius touchait le genou de Cosette, et tous deux frémissaient.
Par intervalles, Cosette bégayait une parole. Son âme tremblait à ses lèvres comme une goutte de
rosée à une fleur.
Peu à peu ils se parlèrent. L’épanchement succéda au silence qui est la plénitude. La nuit était
sereine et splendide au-dessus de leur tête. Ces deux êtres, purs comme des esprits, se dirent tout, leurs
songes, leurs ivresses, leurs extases, leurs chimères, leurs défaillances, comme ils s’étaient adorés de
loin, comme ils s’étaient souhaités, leur désespoir, quand ils avaient cessé de s’apercevoir. Ils se
confièrent dans une intimité idéale, que rien déjà ne pouvait plus accroître, ce qu’ils avaient de plus
caché et de plus mystérieux. Ils se racontèrent, avec une foi candide dans leurs illusions, tout ce que
l’amour, la jeunesse et ce reste d’enfance qu’ils avaient leur mettaient dans la pensée. Ces deux cœurs
se versèrent l’un dans l’autre, de sorte qu’au bout d’une heure, c’était le jeune homme qui avait l’âme
de la jeune fille et la jeune fille qui avait l’âme du jeune homme. Ils se pénétrèrent, ils s’enchantèrent,
ils s’éblouirent.
Victor Hugo, Les Misérables, livre 6
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Texte 3
Dès l’entrée du passage, il éprouva des voluptés cuisantes. La marchande de bijoux faux était
assise juste en face de la porte de l’allée. Il lui fallut attendre qu’elle fût occupée, qu’une jeune
ouvrière vînt acheter une bague ou des boucles d’oreilles de cuivre. Alors, rapidement, il entra dans
l’allée ; il monta l’escalier étroit et obscur, en s’appuyant aux murs gras d’humidité. Ses pieds
heurtaient les marches de pierre ; au bruit de chaque heurt, il sentait une brûlure qui lui traversait la
poitrine. Une porte s’ouvrit. Sur le seuil, au milieu d’une lueur blanche, il vit Thérèse en camisole, en
jupon, tout éclatante, les cheveux fortement noués derrière la tête. Elle ferma la porte, elle se pendit à
son cou. Il s’échappait d’elle une odeur tiède, une odeur de linge blanc et de chair fraîchement lavée.
Laurent, étonné, trouva sa maîtresse belle. Il n’avait jamais vu cette femme. Thérèse, souple et
forte, le serrait, renversant la tête en arrière, et, sur son visage, couraient des lumières ardentes, des
sourires passionnés. Cette face d’amante s’était comme transfigurée ; elle avait un air fou et caressant ;
les lèvres humides, les yeux luisants, elle rayonnait. La jeune femme, tordue et ondoyante, était belle
d’une beauté étrange, toute d’emportement. On eût dit que sa figure venait de s’éclairer en dedans, que
des flammes s’échappaient de sa chair. Et, autour d’elle, son sang qui brûlait, ses nerfs qui se
tendaient, jetaient ainsi des effluves chauds, un air pénétrant et âcre.
Au premier baiser, elle se révéla courtisane. Son corps inassouvi se jeta éperdument dans la
volupté. Elle s’éveillait comme d’un songe, elle naissait à la passion. Elle passait des bras débiles de
Camille dans les bras vigoureux de Laurent, et cette approche d’un homme puissant lui donnait une
brusque secousse qui la tirait du sommeil de la chair. Tous ses instincts de femme nerveuse éclatèrent
avec une violence inouïe ; le sang de sa mère, ce sang africain qui brûlait ses veines, se mit à couler, à
battre furieusement dans son corps maigre, presque vierge encore. Elle s’étalait, elle s’offrait avec une
impudeur souveraine. Et, de la tête aux pieds, de longs frissons l’agitaient.
Zola, Thérèse Raquin
Texte 4
Et elle se mit à rêver d'amour.
L'amour! Il l'emplissait depuis deux années de l'anxiété croissante de son approche. Maintenant elle
était libre d'aimer; elle n'avait plus qu'à le rencontrer, lui!
Comment serait-il? Elle ne le savait pas au juste et ne se le demandait même pas. Il serait lui, voilà
tout.
Elle savait seulement qu'elle l'adorerait de toute son âme et qu'il la chérirait de toute sa force. Ils se
promèneraient par les soirs pareils à celui-ci, sous la cendre lumineuse qui tombait des étoiles. Ils
iraient, les mains dans les mains, serrés l'un contre l'autre, entendant battre leurs cœurs, sentant la
chaleur de leurs épaules, mêlant leur amour à la limpidité suave des nuits d'été, tellement unis qu'ils
pénétreraient aisément, par la seule puissance de leur tendresse, jusqu'à leurs plus secrètes pensées.
Et cela continuerait indéfiniment, dans la sérénité d'une affection indestructible.
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Et il lui sembla soudain qu'elle le sentait là, contre elle; et brusquement un vague frisson de
sensualité lui courut des pieds à la tête. Elle serra ses bras contre sa poitrine, d'un mouvement
inconscient, comme pour étreindre son rêve; et sur sa lèvre tendue vers l'inconnu quelque chose passa
qui la fit presque défaillir, comme si l'haleine du printemps lui eût donné un baiser d'amour.
Tout à coup, là-bas, derrière le château, sur la route elle entendit marcher dans la nuit. Et dans un
élan de son âme affolée, dans un transport de foi à l'impossible, aux hasards providentiels, aux
pressentiments divins, aux romanesques combinaisons du sort, elle pensa: « Si c'était lui?» Elle
écoutait anxieusement le pas rythmé du marcheur, sûre qu'il allait s'arrêter à la grille pour demander
l'hospitalité.
Lorsqu'il fut passé, elle se sentit triste comme après une déception. Mais elle comprit l'exaltation de
son espoir et sourit de sa démence.
Alors, un peu calmée, elle laissa flotter son esprit au courant d'une rêverie plus raisonnable,
cherchant à pénétrer l'avenir, échafaudant son existence.
Avec lui, elle vivrait ici, dans ce calme château qui dominait la mer. Elle aurait sans doute deux
enfants, un fils pour lui, une fille pour elle. Et elle les voyait courant sur l'herbe entre le platane et le
tilleul, tandis que le père et la mère les suivraient d'un œil ravi, en échangeant par-dessus leurs têtes
des regards pleins de passion.
Et elle resta longtemps, longtemps, à rêvasser ainsi, tandis que la lune, achevant son voyage à travers
le ciel, allait disparaître dans la mer.
Maupassant, Une vie
Texte 5
Et il contemplait son petit nez fin et blanc, ses lèvres retroussées, ses yeux clairs, ses bandeaux
châtains qui bouffaient, sa jolie figure ovale. Sa robe de foulard écru collait à ses épaules un peu
tombantes ; et, sortant de leurs manchettes tout unies, ses deux mains découpaient, versaient à boire,
s’avançaient sur la nappe. On leur servit un poulet avec les quatre membres étendus, une matelote
d’anguilles dans un compotier en terre de pipe, du vin râpeux, du pain trop dur, des couteaux ébréchés.
Tout cela augmentait le plaisir, l’illusion. Ils se croyaient presque au milieu d’un voyage, en Italie,
dans leur lune de miel.
Avant de repartir, ils allèrent se promener le long de la berge.
Le ciel d’un bleu tendre, arrondi comme un dôme, s’appuyait à l’horizon sur la dentelure des bois.
En face, au bout de la prairie, il y avait un clocher dans un village ; et, plus loin, à gauche, le toit d’une
maison faisait une tache rouge sur la rivière, qui semblait immobile dans toute la longueur de sa
sinuosité. Des joncs se penchaient pourtant, et l’eau secouait légèrement des perches plantées au bord
pour tenir des filets ; une masse d’osier, deux ou trois vieilles chaloupes étaient là. Près de l’auberge,
une fille en chapeau de paille tirait des seaux d’un puits ; — chaque fois qu’ils remontaient, Frédéric
écoutait avec une jouissance inexprimable le grincement de la chaîne.
Il ne doutait pas qu’il ne fût heureux pour jusqu’à la fin de ses jours, tant son bonheur lui paraissait
naturel, inhérent à sa vie et à la personne de cette femme. Un besoin le poussait à lui dire des
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tendresses. Elle y répondait par de gentilles paroles, de petites tapes sur l’épaule, des douceurs dont la
surprise le charmait.
Flaubert, L’Education sentimentale
Documents complémentaires
Manet, Olympia, 1863
Olympia, Edouard Manet (1863). Huile sur Toile, 130 × 190 cm (51.2 × 74.8 in).
Musée d’Orsay.
Connu comme le nu le plus scandaleux du XIXème siècle, Olympia de Manet avait tout pour choquer.
Le sujet, la composition, la méthode de réalisation… Ridiculisé lors du Salon de 1863, Manet fut
profondément attristé lui qui espérait faire de cette toile une continuité avec les Maîtres Anciens.
Souvent comparée avec la Venus d’Urbin de Titien, l’Olympia de Manet illustrait cependant une autre
vision de la courtisane, du milieu du XIXème siècle.
Musset confession d’n enfant du siécle
Le chapitre XI qui restitue le monologue d’Octave constitue l’explication du chapitre X :
Ange éternel des nuits heureuses, qui racontera ton silence ? Ô baiser, mystérieux breuvage
que les lèvres se versent comme des coupes altérées ! ivresse des sens, ô volupté ! oui, comme Dieu tu
es immortelle ! Sublime élan de la créature, communion universelle des êtres, volupté trois fois sainte,
qu’ont dit de toi ceux qui t’ont vantée ? Ils t’ont appelée passagère, ô créatrice ! et ils ont dit que ta
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courte apparence illuminait leur vie fugitive. Parole plus courte elle-même que le souffle d’un
moribond ! vraie parole de brute sensuelle, qui s’étonne de vivre une heure et qui prend les clartés de
la lampe éternelle pour une étincelle qui sort d’un caillou ! Amour ! ô principe du monde ! flamme
précieuse que la nature entière, comme une vestale inquiète, surveille incessamment dans le temple de
Dieu ! foyer de tout, par qui tout existe ! les esprits de destruction mourraient eux-mêmes en soufflant
sur toi ! Je ne m’étonne pas qu’on blasphème ton nom ; car ils ne savent qui tu es, ceux qui croient
t’avoir vu en face, parce qu’ils ont ouvert les yeux ; et quand tu trouves tes vrais apôtres, unis sur terre
dans un baiser, tu ordonnes à leurs paupières de se fermer comme des voiles, afin qu’on ne voie pas le
bonheur.
Mais vous, délices ! sourires languissants, premières caresses, tutoiement timide, premiers
bégaiements de l’amante, vous qu’on peut voir, vous qui êtes à nous ! êtes-vous donc moins à Dieu
que le reste, beaux chérubins qui planez dans l’alcôve, et qui ramenez à ce monde l’homme réveillé du
songe divin ? Ah ! chers enfants de la volupté, comme votre mère vous aime ! C’est vous, causeries
curieuses, qui soulevez les premiers mystères, touchers tremblants et chastes encore, regards déjà
insatiables, qui commencez à tracer dans le cœur comme une ébauche craintive l’ineffaçable image de
la beauté chérie ! Ô royaume ! ô conquête ! c’est vous qui faites les amants. Et toi, vrai diadème, toi,
sérénité du bonheur ! premier regard reporté sur la vie, premier retour des heureux à tant d’objets
indifférents qu’ils ne voient plus qu’à travers leur joie, premiers pas faits dans la nature à côté de la
bien-aimée ! qui vous peindra ? Quelle parole humaine exprimera jamais la plus faible caresse ?
Celui qui, par une fraîche matinée, dans la force de la jeunesse, est sorti un jour à pas lents, tandis
qu’une main adorée fermait sur lui la porte secrète ; qui a marché sans savoir où, regardant les bois et
les plaines ; qui a traversé une place sans entendre qu’on lui parlait ; qui s’est assis dans un lieu
solitaire, riant et pleurant sans raison ; qui a posé ses mains sur son visage pour y respirer un reste de
parfum ; qui a oublié tout à coup ce qu’il avait fait sur terre jusqu’alors ; qui a parlé aux arbres de la
route et aux oiseaux qu’il voyait passer ; qui enfin, au milieu des hommes, s’est montré un joyeux
insensé, puis qui est tombé à genoux et qui en a remercié Dieu ; celui-là mourra sans se plaindre : il a
eu la femme qu’il aimait.
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***Le roman et la nouvelle au XIXème siècle, réalisme et naturalisme
4 (classe de seconde)
- Texte 1 Balzac un extrait de "Gobseck", "scène de la vie privée", Comédie Humaine, 1830
- Texte 2 Maupassant un extrait de "L'aveugle", publié dans la revue Le Gaulois (1882), et le recueil
Le père Milon (1899)
- Texte 3 Edmond et Jules de Goncourt, un extrait de Germinie Lacerteux, Chap 7, 1889
- Texte 4 Flaubert, extrait de l'Education sentimentale, Chap 4, 1891
- Document complémentaire 1, Maupassant extrait de "Le roman", préface de Pierre et Jean
- Document complémentaire 2, une peinture de René Magritte, "La lectrice soumise", 1928
Balzac, extrait de « Gobseck » « Scène de la vie privée », Comédie humaine, 1830
Je dois commencer par vous parler d’un personnage que vous ne pouvez pas connaître. Il s’agit d’un
usurier. Saisirez-vous bien cette figure pâle et blafarde, à laquelle je voudrais que l’Académie me
permît de donner le nom de face lunaire, elle ressemblait à du vermeil dédoré ? Les cheveux de mon
usurier étaient plats, soigneusement peignés et d’un gris cendré. Les traits de son visage, impassible
autant que celui de Talleyrand, paraissaient avoir été coulés en bronze. Jaunes comme ceux d’une
fouine, ses petits yeux n’avaient presque point de cils et craignaient la lumière ; mais l’abat-jour d’une
vieille casquette les en garantissait. Son nez pointu était si grêlé dans le bout que vous l’eussiez
comparé à une vrille. Il avait les lèvres minces de ces alchimistes et de ces petits vieillards peints par
Rembrandt ou par Metzu. Cet homme parlait bas, d’un ton doux, et ne s’emportait jamais. Son âge
était un problème : on ne pouvait pas savoir s’il était vieux avant le temps, ou s’il avait ménagé sa
jeunesse afin qu’elle lui servît toujours. Tout était propre et râpé dans sa chambre, pareille, depuis le
drap vert du bureau jusqu’au tapis du lit, au froid sanctuaire de ces vieilles filles qui passent la journée
à frotter leurs meubles. En hiver, les tisons de son foyer, toujours enterrés dans un talus de cendres, y
fumaient sans flamber. Ses actions, depuis l’heure de son lever jusqu’à ses accès de toux le soir,
étaient soumises à la régularité d’une pendule. C’était en quelque sorte un homme-modèle que le
sommeil remontait. Si vous touchez un cloporte cheminant sur un papier, il s’arrête et fait le mort ; de
même, cet homme s’interrompait au milieu de son discours et se taisait au passage d’une voiture, afin
de ne pas forcer sa voix.
Maupassant, extrait de « L’aveugle », publié dans la revue Le Gaulois (31 mars 1882) et dans le
recueil Le Père Milon (1899)
Il avait une figure toute pâle, et deux grands yeux blancs comme des pains à cacheter ; et il
demeurait impassible sous l’injure, tellement enfermé en lui-même qu’on ignorait s’il la sentait. Jamais
d’ailleurs il n’avait connu aucune tendresse, sa mère l’ayant toujours un peu rudoyé ne l’aimant guère ;
car aux champs les inutiles sont des nuisibles, et les paysans feraient volontiers comme les poules qui
tuent les infirmes d’entre elles.
Sitôt la soupe avalée, il allait s’asseoir devant la porte en été, contre la cheminée en hiver, et il ne
remuait plus jusqu’au soir. Il ne faisait pas un geste, pas un mouvement ; seules ses paupières, qu’agitait
une sorte de souffrance nerveuse, retombaient parfois sur la tache blanche de ses yeux. Avait-il un esprit,
une pensée, une conscience nette de sa vie ? Personne ne se le demandait.
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Pendant quelques années, les choses allèrent ainsi. Mais son impuissance à rien faire autant que
son impassibilité finirent par exaspérer ses parents, et il devint un souffre-douleur, une sorte de bouffon-
martyr, de proie donnée à la férocité native, à la gaieté sauvage des brutes qui l’entouraient.
On imagina toutes les farces cruelles que sa cécité put inspirer. Et, pour se payer de ce qu’il
mangeait, on fit de ses repas des heures de plaisir pour les voisins et de supplice pour l’impotent.
Les paysans des maisons prochaines s’en venaient à ce divertissement ; on se le disait de porte en
porte, et la cuisine de la ferme se trouvait pleine chaque jour. Tantôt on posait sur la table, devant son
assiette où il commençait à puiser le bouillon, quelque chat ou quelque chien. La bête, avec son instinct,
flairait l’infirmité de l’homme et, tout doucement, s’approchait, mangeait sans bruit, lapant avec
délicatesse ; et quand un clapotis de langue un peu bruyant avait éveillé l’attention du pauvre diable, elle
s’écartait prudemment pour éviter le coup de cuiller qu’il envoyait au hasard devant lui.
Alors c’étaient des rires, des poussées, des trépignements des spectateurs tassés le long des murs.
Et lui, sans jamais dire un mot, se remettait à manger de la main droite, tandis que, de la gauche avancée,
il protégeait et défendait son assiette.
Tantôt on lui faisait mâcher des bouchons, du bois, des feuilles ou même des ordures qu’il ne
pouvait distinguer.
Puis on se lassa même des plaisanteries ; et le beau-frère enrageant de toujours le nourrir, le frappa,
le gifla sans cesse, riant des efforts inutiles de l’autre pour parer les coups ou les rendre. Ce fut alors un
jeu nouveau : le jeu des claques. Et les valets de charrue, le goujat, les servantes, lui lançaient à tout
moment leur main par la figure, ce qui imprimait à ses paupières un mouvement précipité. Il ne savait
où se cacher et demeurait sans cesse les bras étendus pour éviter les approches.
Enfin, on le contraignit à mendier.
Edmond et Jules de Goncourt, Germinie Lacerteux, extrait chap 7, 1889
Vers ce temps, au bout de la rue, une petite crémerie sans affaires changeait de propriétaire, à la
suite de la vente du fonds par autorité de justice. La boutique était restaurée. On la repeignait. Les vitres
de la devanture s’ornaient d’inscriptions en lettres jaunes. Des pyramides de chocolat de la Compagnie
coloniale, des bols de café à fleurs, espacés de petits verres à liqueur, garnissaient les planches de
l’étalage. À la porte brillait l’enseigne d’un pot au lait de cuivre coupé par le milieu.
La femme qui essayait de remonter ainsi la maison, la nouvelle crémière, était une personne d’une
cinquantaine d’années, débordante d’embonpoint et gardant encore quelques restes de beauté à demi
submergés sous sa graisse. On disait dans le quartier qu’elle s’était établie avec l’argent d’un vieux
monsieur qu’elle avait servi jusqu’à sa mort dans son pays, près de Langres ; car il se trouvait qu’elle
était payse de Germinie, non du même village, mais d’un petit endroit à côté ; et sans s’être jamais
rencontrées ni vues là-bas, elle et la bonne de mademoiselle se connaissaient de nom, et avaient le
rapprochement de connaissances communes, de souvenirs des mêmes lieux. La grosse femme était
complimenteuse, doucereuse, caressante. Elle disait : Ma belle, à tout le monde, faisait la petite voix, et
jouait l’enfant avec la langueur dolente des personnes corpulentes. Elle détestait les gros mots,
rougissait, s’effarouchait pour un rien. Elle adorait les secrets, tournait tout en confidence, faisait des
histoires, parlait toujours à l’oreille. Sa vie se passait à bavarder et à gémir. Elle plaignait les autres, elle
se plaignait elle-même ; elle se lamentait sur ses malheurs et sur son estomac. Quand elle avait trop
mangé, elle disait dramatiquement : Je vais mourir. Et rien n’était aussi pathétique que ses indigestions.
C’était une nature perpétuellement attendrie et larmoyante : elle pleurait indistinctement pour un cheval
battu, pour quelqu’un qui était mort, pour du lait qui avait tourné. Elle pleurait sur les faits divers des
journaux, elle pleurait en voyant passer des passants.
Germinie fut bien vite séduite et apitoyée par cette crémière câline, bavarde, toujours émue,
appelant à elle l’expansion des autres et paraissant si tendre. Au bout de trois mois, presque rien n’entrait
chez mademoiselle qui ne vînt de chez la mère Jupillon. Germinie s’y fournissait de tout ou à peu près.
Elle passait des heures dans la boutique. Une fois là, elle avait peine à s’en aller, elle restait et ne pouvait
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se lever. Une lâcheté machinale la retenait. Sur la porte, elle causait encore, pour n’être pas encore partie.
Elle se sentait attachée chez la crémière par l’invisible charme des endroits où l’on revient sans cesse et
qui finissent par vous étreindre comme des choses qui vous aimeraient.
- Texte 4 Flaubert, extrait de l'Education sentimentale, Chap 4, 1891
Alors, Frédéric se rappela les jours déjà loin où il enviait l’inexprimable bonheur de se trouver dans
une de ces voitures, à côté d’une de ces femmes. Il le possédait, ce bonheur-là, et il n’en était pas plus
joyeux.
La pluie avait fini de tomber. Les passants, réfugiés entre les colonnes du Garde-Meubles, s’en
allaient. Des promeneurs, dans la rue Royale, remontaient vers le boulevard. Devant l’hôtel des
Affaires Étrangères, une file de badauds stationnait sur les marches.
À la hauteur des Bains-Chinois, comme il y avait des trous dans le pavé, la berline se ralentit. Un
homme en paletot noisette marchait au bord du trottoir. Une éclaboussure, jaillissant de dessous les
ressorts, s’étala dans son dos. L’homme se retourna, furieux. Frédéric devint pâle ; il avait reconnu
Deslauriers.
À la porte du café Anglais, il renvoya la voiture. Rosanette était montée devant lui, pendant qu’il
payait le postillon.
Il la retrouva dans l’escalier, causant avec un monsieur. Frédéric prit son bras. Mais, au milieu du
corridor, un deuxième seigneur l’arrêta.
— Va toujours ! dit-elle, je suis à toi !
Et il entra seul dans le cabinet. Par les deux fenêtres ouvertes, on apercevait du monde aux croisées
des autres maisons, vis-à-vis. De larges moires frissonnaient sur l’asphalte qui séchait, et un magnolia
posé au bord du balcon embaumait l’appartement. Ce parfum et cette fraîcheur détendirent ses nerfs ;
il s’affaissa sur le divan rouge, au-dessous de la glace.
La Maréchale revint ; et, le baisant au front :
— On a des chagrins, pauvre mimi ?
— Peut-être ! répliqua-t-il.
— Tu n’es pas le seul, va !
Ce qui voulait dire : « Oublions chacun les nôtres dans une félicité commune ! »
Puis elle posa un pétale de fleur entre ses lèvres, et le lui tendit à becqueter. Ce mouvement, d’une
grâce et presque d’une mansuétude lascive, attendrit Frédéric.
— Pourquoi me fais-tu de la peine ? dit-il, en songeant à Mme Arnoux.
— Moi, de la peine ?
Et, debout devant lui, elle le regardait, les cils rapprochés et les deux mains sur les épaules.
Toute sa vertu, toute sa rancune sombra dans une lâcheté sans fond.
Il reprit :
— Puisque tu ne veux pas m’aimer ! en l’attirant sur ses genoux.
Elle se laissait faire ; il lui entourait la taille à deux bras ; le pétillement de sa robe de soie
l’enflammait.
— Où sont-ils ? dit la voix d’Hussonnet dans le corridor.
La Maréchale se leva brusquement, et alla se mettre à l’autre bout du cabinet, tournant le dos à la
porte.
Elle demanda des huîtres et ils s’attablèrent.
Documents complémentaires
Maupassant, « Le roman » Préface Pierre et Jean
Le romancier qui transforme la vérité constante, brutale et déplaisante, pour en tirer une aventure
exceptionnelle et séduisante, doit, sans souci exagéré de la vraisemblance, manipuler les événements à
son gré, les préparer et les arranger pour plaire au lecteur, l’émouvoir ou l’attendrir. Le plan de son
roman n’est qu’une série de combinaisons ingénieuses conduisant avec adresse au dénouement. Les
incidents sont disposés et gradués vers le point culminant et l’effet de la fin, qui est un événement capital
et décisif, satisfaisant toutes les curiosités éveillées au début, mettant une barrière à l’intérêt, et terminant
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si complètement l’histoire racontée qu’on ne désire plus savoir ce que deviendront, le lendemain, les
personnages les plus attachants.
Le romancier, au contraire, qui prétend nous donner une image exacte de la vie, doit éviter avec
soin tout enchaînement d’événements qui paraîtrait exceptionnel. Son but n’est point de nous raconter
une histoire, de nous amuser ou de nous attendrir, mais de nous forcer à penser, à comprendre le sens
profond et caché des événements. À force d’avoir vu et médité il regarde l’univers, les choses, les faits
et les hommes d’une certaine façon qui lui est propre et qui résulte de l’ensemble de ses observations
réfléchies. C’est cette vision personnelle du monde qu’il cherche à nous communiquer en la reproduisant
dans un livre. Pour nous émouvoir, comme il l’a été lui-même par le spectacle de la vie, il doit la
reproduire devant nos yeux avec une scrupuleuse ressemblance. Il devra donc composer son œuvre
d’une manière si adroite, si dissimulée, et d’apparence si simple, qu’il soit impossible d’en apercevoir
et d’en indiquer le plan, de découvrir ses intentions.
Au lieu de machiner une aventure et de la dérouler de façon à la rendre intéressante jusqu’au
dénouement, il prendra son ou ses personnages à une certaine période de leur existence et les conduira,
par des transitions naturelles, jusqu’à la période suivante. Il montrera de cette façon, tantôt comment les
esprits se modifient sous l’influence des circonstances environnantes, tantôt comment se développent
les sentiments et les passions, comment on s’aime, comment on se hait, comment on se combat dans
tous les milieux sociaux, comment luttent les intérêts bourgeois, les intérêts d’argent, les intérêts de
famille, les intérêts politiques.
L’habileté de son plan ne consistera donc point dans l’émotion ou dans le charme, dans un début
attachant ou dans une catastrophe émouvante, mais dans le groupement adroit de petits faits constants
d’où se dégagera le sens définitif de l’œuvre. S’il fait tenir dans trois cents pages dix ans d’une vie pour
montrer quelle a été, au milieu de tous les êtres qui l’ont entourée, sa signification particulière et bien
caractéristique, il devra savoir éliminer, parmi les menus événements innombrables et quotidiens, tous
ceux qui lui sont inutiles, et mettre en lumière, d’une façon spéciale, tous ceux qui seraient demeurés
inaperçus pour des observateurs peu clairvoyants et qui donnent au livre sa portée, sa valeur d’ensemble.
René Magritte, « La lectrice soumise » , 1928
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Le roman et la nouvelle au XIXème siècle, réalisme et naturalisme 5
(classe de seconde)
Groupement de textes:
Mémoires d'Outre-Tombe, 1850, Chateaubriand (1768-1848), III, XXIII, chap. 16, publié en 1838,
Classiques de Poche, p. 6?6-6?8
La Chartreuse de Parme, 1839, Stendhal (1783-1842), 1,3, Folio classique, p. 62-64.
Les Misérables, 1862, Victor Hugo (1802-1885), Deuxième partie, Livre 1er, IX, GF Flammarion, p.
359-362
Texte n° 1 :
Pendant que l'escorte était arrêtée, il aperçut la petite voiture d'une cantinière, et sa tendresse pour ce
corps respectable l'emportant sur tout, il partit au galop pour la rejoindre.
- Restez donc, s ... ! lui cria le maréchal des logis.
Que peut-il me faire ici? pensa Fabrice et il continua de galoper vers la cantinière. En donnant de
l'éperon à son cheval, il avait eu quelque espoir que c'était sa bonne cantinière du matin; les chevaux et
les petites charrettes se ressemblaient fort, mais la propriétaire était tout autre, et notre héros lui trouva
l'air fort méchant. Comme il l'abordait, Fabrice l'entendit qui disait: Il était pourtant bien bel homme!
Un fort vilain spectacle attendait là le nouveau soldat; on coupait la cuisse à un cuirassier, beau jeune
homme de cinq pieds dix pouces. Fabrice ferma les yeux et but coup sur coup quatre verres d'eau-de-
vie.
Comme tu y vas, gringalet! s'écria la cantinière. L'eau-de-vie lui donna une idée: il faut que j'achète la
bienveillance de mes camarades les hussards de l'escorte.
Donnez-moi le reste de la bouteille, dit-il à la vivandière.
Mais sais-tu, répondit-elle, que ce reste-là coûte dix francs, un jour comme aujourd'hui? Comme il
regagnait l'escorte au galop:
Ah! tu nous rapportes la goutte! s'écria le maréchal des logis, c'est pour ça que tu désertais? Donne. La
bouteille circula; le dernier qui la prit la jeta en l'air après avoir bu.
Merci, camarade! cria-t-il à Fabrice.
Tous les yeux le regardèrent avec bienveillance. Ces regards ôtèrent un poids de cent livres de dessus
le cœur de Fabrice: c'était un de ces cœurs de fabrique trop fine qui ont besoin de l'amitié de ce qui les
entoure. Enfin il n'était plus mal vu de ses compagnons, il y avait liaison entre eux! Fabrice respira
profondément, puis d'une voix libre, il dit au maréchal des logis:
- Et si le capitaine Teulier a été tué, où pourrais-je rejoindre ma sœur? Il se croyait un petit Machiavel,
de dire si bien Teulier au lieu de Meunier.
C'est ce que vous saurez ce soir, lui répondit le maréchal des logis.
L'escorte repartit et se porta vers des divisions d'infanterie. Fabrice se sentait tout à fait enivré; il avait
bu trop d'eau-de-vie, il roulait un peu sur sa selle: il se souvint fort à propos d'un mot que répétait le
cocher de sa mère:
Quand on a levé le coude, il faut regarder entre les oreilles de son cheval, et faire comme fait le voisin.
Le maréchal s'arrêta longtemps auprès de plusieurs corps de cavalerie qu'il fit charger; mais pendant
une heure ou deux notre héros n'eut guère la conscience de ce qui se passait autour de lui. Il se sentait
fort las, et quand son cheval galopait il retombait sur la selle comme un morceau de plomb.
Tout à coup le maréchal des logis cria à ses hommes:
Vous ne voyez donc pas l'Empereur, s ... ! Sur-le-champ l'escorte cria vive l'Empereur! à tue-tête. On
peut penser si notre héros regarda de tous ses yeux, mais il ne vit que des généraux qui galopaient,
suivis, eux aussi, d'une escorte. Les longues crinières pendantes que portaient à leurs casques les
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dragons de la suite l'empêchèrent de distinguer les figures. Ainsi, je n'ai pu voir l'Empereur sur un
champ de bataille, à cause de ces maudits verres d'eaude-vie! Cette réflexion le réveilla tout à fait.
On redescendit dans un chemin rempli d'eau, les chevaux voulurent boire. - C'est donc l'Empereur qui
a passé là ? dit-il à son voisin.
Eh ! certainement, celui qui n'avait pas d'habit brodé. Comment ne l'avez-vous pas vu? lui répondit le
camarade avec bienveillance. Fabrice eut grande envie de galoper après l'escorte de l'Empereur et de
s'y incorporer. Quel bonheur de faire réellement la guerre à la suite de ce héros! C'était pour cela qu'il
était venu en France. J'en suis parfaitement le maître, se dit-il, car enfin je n'ai d'autre raison pour faire
le service que je fais, que la volonté de mon cheval qui s'est mis à galoper pour suivre ces généraux.
Ce qui détermina Fabrice à rester, c'est que les hussards ses nouveaux camarades lui faisaient bonne
mine; il commençait à se croire l'ami intime de tous les soldats avec lesquels il galopait depuis
quelques heures. Il voyait entre eux et lui cette noble amitié des héros du Tasse et de l'Arioste. S'il se
joignait à l'escorte de l'Empereur, il y aurait une nouvelle connaissance à faire; peut-être même on lui
ferait la mine car ces autres cavaliers étaient des dragons et lui portait l'uniforme de hussard ainsi que
tout ce qui suivait le maréchal. La façon dont on le regardait maintenant mit notre héros au comble du
bonheur; il eût fait tout au monde pour ses camarades; son âme et son esprit étaient dans les nues. Tout
lui semblait avoir changé de face depuis qu'il était avec des amis, il mourait d'envie de faire des
questions. Mais je suis encore un peu ivre, se dit-il, il faut que je me souvienne de la geôlière. Il
remarqua en sortant du chemin creux que l'escorte n'était plus avec le maréchal Ney; le général qu'ils
suivaient était grand, mince, et avait la figure sèche et l'œil terrible.
Ce général n'était autre que le comte d'A ... , le lieutenant Robert du 15 mai 1?96. Quel bonheur il eût
trouvé à voir Fabrice dei Dongo.
Il y avait déjà longtemps que Fabrice n'apercevait plus la terre volant en miettes noires sous l'action
des boulets; on arriva derrière un régiment de cuirassiers, il entendit distinctement les biscaïens frapper
sur les cuirasses et il vit tomber plusieurs hommes.
Texte n° 2 :
Le 18 juin 1815, vers midi, je sortis de Gand par la porte de Bruxelles; j'allai seul achever ma
promenade sur la grande route. J'avais emporté les Commentaires de César et je cheminais lentement,
plongé dans ma lecture. J'étais déjà à plus d'une lieue de la ville, lorsque je crus ouïr un roulement
sourd: je m'arrêtai, regardai le ciel assez chargé de nuées, délibérant en moi-même si je continuerais
d'aller en avant, ou si je me rapprocherais de Gand dans la crainte d'un orage. Je prêtai l'oreille; je
n'entendis plus que le cri d'une poule d'eau dans les joncs et le son d'une horloge de village. Je
poursuivis ma route: je n'avais pas fait trente pas que le roulement recommença, tantôt bref, tantôt
long, et à intervalles inégaux; quelquefois il n'était sensible que par une trépidation de l'air, laquelle se
communiquait à la terre sur ces plaines immenses, tant il était éloigné. Ces détonations moins vastes,
moins onduleuses, moins liées ensemble que celles de la foudre, firent naître dans mon esprit l'idée
d'un combat. Je me trouvais devant un peuplier planté à l'angle d'un champ de houblon. Je traversai le
chemin et je m'appuyai debout contre le tronc de l'arbre, le visage tourné du côté de Bruxelles. Un vent
du sud s'étant levé m'apporta plus distinctement le bruit de l'artillerie. Cette grande bataille, encore
sans nom, dont j'écoutais les échos au pied d'un peuplier, et dont une horloge de village venait de
sonner les funérailles inconnues, était la bataille de Waterloo! Auditeur silencieux et solitaire du
formidable arrêt des destinées, j'aurais été moins ému si je m'étais trouvé dans la mêlée: le péril, le feu,
la cohue de la mort ne m'eussent pas laissé le temps de méditer; mais seul sous un arbre, dans la
campagne de Gand, comme le berger des troupeaux qui paissaient autour de moi, le poids des
réflexions m'accablait: Quel était ce combat ? Était-il définitif ? Napoléon était-il là en personne ? Le
monde, comme la robe du Christ, était-il jeté au sort ? Succès ou revers de l'une ou l'autre armée,
quelle serait la conséquence de l'événement pour les peuples, liberté ou esclavage ? Mais quel sang
coulait chaque bruit parvenu à mon oreille n'était-il pas le dernier soupir d'un Français ? Était-ce un
nouveau Crécy, un nouveau Poitiers, un nouvel Azincourt, dont allaient jouir les plus implacables
ennemis de la France ? S'ils triomphaient, notre gloire n'était-elle pas perdue ? Si Napoléon
l'emportait, que devenait notre liberté ? Bien qu'un succès de Napoléon m'ouvrît un exil éternel, la
patrie l'emportait dans ce moment dans mon cœur; mes vœux étaient pour l'oppresseur de la France,
92
s'il devait, en sauvant notre honneur, nous arracher à la domination étrangère.
Wellington triomphait-il ? La légitimité rentrerait donc dans Paris derrière ces uniformes rouges qui
venaient de reteindre leur pourpre au sang des Français! La royauté aurait donc pour carrosses de son
sacre les chariots d'ambulance remplis de nos grenadiers mutilés! Que sera-ce qu'une restauration
accomplie sous de tels auspices ? ... Ce n'est là qu'une bien petite partie des idées qui me
tourmentaient. Chaque coup de canon me donnait une secousse et doublait le battement de mon cœur.
A quelques lieues d'une catastrophe immense, je ne la voyais pas ; je ne pouvais toucher le vaste
monument funèbre croissant de minute en minute à Waterloo, comme du rivage de Boulaq, au bord du
Nil, j'étendais vainement mes mains vers les Pyramides.
Texte n° 3 :
Livre premier
- Waterloo Chapitre IX
L'inattendu
Ils étaient trois mille cinq cents. Ils faisaient un front d'un quart de lieue. C'étaient des hommes géants
sur des chevaux colosses. Ils étaient vingt-six escadrons; et ils avaient derrière eux, pour les appuyer,
la division de Lefebvre-Desnouettes, les cent six gendarmes d'élite, les chasseurs de la garde, onze
cent quatre-vingt-dix-sept hommes, et les lanciers de la garde, huit cent quatre-vingts lances. Ils
portaient le casque sans crins et la cuirasse de fer battu, avec les pistolets d'arçon dans les fontes et le
long sabre-épée. Le matin toute l'armée les avait admirés quand, à neuf heures, les clairons sonnant,
toutes les musiques chantant Veillons au salut de l'empire, ils étaient venus, colonne épaisse, une de
leurs batteries à leur flanc, l'autre à leur centre, se déployer sur deux rangs entre la chaussée de
Genappe et Frischemont, et prendre leur place de bataille dans cette puissante deuxième ligne, si
savamment composée par Napoléon, laquelle, ayant à son extrémité de gauche les cuirassiers de
Kellermann et à son extrémité de droite les cuirassiers de Milhaud, avait, pour ainsi dire, deux ailes de
fer.
L'aide de camp Bernard leur porta l'ordre de l'empereur. Ney tira son épée et prit la tête. Les escadrons
énormes s'ébranlèrent.
Alors on vit un spectacle formidable.
Toute cette cavalerie, sabres levés, étendards et trompettes au vent, formée en colonne par division,
descendit, d'un même mouvement et comme un seul homme, avec la précision d'un bélier de bronze
qui ouvre une brèche, la colline de la Belle-Alliance, s'enfonça dans le fond redoutable où tant
d'hommes déjà étaient tombés, y disparut dans la fumée, puis, sortant de cette ombre, reparut de l'autre
côté du vallon, toujours compacte et serrée, montant au grand trot, à travers un nuage de mitraille
crevant sur elle, l'épouvantable pente de boue du plateau de Mont-Saint-Jean. Ils montaient, graves,
menaçants, imperturbables; dans les intervalles de la mousqueterie et de l'artillerie, on entendait ce
piétinement colossal. Etant deux divisions, ils étaient deux colonnes; la division Wathier avait la
droite, la division Delord avait la gauche. On croyait voir de loin s'allonger vers la crête du plateau
deux immenses couleuvres d'acier. Cela traversa la bataille comme un prodige.
Rien de semblable ne s'était vu depuis la prise de la grande redoute de la Moskowa par la grosse
cavalerie;
Murat y manquait, mais Ney s'y retrouvait. Il semblait que cette masse était devenue monstre et n'eût
qu'une âme. Chaque escadron ondulait et se gonflait comme un anneau du polype. On les apercevait à
travers une vaste fumée déchirée çà et là. Pêle-mêle de casques, de cris, de sabres, bondissement
orageux des croupes des chevaux dans le canon et la fanfare, tumulte discipliné et terrible; là-dessus
les cuirasses, comme les écailles sur l'hydre.
Ces récits semblent d'un autre âge. Quelque chose de pareil à cette vision apparaissait sans doute dans
les vieilles épopées orphiques racontant les hommes-chevaux, les antiques hippanthropes, ces titans à
face humaine et à poitrail équestre dont le galop escalada l'Olympe, horribles, invulnérables, sublimes;
dieux et bêtes.
93
Bizarre coïncidence numérique, vingt-six bataillons allaient recevoir ces vingt-six escadrons. Derrière
la crête du plateau, à l'ombre de la batterie masquée, l'infanterie anglaise, formée en treize carrés, deux
bataillons par carré, et sur deux lignes, sept sur la première, six sur la seconde, la crosse à l'épaule,
couchant en joue ce qui allait venir, calme, muette, immobile, attendait. Elle ne voyait pas les
cuirassiers et les cuirassiers ne la voyaient pas. Elle écoutait monter cette marée d'hommes. Elle
entendait le grossissement du bruit des trois mille chevaux, le frappement alternatif et symétrique des
sabots au grand trot, le froissement des cuirasses, le cliquetis des sabres, et une sorte de grand souffle
farouche. Il y eut un silence redoutable, puis, subitement, une longue file de bras levés brandissant des
sabres apparut au-dessus de la crête, et les casques, et les trompettes, et les étendards, et trois mille
têtes à moustaches grises criant: vive l'empereur! toute cette cavalerie déboucha sur le plateau, et ce
fut comme l'entrée d'un tremblement de terre.
Tout à coup, chose tragique, à la gauche des Anglais, à notre droite, la tête de colonne des cuirassiers
se cabra avec une clameur effroyable. Parvenus au point culminant de la crête, effrénés, tout à leur
furie et à leur course d'extermination sur les carrés et les canons, les cuirassiers venaient d'apercevoir
entre eux et les Anglais un fossé, une fosse. C'était le chemin creux d'Ohain.
L'instant fut épouvantable. Le ravin était là, inattendu, béant, à pic sous les pieds des chevaux, profond
de deux toises entre son double talus; le second rang y poussa le premier, et le troisième y poussa le
second; les chevaux se dressaient, se rejetaient en arrière, tombaient sur la croupe, glissaient les quatre
pieds en l'air, pilant et bouleversant les cavaliers, aucun moyen de reculer, toute la colonne n'était plus
qu'un projectile, la force acquise pour écraser les Anglais écrasa les Français, le ravin inexorable ne
pouvait se rendre que comblé, cavaliers et chevaux y roulèrent pêle-mêle se broyant les uns sur les
autres, ne faisant qu'une chair dans ce gouffre, et, quand cette fosse fut pleine d'hommes vivants, on
marcha dessus et le reste passa. Presque un tiers de la brigade Dubois croula dans cet abîme.
Ceci commença la perte de la bataille.
Une tradition locale, qui exagère évidemment, dit que deux mille chevaux et quinze cents hommes
furent ensevelis dans le chemin creux d'Ohain. Ce chiffre vraisemblablement comprend tous les autres
cadavres qu'on jeta dans ce ravin le lendemain du combat.
Notons en passant que c'était cette brigade Dubois, si funestement éprouvée, qui, une heure
auparavant, chargeant à part, avait enlevé le drapeau du bataillon de Lunebourg.
Napoléon, avant d'ordonner cette charge des cuirassiers de Milhaud, avait scruté le terrain, mais n'avait
pu voir ce chemin creux qui ne faisait pas même une ride à la surface du plateau. Averti pourtant et
mis en éveil par la petite chapelle blanche qui en marque l'angle sur la chaussée de Nivelles, il avait
fait, probablement sur l'éventualité d'un obstacle, une question au guide Lacoste ;
Le guide avait répondu non. On pourrait presque dire que de ce signe de tête d'un paysan est sortie la
catastrophe de Napoléon.
D'autres fatalités encore devaient surgir.
Était-il possible que Napoléon gagnât cette bataille? Nous répondons non. Pourquoi? À cause de
Wellington? à cause de Blücher? Non. À cause de Dieu.
Bonaparte vainqueur à Waterloo, ceci n'était plus dans la loi du dix-neuvième siècle. Une autre série
de faits se préparait, où Napoléon n'avait plus de place. La mauvaise volonté des événements s'était
annoncée de longue date. Il était temps que cet homme vaste tombât.
L'excessive pesanteur de cet homme dans la destinée humaine troublait l'équilibre. Cet individu
comptait à lui seul plus que le groupe universel. Ces pléthores de toute la vitalité humaine concentrée
dans une seule tête, le monde montant au cerveau d'un homme, cela serait mortel à la civilisation si
cela durait. Le moment était venu pour l'incorruptible équité suprême d'aviser. Probablement les
principes et les éléments, d'où dépendent les gravitations régulières dans l'ordre moral comme dans
l'ordre matériel, se plaignaient. Le sang qui fume, le trop-plein des cimetières, les mères en larmes, ce
sont des plaidoyers redoutables. Il y a, quand la terre souffre d'une surcharge, de mystérieux
gémissements de l'ombre, que l'abîme entend.
Napoléon avait été dénoncé dans l'infini, et sa chute était décidée.
Il gênait Dieu. Waterloo n'est point une bataille; c'est le changement de front de l'univers.
94
Bataille de Waterloo : dernier carré de la garde, par Nicolas Charlet.
par Guiseppe RAVA.
le roman et la nouvelle au 19e siècle : Réalisme et naturalisme", 2nde.
95
***Le roman et la nouvelle au XIXème siècle, réalisme et naturalisme
6 (classe de seconde)
Texte 1 : Zola, L'assommoir ( extrait du chapitre 2)
Texte 2: Zola, Au bonheur des dames ( extrait du chapitre 4)
Texte 3: Germinal (extrait du chapitre 3)
Texte 4: La Bête humaine ( extrait du chapitre 10)
Docs complémentaires :
Préface du roman La fortune des Rougon
Louis Legrand Naturalisme
Texte 1 L’assommoir
Gervaise avait repris son panier. Elle ne se levait pourtant pas, le tenait sur ses genoux, les regards
perdus, rêvant, comme si les paroles du jeune ouvrier éveillaient en elle des pensées lointaines
d’existence. Et elle dit encore, lentement, sans transition apparente :
— Mon Dieu ! je ne suis pas ambitieuse, je ne demande pas grand-chose… Mon idéal, ce serait de
travailler tranquille, de manger toujours du pain, d’avoir un trou un peu propre pour dormir, vous
savez, un lit, une table et deux chaises, pas davantage… Ah ! je voudrais aussi élever mes enfants, en
faire de bons sujets, si c’était possible… Il y a encore un idéal, ce serait de ne pas être battue, si je me
remettais jamais en ménage ; non, ça ne me plairait pas d’être battue… Et c’est tout, vous voyez, c’est
tout…
Elle cherchait, interrogeait ses désirs, ne trouvait plus rien de sérieux qui la tentât. Cependant, elle
reprit, après avoir hésité :
— Oui, on peut à la fin avoir le désir de mourir dans son lit… Moi, après avoir bien trimé toute ma
vie, je mourrais volontiers dans mon lit, chez moi.
Et elle se leva. Coupeau, qui approuvait vivement ses souhaits, était déjà debout, s’inquiétant de
l’heure. Mais ils ne sortirent pas tout de suite ; elle eut la curiosité d’aller regarder, au fond, derrière la
barrière de chêne, le grand alambic de cuivre rouge, qui fonctionnait sous le vitrage clair de la petite
cour ; et le zingueur, qui l’avait suivie, lui expliqua comment ça marchait, indiquant du doigt les
différentes pièces de l’appareil, montrant l’énorme cornue d’où tombait un filet limpide d’alcool.
L’alambic, avec ses récipients de forme étrange, ses enroulements sans fin de tuyaux, gardait une mine
sombre ; pas une fumée ne s’échappait ; à peine entendait-on un souffle inté- rieur, un ronflement
souterrain ; c’était comme une besogne de nuit faite en plein jour, par un travailleur morne, puissant et
muet. Cependant, Mes-Bottes, accompagné de ses deux camarades, était venu s’accouder sur la
barrière, en attendant qu’un coin du comptoir fût libre. Il avait un rire de poulie mal graissée, hochant
la tête, les yeux attendris, fixés sur la machine à soûler. Tonnerre de Dieu ! elle était bien gentille ! Il y
avait, dans ce gros bedon de cuivre, de quoi se tenir le gosier au frais pendant huit jours. Lui, aurait
voulu qu’on lui soudât le bout du serpentin entre les dents, pour sentir le vitriol encore chaud l’emplir,
lui descendre jusqu’aux talons, toujours, toujours, comme un petit ruisseau. Dame ! il ne se serait plus
dérangé, ça aurait joliment remplacé les dés à coudre de ce roussin de père Colombe ! Et les
camarades ricanaient, disaient que cet animal de Mes-Bottes avait un fichu grelot, tout de même.
L’alambic, sourdement, sans une flamme, sans une gaieté dans les reflets éteints de ses cuivres,
continuait, laissait couler sa sueur d’alcool, pareil à une source lente et entêtée, qui à la longue devait
envahir la salle, se répandre sur les boulevards extérieurs, inonder le trou immense de Paris. Alors,
Gervaise, prise d’un frisson, recula ; et elle tâchait de sourire, en murmurant :
— C’est bête, ça me fait froid, cette machine… La boisson me fait froid…
Puis, revenant sur l’idée qu’elle caressait d’un bonheur parfait :
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— Hein ? n’est-ce pas ? ça vaudrait bien mieux : travailler, manger du pain, avoir un trou à soi,
élever ses enfants, mourir dans son lit…
— Et ne pas être battue, ajouta Coupeau gaiement. Mais je ne vous battrais pas, moi, si vous
vouliez, ma- dame Gervaise… Il n’y a pas de crainte, je ne bois jamais, puis je vous aime trop…
Voyons, c’est pour ce soir, nous nous chaufferons les petons.
Texte 2 Au bonheur des dames
Vers onze heures, quelques dames se présentèrent. Le tour de vente de Denise arrivait. Justement, une
cliente fut signalée.
- La grosse de province, vous savez, murmura Marguerite.
C'était une femme de quarante-cinq ans, qui débarquait de loin en loin à Paris, du fond d'un
département perdu. Là-bas, pendant des mois, elle mettait des sous de côté ; puis, à peine descendue de
wagon, elle tombait au Bonheur des Dames, elle dépensait tout. Rarement, elle demandait par lettre,
car elle voulait voir, avait la joie de toucher la marchandise, faisait jusqu'à des provisions d'aiguilles,
qui, disait-elle, coûtaient les yeux de la tête, dans sa petite ville. Tout le magasin la connaissait, savait
qu'elle se nommait Mme Boutarel et qu'elle habitait Albi, sans s'inquiéter du reste, ni de sa situation, ni
de son existence.
- Vous allez bien, madame? demandait gracieusement Mme Aurélie qui s'était avancée. Et que désirez-
vous ? On est à vous tout de suite.
Puis, se tournant :
- Mesdemoiselles !
Denise s'approchait, mais Clara s'était précipitée. D'habitude, elle se montrait paresseuse à la vente, se
moquant de l'argent, en gagnant davantage au-dehors, et sans fatigue.
Seulement, l'idée de souffler une bonne cliente à la nouvelle venue, l'éperonnait.
- Pardon, c'est mon tour, dit Denise révoltée.
Mme Aurélie l'écarta d'un regard sévère, en murmurant :
- Il n'y a pas de tour, je suis la seule maîtresse ici... Attendez de savoir, pour servir les clientes
connues.
La jeune fille recula; et, comme des larmes lui montaient aux yeux, elle voulut cacher cet excès de
sensibilité, elle tourna le dos, debout devant les glaces sans tain, feignant de regarder dans la rue.
Allait-on l'empêcher de vendre ? Toutes s'entendraient-elles, pour lui enlever ainsi les ventes
sérieuses?
La peur de l'avenir la prenait, elle se sentait écrasée entre tant d'intérêts lâchés. Cédant à l'amertume de
son abandon, le front contre la glace froide, elle regardait en face le Vieil Elbeuf, elle songeait qu'elle
aurait dû supplier son oncle de la garder ; peut-être lui-même désirait-il revenir sur sa décision, car il
lui avait semblé bien ému, la veille. Maintenant, elle était toute seule, dans cette maison vaste, où
personne ne l'aimait, où elle se trouvait blessée et perdue ; Pépé et Jean vivaient chez des étrangers,
eux qui n'avaient jamais quitté ses jupes ; c'était un arrachement, et les deux grosses larmes qu'elle
retenait faisaient danser la rue dans un brouillard.
Texte 3 Germinal.
Il ne comprenait bien qu'une chose : le puits avalait des hommes par bouchées de vingt et de trente, et
d'un coup de gosier si facile, qu'il semblait ne pas les sentir passer. Dès quatre heures, la descente des
ouvriers commençait. Ils arrivaient de la baraque, pieds nus, la lampe à la main, attendant par petits
groupes d'être en nombre suffisant. Sans un bruit, d'un jaillissement doux de bête nocturne, la cage de
fer montait du noir, se calait sur les verrous, avec ses quatre étages contenant chacun deux berlines
pleines de charbon. Des moulineurs, aux différents paliers, sortaient les berlines, les remplaçaient par
d'autres, vides ou chargées à l'avance des bois de taille. Et c'était dans les berlines vides que
s'empilaient les ouvriers, cinq par cinq, jusqu'à quarante d'un coup, lorsqu'ils tenaient toutes les cases.
97
Un ordre partait du porte-voix, un beuglement sourd et indistinct, pendant qu'on tirait quatre fois la
corde du signal d'en bas, "sonnant à la viande", pour prévenir de ce chargement de chair humaine.
Puis, après un léger sursaut, la cage plongeait silencieuse, tombait comme une pierre, ne laissait
derrière elle que la fuite vibrante du câble.
- C'est profond ? demanda Etienne à un mineur, qui attendait près de lui, l'air somnolent.
- Cinq cent cinquante-quatre mètres, répondit l'homme. Mais il y a quatre accrochages au-dessus, le
premier à trois cent vingt.
Tous deux se turent, les yeux sur le câble qui remontait. Etienne reprit :
- Et quand ça casse ?
- Ah! quand ça casse...
Le mineur acheva d'un geste. Son tour était arrivé, la cage avait reparu, de son mouvement aisé et sans
fatigue. Il s'y accroupit avec des camarades, elle replongea, puis jaillit de nouveau au bout de quatre
minutes à peine, pour engloutir une autre charge d'hommes. Pendant une demi-heure, le puits en
dévora de la sorte, d'une gueule plus ou moins gloutonne, selon la profondeur de l'accrochage où ils
descendaient, mais sans un arrêt, toujours affamé, de boyaux géants capables de digérer un peuple.
Cela s'emplissait, s'emplissait encore, et les ténèbres restaient mortes, la cage montait du vide dans le
même silence vorace.
Texte 4 la bête humaine.
Enfin, Jacques ouvrit les paupières. Ses regards troubles se portèrent sur elles, tour à tour, sans qu’il
parût les reconnaître. Elles ne lui importaient pas. Mais ses yeux ayant rencontré, à quelques mètres, la
machine qui expirait, s’effarèrent d’abord, puis se fixèrent, vacillants d’une émotion croissante. Elle,
la Lison, il la reconnaissait bien, et elle lui rappelait tout, les deux pierres en travers de la voie,
l’abominable secousse, ce broiement qu’il avait senti à la fois en elle et en lui, dont lui ressuscitait,
tandis qu’elle, sûrement, allait en mourir. Elle n’était point coupable de s’être montrée rétive ; car,
depuis sa maladie contractée dans la neige, il n’y avait pas de sa faute, si elle était moins alerte ; sans
compter que l’âge arrive, qui alourdit les membres et durcit les jointures. Aussi lui pardonnait-il
volontiers, débordé d’un gros chagrin, à la voir blessée à mort, en agonie. La pauvre Lison n’en avait
plus que pour quelques minutes. Elle se refroidissait, les braises de son foyer tombaient en cendre, le
souffle qui s’était échappé si violemment de ses flancs ouverts, s’achevait en une petite plainte
d’enfant qui pleure.
Souillée de terre et de bave, elle toujours si luisante, vautrée sur le dos, dans une mare noire de
charbon, elle avait la fin tragique d’une bête de luxe qu’un accident foudroie en pleine rue. Un instant,
on avait pu voir, par ses entrailles crevées, fonctionner ses organes, les pistons battre comme deux
cœurs jumeaux, la vapeur circuler dans les tiroirs comme le sang de ses veines ; mais, pareilles à des
bras convulsifs, les bielles n’avaient plus que des tressaillements, les révoltes dernières de la vie ; et
son âme s’en allait avec la force qui la faisait vivante, cette haleine immense dont elle ne parvenait pas
à se vider toute. La géante éventrée s’apaisa encore, s’endormit peu à peu d’un sommeil très doux,
finit par se taire. Elle était morte. Et le tas de fer, d’acier et de cuivre, qu’elle laissait là, ce colosse
broyé, avec son tronc fendu, ses membres épars, ses organes meurtris, mis au plein jour, prenait
l’affreuse tristesse d’un cadavre humain, énorme, de tout un monde qui avait vécu et d’où la vie venait
d’être arrachée, dans la douleur.
Documents complémentaires
La Fortune des Rougon (Préface), Émile Zola, 1871
Je veux expliquer comment une famille, un petit groupe d'êtres, se comporte dans une société, en
s'épanouissant pour donner naissance à dix, vingt individus qui paraissent, au premier coup d'oeil,
profondément dissemblables, mais que l'analyse montre intimement liés les uns aux autres. L'hérédité
a ses lois, comme la pesanteur.
Je tâcherai de trouver et de suivre, en résolvant la double question des tempéraments et des milieux, le
fil qui conduit mathématiquement d'un homme à un autre homme. Et quand je tiendrai tous les fils,
quand j'aurai entre les mains tout une groupe social, je ferai voir ce groupe à l'oeuvre comme acteur
98
d'une époque historique, je le créerai agissant dans la complexité de ses efforts, j'analyserai à la fois la
somme de volonté de chacun de ses membres et la poussée générale de l'ensemble.
Les Rougon-Macquart, le groupe, la famille que je me propose d'étudier a pour caractéristique le
débordement des appétits, le large soulèvement de notre âge, qui se rue aux jouissances.
Physiologiquement, ils sont la lente succession des accidents nerveux et sanguins qui se déclarent dans
une race, à la suite d'une première lésion organique, et qui déterminent, selon les milieux, chez chacun
des individus de cette race, les sentiments, les désirs, les passions, toutes les manifestations humaines,
naturelles et instinctives, dont les produits prennent les noms convenus de vertus et de vices.
Historiquement, ils partent du peuple, ils s'irradient dans toute la société contemporaine, ils montent à
toutes les situations, par cette impulsion essentiellement moderne que reçoivent les basses classes en
marche à travers le corps social, et ils racontent ainsi le second Empire à l'aide de leurs drames
individuels, du guet-apens du coup d'État à la trahison de Sedan.
Depuis trois années, je rassemblais les documents de ce grand ouvrage, et le présent volume était
même écrit, lorsque la chute des Bonaparte, dont j'avais besoin comme artiste, et que toujours je
trouvais fatalement au bout du drame, sans oser l'espérer si prochaine, est venue me donner le
dénouement terrible et nécessaire de mon œuvre. Celle-ci est, dès aujourd'hui, complète ; elle s'agite
dans un cercle fini ; elle devient le tableau d'un règne mort, d'une étrange époque de folie et de honte.
Cette œuvre, qui formera plusieurs épisodes, est donc, dans ma pensée, l'Histoire naturelle et sociale
d'une famille sous le second Empire. Et le premier épisode : la Fortune des Rougon, doit s'appeler de
son titre scientifique : les Origines
Louis legrand 1890
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Classe de seconde/première la poésie Poème 1: HUGO, «Aux arbres», Les Contemplations, livre III, XXIV, 1856
Aux arbres
Arbres de la forêt, vous connaissez mon âme!
Au gré des envieux, la foule loue et blâme;
Vous me connaissez, vous! - Vous m'avez vu souvent,
Seul dans vos profondeurs, regardant et rêvant.
Vous le savez, la pierre où court un scarabée,
Une humble goutte d'eau de fleur en fleur tombée,
Un nuage, un oiseau, m'occupent tout un jour.
La contemplation m'emplit le coeur d'amour.
Vous m'avez vu cent fois, dans la vallée obscure,
Avec ces mots que dit l'esprit à la nature,
Questionner tout bas vos rameaux palpitants,
Et du même regard poursuivre en même temps,
Pensif, le front baissé, l'oeil dans l'herbe profonde,
L'étude d'un atome et l'étude du monde.
Attentif à vos bruits qui parlent tous un peu,
Arbres, vous m'avez vu fuir l'homme et chercher Dieu!
Feuilles qui tressaillez à la pointe des branches,
Nids dont le vent au loin sème les plumes blanches,
Clairières, vallons verts, déserts sombres et doux,
Vous savez que je suis calme et pur comme vous.
Comme au ciel vos parfums, mon culte à Dieu s'élance,
Et je suis plein d'oubli comme vous de silence!
La haine sur mon nom répand en vain son fiel;
Toujours - je vous atteste, ô bois aimés du ciel! -
J'ai chassé loin de moi toute pensée amère,
Et mon coeur est encor tel que le fit ma mère
Arbres de ces grands bois qui frissonnez toujours,
Je vous aime, et vous, lierre au seuil des antres sourds,
Ravins où l'on entend filtrer les sources vives,
Buissons que les oiseaux pillent, joyeux convives
Quand je suis parmi vous, arbres de ces grands bois,
Dans tout ce qui m'entoure et me cache à la fois,
Dans votre solitude où je rentre en moi-même,
Je sens quelqu'un de grand qui m'écoute et qui m'aime!
Aussi, taillis sacrés où Dieu même apparaît,
Arbres religieux, chênes, mousses, forêt,
Forêts! c'est dans votre ombre et dans votre mystère,
C'est sous votre branchage auguste et solitaire,
Que je veux abriter mon sépulcre ignoré,
Et que je veux dormir quand je m'endormirai.
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Poème 2: CLAUDEL, «Le Banyan», Connaissance de l'Est, 1895-1900 Le banyan tire.
Ce géant ici, comme son frère de l'Inde, ne va pas ressaisir la terre avec ses mains, mais, se
dressant d'un tour d'épaule, il emporte au ciel ses racines comme des paquets de chaînes. A
peine le tronc s'est-il élevé de quelques pieds au-dessus du sol qu'il écarte laborieusement ses
membres, comme un bras qui tire avant le faisceau de cordes qu'il a empoigné. D'un lent
allongement le monstre qui hale se tend et travaille dans toutes les attitudes de l'effort, si dur
que la rude écorce éclate et que les muscles lui sortent de la peau. Ce sont des poussées droites,
des flexions et des arcs-boutements, des torsions de reins et d'épaules, des détentes de jarret,
des jeux de cric et de levier, des bras qui, en se dressant et en s'abaissant, semblent enlever le
corps de ses jointures élastiques. C'est un noeud de pythons, c'est une hydre qui de la terre
tenace s'arrache avec acharnement. On dirait que le banyan lève un poids de la profondeur et le
maintient de la machine de ses membres tendus.
Honoré de l'humble tribu, il est, à la porte des villages, le patriarche revêtu d'un feuillage
ténébreux. On a, à son pied, installé un fourneau à offrandes, et dans son coeur même et
l'écartement de ses branches, un autel, une poupée de pierre. Lui, témoin de tout le lieu,
possesseur du sol qu'il enserre du peuple de ses racines, demeure, et, où que son ombre se
tourne, soit qu'il reste seul avec les enfants, soit qu'à l'heure où tout le village se réunit sous
l'avancement tortueux de ses bois les rayons roses de la lune passant au travers des ouvertures
de sa voûte illuminent d'un dos d'or le conciliabule, le colosse, selon la seconde à ses siècles
ajoutée, persévère dans l'effort imperceptible.
Quelque part la mythologie honora les héros qui ont distribué l'eau à la région, et, arrachant
un grand roc, délivré la bouche obstruée de la fontaine. Je vois debout dans le Banyan un
Hercule végétal, immobile dans le monument de son labeur avec majesté. Ne serait-ce pas lui,
le monstre enchaîné, qui vainc l'avare résistance de la terre, par qui la source sourd et déborde,
et l'herbe pousse au loin, et l'eau est maintenue à son niveau dans la rizière ? Il tire.
[juin 1896]
Poème 3: APOLLINAIRE, «Les sapins», Alcools, «Rhénanes», 1913
Les sapins
Les sapins en bonnets pointus
De longues robes revêtus
Comme des astrologues
Saluent leurs frères abattus
Les bateaux qui sur le Rhin voguent
Dans les sept arts endoctrinés
101
Par les vieux sapins leurs aînés
Qui sont de grands poètes
Ils se savent prédestinés
A briller plus que des planètes
A briller doucement changés
En étoiles et enneigés
Aux Noëls bienheureuses
Fêtes des sapins ensongés
Aux longues branches langoureuses
Les sapins beaux musiciens
Chantent des noëls anciens
Au vent des soirs d'automne
Ou bien graves magiciens
Incantent le ciel quand il tonne
Des rangées de blancs chérubins
Remplacent l'hiver les sapins
Et balancent leurs ailes
L'été ce sont de grands rabbins
Ou bien de vieilles demoiselles
Sapins médecins divagants
Ils vont offrant leurs bons onguents
Quand la montagne accouche
De temps en temps sous l'ouragan
Un vieux sapin geint et se couche
Poème 4 : SUPERVIELLE, «L’arbre», Les Amis inconnus, 1934
L’arbre
Il y avait autrefois de l'affection, de tendres sentiments,
C'est devenu du bois.
Il y avait une grande politesse de paroles,
C'est du bois maintenant, des ramilles, du feuillage.
Il y avait de jolis habits autour d'un coeur d'amoureuse
Ou d'amoureux, oui, quel était le sexe ?
C'est devenu du bois sans intentions apparentes
Et si l'on coupe une branche et qu'on regarde la fibre
Elle reste muette
Du moins pour les oreilles humaines,
Pas un seul mot n'en sort mais un silence sans nuances
Vient des fibrilles de toute sorte où passe une petite fourmi.
Comme il se contorsionne l'arbre, comme il va dans tous les sens,
Tout en restant immobile !
Et par là-dessus le vent essaie de le mettre en route,
Il voudrait en faire une espèce d'oiseau bien plus grand que nature
102
Parmi les autres oiseaux
Mais lui ne fait pas attention,
Il faut savoir être un arbre durant les quatre saisons,
Et regarder, pour mieux se taire,
Écouter les paroles des hommes et ne jamais répondre,
Il faut savoir être tout entier dans une feuille
Et la voir qui s'envole.
Poème 5: BONNEFOY, «Les arbres», Ce qui fut sans lumière, 1987
Les arbres
Nous regardions nos arbres, c'était du haut
De la terrasse qui nous fut chère, le soleil
Se tenait près de nous cette fois encore
Mais en retrait, hôte silencieux
Au seuil de la maison en ruines, que nous laissions
À son pouvoir, immense, illuminée.
Vois, te disais-je, il fait glisser contre la pierre
Inégale, incompréhensible, de notre appui
L'ombre de nos épaules confondues,
Celle des amandiers qui sont près de nous
Et celle même du haut des murs qui se mêle aux autres,
Trouée, barque brûlée, proue qui dérive,
Comme un surcroît de rêve ou de fumée.
Mais ces chênes là-bas sont immobiles,
Même leur ombre ne bouge pas, dans la lumière,
Ce sont les rives du temps qui coule ici où nous sommes,
Et leur sol est inabordable, tant est rapide
Le courant de l'espoir gros de la mort.
Nous regardâmes les arbres toute une heure.
Le soleil attendait, parmi les pierres,
Puis il eut compassion, il étendit
Vers eux, en contrebas dans le ravin,
Nos ombres qui parurent les atteindre
Comme, avançant le bras, on peut toucher
Parfois, dans la distance entre deux êtres,
Un instant du rêve de l'autre, qui va sans fin.
Documents complémentaires:
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OVIDE, Les Métamorphoses, Livre X, Trad. G.T Lafaye.
.Les arbres qui marchent (X, 86-105)
1. Une colline à son sommet se terminait en plaine. Elle était couverte d'un gazon toujours vert; mais
c'était un lieu sans ombre. Dès que le chantre immortel, fils des dieux, s'y fut assis, et qu'il eut agité
les cordes de sa lyre, l'ombre vint d'elle-même. Attirés par la voix d'Orphée, les arbres accoururent;
on y vit soudain le chêne de Chaonie, le peuplier célèbre par les pleurs des Héliades, le hêtre dont le
haut feuillage est balancé dans les airs, le tilleul à l'ombrage frais, le coudrier noueux, le chaste laurier,
le noisetier fragile; on y vit le frêne qui sert à façonner les lances des combats, le sapin qui n'a point
de nœuds, l'yeuse courbée sous ses fruits, le platane dont l'ombre est chère aux amants, l'érable
marqué de diverses couleurs, le saule qui se plaît sur le bord des fontaines, l'aquatique lotos, le buis
dont la verdure brave les hivers, la bruyère légère, le myrte à deux couleurs, le figuier aux fruits
savoureux. Vous accourûtes aussi, lierres aux bras flexibles, et avec vous parurent le pampre
amoureux et le robuste ormeau qu'embrasse la vigne. La lyre attire enfin l'arbre d'où la poix découle,
l'arbousier aux fruits rouges, le palmier dont la feuille est le prix du vainqueur, et le pin aux branches
hérissées, à la courte chevelure; le pin cher à Cybèle, depuis qu'Attis, prêtre de ses autels, dans le
tronc de cet arbre fut par elle enfermé.
Cyparissus (X, 106-142)
2. Au milieu de cette forêt qu'on vit obéissant au charme des vers, parut aussi le cyprès, verdoyante
pyramide, jadis jeune mortel cher au dieu dont la main sait également manier l'arc et la lyre.
3. Dans les champs de Carthée errait un cerf fameux consacré aux Nymphes de ces contrées. Un bois
spacieux et doré orne sa tête; un collier d'or pare son cou, flotte sur ses épaules; attachée par de légers
tissus, une étoile d'argent s'agite et brille sur son front. À ses oreilles pendent deux perles éclatantes,
égales en grosseur. Libre de toute crainte, affranchi de cette timidité aux cerfs si naturelle, il fréquente
les toits qu'habitent les humains. Il présente volontiers son cou aux caresses d'une main inconnue.
4. [120] Mais qui l'aima plus que toi, jeune Cyparissus, le plus beau des mortels que l'île de Cos ait vu
naître ? Tu le menais dans de frais et nouveaux pâturages; tu le désaltérais dans l'eau limpide des
fontaines : tantôt tu parais son bois de guirlandes de fleurs; tantôt, sur son dos assis, avec un frein de
pourpre, tu dirigeais ses élans, tu réglais sa course vagabonde.
5. C'était vers le milieu du jour, lorsque le Cancer aux bras recourbés haletait sous la vapeur brûlante
des airs. Couché sur le gazon, dans un bocage épais, le cerf goûtait le frais, le repos, et l'ombre.
Cyparissus imprudemment le perce de son dard; et le voyant mourir de cette blessure fatale, il veut
aussi mourir. Que ne lui dit pas le dieu du jour pour calmer ses regrets ! en vain il lui représente que
son deuil est trop grand pour un malheur léger. Cyparissus gémit, et ne demande aux dieux, pour
faveur dernière, que de ne jamais survivre à sa douleur.
6. Cependant il s'épuise par l'excès de ses pleurs. De son sang les canaux se tarissent. Les couleurs de
son teint flétri commencent à verdir. Ses cheveux, qui naguère ombrageaient l'albâtre de son front, se
hérissent, s'allongent en pyramide, et s'élèvent dans les airs. Apollon soupire : "Tu seras toujours, dit-
il, l'objet de mes regrets. Tu seras chez les mortels le symbole du deuil et l'arbre des tombeaux".
7. Tels étaient les arbres que le chantre de la Thrace avait attirés autour de lui. Assis au milieu des hôtes
de l'air et des forêts que le même charme a réunis, ses doigts errent longtemps sur les cordes de sa
lyre; il essaie des accords différents; il chante, enfin :
104
8. Muse à qui je dois le jour, que Jupiter soit le premier objet de mes chants ! Tout cède au grand Jupiter.
Souvent, sur des tons élevés, j'ai chanté sa puissance; j'ai chanté la défaite des Géants et les foudres
vainqueurs qui les terrassèrent dans les champs Phlégréens.
9. [152] Aujourd'hui, sur des tons plus légers, je chante les jeunes mortels que les dieux ont aimés, et
ces filles coupables dont les feux impurs méritèrent un juste châtiment […]
Cézanne: les grands arbres
105
***Classe de première objet d'étude : Écriture poétique et quête du
sens
Texte 1 : extrait des "Regrets" de Du Bellay
Texte 2 : "Un hémisphère dans le chevelure", poème extrait du "Spleen de Paris" de
Baudelaire
Texte 3 : "Brise marine", extrait de "Poésies" de Mallarmé
Texte 4 : "Conseils au bon voyageur", extrait de de "Stèles" de Victor Segalen
Doc. complémentaire : "Les âges de la vie" de Caspar David Friedrich (peinture)
Texte1 Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d'usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !
Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m'est une province, et beaucoup davantage ?
Plus me plaît le séjour qu'ont bâti mes aïeux,
Que des palais Romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l'ardoise fine :
Plus mon Loire gaulois, que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
Et plus que l'air marin la doulceur angevine.
Joachim du Bellay, Les Regrets1558
texte 2 UN HÉMISPHÈRE DANS UNE CHEVELURE
Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l’odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage,
comme un homme altéré dans l’eau d’une source, et les agiter avec ma main comme un
mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l’air.
Si tu pouvais savoir tout ce que je vois ! tout ce que je sens ! tout ce que j’entends dans tes
cheveux ! Mon âme voyage sur le parfum comme l’âme des autres hommes sur la musique.
Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et de mâtures ; ils contiennent de
grandes mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, où l’espace est plus
bleu et plus profond, où l’atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau
humaine.
106
Dans l’océan de ta chevelure, j’entrevois un port fourmillant de chants mélancoliques,
d’hommes vigoureux de toutes nations et de navires de toutes formes découpant leurs
architectures fines et compliquées sur un ciel immense où se prélasse l’éternelle chaleur.
Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs des longues heures passées sur un
divan, dans la chambre d’un beau navire, bercées par le roulis imperceptible du port, entre les
pots de fleurs et les gargoulettes rafraîchissantes.
Dans l’ardent foyer de ta chevelure, je respire l’odeur du tabac mêlé à l’opium et au sucre ;
dans la nuit de ta chevelure, je vois resplendir l’infini de l’azur tropical ; sur les rivages
duvetés de ta chevelure je m’enivre des odeurs combinées du goudron, du musc et de l’huile
de coco.
Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveux
élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs.
Petits Poèmes en prose Œuvres complètes de Charles Baudelaire, Michel Lévy frères, 1869
Texte 3 Brise marine
La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres.
Fuir ! là-bas fuir! Je sens que des oiseaux sont ivres
D’être parmi l’écume inconnue et les cieux !
Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux
Ne retiendra ce coeur qui dans la mer se trempe
Ô nuits ! ni la clarté déserte de ma lampe
Sur le vide papier que la blancheur défend
Et ni la jeune femme allaitant son enfant.
Je partirai ! Steamer balançant ta mâture,
Lève l’ancre pour une exotique nature !
Un Ennui, désolé par les cruels espoirs,
Croit encore à l’adieu suprême des mouchoirs !
Et, peut-être, les mâts, invitant les orages,
Sont-ils de ceux qu’un vent penche sur les naufrages
Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots …
Mais, ô mon coeur, entends le chant des matelots !
Stéphane Mallarmé, Vers et Prose, 1893
Texte 4
Conseils au bon voyageur
107
Ville au bout de la route et route prolongeant la ville : ne choisis donc pas l’une ou l’autre, mais l’une et l’autre bien alternées. Montagne encerclant ton regard le rabat et le contient que la plaine ronde libère. Aime à sauter roches et marches ; mais caresse les dalles où le pied pose
bien à plat. Repose-toi du son dans le silence, et, du silence, daigne
revenir au son. Seul si tu peux, si tu sais être seul, déverse-toi parfois jusqu’à la foule. Garde bien d’élire un asile. Ne crois pas à la vertu
d’une vertu durable : romps-la de quelque forte
épice qui brûle et morde et donne un goût même à
la fadeur. Ainsi, sans arrêt ni faux pas, sans licol et sans étable, sans mérites ni peines, tu parviendras, non point, ami, au marais des joies immortelles, Mais aux remous pleins d’ivresses du grand fleuve
Diversité.
Victor Segalen Stèles 1912
Les Âges de la vie (en allemand : Die Lebensstufen) est un tableau du peintre romantique allemand
Caspar David Friedrich réalisé en 1834.
108
Objet d’étude classe de de 1ère « Poésie et quête du sens » 2
Texte 1 « ODE A CASSANDRE » de RONSARD:
Mignonne, allons voir si la rose
Qui ce matin avait déclose
Sa robe de pourpre au soleil,
A point perdu cette vêprée
Les plis de sa robe pourprée,
Et son teint au vôtre pareil.
Las ! voyez comme en peu d’espace,
Mignonne, elle a dessus la place,
Las ! las ! ses beautés laissé choir !
Ô vraiment marâtre Nature,
Puisqu’une telle fleur ne dure
Que du matin jusques au soir !
Donc, si vous me croyez, mignonne,
Tandis que votre âge fleuronne
En sa plus verte nouveauté,
Cueillez, cueillez votre jeunesse :
Comme à cette fleur la vieillesse
Fera ternir votre beauté.
Pierre de Ronsard, Amours (1553), puis Odes
(sous le titre « A sa maîtresse » 1584)
Texte 2 « MON REVE FAMILIER » VERLAINE :
Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime,
Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend.
Car elle me comprend, et mon cœur, transparent
Pour elle seule, hélas ! cesse d’être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.
Est-elle brune, blonde ou rousse ? – Je l’ignore.
Son nom ? Je me souviens qu’il est doux et sonore
Comme ceux des aimés que la Vie exila.
Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
109
L’inflexion des voix chères qui se sont tues.
Paul Verlaine (Poèmes saturniens 1866)
Texte 3 « A UNE PASSANTE » de BAUDELAIRE
La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;
Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douleur qui fascine et le plaisir qui tue.
Un éclair…puis la nuit ! – Fugitive beauté,
Dont le regard m’a fait soudain renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?
Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimé, ô toi qui le savais !
Baudelaire (1860, « Tableaux parisiens » 1861)
(Les Fleurs du mal)
Texte 4 « LA COURBE DE TES YEUX » ELUARD
La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur,
Un rond de danse et de douceur,
Auréole du temps, berceau nocturne et sûr,
Et si je ne sais plus tout ce que j’ai vécu
C’est que tes yeux ne m’ont pas toujours vu.
Feuilles du jour et mousse de rosée,
Roseaux du vent, sourires parfumés,
Ailes couvrant le monde de lumière,
Bateaux chargés du ciel et de la mer,
Chasseurs des bruits et sources des couleurs,
Parfums éclos d’une couvée d’aurores
Qui gît toujours sur la paille des astres,
Comme le jour dépend de l’innocence
Le monde entier dépend de tes yeux purs
Et tout mon sang coule dans leurs regards.
110
Paul Eluard, Capitale de la douleur (1926)
« IL N’AURAIT FALLU… » de L. ARAGON
Il n’aurait fallu
Qu’un moment de plus
Pour que la mort vienne
Mais une main nue
Alors est venue
Qui a pris la mienne
Qui donc a rendu
Leurs couleurs perdues
Aux jours aux semaines
Sa réalité
A l’immense été
Des choses humaines
Moi qui frémissais
Toujours je ne sais
De quelle colère
Deux bras ont suffi
Pour faire à ma vie
Un grand collier d’air
Rien qu’un mouvement
Ce geste en dormant
Léger qui me frôle
Un souffle posé
Moins Une rosée
Contre mon épaule
Un front qui s’appuie
A moi dans la nuit
Deux grands yeux ouverts
Et tout m’a semblé
Comme un champ de blé
Dans cet univers
Un tendre jardin
Dans l’herbe où soudain
La verveine pousse
Et mon cœur défunt
Renaît au parfum
Qui fait l’ombre douce
Louis Aragon, Le Roman inachevé (1956)
111
DALI Salvador (1904-1989), Dali de dos peignant Gala de dos éternisée par six cornées
virtuelles provisoirement réfléchies dans six vrais miroirs, 1972-73, huile sur toile, Figueras,
Théâtre-Musée Dali.
112
***1ère, Ecriture poétique et quête du sens 3
Corpus autour du rapport peinture/poésie
"Les Phares", Baudelaire, Les Fleurs du Mal 1857
"Effet de nuit", Verlaine, Poèmes saturniens 1866
"La Colombe poignardée et le jet d'eau", Apollinaire, Calligrammes 1913 1916
"Solitaire", Paul Eluard et Man Ray 1937
Docs complémentaires :
- "Loutherbourg", Diderot, Salons de 1763
- tableau de Delacroix, "Dante et Virgile aux enfers"
Texte 1 Les phares, Baudelaire, Les Fleurs du Mal
Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse,
Oreiller de chair fraîche où l'on ne peut aimer,
Mais où la vie afflue et s'agite sans cesse,
Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer ;
Léonard de Vinci, miroir profond et sombre,
Où des anges charmants, avec un doux souris
Tout chargé de mystère, apparaissent à l'ombre
Des glaciers et des pins qui ferment leur pays,
Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures,
Et d'un grand crucifix décoré seulement,
Où la prière en pleurs s'exhale des ordures,
Et d'un rayon d'hiver traversé brusquement ;
Michel-Ange, lieu vague où l'on voit des Hercules
Se mêler à des Christs, et se lever tout droits
Des fantômes puissants qui dans les crépuscules
Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts ;
Colères de boxeur, impudences de faune,
Toi qui sus ramasser la beauté des goujats,
Grand coeur gonflé d'orgueil, homme débile et jaune,
Puget, mélancolique empereur des forçats,
Watteau, ce carnaval où bien des coeurs illustres,
Comme des papillons, errent en flamboyant,
Décors frais et légers éclairés par des lustres
Qui versent la folie à ce bal tournoyant ;
Goya, cauchemar plein de choses inconnues,
De foetus qu'on fait cuire au milieu des sabbats,
De vieilles au miroir et d'enfants toutes nues,
Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas ;
113
Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,
Ombragé par un bois de sapins toujours vert,
Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
Passent, comme un soupir étouffé de Weber ;
Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,
Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum,
Sont un écho redit par mille labyrinthes ;
C'est pour les coeurs mortels un divin opium !
C'est un cri répété par mille sentinelles,
Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;
C'est un phare allumé sur mille citadelles,
Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !
Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité !
Texte 2 Effet de nuit ,Verlaine, Poèmes saturniens
La nuit. La pluie. Un ciel blafard que déchiquette
De flèches et de tours à jour la silhouette
D'une ville gothique éteinte au lointain gris.
La plaine. Un gibet plein de pendus rabougris
Secoués par le bec avide des corneilles
Et dansant dans l'air noir des gigues nonpareilles,
Tandis, que leurs pieds sont la pâture des loups.
Quelques buissons d'épine épars, et quelques houx
Dressant l'horreur de leur feuillage à droite, à gauche,
Sur le fuligineux fouillis d'un fond d'ébauche.
Et puis, autour de trois livides prisonniers
Qui vont pieds nus, un gros de hauts pertuisaniers
En marche, et leurs fers droits, comme des fers de herse,
Luisent à contresens des lances de l'averse.
114
Texte 3 Douces figures poignardées chères lèvres fleuries Mya Mareye Yette et Lorie
Annie et toi Marie Où êtes-vous ô jeunes filles
115
Mais près d'un jet d'eau qui pleure et qui prie Cette colombe s'extasie
Tous les souvenirs de naguère O mes amis partis en guerre Jaillissent vers le firmament
Et vos regards en l'eau dormant Meurent mélancoliquement
Où sont-ils Braque et Max Jacob Derain aux yeux gris comme l'aube
Où sont Raynal Billy Dalize Dont les noms se mélancolisent Comme des pas dans une église Où est Cremnitz qui s'engagea
Peut-être sont-ils morts déjà De souvenirs mon âme est pleine Le jet d'eau pleure sur ma peine. Ceux qui sont partis à la guerre au Nord se battent maintenant Le soir tombe Ô sanglante mer
Jardins où saignent abondamment le laurier rose fleur guerrière.
Texte 4 "Solitaire", Paul Eluard et Man Ray
J’aurais pu vivre sans toi
Vivre seul
Qui parle
Qui peut vivre seul
Sans toi
Qui
Être en dépit de tout
Être en dépit de soi
116
La nuit est avancée
Comme un bloc de cristal
Je me mêle à la nuit.
Documents complémentaires
"Loutherbourg", Diderot, Salons de 1763
Phénomène étrange ! Un jeune peintre de vingt-deux ans, qui se montre, et se place tout de
suite sur la ligne de Berghem ! Ses animaux sont peints de la même force et de la même
vérité. C’est la même entente et la même harmonie générale. Il est large, il est moelleux, que
n’est-il pas ?
Il a exposé un grand nombre de Paysages. Je n’en décrirai qu’un seul.
Voyez à gauche ce bout de forêt. Il est un peu trop vert, à ce qu’on dit ; mais il est touffu et
d’une fraîcheur délicieuse. En sortant de ce bois, et vous avançant vers la droite, voyez ces
masses de rochers, comme elles sont grandes et nobles, comme elles sont douces et dorées
dans les endroits où la verdure ne les couvre point, et comme elles sont tendres et agréables
où la verdure les tapisse encore ! Dites-moi si l’espace que vous découvrez au delà de ces
roches, n’est pas la chose qui a fixé cent fois votre admiration dans la nature ? Comme tout
s’éloigne, s’enfuit, se dégrade insensiblement, et lumières et couleurs et objets ! Et ces bœufs
qui se reposent au pied de ces montagnes, ne vivent-ils pas, ne ruminent-ils pas ? N’est-ce pas
là la vraie couleur, le vrai caractère, la vraie peau de ces animaux ? Quelle intelligence et
quelle vigueur ! Cet enfant naquit donc le pouce passé dans la palette ! Où peut-il avoir appris
ce qu’il sait ? Dans l’âge mûr, avec les plus heureuses dispositions, après une longue
expérience, on s’élève rarement à ce point de perfection. L’œil est partout arrêté, récréé,
satisfait. Voyez ces arbres. Regardez comme ce long sillon de lumière éclaire cette verdure, se
joue entre les brins de l’herbe, et semble leur donner de la transparence. Et l’accord et l’effet
de ces petites masses de roches détachées et répandues sur le devant, ne vous frappent-ils
pas ? Ah, mon ami, que la nature est belle dans ce petit canton ! Arrêtons-nous-y. La chaleur
du jour commence à se faire sentir, couchons-nous le long de ces animaux. Tandis que nous
admirerons l’ouvrage du Créateur, la conversation de ce pâtre et de cette paysanne nous
amusera. Nos oreilles ne dédaigneront pas les sons rustiques de ce bouvier qui charme le
silence de cette solitude, et trompe les ennuis de sa condition, en jouant de la flûte. Reposons-
nous. Vous serez à côté de moi. Je serai à vos pieds, tranquille et en sûreté, comme ce chien,
compagnon assidu de la vie de son maître et garde fidèle de son troupeau. Et lorsque le poids
du jour sera tombé, nous continuerons notre route, et dans un temps plus éloigné, nous nous
rappellerons encore cet endroit enchanté, et l’heure délicieuse que nous y aurons passée.
S’il ne fallait, pour être artiste, que sentir vivement les beautés de la nature et de l’art, porter
dans son sein un cœur tendre, avoir reçu une âme mobile au souffle le plus léger, être né celui
que la vue ou la lecture d’une belle chose enivre, transporte, rend souverainement heureux, je
m’écrierais en vous embrassant, en jetant mes bras autour du cou de Loutherbourg ou de
Greuze : Mes amis, son pittor anch’io.
La couleur et la touche de Loutherbourg sont fortes ; mais, il faut l’avouer, elles n’ont ni la
facilité, ni toute la vérité de celles de Vernet. Cependant, a-t-on dit, s’il est un peu trop vert
dans le paysage que vous venez de décrire, c’est peut-être qu’il a craint qu’en se dégradant sur
un long espace, il ne finît par être trop faible. Mais ceux qui parlent ainsi, ne sont pas artistes.
Ce faire de Loutherbourg, de Casanove, de Chardin et de quelques autres, tant anciens que
modernes, est long et pénible. Il faut à chaque coup de pinceau ou plutôt de brosse, ou de
pouce, que l’artiste s’éloigne de sa toile pour juger de l’effet. De près l’ouvrage ne paraît
117
qu’un tas informe de couleurs grossièrement appliquées. Rien n’est plus difficile que d’allier
ce soin, ces détails avec ce qu’on appelle la manière large. Si les coups de force s’isolent, et se
font sentir séparément, l’effet du tout est perdu. Quel art il faut pour éviter cet écueil ! Quel
travail que celui d’introduire entre une infinité de chocs fiers et vigoureux, une harmonie
générale qui les lie et qui sauve l’ouvrage de la petitesse de forme ! Quelle multitude de
dissonances visuelles à préparer et à adoucir ! Et puis, comment soutenir son génie, conserver
sa chaleur, pendant le cours d’un travail aussi long ? Ce genre heurté ne me déplaît pas.
Le jeune Loutherbourg est à ce qu’on dit d’une figure agréable. Il aime le plaisir, le faste et la
parure ; c’est presque un petit-maître. Il travaillait chez Casanove, et n’était pas mal avec sa
femme. Un beau jour il s’échappe de l’atelier de son maître et d’entre les bras de sa
maîtresse ; il se présente à l’Académie avec vingt tableaux de la même force, et se fait
recevoir par acclamation.
Combien il lui reste de belles choses à faire, si l’attrait du plaisir ne le pervertit pas !
Il a fait tout en débutant, une cruelle niche à ce Casanove chez qui il travaillait. Parmi ses
tableaux il en a exposé un petit avec son nom Loutherbourg écrit sur le cadre en gros
caractères. C’est un sujet de bataille. C’est précisément, comme s’il eût dit à tout le monde :
Messieurs, rappelez- vous ces morceaux de Casanove qui vous ont tant surpris, il y a deux
ans. Regardez bien celui-ci, et jugez à qui appartient le mérite des autres.
Ce petit tableau de bataille est entre deux petits Paysages de la plus douce séduction. Ce n’est
rien ; des rochers, des plantes, des eaux ; mais comme cela est fait ! comme je les mettrais
sous mon habit si l’on ne me regardait pas !
Tableau de Delacroix, "Dante et Virgile aux enfers" 1822
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Table des matières Pistes pour l’étude de la langue au lycée ................................................................................................. 2
Genres et formes de l'argumentation 1 : XVIIème et XVIIIème siècle Classe de seconde ....................... 8
Genres et formes de l'argumentation 2 : XVIIème et XVIIIème siècle Classe de seconde Sujet ......... 12
Genres et formes de l'argumentation 3 : XVIIème et XVIIIème siècle Classe de seconde ............... 17
Genres et formes de l'argumentation 4 : XVIIème et XVIIIème siècle Classe de seconde Candide de
Voltaire (1759) ....................................................................................................................................... 23
Genres et formes de l'argumentation 5 Corpus : ................................................................................ 28
Objet d'étude : La Question de l'Homme dans les genres de l'argumentation du XVIème à nos jours 33
La question de l’homme seconde 2 (4 Textes + 2docs complémentaires) ................................... 38
La poésie du XIXème au XXème siècle : du romantisme au surréalisme classe de seconde .................. 43
La tragédie et la comédie au XVIIe siècle : le classicisme. .................................................................... 52
La Comédie. Classe de seconde Texte 1 - Plaute (Ile s.l, Pseudolus, Acte 1 ...................................... 64
Le roman et la nouvelle au XIXème siècle : réalisme et naturalisme 1 .................................................. 70
Realisme Naturalisme classe de seconde.2 Au Bonheur des Dames, E. Zola 1883 ............................. 75
«Le roman et la nouvelle au XIXe siècle : réalisme et naturalisme 3 », ................................................ 79
***Le roman et la nouvelle au XIXème siècle, réalisme et naturalisme 4 (classe de seconde) ............ 86
Le roman et la nouvelle au XIXème siècle, réalisme et naturalisme 5 (classe de seconde) .................. 90
***Le roman et la nouvelle au XIXème siècle, réalisme et naturalisme 6 (classe de seconde) ............. 95
***Classe de première objet d'étude : Écriture poétique et quête du sens ........................................ 105
Objet d’étude classe de de 1ère « Poésie et quête du sens » 2 ............................................................ 108
***1ère, Ecriture poétique et quête du sens 3 ................................................................................... 112