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71 Jeudi 17 juillet, L’arbousier, Oraison. La nuit est déjà tombée quand nous dînons sur le balcon protégé d’une pergola où grimpe de la vigne. Devant moi, les Alpes avancent les pieds sous leur robe provençale ; dans mon dos, le soleil se couche à l’entrée du Lubéron. Anastasia, la fille de Viktoria, est arrivée il y a quelques jours en France ; elle ne parle pas encore le français – on s’y emploie très sérieusement – et je ne parle pas le russe. Alors, nous échangeons des sourires. Je suis fascinée par son histoire, j’essaie de comprendre ce qu’elle res- sent à être ici, maintenant, et tente d’imaginer ce que sera sa vie et ce qu’elle racontera quand elle sera une femme à l’accent imperceptible. Entre la poire et le fromage, et même comme un cheveu sur la soupe, une sauterelle verte et immense surgit du noir intense de la nuit et vient se poser tout près de nos assiettes. Tandis que Viktoria et Anastasia hurlent en se réfugiant dans les bras l’une de l’autre, je n’écoute que mon courage et saisi mon appareil photo, bien décidée à aider ce moment, cet insecte et moi-même à passer le cap de la postérité… À quelle heure sonne la cloche de l’Angélus ? Certainement trop tôt. Et à cela s’ajoutent les mouches, spécialité du coin, qui m’attaquent consciencieusement – mes moulinets spasmodiques n’y changeront rien. Voilà encore une nuit un peu courte, et je crois une étape nécessaire à ma formation de voyageuse sans peur et sans reproche. Daniel a fait des études d’histoire, son autre passion avec le cinéma. Après plusieurs missions – dont un cinéma de station de ski ! –, la librairie a été pour lui la meilleure façon de conti- nuer à œuvrer pour la diffusion de la culture en toute indépendance. Originaire de la région, il revient et installe sur 48 m 2 une bien jolie librairie. Le contexte n’est pas facile, et la culture assez peu soutenue par les élus. Grâce à lui, les habitants, désireux d’échanges et de rencontres,

Carnet de voyage en librairies chapitre 4

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Chapitre 4 d'un Carnet de voyage en librairies. Librairies Initiales

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Jeudi 17 juillet, L’arbousier, Oraison. La nuit est déjà tombée quand nous dînons sur le balcon protégé d’une pergola où grimpe de la vigne. Devant moi, les Alpes avancent les pieds sous leur robe provençale ; dans mon dos, le soleil se couche à l’entrée du Lubéron. Anastasia, la fille de Viktoria, est arrivée il y a quelques jours en France ; elle ne parle pas encore le français – on s’y emploie très sérieusement – et je ne parle pas le russe. Alors, nous échangeons des sourires. Je suis fascinée par son histoire, j’essaie de comprendre ce qu’elle res-sent à être ici, maintenant, et tente d’imaginer ce que sera sa vie et ce qu’elle racontera quand elle sera une femme à l’accent imperceptible. Entre la poire et le fromage, et même comme un cheveu sur la soupe, une sauterelle verte et immense surgit du noir intense de la nuit et vient se poser tout près de nos assiettes. Tandis que Viktoria et Anastasia hurlent en se réfugiant dans les bras l’une de l’autre, je n’écoute que mon courage et saisi mon appareil photo, bien décidée à aider ce moment, cet insecte et moi-même à passer le cap de la postérité…

À quelle heure sonne la cloche de l’Angélus ? Certainement trop tôt. Et à cela s’ajoutent les mouches, spécialité du coin, qui m’attaquent consciencieusement – mes moulinets spasmodiques n’y changeront rien. Voilà encore une nuit un peu courte, et je crois une étape nécessaire à ma formation de voyageuse sans peur et sans reproche.

Daniel a fait des études d’histoire, son autre passion avec le cinéma. Après plusieurs missions – dont un cinéma de station de ski ! –, la librairie a été pour lui la meilleure façon de conti-nuer à œuvrer pour la diffusion de la culture en toute indépendance. Originaire de la région, il revient et installe sur 48 m2 une bien jolie librairie. Le contexte n’est pas facile, et la culture assez peu soutenue par les élus. Grâce à lui, les habitants, désireux d’échanges et de rencontres,

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ont maintenant leur rendez-vous avec le livre. Daniel me parle de Robert Morel, éditeur au talent fou, au vrai sens du terme. Précurseur du livre sous toutes ses formes, Robert Morel s’est installé dans la région dans les années 1960 et a, pendant plus de vingt ans, laissé libre cours à son imagination, et à celle de son épouse, Odette Ducarre. Ses livres sont maintenant des pièces de collection46, notamment Le Livre des bonnes herbes de Pierre Lieutaghi paru en 1966 et que les éditions Actes Sud rééditent depuis 1998.

Daniel veut s’agrandir, la librairie est à l’étroit dans des murs trop épais. L’occasion se fait un peu attendre, et maintenant que la famille compte deux nouveaux membres, il va falloir se dépêcher… Après une visite express du village de Lurs, on passe à la librairie et, contrairement à ce que Daniel pensait, les clients sont bien matinaux aujourd’hui, alors, je me réfugie dans le bureau. À peine le temps d’acheter trois cartes postales, et Daniel me conduit à la gare de La Brillanne-Oraison. La guérite, le banc et l’horloge, rien ne semble avoir changé depuis les années 1950, quand la côte était encore un peu le bout du monde. Je grimpe dans mon Ter pour Marseille. Une correspondance m’y attend, j’espère, pour Montpellier.

46. www.presences.free.fr

Concrètement Responsables

Daniel et Viktoria ChiniSuperficie 48 m2

Références 9 500 + 1 200 disques et DVD

Une librairie, un livre Jean Giono, Les Récits de la demi-brigade, Gallimard, 1972 (rééd. Folio, 2000).

Parce que Pauline de Théus (Le Hussard sur le toit) et Langlois (Un roi sans divertissement) se retrouvent dans une maison au bout du monde autour d’un suicidé, écossais.

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Vendredi 18 juillet, le Grain des Mots, Montpellier. J’arrive à Montpellier aux heures les plus chaudes de l’après-midi et j’apprécie tout particulièrement que la librairie d’Aline et Daniel soit climatisée. Le souci du confort et de la sérénité est d’ailleurs à l’œuvre dans tous les coins de la librairie : lumineuse, colorée, silencieuse (merci la moquette) ; plusieurs fauteuils vous attendent à chaque coin d’étagères, pour feuilleter un livre, bien sûr, mais, aussi, comme cette famille qui entre, pour discuter tranquillement avec son libraire, at-tendre que ses enfants ou son époux aient fait leur choix. En 1993, Daniel, tout d’abord client, devient l’associé d’Aline chez Alinéa, librairie qu’elle a ouverte seule à Pontoise en 1980. Dix ans après, ils ont cherché, et trouvé, où prendre un nouveau départ à deux.

Ils se sont alors installés à Montpellier et fêteront leurs cinq ans cet automne ; deux cents invi-tés se sont pressés lors de l’inauguration ; gageons qu’ils seront au moins aussi nombreux cette fois, même si « ça n’a pas été facile tous les jours »… Derrière le risque, il y avait un pari, sur le fort potentiel d’une ville dynamique, sur un quartier en pleine transformation, mais aussi un constat : il ne restait plus qu’une seule librairie indépendante généraliste face à Gibert, Virgin et la Fnac, donc de la place pour deux ! Depuis 2003, la librairie a pris ses marques et a construit une image forte : résolument littéraire, elle organise avec l’aide de l’association des Amis du Grain des Mots des rencontres en partenariat avec des compagnies théâtrales, des départements universitaires, des associations travaillant dans le social, l’environnement ou le politique, des associations lacaniennes, les Amis du Monde Diplomatique. La librairie est aussi partenaire de La Comédie du livre, manifestation organisée depuis 1985 par les libraires de la ville. Tous les ans, la place de la Comédie réserve son espace aux stands qui accueillent rencontres, lectures, débats. Et une quinzaine de lieux, des cafés, centres culturels, musées ouvrent leurs portes à un

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nombre incroyable de rendez-vous autour du livre. Les rencontres « Marina Tsvetaeva », « la poésie des exils » et « Écrire en Russie en 2008 » furent cette année organisées par la librairie. Aujourd’hui, la librairie bénéficie d’un cercle d’irréductibles fidèles, qui sont devenus des amis des libraires autant que de la librairie.

Dans la voiture, Daniel et Aline me reprennent :« On ne dit plus Palavas-les-Flots depuis long-temps, mais Palavas tout court. » Oui, eh bien moi, c’est la première fois, et ce sera Palavas-les-Flots, j’y tiens. Le soleil se couche côté parking, les windsurfeurs font leurs dernières pirouettes avant de ranger leurs grandes voiles et nous nous déchaussons pour traverser la plage. Nous entrons dans un restaurant où il reste de la place. C’est un restaurant de saison, ouvert sur la mer, les murs sont de simples planches de bois peintes en blanc. Le mobilier en plastique est tout ce qu’il y a de plus tendance et l’éclairage fluo enveloppe la tombée de la nuit d’un air de boîte de nuit branchée. Nous commandons des plats de poisson, buvons du vin blanc très frais. La route du retour est agréable. Un peu sonnée, je laisse ma tête dodeliner contre le siège et je regarde en souriant la silhouette troublée de champs d’oliviers qui défile dans le noir. Au matin, quand je me lève, Aline et Daniel sont debout depuis longtemps. Aucune trace de petit déjeuner sur la table. Daniel lit Zone de Mathias Énard47, allongé dans le canapé ; Aline me prépare un jus centrifugé d’abricot et de pêche, m’explique comment fonctionne la récalcitrante machine à café. Depuis la terrasse, je suis surprise de voir le jardin tout en friche : Aline et Daniel déménagent bientôt, ils vont s’installer dans le centre de Montpellier, tout près de la librairie.

47. Paru chez Actes Sud en 2008.

ConcrètementResponsables

Aline Huille, Daniel Le MoigneSuperficie 200 m2

Références 17 000

Une librairie, un livre,José Luis Sampedro, trad. F. Duscha-CalandreLe Sourire étrusque, Métailié, 1994 (rééd. coll. « Suites », 1997).

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Samedi 19 juillet, Le Scribe, Montauban. Montauban est le premier arrêt de la ligne Montpellier-Bordeaux. Derrière la vitre défilent les plages et les marais. Nous quittons le Roussillon et abordons le Sud-Ouest par sa limite méridionale, le Midi-Pyrénées. Et c’est à la couleur de ses murs que Montauban, comme Toulouse, doit son joli nom de « ville rose ».

Jacques Griffault m’accueille à la gare et, comme à son habitude, c’est avec élégance et humour qu’il sera mon guide dans le centre-ville. Nous entrons dans les librairies amies, réunies sous les arches autour de la place nationale. Je découvre avec Jacques l’affiche qu’ils ont réalisée pour célébrer, à leur façon, décalée, le bicentenaire du département du Tarn-et-Garonne. La librairie de Jacques Griffault et de son épouse Brigitte est située faubourg Lacapelle, juste à l’entrée du centre-ville, depuis 1978. Créée en 1965, elle est concurrencée par la librairie Deloche, librairie générale de Montauban depuis les années 1930. Jacques et Brigitte ont repris la librairie Le Scribe il y a treize ans, après une belle carrière dans la banque et des années à parcourir le monde.La librairie occupe le rez-de-chaussée où se côtoient la littérature, les sciences humaines et un mini-rayon littérature jeunesse « pour dépanner » – Jacques oriente plutôt les lecteurs vers la librairie spécialisée jeunesse. À l’étage, une grande et belle salle où Brigitte invite et expose les œuvres d’artistes locaux. J’y rencontre Jacques Haramburu. Et depuis qu’il expose ici, il a transformé tout l’étage en atelier de création. Sacré personnage !

Si Jacques et Brigitte avouent facilement que le métier de libraire est un sacerdoce, ils n’ont aucun regret et quand il s’agit d’organiser le prix des Amis du Scribe ou Place aux nouvelles, ce n’est que du bonheur ! Le prix des Amis des Scribe existe depuis le début et fait la force de la librairie qui défend l’écoute, l’échange autour du livre. Chaque 18 juin, « l’autre appel du

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18 juin », comme aime à le rappeler Jacques, un livre paru au cours des deux dernières années est récompensé par un jury de lecteurs volontaires et passionnés. Cette année, les Amis du Scribe ont décerné leur prix à Michèle Lesbre pour Le Canapé rouge48. Place aux nouvelles49 a lieu au mois de septembre et réunit lecteurs et auteurs autour d’un genre mal-aimé en France, la nouvelle. Depuis 2006, le village de Lauzerte (superbe bastide du XIIIe siècle, me précise Jacques) accueille une partie des festivités. Le 21 septembre prochain, la troisième édition du festival recevra pas moins de vingt-quatre auteurs, dont tous ceux qui ont été conquis lors d’une première visite. Entre des séances de dédicace et des lectures à haute voix, le prix de la nouvelle récompensera le recueil d’un auteur.

Au fond de la librairie, le bureau de Jacques est tapissé d’affiches. Elles gagnent petit à petit de la place sur les murs du magasin. Tout l’historique des rencontres organisées au sein de la librairie est ainsi exposé… impressionnant ! Et en tête, Anna Gavalda, invitée de la librairie en 1999. C’était une de ses premières invitations. Mais depuis son premier roman, Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part, Anna Gavalda a fait du chemin… jusqu’au Scribe où elle revenue il y a quelques mois à l’occasion de la sortie de son dernier roman La Consolante50.

Nous dînons au restaurant qui a sa terrasse devant l’hôtel où Jacques m’a réservé une chambre. Le dîner et le vin sont délicieux. Nous parlons beaucoup de la vente en ligne. Jacques pense que les libraires indépendants devraient revoir leur ambition à la baisse, les investissements d’en-

vergure que cela impliquerait sont disproportionnés et, selon lui, ne seraient de toute façon pas suffisants pour concurrencer les sites bien trop en avance51 ; l’important, c’est ce qui se passe en magasin. Après le dîner, Jacques me propose de profiter du concert de jazz annoncé sur une des places de la ville. Je préfère regagner ma chambre confortable et passer la soirée, seule, à zapper en attendant la nuit tomber, puis à lire assez longtemps pour sentir mes paupières se fermer et rebondir sur le bord de mes cils, plusieurs fois, jusqu’à ce que je coupe ma lecture au milieu d’une phrase, que je ferme mon livre et le pose, en même temps que j’éteins la lampe de chevet et tire la couverture sous mon menton.Le lendemain, je fais un petit tour sur la grande place du marché ; une dame tire dans les allées bordées de platanes son caddie aménagé et propose boissons chaudes et fraîches aux commer-çants ; à l’entrée du jardin, les témoins de Jéhovah font de la réclame, et moi je profite une dernière fois des mille soleils roses que reflètent les façades alentour.

48. Paru chez Sabine Wespieser en 2007. — 49. www.lescribe.com/nouvelles — 50. Tous les romans d’Anna Gavalda ont paru aux éditions Le Dilettante. 51. Amazon.com en tête, Fnac.com, Alapage.com…

Une librairie, un livreFrank Conroy, trad. N. AkroufCorps et âme, Gallimard, 1997 (rééd. coll. « Folio », 2004.)

Au début, il y a Claude, jeune enfant, qui attend dans un appartement misérable sa mère qui fait le taxi à Manhattan. Un jour, il découvre un petit piano console blanc au milieu des vieilles valises, pneus et bidons d’huile qui encom-brent l’appartement. Plus tard, beaucoup plus tard, pianiste célèbre, il donnera un concert à Carnegie Hall. Les deux autres héros de ce livre sont la ville de New York, celle des années 1940 et 1950, fascinante, qui insuffle une énergie stimulante à tous ceux qui y vivent, et la musique, ou plutôt toutes les musiques : classique, contemporaine, jazz...Une formidable histoire optimiste et follement romanesque.

ConcrètementResponsable Jacques Griffault

Équipe un libraireSuperficie 115 m2

en rez-de-chaussée (librairie), 115 m2 au premier étage

(galerie d’art contemporain)Références 14 000