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UNIVERSITE DE SAINT DENIS PARIS VIII Lisette AMIRAULT MEMOIRE DUFA - ANNEE UNIVERSITAIRE 2007/2008 CARNETS DE VOYAGE EN FORMATION ESPACE TRANSITIONNEL POUR UNE TRANSFORMATION Diplôme Universitaire de Formation d’Adulte Directeur pédagogique : René BARBIER

CARNETS DE VOYAGE EN FORMATION ESPACE TRANSITIONNEL … · Chapitre 16 - ACTEUR 161 Chapitre 17 - CONCLUSION ET EVALUATIONS 166 ... grande précarité : les gars de la rue – accueil

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UNIVERSITE DE SAINT DENIS PARIS VIII Lisette AMIRAULT

MEMOIRE DUFA - ANNEE UNIVERSITAIRE 2007/2008

CARNETSDEVOYAGEENFORMATION

ESPACETRANSITIONNELPOURUNE

TRANSFORMATION

Diplôme Universitaire de Formation d’Adulte Directeur pédagogique : René BARBIER

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àmonfrèreClaude,décédédurantceDufa,

àJacquesArdoino,quivaterriblementsouffrirs’illitcemémoire,

àRenéBarbier,sanslequelriendetoutcelaneseraitadvenu…

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SOMMAIRE

INTRODUCTION 5

PRESENTATION 13

Chapitre 1 - MEMOIRE ET RECIT DE VIE 15

Chapitre 2 - SINGULARITES 26

Chapitre 3 - LA HONTE ET LA RECONNAISSANCE 35

Chapitre 4 - MOTIVATIONS 46

Chapitre 5 - ANALYSE D’UN ECHEC – JUSSIEU 1975 63

Chapitre 6 - MAI 68 SUR FOND D’ECRAN 67

Chapitre 7 - MINIMALISME : J’AI TOUT ET J’AI RIEN 75

Chapitre 8 - LES CHEMINS DE PASSAGE 83

Chapitre 9 - P’TIT CLAUDE ET TRAVAIL SOCIAL 97

Chapitre 10- BURN OUT ET CONGRUENCE 103

Chapitre 11- TEMPORALITE ET EXIL 112

Chapitre 12- CORPUS THEORIQUE – TRANSFORMATION DE SOI 123

Chapitre 13- UN PEU DE THEORIE AUTOUR DU TRANSITIONNEL 138

Chapitre 14 - ESPECE DE MODULE, VA ! 143

Chapitre 15 - RESENSIBILISATION A L’ECOUTE ET A L’ACTION SOCIALE 146

Chapitre 16 - ACTEUR 161

Chapitre 17 - CONCLUSION ET EVALUATIONS 166

ANNEXES 174

BIBLIOGRAPHIE 181

TABLE DES MATIERES 184

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Petit guide d’exploration des chapitres

à l’usage de ceux voulant savoir ce qu’il y a à l’intérieur des tiroirs

Chapitre 1 - MEMOIRE ET RECIT DE VIE 15 La mémoire chez les grecs anciens - la mémoire support essentiel du récit de vie - le module sur le récit de vie – rapport entretenu avec ma mémoire personnelle Chapitre 2 - SINGULARITES 26 Ressenti personnel de la singularité – la naissance d’un enfant chez les Baoulés en Afrique – la loi singularité pour un éminent biologiste – une amitié singulière Chapitre 3 - LA HONTE ET LA RECONNAISSANCE 35 Mon père et sa reconversion professionnelle d’Après Guerre – les autodidactes – le lien entre une histoire d’amour et des études supérieures au CNAM – le transfuge de classe selon une écrivaine Annie Ernaux – les conséquences d’un transfuge de classe mis en scène dans un film : «Ressources humaines » de Laurent Cantet - la nouvelle honte des cadres de terrain Chapitre 4 – MOTIVATIONS 46 La motivation affective chez les animaux – théorie d’Edward Deci et Richard Ryan de la motivation comme résultante entre besoin de compétence et besoin d’auto détermination – motivation intrinsèque, motivation extrinsèque et amotivation – quelles motivations dans ma scolarité – les motivations en jeu dans l’élaboration d’un groupe de travail – motivation pour le Dufa – les meilleures motivations pour être acteur de sa vie Chapitre 5 - ANALYSE D’UN ECHEC – JUSSIEU 1975 63 Ma première expérience d’une année universitaire – l’enjeu de l’affiliation pour l’étudiant : la réussite Chapitre 6 - MAI 68 SUR FOND D’ECRAN 67 Ma famille et les évènements de mai 68 – souvenir écran et mémoire des autres – les racines d’une révolte – l’Histoire comme marqueur générationnel Chapitre 7 - MINIMALISME : J’AI TOUT ET J’AI RIEN 75 Apprendre selon ses moyens – bibliothèques – groupe d’adaptation pour élèves étrangers – un minimum de formation et de dimension affective dans la nécessité d’intégration – relativisation des moyens et esprit minimaliste Chapitre 8 - LES CHEMINS DE PASSAGE 83 Des espaces transitionnels - terrestre : l’estran – temporel : les ruines – en formation : espace d’accès au savoir – cohérence du processus dans une construction : architecture et génétique – congruence multiréférentielle – passer à un travail collectif Chapitre 9 - P’TIT CLAUDE ET TRAVAIL SOCIAL 97 Motivation pour le travail social – identification des racines d’une motivation – confrontation à l’impuissance – persistance d’engagement Chapitre 10- BURN OUT ET CONGRUENCE 103 Epuisement professionnel - analyse et résilience - santé mentale et congruence – postures et opérationalité Chapitre 11- TEMPORALITE ET EXIL 112 Des différentes temporalités – leur compréhension dans une approche inter-culturelle – la temporalité du corps – acculturation or not acculturation – le syndrome de l’exil dans « Exils » un film de Tony Gatlif – analyse de la quête identitaire par des enfants de pieds-noirs

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Chapitre 12- CORPUS THEORIQUE – TRANSFORMATION DE SOI 123 Emotion et créativité dans une théorie de la transformation de soi : Isaac Getz et Todd Lubart avec les endocepts – une approche de la transformation associée à une psychologie de la personnalité par un philosophe : Lucien Sève – les travaux de l’Ecole de Palo Alto - l’apprentissage et théorie du changement par Grégory Bateson autour de la notion du recadrage Chapitre 13- UN PEU DE THEORIE AUTOUR DU TRANSITIONNEL 138 De la notion d’objet transitionnel à la notion d’espace transitionnel – individuation et construction relationnelle selon Donald W.Winnicott et Jean Piaget – métaphore personnelle du changement Chapitre 14 – ESPECE DE MODULE, VA ! 143 Deux analyses de modules de Dufa – l’une positive, l’autre négative Chapitre 15 - RESENSIBILISATION A L’ECOUTE ET A L’ACTION SOCIALE 146 L’écoute professionnelle dans le champs médico-social – la clinique en science de l’éducation – la grande précarité : les gars de la rue – accueil de l’autre et empathie Chapitre 16 – ACTEUR 161 Entrer dans la vieillesse et rester acteur de sa vie – l’autoformation militante pour des apprenants acteurs dans l’acquisition de leurs savoirs – rester créatif dans le métier d’acteur Chapitre 17 – CONCLUSION ET EVALUATIONS 166 Auto-évaluation personnelle et non académique de la formation Dufa – ressenti, perspectives et bénéfices (Table des matières en fin de mémoire page 184)

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INTRODUCTION

J’ai porté ce mémoire comme on porte un enfant. De ceux que l’on porte avec amour et

détermination, ce qui n’est pas sans exclure zestes d’angoisse et d’interrogation. Sans

diagnostic prénatal. J’ai ainsi profondément compris qu’il importait peu que les hommes ne

puissent physiologiquement porter des enfants.

Il va paraître étrange de reprendre dans une introduction un des éléments - mais le plus

important – de la conclusion par laquelle on termine un travail. Mais j’ai voulu ici explorer la

transformation, et pour ce qu’il en a été de la mienne à l’issue de cette formation DUFA dans

laquelle j’inclue bien évidemment la rédaction du mémoire, son effet le plus manifeste s’est

invité au travers du concept de création, ce que tente de restituer les trois phrases extraites de

l’auto évaluation à laquelle je me suis adonnée pour clore cette recherche.

Aujourd’hui, après avoir consulté beaucoup d’ouvrages autour du changement, de l’évolution,

du développement, de la transformation (du peu que j’ai pu en trouver), de l’assimilation, de

l’appropriation, de l’intégration, de l’acculturation…j’en suis arrivée à partager avec une

grande majorité d’entre eux – à priori dotés d’une certaine honnêteté intellectuelle – que la

genèse du changement est encore une énigme. Et je dirais tant mieux. Sinon le jour d’une telle

élucidation, il sera probable que toute la perspective de la singularité de l’être humain

vacillera sur ses gènes.

Je suis femme, je suis mère, j’ai été belle-mère ayant tenté avec mon ex-époux pendant

plusieurs années de recomposer une famille. Il me semblait avoir fait le tour (cerné) le

concept d’être père, mais en fait il n’en était rien. Aujourd’hui, par l’expérience de cette

commande d’écriture, à travers la tentative qu’elle soit élaborée, j’approche du processus de

création qui ne procède certainement pas du genre (il n’est plus de mode aujourd’hui de dire

sexe) auquel appartient l’auteur.

Et pourtant j’écris depuis longtemps, depuis la nuit de mes temps…Mais jamais sur

commande.

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Glissement de fourmi, me direz-vous ? Pas de géant intérieur, rétorquerai-je. Tout est relatif,

dans cet espace singulier de transformation personnelle, cet espace transitionnel que j’ai

également tenté d’explorer. Bien certainement maladroitement.

J’ai retrouvé les hommes sous un autre angle de vue, au delà de leur opacité et de leur

différence que je connaissais bien, dans leur formidable élan créateur. Un psychanalyste se

délecterait d’une telle phrase, j’en suis plus que consciente de cette inconscience…Tant pis,

cette introduction se réclame de la transparence de la modestie, dans la petitesse (étroitesse)

de mes acquis au regard d’universitaires.

De belles idées transforment…

Sur un plan plus technique, il me semble tout aussi important d’exposer comment j’ai

envisagé ce mémoire en tant qu’objet et comment j’en ai choisi son objet : le thème ou fil

rouge.

1. Un Objet mémoire – un mémoire en tant qu’objet - d’abord en ce qu’il est l’objet d’une commande et ensuite en ce qu’il est un objet de création personnelle.

Un objet de commande.

Cette rédaction du mémoire fait partie intégrante de la formation. Ecrire à partir d’une

commande est un exercice plus ou moins difficile selon l’objectif de cet écrit. D’abord par ce

que cela implique qu’il faille comprendre la commande et les objectifs de cette commande…

Un des objectifs les plus lisibles de cet écrit est qu’il est le support de l’évaluation faite par

l’université dans la validation de ce diplôme.

Mais, un autre objectif plus important à mes yeux, est celui de prendre conscience que cet

écrit représente un des objets de cette formation. Un objet façonné à partir d’une première

analyse d’expérience – un premier recul - , la tentative d’une première recherche sur un thème

choisi et … sa restitution écrite. Et que c’est en cela que je peux dire que cette rédaction fait

partie intégrante de la formation et qu’elle en est un des objets. Je me suis sentie en plein dans

la réflexivité ethnométhodologique.

Sur le plan théorique, j’avais saisi la démarche d’une recherche action telle que René Barbier

nous présentait le Dufa : se servir du matériau des cours et du bain groupal pour mener notre

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recherche. Mais en terrain réel il faut être rompu à ce travail de chercheur pour

premièrement : identifier relativement rapidement son fil rouge ; deuxièmement : recueillir le

matériau nécessaire à cette étude et troisièmement : abonder autour de la question de départ.

En ce qui me concerne, j’ai l’impression de n’avoir effectué qu’une partie de la commande.

Ce que je considère comme le premier travail qui est centré sur soi. L’analyse de son récit de

vie, un peu de recherches théoriques et la traversée des stages. Laquelle se déroulant en fin de

parcours lorsque la thématique est généralement bien établie se devant d’être relativement

satisfaisante avec l’activation de la longue vue thématique que cela suppose.

Moi il faudrait que je revive le Dufa afin de recueillir le matériau au niveau de la vie du

groupe. Cela constituerait la deuxième partie du travail, celle centrée sur les autres : celle

d’observer et de vivre avec les camarades du groupe cette hypothèse de la transformation.

Et faire la synthèse des deux parties répondrait à la commande.

L’exposé de cette insatisfaction est malgré tout positive car elle m’a fait réaliser combien une

recherche action est une bien nommée : une véritable entreprise de chercheur. C’est-à-dire

toucher de la pensée ce que cela représente comme difficulté : une observation interactive et

nécessairement réflexive. Réflexive au sens du concept de réflexivité ethnométhodologique.

Un concept qui m’a vraiment fascinée et ouverte à d’autres dimensions de compréhension.

Entre autre celle du concept de co-construction. Que je pratiquais d’une manière empirique

mais non conscientisée.

Un objet de création personnelle.

A la relecture, l’introduction que j’ai faite à ce mémoire est peut-être énigmatique. En effet,

elle se réfère à une profonde découverte intérieure, celle de l’ouverture du ressenti de mise au

monde.

J’ai vite réalisé que nous avions entière liberté de la forme que cet objet pouvait prendre. Et

cela qui peut sembler à première vue facilitateur d’un travail, a été source en fait de

complications, celles liées à la liberté, laquelle accentuant malgré tout l’intérêt de la chose. Et

cette invite à la créativité personnelle m’a paru essentielle.

Je me suis donnée une échéance, le 12 septembre 2008, pour mettre un point final à l’écrit, et

ce afin de jouer le jeu d’une commande. Ainsi voir comment je tenais la distance avec ce

challenge créatif. (y compris les risques inhérents à un bouclage trop rapide tels fautes

d’orthographes, coquilles et imprécisions)

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Comment l’ai-je construit, l’ai-je créé, cet objet ?

J’ai commencé par ouvrir des chambres d’exploration à partir d’évènements de mon récit de

vie, lesquels sont devenus au fil du temps des chapitres relativement indépendants. Le récit

de vie était dans la commande, et ses points d’ancrage étaient déterminés dans un lien avec le

rapport au savoir. Les événements qui se sont spontanément invités ont un lien soit avec mon

rapport au savoir, soit avec ma vie professionnelle. D’autres sont en relation avec la recherche

au sens existentielle de mon parcours de vie : ce que je suis, qui je suis. C’est pourquoi, bien

que relativement indépendants, ces chapitres se sont articulés facilement dans l’ossature finale

car ils en étaient déjà inconsciemment la colonne vertébrale.

J’ai libéré une écriture qui est peut-être partie hors champ ; hors sujet ; hors objet. Mais je sais

que vivre cette liberté et cette aisance d’écriture a été pour moi essentielle. Même si selon

Jacques Ardoino, cela résultait probablement d’un « déjà là ».

Quel que soit le résultat de ce travail, de l’évaluation que l’on peut en faire, le plaisir de la

créativité y a été très fortement présent. C’est la première fois que cela s’est manifesté pour

moi sur commande.

J’avais déjà effectué de très nombreux écrits majoritairement professionnels, rédigés avec

plaisir, celui d’être les plus explicites possibles quant à leur finalité… Mais cela n’a rien eu à

voir avec cette compétence antérieure.

J’écris également personnellement depuis longtemps. Mais cela n’a rien eu à voir non plus

avec le plaisir d’écrire pour moi.

Mais alors, pourquoi cette nouvelle expérience d’une nouvelle émotion, d’un nouveau

plaisir ?

Lorsque je perdais, ou avait cru perdre, un des chapitres lors d’erreurs de manipulation

informatique, l’inquiétude qui se mobilisait alors était de l’ordre de l’inquiétude parentale.

Bien sûr, il fallait refaire le travail, et cela était ennuyeux, mais surtout ce qui avait été écrit

était souvent le fruit d’une longue élaboration interne, d’une maturation de la retranscription

de l’événement, d’un accouchement à terme de ce chapitre ou d’une partie de ce chapitre. En

recommencer la gestation était difficile, voire impossible. Ainsi, c’était un de mes petits que

j’avais perdus. Ce ressenti de la perte était un tantinet régressif… bien sûr, mais très parlant

en termes de terrain sur lequel cela avait été cultivé.

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Une culture intellectuelle, in vitro. In vivo. Déjà une transformation en marche, une

élaboration interne des savoirs acquis en cours, des savoirs vécus en cours.

C’est en m’appuyant sur ce ressenti de mise au monde que j’ai pensé la créativité et la

création. Une expression tournée vers les autres à partir de soi. Sans discrimination ou

privilège de genre. Sans suffisance de genre.

Ce privilège que les femmes s’octroient à partir du pouvoir exclusif de mettre au monde des

enfants, cela se relativisait, cela s’ouvrait, cela se transformait, en ayant touché une autre sorte

de mise au monde.

Voici le pourquoi de cette prise de conscience de la créativité masculine, mais non plus

envisagée intellectuellement mais concrètement intériorisée grâce à ce travail.

2. L’Objet du mémoire : la transformation ou le drôle de choix d’un fil rouge

Pendant environ les deux premiers mois du Dufa, le fil rouge que je souhaite dévider est

humour et jeux en formation. Où comment l’humour et le rire conjugués au singulier , puis les

jeux et les rires conjugués au pluriel, participent d’une réflexion critique et d’une analyse des

situations vécues.

De plus, peu de textes sont consacrés à ce champ d’investigation, et cela me plait fortement

d’être exploratrice.

Mais, la fugacité des évènements humoristiques, très nombreux lors des cours, me confronte

rapidement à la difficulté de noter et récolter mes observations…Car j’étais très omnubilée

par la représentation que je me faisais des étapes d’élaboration de ma recherche : il fallait une

phase d’enquête et de recueil de données. Pourtant je ne la ferai pas vraiment non plus

ultérieurement quant à l’étude groupale autour de la transformation. Cela est resté à l’état

théorique, comme je l’ai expliqué plus haut, faute de savoir faire.

Alors, petit à petit, plongeant dans les problématiques émergentes et récurrentes lors des

interventions et des discussions, comme l’autorisation, la temporalité, la singularité, la

dimension collective, le rapport au savoir… mon choix de l’humour et des jeux va

m’apparaître comme plutôt périphérique et non central dans ma réflexion.

Par contre, l’humour – et ce qu’il représente – à différents moments de mon mémoire, je le

retrouverai. Dans le cadre du décentrage ouvrant un autre angle de vue sur une situation, cette

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façon de faire - ce décentrage - étant largement utilisée comme levier de changement dans

l’école de Palo Alto. Dans la méthode dite du recadrage.

Egalement l’humour comme possibilité de rendre lisible - et ainsi d’avouer - une certaine

relativité du savoir, ainsi que celle de la légitimité de l’autorité de celui (ou celle) qui le

dispense. Comme le dira Guy Berger. Et cela participe des notions de déprise et de toute

puissance du formateur ou de l’éducateur.

Ce sur quoi je vais focaliser, c’est la particularité de ce temps de formation dans nos parcours

actuels de vie, très largement étayée par les exposés des motivations de mes camarades à

suivre ce Dufa. Cette formation est positionnée, il est vrai, comme existentielle. Moi-même

me référant à mon attente personnelle largement orientée vers un espace transitionnel entre

mes dernières activités sociales et un futur emploi.

Bien entendu, si l’on présuppose l’existence d’un espace transitionnel, on ne peut que

supputer un changement voire une transformation à sa sortie.

Puis une espèce de sentiment de congruence va s’inviter régulièrement pour solidifier le

chemin du choix de ce thème. Le chemin d’une transformation. Qui va se traduire par un

chemin vers une résurrection. Il faut mourir pour ressusciter : et il faut que je meure à la

mélasse de non sens rencontrée lors de mes derniers mois de travail social. Pour réfléchir,

pour retrouver du sens. Un choix en parfait accord avec ma recherche personnelle et

impérieuse d’un changement, ne pouvant que m’entraîner dans la logique d’une thématique

associée au mouvement.

Certainement toujours sur soi-même que l’on vient buter, plus ou moins violemment selon les

circonstances.

Transformation, changement, évolution, métamorphose … Les concepts sont nombreux et des

plus ardus à cerner. C’est capter du mouvement, tenter de l’expliquer. Si j’étais en capacité

d’élucider tout cela, je serais un génie du siècle. Mais malgré cette lucidité de parfaitement

réaliser à quoi je vais m’attaquer, je vais persévérer : je ferai et récolterai ce que je peux et

j’en dirai ce que j’en pense puisque un des maîtres-mots que je retiens est « Pensez d’abord

par vous-même ! » Cela je crois savoir le faire, et ce quelle qu’en soit la pertinence des

résultats.

A ce moment, je pense à trois phrases de Jean-Loup Trassard dans « Le Voyageur à

l’échelle » :

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« Seul ami du feu ce soir et cette nuit dans le repli qui m’héberge (sans que je sache s’il est

dû à un remugle de la planète ou à la chute hors tout regard d’une météorite), j’écoute

l’immensité. La force du point infime où je m’arrête est dans son contraste avec l’étendue qui

soudain l’entoure. »1

« La force du point infime où je m’arrête » : cet écrit aujourd’hui pour moi.

« L’étendue qui soudain l’entoure » : la recherche universitaire toute à l’entour de moi.

Y compris lors de cette introduction, je ne puis m’empêcher de citer les autres ; c’est une de

mes manières d’être avec les autres, de les convoquer à ma réflexion. Moi qui suis

passablement sauvage et vite entraînée vers la contemplation, j’ai besoin des autres, plus que

toute autre, pour m’arrimer à la terre.

On comprendra suite à ces éclaircissements ( qui je l’espère ne sont pas trop obscurs…) que

l’approche de la transformation que j’ai faite est forcément et fortement psychologisante. Y

compris aussi parce que mes activités dans le champ du social relevaient plutôt d’un face à

face individualisé avec un usager, ou une prise en charge de la singularité d’une

problématique familiale.

J’ai malgré tout été souvent face à des groupes mais dans le cadre de fonctions

d’encadrement, c’est à dire de réunions, de formations informations, mais pas dans un cadre

défini comme uniquement pédagogique. Il ne m’était donc pas naturel de réfléchir à la

dimension du mouvement dans les groupes car il fallait bien s’inspirer et se référer à ses

propres pratiques, le mémoire se devant aussi d’être un écrit professionnel.

Cela explique que, pour le peu de théorie exposée, j’ai été plutôt traîner (entraînée) du côté

psychologique et psychanalytique.

Pour conclure et synthétiser ma réflexion d’aujourd’hui, il me semble qu’un changement se

maîtrise ou s’active plus ou moins aisément par un phénomène de volonté et de motivation, et

d’autant plus que cette démarche est accompagnée.

Mais qu’une transformation touche à l’essence de soi - provoquée souvent par un événement

majeur de la vie - qu’elle nécessite une maturation donc relève immanquablement d’une

temporalité et je ne crois pas que cela puisse se maîtriser. Cela ne peut que se vérifier par un

changement de regard sur soi mais surtout par le changement du regard des autres sur soi.

1 Jean-Loup Trassard. Le voyageur à l’échelle. Editions Le temps qu’il fait, 2006

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Que l’on peut être dans une démarche volontaire de changement, lequel se réalise ou pas

d’ailleurs, mais qu’une démarche volontaire de transformation, ça n’existe pas.

Ainsi, je mettrai très grossièrement le concept de changement du côté des mouvements

volontaires et celui de la transformation du côté des involontaires. L’involontarité de la

transformation. L’insaisissable, la subtile, parfois l’incompréhensible.

Puisque l’importance des angles de vue utilisés ou choisis lors de toute analyse a été très

souvent discutée lors de cette formation, je terminerai cette présentation par un clin d’œil : la

métamorphose du turbot, décrite par Hervé le Guyader, professeur en biologie évolutive au

CNRS2 :

« Le turbot. Aplati latéralement il va se coucher sur le côté droit… curieusement ces animaux

qui sont aplatis latéralement présentent les deux yeux du même côté…et il va se passer

quelques chose de curieux au cours de l’embryologie. La larve a les deux yeux disposés tout à

fait normalement à droite et à gauche, et il va y avoir une métamorphose et il va y avoir un

œil qui va faire le tour, l’œil droit va venir du côté gauche et l’animal lorsqu’il sera posé sur

le fond de la mer aura les deux yeux du même côté et évidemment fonctionnels.

Il y a vraiment deux choses en interaction : il y a effectivement l’organisme qui affronte son

environnement et sa structure génétique, et c’est l’interaction des deux qui va donner un

organisme qui sera en continuelle évolution puisqu’il y a une continuelle évolution.

Bien évidemment là l’échelle du temps est de l’ordre de centaines de millions d’années, mais

ces organismes vont être confrontés à des climats différents, à des environnements physico-

chimiques différents, à des prédateurs différents, donc continuellement il va y avoir une

mobilité, une pression telles que les organismes obligatoirement vont évoluer.

Un organisme qui n’évolue pas est un organisme qui du point de vue de la biologie évolutive,

est un organisme mort. »

2 Centre National de Recherche Scientifique

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PRESENTATION DE LA FORME PRISE PAR CE MEMOIRE

Fin Décembre 2007. Des dufistes de la précédente promotion viennent nous rencontrer, à

notre invitation, dans le but d’échanger sur le déroulement d’un « DUFA », mais également

afin de répondre aux questions – teintées d’une réelle anxiété – concernant la rédaction du

mémoire et qui envahissent le cerveau de certains camarades (l’angoisse est palpable).

A ma surprise, ils décrivent la rédaction du mémoire selon un plan en trois parties : le récit de

vie, le corpus théorique (concepts et théories liés à la thématique du fil rouge) et l’impact de

la formation au travers de notre vie de groupe et des stages pratiques réalisés.

Je sais d’ores et déjà que je ne pourrai pas présenter ce mémoire sous cette forme là.

Il me paraît impossible de rédiger dans cet esprit méthodique l’intrication des notions et des

expériences que j’ai - et vais - rencontrer et sur lesquelles j’ai réfléchi et travaillé.

Je ne peux que rédiger en rendant compte du tissage de ces apports et de ces ressentis

associant dans un métissage constant - espérons-le - pour le moins transformant à défaut

d’être splendidement créateur – savoirs et connaissances.

Je ne peux compartimenter la restitution de mon vécu. Sa complexité n’a pas été envisageable

dans une rédaction tripartite telle que décrite par les anciens, rédaction représentant à mes

yeux une méthode d’ordonnancement pour une situation compliquée. Ce vécu ne peut se

déplier en feuilles explicatives ordonnées dans un souci de rationalité, je tente de le livrer

dans une forme associée à sa complexité, c’est à dire dans l’exploration des thématiques qui

se sont invitées, annexées de quelques éléments de théorie recherchée, des vécus de situation

avec mes partenaires – camarades , intervenants, acteurs de terrain -, la vie du groupe et mon

récit de vie, ce passé dont Sénèque qualifie le temps comme celui dont « on en a la propriété

à perpétuité (…) qui est sacrée et inviolable, hors de portée des malheurs qui frappent les

humains, soustraite à la domination de la Fortune… ».

Cette perspective est ambitieuse car elle reflète la difficulté de livrer un carnet de voyage en

guise de réflexion universitaire. Je n’ai bien évidemment ni le talent de Pierre Loti qui à la fin

d’une traversée du Maroc en 1889, referme son carnet par : «(…) mais, le soir venu et notre

route retrouvée, le dernier de nos campements est pour nous faire regretter la fin de notre vie

errante sur cette terre primitive de fleurs et d’herbages. »3. Ni celui de Kenneth White

3 Pierre Loti, « Au Maroc »,Editions La Boîte à Documents, Paris, 1988

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lorsqu’il décrit ses pérégrinations dans « Les cygnes sauvages » un de ses voyages au Japon

sur les traces du poète Bashô « La mer du Japon, après toute la chaleur de la route, est

incroyablement fraîche et bleue. Je suis allé tout droit au rivage de sable noir où j’ai trouvé

un petit chaos de roches sulfureuses, et je suis resté là, assis sur un rocher, les jambes dans

l’eau… Encore une aube, la brume qui monte des eaux du Pacifique et dans la mâture des

bateaux de pêche, des grappes de corbeaux silencieux.»4 Ni celui de Théodore Monod en

1934, dans « Méharées », qui ouvre le sien par l’avertissement : « Ici, délicats et civilisés,

voilez-vous la face : les compagnons du tour d’Afrique découvrent parfois, le rostre

profondément enfoncé dans leur peau, une de ces grosses tiques rouges, aux huit pattes

finement annelées de rouge et de jaune, et qui vont sucer tour à tour le chacal et l’antilope, le

chameau et le chamelier »5.

Moi, le matin, en attendant l’autobus, première étape dans mon trajet pour rejoindre le lieu

des cours, je vois parfois, en m’avançant au-delà d’un petit immeuble, le ciel d’un bleu d’aube

sur lequel se détachent des candélabres de branches.

En fait ce mémoire est un carnet de route à l’image de ma représentation d’une formation : un

voyage.6

Un des intérêts, à mon sens du voyage, est la transformation du voyageur qu’il propose,

suppose et/ou produit. J’en ferai une tentative d’évaluation à partir de cette traversée de Dufa

dans le dernier chapitre.

Quelques indications de lecture

Lorsqu’un écrit est uniquement en italique dans le corps du texte : ce sont mes italiques.

Lorsqu’un écrit est en « italique » et entre guillemets dans le corps du texte : ce sont des

citations et/ou le titre d’un ouvrage ou d’un document.

Les dufistes désignent les stagiaires ayant participé à la formation du Dufa de Paris 8.

4 Kenneth White. Les cygnes sauvages. Voyage-haïku. Paris : Editions Grasset et Fasquelle, 1990 5 Théodore Monod. Méharées. Editions Actes Sud, 1989 6 Voyage, du latin viaticum : provisions de route, et par extension en bas latin, racine via : chemin.

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Chapitre 1 - MEMOIRE ET RECIT DE VIE

«Ilfautcommenceràperdrelamémoire,neserait-cequeparbribes,pourserendrecomptequecettemémoireestcequifaittoutenotrevie.Uneviesansmémoireneseraitpasunevie(…).Notremémoireestnotrecohérence,notreraison,notre sentiment, etmêmenotreaction.Sanselle,nousnesommesrien(…)»LuisBunuel7

Lorsque je discutais avec moi-même de l’opportunité ou non de rendre hommage à

Mnèmosunè, divinité qui préside au pouvoir de remémoration chez les grecs et dont la

rencontre me fut très heureuse, je me trouvais dans le couloir du Collège Coopératif, là où de

grandes étagères tapissent les murs le transformant en bibliothèque de passage. Juste face à

mon nez, une étiquette sous un rayon : anamnèse8. Le sort en était jeté.

En préambule à tout ce qui va suivre, je rends hommage à celle qui va me permettre d’écrire

ce récit, et de vie et de formation. Cette mémoire, fonction psychologique essentielle,

étroitement liée par ailleurs à toute action d’apprentissage, représente, selon Ignace

Meyerson9 : « La conquête progressive par l’homme de son passé individuel, comme

l’histoire constitue pour le groupe social la conquête de son passé collectif »10.

« Allez voir du côté des mythes antiques ! » nous exhorte Marlys Krichewsky11 - une de nos

intervenantes - dans son module axé sur la dynamique du changement et la posture du

formateur, tout en nous déclinant l’étymologie du mot herméneutique : « du dieu grec

Hermès. »

J’ai suivi son conseil, j’ai trouvé des merveilles. N’échappant guère à une fascination

nouvelle pour cet aspect mythique de la mémoire au cours de ma plongée dans l’ouvrage de

Jean Pierre Vernand et Pierre Vidal-Naquet « La Grèce ancienne»12, j’ai essayé de restituer en

peu de lignes les pouvoirs de la réminiscence de cette déesse titane – la toute belle 7 Luis Bunuel. Mon Dernier Soupir, Paris, R.Laffont, 1982. 8 Du grec : anamnêsis : souvenir 9 Ignace Meyerson (1888-1983): psychologue français, créateur de la psychologie historique 10 in Journal de Psychologie, 1959 11 Marlys Krichewsky : consultante et intervenante au DUFA 12 Pierre Vernand et Pierre Vidal-Naquet. La Grèce ancienne – 2. L’espace et le temps. Paris : Editions du seuil, 1991

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maintenant à mes yeux - en ce qu’elle règne sur les portes du passé et de l’avenir par le don de

voyance qu’elle ne prête qu’aux poètes (les aèdes).

1.1 Croyances antiques et grecques de surcroît

Mnèmosunè veut dire mémoire chez les Grecs. La mémoire est une fonction très élaborée qui

touche à de grandes catégories psychologiques, comme le temps et le moi. Il n’est donc pas

étonnant, dans une civilisation de tradition purement orale13, avant la diffusion de l’écriture,

que cette fonction fut sacralisée.

C’est dans un tel cadre qu’il faut imaginer l’institution du Mnèmôn, personnage qui gardait le

souvenir du passé en vue d’une décision de justice, et qui repose , tant que n’existe pas encore

l’écrit, sur la confiance en la mémoire individuelle d’un « record »14 vivant.

Pour approcher cette divinité, les seuls documents existants sont les récits mythiques.

Les aèdes

Dans le Panthéon grec Mnèmosunè est la sœur de Cronos15 et d’Océanos.16 Elle est mère des

muses et préside à la fonction poétique, laquelle à cette époque relève d’une intervention

surnaturelle, sous la forme d’une possession et d’un délire divin. Elle rend accessible aux

aèdes et aux devins ce qui a eu lieu autrefois et ce qui n’est pas encore : l’aède – possédé par

les muses – et le devin – possédé par Apollon - ont en commun le don de voyance, privilège

payé de leurs yeux. Aveugles à la lumière, ils voient l’invisible.

Le savoir ou sagesse (la sophia ) que dispense Mnèmosunè à ses élus est une omniscience de

type divinatoire.

S’opposant à l’homme ordinaire qui n’accède qu’au passé individuel, l’aède en proie à

l’inspiration accède à «l’ancien temps », le temps originel ; la mémoire le transportant au

cœur des évènements anciens, dans leur temps (je ne peux m’empêcher de penser à la

fameuse « télétransportation » phénomène incontournable de tout bon film de science fiction

qui se respecte !)

L’inspiration divine soufflée par les Muses n’exclue nullement pour le poète un dur travail de

mémoire (ce qui semble évidemment incontournable en tant qu’humain…).

En effet, l’invocation à la Muse peut introduire une de ces interminables énumérations de

noms d’hommes, de contrées, de peuples, qu’on appelle des Catalogues. Ces Catalogues

13 entre le XIIème et le VIIIème siècle avant J.C. 14 Louis Gernet. Le temps dans les formes archaïques du droit. Journal de Psychologie, 1956, n°3. 15 Cronos : titan, père de Zeus 16 Océanos : titan

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privilégiés pas Homère et Hésiode jouent un rôle important : à travers eux ce sont les archives

d’une société qui sont constituées et doivent se transmettre. Rappelons que les Muses chantent

en commençant par le début l’apparition du monde, la genèse des dieux, la naissance de

l’humanité. Le passé se trouve être beaucoup plus que l’antécédent du présent : il en est la

source.

Le privilège que Mnèmosunè confère à l’aède est celui d’un contact avec l’autre monde, la

possibilité d’y entrer et d’en revenir libre. En conséquence l’anamnèsis (la réminiscence)

apparaît dans une poésie d’inspiration morale et religieuse comme une sorte d’initiation.

1.2 L’évolution de cette « fonction » vers un pouvoir dans la réincarnation des âmes

Les origines traditionnelles M’inspirant du style journalistique, je me permets de vous proposer : le mime d’une descente

aux enfers (c’est à dire dans l’Hadès), comment ça marche ?

« Avant de pénétrer dans la bouche d’enfer, le consultant(…) était conduit près de deux

sources appelées Lèthè17et Mnèmosunè. Buvant à la première, il oubliait toute sa vie humaine

et, semblable à un mort, entrait dans le domaine de la nuit. Par l’eau de la seconde, il devait

garder la mémoire de tout ce qu’il avait vu et entendu dans l’autre monde. A son retour il ne

se limitait plus à la connaissance du moment présent ; le contact avec l’au-delà lui avait

apporté la révélation du passé et de l’avenir. »18

Oubli est donc une eau de mort, Mémoire apparaît comme une fontaine d’immortalité.

(d’où que celui qui dans Hadès garde la mémoire transcende la condition mortelle.)

La transformation

Mnèmosunè va se transformer : elle n’est plus celle qui chante le passé primordial et la genèse

du cosmos mais devient une puissance dont dépend la destinée des âmes après la mort., en

étant liée à l’histoire mythique des individus, aux avatars de leurs incarnations successives.

Ce n’est plus le secret des origines qu’elle apporte aux mortels, mais le moyen d’atteindre la

fin du temps en mettant terme aux cycles des générations.

Par quel cheminement cela a-t-il pu se produire ?

17 Lèthé : oubli 18 description du mime d’une descente aux enfers à l’Oracle de Lébadée dans l’antre de Trophonios

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Le territoire d’Hadès était traditionnellement une région désolée, glacée, royaume des ombres,

de l’oubli. Cette représentation va migrer vers celle de la vie terrestre qui devient ainsi le lieu

d’épreuves et de châtiment. Les auteurs expliquent ce changement (philosophique) en ce qu’il

reflète « tout un ordre de préoccupations et d’exigences nouvelles(…)Il répond à une

recherche du salut(…) »

L’exil de l’âme n’étant plus quand elle intègre le domaine des morts, mais au contraire quand

elle retourne sur terre pour s’incarner dans un autre corps. C’est une doctrine de

réincarnations des âmes qui voit ainsi le jour. L’eau d’Oubli change radicalement de

fonction : elle n’est plus celle qui permet à l’âme entrante de tout oublier pour entrer dans le

domaine des morts, mais celle qui efface le souvenir du monde à l’âme sortante pour une

nouvelle incarnation. Ainsi cette eau de mort devient une eau de vie, précipitant les âmes qui

l’ont bue de nouveau sur terre. Ce qui ne serait pas un processus particulièrement réjouissant à

ce que j’en ai compris, cette condamnation à toujours recommencer indéfiniment un même

cycle d’épreuves.

Ce qu’illustre l’image symbolique du supplicié : Sisyphe poussant sans fin un rocher qui

retombe toujours. J’ai découvert d’autres images de supplicié : celle d’Ocnos19 tressant une

corde de jonc qu’indéfiniment ronge une ânesse, et celle des Danaïdes (qui me revinrent en

mémoire soudainement rafraîchie) s’efforçant en vain de remplir un tonneau percé et dont

l’eau s’écoule par une crible plein de trous (Ce crible dont Platon dira qu’il est l’âme de ces

malheureuses incapables par oubli de ne pas laisser fuir son contenu ; cet oubli constituant

pour lui la faute essentielle, la maladie propre de l’âme, : l’ignorance).

La seule façon pour l’âme de s’en sortir (de ces cycles galériens) était de retrouver le souvenir

de toute la série de ses vies antérieures et des fautes qu’elle avait pu commettre afin de s’en

acquitter et d’ainsi lui permettre de boucler le cycle de sa destinée individuelle. D’où cette

notion du salut correspondant à joindre à la fin le commencement.

19 Ocnos : figure symbolique de l’au-delà ; l’histoire dit que c’était un homme travailleur dont la femme extravagant dépensait tout ce qu’il gagnait.

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Ce voyage impromptu dans cet antique temps grec fut intéressant, me donnant l’envie d’aller

plus avant dans la redécouverte de la mythologie. Redécouverte car j’avais déjà beaucoup lu

dans ma jeunesse sur ces sagas divines, tant grecque que romaine, celtique que germanique,

comme toute jeune adolescente occidentale scolarisée et qui avait pris goût à ces aventures et

ces enchantements si dépaysants – et si cruels parfois -, mais (de mémoire) ces programmes

d’histoire correspondaient à la sixième et il est difficilement envisageable à ces âges d’en

appréhender toute la portée philosophique et existentielle. 1.3 Le lien que j’en ai fait avec le récit de vie

Lorsque je parle de lien je désigne celui qui se crée entre le travail de mémoire qui s’opère

dans le récit de vie et l’articulation des évènements décrits (remémorés) avec la

compréhension que l’on s’en fait, dans une démarche co-constructive avec celle que s’en font

les professionnels accompagnateurs de ce travail.

Histoire de vie, récit de vie, approche biographique sont synonymes en sociologie clinique.

Pierre Bourdieu20, dans son article L’illusion biographique, considère que la notion du sens

commun de l’histoire de vie est entrée en « contrebande dans l’univers savant » des

ethnologues puis des sociologues. Le titre de son article laisse transparaître l’analyse très

critique qu’il fait du récit d’une existence individuelle qui serait, si on conçoit dans une vie

comme inséparables l’ensemble des évènements de cette existence même, une histoire. Par

toute une série d’arguments, il arrive à supposer qu’en fait « le récit de vie tend à se

rapprocher d’autant plus du modèle officiel de la présentation officielle de soi (…) ».

Position bien différente que celle de Vincent de Gaulejac21 à propos de l’intérêt suscité par les

histoires de vie. Il en fait un objet de recherche en sciences humaines à partir de la question :

comment une histoire singulière rejoint l’histoire collective ? A partir de ces études sur les

histoires de vie, il a pu sociologiquement examiner la place des déterminants sociaux-

historiques dans la trajectoire sociale d’un individu, lesquels déterminants étant

principalement sociaux, culturels, économiques, symboliques … et partant contribuant aux

recherches sociologiques sur la mobilité sociale inter-générationnelle et intra-générationnelle.

Sur un autre plan, le récit de vie, selon lui, permet d’être chercheur en tentant de clarifier,

voire d’élucider en partie, son positionnement individuel (construction de vie) entre 20 Pierre Bourdieu (1930-2002 ) : sociologue français 21 Vincent de Gaulejac : sociologue français, professeur à l’Université Paris 7

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déterminisme et liberté : « L’individu est le produit d’une histoire dont il cherche à devenir le

sujet ». A partir des évènements mis en intrigue, et la recherche du sens de ses évènements.

Le travail sur l’histoire familiale favorise une redécouverte, une prise de distance, par rapport

à ses origines ayant pour bénéfice que son histoire n’est plus vécue comme un poids dont il

faut se dégager mais comme un passé qui a marqué les destinées des uns et des autres et

arriver à comprendre en quoi il a été marquant.

Son ouvrage « L’histoire en héritage : roman familial et trajectoire sociale »22 est consacré à

la violence générée par les rapports de pouvoir entre classes sociales différentes . La

souffrance engendrée dans de tels rapports sociaux n’est pas de même nature, selon lui, que la

souffrance affective. Mais les sentiments d’injustice, d’inégalité, d’exploitation et de misère,

soit ceux des classes dominées, sont incorporés dans les enjeux de classe et leurs

représentations ; le souvenir des humiliations devenant une mémoire vive. « C’est à dire

qu’elle se transmet de générations en générations comme un message de révolte et de lutte ».

Par les récits de vie, il semble ainsi approcher ce qui est un objet privilégié de la sociologie

clinique : « comprendre et travailler sur la façon dont les rapports sociaux s’inscrivent en

chaque personne, surdéterminent les relations affectives, influencent la subjectivité. »

A la découverte de mon récit de vie

La présentation du module sur le récit de vie me laisse dans un premier temps relativement

indifférente : dans le travail social, on utilise le roman familial, l’exposé des trajets de vie des

usagers (ce qu’on en connaît) lors des synthèses, des schémas transcrivant les relations au sein

de la famille, etc. En fait, çà n’a rien à voir. Parce que tout ce matériel utilisé dans la

perspective d’une compréhension d’une situation, il n’est pas fabriqué par les usagers : il est

fabriqué par nous autres, les travailleurs sociaux. Et ça change tout.

Mais ce n’est pas vraiment là la raison qui me laisse peu curieuse de ce module ; c’est

principalement un détachement que je ressens pour ce travail de traiter mon histoire. Je suis

dans cette « désinvolture » que certaines personnes exhibent quant à leurs origines. Vincent

de Gaulejac l’explique par « Le détachement est d’ailleurs un habitus cultivé par certains

groupes sociaux et certains groupes spirituels qui proposent de valoriser la coupure entre la

personne et le monde dans lequel elle vit. » J’ai croisé cette phrase et je me suis dit que cela

valait la peine d’aller voir de ce côté-là ; après tout, on peut suivre Jésus avec sa carte

généalogique dans sa poche, ça ne mange pas de pain !

22 Vincent de Gaulejac. L’histoire en héritage : roman familial et trajectoire sociale. Paris : Desclée de Brouwer, 2000

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Et puis, j’ai trouvé ça passionnant, cette approche introspective à large spectre, et tant que

j’aimerais me former à cette démarche, il m’a semblé que les évènements de mon existence

qui se sont rapidement et spontanément invités au fil de mes réflexions, mériteraient

probablement l’analyse du processus conscient ou inconscient ayant conduit à leur choix.

Sauf que ce serait plutôt du domaine de la psychanalyse, en fin de compte.

Si j’ai lu avec grande attention l’article de Pierre Bourdieu, y compris en ce qu’il m’a révélé

de l’incroyable intelligence d’argumentation de son auteur, c’est cette possibilité de l’aléatoire

dans la succession de moments et d’évènements, mettant à mal cette quête acharnée de sens

dans la construction d’une cohérence du parcours.

Mais qu’importe, on peut également supposer que si cette recherche de sens est faite par le

sujet que je suis, c’est qu’elle m’est importante (quelque part… selon l’expression très à la

mode dans les années 90 et maintenant tombée en désuétude) sinon je ne m’y intéresserais

pas, et je laisserais Mnèmosunè à ses torchons et à ses serviettes en ne l’utilisant que dans mes

actes de la vie quotidienne (dans les référentiels métiers de l’aide à domicile, cette expression

revient plus que très souvent !), étant entendu que l’on ne passe pas sa vie à réfléchir sur son

histoire de vie … quoique…?

Je ne terminerai pas ce paragraphe sur cette boutade, un peu douteuse. Je laisse la place (la

page) à Sénèque, qui dans « De la brièveté de la vie», écrit : « C’est le privilège d’un esprit

serein et tranquille que d’arpenter toutes les parties de sa vie ; mais celui des gens accaparés

par leurs occupations, comme s’il se trouvait sous un joug, est incapable de se retourner et de

regarder derrière lui. Leur vie sombre donc dans l’abîme ; et de même qu’il ne sert à rien de

verser autant d’eau qu’on le désire s’il n’y a rien au-dessous pour la recevoir et la conserver,

de même peu importe la quantité de temps qui nous est donnée : s’il n’a pas de lieu où se

poser, il passe au travers d’esprits fêlés et percés. »23 1.4 Un (relatif) bref retour sur la fonction mémoire

Avant de clore ce chapitre, il me semblait opportun de proposer quelques rappels d’études

plus contemporaine sur la fonction mémoire, notamment celles se référant aux définitions la

liant à l’apprentissage. Pour ce faire, je suis allée rechercher l’ouvrage « Psychologie »24 de

23 Sénèque. De la brièveté de la vie. Paris : Edition Rivages ,Petite Bibliothèque Rivages, 1990 24 Maurice Reuchlin. Psychologie. Paris : Presses Universitaires de France, 1977

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Maurice Reuchlin, lequel nous avait été présenté et conseillé en 1990 par les enseignants du

CNAM en 1990 ; nous étant les étudiants suivant les cours de psychologie dans le cadre du

cursus de Psychologue du Travail. Un peu comme ma bible dans ce domaine en quelque

sorte, laquelle compile les apports et les points de vue dans différents domaines de la

psychologie (physiologie, génétique, sociale, etc.).

Il résume le sous-chapitre intitulé Mémoire et Intelligence par : « Les conduites actuelles d’un organisme dépendent pour une large part de ses expériences

antérieures. On dira qu’il y a apprentissage lorsqu’un organisme, placé plusieurs fois dans la

même situation, modifie sa conduite de façon systématique. La mémoire concerne les

mécanismes par lesquels un apprentissage ainsi acquis reste disponible pendant un certain

temps. »

D’autres définitions sont plus élaborées, pour exemple, celle de C.Flores, en 1974 :

« Le concept de mémoire concerne les relations fonctionnelles existant entre deux groupes de

conduites observables séparées par un intervalle temporel de durée variable… Les premières

conduites appartiennent à la phase d’acquisition… Les conduites ultérieures appartiennent à

la phase d’actualisation… (conduites de reconnaissance, de reconstruction, de rappel, de re

apprentissage) ».

Il me paraît important de mentionner ici les travaux d’Ebbinghaus25. Ils portent sur des

expériences qu’il a réalisé en utilisant des syllabes dépourvues de sens qu’il soumettait à ses

étudiants lors d’exercices de remémoration. Ceci, croyait-il, afin d’atteindre une mémoire

aussi « pure » que possible, indépendante notamment de la signification des mots ou des

phrases car il considérait l’intervention de la signification et de l’organisation des mots dans

la mémorisation comme facteur de perturbation des expériences. Mais les résultats le

conduiront à reconnaître, tout au contraire, à l’importance de cette activité de structuration,

d’organisation, constituant justement un aspect essentiel des activités mnémoniques.

Eclairée par ces quelques définitions de la fonction mémoire, j’ai pu constater que c’était

essentiellement les conduites de rappels qui étaient mobilisées par Mnèmosunè dans la Grèce

ancienne ; mais l’organisation et la structuration des Catalogues qui se devaient d’en faciliter

la mémorisation relevait bien de travaux tels ceux d’Ebbinghaus. Peut-on imaginer le travail

25 Hermann Ebbinghaus (1850-1909) : Psychologue allemand

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de titan à réaliser par l’aède ou le mnèmön afin de s’acquitter de leurs taches ? Mnèmosunè

n’était pas une déesse titane pour rien !

1.5 Ma mémoire, mon amie, mon ennemi

Personnellement , ma mémoire a été (et est) toute à la fois, et tour à tour, ma meilleure amie et

ma plus grande ennemie.

Comment celle qui permet une facilité dans l’apprentissage - tant enviée par certains –peut-

elle devenir une grande ennemie ? De celle qui empêche un travail de fond ? Je vais vous

l’expliquer.

Durant ma scolarité jusqu’à la classe de 3ème environ, je n’ai pratiquement jamais réviser une

seule leçon. Ecouter la leçon en classe et/ou lire la leçon dans les livres scolaires, me

suffisaient à sa mémorisation. Je fonctionnais en fait sur la mémoire immédiate, type de

fonctionnement découvert lors de mes cours au CNAM26.

Avec du recul, je me rends compte que si j’avais réellement appris, tenant compte de ces

capacités importantes de mémorisation, peut-être aurais-je en stock des savoirs nombreux

pouvant être efficacement rappelés. Ce qui n’est guère le cas aujourd’hui.

Bien sûr, je crois que ne pas utiliser un savoir à court terme ne peut que le basculer dans le

flou de l’oubli ou de l’incertain à long terme. Mais…il existe bien des connaissances

engrangées définitivement.

Le plus ennuyeux est que j’avais grand intérêt à ces leçons, à cette diversité de savoirs. Et que

maintenant ne plus pouvoir me les remémorer précisément m’agace terriblement.

Comme un laisser fuir de centaines d’heures de plaisir, de bonheur, mais celles aussi ayant

résulté de véritables combats ardus de compréhension (le long labyrinthe des fonctions

intégrales ou des pages complexes d’Histoire). ; tout cela réduit à quelques vestiges de savoirs

épars, parcellaires, morcelés, réapparaissant difficilement à la demande. C’est insatisfaisant.

La poursuite d’une habitude (dans quel sens, la poursuite ?…)

Cette habitude de ne rien préparer, ni réviser, me poursuit toujours : j’ai du mal à m’en

débarrasser, de cette habitude collante comme glue des longs rouleaux de papier attrapeurs de

mouches. Je l’ai encore constaté au cours de ce Dufa à l’occasion d’un exercice proposé dans

le cadre du module de Roselyne Orofiamma27 sur la conduite de réunion.

26 CNAM : Conservatoire National des Arts et Métiers 27 Roselyne Orofiamma : ingénieure au CNAM et intervenante au Dufa

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Afin de mettre en pratique les apports théoriques concernant la méthodologie de conduite de

réunion, un exercice concret est proposé : il consiste à s’entraîner à mener une réunion sous la

forme de jeux de rôles; l’objectif étant que chacun des stagiaires (les volontaires) en dirige

une. Une table est dégagée, ceux qui vont figurer l’assemblée ainsi que le dirigeant se

désignent. Un thème de réunion est proposé et le jeu prend place. Les stagiaires non acteurs

observent dans le but de faire à son issue une analyse critique des compétences du meneur,

compétences à évaluer en regard des apports théoriques préalables. Tout ce qu’il y a de plus

classique dans une mise en pratique. Plusieurs camarades s’y essaient et les autres volontaires

- dont je fais partie - se désignent pour le lendemain, la fin du cours arrivant.

Le lendemain, c’est à mon tour. Je n’ai rien relu, rien préparé, me considérant très pro dans ce

domaine, ayant conduit depuis plus de vingt ans tant de réunions de tous poils dans le cadre

de mes différents postes de travail (j’ai été directrice d’association pendant des années), et

ayant déjà étudié en long, en large et en travers, les apports du cours de Roselyne lors de mes

précédentes études au CNAM (en 1990 !).

Résultat … J’ai lamentablement pataugé lors de cet exercice, même si les observateurs ne s’en

sont pas trop rendus compte car, effectivement, l’expérience est venue à mon secours et m’a

permis d’embrayer sur des astuces liées à mon savoir faire me permettant de m’en sortir.

Mais moi, je sais que je me suis enlisée à plusieurs moments. Bien sûr, un peu vexée, je vais

insister lors de l’analyse de notre séance, sur le fait que certains camarades aient caricaturé à

outrance les traits de caractère et les comportements de leur personnage et que cela n’était pas

dans la consigne de départ, la réunion devant être vraisemblable. J’avais eu droit à la galerie

de portraits au grand complet : le rebelle, le perturbateur, le colérique, le bavard, le coupeur

de cheveu en quatre, le coupeur de parole, le syndicaliste revanchard …

Mais…si j’avais relu, si j’avais préparé, je suis certaine que j’aurais été en moindre difficulté.

A l’issue de ce paragraphe, j’aimerai évoquer – ce qui se fera plus amplement au chapitre 12 -

l’Ecole de Palo Alto dont les travaux ont énormément porté (et apporté) sur la

communication ; mais aussi sur la problématique de résolution des problèmes, et qui avance

la théorie suivante que lorsqu’on évoque un problème, il est plus que probable que l’on en

possède déjà les ressources pour le résoudre…

En poésie, elle m’était plus qu’une amie

Il y avait une seule exception à ce fonctionnement dans mes apprentissages scolaires, de ne

rien apprendre : c’était en poésie.

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25

Les poèmes, lus à haute ou basse voix, les yeux perdus dans le vague, essayant de percevoir,

de ressentir dans je ne sais quel espace celui ou celle qui en était l’auteur(e), telle plongée

divinatoire, (que je sais maintenant à qui attribuer…), espèce d’incantation inconsciente, de

mise en résonance intime et intérieure.

Un essai de pénétration dans la genèse créatrice, d’enquête sur l’émotion inspiratrice qui se

laisserait apercevoir au détour des mots. De l’imagination jubilatoire, un exercice de folie en

somme. Mais qui me valait des notes mirobolantes en récitation. Il faut dire que là, j’y passais

du temps !

Cela était une transformation, car cela me transportait dans un état de bonheur et d’acuité si

sensible… mais cela était quoi ? Une adhésion, un accord, une découverte, un amour. Non

fusionnel, non identificatoire, un partage d’amour des mots, des images, des sensations, un

voyage. La rencontre avec un ou une que je ne connaîtrais certes jamais mais qui m’était plus

proche que des dizaines d’autres croisées réellement chaque jour. Un(e) ami(e) en pensée,

intemporel(le).

Un souvenir scolaire impérissable lié à ces émois : la récitation de « Demain dès l’aube », le

poème de Victor Hugo28, en classe : je me souviens du silence de mes camarades, du regard

du professeur, de la note maximale.

Comment aurait-il pu en être autrement ? « Les voiles au loin descendant sur Harfleur » : ces

falaises nous rehaussant le regard si loin sur la mer, cette côte Normande connue, aimée, tout

aussi tendrement et intensément ; « de la bruyère en fleurs » : moi qui les week end courait

les landes à callunes29 de Fontainebleau tant que je pouvais, « je ne puis demeurer loin de toi

plus longtemps » : déjà toute en empathie avec le sentiment de l’absence ou la perte des

aimés, une empathie structurelle, originelle, mystérieuse, l’empathie de ces nostalgies à l’état

pure ?

Et puis cette folie, « Vois-tu, je sais que tu m’attends », cette certitude des retrouvailles, que je

partage lorsqu’elles deviennent antidote à la souffrance. Merci Victor Hugo.

Mémoire d’amour.

28 Victor Hugo (1802-1885 ) : poète français – vers extraits de Demain dès l’aube. Poème tiré du recueil Les contemplations 29 callune : espèce de bruyère aussi appelée « Bruyère d’Europe »

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Chapitre 2 – SINGULARITES

«Personne n’est jamais parvenu à être entièrement lui-même; chacun cependant, tend à le devenir, l’un dansl’obscurité, l’autredansplusde lumière,chacuncommeilpeut…Tousnoussortonsdumêmesein,maischacundenoustendàémergerdesténèbresetaspireaubutquiluiest propre. Nos pouvons nous comprendre les uns lesautres,maispersonnen’estexpliquéqueparsoi-même.»HermannHesse30

2.1 Une définition mathématique Le Petit Larousse31 définit la singularité comme une particularité survenant en un point

singulier d’une courbe ou d’une surface. Quel bonheur de se projeter tout en courbe ou en

surface…

La définition informatique (toujours par le Petit Larousse) d’une interface est la frontière

conventionnelle entre deux systèmes ou deux unités, permettant des échanges d’informations.

L’espace de formation accueille ainsi plusieurs rencontres ; celle du stagiaire et du formateur ;

celle d’un singulier et d’un collectif – singulier désignant ici pour le groupe l’unité stagiaire

tout autant qu’il désigne le formateur pour ce même groupe (de stagiaires) -.

Un sas dévolu à des échanges d’informations. Des frontières sociales et culturelles qui vont

tendre à se décrire afin peut-être d’ouvrir des portes dans leur virtualité. De laisser passer du

savoir circulant, ou qui va tenter de le faire, afin qu’au bilan le passif et l’actif s’équilibrent.

Qui suis-je, moi, là-dedans ? Qui vais-je être après ? Y aura-t-il une différence perceptible

dans mon bilan ? Comment aurais-je au fil des jours travaillé ce présent, cette « matière

première de la vie »32 pour toutes les autres espèces (autres que l’humaine), tel que le nomme

Albert Jacquard ?

30 Hermann Hesse. Demian. 1919 31 Le Petit Larousse. Paris, 1996 32 Albert Jacquard. L’utopie ou la mort. Dole : Canevas Editeur et les grands luminaires, 1993

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2.2 Ma singularité Comment ne pas se sentir singulière lorsque l’on est une fillette d’à peine une dizaine d’année

ayant déjà lu Blaise Pascal. Pas exceptionnelle, non. L’avoir lu dans l’intégralité de son œuvre

l’aurait qualifiée, oui, d’exceptionnelle. Moi, des bribes (assez substantielles) que j’en ai

parcourues, j’en suis sortie toute imprégnée des deux infinis, simplement, définitivement.

Transformée.

Lisette, un prénom qui ne figure même pas dans les livres des prénoms !

Déjà, la fée Singularité, celle des contes d’enfants, s’était probablement penchée sur mon

berceau, ne serait-ce qu’en soufflant ce prénom dans les oreilles de mes parents : Lisette (je

venais d’échapper à Mireille, cela n’était déjà pas si mal mais j’en étais alors bien ignorante).

Un prénom haï, en mon for intérieur, si fortifié, que de cette haine je ne m’en ouvrais à

personne : bien loin d’être cette forteresse vide - belle expression (mais erronée à mon avis)

qu’utilise Bruno Bettelheim en titre d’un de ses livres sur les enfants autistes - ma forteresse

était remplie de plusieurs trésors haïssables. Les trésors aimables, eux, habitaient en liberté.

Déjà, très petite, la contradiction, la recherche du sens de la différence entre ma réalité et

celle des autres, les différences de représentation, les miennes et celles des autres, bref la

friction à l’altérité d’un monde me laissait constamment interrogative. Je suis tombée de

bonne heure (y aurait-il eu d’ailleurs une heure plus ou moins bonne pour cela) dans la

conscience de la complexité incroyable de tout ce qui m’entourait - bêtes, humains, plantes et

roches -. Tout comme Obélix33 dans la potion magique. Cette complexité enchanteresse

comme magie d’existence. Mais aussi parfois compagne cruelle.

Toutes les copines de ma génération se prénommaient Isabelle, Brigitte (d’après Bardot),

Martine (d’après Caroll), Sylvie (si cher à mon cœur par son association aux êtres de la forêt,

la sylve), Catherine, Dominique… Alors ce prénom Lisette : « Oh, comme c’est mignon ! est-

ce un diminutif ? tu es la première que je rencontre à s’appeler comme ça ! Tu en as de la

chance d’avoir un prénom si peu commun !… » Et moi d’éluder la réponse, la gène

m’envahissant. Cà n’est pas facile d’entrer dans la vie avec quelque chose que l’on déteste

alors que les autres l’aime…

33 Obélix : personnage d’Astérix le Gaulois . René Goscinny et Albert Uderzo. Il a la particularité d’être tombé dans la potion magique tout petit, ce qui le prive d’en boire.

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Et maman : « Je trouvais cela si joli, si mignon. » ; un trésor de prénom pour elle : désarmant.

Impossible de décevoir, impossible de faire du mal en exprimant mon malaise à cette maman

si aimée. Je ne savais pas bien quoi faire de ces écarts entre besoin de s’affirmer et ne pas

faire de la peine, cet écart premier, primaire, un ouvrage toujours à remettre sur le métier,

surtout dans les espaces de formation : arriver à dire. Que je n’aime pas, que je n’arrive pas,

que je ne suis pas d’accord.

Et la haine s’est renforcée de la honte, plus tard lors d’un choc à l’école. L’étude des pièces de

Marivaux34 et ses soubrettes qui s’appelaient presque toujours Lisette ! Et encore heureux que

ces soubrettes possédaient par ailleurs des qualités fort précieuses ; vivacité, intelligence,

finesse et bonne humeur ; bref de vraies délurées oeuvrant toujours pour la cause du bonheur.

Mon prénom associé à la gent domestique, à la notion de subordination , de domination, non

pour moi la rebelle c’était insupportable !

Tout cela s’estompera, par gommages successifs, légers, tout au long de mes années de lycée.

Par la croissance de l’acceptation de moi-même surtout grâce à la philosophie et de bien

d’autres expériences.

Se transformera même radicalement. A l’horizon du travail social, dans la relation d’aide,

même avec une apparenté à la fierté d’être au service des autres : les défavorisé, les démunis,

les paumés.

Maintenant, j’aime mon prénom. De par sa rareté, bien sûr, surtout en métropole (aux Antilles

on rencontre un peu plus de Lisette), mais surtout parce que c’est le mien.

Au Dufa, dès les exercices de présentation, les sempiternelles questions pleuvent : « C’est un

diminutif de Lise ? C’est super, ce prénom ! … » Et j’y réponds souvent en précisant de

surcroît que petite fille je le détestais, mais qu’au contraire maintenant je l’adorais. La genèse

d’un amour.

Si j’étais née chez les Baoulés

Si j’étais née chez les Baoulés de Côte d’ivoire, je me serais appelée Dimanche (traduit en

langue Bambara). D’après Nguessan Kouamé Boniface35 (les Ivoiriens se présentent en

plaçant le nom avant le prénom et Boniface ne souhaite pas échapper à la coutume), très

souvent encore de nos jours, les enfants prennent le nom du jour de leur naissance.

Chez les Baoulés, l’enfant naît au monde du visible ; sa naissance le fait mourir dans le

monde de l’invisible. C’est une apparition.

34 Marivaux (1688-1763) : auteur dramatique et romancier français 35 Boniface Nguessan Kouamé : intervenant au Dufa dans le module d’inter-culturalité noire africaine

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Les nourrissons et les enfants en bas âge font partie chez les Baoulés, du monde

intermédiaire. Il sont dotés d’une double vue sans pour autant appartenir au groupe des

sorciers ou des guérisseurs qui eux ont besoin d’une initiation pour récupérer ces dons de

clairvoyance. Les bébés sont considérés comme des êtres vivant entre les deux mondes, celui

de l’invisible des esprits et des morts et celui du monde des vivants. Est-ce leur fragilité, leur

totale dépendance des adultes pour leur survie, la réalité d’un taux de mortalité infantile élevé,

qui les ont faits considérer ainsi par les adultes ? Les enfants évoluent ainsi à l’intérieur d’une

période transitoire perçue comme un espace de passage, étant passagers d’entre les deux-

mondes. Sommes-nous si loin de ce qui caractérise la notion de petite enfance occidentale,

tant investie (envahie) par celle de la fragilité que l’on en arrive à celle de la sur-protection ?

Je ne peux m’empêcher de citer Christian Bobin dans un texte poétique en prose « La

présence pure » : « Ceux qui ont très peu de jours et ceux qui sont très vieux sont dans un

autre monde que le nôtre. En se liant à nous ils nous font un présent inestimable. »36

Chez les Baoulés, environ vers l’âge de deux ans, les enfants sont considérés quittant ce

monde intermédiaire et entrant dans celui du véritable grandir au cœur du monde concret.

Outre le prénom caractérisé par un événement lié au jour de la naissance, le nom de famille va

s’agrémenter d’une caractéristique d’un ascendant - proche ou lointain -, la singularité de cet

ancêtre devenant un peu comme un marqueur de lignée à laquelle l’enfant appartient.

Pourquoi, penserez-vous, m’être ainsi appesantie sur la désignation de l’individu par

l’attribution de son nom. Justement pour rappeler que notre naissance – il serait plus juste de

dire notre venue au monde - car le bébé est loin d’être passif dans son désir de croître durant

la gestation puis de naître - ne nous appartient pas, et le symbole premier de cette évidence

n’était-il incarné par le choix de notre nom fait par les autres ?

La première rencontre d’un singulier avec un collectif.

Nous sommes tous un singulier. 2.3 Se méfier de sa singularité Mon ex-époux m’avait offert un jour un dessous de bière en carton sur lequel il avait écrit :

différente jusque dans son nom !

36 Christian Bobin. La présence pure. Editions Le temps qu’il fait, 1999.

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Je ne sais pas pourquoi je suis perçue si singulière, et ces pages ne sont pas le lieu d’une telle

recherche ou exposition de cette caractérisation, leurs cimaises étant universitaires.

Cette singularité, je ne l’invente pas, parfois elle est pesante car isolante. Je n’ai d’autre choix

que de l’accepter, l’aimer, mais il est des jours de noire résistance.

Surtout ne pas intérieurement l’ériger en culte, celui de l’atypisme. C’est le message que ce

Dufa me fait passer. Cette formation qui m’a permise de vérifier que la majorité de mes

camarades en avaient été nantis d’une bonne dose, eux aussi, de singularité !

Roselyne Orofiamma nous demande, sur la base du volontariat, d’exposer notre histoire de

vie, thème du module qu’elle anime. Je me revois lui dire que je présenterai le mien plus tard

car il est vraiment trop atypique. Ce que je voulais exprimer, c’est que je le considérais

inintéressant dans le cadre d’une présentation, le considérant si loin des cas d’école vraiment

instructifs et illustratifs.

Je n’avais pas encore expérimenté qu’il est primordial d’aller explorer ce que nous ne

souhaitons pas exposer ou présenter à un collectif – dans ce type de situation, bien sûr – dans

les espaces de formation qui sont les lieux privilégiés pour se poser de telles questions.

Parce qu’en fait, je m’étais éloignée d’une notion que j’affectionne particulièrement et qui est

celle de la relativité.

2.4 Ce que pense aujourd’hui un biologiste, François JACOB37, Prix Nobel de Médecine

Je ne peux ajouter aucun commentaire si ce n’est que la clarté et la simplicité des énoncés de

certains grands savants ne font que prouver qu’ils sont aussi probablement de grands

pédagogues.

Altérité et ressemblance

« Moi quand j’ai commencé la biologie, on pensait que les molécules d’une vache et celles

d’une chèvre n’étaient pas les mêmes… qu’une vache était constituée de molécules de vache

et parce qu’elle était faite de molécules de vache, qu’elle était une vache.

Et là on a beaucoup changé depuis. Tous les organismes sont faits en gros avec les mêmes

molécules ou des molécules voisines, et ces molécules se sont peu à peu modifiées, arrangées,

allongées, raccourcies, et on peut dire en gros bricolées. »

37 François Jacob : biologiste et généticien français. Prix Nobel de Physiologie et de Médecine en 1965 avec André Lwoff et Jacques Monod. Membre de l’Académie des Sciences, de l’Académie Française et du Collège de France

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(…) « La question c’est pourquoi faut-il se mettre à deux pour faire un troisième. Cà c’est

pas évident et en principe c’est le fait qu’on prend un peu des deux et qu’on combine et re

combine des éléments venant des deux et par conséquent chaque individu qui est formé de

cette façon est différent des autres. Le principe c’est çà, c’est de fabriquer des individus qui

sont différents de tout ce qu’il y a autour et on peut constater que dans l’espèce humaine, il y

a des millions et des millions d’individus et que chaque individu est différent des autres, en

gros. »38

2.5 Marc

L’unique amitié de ma première année universitaire, cette période d’échec total que

j’analyserai au chapitre 5.

En parlant ici de Marc, et d’une situation bien particulière, j’espère éclairer combien est

difficile de trouver le lieu de confluence des notions de congruence et de singularité dans une

construction identitaire.

Marc et moi sympathisons rapidement dans le contexte particulier décrit au chapitre

mentionné ci-dessus. Il est un garçon un peu malingre, petit ; un visage aux traits légers.

Seules, sous ses lunettes, la vivacité et la pétillance des yeux bruns attirent puis aimantent

ceux qui s’y plongent. Mais, bien sûr, faut-il encore qu’il vous regarde. Je serai de ceux-là,

peu nombreux, et j’en serai la seule fille.

1975 : la tenue vestimentaire de l’époque, stéréotype de l’étudiant gauchiste, est pratiquement

institutionnalisée : elle se doit de refléter la liberté et l’aisance…totales.

Ainsi nous arborons :

elle(moi) : style indien dans toute la splendeur des tuniques de coton rose fushia , orange vif

ou en soie blanche, violette, turquoise… rehaussées de broderie en perles ou d’impressions

psychédéliques, le tout porté sur le jean incontournable (je ne suis pas du style saroual),

sublimé par le rang de collier de graines africaines transcendentales (colorées elles aussi) ;

38 Interview dans le cadre d’un Document CNRS/2006 .Image et science. auteur-réalisateur : Jean Pierre Mirouze

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lui : style bohème extrême, tee-shirt ou pull-over délabré croulant sur un pantalon informe,

dont le tissu est un compromis entre le velours et le drap mou. Durant les mois d’hiver, le tout

est revêtu d’un manteau duffel-coat – valeur sûre – que même Gaston Lagaffe39 adoptera.

Ce qui nous lie est un sens de l’humour (assez) féroce et une manière toujours très critique

d’examiner les choses. Principalement celles de l’université et du fonctionnement du groupe

de nos camarades et de nos professeurs. Nous avons en commun plusieurs Unités de Valeur à

décrocher, ainsi nous travaillons souvent de concert à la bibliothèque de Jussieu ou dans les

cafés. Jusqu’ici, rien que de très classique.

Un jour, vers le printemps (donc proche des périodes d’examen), j’avais été malade et il

devait me prêter ses cours afin que je puisse rattraper. Se rendant compte de les avoir oubliés

chez lui, et confus de mon embarras, après une seconde d’hésitation, il m‘invite à passer chez

lui boulevard Saint Michel. Nous nous y rendons. Il s’arrête devant un magnifique immeuble

du 18ème siècle et nous prenons l’escalier – très majestueux avec son élégante rampe de fer

forgé à volutes - qui mène au premier étage. Il sonne : une domestique vient ouvrir qu’il salue

gentiment et demande « Maman est-elle là ? » Oui, lui est-il répondu. Il me prend alors par la

main et nous traversons des enfilades de pièces aux boiseries anciennes et élégantes, aux

trumeaux surmontant des cheminées de marbre blanc, dans une décoration alliant styles

anciens et modernisme des années soixante dans toute la sobriété de ses lignes et des ses

matériaux. Je suis éberluée, mais non impressionnée car j’aime ce qui est beau et retrouve là

des émois qui me ravissent. « Maman, je vous présente Lisette, une camarade de faculté. » Je

la salue et bien qu’elle soit froidement avenante (c’est tout un art), elle rétorque :«Travaillez

bien les enfants ! » Elle m’a très certainement scannée discrètement car j’ai compris à sa très

légère surprise (vite maîtrisée) que son fils doit rarement amener des filles à la

maison…Alors, allez savoir, n’est-ce qu’une camarade ou y-a-t-il idylle dans l’air ?

C’est réellement formidablement incroyable en quoi des séquences très courtes de

communication donnent un maximum d’informations, formellement, intuitivement,

verbalement et non verbalement… Puissance de la Communication.

39 Gaston Lagaffe : personnage de bande dessinée créée par André Franquin en 1957

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Ce n’est pas sans me rappeler les travaux d’Harold Garfinkel40 et Sacks41 dans le champ de

l’analyse-conversation dont Alain Coulon42 nous a exposé quelques principes dans son

module sur l’ethnométhodologie.

Dont une phrase intéressante de E. Schegloff43 : « L’analyse conversation n’est pas de la

micro-sociologie, c’est la société dans un grain de riz .» résonne avec la formule d’Alfred

Schütz44 selon laquelle nous sommes tous des « sociologues à l’état pratique ».

Marc m’a entraînée dans sa chambre située à quelques kilomètres de là ! Je ne dirai rien :

aucune remarque, aucune question, et je constate qu’il se détend dans ce silence bienveillant.

Nous nous sommes mis à travailler comme si de rien n’était.

Marc, si je me réfère aux échanges d’idées que nous avions régulièrement depuis plusieurs

mois, doit être dans un terrible conflit intérieur. La révolte sociale qu’il prône, sincèrement,

dans les analyses qu’il fait de la société, dans son humilité et sa discrétion comportementales,

dans l’authenticité de sa camaraderie avec moi qui suis d’un milieu désargenté. Il est en

congruence à Jussieu, dans sa façon d’être et de dire ce qu’il pense ; il doit être bien singulier

pour rejeter les avantages des fils à papa. Et il y en a un certain paquet à Jussieu ! Même

habillés dans les tendances vestimentaires hippies de l’époque, on arrive rapidement à les

reconnaître. Mais Marc, ça, je n’aurai pas pu l’imaginer. Je n’ai pu relier son patronyme à

consonance juive à celle d’une grande famille de la finance qu’après l’épisode des trois cent

mètres carrés (on était vraiment très loin des cent mètres carrés classiques de la petite

bourgeoisie) de Saint-Michel.

Avec le recul des années, je trouve que c’était une belle rencontre. La confiance qu’il m’a

témoignée en faisant le pari que je ne me sentirai pas trahie par la découverte de ses origines

sociales, moi qui lui parlait si longuement du malaise grandissant régnant dans les cités de

banlieue – j’y résidais – et des perspectives d’avenir difficiles de cette jeunesse – dont je

faisais partie -, cette confiance était celle de l’amitié. Il avait parié sur mon intelligence de

situation, et il avait gagné.

40 Harold Garfinkel (né en1917) : psychologue américain, créateur de l’ethnomethodology 41 Harvey Sacks (1935-1975) : fondateur de l’analyse conversationnelle 42 Alain Coulon : : Professeur de Sciences de l’Education à Paris 8 et un de nos intervenants 43 Emmanuel A Schegloff : sociologue américain 44 Alfred Schütz (1899-1959) : philosophe autrichien des Sciences Sociales

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Nous ne nous sommes plus revus après cette année de faculté, moi, j’étais de plus souffrante

comme je l’expliquerai dans ce même chapitre 5, et j’allais après guérison, partir rapidement

dans la vie active, abandonnant « lâchement mes études », comme le disait Coluche45.

Qu’est-il devenu ? Comment a-t-il fait pour tenir tout cela ensemble : ses origines sociales et

ses idées personnelles ? Cela a-t-il pu prédéterminer, ces contextes d’existences très

différents, que nous ayons planté là cette amitié en occultant inconsciemment d’y voir les

prémisses d’un autre sentiment ?

Singularité, déterminisme, affiliation, individuation, intégration, assimilation, différentiation,

discrimination, exclusion… au travers de tout un dédale de possibles considérations à propos

de notre existence et de notre appropriation du monde, il va bien falloir continuellement

chercher sa place.

45 Coluche(1944-1986) : humoriste français

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Chapitre 3 - LA HONTE ET LA RECONNAISSANCE

«Je ne vous parlerai pas de ce qu’il y a de bon là-dedans; vous ypensereztoujoursbienassez.Voyonslesfautes»…Combienenai-jeentendu,decesânesàbonnetdedocteur,quisemblaientnechercherque l’occasiond’humilier ledisciple…j’envoyaisd’autres,moinssûrsd’eux-mêmes, ou plus polis, ou plus tendres, ou plus craintifs, quiavaient les larmes aux yeux lorsque ce rustaud de lettré lisait touthaut,engrimaçant,quelquephraseridiculequelepauvreenfantavaitgrééeetlancéetoutevoiledehors…»Alain46

3.1 L’ histoire d’amour entre mon père et une machine

Fin août 2008. Passant devant les anciens bâtiments de l’usine où mon père a travaillé voilà

déjà plus d’un demi-siècle, une pancarte annonce, radicale, noyée au milieu du graphisme des

informations réglementaires, la mention : «Démolition totale». Cà n’est pas un choc, ni une

tristesse, peut-être une nostalgie, celle de l’absence de ce père qui aurait certainement tant

encore aimé raconté et répondre à mes questions relatives à ses expériences vécues. Lui, le

conteur et inventeur de mots et d’histoires, il aurait adoré m’aider à recoller – voire retrouver -

certains carreaux manquants de cette mosaïque de mon récit de vie. Pour abonder avec plaisir

mon travail, tout comme m’a mère l’a fait en racontant et précisant encore, étant, elle, encore

de ce monde.

Cette usine a été témoin d’une des plus grandes fiertés professionnelles de mon père. Pour

faire très bref, après la guerre plus personne ne porte de chapeau, la mode a changé. Quelques

casquettes fleurissent bien encore sur la tête de certains irréductibles ou restent d’usage dans

certaines corporations de métiers, ainsi que dans la haute couture où il restera un accessoire

éternel, mais le grand commerce du chapeau est terminé, fini, kaput comme auraient pu le dire

les tout derniers occupants de la France . Mon père quitte alors les magasins de chapellerie

qui périclitent rapidement pour chercher du travail dans un secteur porteur. Celui de

l’industrie est dans ces années 50 en regain d’expansion, permis par l’émergence de nouvelles

technologies telle que l’électronique. Son habilité manuelle et le goût pour la mécanique le

dirige vers l’outillage industriel : après avoir quelques années travaillé dans une fabrique de

motoculteurs, puis souhaitant évoluer professionnellement, ce qu’à priori ne lui permettait pas

son entreprise, il postule auprès des usines Huré dont les machines sophistiquées ultra

modernes sont importées des Etats-Unis. Cette usine implantée à Bagneux le rapproche ainsi 46 Alain (1868-1951), professeur, philosophe et journaliste. Propos n°1286

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également de notre domicile de Fontenay-aux-Roses, le libérant d’interminables trajets en

transports en commun.

Mon père pouvait se décrire physiquement comme un compromis entre Louis de Funès et

Albert Camus. Drôlerie et gravité, minceur et humanité… pour le moins pas un homme de

grande taille. La machine sur laquelle il évoluait – je me souviens du nom de l’espèce « la

Radiale» – fait plus de dix mètres de haut ! (Les ateliers de l’usine en sous-sol sont

immenses). Lorsque bien dirigée, elle accouche d’un travail de perçage d’une très haute

précision, au dixième de millimètre près. Mon père en six mois en maîtrisera le

fonctionnement : même le chef d’atelier n’y croyait pas : « Oh là là, Monsieur Amirault,

lorsque je vous voyais aller et venir sur la plate-forme du poste de commande (installée à plus

de deux mètres de hauteur) et la sortie de pièces outillées, je ne pensais pas que vous alliez

vous en sortir !!! » J’imagine que son étonnement ressortait de ce qu’un si petit bonhomme

sans réelle formation confronté à une machine géante et si complexe, puisse arriver à

totalement la maîtriser, çà n’était peut-être pas exactement dans l’ordre des choses.

Mon père aurait pu « monter » dans cette société, rattraper l’échelle de la mobilité sociale

qu’il avait lâché après guerre (39/45) en quittant ses fonctions de gérance dans la chemiserie

et la chapellerie de luxe – il faut dire qu’il avait épousé une de ses caissières (ma mère) ce qui

n’était pas politiquement correct lors d’une telle ascension -. Mais chez Huré il avait été

sollicité pour être délégué syndical couleur CGT ce qui transcrivait automatiquement votre

nom à l’encre rouge sur la liste du personnel, sans espoir de retour. Fort de ses compétences

professionnelles, de ses valeurs de solidarité, de son charisme, il s’est illustré lors de grèves

dans l’établissement dans des actions revendicatives réussies ; il ne ressentait aucune

vergogne face à ses patrons qui par ailleurs le respectaient, lui qui savait diriger une équipe et

être en responsabilité, même si cela avait relevé d’une autre échelle de structure et d’un autre

secteur d’activité.

Mon père était un autodidacte. Et je ne le savais pas avant ce travail autobiographique…

Et moi qui pensais en être une, ne le suis certainement pas… Il n’est jamais trop tard pour

apprendre, n’est-ce pas ?

3.2 Le monde des autodidactes

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Le module de Christian Verrier47, axée sur l’autodidaxie et l’autoformation, aborde les

divergences de leurs définitions, rendant probablement compte de la difficulté de

catégorisation de ce type d’apprenant ainsi que celle de leur repérage sociologique. Ginette

Caille dans sa thèse « Les autodidactes et leur apport socio-culturel » soutenue en 2001 à

Paris 8, souligne également cette difficulté. Je reprends de ses travaux une des définitions

communément acceptée pour définir l’autodidacte, qui, rappelle-t-elle, en terme académique,

signifie apprendre sans maître :

« Le mot autodidacte, qui signifie se former soi-même et sans maître, désigne celui qui a

appris à lire et à écrire, sans avoir effectué de scolarité où l’on acquiert un savoir théorique

ou une méthode. Il désigne celui qui n’a pas fait d’études et par extension celui qui n’a pas de

diplôme. »

Une autre définition la décline comme correspond à un apprentissage « en-dehors » de

l’enseignement institutionnel (différent de « sans maître ») directement dépendant des

épreuves rencontrées dans la vie, de l’expérience en général et des échanges dus au hasard des

rencontres.

Ginette Caille affirme quant à elle que les autodidactes « représentent une modélisation

atypique offrant des profils composites souvent inclassables (…) » ; mais « anonymes ou

reconnus, intuitifs, créatifs, pragmatiques ou libres penseurs, ils ont en commun des

itinéraires atypiques jalonnés d’épreuves et tous ont dû faire un dur travail de reconstruction

identitaire ».

Christian Verrier aborde un élément important, composante obsessionnelle du parcours de

l’autodidacte, celui d’un « manque » qui ne se comblant jamais se transforme en quête – et de

sens et de connaissances -. Assortie d’une difficulté à dire « je ne sais pas », avec des

stratégies d’évitement pour leurs champs d’ignorance, le tout explicitant la volonté et la

ténacité sans pareilles qu’ils mobilisent dans leurs périodes de réelle « accroche au savoir »

conditionnant leurs apprentissages.

Papa m’avait dit un jour pourquoi son écriture, relativement distinguée mais alambiquée, était

difficilement lisible : « C’est pour masquer mes fautes d’orthographe. » Mais pour un enfant

qui n’avait fréquenté l’école en tout et pour tout que l’équivalent de deux années sur une

période d’adolescence qui en compte environ quinze, rythmée par les différents placements

chez des fermiers bretons - certains heureux, d’autres désastreux -, de fait, il s’en sortait plutôt

bien, papa, du côté des fautes d’orthographes !!!

47 Christian Verrier : intervenant au Dufa et Maître de conférence en sciences de l’Education à Paris 8

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39

Mon père était intelligent, sa vie mériterait une biographie pour tous les évènements et les

épreuves qu’il a traversés , tant familiaux que professionnels, qu’affectifs que politiques,

conjugaux et parentaux, une vie multiple, à strates intéressantes sur sous-sol difficile. Comme

tant d’autres.

Est-ce en référence à cet exemple paternel, ce modèle parental, que mes frères et moi n’avons

jamais eu peur de nous aventurer dans des voies nouvelles, de changer de direction, de nous

investir dans du différent et du nouveau, et de ne jamais baisser les bras ? Alors, si oui, quel

héritage !

Et je ne vous parlerai pas de ma mère… Lulu de Bagneux, 90 ans durant ce Dufa, aimée de

toute une équipe municipale, encore engagée dans des tonnes d’associations, militante

communiste, militante citoyenne, ainsi qu’infatigable danseuse.

Quel héritage que celui d’un récit de vie qui est un chant (champs) d’amour.

3.3 François, mon fiancé suisse, avocat et notaire

En Suisse, les études de droit sont ainsi faites que, si on réussit son diplôme d’avocat on est

également notaire. Un peu comme les avoués aux Etats-Unis. A l’époque, dans les années

1980, lorsque j’ai rencontré François, c’était ainsi. Maintenant, je ne sais pas.

On se souviendra qu’à cette époque, j’avais abandonné la faculté de Jussieu, et portée par

l’enthousiasme d’une guérison, je m’étais lancée à corps perdu dans des emplois intérimaires

me permettant de gagner ma vie, donc de prendre mon indépendance en termes de logement

et d’autonomie financière.

Lesquels emplois intérimaires d’assistante de direction ou d’assistante bilingue étaient une

formidable école d’adaptabilité et d’efficacité opérationnelles. Les nombreuses rencontres

qu’ils occasionnaient en faisaient un terrain d’observation privilégié du monde du travail et de

ses acteurs. C’était surtout allier travail et liberté ; enfin c’était la réalité de l’intérim dans le

tertiaire à cette époque-là. La preuve c’est que beaucoup de camarades du Dufa ont démarré

leur carrière professionnelle par des expériences intérimaires similaires, et en ont tous fait

cette même analyse.

Travail et liberté. Travailler comme on aime…enfin presque, certaines missions étaient

pénibles, soit du fait des collègues, soit du fait des tâches à effectuer, mais finalement

formatives même au travers de leur négativité, et supportables du fait de leur caractère

temporaire.

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40

Je voyageais lorsque j’avais quelques sous d’avance, puis avec François – qui gagnait très

bien sa vie augmentée de la valeur de change du franc suisse - j’ai fait de merveilleux

voyages.

Cela étant, il m’exhortait fréquemment à reprendre des études. « Lisette, tu fais l’impasse sur

l’intellectuel, tu vas coincer un jour, c’est cela qui te manque lorsque tu as du vague à l’âme,

cela manque à ton épanouissement … ». Une litanie, bien que légère, vite évaporée par

l’amour partagé. Mais une litanie significative pour notre avenir : dans son milieu social, si

l’on pouvait épouser une pauvre, il fallait que celle-ci fut dûment et académiquement

diplômée. Sinon, rejet assuré, clan ligué contre le membre contrevenant, en l’occurrence le

fils bouté – insidieusement - hors de la communauté prodigue du réseau relationnel

incontournable dans les affaires. François, bien que très individuellement rebelle, n’a pu

lâcher sa famille, alors c’est moi qui l’ai lâché – pour aussi d’autres raisons, que le lecteur

socialement se rassure -.

Cette issue n’était pas que le résultat d’une appartenance à deux classes sociales différentes, à

la confrontation de cadres de références dont l’étrangeté à la longue aurait pesé sur nos

relations. Mais une lucidité de l’écart à combler que je n’avais à ce moment là aucune

motivation réelle à effectuer. Je suis repartie dans mon insouciance.

3.4 Les années CNAM

Yannick Jaulin48, dans une émission sur France Inter49 en janvier dernier raconte : « On dit

dans les histoires africaines que la parole est une semence, qu’elle se glisse dans l’oreille, et

qu’elle féconde les gens à l’intérieur. On dit qu’elle séduit les hommes par les yeux , les

femmes par les oreilles, ou le bout de féminin qu’on a en soi par l’oreille. »

Les remarques de François, malgré tout, au-delà de la problématique d’appartenance à des

classes sociales différentes dont l’affiliation passait obligatoirement pour l’une d’elle par

l’université ou les grandes écoles , ne m’ont plus quitté jusqu’en 1989, date à laquelle j’ai

repris des études au CNAM – en cours du soir - dans la perspective de devenir psychologue

du travail.

48 Yannick Jaulin : conteur et comédien 49 Emission Eklectik – France inter le 22/01/2008

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Entre temps, je m’étais lassée du secteur commercial et du marketing, d’une certaine forme

d’errance professionnelle, et avait mûrement réfléchi le projet de rejoindre le secteur social,

d’y suivre une formation et d’y débuter une carrière, ce qui fut fait dès 1986.

Mais le plaisir ressenti durant mes trois années de CNAM, n’était pas étranger à celui relevant

de l’engagement dans un cursus d’études dites supérieures. De cultiver l’intelligence, de

mettre de l’ordre dans mes friches intérieures bien fournies en plantes sociales,

psychologiques, humaines, inter-culturelles. Pour structurer toutes ces connaissances et

obtenir un diplôme bac + 5, quoi de mieux que le CNAM, frère de l’université, qui en avait

toutes les compétences ? Ce diplôme me positionnerait probablement dans l’ascenseur

d’élévation sociale qui passe par le savoir et la reconnaissance professionnelle.

Je me suis épanouie dans ces études, c’est véritablement là le bon terme, avant de tout arrêter

– imprévu d’importance - en 1992 pour m’épanouir dans l’aventure d’être mère.

3.5 Transfuge de classe Il revient beaucoup dans les restitutions de récits de vie de mes camarades, tout

particulièrement sous la houlette de Roselyne Orofiamma, de la problématique liée au

changement de classe sociale.

Annie Ernaux, écrivaine de renom, auteure du livre « La place »50, rencontre Laurent Cantet,

cinéaste du film « Ressources humaines » avec lequel elle évoque le thème de la honte de

classe, principal thème du film.

Tout d’abord elle évoque cette « honte à deux étages ». Ressentie dès ses études, par la honte

d’être étudiante et fille d’ouvrier, puis la honte de sa propre honte qui conduit

immanquablement au silence. Une honte que l’on ne peut pas montrer, qui est à l’intérieur,

qui peut conduire à la totale occultation de ses origines sociales, une honte sociale.

Commentant, à partir du film, le ressenti du fils Franck diplômé d’une grande école de

gestion, effectuant un stage à la direction de l’usine où son père Jean-Claude termine sa

carrière professionnelle dans un poste « au bas de l’échelle » sur une chaîne de montage, elle

interprète l’interface entre Franck et le directeur de l’usine à partir de sa propre expérience :

« On vous oblige de pactiser avec des valeurs qui ne sont pas les vôtres, d’écouter des

discours qui vont tout à fait à l’encontre de l’expérience de votre famille, de votre origine, de

votre monde d’enfant…pour trahir, il faut vraiment pactiser complètement. »

50 Annie Ernaux. La place. Prix Renaudot, 1984

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Le fait d’être saisi par ce film dépend plus ou moins « sans doute de sa propre condition

sociale, peut-être y-a-t-il une réceptivité plus grande quand on est soi-même un transfuge,

c’est là le problème du transfuge, il y a beaucoup de transfuge. C’est une condition de

déchirure totale, de conflit tragique… »

Je n’ai jamais été un transfuge, peut-être l’ai-je été un peu sur les bords à différentes périodes

de ma vie, mais en tout cas suffisamment réceptive pour entendre les propos d’Annie Ernaux

et d’être incroyablement émue par ce film.

Lorsqu’il est question de se porter volontaire pour restituer l’épure de son récit de vie dans le

module de Roselyne, je suis brusquement paralysée. Je saisis le prétexte qu’il est trop

atypique pour le livrer ainsi, aussi rapidement : « Peut-être le ferais-je lors de la prochaine

séquence du module après les vacances de Noël ? »

Ma honte sociale m’a rattrapée. Brutalement, sans crier gare ! sans que je la voie venir, ce qui

en l’occurrence est bien le pire de tout. Moi qui évolue aisément dans toutes sortes de milieux,

dans la bourgeoisie par la fréquentation durant dix ans d’un de mes ex-compagnons, y sachant

rester moi-même ( mais il est vrai sans m’appesantir sur mes origines m’abritant derrière mes

activités de militante humaniste), dans le milieu de la grande pauvreté en me sentant de plein

pied avec des personnes en précarité dans des lieux incroyablement dégradés suant la misère

noire, avec mes amis artistes dans des zones, des squatts, où j’assiste réellement à l’éclosion

de roses sur le fumier, partout prônant la valeur de chacun comme profondément

intérieure…Alors ? Ce ressac inattendu de honte que je considère stéréotypée ? Qu’en faire ?

En parler aujourd’hui, dans ce mémoire, et ainsi découvrir toute l’importance de ce travail

biographique permettant d’objectiver des poches de résistance insoupçonnées ? oubliées ?

Pourtant, si j’avais été attentive, des prémisses à cette paralysie étaient décelables au travers

du grand intérêt soulevé par ces questions : les travaux de Vincent de Gaulejac dont « La

névrose de classe » incontournables dans l’approche du récit de vie, les échanges avec les

camarades et les intervenants sur ce sujet, ainsi que les ponts avec l’autodidaxie et les

commentaires autour de certains récits de vie abordant franchement le désir d’élévation

sociale, sans vergogne. Ce qu’il aurait fallu c’est que j’expose le mien afin de briser le

silence, celui dont parle Annie Ernaux, d’en finir avec cette dimension émotive. L’extérioriser

afin de définitivement la mettre à distance, hors d’état de nuire, hors d’état de me nuire.

Sera-ce l’évènement moteur du désir de m’investir dans des études sur le récit de vie après le

Dufa ? Probablement.

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3.6 « Ressources humaines » - film de Laurent Cantet

J’ai incroyablement vibré lors du visionnage de ce film, la force de cette réaction ne m’est

plus une énigme après la rapide analyse faite ci-dessus.

Rappelons, très brièvement, le scénario de ce film qui a obtenu le Prix des Nouveaux

Réalisateurs au festival de San Sebastian en 1999.

Frank, fils d’un ouvrier provincial, Jean-Claude, a fait de brillantes études de gestion à Paris.

Il revient en stage de pré-embauche dans l’usine où son père – proche de la retraite - occupe

depuis toujours un poste d’opérateur. Le stage de Frank se déroule au sein de l’équipe de

direction , laquelle va tout naturellement exploiter ses compétences dans l’application des

toutes nouvelles techniques de management et de gestion. Frank va prendre conscience qu’il

est grossièrement manipulé en tant que stagiaire lors de l’étude et la mise en place d’un plan

de licenciement. Il s’oppose à ce directeur, lui disant toute l’ignominie qu’il pense de ses

pratiques, et celui-ci le vire sur le champ. Frank ne va pas en rester là, avec les syndicats, une

grève s’organise. Mais certains ouvriers – dont Jean-Claude – sont contre cette grève. Le

cortège des grévistes entre dans l’usine afin de convaincre les derniers « briseurs de grève ».

Tout l’enjeu de cette scène cruciale réside dans l’affrontement entre Frank et Jean-Claude,

entre le fils et le père :

« Frank :

- Tu me fais honte, tu comprends, mais c’est pas grave parce que la honte je connais depuis

tout petit ; la honte d’être ton fils, la honte d’être le fils d’un ouvrier, la honte aujourd’hui

d’être un étudiant qui a honte d’être le fils d’un ouvrier !

La déléguée CGT (timidement) :

- Y a pas de quoi avoir honte…

Frank :

- C’est à lui qu’il faut dire ça, c’est lui qui m’a mis ça dans la tronche, la honte de sa classe !

Je t’annonce une bonne nouvelle, papa, t’es pas viré, t’es mis à la retraite, et si t’es mis à la

retraite, c’est pas parce que tu as été un bon ouvrier pendant trente ans, ça c’est une faveur

du patron, un geste qu’il a fait pour moi, parce que moi, il m’aime bien, je peux parler d’égal

à égal avec lui, çà, çà me dégoutte…

Silence de tous…lorsqu’il renverse le chariot de travail de son père … tension extrême…

Frank :

- Je sais que je suis injuste, je sais, je sais, je devrais le remercier. Je devrais te remercier toi

et maman, tous les sacrifices… t’as réussi, ton fils est du côté des patrons, je serai jamais

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ouvrier, j’aurai un travail intéressant, je gagnerai de l’argent, j’aurai des responsabilités,

j’aurai le pouvoir, le pouvoir de te parler comme je te parle maintenant, le pouvoir de te virer

comme on te vire maintenant, mas ta honte, là, je l’aurai là toute ma vie, ta honte tu me l’as

foutue là ! »

Charles Tenon, critique aux Cahiers du Cinéma, dit que ce qui est effroyable dans cette scène

en tant que spectateur, c’est « que tout le monde a ses raisons, on voit bien que le père à ses

raisons d’être ce qu’il est là, et on est avec lui, d’être aussi avec le fils qui a des raisons de se

révolter, mais de faire la symbiose de ces deux places, c’est impossible. »

Les résonances que cette scène induit, atteignent fortement l’équipe du plateau de tournage :

« Il y avait une lourdeur sur le plateau, impressionnante. L’équipe est médusée, tétanisée,

par la force et l’intensité de la scène. Tout le monde va mal, tout le monde est très concerné,

une émotion énorme, tout le monde a les larmes aux yeux (parmi les figurants il y a des

ouvriers de l’usine). »

3.7 Haute voltige

Quelle merveille que ce film, terrible aussi, implacable. De l’entremêlement des dimensions

personnelles, sociales, professionnelles dans le monde du travail. Et par extension dans toute

activité.

Une lutte sans merci à mener contre l’humiliation et la culpabilité, si intriquées dans cette

honte des origines. Que l’on peut étendre à ses origines sociales, à ses origines culturelles, à

ses origines ethniques.

Voire encore plus loin, à ses limites génétiques, (si elles existent), à ses limites intellectuelles,

(si elles existent), à ses limites personnelles quelles qu’elles soient.

Une acceptation de l’autre. Haute voltige (essayez donc d’évoluer sur un cheval en

mouvement autrement qu’en étant assis sur son dos…). Chemin de sagesse.

3.8 La famille des cadres de terrain

Lors de la constitution du dossier pour postuler au Dufa, les certificats de travail prouvant mes

quinze années d’exercice de postes d’encadrement ne m’ont pas paru suffisamment parlants (à

des universitaires, pensez-donc !). Je suis allée repêcher mes quelques UV de CNAM qui

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permettraient – me semblait-il – de mieux étayer ma candidature à une formation

universitaire : en trois mots, j’étais rattrapée par la honte des cadres de terrain.

Ariane Kepler, dans son ouvrage « Formation et changement »51, aborde largement la

problématique de la formation des cadres « maison » de la Caisse d’Epargne. Ce livre est le

récit de cinq ans d’expériences de l’équipe de formation des caisses d’Epargne devant mettre

en place une politique de formation stratégique dans cette grande entreprise peu préparée à

une telle idée.

Les cadres de « terrain » étant soit majoritairement sortis du rang, soit recrutés sur

compétences pragmatiques et s’étant autoformés sur le tas», ont rarement pu profiter de réels

moments de formation qui permettent de faire le point sur leur pratiques managerielles, de

théoriser leur savoir, de regarder vers l’extérieur et d’être confortés dans leur fonction.

Depuis quelques années, ce groupe social – auquel j’appartiens - est déstabilisé, par une

exigence accrue de diplôme de la part des financeurs – dans le cas du milieu associatif -, de la

fonction publique, bref des employeurs ou recruteurs en général. Une exigence de diplôme,

qui bien que fort compréhensible, ne peut légitimer qu’elle supplante à ce point le poids

d’années d’expériences dans une fonction.

Vers 1999, deux de mes collègues directrices entreprennent la formation du CAFDES52 ; je

les envie un peu. Mais je ne vois pas bien comment m’organiser pour la suivre à mon tour,

toute affairée à mobiliser les énergies pour redresser l’association qui m’est confiée.

Mais en fait, à la longue, ne rester que sur un statut de cadre de terrain draine de nombreux

complexes : une culpabilité diffuse née d’une image publique dévalorisante, d’infériorité

lorsque l’on embauche des collaborateurs bardés de diplômes, d’ambivalence de rejet et

d’attirance pour les formations institutionnelles, de doute sur ses compétences confrontées

aux mutations et exigences nouvelles de l’environnement… Pour faire court un malaise et un

mal-être certain. Surtout si on extrapole sa situation dans une perspective de quitter sa

structure et d’être en posture de chercheur d’emploi.

La validation des compétences, y compris d’une manière formelle et institutionnelle, est un

enjeu majeur de la formation. C’est également un outil d’évaluation nécessaire et cohérent de

51 Ariane Kepler. Formation et changement – une expérience pilote -.Paris : Les Editions d’Organisation, 1990 52 Certificat d’Aptitude aux Fonctions de Directeur d’Etablissement Social

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son parcours professionnel, si tant est que tout un chacun puisse réellement y prétendre et y

accéder.

Requiem pour les humiliés

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Chapitre 4 – MOTIVATIONS

«Vouloir,c’estpouvoir»Maximepopulaire,àn’userqu’avecprécaution!

4.1 La carotte et le bâton ou comment l’âne Martin garde le cap, ou le perd

Animaux

L’âne Martin apprend à être un animal obéissant – ou non – aux injonctions humaines dans un

processus comportemental instrumentalisé par des motivations extrinsèques, de type positif

comme la carotte, ou de type négatif comme le bâton. L’instauration d’une relation d’un

autre type entre l’animal et l’humain - deux espèces radicalement si différente ? -, d’un autre

type que celle de répondre ou réagir à des injonctions, lorsqu’elle advient, prend racine dans

la profondeur affective, n’émerge que dans la confiance – réciproque -, et provient

certainement d’un autre genre de motivation de la part de l’animal, celle que je définirai

comme intrinsèque. Et si l’on parle de transformation de soi, alors c’est bien du côté de cette

motivation là qu’il faut en chercher les prémisses.

Je partage mon espace domestique avec des animaux. Actuellement deux perruches ondulées,

deux beautés, l’une couleur des mers du sud, l’autre vert printemps, un cochon d’inde en

liberté et il n’y a guère longtemps encore une gerbille couleur des dunes, souris des sables,

décédée au cours de ce Dufa.

C’est de cette dernière dont je parlerai pour illustrer mon propos. Caramel53 vivait en liberté

dans le salon, et nous distinguions nettement différents comportements dans ses relations avec

nous : ceux liés à sa quête de nourriture – nous étions alors ses pourvoyeurs d’aliments divers

et variés – et ceux liés à son désir de jouer avec nous. Tous les animaux n’ont pas le même

tempérament par rapport aux jeux – et des animaux j’en ai accueillis de toute sorte – : certains

l’ont très développé et d’autres pas. Le grand bonheur de Caramel était de venir très près de

nous, jusqu’à nous toucher des moustaches, attendant alors avec délectation que nous la

poursuivions. Elle faisait alors des démarrages deux temps, pédalant un peu sur place comme

personnages prenant la fuite dans les dessins animés, puis propulsée comme fusée, moitié

courant, moitié glissant, allant se réfugier dans un endroit sécurisé (sous le canapé ou sous 53 Caramel : gerbille de Mongolie française…gabarit : 100 grammes !

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l’armoire). Et de recommencer ainsi jusqu’à la fin de la partie. Si j’ai employé les termes de

bonheur et de délectation en la décrivant, ce n’est pas par dérive anthropomorphique, mais

parce que son attitude exprimait réellement du plaisir, le plaisir de jouer. Notre relation

devenait alors privilégiée, malgré la délicate petitesse de ces cent grammes de poils, et se

transformait en quelque chose de durable fondée sur un besoin tout autre qu’une dépendance

alimentaire nourricière. C’est un ressenti subtil, il faut aimer côtoyer les animaux pour

l’appréhender. J’ai été cavalière quelques temps dans ma jeunesse et on distingue tout à fait

lorsque le cheval se met au galop sur votre injonction, uniquement par obéissance, et quand,

certains jours, s’y mêle en plus de sa part du plaisir, une jubilation. En ce cas, il s’enlève bien

plus vite, et on ressent l’allégresse présente dans sa course.

Konrad Lorenz54, biologiste, zoologiste et éthologue autrichien, à l’origine des fondements

d'une nouvelle discipline de la biologie : l'éthologie, a bien observé ces relations qui ne

s’ancre plus exclusivement dans des motivations extrinsèques mais intrinsèques, fortement

dépendantes du tempérament singulier de chaque animal. Il l’étudie tout particulièrement dans

son livre écrit en 1949 et intitulé « Il parlait avec les mammifères, les oiseaux et les

poissons »55 dans lequel il décrit, entre autres, l’attachement qu’un perroquet avait pour lui et

qui l’accompagnait dans ses promenades à pied dans la campagne.

Cette introduction un peu longue me permet de souligner l’importance que me semblent

détenir les motivations dans l’implication mobilisée au travers de nos actions, activités et

relations, y compris chez les animaux. Et bien évidemment la nature de celles mises en œuvre

dans un processus de formation.

4.2 Les recherches d’Edward Deci et Richard Ryan56 : les motivations comme résultante du

besoin de compétence et du besoin d’autodétermination Parmi la foultitude d’ouvrages sur la motivation et son impact sur les apprentissages, j’ai été

attirée par la théorie de l’évaluation cognitive développée par Edward Deci qui s’intéresse à la

notion de motivation intrinsèque chez l’homme - et Richard Ryan. Cette théorie à mes yeux

est simple et efficace.

54 Konrad Lorenz (1903-1989) : reçoit en 1973, conjointement avec Karl von Frisch et Nicolaas Tinbergen le prix Nobel de physiologie pour leurs découvertes concernant « L'organisation et la mise en évidence des modes de comportement individuel et social», il s'agit du seul prix Nobel jamais remis à des spécialistes du comportement 55 Konrad Lorenz. Il parlait avec les mammifères, les oiseaux et les poissons. Paris : Flammarion, 1968 56 Edward Deci et Richad Ryan : chercheurs de l’ Université de Rochester en 1971

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Ces deux chercheurs, questionnés par le phénomène de « résignation apprise » (amotivation),

vont élaborer une théorie consistant à considérer les différentes motivations comme la

résultante de deux besoins qui seraient fondamentaux : le besoin de compétence et le besoin

d’autodétermination.

compétence perçue

forte

MOTIVATION INTRINSEQUE

MOTIVATION INTRINSEQUE

moyenne

contrainte Auto détermination

AMOTIVATION

nulle

4.3 Quelques rappels sur la notion de motivation Avant d’aller plus avant dans la présentation des travaux d’Alain Lieury et Fanny de la Haye,

dans leur livre « Psychologie cognitive de l’éducation »57, et dans lequel ils ont repris les

travaux de Deci et Ryan, il convient de commenter une notion fondamentale mise en jeu : la

notion de motivation, déclinée sous deux formes distinctes : la motivation d’origine

intrinsèque et la motivation d’origine extrinsèque.

La motivation intrinsèque

La motivation dite intrinsèque se caractérise par l’assouvissement de certains besoins, telles la

curiosité ou le plaisir de la manipulation, pour lesquels la motivation sous-tendue ne serait pas

régie par des renforcements extérieurs positifs ou négatifs.

57 Alain Lieury et Fanny de La Haye . Psychologie cognitive de l’éducation. Paris, Dunod, coll Les Topos, 2004

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50

D’après les travaux de Harry Harlow 58avec des singes, ceux-ci peuvent travailler sur des jeux

pendant de longue période pour l’activité elle-même. Il démontrera même à partir

d’expériences avec les singes que le renforcement « tue » la motivation intrinsèque,

contrairement à ce que l’on pensait (et que l’on pense encore de nos jours) c’est-à-dire que

toute motivation serait augmentée par le renforcement. Cette motivation intrinsèque se

caractérise par l’engouement observé durant certaines séances de jeux libres des enfants en

particulier et des animaux en général. Tout comme elle doit être impliquée dans les passions

développées au travers d’activités librement choisies et pour lesquelles les compétences

mises en œuvre sont toujours perçues comme fortes, même si cette perception relève de la

subjectivité. Je dirai que c’est ce qui – plus que nous intéresse – nous passionne et nous ouvre

un espace – réel ou subjectif – dans lequel on excelle.

Si je ramène à ma vie personnelle cette catégorisation des motivations, je ne peux que valider

au travers de ma passion pour la poésie cette forte subjectivité des compétences perçues. C’est

ce qui m’a fait écrire dans mon journal de formation la poésie pour moi :

La poésie est le seul langage que je connaisse réellement, que je possède, quel que soit le

résultat de ma créativité. Je me suis toujours sentie apparentée aux poètes, c’est en fait le seul

langage qui me réjouisse, que j’aime passionnément, comme la passion entendue en poésie,

toujours entre distanciation et exaltation. Les années passant n’y ont rien fait, d’autres

intérêts sont montés en graine, tels la musique, la peinture, le cinéma, l’intérêt pour

l’entraide, le service aux autres, mais mon fil rouge existentiel reste et restera pour moi la

poésie.

Je n’ai aucune explication, cela a toujours été une évidence, ce langage me plongeant

directement dans un délice ineffable. C’est cet indicible qui me fascine, sachant d’avance

qu’on n’atteint que par bribes ce qu’il veut bien nous donner.

C’est une chance et un émerveillement, je n’aurai pu concevoir plus belle quête enracinée,

celle d’une autre version écrite du monde.

C’est ce même ressenti (subjectif) de mes compétences qui me fera répondre à un poème de

René Barbier qu’il nous adressa pour le nouvel an 2008 et qui est le suivant : « Lorsque le cœur éclate Chaque goutte de sang Est une bombe de soleil Dans l’insignifiance Du monde » 58 Harry Harlow (1905-1981) psychologue américain – connu pour une partie de ses recherches consacrée à montrer les retards du développement que peuvent provoquer des situations d'abandon sur les nourrissons

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par un poème de mon crû :

Là où le vent souffle en silence Loin des bombes d’or et de sang Nul trace d’insignifiance Rien qu’un silence de neige Bu par l’immensité Par l’immense été De l’espace Je ne peux m’empêcher à ce propos une digression en soulignant que cette formation Dufa au

cours de laquelle vont être souvent évoqués et la créativité et l’imaginaire, ainsi que la quête

existentielle, va me permettre de m’autoriser à ré-écrire. Je me l’étais pratiquement interdit

depuis une vingtaine d’année pour des raisons qui ne relèvent pas de ce mémoire.

A ce propos de l’autocensure d’une expression personnelle, l’un de mes premiers textes étudié

lors de ce Dufa est de Dilthey59 et concerne expression et compréhension. Après avoir

expliqué l’importance de l’expression en ce qu’elle « est donc indispensable à la

connaissance de soi, puisque notre conception de nous-mêmes ne peut accéder que par elle à

la clarté, à la stabilité ou à la profondeur. » et que « le chemin de la connaissance de soi est

bloqué si l’expérience vécue ne tend pas vers l’expression. », il en évoque bien évidemment

toute l’importance dans les relations – et la communication - avec autrui. Lors de cette lecture

je me demande si cela ne fait pas vingt que je suis en train de m’asphyxier intérieurement en

étouffant cette écriture poétique. Que dire de cette exigence mienne qui n’autoriserait que

l’excellence sinon qu’elle est démente et idiote. Pourquoi avoir mis tant de temps à admettre

qu’il y a parmi les poètes, des petits et des grands, des nains et des géants, et que ma foi, peu

importe le rang que l’on occupe dans cette famille ? Je vais même écrire trois poèmes pour

trois camarades du groupe, qui en seront enchantées… Ce déclic, que l’on pourrait qualifier

de bénéfice secondaire de la formation, va peut-être être essentiel dans la suite de ma vie. Et

si je n’étais venue dans cette galère universitaire que pour y chercher cette autorisation ?

Rendez-vous dans dix ans dans mon prochain récit de vie…

La motivation extrinsèque

Mais reprenons le fil du descriptif des motivations, examinons celles d’origine extrinsèque

dont il existe une large gamme. Elles sont régies par des renforcements extérieurs liés à

l’accomplissement de l’activité. Cette notion d’agents extérieurs, appelés renforcements,

intervenant sur l’activité elle-même induit que celle-ci n’est plus effectuée uniquement pour le

59 Dilthey (1833-1911): historien, psychologue, sociologue et philosophe allemand

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plaisir qu’elle génère mais par les avantages qu’elle procure ou les obligations qu’elle exige,

et cette distinction est fondamentale.

On ne peut aborder la notion de renforcement sans entrer dans le domaine des comportements

conditionnés et par conséquent conditionnables.

Ce champ de recherche va s’ouvrir dans les années 1950 par les premières recherches

quantitatives sur la motivation effectuées dans le cadre des théories béhavioristes. Clark

Léonard Hull60, psychologue américain, va avoir une grande influence dans ce domaine. Pour

lui, le comportement est un ensemble d’interactions entre l’individu et son environnement. Il

analyse le comportement comme une perspective d’adaptation biologique qui est une

optimisation des conditions de vie entraînée par une sorte de réduction du besoin. Il fait

intervenir deux notions importantes dans sa théorie comportementale : la pulsion qui est le

dénominateur des motivations premières et l’habitude qui est la répétition d’une action

préalablement renforcée. Il proposera même une loi du renforcement : motivation = besoin x

renforcement.

Il serait alors aisé de se laisser glisser sur ce versant rationnel donc rassurant que nos

comportements, notre psychologie, ne feraient qu’obéir à des lois qui seraient vérifiables. Si

on pousse à l’extrême ce raisonnement, aucun problème en termes d’acquisition

d’apprentissage ne devrait perdurer puisqu’il suffirait de récompenser d’une manière ou d’une

autre pour atteindre des apprentissages optimaux. Tout se résoudrait par - et uniquement par -

le choix de méthodes pédagogiques. Ai-je besoin de préciser que la réalité est bien autre.

4.4 Un débat animée au sein de la psychologie cognitive et comportementale

Aujourd’hui le débat continue de faire rage dans le champ de la psychologie cognitive et

comportementale au sujet du traitement de certains troubles psychiques. Pour certains, à

l’aide d’exercices pratiques qui s’appuient sur les lois de l’apprentissage et des différentes

formes du conditionnement, on pourrait aboutir à la rémission des symptômes. En totale

opposition d’ailleurs au champ de la psychanalyse qui, lui, vise à trouver l’origine du

symptôme.

Jean-Didier Vincent61, considéré comme actuellement un des plus grands spécialistes du

cerveau, ne nie pas une certaine efficacité des psychothérapies comportementales concernant

la résolution de certains troubles, mais pas dans le cas des situations compliquées, plus 60 Clark Léonard Hull (1884-1952) : psychologue américain behavioriste 61 Membre de l’Académie des Sciences, professeur à l’Institut universitaire de France et à la faculté de médecine de Paris-Sud, auteur entre autres ouvrages de Voyage extraordinaire au centre du cerveau (Odile Jacob, 2007).

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profondes, qui relèvent du mal-être, de la mélancolie. Pourquoi ? Il s’en explique dans un

article La science nous apprend la fragilité du savoir62 en affirmant que l’humain est dans ce

qu’il appelle un état central fluctuant. « Cet état a une dimension corporelle, mais aussi

extracorporelle (le monde extérieur, les objets de son désir, l’autre et les autres) et enfin

temporelle. » Cette dernière dimension, il la caractérise par l’accumulation des traces des

années passées depuis la naissance jusqu’à la mort, relevant soit du déterminisme génétique,

soit de l’histoire de l’individu. Il ne peut ainsi que s’interroger quant à la considération des

comportementalistes qui définissent « un comportement comme uniquement un réflexe qui

peut être corrigé pour se sentir mieux » l’acte précédant l’état. Jean-didier Vincent, lui estime

le contraire « L’état précède l’acte. Notre état central fluctuant nous pousse à agir de telle ou

telle manière. « Je » ressens, avant d’agir. Ce n’est pas le système nerveux qui agit et réagit,

mais un sujet dans un monde qui lui appartient. C’est parce qu’un jour je me sens bien que je

vais accomplir une bonne action, pas l’inverse.(…) La psychanalyse, qui a bien des défauts, a

maintenu la survie du sujet au cœur de la thérapie, il y a un sujet qui pense et qui souffre, ce

n’est pas juste une machine cérébrale grippée dans laquelle il faut mettre de l’huile ». N’est-

ce pas une évidence pour un chercheur qui prône que « Un cerveau sans corps n’est rien.

L’ensemble correspond à une unité insécable, qui évolue dans un monde extracorporel(…)

c’est ça la vie… » et que la science est trop technocratique et qu’elle aurait besoin de se

rapprocher de la philosophie afin d’intégrer davantage le sujet.

Comment ne pas faire un rapprochement de ce point de vue avec celle d’une pédagogie qui

prône l’importance de la dimension existentielle dans la formation, ainsi que son propre

rapport au monde, comme celle mise en œuvre dans le Dufa de Paris-8.

Une plaie ouverte : la résignation apprise

De la dévalorisation au découragement voire à la résignation, l’association de ces termes peut

amener aux frontières de la démotivation. Un courant de recherche en pédagogie s’attache à

explorer ce phénomène que Stéphane Ehrlich et Agnès Florin nomment la résignation apprise

et qui ont démontré son importance dans l’échec scolaire. Ce que j’en ai compris, c’est que

face à une augmentation rapide en difficultés d’une situation d’apprentissage, si un individu

dans une situation antérieure a appris qu’il ne pouvait rien faire (n’était pas arrivé à résoudre),

il reproduirait cette passivité dans la nouvelle situation de résolution de problème.

62 In Sciences et Avenir – n°734 - avril 2008 – Aliments et cancer

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Une observation sur des élèves de CE2 (8-9 ans) réalisée par ces deux chercheurs illustre ce

phénomène : « Répartition d’élèves de CE2 en fonction de leur niveau initial dans une

situation de demande excessive» se trouve en annexe 1.63

Cet éclairage me semble fondamental pour comprendre ce que peuvent ressentir et vivre

certains élèves, étudiants, stagiaires et plus généralement toute personne en situation

d’apprentissage. Il suggèrerait que le découragement – voire celui observé dans la dépression

– ne seraient pas forcément dus à des facteurs de personnalité tels la passivité, le manque de

dynamisme ou anxiété mais renverrait inconsciemment l’individu à des situations antérieures

dans lesquelles il aurait appris qu’il ne pouvait rien faire et se serait de fait confronté à son

impuissance. De là à extrapoler sur ce que pourrait traduire ce profond désarroi face au

manque d’emprise sur le monde qui nous entoure, il n’y a qu’un tout petit pas qui peut

conduire au sentiment d’impuissance face auquel le seul remède positif relèverait, à mes

yeux, de ne pas lâcher la quête du sens dans son existence.

4.5 De la réalité incontournable des effets des renforcements positifs dans le cadre pédagogique En ce qui concernent les renforcements, les études dans ce domaine démontrent

incontestablement - et j’ai pu le constater personnellement dans le travail éducatif effectué

auprès des familles et de leurs enfants - que les renforcements positifs sont essentiels en

pédagogie et que la posture d’indifférence (ignorer) équivaut à un renforcement négatif.

Pour illustrer ce propos, une étude de Hurlock64 en 1925 portant sur « L’effet du compliment

et de la réprimande » (la carotte et le bâton) chez des élèves dans des problèmes

arithmétiques, conclut à ce que le groupe complimenté se perfectionne rapidement (20

problèmes résolus au bout de 5 jours) alors qu’à l’inverse, le groupe réprimandé qui pourtant

s’améliore en 2 jours chute brutalement pour rejoindre le groupe ignoré (13 problèmes résolus

au bout de 5 jours) et le groupe de contrôle (qui travaille dans une autre classe sans

indication).

Les renforcements négatifs, telles les punitions, réprimandes, et j’y ajouterai les humiliations,

sont autant de freins à l’apprentissage en ce qu’ils toucheraient à l’image que l’on a de soi-

63 voir Annexe 1 – Répartition d’élèves de CE2 en fonction de leur niveau initial dans une situation de demande excessive d’après Ehrlich et Florin, 1989 64 voir Annexe 2 - Effet du compliment et de la réprimande chez des élèves dans des problèmes arithmétiques d’après Hurlock, 1925, d’après Munn, 1956

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même par un processus de dévalorisation, une suffisamment bonne image étant nécessaire à la

poursuite de sa propre construction personnelle.

4.6 La motivation intrinsèque, meilleur moteur pour être acteur de sa vie et de ses apprentissages A la suite des travaux d’Edward Deci et Richard Ryan, Alain Lieury et son équipe, en 1997,

mènent une recherche action dans un centre de formation pour apprentis. Le descriptif de cette

expérimentation intitulée « Effet de l’implication dans un apprentissage basé sur un jeu de

rôle » se trouve en Annexe 3 65.

Ils tendent à démontrer que le fait d’être acteur a un effet très positif sur l’apprentissage et

permet une performance élevée et stable. Selon eux, l’élève « ordinaire » qu’ils considèrent

comme celui plutôt spectateur du cours, serait mu par un type de motivation extrinsèque.

L’élève animé d’un type de motivation intrinsèque serait plutôt acteur, impliqué directement

dans une tâche qu’il doit mener d’une manière personnellement participative.

Comme ils s’y attendent, les acteurs se révèlent meilleurs dans une des étapes de

l’expérimentation, indiquant que « le volontariat dans une activité exprime la motivation

intrinsèque, résultante d’une bonne compétence perçue (bons élèves) et d’un libre arbitre

(volontariat).» Mais que surtout le fait d’être acteur a un effet très positif sur l’apprentissage

puisque les acteurs ont un score de 80% là où les spectateurs n’obtiennent que 30%.

4.7 En ce qui me concernait, je voulais être institutrice Presque toutes mes camarades d’enfance voulaient être infirmière, hôtesse de l’air ou

…institutrice. Après avoir abandonné le souhait récurrent durant un certain nombre d’années

de devenir marchande.

Je n’ai pas échappé à la règle. Pas infirmière (autant envisager d’être médecin), ni hôtesse de

l’air (le prestige et la beauté de l’uniforme ne m’ont jamais séduite). Alors institutrice, oui,

mais avec une envie dont la force, je le sais aujourd’hui, ne ressortait pas de cette

caractéristique des désirs de l’enfance souvent liés à des représentations, mais d’un ancrage

profond dans mon rapport au savoir.

65 Voir Annexe 3 : Effet de l’implication dans un apprentissage basé sur un jeu de rôle

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Simone de Beauvoir66, elle aussi, faisait la classe, et régulièrement à sa petite sœur : «(…) je

connus dès l’âge de six ans l’orgueil de l’efficacité… je n’imitais pas les adultes, je les

égalais… j’échappais à la passivité de l’enfance. » Elle va lui apprendre à lire, écrire et

compter. Plus tard, elle écrira « Adulte, je reprendrai en main mon enfance et j’en ferai un

chef-d’œuvre sans faille ».Fantasme, selon René Kaes, souvent présent chez les enseignants et

enseignantes, celui que le désir d’enseigner peut « constituer un moyen pour dénier le rapport

de filiation et devenir soi-même sa propre origine, ce qui reviendrait à se recréer comme Moi idéal

tout-puissant »67. Moi, je n’avais ni petite sœur ni petit frère (que des grands), mais par contre j’avais une

foultitude de nounours – dont très peu en fait représentaient des ours -, quelques rares

poupées que l’on m’avait offertes, objets par ailleurs de grand mépris et qui, pour une fois,

trouvaient enfin un peu d’indulgence en ce qu’elles ajoutaient utilement de réalisme à la

reproduction d’une classe scolaire. J’eus très rapidement un tableau avec des paquets de craies

blanches et de couleurs, et le bonheur fut à son comble. J’expérimentais sans problème aucun

la double journée (si féminine) : après mon retour d’école et avoir pris mon goûter – transition

hautement symbolique entre le dehors et le dedans - je faisais la classe à mes élèves de

pacotille. En y réfléchissant, cela a du permettre un travail de répétition des leçons non

négligeable. A rapprocher certainement du fait que je n’ai pas souvenir d’avoir appris une

seule leçon durant toute ma scolarité primaire.

Il y avait de l’organisation dans ma classe à domicile… Je jouais beaucoup de rôles : le nul,

l’aimé –super intelligent -, le rigoleur, le rebelle - très souvent exclu -, il faut dire que les

autres étaient moins intéressants à faire vivre à côté de telles figures psychologiques incarnées

(dans leur corps de kapok, de crins et de celluloïd…). Même la directrice s’invitait

quelquefois et n’était que louange à l’égard de l’excellence de ma classe.

Peut-être ai-je hérité de cette époque ma propension à faire à la fois et les questions et les

réponses – très gênante anticipation excluant l’expression de l’autre – qui m’est souvent

reprochée - ainsi que mon amour du théâtre ? Allez savoir…

66 Simone de Beauvoir. Mémoires d’une jeune fille rangée. Paris : Folio, 2000 67 R.Kaes,D.Anzieu,L.-V. Thomas. Fantasme et formation, Dunod, 1975-2001

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Cette classe à domicile, il me semble que je l’ai faite vivre au moins jusqu’à mes quatorze

ans, bien sûr d’une façon moins massive durant mes années de collège que pendant mes

années de primaire. Mais j’ai mis un certain temps à m’en détacher, en fait à y renoncer.

Aujourd’hui je peux me poser la question de savoir quelle passion était-ce réellement : celle

de jouer, celle d’enseigner, celle du savoir ou celle qui lierait les trois ensemble ?

La seule certitude est que c’était une passion.

L’avidité de m’instruire qui m’habitait, je la décrirais comme une curiosité perpétuelle

d’avancer sur des chemins, engrangeant des savoirs ouvrant sur d’autres savoirs, la joie

intuitive d’un voyage infini, d’un espace toujours à combler, une quête perpétuelle, une

expansion de l’univers auquel la petite fille que j’étais appartenait . Un peu comme viser Le

pays où l’on n’arrive jamais68 pour reprendre le titre d’un livre d’André Dhotel qui

m’enchante particulièrement, et le livre, et son titre.

Ce « jamais » n’étant pas ressenti comme angoissant ou désespérant, mais comme joyeux et

comblant par son infinité de possibles. D’une immensité s’ouvrante.

Un vers d’Alfred de Vigny69 illustre également cette joie de découvrir l’inconnu :

« l’espoir d’arriver tard en un sauvage lieu ».

Cet état d’esprit, je le retrouve aujourd’hui dans ce Dufa. Effaçant d’un coup quelques

dernières années penchées sur l’immensité souffrante de publics, elle aussi, infinie.

L’ébullition a repris comme celle de ma petite enfance. Comme une marmite pleine d’eau

remise sur le feu. Etrange que ce soit cette période d’école primaire et d’institutrice en

herbe qui s’invite tout naturellement pour illustrer ces bonheurs. Pourquoi non les trois

années du CNAM que j’ai vraiment adorées et que je décrirais plus loin ? Je laisse ma

mémoire du bonheur seule arbitre de l’inconscient qu’elle révèle.

4.8 Un retour sur ma scolarité sous l’éclairage des motivations

A la lumière de cette expérience hurlockienne qui synthétise la problématique de l’utilisation

de la carotte et du bâton dans le parcours de l’âne Martin, je réexamine le déroulement de ma

68 André Dhotel (1900-1991) : Le pays où l’on n’arrive jamais. Prix Fémina 1955 69 Alfred de Vigny (1797-1863) : poète francais

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scolarité. Je comprends que par la non exigence de mes parents au niveau de mes résultats

scolaires, leur bienveillance et indulgence notoires, leur confiance absolue, de fait leur non

directivité naturelle, j’ai été livrée à mes motivations intrinsèques. Et là je retrouve mon

intérêt immodéré pour la littérature et la poésie toujours aussi vivace, voire encore plus, dans

ma vie actuelle, ainsi qu’une inextinguible curiosité naturelle à comprendre et résoudre les

problèmes de différentes natures qui se présentent à moi. Sans oublier le goût de l’observation

critique. Il me semble comprendre le sentiment d’incomplétude – voire d’insatisfaction - qui

cohabite en moi avec la satisfaction – voire le bonheur – de m’adonner à l’écriture et à la

lecture : mon champ intellectuel n’a pas été cultivé pleinement, des prés multiples sont en

jachère, d’autres en friches totales où s’épanouissent les plantes pionnières70 parmi lesquelles

s’en trouvent de vénéneuses. Je me situe dans le groupe contrôle, celui à qui on ne donne pas

d’indication, qui fait à sa guise, sans contrainte particulière. Et malgré cet appartenance au

groupe contrôle, j’avais un an d’avance et je faisais partie des bonnes élèves…j’avais

probablement du potentiel…

Il me plait d’imaginer les résultats que j’aurai peut-être obtenus en étant dans un collège qui

pose des exigences corrélées aux potentialités de l’élève tel celui où se trouve mon fils. Je

serais probablement enseignante aujourd’hui... Ainsi, il me semble que les motivations

extrinsèques n’ont pas été motrices de mes apprentissages, les renforcements tant positifs que

négatifs glissant aisément sur moi comme goutte de pluie sur bambou lisse. Heureusement

que certaines rencontres avec des enseignants ont pu se substituer à la non directivité de mes

parents, contribuant par leurs demandes d’approfondissement à structurer mon cheminement

intellectuel. Comme il me paraît également évident que le rôle des pédagogues scolaires doit

être complémentaire du rôle des parents dans ce travail de structuration par l’éducation.

4.9 De l’utilité de se re interroger au travers du récit de vie

Ce que j’aime dans ce travail de récit de vie, c’est l’analyse distancée qu’elle permet de faire

de soi-même et de son chemin de vie, en ce qu’elle permet de dépassionner, dépasser ses

propres émotions, parce que sa finalité n’est pas de juger ou déjuger de sa vie, mais

d’apprendre d’elle.

70 se dit des plantes colonisant les talus graveleux ou terreux des chantiers pendant la phase de construction, telles coquelicot, camomille, chardons, tussilage et molène…

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Aucune amertume dans le constat que j’aurai pu accéder initialement à l’exercice d’un métier

socialement bien mieux reconnu que celui de secrétariat que je vais exercer dans le cadre du

travail intérimaire (choix dont les raisons seront explicitées au chapitre 5), ouvrant sur un

parcours en ligne droite assorti de l’épanouissement ordinaire qui y est habituellement

associé. Aucune rancœur envers mes parents, aucun regret, parce que nous avons été des

enfants très aimés, et que ces parents nous les avons aimés, et que l’amour c’est être au cœur

de la beauté. Je ressens même certains jours une grande affection pour ma vie en zigzag –

comme une chance qui m’a été donnée de saisir et de vivre - malgré ses chemins de traverse.

De ces portions de chemin, rebelles à la réflexion, difficiles, qui m’envoient régulièrement

dans les bernes71 (les fossés en Normandie), qui me situent malgré tout parmi - et je cite

René Barbier dans les critères de sélection des participants du DUFA - « ceux qui n’ont pas

fini leur premier cycle universitaire mais qui ont eu une expérience de vie diversifiée,

aventureuse et engagée.».

J’irai cette fois-ci jusqu’au bout de ce Dufa, je répondrai à cette demande universitaire et

professionnelle d’écriture d’un mémoire, abonderai au postulat de René Barbier que le désir

de se former fait partie intégrante du désir de vie « parce qu’il est l’instrument d’une énergie

biologique, psychologique et sociale qui vient tracer ses sillons dans le chaos du réel ». Qu’il

y a réflexivité dans la transformation, que dans le même moment où je travaille sur les freins

profonds à mon rapport au savoir (ne pas écrire ce mémoire puisqu’il ne correspond pas à une

motivation fortement intrinsèque) je transforme du même coup cette posture d’indifférence

face à la validation sociale à laquelle je suis si naturellement encline en une posture d’accueil

et d’ouverture au mérite d’un travail demandé et accompli. Cela semble bien simple en

théorie, mais dans la réalité d’un fonctionnement personnel cristallisé, l’habitus, cela demande

grande énergie et persévérance.

4.10 Quelles types de motivations se sont exprimées dans le choix de faire partie du groupe

de travail sur le séminaire Le volontariat dans une activité exprime la motivation intrinsèque, résultante d’une bonne

compétence perçue et d’un libre arbitre.

Si j’analyse la constitution finale du groupe de travail – dont je fais partie – qui se propose de

répondre à la commande d’organisation d’un module de formation (sous forme d’un

71 voir Annexe 4 - poèmes personnels - « les bernes »

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séminaire) sur le thème de Formation et Personnes âgées, je peux avancer, que

majoritairement, ceux qui s’y engagent sont mus par des motivations de type intrinsèque.

En effet, la commande a été clairement formulée début novembre 2007 : le groupe des

organisateurs, composé uniquement de cinq stagiaires, doit tout organiser de ce séminaire de

deux jours, de a jusqu’à z, : dégager une problématique, l’illustrer par des intervenants,

élaborer le programme, organiser le service de restauration, faire le suivi du budget alloué,

assurer l’animation, constituer le dossier des participants, etc… Bref, cinq noms doivent être

transmis dès que déterminés (ce sera bien le cas de le dire, il en faudra de la détermination

pour mener à bien ce projet), les responsables identifiés ! Il est dit que le groupe de travail

vivra une expérience intéressante, mais de prime abord, les stagiaires que nous sommes avons

du mal à comprendre pourquoi seulement cinq d’entre nous doivent s’atteler à ce que nous

considérons comme un travail supplémentaire, qui de surcroît est de taille, sans contre partie.

Il est demandé que la problématique soit travaillée en grand groupe : les 19 stagiaires du Dufa

sans exception : ce qui s’organise comme demandé. Mais très vite, après quelques échanges

sur le thème, nous restons une douzaine à réellement réfléchir sur la conception de ce module.

Ceux qui ont rapidement pris la décision de partir expliquent qu’ils ne se sentent ni intéressés,

ni concernés par le thème proposé. Je constate qu’ils appartiennent en majorité à la plus jeune

tranche d’âge des stagiaires (ne se sentent pas concernés par les personnes âgées). Pour

d’autres, l’ampleur du travail demandé pour rien (pas intéressés pour travailler pour « des

prunes ») confirmerait-il que leur décision aurait pu être toute autre si un renforcement avait

été proposé ?

Aujourd’hui, je comprends tout l’intérêt de cette proposition de séminaire dans le Dufa, quel

meilleur exercice aurait pu permettre ce travail sur la motivation des stagiaires ?

Chacun des douze, durant un mois ou deux, va glaner des idées, des pistes de réflexion, lire

sur le sujet, prendre contact avec des personnes issues du secteur de la formation et des

personnes âgées susceptibles de nous aider. Nous sommes déjà un noyau d’une huitaine de

stagiaires qui implicitement menons le débat et l’organisation des séances.

Courant Janvier, nous sommes quatre à nous identifier comme le groupe de travail. Nos

motivations versent plutôt du côté intrinsèque : Line qui n’a jamais organisé aucun colloque

ni conférence et souhaite confronter ses compétences organisationnelles en expérimentant ce

type de commande ; Patrice qui souhaite explorer le lien entre différents types de

dépendance : celle que l’âge peut engendrer et celle liée à une situation de handicap dont il

relève ; Violette, la plus âgée du groupe, est personnellement et professionnellement

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concernée par la problématique du devenir des seniors dans les entreprises et le travail de

remobilisation de ce type de personnel.

Et moi – faisant également partie des quinquagénaires – très intéressée par l’accompagnement

des passages d’un statut social à un autre, de la confrontation à ce que je pourrais qualifier

d’inexistence sociale temporaire ou durable (pour moi le statut de demandeur d’emploi) et

pour les publics à considérer : le statut lié à l’exercice professionnel (futur retraité, jeune

retraité, personnes âgées).

En ce qui concerne Jacques que nous accueillerons fin janvier, il m’est difficile – même après

réflexion – de comprendre la motivation qui l’a poussé à s’investir dans ce travail. Pour moi,

cela restera obscur, et d’autant plus lors de sa tentative de revendication déstabilisante pour le

groupe quinze jours avant le séminaire (il s’est senti exclu car non régulièrement concerté,à

ses dires, alors que nous lui expliquons, un peu en colère, qu’il n’est jamais là aux séances de

travail !). Peut-être un certain opportuniste ayant compris que ce champ de la formation en

direction des personnes âgées commençait à être réellement porteur d’emploi et qu’il est –

tout comme je le suis – au chômage ? Ou de compenser ses nombreuses absences et retards

récurrents tout au long de ce Dufa pouvant laisser interprétation à un réel désintérêt vis à vis

du responsable pédagogique ? Tout cela n’étant bien entendu que supputation personnelle,

que j’espère, en fait, erronée.

Il nous enverra, après le séminaire, un mail qui fait chaud au cœur : « Bonjour à toutes et à

tous, Je voulais vous remercier pour ce que vous m'avez apporté dans la réalisation de ce

séminaire et qui m'aide à grandir (…) ». Cela ne balaie pas d’un coup d’un seul le malaise

profond qui m’a déstabilisée pendant quelques jours, et qui m’a fait envisager de tout laisser

tomber – ce que je n’aurai d’ailleurs jamais fait, fidèle à mes engagements envers les autres

membres du groupe -, blessée par une mauvaise foi si patente. Un autre membre du groupe le

vit aussi mal que moi, ainsi de son refus de s’expliquer tous ensemble. Je disais pour en rire

« Nous avons eu notre psychodrame ! », mais ai été très rassurée finalement par son

cheminement ayant abouti à ce mail.

4.11 Ma motivation pour suivre ce dufa

Après mon licenciement en avril 2007, le bilan de compétence approfondi (BCA) que

j’effectue dans le cadre de mon parcours ANPE ne s’envisage pour moi que dans la

perspective de suivre une formation, laquelle censée étayer mon projet de réorientation

professionnelle …Cette perspective a même été déjà évoquée bien avant, dès janvier 2007,

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lors d’un entretien avec le médecin du travail, qui constate l’usure professionnelle dans

laquelle je me trouve et qui, à ses yeux, compromet la poursuite de mon activité dans ce poste

d’encadrement.

Une formation salvatrice, une formation ressourcement, le besoin irrépressible d’un espace

me permettant bien évidemment de réfléchir sur l’émergence pernicieuse de cette usure au

travail mais surtout de passer à autre chose. Et d’apprendre à nouveau… du nouveau. Telle

est ma représentation de ma future formation, je sais que ce sas dont je rêve, auquel j’aspire,

n’est rien d’autre qu’un espace transitionnel. Une zone tampon qui distanciera – avec l’aide de

la vie de groupe et des apports des formateurs – cet épisode de souffrance et d’interrogation

professionnelles de la future étape du rebondissement.

Un contexte d’apprentissage de groupe, voilà ce que je désirais avant tout. Parfois, au niveau

du corps, apparaissent des évidences. Tout un chacun, en général, est en capacité de les

ressentir : par exemple en termes d’alimentation de son corps, de percevoir ce dont il a besoin

- envie -dans un contexte précis : boire après une longue marche en été, prendre une soupe

chaude – ou un verre de vin chaud – après une journée passée en montagne dans les neiges

hivernales, avoir envie de fruits frais après quelques excès alimentaires festifs : il n’y a que

« ça » qui passera… » Se couvrir lorsqu’il fait froid, se dévêtir lorsqu’il fait chaud, bref des

évidences connues de chacun.

Au niveau de la vie psychique, il me semble qu’il en est de même, bien que cela soit plus

complexe. Bien évidemment, le corps et l’esprit sont pour moi liés dans une globalité de

l’être. Mais ce désir si fort de formation relevait pour moi d’un besoin, en toute évidence,

dans la simplicité d’une perception. Une chose était de percevoir, une autre était de

comprendre. La compréhension de ce désir me sera permis d’une manière approfondie par

l’essence même de cette formation existentielle groupale qui est d’explorer son rapport au

savoir, lequel selon Bernard Charlot est « rapport au monde, rapport aux autres et rapport à

soi »72. Enfin selon la représentation que je m’en suis faite et que j’ai expérimentée.

L’évidence d’un besoin d’apprentissage. Moi je n’aurais pas dit non à une formation de

céramiste ou de peintre décoratif ou de dentellière, mais le pragmatisme institutionnel de

l’Agence Nationale pour l’Emploi veillait…Il a fallu s’atteler au sacro-saint projet

professionnel puis chercher une formation en adéquation avec celui-ci. Trouver une

vraisemblance avec un futur devenir professionnel…Rationalité oblige !

72 Bernard Charlot. Du rapport au savoir - Eléments pour une théorie. Paris : Anthropos, x

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On sait que l’acquisition de connaissances passe par une interaction entre le sujet et l’objet

d’étude, puisque l’apprenant le plus efficace est celui qui est sujet de ses apprentissages et

dont le moteur d’action relevant du désir est ce que l’on nomme motivation, ce chapitre entier

y étant consacré. Bien sûr, je n’aurai pas suivi avec le même enthousiasme une formation de

comptable - quoique j’avais ressenti lorsque j’étais directrice d’association un déficit de

compétences en gestion - mais mon futur objet de formation était à très large spectre, mes

centres d’intérêts ayant toujours été diversifiés et multiples.

Il me fallait une vie groupale, une deuxième évidence, après cet isolement vécu ces derniers

mois et que je considérais comme devenant mortifère.

Désir, besoin, motivation, altérité ; mots clés pour une formation ? L’évaluation en étant un

autre – et de taille ! – sans oublier le plaisir...

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Chapitre 5 – ANALYSE D’UN ECHEC UNIVERSITAIRE – JUSSIEU 1975

«L’heure trop triste vient toujours où le Bonheur, cetteconfianceabsurdeetsuperbedans lavie faitplaceà laVéritédanslecœurhumain.»Louis-FerdinandCéline,Semmelweis.

5.1 Analyse d’un échec universitaire

Avec l’analyse rétrospective utilisée au travers du récit de vie, j’ai focalisé sur mon année de

faculté à Jussieu en 1975. Focalisé sur l’échec de cette première année d’étudiante. Je m’étais

suis inscrite à un DEUG d’histoire et de géographie car c’étaient des matières qui

m’intéressaient particulièrement et dans lesquelles j’avais obtenu pendant les années du

secondaire des résultats très satisfaisants. Pourquoi ne me suis-je pas autorisée à m’inscrire en

DEUG de littérature, ma véritable et constante passion, aujourd’hui encore je n’en sais rien.

Tout comme le fait de ne pas avoir voulu passer le concours d’entrée à l’Ecole Normale

comme mes deux meilleures camarades l’avaient fait, alors que la fibre pédagogique était

depuis toute petite ancrée en moi. Pas écouté non plus les exhortations véhémentes de mon

professeur de Sciences de la Nature et de la Vie - il y a fort longtemps, on disait Sciences

Naturelles…- à continuer en biologie à la Faculté d’Orsay. Il est vrai que je me passionnais

pour le vivant de toute sorte, de tout poil… Les seuls moments positifs que je garde de cette

année à Jussieu est d’avoir trouvé le moyen de suivre deux UV de botanique et une d’anglais

dont le professeur américain nous faisaient suer sang et eau par son accent incompréhensible

pour la majorité d’entre nous. Mais cet homme avait la grâce de nous captiver, de nous

accompagner dans les textes, une fluidité naturelle d’explication, le mentor idéal si et

seulement si nous avions pu le comprendre à un peu plus de 30% !!! Un parmi le peu d’élus

qui le suivaient parfaitement était un petit jeune homme brun d’allure maigrelette, mal fagoté,

avec un visage mince et pâle. On sentait sous cette fragilité relative une intelligence très vive

et ce qui nous réunit rapidement fut un humour partagé, assez féroce, mais néanmoins

toujours bienveillant. Marc fut mon seul camarade à Jussieu et me le remémorer est un état

plaisant ; j’ai longuement parlé de ma rencontre avec lui au chapitre 2.

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Alain Coulon analyse fort bien dans son livre « Le métier d’étudiant »73 ce qui peut amener à

ce que environ 35% d’étudiants au cours du premier cycle quittent l’université sans diplôme,

soit ayant échoué, soit ayant abandonné. Il qualifie ce passage d’entrée à l’université comme

un temps d’étrangeté, constitué d’une série de ruptures brutales, « un parcours du

combattant » comme le décrivent plusieurs étudiants ayant participé à sa recherche-action en

2004. Ils poursuivent en indiquant que « la fac est laide, sans vie, sans animation, froide,

sinistre, sale » ; qu’elle est un « univers kafkaïen », un « vrai labyrinthe où à tous les coups

on se perd », « une ruche où l’on va dans tous les sens ». Le fait de ne plus connaître

personne et dans la foule de se « sentir encore plus seul ». Ce sentiment de solitude, général

chez les nouveaux étudiants, je l’ai bien sûr terriblement ressenti cette année 1975.

L’importance de l’amitié avec Marc s’y inscrit fortement par contraste. L’horreur du lieu se

cristallise pour moi sur les parkings labyrinthiques dans lesquels je gare mon Solex. Car je

viens en vélomoteur depuis Fontenay-aux-Roses, avide de liberté de déplacements dans Paris

et déjà allergique à la contrainte liée aux transports en commun.

5.2 Affiliation or not affiliation

Toujours selon Alain Coulon, la période de l’affiliation, ce moment où l’étudiant entre

progressivement dans son nouveau rôle, où il commence à être familiarisé avec son nouvel

environnement qui ne lui paraît plus hostile ou étranger, même si la vigilance s’impose

encore, je ne la validerai pas. Cette affiliation qui se présente sous une double forme :

compétence sur le plan institutionnel et compétence sur le plan intellectuel (c’est-à-dire

répondre à ce qu’on attend de lui à ces deux niveaux), est ce qui pourrait définir la notion de

membre dans le langage de l’ethnométhodologie. Je n’ai pas été affiliée, je n’ai pas été un

membre de la communauté universitaire, je n’y suis pas arrivée, j’ai vécu un abandon presque

total, ce presque étant incarné par Marc. Pourtant cette affiliation intellectuelle et

institutionnelle il me semble que j’en avais les capacités. Ce sentiment de non appartenance à

ce milieu de l’université m’avait questionnée, déstabilisée, renforcée dans mon impression de

marginalité, de singularité.

C’est que ce processus d’affiliation n’est rendu possible que par un autre processus, celui de

l’autorisation. Selon le sens que donne Jacques Ardoino74 à « s‘autoriser » c’est-à-dire celui

de « se faire son propre auteur », on peut en comprendre que c’est un des fondamentaux de

73 Alain Coulon. Le métier d’étudiant, L’entrée dans la vie niversitaire.Paris : PUF, 1997 74 Ardoino J., article « Autorisation », l’encyclopédie philosophique universelle. Les notions philosophiques. Dictionnaire, tome 1, Paris, PUF,1990.

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l’appropriation des processus. Etre étudiant, c’était s’autoriser à l’être, à avoir une pratique de

la vie intellectuelle. Alain Coulon affirme que cela implique de s’autoriser à penser, à lire, à

écrire sans immédiatement considérer que « c’est nul », que « ça n’a aucun intérêt » -

remarques qu’il retrouvait sans cesse dans ses interview d’étudiants - à intervenir en cours

pour poser une question sans penser qu’elle est idiote, à ne pas se laisser envahir par des

pensées dévalorisantes, négatives et auto dépréciatrices.

5.3 Relecture de l’échec

Grâce à ce travail rétrospectif, je peux confronter autrement cet échec. Sûr que le premier

constat qui saute aux yeux en lisant les lignes ci-dessus, est que je n’avais pas de réels projets

professionnels ou intellectuels à cette période-là - en fait je les avais perdus - que le travail

d’orientation professionnelle avait quasiment été inexistant. Pas de conseillers d’orientation

dans ce lycée Marie Curie pourtant bien réputé déjà en 1970 à Sceaux . Mais je n’étais pas la

seule étudiante dans cette situation d’errance d’orientation et cet échec d’une élève de

secondaire plutôt bien douée ne pouvait se réduire dans mon cas à cette seule explication.

J’aurai pu même moyennement motivée faire une première année d’histoire correcte et

obtenir quelques Unités de Valeur.

Ce qui a en réalité surdéterminé cet échec c’est un état de flottaison intérieure envahissant.

Qui se manifestait par un rejet du bonheur d’apprendre, un rejet du bonheur de vivre, ces deux

bonheurs qui m’habitaient si fort dans mon enfance : j’avais depuis plus d’une année un

problème important de santé pour lequel une intervention chirurgicale devenait de plus en

plus incontournable. C’était comme un écran opaque sur toutes les aspirations de ma vie, cet

écran, l’optimisme, la joie de la jeunesse le crevaient parfois comme le soleil perce en

fulgurance une épaisse marée nuageuse, mais toujours revenait la présence obsédante, gluante

de cet écran de fumée. Vivre à l’ombre de ne pas s’en sortir, c’est vivre dans l’incertain, dans

le non avenir. D’autant plus cruel lorsqu’on a à peine vingt ans, ces âges où on a – paraît-il -

la vie devant soi. Comme un accompagnement aurait été précieux : celui qui aurait travaillé

l’ici et maintenant, accueilli la révolte, abordé la quête de sens, un accompagnement de

sagesse. Mais, malgré mes parents très à l’écoute et évidemment dépassés et des médecins

n’ayant pas encore le réflexe d’envoyer les jeunes patients vers un psychologue, la souffrance

morale était vive. J’avais tenu à m’inscrire en faculté, il fallait bien se battre, faire comme

si…, continuer une vie quelle qu’elle soit, comme les autres.

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Oh les rires et l’insouciance des autres quand on est enfermé dans le désespoir ; c’est si beau

les rires et l’insouciance, la beauté d’un rêve.

Puis pour faire très bref, il y eut intervention chirurgicale, et guérison après quelques

semaines de convalescence avalées à toute vitesse. Et j’ai ressuscité à la vie, à ma vie. Merci

les humains, merci les sciences médicales, reconnaissance éternelle.

Je n’ai pas repris des études. Dans ces mêmes temps mon père est décédé, mais il m’a vue

revivre, cela a du lui être précieux et formidable. Maintenant que je suis parent, je crois

pouvoir toucher ce qu’a du être le tissu de sa joie.

Je suis partie dans la vie professionnelle sur les chapeaux de roue, tant à rattraper, ce temps

qu’on m’avait volé – je le croyais – je voulais laisser derrière moi dans un sillage gris et laid

Jussieu et ses parkings, ses étudiants idiots de leur bonheur ignoré, ses cours d’histoire que je

n’avais jamais fréquentés toute incapable de décrocher de la mienne, histoire, qui était en train

de s’écrire, de se décalquer sur écran de souffrance, une cinématique floue en noir et blanc.

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Chapitre 6 – MAI 68 SUR FOND D’ECRAN

(…)Cestemps-ci,jel’avouej’ailagorgeunpeuâcrelesacreduprintempssonnecommeunmassacremaischaquejourquivientembéniramoncri(…)ClaudeNougaro75

6.1 Mai 68 - mes frères, ces héros non advenus Dans une des séquences du module récit de vie animée par Roselyne Orofiamma, nous

devons sur un axe linéaire placer chronologiquement des évènements biographiques et du

contexte socio-historique s’y trouvant associés qui nous semblent illustratifs et déterminants

dans notre parcours personnel et professionnel. Ce qui me semble intéressant c’est la relative

spontanéité que cet exercice requière et qui, sans nul doute, sera révélatrice des faits

conscients et inconscient réellement marquants de son parcours de vie. Dans un premier

temps, je reste imprégnée de la consigne de l’exercice précédent qui était de décrire en termes

d’héritage, d’identité, de conceptions et valeurs son propre rapport au savoir et qui impliquait

pour ce faire de se questionner sur le rapport au savoir au sein de sa famille.

Un jalon historique dans l’historicité personnelle

Je reste un moment devant ma grande page de paperboard, incapable de noter et fixer les

repères demandés tellement nombreux sont ceux qui émergent de ma mémoire.(Je regrette en

écrivant ces lignes d’avoir détruit ce document car j’aurai pu l’analyser précisément ici).

Incontestablement le plus important jalon social historique pour moi sera Mai 68 dont les

médias et les institutions courant 2008 vont copieusement célébrer le quarantième

anniversaire et qui fort à propos vont analyser cette période historique abondant ainsi mon

travail de mémoire sollicité par cette autobiographie raisonnée.

Sur le plan familial, je revois mes parents consternés et angoissés. Consternés parce que ma

communion (j’ai 12 ans) s’annonce comme un futur désastre : aucun membre de la famille ne

75 CLaude Nougaro : extrait du texte de la chanson Mai Paris Mai

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va pouvoir y assister du fait des grèves massives qui paralysent le pays. Seule ma grand tante

Eugénie habitant Paris, qui est également ma marraine et que j’adore, va réussir à venir à

moitié à pied, à moitié en camion militaire. N’ayant connu aucun grands-parents ni paternels,

ni maternels, elle les incarnent à mes yeux depuis ma plus petite enfance par sa bonté, son

allure, sa présence, ses gâteries, et surtout par ses récits de la vie d’antan dont je raffole tant.

Grâce à elle je suis toujours royalement habillée pour la nuit : elle m’offre à chaque

anniversaire des pyjamas somptueux : me souviens encore de celui, jaune paille avec un col

cosaque surhaussé d’un galon brodé or, pourpre et vert, dont je ressens encore sur la peau la

douceur incomparable tant est grande la qualité du tissu.

Elle a une tabatière car elle prise, je sens encore l’odeur âcre et douce à la fois de son tabac. Je

ne rencontrerai que plus tard, auprès d’immigrés maghrébins, cet usage du tabac lequel se

présente sous forme de pâte moulée dans une petite boite ronde argentée.

Mes parents sont angoissés : ce qui est nettement plus grave que le désastre annoncé de ma

communion, ce sont mes deux frères âgés respectivement de 17 et 18 ans qui se rendent tous

les jours à Paris et participent aux « évènements » : les émeutes du Quartier latin que nous

suivons au journal télévisé. Ils rentrent tard dans la nuit et parfois même pas du tout.

L’inquiétude parentale est communicative et j’ai peur. J’ai déjà un grand frère qui ne tourne

pas rond, alors s’il arrivait quelque chose à l’un des deux autres, voire aux deux ? D’autant

plus que les affrontements sont violents, récurrents, on sent le vent d’une révolution au travers

les commentaires des journalistes couvrant les manifestations :

« La tension ici a brusquement monté, très rapidement maintenant il semble que le moindre

incident pourrait dégénérer, grenades lacrymogènes juste devant les grilles du Parc du

Luxembourg (…) c’est maintenant l’affolement, tout le monde crie aux barricades, et dans

l’espace précisément entre les deux barricades, le vide se fait… tout le monde …armé de

pavés, les mouchoirs se mettent sur le nez et la tension a d’un seul coup montée. »76

Mes parents dans la bourrasque soixante-huitarde

Mon père, ancien baroudeur de 1936, ne s’y trompe pas. Lui, né en 1908, après une enfance

compliquée par l’abandon paternel suite au décès de sa mère, est durant les « évènements de

36 » gérant d’une boutique de vêtements de luxe sur le boulevard des Capucines. Il ferme la 76 émission France inter du 02/03/2008 : Sous les pavés, le vinyle. Pierre Lantenac journaliste, document d’archives

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boutique et se range du côté de ses employés, disant à ses patrons arrogants venus sur place

inspecter la situation de leurs magasins : « Nous somme maîtres de la situation et vous

n’entrerez pas ». Ce qui lui vaudra quelque temps plus tard d’être rétrogradé dans une

boutique moins prestigieuse rue de Rivoli … Donc, mon père sait que la sécession de la

jeunesse européenne est en marche, que cette fronde gagne les masses populaires ce qui

ajoutera à la contestation estudiantine des valeurs désuètes de leurs aînés celle des injustices

sociales au sens large. Il est certainement fier de ses fils montés sur les barricades, descendus

« dans la rue », participant à cette révolution en marche - et il ne se trompera pas car

l’ampleur de ce mouvement et de ses conséquences ébranlera et transformera durablement en

profondeur la société et les mentalités - mais il est certainement aussi habité par l’inquiétude

de les savoir se mettre en danger.

« Cette sécession est générale et simultané, ses foyers sont au même moment : Paris, Londres,

Varsovie, Berlin, Stockholm, Prague, Rome, Madrid.

C’est d’abord la même opposition aux régimes établis, aux traditions qui organisent

l’enseignement de cette société établie, la même volonté de porter la clarté sur le rôle de la

jeunesse intellectuelle dans la société d’aujourd’hui, la même exigence de pouvoir disposer

des emplois qui correspondent aux classifications, la même volonté enfin d’être un courant

politique majeur reconnu comme tel et qui s’opposent à toutes les formations

traditionnelles »77

Ce qui va faire le lien de communication intergénérationnelle entre mon père et ses fils, ce

sera sa conscience et ses engagements politiques. Sinon, comme une majorité des parents de

l’époque, je les sens dépassés par la musique pop que mes frères écoutent (et moi aussi par la

même occasion), par leur tenue vestimentaire, par le mouvement hippy «Flower Power»78 né

dans le paysage anglo-saxon qui déferle sur l’Europe, y compris avec son cortège de drogues.

La mémoire des autres

En fait, pour mener à bien ce récit de vie, j’ai interviewé un de mes frères, Gérard, il m’a

avoué ne pas s’être trop rendu sur les barricades et ne plus trop se souvenir d’où il était quand

il s’absentait durant toutes ces soirées: « ça dépend de la mémoire des gens, pour moi ça

s’efface … c’était une époque contestataire, on recherchait l’esprit de fête ». Il m’apprend

surtout qu’il n’était que rarement avec Alain, mon autre frère. Et çà j’en suis stupéfaite : moi

77 émission France inter du 04/05/1968, document d’archives ORTF 78 Flower power : le pouvoir des fleurs

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qui les pensait indissociables, tellement ils étaient proches par leurs goûts artistiques,

notamment littéraires et musicaux, par leurs tendances anarchiques et libertaires...

Aujourd’hui je réalise que cela est un superbe exemple d’un souvenir écran.

Le souvenir écran

Pierre Bayard, professeur de littérature à Paris 8, critique, essayiste, écrivain…et

psychanalyste explicite cette notion de souvenir écran en faisant l’analogie avec sa conception

de livre écran qu’il défend à l’occasion de la sortie de son livre « Comment parler des livres

que l’on n’a pas lus » lors d’une rencontre à la Librairie Mollat à Bordeaux le 27 février

2007. Pour lui, la notion de souvenir écran est issue d’une notion freudienne. Freud affirmait

que les souvenirs d’enfance qui nous sont les plus chers, auxquelles nous sommes le plus

attachés, qui sont aussi les plus anciens, que nous avons investis, sont en fait de « faux »

souvenirs que nous avons transformés par le travail de la mémoire en fonction des stratégies

désirantes ultérieures et de fantasmes postérieurs.

Moi aussi, lors de ces évènements, je suis partagée entre fierté et angoisse. Cette mutation

sociale et musicale en marche, j’en suis consciente, cela ébranle la fille relativement toute

sage dont je donne l’apparence, habitée tout aussi sincèrement par les valeurs d’amour et de

partage portées par le christianisme que par une révolte intérieure profonde. Une révolte

enracinée liée à cette évidence des différences sociales et de leurs conséquences sur les

avenirs individuels, voire même – et j’ose le penser – des différences génétiques.

Ce souvenir écran est vraiment très explicite : ces deux frères là sont mes héros, ils reprennent

à mes yeux – et bien évidemment à ceux de mon père – le flambeau de la lutte des classes, en

somme l’héritage de la lutte politique de mon père. Je projette sur eux mon désir de révolte. Je

suis trop jeune pour galoper à leurs côtés sur les barricades, dans les échauffourées et hurler

que beaucoup de choses doivent changer, et qu’on va les changer !!! Mais j’en rêve et je hais

mon âge. C’est une immense frustration ; j’ai en tête un tableau de Picasso dans lequel deux

sculpturales femmes courent dans le vent, le corps en avant comme deux proues de navire. Il

s’en dégage une telle puissance, une telle liberté, de cette course jumelée que j’y apprends par

contraste la réalité de la solitude. Je suis la seule fille de cette fratrie, et de plus la benjamine.

Celle que par instinct les autres protègent, la petite sœur, une petite figure de porcelaine telle

une représentation de la fragilité, et féminine de surcroît. Je hais cette image. Je ne me sens ni

fragile, ni n’ai besoin qu’on me protège : je suis robuste et ai un fort caractère qui fait qu’on

ne me marche pas sur les pieds impunément. Je serai un garçon manqué, délaissant petit à

petit – mais avec tact (finesse ?) car j’apprécie la coquetterie vestimentaire de ma mère

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entretenue faute de moyens financiers grâce à son talent de couturière d’une extraordinaire

manière – robes et jupes à jupons (mais les aimant pour la texture des tissus et la chatoyance

des broderies et des dentelles). J’opterai radicalement pour les pantalons et autres shorts me

permettant de courir et de sauter sans relâche, de faire du vélo et surtout de m’adonner au

cochon pendu aux branches des arbres, un de mes exercices préférés…Adieu les rubans dans

les cheveux, dont leurs couleurs de satin m’enchantent l’œil, j’opte pour les serre-têtes

élastiques si pratiques pour retenir efficacement les cheveux lors des plus périlleuses

acrobaties.

6.2 Les racines de ma révolte

Ce mai 68 et son vent de rébellion ravive cette frustration de ne pouvoir être en première ligne

dans ce courant de force de lutte et d’opposition. S’enracine alors de plus en plus le désir

d’être actrice à mon tour de ma vie, s’enracine pour toujours la revendication féministe

égalitaire dans un désir de liberté toujours plus accrue. Comment ne pas alors idéaliser ces

frères qui eux sont acteurs de cette révolution ? Ou tout au moins le croire fermement !

Maintenant à la relecture je sais que par-dessus tout, je recherchais un engagement dans une

action forte, quelle qu’elle soit, qui m’aurait permis d’exprimer, d’accoucher de ce sentiment

d’impuissance envahissant, m’étouffant, lié à l’évocation de la vie de mon grand frère Claude.

Cette impuissance qui m’envoie dans les cordes de la révolte et de la revendication.

Sa vie qui m’interpelle, me pousse à chercher les causes et les réponses, à militer pour la

reconnaissance de la différence et de la singularité, mais qui surtout me peine immensément.

Me peine comme l’entend Vincent de Paul lorsqu’il écrit pour les pauvres et les déshérités de

son époque « Votre peine me peine ». Et ça n’est pas empathique, c’est bien au-delà, mais moi

je ne sais pas qu’il faut être d’une trempe bien autre que celle dont je suis faite pour pouvoir

comme absorber la souffrance, la souffrance des autres, et la magnifier, pour enfin la réduire.

Cette porosité qu’il faut apprendre à comprendre pour la contenir, dont il faut se méfier car

destructrice si non apprivoisée et maîtrisée. Cette porosité qui peut vous réduire à

l’impuissance face aux difficultés de l’autre, allant jusqu’à paradoxalement vous mettre en

difficulté fragilisant voire annihilant votre capacité d’entraide.

De cette peine, je n’ai pu m’en ouvrir à personne, mes parents étant eux-mêmes profondément

désemparés face à Claude, à ses frasques, à ses difficultés psychiques, à sa violence, à l’image

de sa souffrance profondément blessés. Moi, j’étouffe lentement, une asphyxie de longue

haleine, à long terme… Je suis proche de ma mère, je l’accompagne dans les incessantes

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recherches de solutions scolaires pour Claude, de foyers, d’hôpitaux psychiatriques. Sans

parler des interventions de la police lorsqu’il cause du scandale. Maintenant, lorsque dans une

fratrie un enfant présente un problème de santé, il peut se mettre en place un soutien

psychologique pour l’ensemble de la famille. Dans le travail social, j’ai milité pour de tels

accompagnements, et d’autant plus qu’ils nous ont cruellement manqué, à nous, dans notre

famille. Ce soutien psychologique et le travail d’analyse systémique familiale permet

d’accompagner les difficultés de chacun des membres de la famille, et surtout permettre leur

expression. Cela peut prévenir les asphyxies des frères et sœurs. (Je ne parlerai pas ici de la

problématique des parents face à un enfant inadapté et de leur inévitable culpabilité, cela nous

entraînerait trop loin, dans un autre type de voyage aux chemins douloureux et difficiles). Ces

précieux accompagnements, j’aurai aimé en bénéficier. Toute époque contient

indiscutablement des sources de progrès et d’avancées extraordinaires, et ça c’est vraiment

formidable qu’aujourd’hui de tels dispositifs peuvent être mis en place.

Avoir rencontré Mai 68 durant sa jeunesse

Lucien Sève79, dans son article « La transformation de soi n’a pas la psychologie qu’elle

mérite » - dont j’évoquerai les réflexions dans « un peu de corpus théorique » - avance

comme un des trois traits essentiels du concept de personnalité requis pour penser une réelle

transformation de soi, celui d’être historique en plus que temporel et excentré.

A son sens, la biographie, prise au sens objectif, est « une autre dimension essentielle de

l’appartenance foncière de la personnalité à l’histoire.» Laquelle serait différente d’une

compréhension seulement socioculturelle en étant historico-culturelle. Il soutient qu’au-delà

de cette appartenance évidente de la personnalité à l’histoire pour ce qui concerne les activités

- lesquelles sont toujours celles d’une société donnée à un moment donné de son évolution

historique-, elle serait non moins prégnante, cette appartenance, dans les affects, extrêmement

sensibles aux conjonctures.

En clair, ce que j’en ai compris, c’est que la traversée de grands évènements historiques au

cours de sa propre vie influerait effectivement – car affectivement - sur la construction de sa

propre personnalité. Ainsi, la construction des personnalités se différencierait selon que les

individus auraient vécu – selon l’exemple qu’il donne - dans les climats de la Libération, des

utopies soixante-huitarde ou le désenchantement de la « bof-génération ». 79 Lucien SEVE, agrégé de philosophie et chercheur sur la question de la biographie « cours de la vie »

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74

Cette lecture, si je considère le climat soixante-huitard dans lequel a baigné toute mon

adolescence, je la trouve très pertinente car pouvant se vérifier dans certaines caractéristiques

de ma personnalité : la rêverie, l’enthousiasme, la forte recherche du plaisir dans les activités,

la créativité, l’importance de l’expression, une foi entière dans la liberté (tant masculine que

féminine !)… Et cela se ramifie dans une possible compréhension de la force des amitiés avec

des personnes de sa propre classe d’âge, avec lesquelles se partage une sensibilité affective

très significative. Un partage qui se situerait alors dans un autre espace que celui de références

ou de valeurs communes. Un partage affectif du passé ? Le partage d’un Passé affectif ?

Bon, fi de mes extrapolations, revenons à Lucien Sève qui conclut que « La personnalité est

par essence celle d’un contexte concret, et hautement réactive au sens ou au non-sens de la

conjoncture .» Ce qui ouvre de bien vastes perspectives.

6.3 De l’intergénérationnel dans un groupe

Dans notre groupe de dufistes, j’ai vraiment ressenti les différences intergénérationnelles en

ce qu’elles influaient sur le partage d’affinités. Je me pensais vieille pour une des toutes

premières fois (quelle naïveté dans cette « toute première fois » !!! un thérapeute

n’évoquerait-il pas un déni caractérisé ?) Au-delà de la qualité et de l’authenticité de relations

interpersonnelles nouées avec la majorité de mes camarades – et ce quel que soit leur âge -, je

dois bien reconnaître que mes plus forts attachements ont été réalisés avec les

quinquagénaires – ou presque - du groupe. Peut-on vivre ces types de constat non pas comme

potentiellement enfermant mais comme nouvelle connaissance ? Oui, je le crois, si on garde

un esprit non réducteur. Ce ne sont pas les évidences qui enferment mais la lecture que l’on

en fait.

J’ai mis tes habits de jeunesse

Je m’en suis fait un manteau d’usure

A les prêter sans cesse

Que mon cœur s’ouvre

Avant de mourir

Aux herbes du bord du chemin

Coupantes, humides et légères.80

(…)

80 Poème personnel

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6.4 Conclusion par Cat Stevens

J’aime à conclure cette période autobiographique relative à Mai 68 en laissant cette page au

chanteur Cat Stevens, au texte de sa chanson “But I might die tonight”81 :

“I don’t want to work away, doing just what

they all say, “Work hard boy and you’ll find,

one day you’ll have a job like mine”.

‘cause I know for sure nobody should be that

poor. To say yes or sink low, because you

happen to say so, say so, you say so.

I don’t want to work away, doing just what

they all say, “Work hard boy and you’ll find,

one day you’ll have a job like mine, job like

mine, a job like mine. Be wise, look ahead,

use your eyes” he said ”be straight, think right”.

But I might die tonight !”82

En ce que ce texte parle d’être acteur de sa vie. Edgar Morin ne proposait-il pas en cette

période de 1968 de « penser à partir de sa vie. »

81 Cat Stevens. Tea for the Tillerman. 1970 82 Voir Annexe 7 : traduction du texte anglais p

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Chapitre 7 – MINIMALISME - J’AI TOUT ET J’AI RIEN

Jechante!Jechantesoiretmatin,JechantesurmoncheminJechante,jevaisdefermeenchâteauJechantepourdupainjechantepourdel'eauJecoucheSurl'herbetendredesboisLesmouchesNemepiquentpasJesuisheureux,j'aitoutetj'airienJechantesurmoncheminJesuisheureuxetlibreenfin.JechanteSoiretmatin(…)83CharlesTrénet84

7.1 Bibliothèques Fin novembre 2007 - et fin du premier mois de formation DUFA - une inquiétude m’envahit

drainant un certain désespoir : x modules ont eu lieu durant cette période, avec pour chaque

intervenant une moisson de livres évoqués, dont la présentation donne tellement envie de les

lire… Une bibliographie de rêve à chaque fois, à chaque intervention, magnifiée par

l’enthousiasme du professeur, et qui de plus, se pare des attraits de l’accès à la

connaissance !!! des Sésames qui paraissent incontournables à tout étudiant se targuant de

suivre une formation universitaire.

La plupart de mes camarades, chaque matin, reviennent avec des livres flambant neufs, leurs

élus des bibliographies transmises ; leur plaisir d’acquérir est si effervescent et si

communicatif. Moi, bien que perméable à leur joie, j’ai mal. Non, je ne pourrais procéder au

moindre achat, c’est financièrement inenvisageable. L’ancien maelström s’ouvre de nouveau

au profond de moi, me fait - de nouveau - longer (plonger dans) cet ancien précipice

intérieur. J’ai mal, ces réminiscences de souffrances antérieures, celles de ne pouvoir rien – ou

si peu – acheter. Partie intégrante de ces souffrances, il y a ce léger zeste de honte qui y

adhère, - léger zeste ? mémoire déformante, pudeur imbécile - en fait collante, tenace,

persistante, ressurgissant après tant d’années, cette honte, comme intacte de sa gangue. Nulles

pensées envieuses, merci Dame nature, mais de nouveau le face à face avec cette différence

des moyens – y compris financiers –et les sempiternels comment faire et comment s’en

sortir ? La bibliothèque, bien sûr ! Cette amie de toujours, cette pourvoyeuse d’égalité à ceux 83 Charles Trénet. Extrait de la chanson Je chante. Voir texte intégral en Annexe 5 p 84 Charles Trénet (1913-2001 ) : auteur-compositeur-interprête français

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qui aiment lire et apprendre ? Mais la bibliothèque de Paris 8 est bien loin de chez moi, et pas

si près du Collège Coopératif que je quitte le soir après les cours avec une importante

fatigue intellectuelle – à laquelle je n’échappe pas, comme les autres - ayant mobilisé toute la

journée le maximum de neurones et de capteurs d’attention. Se rendre à Saint Denis dans cet

état là n’est pas raisonnable.

Assez rapidement, une solution va s’avancer puis s’imposer dans mon paysage : la

bibliothèque de Bagneux. J’y vais inventorier les fonds documentaires dont je ne suis pas

coutumière : sciences de l’éducation, philosophie,… et là, bonne surprise, beaucoup

d’ouvrages spécialisés, une diversification importante, en fait dans la logique de toute bonne

commune - communiste depuis des décennies - ayant adhérée de cœur au principe de

l’éducation populaire et en ayant acquis les outils. Je ne donnerai qu’un exemple…pour tout

dire … : plusieurs ouvrages de Cornelius Castoriadis et le livre de Hoggart « La culture du

pauvre » comme résultats de mon premier test de recherche documentaire. Je suis sauvée !

Ma petite philosophie personnelle reposant sur une évidence faite mienne depuis toujours , le

J’ai tout et j’ai rien, va pouvoir survivre à ce Dufa, ainsi que les vents porteurs de

l’inventivité et de l’ingéniosité qui se sont remis à souffler, me rassurent en même temps

qu’ils me lancent un défi, celui d’y arriver quand même malgré un apparent déficit de matière

première. Insouciance retrouvée, un défi à relever, ...paysage redevenu familier : action !

7.2 Je chante

En 1937 Charles Trenet écrit cette chanson « Je chante », une gaieté de chanson, mais en fait

très singulière lorsqu’on en écoute attentivement les paroles. L’histoire d’un vagabond qui

chante, le fou chantant85 qui ne rencontrera pas comme celui de Georges Brassens, un

Auvergnat, une hôtesse et un étranger pour l’accompagner de chaleur humaine, mais des

gendarmes, le poste de police et l’ultime délivrance par un suicide réussi grâce à un bout de

ficelle auquel il dédiera louange éternelle…

(…)

Ficelle, Tu m’as sauvé de la vie, Ficelle,

Sois donc bénie

85 C’est ainsi que l’on qualifiait Charle Trénet dans les années trente par la révolution musicale rythmique qu’il avait introduit dans la chanson française de cette époque. Je tiens cela de la mémoire de ma mère qui l’adorait comme toute adolescente de cette époque…

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Car, grâce à toi j’ai rendu l’esprit, Je me suis pendu cette nuit… Et depuis… Je chante, Je chante soir et matin (…)

7.3 Où l’on retrouve la chanson française à l’APP de Cachan

J’ai effectué un de mes stages à l’APP86 de Cachan., Christine M…formatrice référente d’un

groupe d’élèves en classe d’adaptation pour l’année scolaire leur fait étudier « Chanson pour

l’Auvergnat » 87 de Georges Brassens88. Nous en discutons, bien sûr, elle ne l’a pas choisi au

hasard, ce texte. Elle estime que l’affectif est primordial dans la relation pédagogique qu’elle

tisse avec ses stagiaires. C’est un affectif circulant ; surtout dans ce type de groupe dont les

jeunes – pour la plupart enfants de réfugiés politiques ou de parents persécutés et assassinés

au pays- ont vécu parfois la rue, l’abandon, la solitude lors de leur arrivée en France il y a

environ un an.

A partir du travail d’explication de texte, très interactif, des situations analogiques

s’expriment petit à petit de la part des stagiaires autour des notions de solitude et de

discrimination. Ce texte leur permet de mettre en mot des situations expérientielles, de libérer

la parole. Des expériences qui les lient transversalement les uns aux autres - ce qu’ils

découvrent un peu plus au fil du temps qu’ils passent ensemble - qui participent à la

construction de cette sorte de fratrie qui les rassemblent.

J’ai beaucoup investi ce groupe en termes de temps, ayant été adoptée rapidement. Il faut dire

que j’y ai occupé une place royale : Christine ravie d’avoir du renfort permettant des soutiens

plus individualisés en séance, les stagiaires heureux d’avoir une formatrice supplémentaire

rien que pour eux, j’ai même eu droit à une standing ovation lors de mon départ( il est vrai

que c’est dans l’air du temps...) Tout en effectuant l’accompagnement des exercices de

rédaction, je pose rituellement les questions sésame : quel est ton prénom et de quel pays

viens-tu ? Le regard s’illumine, la tête se tourne pour me regarder bien en face, je peux suivre

presque réellement comme une trace, les souvenirs qui font doucement surface et émergent en

mots. Il est presque palpable, ce lien avec le pays natal, une réminiscence subtile, bonheur

d’être de quelque part qu’un autre prend en compte et sollicite. Me frappent leur sérénité, leur

86 Atelier de Pédagogie Personnalisée 87 chanson pour l’auvergnat, 1954 Voir texte intégral en Annexe 6 p 88 Georges Brassens (1921-1981) : auteur-compositeur-interprête français

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dignité, à raconter, préciser, m’apprendre un peu de leur vie. Je sais qu’après nous ne serons

plus aussi étrangers qu’avant. Ce sont les prémisses d’une rencontre, cela ne s’engage que

grâce à l’écoute sensible.

L’importance que Christine accorde à la dimension affective dans la formation peut se

rapprocher de ce que Françoise Hatchuel89 décrit lorsqu’elle parle de l’empreinte que

l’enseignant laisse comme une signature à la fois didactique et relationnelle dans sa classe,

qu’elle analyse et désigne sous le terme « transfert didactique ». Elle se réfère elle-même aux

travaux de Claudine Blanchard-Laville et Marcelo Camara dos Santos90 relatifs à l’espace

psychique de la classe.

C’est-à-dire le climat introduit dans la classe par la façon d’être et de faire significative de sa

façon de se relier à la fois aux élèves et au savoir. Ce « climat transférentiel » instauré par le

formateur qui « modèle » l’espace psychique de la classe en fonction de son propre rapport au

savoir et de ce qu’il attend inconsciemment de l’enseignement.

7.4 La méthode de Christine

L’objectif de ces jeunes, tous ayant moins de 18 ans, est d’ordre scolaire.

Christine travaille sur deux plans, celui décrit ci-dessus, que je qualifierai de contexte affectif

de l’apprentissage, et bien évidemment l’apprentissage du français en lui-même, les

mathématiques étant travaillées par un autre formateur.

Il est utile de rappeler ici que tous ces jeunes ont été scolarisés dans leur pays d’origine et que

cet accompagnement représente le temps d’adaptation nécessaire afin qu’ils puissent intégrer

– ou mieux le faire étant déjà re scolarisés en France – une classe de niveau équivalent à leurs

connaissances et acquisitions scolaires antérieures à leur venue en France. La maîtrise de la

langue française est ainsi une des données incontournables de leur projet scolaire.

Sa méthode est une approche phonographique. Elle insiste beaucoup sur la conversion

graphèmes-phonèmes qui vise à installer la correspondance du matériel écrit avec le matériel

oral correspondant. C’est une méthode qu’elle emploie également avec les groupes

d’alphabétisation dont elle a la charge, je retiendrai une de ses phrases clés : « Je vois, 89 Françoise Hatchuel. Savoir, apprendre, transmettre, une approche psychanalytique du rapport au savoir. Paris : Editions La découverte, 2005 90 Claudine Blanchard –Laville et, Marcelo Camara dos Santos. La construction de l’espace psychique dans la classe. in Variations sur une leçon de mathématiques. 1997

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j’entends.» Elle me sera très utile lorsque au mois de mai suivant, lors de mon stage aux

Enfants du Canal, je serai chargée d’aider Frédérick91, réfugié angolais donc anglophone, sur

quelques difficultés de prononciation de la langue française.

Sa méthode est synthétique, c’est à dire qu’elle correspond aux méthodes syllabiques : elle

part des unités les plus petites (les lettres) pour aller vers les unités les plus larges (le texte).

Avec l’entrée phonique, qui signifie que ce n’est pas la lettre qui est perçue comme unité de

lecture mais le son avec comme finalité la correspondance entre les phonèmes et les

graphèmes.

Elle peut avec ce type de groupe d’élèves – ayant déjà été rompus lors de la scolarisation dans

leur pays d’origine à travailler l’organisation d’une langue - mener rapidement de concert

l’analyse syntaxique du texte, étape supplémentaire permettant d’établir la relation entre les

mots qui seule permet la construction du sens. En effet « le sens de la phrase est élaboré à

partir d’une interaction étroite entre le sens des mots et les relations syntaxiques qu’ils

entretiennent .»92

En fait, tout le monde s’accorde à dire aujourd’hui que « Lire c’est comprendre. » et

qu’apprendre la langue du pays où l’on se trouve, c’est la clé de sa propre émancipation, donc

de son chemin vers l’autonomie. Première marche vers l’intégration ; nécessité de vie pour la

majorité d’entre eux.

7.5 Etre motivé pour apprendre et nécessité d’intégration

C’est cette motivation, découlant de cette compréhension de nécessaire insertion, qui anime

pratiquement tous les stagiaires relevant des différents modules de ce GRETA93, y compris

dans le cadre de l’APP qu’il héberge. C’est une motivation forte. Peut-on la rapprocher de la

définition de Jacky Beillerot94 du rapport au savoir : un « processus par lequel un sujet, à

partir de savoirs acquis, produit de nouveaux savoirs singuliers lui permettant de penser, de

transformer et de sentir le monde naturel et social » ? Il y a là une nécessité lisiblement

91 Frédérik : résident angolais de la structure d’accueil des Enfants du Canal 92 déja cité p 37 93 GRETA : groupement d’établissements publics locaux d’enseignement qui fédèrent leurs ressources humaines et matérielles pour organiser des actions de formation continue pour adultes 94 Jacky Beillerot : Professeur en Sciences de l’éducation

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consciente de la part des stagiaires. Mais qu’en est-il de son enracinement inconscient dans le

psychisme de l’individu ?

Francoise Hatchuel dit de cette relation entre l’inconscient et le savoir qu’elle a une

dimension active et dynamique dans la constitution du rapport au savoir du sujet. Comme

dans toute dynamique, étant un processus, cela n’est jamais donné de façon définitive, mais,

au contraire, se construit et s’élabore tout au long de la vie. Le psychisme du sujet et donc son

inconscient s’insèrent dans la dynamique. : qu’est ce que le savoir représente pour le sujet ?

Et elle avance le fait de considérer le savoir comme un « objet » au sens psychanalytique du

terme, c’est à dire un support de l’investissement affectif et pulsionnel, soumis en tant que tel

à des projections et à des fantasmes. Le désir y joue un rôle essentiel, et « ce désir de savoir

rejoint souvent d’autres désirs : désir de se réaliser ou d’atteindre et d’obtenir ce que l’on

pense que le savoir apporte (par ex la reconnaissance et l’amour de l’autre). » Car le premier

désir qui nous porte, résume-t-elle, est le désir du désir d’autrui ; désir d’être désiré et donc

reconnu comme être de valeur, dans une tentative permanente pour refouler le doute et

l’angoisse.

7.6 J’ai tout et j’ai rien

La « vieille maison »

Ce concept personnel du j’ai tout et j’ai rien me réjouit toujours particulièrement et introduit

souvent mes rêveries , m’accompagne dans ma vie, depuis fort longtemps, depuis le balcon.

En 1959 ma famille a quitté celle que l’on appelait la vieille maison de Fontenay aux roses,

petit appartement sans confort mais dans un vieil immeuble charmant avec son seuil de pierre

d’Arcueil creusé en son milieu, entouré d’un petit bois d’arbustes où mes frères et moi jouions

à faire les incontournables cabanes, sources de tant de plaisirs. Pour nous installer dans les

nouvelles constructions en béton avec salle d’eau et chauffage central, qui fleurissaient dans

toutes les communes à la périphérie de Paris à cette époque-là : les cités HLM. Mes parents

étaient heureux de bénéficier enfin du confort moderne, à juste titre certainement car maman

m’a racontée plus tard les lessives à la petite fontaine d’émail sur le couloir, le manque d’eau

chaude, le manque de place, et quatre enfants à tenir propres et joyeux dans un endroit

exigu… Lorsque je repense à ce que cela a représenté pour des familles mal logées, d’accéder

à ce confort, relatif bien évidemment, je ne manque pas d’évoquer le film sorti en 1956 de

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Jacques Tati95 dont je raffole et qui s’intitule « Mon oncle ». Notre ancienne maison y est

parfaitement symbolisée par le quartier de village ancien où l’oncle habite ; et notre immeuble

moderne par cette villa invraisemblable de gadgets robotiques, new look américain, idéal

vivant de la parfaite ménagère moderne, dans laquelle habite les parents du jeune garçon. A la

différence près – fondamentale et essentielle – que mes parents étaient à cent lieues

assimilables à ce couple de parvenus, béat de leur ascension sociale, normatif et castrateur

dans l’éducation de leur fils ainsi qu’étant plutôt désargentés. En fait si il est primordial de

dénoncer la perte du charme, du singulier d’une architecture populaire tel que l’a fait Jacques

Tati, le gain d’un confort élémentaire était plus que plébiscité par de nombreuses familles, et

ce certainement à juste titre.

Le balcon HLM

En naissant cette année même où ce film « Mon oncle » sortait sur les écrans, je m’inscrivais

en plein dans cette époque charnière de l’opposition de deux mondes, l’ancien et le nouveau,

le moderne fonctionnel et froid contre le désuet déglingué mais chaleureux.

Très vite, le petit balcon en béton, et non à claires-voies, de notre immeuble moderne tiendra

une place essentielle dans mon enfance. Bien qu’exigu, une partie y étant occupée par les

outils de mon père, bricoleur bien doué et ingénieux , et quelques jardinières de fleurs sur la

rambarde de métal accueillant la cage de notre canari les journées ensoleillées, … les tentes

que je fabriquais avec de vieilles toiles et couvertures s’épanouissaient à longueur d’année,

leur esthétisme rivalisant avec celui des tentes touaregs comme je pourrais le constater dans

les documentaires télévisuels. L’été, j’y veillais très tard, les yeux perdus dans les étoiles.

Cette expression est usée jusqu’à la corde, mais à l’y regarder de plus près, elle me semble

d’une justesse certainement ancestrale. C’est là que je m’adonnais à la rêverie, ces voyages

éveillés constitutifs de ma vie. Peut-être ma seule réelle compétence d’humaine, mais

qu’importe puisqu’elle n’est qu’intimité avec le monde et n’est guère utile ni à ceux qui

m’entourent, ni à la réalisation de mes desseins plus terrestres et concrets.

La lune et moi

Restées seules

Prenons le frais sur le pont

Kikusha-ni96

95 Jacques Tati (1907-1982 ) : cinéaste français 96 Kikusha-ni : poète japonais

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7.7 Du minimalisme

Le Petit Larousse définit le minimalisme comme étant « la recherche des solutions requérant

le minimum de moyens, d’efforts. »

Moi qui en suis grande adepte, plutôt par manque de moyens que d’efforts, il me semble

pouvoir ouvrir sur deux pistes contraires : soit accéder à l’essence des choses, d’en approcher

le noyau dur, de vivre en miniature une réalité géante, soit se scléroser dans une étroitesse

d’esprit et de ressenti ne permettant que de rester à la périphérie de tout. Une vigilance

extrême est de rigueur.

Arriver à créer avec rien, ou si peu, par nécessité ou par goût est une gageure en elle-même.

Recycler des objets, des gravures, des meubles abandonnés par inconstance de leur

propriétaire – ou consumérisme effréné – m’est d’un grand plaisir. Avoir été contrainte à

n’utiliser que le fond documentaire de ma bibliothèque communale à défaut de pouvoir

utiliser les prestigieux – et spécialisés – ouvrages de l’Université Paris 8, m’a probablement

permis de terminer ce mémoire. Sinon, comme le disait Pierre Bayard, et me connaissant, les

désirs boulimiques de lectures n’auraient pas eu de borne, m’entraînant dans cette maladie

qu’il décrit comme une « angoisse infinie » de l’excès de lecture menant à l’incapacité

d’écrire (dans le sens de créer).

Je suis parfaitement minimaliste dans mes rêveries. Elle ne nécessite que moi et le temps

nécessaire à les laisser courir – bien que ce temps pour soi est parfois denrée rare -. De telles

constructions, de tels échafaudages entre science-fiction et préhistoire, une telle débauche

d’imaginaires, une véritable caverne d’Ali baba. Cela est d’une richesse incroyable. Un

bonheur d’humain.

Peut-on qualifier la jubilation de minimaliste ?

Je laisse à Jean de la Fontaine 97de clore ce chapitre par la fable « Le Renard et les Raisins »

qui relancerait totalement ce débat sur le minimalisme…

Certain renard gascon, d'autres disent normand, Mourant presque de faim, vit au haut d'une treille Des raisins mûrs apparemment, Et couverts d'une peau vermeille. Le galant en eut fait volontiers un repas ; Mais comme il n'y pouvait point atteindre : Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats. Fit-il pas mieux que de se plaindre?

97 Jean de La Fontaine(1621-1695 ) : dramaturge,romancier,moraliste et poète français

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Chapitre 8 – LES CHEMINS DE PASSAGE

«defreeze,move,refreeze»H.H.Schein98

8.1 La formation comme chemin de passage Au travers de ce que j’ai livré de mes intérêts existentiels, ma prédilection pour les chemins

de passage et les espaces transitionnels est une évidence constitutive de ma vie.

Ces chemins et ces espaces représentent les paysages de l’aventure nécessaire à toute

évolution.

L’estran99

Il y a de nombreuses années, j’ai fait découvrir la côte d’opale à une de mes amies, qui

partage cette passion de la chrysalide, haut symbole emblématique de la métamorphose.

Cécile est une fille de la méditerranée, de Marseille, accoutumée à une mer aux marées

rarement perçues par les étrangers car presque imperceptibles.

La côte d’Albâtre est une partie des côtes normandes où règnent, dominent les falaises, c’est

un pays qui m’est cher, une affection tout aussi profonde liait Guy de Maupassant à ce pays

de Caux100. Pour aimer ce pays, il faut reconnaître de la sauvagerie et de la rudesse en soi,

aucune frilosité face à une mer puissante, à des falaises surplombantes, et surtout admettre

que le maître des lieux soit inconditionnellement le vent. Un vent rageur d’ailleurs souvent

associé à sa sœur la pluie. Pas un crachin breton, qui a son charme de légèreté. Mais une pluie

prenant appui sur le vent pour vous fouetter le visage en vous trempant jusqu’aux os. Il faut

pouvoir s’attarder à toutes les possibilités du gris, jongler avec et ne pas se laisser prendre par

la mélancolie ou l’ennui.

C’est un pays fort en sensations données, qui me convient particulièrement bien , moi qui suis

une terre de contraste vivant habituellement en milieu tempéré ; là-bas je suis véritablement

chez moi, mon dedans et le dehors s’harmonisent.

Cécile donc fut émerveillée par cette frange de sable, de blocs de craie tombés des falaises

libérant le silex devenant protéiforme en galets, de rochers plus sombres faisant brusquement 98 E.H.Schein in “ Kurt Lewin's change theory in the field and in the classroom: Notes toward a model of managed learning." 99 estran : du néerlandais, rivage 100 Caux : craie

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barrages, recouverts et redécouverts à l’infini par le rythme des marées. Et selon la hauteur du

marnage, le paysage à marée basse est changeant. Les animaux et les plantes qui habitent là

sont amphibies, ils peuvent vivre à l’air et dans l’eau. étymologiquement le mot amphi

signifie des deux côtés. Cécile était fascinée par ces rivages, espaces temporaires alors que

ses rivages familiers étaient stables.

Eco-formation

Nous partageons avec Dominique Cottereau – notre intervenante en éco formation - ce même

intérêt pour l’estran, cette portion de rivage, que l’on appelle aussi plage, découverte à marée

basse et recouverte à marée haute. S’il n’en est pas moins vrai que selon Wunenberger, cite-

elle, « les lieux n’existent et ne se disent qu’au pluriel », c’est-à-dire démultipliés à l’infini par

l’imaginaire anthropologique inhérent à chacun d’entre nous qu’ils inspirent, l’estran,

étymologiquement caractérisé en géographie maritime, peut à mon avis se décliner sous

d’autres formes.

L’Histoire des hommes reflue souvent en estran de pierre, un estran minéral des ruines.

Celles-ci font le voyage d’usure de l’érosion lentement. Comme un estran symbolique

historique, anthropologique, emmenant en rêverie tout aussi fortement. Un entre-deux très

porteur d’imaginaire. Les hauteurs de marnage ne se traduisant plus en hauteur de volume

d’eau déplacée, mais en volumes temporels, ceux reliant le moment originel des constructions

au moment où l’on en contemple la ruine. Le flux étant symbolisé par la succession des

regardant-voyeurs d’époques en époques.

Cette rêverie autour des ruines, ces estrans de pierres, est souvent propice à révéler des images

archétypales. Comme le dit Gaston Bachelard, « une nuit des temps est en nous », nous

transportant peut-être dans une « antécédence de l’être » 101.

Si l’estran maritime ouvre sur l’imaginaire des territoires de l‘entre-deux du monde, et de ses

indigènes hybrides, l’estran minéral nous emmène dans l’imaginaire de l’entre-deux des

temps.

Dans le premier, la conscience que le monde n’existe que dans le rapport que nous

entretenons physiquement avec lui : l’être-au monde ; s’appuyant sur la définition de la

fonction de l’imagination symbolique de Mircéa Eliade102 « aucun objet n’est isolé dans sa

101 Gaston Bachelard. Poétique de la rêverie. PUF, 1960 102 Mircéa Eliade. Images et symboles. Paris, Gallimard, 1952

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propre existencialité, tout se tient ensemble, par un système serré de correspondances et

d’assimilations » le domaine de l’ interaction. Dans le second, la conscience

intergénérationnelle de l’humanité : j’existe à mon tour parce que d’autres ont existé avant

moi et se sont reproduits, le domaine de l’interrelation générationnelle.

Cette élucubration, un peu saltimbanque je l’avoue, à l’entour des estrans, a résonné avec le

développement du concept de l’entre-deux-écologique qui intéresse Dominique Cottereau103.

Elle écrit : « L’homme est, tous les jours, dans des entre-deux : entre deux pays, entre deux

cultures, entre deux trains, entre deux mutations. » L’entre-deux, comme un « tiers-espace,

tiers-temps, tiers-objet, ou tiers-sujet(…) » possédant sa propre identité.

L’espace-temps d’une formation

Comment ne pas considérer un temps de formation relevant du tiers-temps défini ci-dessus ?

Un espace de trans-formation, le passage d’une forme à une autre, dans une hybridation de ses

savoirs. Avoir vécu constitué de ses savoirs d’avant, puis vivre avec ses savoirs d’après ; si la

formation a été concrètement appropriée , ces existences de l’avant et de l’après ne devant

plus être tout à fait de même nature.

Ces espaces, traversés et vécus par la participation à ce DUFA, sont ceux dans laquelle une

transformation ne peut que s’inscrire et s’effectuer car s’inscrivant dans une temporalité,

laquelle relativement conséquence dans les formations dites de longue durée. Cette évolution,

variable selon les individus, corrélée à leur motivation et à leur conscientisation du chemin à

parcourir, n’est pas que portée par une volonté, elle obéit à des lois subtiles dont certaines

sont connues, et d’autres pas du tout.

Cette temporalité est singulière à chacun, ainsi que le résultat de la transformation , ces fruits

arrivant à maturité le temps voulu. Pour poursuivre la métaphore, c’est qui fait arriver la

transformation à maturité.

Ces espaces de transformation, tels athanors des alchimistes, me semblent plus opérationnels

et d’autant plus catalyseurs qu’ils sont vécus collectivement. C’est ce qui me fait dire que les

moments de formation en bain groupal sont les plus révolutionnaires pour l’individu. Bien

103René Barbier et Gaston Pineau. Les eaux écoformatrices, L’harmattan, 2001, chap.7, océane, dialogue éco-logique avec la mer

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entendu dans la mesure où sa singularité puisse s’exprimer librement et que sa participation

aux réflexions et aux travaux collectifs soit réelle.

Le Dufa me semble être de cette nature là, de cette trempe là. Il a été conçu pour ça. Sa

conception repose sur le métissage d’une singularité et d’un collectif. Avec la quête

nécessaire de la bonne place à effectuer par chacun d’entre nous, ajustement non exempt

parfois de frictions. De friction crissante, pleurs et grincements de dents s’invitant souvent à

l’instar des cheminements des tribus bibliques.

Mais respect et intelligence étant de mise, c’est-à-dire érigés en règles relationnelles, la

dynamique de notre groupe a pris le vent, le vent porteur d’une réussite (« la mayonnaise a

pris rapidement » comme l’a constaté René Barbier lors d’une première séance de régulation

du groupe).

Il m’a fallu me déconditionner petit à petit de l’habitude d’atteindre le plus rapidement

l’objectif donné lors des travaux de groupe. Ceci n’étant pas une prédilection personnelle

mais le résultat d’une habitude instituée par le manque de temps récurrent dans mes derniers

postes d’encadrement ; une notion de l’efficacité toujours liée à l’obligation de faire des choix

et de se centrer sur les priorités. Cette rapidité dans l’action ayant l’inconvénient majeur

d’éluder l’avis des autres : une violence symbolique faite à l’expression et au rythme de

chacun. Violette m’a dit plusieurs fois une phrase que j’ai beaucoup appréciée : « En allant

trop vite vers l’objectif, tu te prives de toute la beauté du chemin ».

8.2 Evoquer le formateur comme un passeur.

La phrase sonne bien : le formateur est un passeur, on y trouve inclus les notions de

transmission (on passe sa copie), de traversée (d’une rive à l’autre) et de temporalité (« Le

temps s'en va, le temps s'en va, ma Dame, Las ! le temps non, mais nous, nous en allons,

Et tôt serons étendus sous la lame. »104 Mais cela ne m’a guère convenu… le passeur est le

formé. Les rives ne sont pas bien définies de ce fleuve ou de ce bras de mer représentant la

transformation qui s’opère, les savoirs se cristallisant, se précipitant parfois (au sens du

chimiste), établissant la connaissance durable car appropriée. C’est dans l’intériorité de

l’apprenant que les savoirs s’alchimisent, passant d’un état à un autre. C’est une alchimie du

passage.

104 Pierre de Ronsard (1524-1585) : poète français. Extrait d’un poème, Amour de Marie

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Bien entendu, le formateur a son rôle dans ce paysage, mais lui passera et non la

transformation intérieure du formé. C’est une question de point de vue, le formateur relevant

de la nature de l’eau, le formé relevant de la nature de la vie qui s’y développe.

Certains jours, pour accéder à mon ordinateur dont l’environnement est fort encombré, livres,

dossiers, jonchant le sol, je marche sur les dictionnaires, plus en relief car plus gros. C’est la

même sensation que lorsque l’on saute d’une pierre à l’autre pour traverser le gué d’une

rivière ; non ce n’est pas le formateur qui est un passeur, mais bien le savoir.

8.3 A la poursuite de la cohérence du chemin

Juin 2008. Je reviens d’une séance de kinésithérapie en piscine, c’est la première fois. Nous

avons discuté avec le kinésithérapeute des causes très hypothétiques de cette capsullite qui

m’invalide à moitié l’épaule droite depuis plus de trois mois, en terme médical on parle

d’impotence…(intérieurement ce terme me fait bien rire car ma mère qui a fêté ses 90 ans

durant ce Dufa rétorque toujours « Mais je ne suis pas impotente ! » dès que l’on tente de

faire quelque chose à sa place …). Une relation causale avec le fonctionnement hormonal est

probable pour cette pathologie. Je réalise depuis ces dernières années que je suis en pleine

traversée corporelle, en plein bouleversement physiologique, en plein espace corporel

transitionnel. J’ai quitté sans retour la possibilité créative de mettre un enfant au monde, de

revivre des instants d’une joie si spécifique qui me faisait écrire : Mon corps telle une conque

s’est refermé sur son trésor , tenir bon, corps et âme, pour un jour débarquer cet enfant à la

terre, un jour de souffle court, un jour sans pareil, ce petit funambule des hauts fonds.

Comme le dit joliment une de mes amies qui partage la même classe d’âge, « mon corps obéit

maintenant à d’autres règles ». Ce corps qui se transforme, s’épaississant ne me ressemble

plus, ma démarche un peu moins guillerette, un peu moins vive, le squelette doucement

prenant de la rouille…accepter l’usure du corps avec son corollaire , plus je vieillis et de

moins en moins les hommes me regardent (enfin ceux-là qu’il me plairait qu’ils me

regardent…). Il est vrai que je ne vis plus depuis mon divorce à l’ombre d’un regard

d’amour…un regard probablement aidant pour ces sortes de voyage, un regard sans cesse se

posant d’absences en présences, puis de présences en absences, au fil des jours, au fil du

temps. Et pourtant, dans mon for(t ?) intérieur, résonnent toujours avec autant de fraîcheur les

mots de Gérard de Nerval105 qualifiant Sylvie dans les Filles du feu « la fée des légendes

éternellement jeune », cette expression qui me ravissait tant à quinze ans. Mon esprit, mes 105 Gérard de Nerval (1808-1855) : poète français

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pensées n’ont pas pris une ride, la fraîcheur de l’enthousiasme éternellement au garde à vous,

omniprésente, toujours prête à s’emballer comme un cheval fougueux : à l’intérieur ça ne

vieillit pas, ça ne change pas, nulle usure du cœur interne. Le dedans et le dehors. Cette

jeunesse du dedans, la mettre au service du dehors vieillissant, cela prend du temps, un temps

d’adaptation, un temps d’acceptation. En tous les cas chez moi cette gestation qui dure, qui

s’attarde, m’interroge et m’affole parfois…

Les ombres106

Si loin de mon jour La rudesse du soleil Le tumulte des odeurs Du centre de la nuit Quand je ne dors pas Je sais que ma jeunesse S’est enfuie En ces milliers de jours Qui courent maintenant Dans ma tête Tels paratonnerres Espérant l’étincelante Brûlure du vivant

Oui, renoncer à son ancienne image sans que ce renoncement soit l’issue d’un choix, malgré

les armes d’une relative sagesse je suis un peu sur le flanc. Comme les navires échoués

attendant la marée pour reprendre leur assiette. Une reprise d’équilibre. Ce bouleversement

physique me rappelle celui de l’adolescence si merveilleusement analysé par Françoise

Dolto107 : « Comme les homards lorsqu’ils perdent leur carapace, on se retrouve à

l’adolescence dans une apparence qui change (…) L’enfant se trouvait très beau avec sa

carapace qu’il connaissait. A l’adolescence, on s’interroge : suis-je beau ? suis-je laid ?(…)

On se sent comme un appartement en chantier où il n’y a pas un seul petit coin tranquille

pour se reposer.». Alors, vous pensez, avec une capsulitte par-dessus le marché !!!

106 Poème personnel 107 Françoise Dolto, Catherine Dolto-Tolitch, Paroles pour adolescents – le complexe du homard, Hatier, 1989

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8.4 Le chemin passe par le petit château de Sceaux108

Bon, reprenons le trajet du retour de la piscine thérapeutique, il faisait très chaud, j’ai décidé

de rentrer à pied en traversant le Parc de Sceaux. J’ai humé les odeurs d’eau des bassins,

remugle puissant de vie et de décomposition, été rafraîchie par les brises délicieuses au

portant109 des odeurs des tilleuls et des troènes en fleurs. Et suis arrivée dans la cour du petit

château – bibliothèque à l’époque de mon adolescence – où était installée une exposition

photographique du CAUE110 intitulée « Cosmopolite ».

Architecture évolutive

Le lien avec mes réflexions d’élaboration de ce mémoire me saute aux yeux : y sont déclinés

Transformations, Greffes, Assemblages, Extensions, dans l’art et l’architecture. Un texte de

Carlo Scaspa, éminent architecte italien reconnu pour les chantiers de restauration auxquels il

se consacra dans les années 1970, ouvre en préambule « Mon opinion est que l’on peut

intervenir de façon moderne sur n’importe quel élément ancien pour la simple raison

qu’autrefois on a fait la même chose. »

Faisant le constat que l’époque a changé et que l’on ne sait plus voir dans le tissu ancien des

villes que des cohérences définitives auxquelles nous ne devrions plus toucher, le critique

Claude Eveno écrit aujourd’hui : « En s’accrochant désespérément à l’héritage, on ne sait

plus en fait hériter ». Ce qu’il veut dire par là, c’est que l’amour du patrimoine est devenue

pour certains une passion morbide, le figeant dans une obligation de ne plus fructifier ; de le

perpétuer tel quel ou de le restaurer aux fins qu’il reste tel quel... Il revendique en rassemblant

la visualisation d’œuvres d’architectes d’aujourd’hui, à quel point est essentielle la liberté

d’édifier sur les traces du passé, combien l’hybridation du présent et du passé est

« incomparablement plus forte d’avenir que la conservation intégrale (…) combien

l’architecture et la ville composite forment notre véritable habitus ».

Parenthèse génétique

Et toujours François Jacob111 :

« Evolution ça veut dire aujourd’hui que la population d’organismes qui est présente

aujourd’hui n’est pas la même que celle qui était présente il y a 200 ans et les organismes qui

sont faits maintenant ne sont pas faits à partir de rien, on ne se met pas à construire des 108 commune alto sequanaise 109 portant : allures portantes : allures d’un voilier comprises entre le vent arrière et le vent de travers 110 CAUE 92 : Centre d’Architecture, d’Urbanisme et de l’Environnement des Hauts-de-Seine 111 déjà cité p 20

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organismes nouveaux, on prend les vieux et avec les vieux on fait du neuf, et c’est ce que

j’appelle bricolage. »

Cette convergence d’évènements extérieurs autour d’un sujet choisi, un écrivain –journaliste

Frédéric Mars, entendu un jour sur France Inter, la reconnaissait tout à fait lors de son

exploration d’un projet de livre. Il employait la métaphore – dont je ne raffole pas par ailleurs

– d’embryons congelés en attente de naissance comme projets de livre en suspens. Puis des

situations, des évènements, surgissaient avec une telle congruence alimentant à point nommé

l’écriture de son livre, qu’il en voyait là comme une preuve d’avoir choisi le « bon » sujet.

8.5 Les passages d’un fil rouge à un autre ou comment la congruence est une véritable

tisserande

Pendant les deux premiers mois du Dufa, le fil rouge qui me semblera avec évidence être mon

futur thème de mémoire est l’humour et les formes ludiques au service de l’apprentissage. Il

est vrai que j’aime rire de tout (« On peut rire de tout mais pas avec n’importe qui » dit le

dicton populaire) et que l’humour est une constante familiale à toute épreuve. Que j’ai

expérimenté souvent avec les personnes en difficulté : si on arrive à les faire rire, un lien

subtil commence à se tisser ; le rire comme fédérateur de plaisir. Dans des situations difficiles

– et cela tout particulièrement avec les enfants -, si on arrive à décentrer l’angle de vue de la

situation, faire vaciller le tragique en traquant un élément dont l’incongruité ou le ridicule

peut servir de tremplin au rire ou au sourire, alors on ouvre une brèche dans laquelle peut

s’installer de l’apaisant. Si on trouve le passage…l’espace dans lequel on peut crocheter une

image, réminiscence d’un plaisir.

Oliver Sacks112 le dit finement lorsqu’une relation commence à s’établir entre lui et José, un

jeune patient autiste, : « Son air indifférent, engourdi, le masque dont je me souvenais,

disparurent. Il avait un sourire timide, fugitif, comme un filet de lumière sous une porte ».

Dans mes premières recherches axées sur l’humour, je trouve un texte de Guy Berger113 qui

verrait en lui un des moyens de désamorcer la violence symbolique existante dans toute

pratique éducative, une interface entre la violence et l’Eros éducatif.. Et dans ce rapport de

112 Oliver Sacks. L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau et autres récits cliniques. Paris, France : Seuil, avril 1988 pour la traduction française. 113 Guy Berger : professeur émérite de Paris 8

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force inhérente à la relation éducative, cette posture humoristique permettrait d’exprimer une

modestie que nous avons quant à l’injonction d’assumer la contingence historique de l’action

de formation face à la difficulté de la tache.

« On pourrait s’éduquer à l’humour, et pas seulement entre nous, mais avec les enfants, les

adolescents ; ce serait, peut-être, le seul moyen de garder cette position d’autorité, un peu

modeste, qui relativise. Nous ne prétendons pas dire la vérité, nous avons des prétentions à la

vérité.»

Je me mets alors à rêver d’explorer avec cette longue-vue ludique les jeux de rôle auxquels

nous allons participer dans différents modules… Mais rien ne va extérieurement venir

abonder ce projet. Alors que les notions d’espace transitionnel et de transformation

envahissent le devant de ma scène alimentée par les réflexions existentielles de chacun des

membres de notre groupe quant à leur présence dans cette formation.

Début janvier 2008, je sais que mon fil rouge sera le moment de formation comme espace

transitionnel vers une transformation. Ou quelque chose de ce goût-là, le goût salé des marées

sur les territoires de l’estran. Tout alors y viendra congruer, s’agréger, comme limaille de fer

sur aimant, tels le module de Dominique Cottereau sur l’écoformation, les poèmes de

Guillevic et cette exposition scéenne « Cosmopolite » où mes pas m’ont conduite ce vendredi

de juin.

8.6 Une congruence qui de plus s’inscrit dans une découverte de la cohérence du chemin

Je parle de ce lieu, le petit château de Sceaux, lieu enchanteur de mon enfance et de mon

adolescence, bibliothèque recelant un amoncellement de bonheurs livresques. Je lui doit

beaucoup, je lui dois la naissance de ma culture littéraire : j’y ai lu dans des éditions superbes

presque tout Balzac, Maupassant, Zola, Conan Doyle, Stevenson, et tant d’autres écrivains et

poètes… La beauté des salles et de leur volume (spatial), les escaliers de bois verni, le

raffinement intime des rayonnages, les échelles de « coupé », le silence seigneurial des

pierres, les hautes fenêtres, tout comblaient de plus mon besoin intérieur d’esthétisme. Ce

besoin venu de nulle part, existant en moi depuis toujours…à l’instar des passions

intrinsèques ? Une recherche psychanalytique, peut-être, y permettrait d’y voir plus clair ?

Mais que m’importe d’où vient ce sens du beau, l’important est qu’il soit là depuis la nuit de

mes temps et qu’il m’habite et m’accompagne.

Ce premier haut lieu de ma vie intellectuelle, je le retrouve quarante ans plus tard, et il me

délivre, de par sa propre transformation de bibliothèque en CAUE, et par le don de

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l’exposition affichée, une lecture photographique architecturale de la transformation de

l’ancien en nouveau. Partir de l’ancien et naviguer dans le nouveau … Un clin d’œil ? mais

alors de qui ? Un accompagnement sur le parcours de changement que j’essaie de cerner, sur

cette idée du mouvement en tant que constante universelle ? Ou tout simplement ma quasi

obsession à voir du lien entre toute chose ? A voir un lien entre mon choix thématique sur la

transformation et le thème abordé de cette exposition ?

J’y découvre même – signe suprême - une photographie de l’atrium sur le campus de Jussieu

transfiguré par une réhabilitation aux couleurs tant aimées de Le Corbusier114 (les bleu, rouge

et jaune primaires), déstabilisant et balayant d’un coup le souvenir de laideur que j’en garde

au cœur. Une réhabilitation, le court commentaire ne sait pas si bien dire !

8.7 N’y aurait-il pas comme un parfum de multiréférentialité dans ce jardin ?

Ces ressentis, ces constructions intellectuelles sur la correspondance de références, auraient-

ils à voir avec le concept de multiréférentialité ? Concept que j’ai grand mal à cerner et que je

choisis d’ici explorer. Guy Berger, en 1998, lors du colloque organisé en hommage à Jacques

Ardoino, évoque la question de la multiréférentialité. Cette notion « qu’il (Jacques Ardoino) a

développé et qui devient aujourd’hui d’ailleurs une des théories des Sciences de l’Education

à la fois reconnue et détestée (…) », n’a rien à voir avec celle de la pluridisciplinarité, et que

ceci est fondamental. L’ambiguïté peut venir du fait que les Sciences de l’éducation

mobilisent des champs de connaissances et de disciplines plurielles, ne seraient-ce ceux de la

sociologie, de l’anthropologie et de la psychologie sociale.. Pour Jacques Ardoino, toujours

selon Guy Berger, la multiréférentialité est en relation avec deux démarches, d’une part celle

d’un travail sur le langage et d’autre part, celle d’un travail psychanalytique, et plus

particulièrement d’une condensation psychanalytique. Cela induirait un rapport très profond

entre « cette idée d’échange de sens, de condensation, de présence permanente de tous les

évènements, de tous les éléments historiques qui constituent la démarche qui, à la fois,

s’articulent entre eux, et, dans certains cas, se fondent »

Par conséquent « la multiréférentialité(…)n’est pas la mobilisation de champs de

connaissances, de champs de compétences qui, à un moment donné, seraient appelés…au

secours de l’analyse d’une situation… » mais « elle est dans la démarche même de la pensée,

dans cette mobilisation de la pensée se faisant. ».

114 Charles-Édouard Jeanneret-Gris, connu sous le pseudonyme de Le Corbusier (1887-1965) : architecte, urbaniste, décorateur

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Ce ne serait pas une démarche de sédimentation, d’ajout de nouvelles connaissances à des

positionnements de base mais d’introduire dans le travail de la raison, la fonction majeure de

la surprise « la fonction majeure de l’inattendu (…) la notion de création.»

Cette analyse de la théorie de multiréférentialité selon Gaston Berger ne peut se concevoir

sans, d’une part, en apporter la vérification pratique, pragmatique, la preuve pratique à

laquelle Jacques Ardoino est très attaché, et sans un autre élément fondamental, celui de la

notion d’autorisation. Ce qui caractériserait la pratique, c’est qu’elle serait à la fois une

conséquence d’un « déjà là » et un commencement. Elle serait toujours de l’ordre du projet,

d’un début radical mais reconnaissant ce « déjà-là ».

Bien sûr, ces apports théoriques sur le concept de la multiréférentialité concernent une

réflexion sur l’éducation, sur l’action de formation ou sur une intervention thérapeutique.

Qu’elle vise à dire qu’aucune pratique n’est déduite soit d’une analyse de besoins, soit d’un

diagnostic, mais résulte d’une maturité alliant une capacité à être créateur et celle de

reconnaître ce « déjà-là ». Mais j’y ai trouvé un fil à dévider pouvant amener, au travers d’une

pratique architecturale réussie, de revisiter l’ancien, à cette notion de praxis, c’est-à-dire une

pratique qui n’est pas « l’action d’un sujet transformant le monde mais l’action d’un sujet se

transformant en transformant le monde ». La question du sujet qui se fait en faisant, et se

transforme en agissant sur le monde. Un sujet s’autorisant à être coauteur de soi-même. Un

sujet dans un mouvement de recherche. Ce que je suis aujourd’hui en partie dans l’essai de

transcription de mon parcours de formation, et totalement dans la remise en route qu’elle m’a

permise d’effectuer. Je m’autorise même l’éventualité, comble de l’intrépidité, en abordant ce

concept de multiréférentialité, de faire des contre-sens, un peu comme on se lance dans une

nouvelle activité armé que de son seul enthousiasme, en clair comme un novice.

8.8 Le contre-sens, écueil des novices

J’avais écrit sur les contre-sens, vendredi 7 mars dans mon journal d’itinérance :

Les contre sens : des mots qui égarent, qui vont - et font - prendre une route autre que celle

certaine et espérée, en fait une erreur : s’en aller errer ailleurs que dans le prévu, le convenu.

Résultat : j’ai beaucoup erré par goût et par ignorance. Mais je ne m’en repens pas.

Ne pas faire aller son discours ou son expression dans la direction voulue par manque

d’approfondissement du savoir.

Circuler en contre-sens sur la route, c’est prendre le sens interdit. Celui qui le prend sans en

être conscient s’en remet par ignorance à la présence ou la non présence des autres circulant

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dans le « bon » sens établi, défini comme tel institutionnellement. Si on ne croise personne, on

peut profiter du voyage de l’erreur, si par malheur on croise quelqu’un le risque en est d’être

laminé. Augmenté, ce risque, de mettre les autres - ceux dans le « bon » sens - en danger.

.

Toujours très entêtée lorsque je ne comprends pas quelque chose qui me semble fondamental,

j’avais demandé à Jacques Ardoino après lecture de son article « L’approche

multiréférentielle (plurielle) des situations éducatives et formatives », la distinction entre

multidimensionnalité et multiréférentialité. J’avais lu dans son regard la difficulté d’une

réponse brève. Il avait fort gentiment tenté de le faire. J’avoue ne pas avoir saisi ce jour-là

cette distinction. Je ne suis toujours pas certaine aujourd’hui de l’avoir comprise.

Même si un passage dans un autre article a amené plus tard comme l’espoir d’une lueur dans

cette opacité : « (…) on peut dire qu’un même objet gagne à être regardé sous plusieurs

angles contradictoires où les différents angles se questionnent mutuellement. Mais ces

différents angles ne sont pas multidimensionnels, comme Edgar Morin lui-même le voudrait,

parce que ce qui est commun et ce qui homogénéise tout dans « multidimensionnel», c’est la

notion de dimensions. Les notions(…) sont faites pour être mesurées et elles reviennent peut-

être à un système unique de mesure, donc elles homogénéisent. « Multi-référentiel » veut dire

qu’il y a acceptation que ces différents points de vue soient hétérogènes entre eux et se

questionnent, justement mutuellement, à partir de cette hétérogénéité. »

Pourquoi cette notion m’intrigue-t-elle tant ? Cette théorisation autour des cadres de

références ? Au point que je tourne autour tel chien de chasse opiniâtre à l’entour du terrier ?

Il me semble que réside-là un aspect essentiel de communication avec les autres, avec les

choses, avec le monde. Une descente au cœur de l’altérité, source soit de grand bonheur soit

de grande panique. D’un grand attrait des possibilités multiples de lecture des évènements,

des relations, et la conscience de l’ouverture d’esprit que de tels exercices requièrent est sans

cesse à travailler, jamais acquise, toujours à remettre sur le métier ; ces découverte et

conscientisation sont lourdes de sens, il n’est pas impossible qu’elles vous emmènent dans des

errances sinon dangereuses pour le moins aventureuses et incertaines. Au risque de perdre ses

repères à trop vouloir embrasser de multiples références.

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8.9 Travailler collectivement ou le passage obligé de l’adaptation

Le module de formation – sous forme de séminaire - « Formateurs face à la formation des

personnes âgées » commandé à cinq d’entre nous par notre directeur pédagogique s’est

articulé de façon à restituer notre démarche réflexive commune autour de ce thème.

L’extension de cette problématique aux travailleurs âgés en entreprise, champ d’investigation

additionnel âprement défendu par Violette s’est vue validée par le groupe de travail en son

entier, toute à la pertinence – en fin de compte - de cette ouverture. Et plus nous avancerons

dans nos recherches, et plus l’enjeu de la formation en direction des seniors en entreprise

semblera occuper le devant de la scène sociale, d’abord comme une réelle prise de

conscience sociétale, jusqu’à probablement devenir le prochain défi à relever par les pouvoirs

publics en plein chantier de réforme des régimes de retraite.

Bien que je fasse partie de ces seniors (non plus en entreprise) mais demandeurs d’emploi,

pour lesquels une reconversion professionnelle passe quasi obligatoirement par la case

formation, je vais mettre un certain temps à accepter l’inclusion de ce public. Lorsque l’on

parle de personnes âgées, ayant été dans le secteur de l’aide à domicile, je ne peux que

connoter vieillesse à un public à la retraite. Je ne suis pas la seule à avoir du mal à décentrer le

public d’étude ; Patrice lui de son côté connote vieillesse à dépendance. Comme les ancrages

tiennent bon, résistent, comme il est difficile de sortir de ses représentations, de se décentrer

intellectuellement, de lâcher prise, malgré un travail préalable - que j’impulserai comme

nécessité impérieuse dans notre méthodologie de recherche - sur nos représentations

respectives sur la personne âgée !!!

A propos de l’efficacité d’un groupe de travail, Patrick Kalason écrit dans « Le grimoire des

rois »115 que « l’efficacité potentielle d’un groupe de travail se mesure par le nombre d’idées

émises, lesquelles, tamisées par les phénomènes de dynamique des groupes, font émerger la

meilleure solution possible face à un problème nouveau sur lequel il ne préexistait pas de

solution. » Laquelle efficacité est déterminée par la loi suivante : « L’opérationnalité d’une

solution est obtenue par l’émission d’au moins une idée par chacun des membres du groupe

envers chacun des autres membres de ce groupe (nombre d’idées multiplié par ce nombre

d’idées moins une : nb x nb-1 = Enrichissement) . Ce niveau d’enrichissement est obtenu par

les interactions canalisées vers l’objectif par un animateur. Ex : un groupe de dix personnes 115 Patrick Kalason. Le grimoire des Rois – Théorie constructale du changement. Paris : L’Harmattan, 2006

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détient un potentiel de 90 sources d’enrichissement exploitables vers la solution du problème

initialement posé, à condition que soient respectés les principes et les méthodes de

recherche ».

Si j’applique cette loi, notre groupe de travail aurait détenu un potentiel de 20 sources

d’enrichissement exploitables vers la résolution de cette commande de module ; est-ce cela

qui se vérifiait lorsque régulièrement nous constations, découragés, que tout partait dans tous

les sens ? Je n’en suis pas convaincue, confusion, malentendu, hors-sujet et contre-sens ayant

réellement existés dans certains débats d’idées entre nous. Mais cette loi est bien

attrayante…par la richesse qu’elle suppose d’une réflexion collective, à condition – et peut-

être cela fait toute la différence - selon l’auteur, que les interactions soient canalisées par un

animateur. Ce qui n’était pas de fait dans notre organisation de travail.

Dans une émission de France 5 intitulée Empreinte, il y a quelque temps j’entendais Edgar

Morin radicalement penser l’avenir du système terre dans une impasse et condamné soit à

mourir, soit à se métamorphoser. Si un changement était encore envisageable, il le décrivait

non de petite envergure au travers d’un changement des petites habitudes, mais fondamental :

« Nous sommes dans une époque de chaos où les forces de destruction sont liées à des forces

de recréation, mais malheureusement qui ne sont pas encore assez puissantes (…) Ces

facultés créatrices qui existent dans l’humanité peuvent se réveiller et ce sont elles qui

peuvent produire les métamorphoses. »

Il concluait que « ce qui nous conduit vers l’abîme peut être ce qui en même temps nous

conduit vers le salut(…) »

L’humanité va-t-elle trouver le chemin de passage ?

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Chapitre 9 – P’TIT CLAUDE ET TRAVAIL SOCIAL

Onatousplusoumoinsgrandiaumilieud’mursmerdiques,Aumilieud’banditsoudecailles-rarepentiestuconnaisl’verdictTrèspeud’éluspourdestonned’appelésLaruecroulesousl’délugedesmômesperdussansaucuncoded’accèsIlsnousconstruisentdesMcDodanslesté-ciPourqu’ons’ghéttoiseetpuisqu’lesmurss’épaississentCommeçatumangesici,tudors,tudeal,tucrèvesici(…)pasfacilequandonagrandisansmoded’emploi116KoolShen117

9.1 « P’tit Claude, viens, je t’emmène voir la guenon du père Léautaud »118

1949. Mon frère Claude a trois ans, ni mes autres frères, ni moi-même, sommes nés. Ma mère

habite Fontenay-aux Roses, Paul Léautaud aussi. La nourrice de Claude – ma mère travaille à

Paris –connaît la femme de ménage qui va chez le père Léautaud, il faut dire que ce type de

commune dans cet après-guerre est restée une sorte de village où les gens se causent

beaucoup. Ma mère a déjà croisé Paul Léautaud ; elle se le rappelle comme un original, très

excentrique, assez sale, revêche, grincheux et peu aimable (Ses dernières paroles, avant de

mourir, auraient été: « Maintenant, foutez-moi la paix » !!!). Mais il recueille beaucoup

d’animaux, dont une guenon, ce qui explique la proposition de la copine de la nourrice,

sachant à quel point, en général, les enfants aiment les animaux. Et de plus, les guenons, à

Fontenay-aux-roses, ça ne courent pas les rues...

Claude ira, aura très peur de la guenon qui lui saute dessus et le gifle…

C’est un des souvenirs que ma mère évoque dans nos longues discussions de deuil succédant

au décès de mon frère en avril 2008. Un tel événement se produisant en plein dans mon travail

d’histoire de vie… dans ce travail d’articulation et de quête de sens de mon parcours

d’existence.

Claude… Tout s’est vraiment aggravé pour lui (et pour nous) lorsqu’il a eu une dizaine

d’années.

116 extrait de la chanson « Oh no » : Kool Shen. Dernier Round. SONY Music France. 2004 117 Kool Shen : rappeur français - 118 Paul Léautaud (1872-1956 ) : écrivain français

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Claude, notre frère, un peu en désordre génétique, une mélasse psychique, un désastre social.

Une famille désaxée, amputée d’un membre, et qui marche à cloche-pied. Sans espoir de

retour sur image.

Et l’enfant thérapeute, qui se targuera de l’être, qui voudra réparer l’ordre perdu, la perte de

l’insouciance familiale, combattre le ressenti d’injustice, ce sera moi… plus tard en devenant

travailleur social familial. C’est tout aussi simple que cela. Mais des dizaines d’années avant

de l’écrire aussi simplement que cela.

Une de mes portes d’entrée dans le travail social, bien sûr, il y en eut d’autres… Mais peut-

être est-ce la plus royale car la plus affective, en prenant garde qu’elle ne vous claque par

constamment au nez.

9.2 Travail social Ma porte d’entrée dans le travail social

« Ca y est, j’ai trouvé ! » me dit Cécile toute enthousiaste. « Ca s’appelle les travailleuses

familiales ! C’et la CAF qui organise cette formation dans un centre spécialement dévolu à

ça ! Tu te rends compte, un métier pour pouvoir aider les autres chez eux, au domicile, et puis

s’occuper des enfants, les aider parce qu’ils rencontrent des problèmes de toutes sortes !

C’est exactement ça que l’on cherchait ! »

Oui, nous avions trouvé. Nous aboutissions enfin là des recherches que nous avions

parallèlement entreprises au même moment dans nos vie respectives, celles de se consacrer,

professionnellement, aux autres.

Cécile commencera sa formation en 1985, et moi j’intégrerai la promotion suivante en 1986.

Nous avons su après avoir eu nos diplômes qu’il s’en était fallu d’un rien que nos

candidatures soient rejetées ; en effet, Cécile, plutôt artiste avec un DEUG de philosophie et

moi-même avec un Bac biologie et plusieurs années dans le marketing, ça ne cadrait pas trop

avec leurs critères de sélection habituelles ! On pensait plutôt diriger de telles candidatures

vers le métier d’assistant social… Nous ne l’avons jamais regretté.

Une bribe de travail social

Dans une séquence dans le module Psychodrame, animé par Jacques Ardoino, il est mis en

scène le désespéré à la ceinture d’explosifs. Le camarade qui a proposé ce thème pense au

drame qui s’était déroulé dans une école maternelle où un homme avait pris la classe des

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petits enfants en otage à Neuilly. Les camarades qui le mettent en scène situent l’épisode

qu’ils vont jouer lors du trajet de métro conduisant cet homme vers le lieu de son crime. Des

passagers de la rame vont voir la ceinture d’explosif et vont tenter de lui parler afin de le

dissuader de poursuivre son action : ce qu’ils ne réussiront pas à obtenir. Destin, chemin du

destin, impuissance.

Je vais restituer l’extrait de mon journal brouillon de ce jour là :

« Existe-t-il comme les mots qui tuent, des mots qui font vivre ?

Le psychodrame de ce matin, mettant en scène le désespéré à la ceinture d’explosif illustre

l’impuissance, cette extrême difficulté, cette souffrance qui est de toucher du doigt, de toucher

du cœur, ce mur qui nous soustrait l’autre à jamais.

A force de toucher du doigt, de toucher du cœur, de repartir avec ces fardeaux vides dans les

mains, je suis devenue poreuse à la détresse. Il fallait bien repartir avec quelque chose sinon

quel aurait été l’échange ?. Parce que l’échange est une réalité, on ne côtoie pas ainsi la

tristesse humaine sans qu’elle laisse en vous une empreinte. « Sauf » les voyeurs peut-être.

Elle s’est insinuée jours après jours, après chaque visage de souffrance, dans mes fissures,

dans mes brèches, faites à l’origine pour laisser couler de l’amitié, du réconfort, de la

présence affectueuse, un agissant espoir.

Elle a épuisé mon stock de réponses, de recherches de solution.

Je suis peu de chose. J’étais déjà tellement consciente du peu que je faisais, déjà si humble.

J’ai cru n’être devenue plus rien. Plus qu’un respect incarné de cette souffrance. La sœur, la

compagne d’infortune.

J’ai cru devenir muette. Parler à qui puisque je ne savais plus parler à la détresse. Parler de

quoi puisque tout semblait si futile quand la détresse est dans la rue. »

C’était le 10 janvier 2008, aujourd’hui c’est septembre de cette même année, je me sens bien

loin de ce ressenti émotif, puisant encore de la force dans cette épreuve de souffrance

traversée quelques mois déjà avant mon burn out, lié fortement à la perte du sens (voir

chapitre10 ). La reconstruction est en route, ce que j’ai vérifié au cours de la période de stages

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incluse dans ce Dufa. Une reconstruction qui, dans mon cas, a été largement étayée par ces

réflexions menées transversalement avec le groupe et les intervenants autour du sens de

l’action, la déprise, les sentiments d’impuissance et d’efficacité, l’illusion de la maîtrise, le

rapport aux autres et à soi-même … mis en jeu dans tous les aspects de nos existences.

Petit rafraîchissement sur la finalité des métiers de l’intervention sociale

J’ai largement puisé dans les actes du colloque119 organisé en octobre 2003 par la Direction de

l’Action Sociale de l’Enfance et de la Santé (DASES) à PARI-Parentalité, puisque j’en ai été

une des principales intervenantes, celle chargée de présenter le concept de la relation d’aide.

Ayant par ailleurs dans ce cadre, été largement sollicitée, tout comme mes trois autres

partenaires pairs, dans la présentation de notre secteur d’activité.

Les métiers du domicile ont pour mission de mener une action socio-éducative et préventive

auprès des familles – voire des personnes – en difficulté ou exposées à une situation critique.

Et de le faire à partir du support des activités de la vie quotidienne. Ces interventions

s’inscrivent dans le champ d’application de la loi de prévention et de lutte contre les

exclusions du 29 juillet 1998 ainsi que de participer aux orientations tracées par la loi du 2

janvier 2002.

Cette aide aux familles, assurée par les TISF120, s’axe essentiellement autour d’une démarche

de promotion et de soutien de la parentalité. Contribuant au maintien, au renforcement ou à la

restauration des liens parents/enfants quand ceux-ci sont compromis par des difficultés

familiales et sociales préalablement identifiées par des intervenants sociaux, médicaux-

sociaux ou socio-éducatifs et par les parents eux-mêmes.

Elaborée dans les murs, cette approche, parce qu’elle dépasse les modalités classiques de

l’aide et de l’action sociales, relève officieusement d’un soutien psychologique dans la

mesure où ce type d’aide dans l’intimité d’un foyer, ne peut qu’être empreinte d’une certaine

affectivité.

119 Accompagner les familles a domicile – Entre travail social et travail familial, rôle et place des TISF 120 En 1999, la terminologie de la profession, Travailleur Familial, a changé pour devenir celui de Techniciens d’Intervention Sociale et Familiale ( TISF)

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En effet, les interventions à domicile ouvrent à ces professionnels un espace très spécifique à

la lisière de l’intime, de la sphère privée, où il est difficile de distinguer ce qui relève du

dedans, et de ses contraintes, et du dehors, et de ses injonctions.

C’est, on l’aura remarqué, un métier d’équilibriste. Dans les activités développées avec les

familles, mais aussi dans les relations entretenues avec les autres partenaires sociaux

(assistant social, conseiller en éducation sociale et familiale, éducateur spécialisé, médecin de

PMI,…) ; les métiers nobles de l’action médico-sociale.

Et il ne sera pas surprenant qu’une des principales difficultés du partenariat – lequel

indispensable à la restauration de l’équilibre familial (quand cela se réalise !) – rencontrée par

les TISF est le manque de considération que leurs pratiques suscitent auprès de certains

travailleurs sociaux.

Heureusement, j’ai eu peu à faire au cours de ces presque vingt années de présence dans ce

secteur, aussi bien moi-même ou mes équipes de TISF, à cette difficulté, ce qui peut-être

s’explique par le fait que les travailleurs sociaux s’adressant à nos structures pour la mise en

place d’un plan d’aide, étaient déjà convaincus de l’importance et l’opportunité du rôle d’une

TISF dans la situation concernée.

Mais envisager l’intervention des TISF comme relevant de la sous-traitance de l’action

sociale est vraiment une réalité. Alors qu’elle participe à une meilleure approche de la

situation et permet une chance accrue de résolution de problème.

Engagement

Il me souvient, à l’instar de ce qui se passe avec des animateurs socio-culturels dans certains

ghettos de banlieue où ne va même plus la police, que les seuls qui pouvaient continuer

d’entrer dans certaines familles étaient les TISF.

Etre travailleur social est difficile, mais motivant. Surtout lorsqu’on possède – et travaille -

cette posture intérieure s’appuyant sur une sincérité et une qualité d’empathie que l’on peut

mettre en jeu dans les relations. Respect et action, voilà ce qui m’apparaît après expérience

lorsque j’essaie de synthétiser en deux de mot ce secteur d’activité. S’il en manquait un

troisième, mot, j’avancerais après ce passage Dufa, celui d’implication.

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Mon engagement dans le travail social reflète d’une volonté de participer à la réduction de

l’injustice sociale, ma manière d’être agissante sur le monde.

Il y a quelques mois, j’ai lu ce passage d’Hannah Arendt121 cité par Christophe Dejours122

dans son livre Souffrance en France :

« La fureur n’est en aucune façon une réaction automatique en face de la misère et de la

souffrance en tant que telle ; personne ne se met en fureur devant une maladie incurable ou

un tremblement de terre, ou en face de conditions sociales qu’il paraît impossible de modifier.

C’est seulement au cas où l’on a de bonnes raisons de croire que ces conditions pouvaient

être changées, et qu’elles ne le sont pas, que la fureur éclate. Nous ne manifestons une

réaction de fureur que lorsque notre sens de la justice est bafoué : cette réaction en se produit

nullement parce que nous avons le sentiment d’être personnellement victime de l’injustice,

comme peut le prouver toute l’histoire des révolutions, où le mouvement commença à

l’initiative de membres des classes supérieures qui conduisit à la révolte des opprimés et des

misérables »123

J’y ai vu comme les prémisses d’un besoin de mettre en ordre et de réfléchir

intellectuellement, mais aussi émotionnellement, mais aussi spirituellement, à ma vie

professionnelle. Ce qui a pu se faire par la participation à cette réflexion existentielle.

Même si ce travail est actuellement partiel, il a le mérite d’avoir été amorcé. Et une de ses

principales leçons en sera de ne pas oublier de veiller à ses pratiques et de veiller …à soi.

121 Hannah Arendt (1906-1975) : philosophe allemande 122 Christophe Dejours : Psychiatre, psychanaliste et professeur au CNAM 123 Hannah Arendt. Crises of the Republic, 1969

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Chapitre 10 – BURN OUT ET CONGRUENCE

Lameilleurepreuvequ’ilexisteuneformed’intelligenceextraterrestreestqu’ellen’apasessayédenouscontacter.PierreDac124

Un accident de vie comme antichambre d’une possible transformation

10.1 « mon » burn out

1er Septembre 2006 : je suis dans l’impossibilité d’aller travailler ; la volonté qui depuis de

nombreux mois a pris le relais en tant que moteur auxiliaire ne fonctionne plus, toute épuisée

et anéantie qu’elle est. Evaporée comme goutte d’eau sur buvard : s’évanouissant en même

temps que migrant vers les bords, pour enfin disparaître dans le vide matérialisé au-delà des

contours : j’ai assisté à la disparition de la volonté. Non une absence. Ca fait tout drôle !!! Le

drolatique de l’étrangeté, du non encore vécu, d’une nouvelle expérience. Plus de volonté

mise au service des motivations, plus de motivations car évaporation des désirs, mes désirs

primaires ordinaires sont agonisants : aller gagner ma vie pour nourrir ma famille, assumer

mes responsabilités professionnelles, organiser le travail de mon équipe … En fait ils ne sont

pas vraiment morts, mais je ne suis plus en capacité de les porter, de les faire vivre. Je suis

malade. Une locomotive en panne.

Sénèque, sage et philosophe ayant vécu au 1er siècle après Jésus Christ, dans un chapitre

intitulé merveilleusement «Quelques cas où il vaut mieux restreindre son activité »125 écrit :

« (…) Il doit toujours y avoir plus de force dans le porteur que dans les fardeaux ; les

fardeaux qui sont trop lourds pour lui doivent nécessairement l’écraser. » Peut-être était-il le

Pierre Dac de son époque ?

Malade d’épuisement, malade de surmenage. Usure mécanique, déraillement, sortie des rails.

En fait que du malheureusement très banal. Mais qui n’arrive qu’aux autres et certainement

pas à moi, ai-je pensé si longtemps si fort, et à tort.

124 Pierre Dac (1893-1975) : comédien et humoriste français, spécialiste de l’absurdité 125 Sénèque. De la tranquillité de l’âme. Gallimard, coll. Folio, 1962

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Sénèque, encore lui, n’a-t-il pas écrit dans « La brièveté de la vie »126 : « Enfin tout le monde

convient qu’un homme surmené ne peut rien exercer correctement, pas plus l’éloquence que

les arts libéraux, puisqu’un esprit écartelé entre de multiples préoccupations n’est pas assez

réceptif et recrache tout comme s’il en était gavé. Rien n’est moins propre de l’homme

surmené que de vivre ; et il n’y a rien qui soit plus difficile à savoir faire…Mais il faut toute

une vie pour apprendre à vivre et, ce qui te paraîtra peut-être plus surprenant, il faut toute

une vie pour apprendre à mourir.»

Bon, c’est très intéressant à lire après, lorsque l’épreuve est passée (où ?).

Je n’avais pas envie de mourir, çà non… mais j’apprenais bien à mourir à quelque chose ; je

le savais paradoxalement, et pertinemment, et confusément. Plutôt mourir que de continuer à

vivre des situations (dans mon cas majoritairement des évènements de ma vie professionnelle)

qui perdaient en chute de plus en plus libre leur sens à mes yeux. Une si grande perte du sens,

ce sens qui donne la direction, comme boussole de vie, à mon existence, ne pouvait que faire

stopper les machines afin que l’embarcation aille mourir sur son erre. Pour re-interroger

l’horizon.

Conditions de travail

Dans son livre Souffrance en France127 , Christophe Dejours dans le répertoire qu’il dresse

des souffrances au travail, recense une foule de motifs et de situations conduisant à ces états

de souffrance. Mais je n’y retrouve pas la mienne : le surmenage constant par sur-excès de

travail et la nocivité des contrainte et ampleur du travail téléphonique. J’avais trois postes

téléphoniques professionnels : un fixe et deux portables ; lesquels sonnaient constamment

avec ce que cela entraînait pour tout le reste du travail (le relationnel, le rédactionnel, …).

Mon autre collègue coordinatrice n’en pouvait plus, non plus, et nos avis convergeaient sur la

cause de notre abrutissement : grand stress perpétuel (cela pourrait être le nom d’une sainte

confrérie !!!). Dont ce stress téléphonique qui commence à être dénoncé par les opérateurs des

plates-formes téléphoniques comme nuisible à la santé.

126 Sénèque. De la brièveté de la vie. Petite Bibliothèque Rivages, Edition Rivages, 1990 127 Christophe Dejours. Souffrance en France. Paris : Editions du Seuil, L’histoire immédiate, 1998

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Quand le corps devient votre ambassadeur

Dans les années 1970, la mode psychologique était à la psychosomatie. Et je me suis délectée

comme beaucoup à cette époque à interroger les réactions de mon corps afin d’en tirer

premièrement des indicateurs et secondement des enseignements. Une phrase phare de cette

époque m’est encore en mémoire : « En quoi est-ce que cela m’arrange d’être malade ? » (à

ce moment précis, de cette façon-là, à ce niveau-là du corps, etc…). Cette façon de lire les

évènements corporels m’est revenue avec toute sa pertinence.

Après un mois de septembre chaotique et douloureux suivis de quelques semaines de

convalescence (être chez moi au repos), j’ai vite compris que mon corps avait parlé à ma

place. Qu’il s’était autorisé à donner ce coup d’arrêt salutaire, afin de prévenir une catastrophe

psychique plus importante.

Nietzsche, dans « Le Gai savoir »128, ne se demande-t-il pas : « La maladie ? Ne serions-nous

pas presque tentés de nous demander si nous pouvons nous en passer ? »

J’aurai, après coup, bien voulu me passer de ces quelques semaines douloureuses. Je sais

qu’une partie de ce temps a coïncidé avec l’inévitable souffrance liée à un deuil. Celui de mes

propres limites psychiques en termes d’absorption et du cortège de sentiments négatifs qui y

est lié : culpabilité, dévalorisation, perte d’estime de soi. Le deuil du fantasme de toute

puissance, de toute maîtrise, cela je l’ai décanté et objectivé grâce au Dufa. Parmi ces deuils,

celui aussi de quinze années d’amitié professionnelle avec la directrice de la structure dans

laquelle j’avais pris ce poste de cadre coordinatrice.

10.2 Combien pèsent 15 années d’amitié professionnelle dans un effondrement ?

Selon Donald Winnicott, « il y a deux sortes de personne, ceux qu’on n’a pas laissé tomber

quand ils étaient bébés et qui, dans cette mesure, sont prêts à avoir le goût de la vie et du

vivre. Il y a aussi ceux qui ont subi une expérience traumatique…entre les deux extrêmes, une

large proportion de personnes qui réussissent à cacher un relatif besoin d’ effondrement mais

qui ne s’effondrent vraiment que si l’environnement présente des caractéristiques favorisant

cet effondrement ». 129

128 Nietzsche, Le gai savoir. Paris : Gallimard, coll. « folio », 1987. 129 Donald D.Winnicott. Conversations ordinaires. Paris :Gallimard, 1988

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Une de ces caractéristiques pourrait bien être dans mon cas la perte d’une amitié

professionnelle qui me liait à la directrice130 de la structure où je travaillais. Une conjoncture à

priori très paradoxale, et une issue inenvisageable.

Comme évoqué chapitre 9, le secteur de l’aide à domicile, à partir des années 1990, bataille

pour retrouver lisibilité, identité et…financements. A.R. et moi sommes deux des quatre

directrices des associations parisiennes d’aide à domicile aux familles. Toutes les deux

diplômées Travailleuse familiale, ayant exercé quelques années avant de très vite accéder à

des postes d’encadrement dans notre secteur (notre dynamisme convaincant dans la

promotion de l’entraide au sens large et familial en particulier est redoutable). Nous

partageons le même pouvoir d’indignation devant l’immobilisme ou la frilosité des pouvoirs

publics dont nous dépendons conventionnellement. Lors des réunions, nous proposons

toujours une synergie de moyens, nos discours se complétant et se renforçant l’un l’autre,

avec des analyses de situations très concordantes. En deux mots, nous nous apprécions et

vivons un partenariat fructueux. En 1996, suite à mon départ d’une Fédération Nationale lié à

des choix familiaux, et souhaitant travailler à temps partiel, elle m’embauche sur un poste de

chargée de mission de création d’un nouveau service et nous fonctionnons ensemble à

merveille. Un an plus tard, elle sera navrée que je démissionne pour déménager à Marseille où

le poste de mon époux se développe. Puis ultérieurement, revenue sur Paris et ayant repris la

direction de mon ex-association, nous sommes à l’origine d’un projet de regroupement pour

nos deux structures. Nos conseils d’administration s’enlisant dans trois ans de pourparlers, je

démissionne de mon poste de directrice pour prendre le poste de cadre coordinatrice qui vient

de se libérer dans la sienne et qu’elle me propose.

La lune de miel - si j’ose employer cette expression sans qu’elle soit mal interprétée – sera de

courte durée. De trop grandes attentes de part et d’autre, illusoires en termes de disponibilité

nouvelle et de possibilité de partage de dossiers, et ce malgré quelques mois d’oxygène que

nous nous insufflons mutuellement. Mais à quel prix, en tout cas en ce qui me concerne. J’ai

encore plus de travail qu’avant et surtout je ne peux pas la décharger de ces dossiers novateurs

qui de plus me passionneraient. La frustration et la déception s’installent à vitesse grand V

pour arriver à ce qui sera pour moi un désastre d’épuisement et certainement pour elle une

grande déception.

130 Je la désignerai sous les initiales : A.R.

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Pas un seul instant nous ne nous parlerons franchement, nous si fortes pourtant en

analyse…L’immensité des attentes, l’imprévisibilité d’un tel écueil, la dynamique et

l’enthousiasme mobilisés durant trois ans sur ce projet de travail commun, auront

aveuglément occulté une étude sérieuse de faisabilité. Enfin, burn out, et rideau !

Pas une fois elle ne prendra de mes nouvelles : pudeur ? Peur que je ne lui jette à la figure le

dysfonctionnement évident de ce poste (avec un turn over si permanent qu’il ne peut

qu’alerter une direction), pour lequel l’absence d’un lien hiérarchique couplé au lien

fonctionnel pollue la fonction d’encadrement ? Indifférence générée par instinct de

protection ? Ou tout simplement une transformation de celle que j’avais connue si différente

de cette étrangère inhumaine, ne voyant plus l’individu sous la fonction ?

Alors, oui, cela a été une caractéristique (composante) de cet effondrement.

10.3 Guérir pour moi, c’est agir pour retrouver de la congruence

J’aimerai illustrer la congruence en ce qu’elle est fondamentale en termes de santé mentale

individuelle et en terme de cohérence dans la négociation par cette anecdote datant de mes

années de Permanente Nationale Fédérale.

Une congruence incongrue

Dans les années 1990, les fédérations nationales d’aide à domicile étaient au nombre de sept.

Celle que j’ai représentée de 1993 à 1996 était la FNAAFP131 dont j’était la Permanente

Nationale Famille. Cela signifiait que je m’occupais du réseau des 70 associations AFP132

adhérentes à cette Fédération. Une de mes missions consistait à promouvoir l’aide sociale à la

famille, ce qui m’amenait régulièrement ainsi que mes homologues des six autres fédérations

nationales à rencontrer les représentants du Ministère des Affaires Sociales.

Il était d’usage et de nécessité de se retrouver au moins une heure avant la rencontre afin

d’harmoniser nos argumentations et mandats politiques relatifs à la problématique sur

laquelle nous allions intervenir. Certains de mes homologues, étant depuis fort longtemps en

poste, gardaient en mémoire des anecdotes typiques d’une certaine image du militantisme

familial ; l’une d’elle est digne d’entrer dans mes annales professionnelles.

131 Fédération Nationale des Associations d’Aide Familiale Populaire 132 Aide Familiale Populaire

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Plusieurs années durant, un de ces permanents fédéraux, lorsqu’il se rendait dans les

ministères, arborait invariablement le même costume : pantalon de velours côtelé, chaussures

de cuir épaisses et surtout un incontournable Kway133 bleu marine.

Il faut préciser que nos interlocuteurs étaient très souvent soit des membres influents du

cabinet ministériel des affaires sociales, soit, lorsqu’il s’agissait de la DDASS134, de la

CNAF135, de la CNAM136, leur directeur général ou leur président en personne.

Et quelles que soient les personnalités rencontrées, l’immuable et incontournable Kway était

de sortie.

Inutile de préciser que l’apparence vestimentaire de ce collègue était tout à fait incongrue et

ne manquait pas de susciter – lors de l’entrée du groupe des familiaux - une surprise vite

doublée d’un certain dédain de la part des responsables institutionnels. Pour prendre une

expression simplificatrice : d’emblée cela fichait tout par terre ! Et les autres devaient ramer

à fond dans une attitude inverse – presque caricaturale – dans le but d’atténuer l’effet k way

en ventilant judicieusement dans une litanie très snobinarde au travers de leurs exposés et de

leurs remarques des : «mais bien évidemment » –« tout à fait » – « plait-il ? » –« mais

assurément » – « absolument » (particulièrement très en vogue à cette époque) – ...

Par contre, ce militant était lui-même en parfaite congruence alliant magnifiquement ses

valeurs de simplicité, d’authenticité et d’appartenance à son groupe d’origine (rural et de

gauche) avec son apparence extérieure.

De la congruence

La congruence peut se définir comme un état d’accord interne, lequel se caractérise par une

authenticité transparente, c’est-à-dire un accord entre ce que la personne est, ce qu’elle ressent

et ce qu’elle exprime.

Une posture congruente est indispensable à un thérapeute ou à un conseiller dans

l’établissement d’une relation avec un patient ou un usager, qui lui se trouve en état de

désaccord interne se traduisant par de la vulnérabilité et de l’angoisse.

Cette posture doit au moins être une réalité pendant la durée de l’entretien.

Carl Rogers137 dans l’explicitation de l’attitude non directive, introduit cette notion de

congruence comme une des conditions nécessaires et indispensables à son processus

133 Vêtement de pluie léger, si célèbre que la marque est devenue un mot générique pour désigner ce type de parka 134 Direction Départementale des Affaires Sanitaires et Sociales 135 Caisse Nationale des Allocations Familiales 136 Caisse Nationale des Caisses Primaires d’Assurance Maladie

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thérapeutique. En effet, selon lui, si le thérapeute arrive à créer, faire sentir un climat

d’acceptation inconditionnelle du client, dont participe cet état de congruence, alors il facilite

grandement le travail du client.

10.4 Le non respect des convenances dans une négociation avec des financeurs

institutionnels

Quand on parle du secteur d’aide à domicile, il faut savoir qu’il est directement issu des

mouvements familiaux concourant à la défense et à la protection de la famille. Pour mémoire,

c’est l’ordonnance du 3 mars 1945 qui va reconnaître la représentativité des organismes

familiaux – tel l’UNAF138 – ainsi que le rôle effectif des services issus de ces organisations

dans les domaines de l’information, de l’enseignement et de l’action sociale.

Bernard Escalère139 dans le « Guide de l’aide à domicile » écrit :

«La naissance de l’aide à domicile est issue d’un volontarisme citoyen, destiné à couvrir des

besoins portant sur des populations particulièrement fragilisées. Les pouvoirs publics ont

ensuite pris en compte ces besoins, au fil du temps, par la mise en place d’actions

programmées et de financements affectés.

Mais depuis la fin des années quatre-vingt, une réglementation généraliste a induit des

transformations et bouleversements, et engendré des conséquences qui ont contribué à

déstabiliser le secteur de l’aide à domicile dont les effets se font sentir encore de nos

jours. »140

La promotion d’une politique familiale s’incarnant dans des prestations et des services

susceptibles d’aider les familles en difficulté ainsi que la professionnalisation des salariés de

ces services relèvent même encore aujourd’hui d’un combat de haute lutte. Il n’est qu’à se

souvenir de la polémique liée à la journée de Solidarité, destinée – soit disant - à financer le

secteur de l’aide aux personnes âgées, polémique qui ne date que de 2005.

137 Carl Rogers (1902-1987) : psychologue et psychothérapeute américain 138 Union Nationale Des Associations Familiales dont le siège est sis 28 place Saint Georges à Paris 9ème 139 Bernard Escalère : Président de différentes association d’obédience familiale et impliqué dans le domaine de la gérontologie 140 Sous la direction de Florence Leduc, avec Bernard Escalère, Denis Mennessier, Bernard Ennuyer et Sylviane Fior. Guide de l’aide à domicile. Paris : Dunod,2001

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Revenons à notre K way : pourquoi cela m’a-t-il tant marquée que je le prenne en exemple

aujourd’hui ?

Parce que cela relève de l’importance que j’octroie à l’intelligence de situation. Il me paraît

fondamental de repérer les enjeux d’une situation ainsi que de l’implication de chacun, son

positionnement, dans ce qui va se jouer. Repérer les codes sociaux régissant la situation est

essentiel – si bien évidemment on se place dans une perspective de réussite.

10.5 Les situations incongrues liées à la notion de décalage

Aller à de telles réunions en jean et en basket ne me serait jamais venu à l’esprit. Cela aurait

pu d’ailleurs s’interpréter comme faute professionnelle. Là où l’apparence a une importance,

il faut s’y soumettre, même si l’on n’est pas dupe d’y jouer un rôle, qu’il est préférable

d’avoir identifié.

L’incongru est surréaliste, c’est ce qui nous faisait tant rire avec deux collègues de deux

autres fédération, nous rendant si complices ( l’un des deux d’ailleurs deviendra par la suite

mon époux) par l’humour de la situation lorsqu’on parlait du Kway. Et nous la remémorer, ce

cas d’école des familiaux, nous faisaient immanquablement repartir dans des fous rires

inextinguibles.

Ce qu’il advient d’être en décalage : drame ou cocasserie, selon les situations.

En l’occurrence, dans ce type de négociations auprès des institutions, en référence au combat

des familiaux dont l’objectif était la pérennisation des financements des services afin d’éviter

des fermetures de structures ou des licenciements, le Kway pouvait avoir des conséquences

désastreuses.

Savoir pourquoi on est là.

William I. Thomas141 en 1923 propose une « définition de la situation » : un individu agit en

fonction de l’environnement qu’il perçoit, de la situation à laquelle il doit faire face, mais il

définit également chaque situation de sa vie sociale par rapport à ses attitudes et à ses

croyances préalables, qui lui permettent d’interpréter et de donner sens à son environnement.

« La définition d’une situation prend donc en compte l’ordre social mobilisé dans l’action

présente, en même temps que l’histoire personnelle d’un individu. Elle est toujours le résultat

d’un conflit entre la définition sociale que nous fournit la société et notre définition

« spontanée » de la situation présente. » Ce conflit présidant à la définition de la situation.

141 William Isaac Thomas (1863-1947) : sociologue américain

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Alain Coulon, lors de son intervention sur l’ehtnométhodologie, nous a fait une démonstration

de breaching. Suite à son exposé sur la notion de rupture dans les ethnométhodes, certains

dufistes ne comprenaient pas tout à fait ce qu’il voulait dire : il a alors quitté dans une fluidité

toute naturelle sa chaise et est monté sur la table. A l’expression interloquée de ces

camarades, j’ai réalisé qu’ils avaient – enfin – compris ce dont il voulait parler.

L’authenticité de sa posture, tout un programme. Dans les situations d’accueil et d’animation,

il me semble que cette congruence, révélant un état d’être à l’intérieur de soi, – ou l’absence

de congruence -se perçoivent très facilement de l’extérieur, et ce quels que soient les publics

auxquels on s’adresse ; c’est une évidence importante à intégrer dans un quotidien de

formateur. S’associant à la congruence de l’accueillant, l’indispensable écoute sensible. Aux

risques de n’être ni crédible, ni légitimé dans son action.

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Chapitre 11 - TEMPORALITE - EXILS

Peut-être sa lenteur était-elle due au temps, je ne sais pas,maisquandjeletouchaipourvoirsaréaction,m’attendantàlevoirfuircommel’éclair,ilsecontentad’agiterlecorps,puisilsemit à avancer d’un pas lent. Il poursuivit son cheminpéniblement jusque dans la touffe de fougère. Je découvrisplustardquecelézardétaitunesalamandre.KennethWhite142

11.1 Le temps « circulaire » Mai 2008. J’ai quitté les eaux calmes de la Mission locale143de Bagneux- qui s’appelle

Archimède - pour me rendre à Paris 8. C’est un temps entre printemps et été, douceur de l’air,

douceur des lumières ; l’université en est toute transformée, clean, calme et claire. J’entre

pour m’inscrire à la Bibliothèque car je vais avoir besoin d’ouvrages pour l’aspect recherche

théorique de ma thématique. Cela fait plusieurs mois que je m’invite à le faire, mais c’est

aujourd’hui que ce désir, ce besoin, se mettent en marche, en acte ; j’apprécie ce concept du

temps circulaire : en fait je fonctionne profondément selon cet aspect de la temporalité.

Lorsque les circonstances le permettent, bien évidemment. Cette distinction entre la

temporalité, circulaire ou chronologique, a été clairement évoquée par Boniface Nguessa lors

du module sur l’Afrique ; j’y avais été tout particulièrement attentive. La plupart des africains

venant en Europe occidentale sont saisis par ce qu’ils essaient de définir comme une

accélération du temps. L’une des deux différences fondamentales qu’ils évoquent dans la

confrontation de leur culture et de la nôtre : la gestion du temps ; la seconde étant le poids de

la famille.

Patrice Passy est directeur du cabinet MIQ, spécialisé en intelligence économique et en

management culturel. En août 2008, il était l’invité d’Olivia Gesbert sur France Inter dans

son émission Cha Cha Tchatche.144 La place du dialogue interculturel dans une perspective

d’ordre économique est le thème de cette émission ; étant précisé que l’année 2008 a été

désignée comme l’année européenne pour le dialogue interculturel. L’animatrice a bâti son

émission à partir d’une question : « Changer les regards, apprendre à connaître l’autre, est-

ce que ça s’apprend ? Certains pensent que oui, il y travaillent. » Pour Patrice Passy, passer 142 Kenneth White. Lettres de Gourgounel. Paris : Les presses d’aujourd’hui, 1979 143 Mission Locale de Bagneux : un de mes terrains de stage, spécialisé dans le conseil aux Jeunes de 18 à 25 ans en termes d’orientation, d’emploi et de formation 144 Olivia Gesbert. France Inter, émission cha cha tchatche : dans quel monde vit-on ?,1er août 2008

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d’un code culturel à un autre dans le cadre des échanges liés à des activités économiques entre

l’Afrique et l’Europe, est un enjeu majeur des réussites entreprenariales. Son cabinet propose

des formations au management des diversités franco-africaines. Se basant sur un diagnostic

culturel des stagiaires, tout un travail sur les représentations ainsi que des apports de

connaissances sur les cultures des pays africains francophones sont engagés afin de réduire

l’écart des malentendus – voire des incompréhensions – pouvant entraver les relations

humaines et commerciales lequel les partenaires avec lesquels ils souhaitent travailler. Un des

aspects largement abordé car essentiel dans la compréhension des fonctionnements

organisationnels est la notion de gestion du temps. Il en donne un exemple typique dans cette

anecdote :

« Un directeur pédagogique qui reçoit un élève (africain) lors de l’examen avec deux heures

de retard : il va poser la question à ce dernier :

- Pourquoi êtes-vous en retard ?

- J’étais allé chercher mon père à l’aéroport.

- Mais vous pouviez lui donner l’adresse et qu’il prenne un taxi !

- Non c’était un devoir moral. J’avais l’obligation d’aller chercher mon père à

l’aéroport quitte à traiter le sujet en une heure au lieu de trois.

Et le directeur était très choqué car pour la première fois il était en face d’une différence

culturelle. »

Dans un cadre interculturel, si certains fondements des relations sociales, ne sont pas

explicités et appréhendés, alors concrètement les comportements des uns et des autres ne

seront pas compréhensibles, et adieu une possible négociation.

Cela ne s’acquiert réellement que par un travail sur soi-même, fortement accompagné par des

formateurs possédant les deux cultures et les ayant étudiées dans la perspective de l’objectif

visé.

11.2 Comment se saisir d’un temps circulaire ?

Je n’avais jamais encore si nettement pris conscience que ma gestion du temps était circulaire

et non chronométré. Mettre au jour des concepts, relier ses comportements personnels à des

concepts depuis bien longtemps par d’autres explorés, rejoindre la banalité des

fonctionnements humains mais non moins intéressants parce que partagés. Se sentir proche

des Africains par ce laisser-porter de l’action par le temps. Le temps idoine, le temps adéquat,

le temps qu’il faudra lorsqu’il sera temps de faire, cette action, ce projet, ce désir…

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J’avais détesté l’expression très en vogue sous le Président Mitterrand : « Laisser du temps au

temps » (pour moi cela était aussi idiot que dire dans de l’eau il y a de l’eau…) mais

aujourd’hui , je l’entends d’une autre manière qu’hier. Elle est maintenant habitée, enrichie,

sublimée par la compréhension que j’en ai aujourd’hui par – non la découverte car j’en avais

intuitivement la connaissance – mais la conscientisation de cette connaissance, celle de

l’existence d’un fonctionnement lié à une temporalité circulaire.

J’ai une propension à errer à l’intérieur du temps. Cette période actuelle de chômage me

permet de la retrouver, prouvant si besoin était qu’existe du positif dans chaque épreuve

traversée. Errer à l’intérieur du temps signifie pour moi bâtir l’éternité dans l’instant. (Je

m’inspire du slogan se voulant novateur et accrocheur dans la vitrine des Pompes Funèbres

proche de mon domicile et qui m’a fait beaucoup rire : « bâtir l’éternité du souvenir »…) Se

rapprocher de la sagesse de l’ici et maintenant. Pas facile d’habiter l’instant ni d’habiter un

désir. Pas si facile que ça d’errer. La notion d’errance, selon la demande d’une camarade

ayant choisi cette notion comme thème de recherche, je l’avais caractérisée spontanément, à

sa demande investigatrice, comme suit : « être en quête de quelque chose que je pressens

mais que je ne connais pas et par conséquent explorer dans un ordre aléatoire un territoire.

En deux mots plus ramassés : une quête aléatoire. Voilà, je crois que tu voulais quelque chose

de spontané ? j'y ajouterai une pincée de connotation de voyage à l'aveuglette qui n'est pas

pour me déplaire. »

Des correspondances avec le corps ?

Howard Buten145 lorsqu’il a affaire aux objets qui se trouvent dans la loge du théâtre dans

lequel il va donner son spectacle de clown indique qu’il passe par l’étape de « sentir

l’espace ».Il entend par cela le fait de sortir tous ses objets et accessoires nécessaire à sa

préparation physique, et en se baladant dans la pièce, de commencer « à sentir où je dois

placer tel objet, quelle chaise il vaudrait mieux sortir, quelle table orienter. Mon arrangement

change de loge en loge (…) »146 et ainsi finaliser leur disposition. Il juge que celle-ci est

convenable par l’arrivée d’une sensation de bien-être, un bien-être physique, corporel, une

sorte de « détente musculaire, voire viscérale, sans contenu psychique apparent. Plus j’y

réfléchis, plus toute explication « psychologique » me semble superflue. » Ce mécanisme

perceptif pour lui, l’homme de sciences, n’est pas élucidé ; mis à part de constater l’évidence

que nous n’avons pas toujours pleinement conscience de ce que nous percevons. « Peu

145 Howard Buten : psychologue clinicien, spécialiste de l’autisme et romancier 146 Howard Buten. Il y a quelqu’un là-dedans, des autismes. Paris : Odile Jacob, 2003

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importe la matérialité d’une situation, ce qui compte, c’est l’impression qui apporte le bien-

être » dira-t-il plus loin.

Avec un corps secret ?

Oliver Sacks estime en tant que neurologue qu’il existe – en sus des cinq sens communs à

partir desquels nous construisons le monde sensible – d’autres sens plus secrets, plus

méconnus. Des sens inconscients, automatiques, que les victoriens ont vaguement appelés

« sens musculaires » pour désigner des récepteurs situés dans les jointures et les tendons

permettant la conscience de la position relative du tronc et des membres. Dans les années

1980, on les baptisé du nom de « proprioception ». Tous ces mécanismes et organes de

contrôle réceptifs et réflexes complexes par lesquels les corps s’alignent et s’équilibrent

correctement dans l’espace sont loin d’être parfaitement connus. Peut-être ont-ils leurs rôles

dans la compréhension de ces sensations de bien -ou de mal- être qui nous semblent dans

certaines situations toujours un peu mystérieuses.

Pour revenir à cette sensation de détente décrite par Howard Buten dans son appropriation

spatiale de la loge, je la rapproche de qu’il décrit - toujours dans le même ouvrage - comme

celle « d’avoir l’esprit tranquille » après une prise de décision. La détente est un processus

somatique ; un relâchement de tension musculaire ou viscérale, précise-t-il, lié à la baisse

ponctuelle des activités intellectuelles, voire cognitives, nécessaires à telle ou telle situation. Il

propose même un ordre différent des évènements, entre l’information somatique et la

réflexion intellectuelle, mais cela nous entraînerait dans un autre débat pour lequel je suis loin

d’être outillée !!!

Le bien-être que je ressens lorsque j’ai pu traiter une situation selon ma temporalité circulaire

pourrait relever de ces perceptions particulières. Une gravure, image, carte postale prenant

telle place sur le mur après un séjour de plusieurs semaines, voire plusieurs mois, sur le

buffet ; un dossier semblant négligé quelque temps puis instruit et envoyé à un certain

moment ; un contact à prendre – ou à reprendre – avec telle personne du cercle amical,

familial ou professionnel ; ne s’inscrivant pas dans le traitement logique chronologique de

l’intentionnalité originelle (oui, il faut que j’affiche cette image qui me plait, oui je dois

finaliser ce dossier important, oui, il faut que j’appelle untel…) relèvent d’un autre schéma

perceptif du temps ou de l’espace. Et s’il échappe à Howard Buten, qui précisons-le, est un

éminent psychologue spécialiste de l’autisme, et alimente toujours les recherches des

neurologues, comment pourrais-je y accéder ?

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La gestion de temps différents dans un travail collectif

Line, dans notre groupe de travail séminaire, propose assez rapidement lors de nos premières

séances de travail d’élaborer un rétro-planning des objectifs et taches associés à la réalisation

du module. Avec application, nous bâtissons une trajectoire jalonnée d’étapes datées

d’objectifs que nous caractérisons. Un peu comme des œufs (parfois gros) datés dans leur

boîte. Inutile de préciser que l’omelette finale n’aura pas grand chose à voir avec la

proposition initiale si ordonnée méthodologiquement de se saisir de tel œuf à tel instant. Une

trajectoire se définit selon des lois de dynamique connues ; l’élaboration d’une recherche,

dont chaque élément, même s’il est globalement identifié, ouvre sur une exploration

intellectuelle et factuelle et ne peut être de fait qu’un parcours, et non suivre une trajectoire.

Il faut ainsi sortir de la logique procédurière et entrer dans une logique de processus, inscrit

dans la durée.

11.3 Jean Rouch, une sublime acculturation

Lors du module sur l’Afrique, nous sommes plusieurs à évoquer l’œuvre de Jean Rouch147,

cet ethnographe et cinéaste français qui a tourné dans de nombreux pays, s'intéresse à la vie

quotidienne, aux rituels, aux scènes de magie, et fait découvrir l'Afrique. Ses fictions

ethnographiques filmées choquent, et renouvellent l'art du documentaire. Il revendique le

droit à la subjectivité et témoigne une sympathie et un respect profond pour les individus qu’il

a filmés.

Dans le même temps, sur Arte148 passe le reportage sur la cérémonie de son enterrement

Dogon.

Jean Rouch, trois ans après son décès accidentel en 2004 au Niger et son inhumation en

France, a pu être enterré rituellement par les Dogons, ceux-là mêmes qui l’avaient surnommé

« le griot » , connu et reconnu comme un des leurs. J’ai trouvé cet événement magnifique : le

rituel long et compliqué mais explicité à chaque étape par sa veuve également impliquée en

tant qu’africaine. Là, comme tout rituel qui se respecte, les trois jours de cérémonie sont

orchestrées en séquence plus ou moins chronométrée selon les étapes du rituel, mais chaque

étape obéit à son propre temps, circulaire celui-là, et cette intrication des temporalités en fait

147 Jean Rouch ( 1917 – 2004) : cinéaste français, considéré comme le créateur d’un sous-genre de la docufiction : l’ethnofiction 148 Arte : chaine publique de télévison française

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un rite de passage hautement existentiel. Pleurs, lamentations, danses, simulacres de combats,

sacrifices, rythment le parcours du défunt ; dans le cas de Jean Rouch un mannequin habillé

par des vêtements lui ayant appartenu, apportés par sa veuve, l’incarne symboliquement.

Marcel Griaule149, citoyen Dogon, avait été le seul blanc enterré selon ce rituel avant Jean

Rouch.

Claude Lévi-Strauss disait de Marcel Griaule, premier blanc à avoir été enterré selon le rituel

Dogon, : « Il n'y a pratiquement plus de grand problème de l'ethnologie que nous ne puissions

traiter sans nous référer à l’œuvre de Griaule. Aviateur émérite, homme d’action, Marcel

Griaule (1898-1956) reste le modèle de l’ethnologue à la française, soucieux de conserver

des traces de civilisations brillantes sur le point de disparaître. Entièrement dévoué aux

cultures africaines, il avait choisit le pays Dogon, au Mali comme sa terre d'élection,

délivrant quelques uns des secrets de cette civilisation cachée (…) ».

Livres de voyages

Je retrouve au travers de ce module certaines de mes lectures et découvertes antérieures : c’est

par Michel Leiris que je suis arrivée à découvrir Marcel Griaule, et je trouve aujourd’hui

l’amitié qui lie ce dernier et Jean Rouch – en effet ce que je ne savais pas c’est qu’en 1953,

Jean Rouch alors chargé de recherches au CNRS, crée le Comité du film ethnographique avec

entre autres, Marcel Griaule, André Leroi-Gourhan Henri Langlois et Claude Lévi-Strauss.

J’ai toujours aimé ces liens que tissent entre elles les connaissances qui se croisent et

s’approfondissent tout au long d’une vie. Malgré l’évidence du lien existant entre ses propres

apprentissages et ses centres d’intérêts personnels. Le leit-motiv de ma vie pourrait bien être

ma foi le bonheur de l’observation et de la diversification. Mais jamais des études trop

abouties, trop validées, trop approfondies ; un peu telle une présence rassurante dans la pièce

d’à côté , une porte qu’il suffirait juste de franchir pour trouver plus de connaissance, plus de

certitude, plus d’assise, mais que rester dans cet entre-deux permet au goût de l’aventure et de

la potentialité de prendre une saveur particulière. A moins que cela ne caractérise tout

simplement une immense paresse.

Je ne sais si j’ai bien saisi le concept de la multiréférentialité cher à René Barbier, mais il me

semble en avoir humé la quintessence.

149 Marcel Griaule (1898-1956) : aviateur et ethnologue français

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11.4 Exil

Si Jean Rouch, et Marcel Griaule avant lui, avaient réalisé une acculturation remarquable dans

la société Dogon, il n’en est pas de même pour nombre d’immigrés vivant à nos côtés,

déracinés, souffrant de cet exil, et dont les enfants nés en France rencontrent des difficultés

dans leur construction identitaire. Selon Tony Gatlif, cinéaste, réalisateur du film « Exils »

dont je vais parler ci-après, « Les terres natales ne sont pas forcément étrangères et

lointaines. Pour ceux, comme moi, qui n’ont pas vécu ce type de déracinement, une terre

natale existe bel et bien, odorante et mystérieuse comme toutes terres d’enfance. La retrouver

et la parcourir relève du récit de vie. C’est cette quête initiatique qu’il permet de réaliser,

voyage investi d’analyse et formalisé par écrit ».

Pourquoi parler d’un film que l’on n’aime pas ?

Je vais parler d’un film que je n’aime pas mais dont la question centrale est la quête de ses

racines et de l’importance fondamentale de cette investigation dans la construction de soi.

Est-ce que s’approprier une réflexion est en relation avec la capacité de la transformer en

quelque chose d’utile, de consommable, pour soi-même ? Est-ce que l’on ne s’approprie que

ce qui, à un moment donné, peut vous être directement utile et ainsi utilisable ?

Je suis encline à le croire. Ainsi j’utilise un film que je n’aime pas pour illustrer le concept de

l’appropriation incontournable si on évoque les notions d’acculturation et d’intégration.

Par deux fois, je mentionne que je n’aime pas ce film réalisé en 2004 « Exils »150. Avant de

m’en expliquer, je me suis posée la question de savoir pourquoi ne pas avoir choisi parmi les

nombreux films traitant de cette thématique, un par exemple que j’aime particulièrement

comme celui du cinéaste israélien Eytan Fox « Tu marcheras sur l’eau » ? Dans lequel, de

surcroît, à la quête des origines culturelles, s’ajoutent indirectement celle de la quête des

origines sociales familiales et de l’appartenance à un pays dont l’histoire a été bouleversée par

un génocide ?

Eh bien parce que je voulais du neuf, du nouveau. Profiter de ce temps de formation et de

formulation pour aller un peu à mon encontre, « leaving the beaten tracks»151, investiguer ma

négatricité.

150 Production Princes films– lequel avait obtenu le Prix de la mise en scène à Cannes cette année-là. 151 Expression anglaise : quitter les sentiers battus

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Le sujet du film et l’enjeu pour son cinéaste

Le texte sur la couverture du DVD résume le film ainsi : « Un fils de pieds noirs et une fille

d’immigrés se lancent dans un « road movie » initiatique sur la terre que leurs parents ont

dû fuir autrefois. D’une rencontre à l’autre, d’un rythme techno à un air de flamenco, Zano et

Naïma refont à rebours le chemin de l’exil. Avec, au bout du voyage, la promesse d’une

reconquête d’eux-mêmes ?»

Tony Gatlif, en parlant de son film, dit que c’est « un film nomade, un film gitan, un film de

voyageur » ; que « si on ne connaît pas son passé, comment arriver à se projeter dans

l’avenir ? » ; qu’« ils (Zano et Naïma ) vont chercher des plans en Algérie, comme on va

chercher les plans d’une machine pour savoir comment réparer quand ça tombe en panne.»

Ces explications de Tony Gatlif, elles lui sont à fleur de peau. On comprend que revivre à

travers ces personnages ce retour au pays d’origine lui a été parfaitement douloureux dans la

réactivation de sa propre quête de la terre natale, lui né en 1948 d’une mère gitane et d’un

père arabe dans la banlieue d’Alger, pays qu’il a quitté adolescent pour la France dans des

parcours d’errance et de marginalité.

Il explique aussi que ce film n’est pas né d’une idée, “ mais du désir de me pencher sur mes

propres cicatrices. Il m'a fallu 43 ans pour retourner sur la terre de mon enfance – l'Algérie –

7 000 kilomètres sur la route, en train, en voiture, en bateau, à pied et 55 000 mètres de

pellicule”.

Je n’aime pas la façon dont est filmée la sensualité exubérante et juvénile des deux

protagonistes, qui me semble artificielle, certains plans hautement symboliques le sont très

lourdement, et la marginalité un peu folle qui devrait se dégager d’une manière attrayante et

libre, retombe par manque de réel lyrisme et d’authenticité. En un mot je ne suis pas sensible

à l’esthétisme de ce cinéaste bien que tous les thèmes qu’il aborde me séduisent

profondément. Sans parler du jeu - et de la voix - de l’actrice Lubna …qui m’insupportent

constamment.

Mais les débats attenants au film sont passionnants.

Ces réactions et débats autour de la quête et la transmission d’identité chez des personnes

dont deux d’entre elles sont d’origine pied-noir152 compliquent d’autant les réflexions qu’elles

mènent quant à ce rapport à leurs origines .

152 pied-noir : Français d’origine européenne installé en Afrique du Nord et plus particulièrement en Algérie, jusqu’à l’indépendance.

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121

Clarine B… Fille de pieds-noirs née en France est sociologue ; Mohammed I…Fils

d’immigrés marocain né en France est scénariste ; Marie C… Fille de pieds-noirs, née en

Algérie est documentaliste. Tous trois vivent en France et abordent des thèmes de réflexion

qui leur sont transversaux. Les quelques idées décrites ci-après sont faites à partir de leurs

échanges.

Faire le trajet des parents dans l’autre sens à contre-exil

Mohamed a fait ce voyage au Maroc vers ses vingt-deux ans. Pour aller sur la trace de ses

parents, de ses grands-parents. Il s’attendait à trouver quelque chose dans cette démarche. En

fait, il dit n’avoir rien trouvé : qu’il est rentré chez lui et que rien n’avait bougé.

Mais il rajoute que c’est bien plus tard qu’il en a profité, de cette démarche...Mais cela est

pour lui du domaine de l’indicible.

Le mythe du retour

Clarine qui se réfère à des travaux qu’elle effectue auprès d’enfants pieds-noirs, mais sans

expliciter dans quel cadre, a beaucoup réfléchi sur le fait de revenir sur la trace de ses

origines. Dans une Algérie fantasmée, qu’ils ont tous plus ou moins rêvée. Ce qui lui a paru

remarquable, c’est qu’ils se désignent comme enfants de pieds-noirs, mais qu’ils ne sont

(surtout) pas pieds-noirs. Parce qu’être pied-noir, cela implique d’être né en Algérie, et dans

une Algérie coloniale. Ainsi pour eux, le retour est possible en Algérie mais pas dans

l’Algérie coloniale qui n’existe plus mais reste mythifiée par les parents ; et c’est doublement

traumatique pour ses enfants : dans ce voyage, ils sont venus chercher quelque chose qu’il ne

retrouve pas mais à la fois qu’ils sont heureux de ne pas retrouver car la colonisation est loin

d’être glorifiée.

La quête identitaire

Mohamed dit que ce sont les parents qui font le lien avec les origines, mais s’interroge sur ce

qui se passera lorsque les parents ne seront plus là, n’étant pas éternels. Il donne l’exemple de

la circoncision des garçons qu’il estime hyper compliquée, se questionnant sur le sens d’un tel

acte : est-ce fait par tradition ? « Mais si loin du pays de ces traditions, comment expliquer

cela à son gamin, sur ce que toi tu transmets à travers cela ? Si tu n’as pas fait la démarche

d’aller voir là-bas, d’aller voir d’où tu viens, ou si tu n’est pas d’accord avec ce que tu

contribues à perpétuer, quel sens ça a ? » Pour lui, sa génération est dans ce problème : qui

est-on et qu’est ce qu’on transmet.

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Il continue en espérant que ce voyage initiatique, son fils né en France le fera. Au motif que

c’est la seule manière de se débarrasser du fantasme qu’il peut représenter et qu’on ne peut

rien opposer à un fantôme, on ne peut pas se battre contre lui. Qu’il faut aller voir des choses

tangibles, se rapprocher de la réalité.

Marie, quant à elle, parlant des beurs allant en Algérie, dit qu’ils sont largués au niveau des

repères... Elle dit alors cette chose surprenante : que même se sentant rejeté, on peut se sentir

chez soi. Fait-elle référence à des sentiments personnels, elle née en Algérie et qui y a fait ses

études, et vivant maintenant en France ?

Mais le plus intéressant à mes yeux est ce que va rapporter Clarine à propos de ces travaux.

Etre Méditerranéen

Certains descendants de pieds-noirs assument le fait d’être des hybrides identitaires, des gens

qui ont accepté de ne pas être français, de ne pas être maghrébin, de ne pas être pied-noir…

mais d’être méditerranéen, c’est-à-dire assumer d’être tout et rien à la fois, et prendre du bon

de chaque côté et arrêter cette poursuite de la pureté du sang comme une fixation…

J’ai estimé la synthèse de ces témoignages comme hautement représentative des nombreuses

familles immigrées que j’ai croisées durant mes activités professionnelles pendant de

nombreuses années. Les différences culturelles s’expriment dans des dimensions

spécifiques : la langue, le système de parenté, la question des genres, de l’éducation, etc…

Elles ne s’imposent pas qu’aux habitants de la terre d’accueil mais se posent également à

l’intérieur des foyers en interpellant les enfants d’immigrés.

Inutile d’insister sur la complexité de telles problématiques ; peut-être reconsidérer la notion

d’identité pouvant y inclure des espèces nouvelles, un peu comme une mutation identitaire, à

l’instar de ces hybrides identitaires décrits ci-dessus, permettra d’y voir plus clair et plus

large ?

Puis-je ressentir la souffrance de la perte – ou du manque – de ses terres natales ? Non, car je

vis sur la terre où je suis née. Mais ce qui relève de la perte – ou du manque – il est de

nombreuses circonstances dans la vie où on y est confronté.

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Telle celle de la perte d’un amour :

Comme semble difficile

De vivre au loin

Maintenant

Difficile de vivre ici,

Avec ce visage aimé

Qui paysage mon âme

Ma joie est en voyage

Là où la mer murmure ses couleurs153

153 Poème personnel

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124

Chapitre 12 – CORPUS THEORIQUE

«Queceluiquidéplacelesmontagnesdéplaceaussilesvalléesetlefonddesvallées»Nietzsche154

12.1 Transformation de soi Il a bien fallu, à un moment de ce mémoire voyageur, aller voir du côté des chercheurs

savants ayant étudié la question de la transformation, cela faisant partie intégrante de la

commande. De plus, ayant largement explicité dans le chapitre motivation comment le besoin

et l’attrait de la nouveauté me taraudaient dans cette recherche de sas transitionnel et de

changement à ce moment de ma vie ante Dufa, je livre ci-après le résultat de l’imprégnation

issue de cette plongée savante. Si y plonger n’a pas été une difficulté, m’ayant adonné à mon

processus habituel d’exploration, c’est à dire partir de pistes déjà esquissées par mes mentors

– « Il va falloir bien cerner le concept… » puis surfer à la dérive (safran relevé)155 dans des

recherches bibliothécaires, le retour à la rive en me raccrochant aux berges de ce mémoire ne

sera peut-être guère probant pour le lecteur. Grand indulgence est donc ainsi requise. 12.2 Les endocepts, ces drôles de bêtes ! Isaac Getz156 et Todd I. Lubart157 ont élaboré une théorie de la transformation de soi fondée

sur l’importance fondamentale de la créativité et de l’émotion dans un tel processus. Ils l’ont

exposée dans le chapitre intitulé « Le rôle de l’émotion dans la transformation créative de

soi » du livre de Jean-Marie Barbier et Olga Galatanu : « Action, affects et transformation de

soi. »158

Par transformation de soi, il faut entendre ce qui peut modifier les valeurs primordiales, les

opinions et le comportement durable d’un individu qui procède de ces valeurs/opinions. Il

peut y avoir différents types de transformation de soi : « l’ordinaire » serait une

154 Frédéric Nietzsche(1844 -1900) : philosophe allemand 155 Safran : pièce plate qui constitue la partie essentielle du gouvernail sur laquelle agissent les filets d’eau. 156 Isaac Getz : professeur à l’Ecole supérieure de commerce de Paris 157 Todd I.Lubart : maître de conférence à l’université Paris V (psychologie) 158 Jean-Marie Barbier et Olga Galatanu. Action, affects et transformation de soi. Paris : PUF, 1998. Education et formation, biennales de l’éducation.

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transformation du soi défini ci-dessus qui irait dans des directions attendues par la culture et

la société et « l’éminente » qui irait dans des directions allant à l’encontre des valeurs

dominantes de la culture et de la société.

Concernant le processus de transformation de soi, plusieurs propositions sont avancées le

concernant par la littérature psychologique dont les suivantes : à côté du soi actuel, il existe

un autre soi, souvent considéré comme « supérieur » , harmonieux ou idéal ; l’hypothèse que

« les gens sont motivés pour se rapprocher de ce qu’ils devraient ou aimeraient idéalement

être » ; tous les individus ne seraient pas capable de s’engager dans la transformation de soi,

celle-ci requérant des aptitudes spécifiques. Getz et Lubart synthétisent ces différentes

propositions ayant - eux- fait l’état de la question, de la façon suivante : « parce que la

motivation de la transformation de soi est présente chez chacun, le soi actuel peut être

transformé en soi supérieur mais à condition que l’individu fasse un effort délibéré et qu’il

soit pourvu d’aptitudes ou de ressources spécifiques ». Cette description généraliste n’étant à

prendre que comme telle, très généraliste, nos deux chercheurs parfaitement conscients que

des phénomènes complexes et dynamiques entrent en jeu dans les étapes d’un processus de

transformation de soi. Ce qui m’a intéressée est leur proposition d’approche émotionnelle « susceptible d’examiner

ce processus de transformation de soi ». Les émotions étant impliquées dans la production

d’une action nouvelle pour le soi par un mécanisme psychologique spécifique qu’ils décrivent

comme mécanisme de résonance émotionnelle.

Lien entre l’émotion et le soi

Partant d’études concernant le lien entre l’émotion et le soi, ils redonnent quelques points de

vue à ce propos : selon Averill et Nunley (1992) « Un événement qui ne touche pas de façon

quelconque le soi d’un individu ne provoquera pas d’émotion » ; selon Mischel et Shoda

(1995) que les informations importantes pour un individu comme les opinions sur le soi sont

chargées d’émotion ; selon Monteil (1993) que l’activation des souvenirs autobiographiques

s’accompagnent des états émotionnels correspondant à ces souvenirs ; selon Miall (1986) que

la voie émotionnelle est plus efficace que la voie cognitive pour accéder aux items de la

mémoire associée au soi. Se référant aux travaux de Piechowski pour lequel l’implication de

l’émotion et du choc émotionnel dans la transformation du soi sont évidents, ils les

synthétisent comme suit : « le processus de transformation vers le « vrai » soi débute par une

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surprise ou un choc par rapport au monde et au soi actuel », ce choc menant à une conscience

de soi plus importante. Par contre, « seul un individu émotionnellement doué va réussir dans

ce processus de transformation de soi ».

Laisser ses vieux patterns de pensée et de sentiment à la porte

Magai et Nusbaum (1996) impliquent l’émotion dans la dynamique de transformation de soi.

Selon elles, l’individu vivant une expérience négative ou positive très chargée

émotionnellement , est dans l’état « d’être prêt » à la transformation de soi. Le choc ou la

surprise, en suspendant l’emploi de ses vieux patterns de pensée et de sentiments, permettrait

à de nouveaux concepts et percepts d’être accessibles à la conscience. Et un travail de soutien

interpersonnel pourrait permettre qu’ils deviennent partie intégrante du soi transformé.

Miall (1986) en décrivant le lien soi-émotion, montre que « la voie émotionnelle est plus

efficace que la voie cognitive pour accéder aux items de la mémoire associée au soi. »

Une autre description, qui a tout particulièrement retenu mon attention – on se souviendra de

l’accident de parcours négatif de burn out que j’ai vécu – ,est celle d’Averill et Morgan

(1992) indiquant comment les sentiments négatifs peuvent conduire à une transformation de

soi.

« Dans leur description, la transformation de soi débute par un changement potentiel ou

actuel dans la situation d’un individu ou par un défi lancé aux valeurs/opinions de cet

individu. »

L’état de confusion, d’émoi (turmoil) ou de dépression qui est associé à ce changement, ces

états négatifs vont laisser progressivement place aux « sentiments vrais », tels l’amour de soi,

l’amour, la perte ou la colère. Cette étape où ces états initiaux de confusion ou de dépression,

complexes, « flous » et transitoires tendent à être clarifiés et résolus et celle où ces états

émotionnels négatifs sont clarifiés et résolus en sentiments vrais, ont fait l’objet de leur étude.

Ils décrivent ces émotions transitoires en termes d’endocepts : structures de mémoire qui

résultent de cognitions préconscientes acquises par l’expérience. Ils suggèrent qu’un

processus endoceptuel, « processus associatif qui implique les intentions de résolution de

problème » agit afin de résoudre les endocepts en sentiments vrais et ainsi recompose le soi.

Ils concluent en affirmant qu’en général, cette étape est « de nature profonde, intense et

incontrôlée, caractéristique du traitement préconscient créatif .»

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Une des mots clés de la théorie de Getz et Lubart est ainsi lâché : créatif.

Un des liens potentiels entre transformation de soi et créativité donne à considérer la

transformation de soi comme processus créatif lui-même, étant, comme pour Averill ou

Piechowsky, une résolution créative de problèmes.

Ce que soutiennent au travers de leur théorie Getz et Lubart, impliquant tout autant l’émotion

que la créativité comme fondement du processus de transformation de soi, lequel se

caractérisant par la production d’une action nouvelle pour le soi. La présentation schématisée de leur théorie

Les auteurs explicitent – fort heureusement - certaines étapes du schéma.

La production d’une nouvelle action pour le soi est générée par un mécanisme psychologique

de résonance émotionnelle. (Moi, j’appellerai cela un sas).

Ce modèle met en jeu trois composantes : a) les fameux endocepts, qui représentent des

émotions idiosyncrasiques159 acquises par l’expérience, attachés dans la mémoire à des

concepts, images, représentant des objets, personnes, ou des évènements vécus par l’individu ;

b) «un mécanisme automatique de résonance qui propage un profil émotionnel d’un endocept

à travers la mémoire et active d’autres endocepts ; c) un seuil de détection de résonance qui

détermine si un endocept activé par la résonance entre dans la mémoire de travail. »

159 Idiosyncrasie : manière d’être particulière à chaque individu qui l’amène à avoir des réactions, des comportements qui lui sont propres.

ÉTAPE 1 ÉTAPE 2 ÉTAPE 3 ÉTAPE 4

PROCESSUS DE TRANSFORMATION DE SOI

représentation

conceptuelle d’une situation différente

MÉMOIRE

résonance endocept

représentation conceptuelle

de la situation

endocept

Production d’une action nouvelle pour le soi

par analogie avec une autre action

Intégration non-réussie de la nouvelle

action dans le soi actuel

Transformation

du soi actuel

Expérience d’une

situation sans action suggérée par le soi

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Concernant (a), ils définissent le concept, non comme la représentation d’un terme générique,

mais comme la représentations spécifique d’un objet, d’une personne ou d’un événement vécu

par l’individu. Ils considèrent les émotions en tant que constructions organisées par des

facteurs biologiques, sociaux et psychologiques.

Concernant (b), contrairement à celui de l’activation cognitive qui suit des chemins établis,

l’activation d’un endocept propage son profil émotionnel comme une « vague » à travers la

mémoire. Lequel pouvant entrer en résonance avec un autre endocept dont le profil est

proche.

Concernant (c), le seuil de détection de la résonance n’est pas identique selon les individus.

Des différences se situeraient au niveau de la capacité à détecter ou non le lien entre deux

endocepts. Difficulté ou non de faire entrer ce lien dans la mémoire de travail, et la variation

de force de résonance d’un endocept relié. Ce seuil de détection constitue un élément qui

implique des différences individuelles.

Les sources possibles de ces différences individuelles, selon les auteurs, seraient l’ampleur

du champ de connaissances et d’expériences de l’individu, de sa propension à s’arrêter et à

analyser ses expériences, son aptitude à prêter attention à ses sentiments et émotions. Les

individus potentiellement les plus efficaces pour générer des associations entre les concepts

fondées sur l’émotion, et par là même en capacité de produire des actions nouvelles pour le

soi, seraient ceux qui «possèdent d’importantes expériences personnelles sur lesquelles ils se

sont arrêtés et par lesquelles ils ont acquis des émotions complexes et idiosyncrasiques, et

qui, de plus, prêtent beaucoup d’attention à leur processus émotionnels. »

Ouf, cette théorie, l’ai-je bien retraduite ? Je l’espère car elle m’a apportée une réelle

possibilité explicative quant au fonctionnement associatif et analogique qui m’est coutumier.

Une tentative de résolution créative du magma de résonances endoceptuelles aboutissant à ma

quotidienne cacophonie de pensées confuse mais néanmoins idiosyncrasique. Plus

sérieusement, l’articulation entre la possibilité d’un lien préconscient entre les endocepts

s’activant par stances émotionnelles et les interactions dans lesquelles nous baignons

constamment , me semble plus qu’intéressante.

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En tant que stagiaire ayant récemment vécu une expérience groupale, la suggestion d’Ortony

(1991) décrivant « la représentation d’une personne est constituée de trois composantes, celle

des faits qui concernent l’individu, une autre qui porte sur les traits de l’individu, et la

dernière qui consiste en traces d’expériences émotionnelles qui impliquent cet

individu » pourrait nous permettre d’explorer le souvenir que nous laisse certaines relations

interpersonnelles.

Quant à la citation de Monteil (page 124) restituée dans la mesure où elle semblait importante

dans le cheminement des travaux de Getz et Lubart, je ne suis pas d’accord avec ce qu’elle

énonce, c’est-à-dire que l’activation des souvenirs autobiographiques s’accompagne des états

émotionnels correspondant à ces souvenirs. Il me semble que ce sont plutôt des traces

émotionnelles qu’un état, une empreinte légère, qui s’auréolent à l’entour du souvenir rappelé,

mais dont la légèreté n’empêche d’aucune façon la lucide identification des émotions –et de

leurs caractéristiques telles l’intensité ou la durée – ayant émergées à cette époque-là. Dans la

composition des ingrédients d’un produit, on trouve parfois la mention « présence éventuelle

(possible) d’arachides, sésame, soja, coques de fruits, etc… » Les traces émotionnelles

évoluant autour du concept ou de l’image seraient pour moi de cette essence là…subtiles et

légères. Le fait que des endocepts - si endocept il y a -, dans leur existence subtile

neurologique et psychique ne pourraient ingérer, digérer, régurgiter des émotions sous cette

forme-là, me conviendrait assez bien.

12.3 Lucien Sève, philosophe, s’oppose à se débarrasser des « parties molles » d’un supposé déchet affectif dans l’approche du psychisme humain et conséquences dans une perspective de transformation de soi Lucien Sève, philosophe et chercheur, s’intéresse depuis longtemps à la psychologie de la

personnalité ; de l’importance de sa conception biographique, qu’il faut entendre au sens

objectif de « cours de la vie ». Ce n’est que dans une telle prise en compte de la personnalité

que peut, selon lui, s’envisager une réflexion sur la transformation de soi. C’est ce qu’il

développe dans le chapitre intitulé « La transformation de soi n’a pas la psychologie qu’elle

mérite » de l’ouvrage «Action, affects et transformation de soi »160.

160 Déjà cité plus haut

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Les parties molles S’opposant au concept d’une cognition sans affects, largement développée dans certaines

recherches du monde des neurosciences, il met en garde contre l’idéologie réductrice de l’être

humain qu’une telle approche véhicule. C’est-à-dire le fait d’étudier le psychisme humain

dans ce qui « semble aisément modélisable, modularisable, informatisable – comme si

l’homme connaissant ne pouvait vraiment s’atteindre que débarrassé des parties molles du

supposé déchet affectif. » Phrase que je trouve particulièrement réjouissante dans sa

métaphore ; les parties molles n’étant pas sans évoquer une certaine répugnance dans leurs

forme et aspect ainsi qu’un caractère vaguement indiscipliné sur les bords !!!

Dans la ligne de recherche de Lev Vygotski161

Lucien Sève rejoint Lev Vygotski dans la mesure où celui-ci a beaucoup réfléchi sur la

question des affects. Ce qui semble évident pour quelqu’un qui écrit : «(…)la pensée n’est pas

encore la dernière instance (…) Elle prend naissance elle-même non pas dans une autre

pensée, mais dans la sphère motivante de notre conscience, qui englobe nos impulsions et nos

besoins, nos intérêts et nos mobiles, nos affects et nos émotions. Derrière la pensée il y a une

tendance affective et volitive162.»163

Il considère ainsi l’affect non pas uniquement comme un mode d’activité psychique, ou une

fonction, mais comme un moment de la « totalité personnelle ». Tout comme Léontiev qu’il

cite à propos des humeurs que ce dernier décrit comme phénomènes importants dans la

personnalité. Ces « macro – ou microclimats affectifs de l’agir » qui impulsent, contrecarrent,

modulent nos activités dont le rôle est majeur dans la grande « affaire qui ne cesse de se

régler et dérégler à travers la formation et la transformation de la personnalité. »

Cette composante affective de l’humain l’amène à un concept de la personnalité permettant

une perspective de transformation tout au long de la vie. Il s’oppose ainsi la recherche

d’inventaire des « seules structures formelles plus ou moins invariantes d’un individu

psychique ». Ce qui lui fait envisager les caractérologies ou biotypologies, comme

« interprétations racoleuses d’allure globale s’avérant vite mystifications pitoyables ».

161 Lev Vygotski (1896-1934) : psychologue russe. 162 volitive : philos. Acte déterminé de la volonté entendue comme faculté de la conscience. 163 Lev Vygotski. Pensée et langage. 1934. Référence donnée par Lucien Sève.

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Son concept non classique de la personnalité se décline en trois traits essentiels.

Un concept intrinsèquement temporel. Les contenus des activités, les relations entre ces divers

modes d’activité, en relations temporelles permanentes en litige avec la société ; voilà ce qu’il

entend par la temporalité de la personnalité, bien au-delà d’une statique tempéramentale ou

caractérielle, ce qui lui fait critiquer la psychanalyse lorsqu’elle ne veut voir de la personnalité

qu’une « superstructure illusoire d’une irréformable identité subjective constituée dès la

prime enfance ». Ainsi pour lui, la personnalité – y compris dans ses dimensions affectives -

peut être évolutive en ce qu’elle est temporelle car est une « histoire » au sens plein du mot.

Un concept excentré. Il entend par là que les conditions les plus déterminantes de la

personnalité humaine ne sont pas à l’intérieur d’elle-même, mais au-dehors. Que l’activité

vient s’informer dans une formation sociale donnée, comme «(…) le système de parenté, la

lange maternelle,(…)l’état des techniques, les rapports économiques, les institutions

politiques, le champ idéologique. » Mais formation sociale qui n’est pas à définir sous le

vocable d’environnement ou de milieu, terminologie applicable à la modulation des

apprentissages en psychologie animale mais non dans la formation de l’être humain. Ce n’est

pas l’adaptation des capacités héréditaires extériorisées dans un milieu, mais une

appropriation de capacités sociales en les intériorisant dans la pratique qui constitue à ses

yeux un abîme entre les deux développements, celui de l’animal et celui de l’humain.

Ce centre (et non le milieu) à partir duquel s’opère l’hominisation de chacun, devenir

psychiquement un homme en étant actif participant du monde de l’homme, explicite son

concept d’excentration de la personnalité. Il cite ainsi Marx : « L’essence humaine n’est pas

une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité , c’est l’ensemble des rapports

sociaux ».

Enfin, le troisième trait essentiel de son concept de personnalité est historique. C’est

précisément cette vision-là des choses qui m’a fortement impressionnée lorsque appliquée à

ma traversée biographique de Mai 68. Je reprends, pour la cohérence de ce développement sur

l’approche de Lucien Sève, ce que j’en ai déjà écrit –et compris – page 72.

A son sens, la biographie, prise au sens objectif, est « une autre dimension essentielle de

l’appartenance foncière de la personnalité à l’histoire.» Laquelle serait différente d’une

compréhension seulement socioculturelle en étant historico-culturelle.

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Il soutient qu’au-delà de cette appartenance évidente de la personnalité à l’histoire pour ce qui

concerne les activités -lesquelles sont toujours celles d’une société donnée à un moment

donné de son évolution historique -, elle serait non moins prégnante, cette appartenance, dans

les affects, extrêmement sensibles aux conjonctures.

Ainsi, la construction des personnalités se différencierait selon que les individus auraient vécu

– selon les exemples de climats qu’il donne - celui de la Libération, des utopies soixante-

huitarde ou du désenchantement de la « bof-génération ».

La « joie du lendemain »

Lucien Sève est lucide, sachant qu’en tant que philosophe, il ne s’attire qu’un « regard de

pitié » de la part d’une majorité de professionnels de la psychologie puisqu’il prétend «

produire à leur place du savoir dans leur domaine. » Ce qu’il observe beaucoup moins du

côté des pédagogues, du côté de ceux en tout cas qui « ne peuvent se satisfaire de didactiques

purement cognitivistes où le rôle majeur des affects dans tout apprentissage est ignoré. »,

dont un des questionnements récurrents porte sur savoir quelle sorte d’homme former pour

quel monde humain ?

Il me semble qu’il jubile lorsqu’il cite Anton Makarenko : « Le véritable mobile de la vie

humaine est la joie du lendemain. […] Eduquer l’homme, c’est former en lui les perspectives

d’après lesquelles s’ordonnera sa joie du lendemain.» Ce qui lui permet de conclure

qu’aucune pédagogie vraie n’est possible dans « le contexte d’une situation désespérante pour

le grand nombre.», et qu’il ne lui paraît pas possible d’aider les autres à se transformer si l’on

est pas soi-même partie prenante de l’effort collectif pour transformer les circonstances

humainement. Lucien Sève ne s’inscrit-il pas dans une approche multiréférentielle de la

question de la transformation ?

Cette perspective pédagogique et humaniste de « joie du lendemain » a soulevé en moi une

vague de bonheur, à l’instar de celle soulevée par Anna Arendt par sa perspective politique

dans le cadre du travail social.

C’est certainement dire à quel point le Dufa porte très haut dans ses objectifs l’émergence de

tels questionnements sur la tâche pédagogique, de leur caractère incontournable au niveau

d’une réflexion sur la crédibilité de l’éducateur, de la prise de conscience de son propre projet

personnel en tant qu’Etre humain – être humain - au sein du monde. N’est-ce pas en cela que

c’est véritablement une formation existentielle ?

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Certains camarades s’attendaient à une formation de formateurs donnant des « outils », des

recettes toutes faites, des techniques…Cela est revenu maintes et maintes fois lors des

premières régulations. Mais des outils, pour travailler quelle matière, quel bois tendre ou quel

métal abrupt ? Et dans quel but ? Cela était la vraie question à laquelle il fallait répondre,

chercher à répondre. L’envisager derrière l’écran des représentations de cette formation, la

décrypter dans un travail sincère d’introspection, élucider le désir…

Moi, je n’étais pas en meilleure posture, excepté que ce n’était pas des outils que je cherchais,

mais une plongée dans la matière humaine afin d’y mieux comprendre le sens de ma vie. Le

sens de la poursuite de mes engagements dans la relation d’aide, surtout lorsqu’ils se

déclinent en action éducative.

12.4 Et toujours les travaux de la si célèbre Ecole de Palo Alto

Je suis arrivée dans le secteur du travail social vers 1985 à l’époque du plein essor en France

des théories de l’analyse systémique appliquée au système familial. En ce qu’elles peuvent

aider à produire du changement dans des contextes familiaux pathogènes. J’ai l’impression de

la connaître depuis la nuit des temps. J’ai retrouvé dans ma bibliothèque le livre « L’école de

Palo Alto »164d’Edmond Marc et Dominique Picard, publié en 1984, et qui m’a accompagné

de nombreuses années dans mes pratiques. Les recherches en communication, méthodologie

du changement et pratique thérapeutique de ce groupes de savants sont orientées vers la

compréhension des leviers nécessaires au changement profond d’un système complexe. Ceci

est ma représentation personnelle de cette «Ecole de Palo Alto », que je retrouve aujourd’hui,

non sans résonance affective, si incontournable qu’elle me parait lorsqu’on évoque un concept

de transformation. C’est à partir de ce livre et de celui de Françoise Kourisky-Belliard « Du

désir au plaisir de changer »165 préfacé par Paul Watzlawick, dans lequel elle se réfère

largement à Milton Erickson166, psychiatre, sophrologue et thérapeute, ayant largement

influencé Gregory Bateson167 et Donald D. Jackson168 figures centrales du groupe de Palo

Alto, que j’ai élaboré ces paragraphes. 164 Edmond Marc et Dominique Picard. L’Ecole de Palo Alto. Paris : Editions Retz, coll. Actualité de la psychologie, 1984 165 Françoise Kourilsky-Belliard. Du désir au plaisir de changer – Comprendre et provoquer le changement. Paris :Inter Editions, 1995 166 Milton H. Erickson (1901-1980) : psychiatre américain 167 Gregory Bateson (1904 -1980) : zoologue, anthropologue, épistémologue de la communication comme il aimait à se définir 168 Donald D. Jackson ( 1920-1968) : psychiatre, fondateur en 1958 du Mental Research Institute (M.R.I.) que Paul Watzlawick rejoindra en 1961

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134

Une méthodologie du changement selon Gregory Bateson Il est impossible d’aborder cette méthodologie propre à Bateson si on ne redonne rapidement

quelques définitions de sa théorie des apprentissages puisque selon lui, tout changement passe

par un apprentissage.

Les apprentissages

Il a élaboré une classification en quatre niveaux des modes d’apprentissage.

Le premier dans sa classification est le niveau 0. Il désigne tous les cas où un même stimulus

provoque toujours une même réponse. Cette réponse fortement stéréotypée ne laisse pas

facilement l’ouverture vers d’autre choix ; cette réponse s’incarnant dans un comportement

réflexe . Par exemple pour descendre un escalier, l’individu développe tout un comportement

moteur globalement toujours le même qui peut ainsi être considéré réflexe .

Le deuxième niveau est l’apprentissage 1 . C’est un changement dans un apprentissage 0. Le

sujet va donner à un même stimulus une réponse différente. Cf le chien de pavlov qui ne

salivait pas au coup de sonnette en t1 et qui va saliver en t2. Dans ce type de changement, on

fait l’hypothèse que le contexte ne change pas et se répète en t1 et t2. Par exemple, sortir de la

maison en été et sortir de la maison en hiver, on apprend à prendre ou non un vêtement.

Le troisième niveau est l’apprentissage 2. C’est un changement dans l’apprentissage 1.

Un changement correcteur soit dans l’ensemble des possibilités où s’effectue le choix, soit un

changement qui se produit dans la façon dont la séquence est ponctuée. Dans ce niveau, il n’y

a plus seulement apprentissage d’une réponse dans un certain contexte, mais transfert

d’apprentissage à d’autres contextes : le sujet apprend à apprendre. C’est là qu’intervient la

capacité à la discrimination et à la généralisation des contextes. « dans la façon dont le

courant d’actions et d’expériences est segmenté et ponctué en contexte ». Par exemple, un

élève ayant appris la règle de trois à l’école est capable de s’en servir en dehors du cadre

scolaire pour résoudre un problème pratique. En psychologie, cela correspondrait à certaine

forme de réponses comportementales capables de s’adapter à des contextes changeants.

Bateson pense que ces apprentissages 2 son fonction des prémisses de ses apprentissages de

niveau 1, ces derniers remontant à la petite enfance et ayant tendu à se fixer d’une façon

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immuable. Ces apprentissages sont largement inconscients, ce qui conduit Bateson à avancer

que l’inconscient comprend également, outre les matériaux refoulés, la plupart des processus

et des habitudes de perceptions et de structuration de l’expérience. Cela présuppose que nous

sommes dans « l’impossibilité de dire clairement ni comment ce modèle a été élaboré, ni

quels sont les éléments que nous avons utilisé pour le bâtir ». Et que de fait nous n’avons pas

accès à la connaissance du contexte dans lequel se sont forgés nos apprentissages de base.

Si le niveau 1 consiste à « apprendre », le niveau 2 à « apprendre à apprendre », le niveau 3

pourrait être défini comme « apprendre comment on a appris à apprendre » ou encore

« trouver les raisons de sa propre raison ». Les changements qui constituent le niveau 3

peuvent conduire l’individu à construire plus facilement les niveaux 2, à les modifier ou les

réorienter.

Bateson pense que le niveau3 s’accompagne aussi d’une redéfinition profonde du « soi », car

on a vu que le caractère, l’identité est un ensemble d’attitudes acquises dans les contextes

relationnels de base qui ont été les nôtres.

Lorsqu’un individu atteint le niveau 3 et arrive à percevoir les contextes dans lesquels son

identité s’est forgée et se perpétue, le « moi » ne sera plus le point nodal mais « l’identité

personnelle se fond avec tous les processus relationnels en une vaste écologie ou esthétique

d’interactions cosmiques ». Ce processus nécessite une solidité mentale particulière puisqu’il

s’agit d’être à la fenêtre et de se regarder passer dans la rue.

La difficulté et la rareté de ce type de changement de niveau 3, selon Bateson, s’explique dans

la mesure où il faut intervenir sur les prémisses qui ont présidé aux apprentissages de niveau

2. Et rappelons que ces derniers procèdent de la construction des comportements humains qui

sont à la base de la socialisation de l’individu, tout comme ils ont conduit à la construction

des traits du caractère. En clair il faut intervenir dans ce que le système individuel tente de

tenir en cohérence dans une perspective d’homéostasie.

Pourquoi changer ?

Pourquoi accéder à ce type de changement ? Bateson l’explique en ce qu’il permet à

l’individu de s’émanciper de contradictions, inadéquations, souffrances, blocages engendrés –

ou révélés à la longue – par les apprentissages de niveau 2.

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Seuls certains processus psychothérapiques, des phénomènes de conversion ou tout autre

expériences qui entraînent une réorganisation profonde de la personnalité peuvent conduire à

une possibilité de tels changements.

Comment changer ?

Tout d’abord il faut absolument resituer cette perspective du changement dans le contexte de

la théorie de communication d’inspiration systémique des recherches du groupe de Palo Alto.

Cela est fondamental.

Il faut distinguer le changement (1) qui intervient à l’intérieur d’un système – lequel

demeurera relativement stable malgré le changement qui affectera un de ses élément – du

changement (2) qui modifiera le système lui-même – ce dernier étant le plus difficile à

réaliser.

Dans le cas du (1), c’est là que l’on rencontre la notion d’homéostasie, le fait pour un système

d’être capable d’exercer des effets auto-correcteurs (les mécanismes de régulation) sur les

éléments internes ou externes qui pourraient menacer son équilibre et ainsi assurer sa stabilité.

Dans le cas (2), ce sont les notions de mutation, de rupture ou de révolution (au sens social)

qui sont alors rencontrées.

Le tout baignant dans une logique de causalité qui n’est plus classiquement linéaire, mais

circulaire, laquelle prenant en compte le mécanisme de Feed-back (le mécanisme de rétro-

action).(Ce qui me semble s’apparenter à la notion de réflexivité dans l’ethnométhodologie.)

L’Ecole de Palo alto va proposer une autre configuration de changement systémique : celui du

« recadrage » définissant la modification des prémisses qui gouvernent le système en tant que

totalité.

La notion de recadrage

Pour intervenir sur les prémisses qui gouvernent le système, cela revient à intervenir sur les

prémisses des apprentissages de niveau 2 – ceux où l’on apprend à apprendre – afin d’accéder

au méta contexte de cet apprentissage : à ses prémisses.

Donc pour cerner cette notion de recadrage il importe de réfléchir à la notion du contexte.

La notion de contexte

La notion de contexte répétable est la notion clef de toute théorie qui définit le changement

comme apprentissage. Elle décrit l’expérience vécue, l’action, la communication comme

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segmentées ou ponctuées en séquences ou contextes différenciés et comparables. Comme des

configurations relationnelles et interactionnelles constituées d’ensemble de messages. Les

conduites de l’individu sont des formes d’organisation du comportement-réponse face à

certains contextes. Ces contextes d’apprentissage sont hiérarchiques, chaque contexte de

niveau supérieur représentant un méta-message qui surdétermine la signification des messages

inférieurs.

Par exemple, l’enfant engagé dans les apprentissages élémentaires (de niveau 1) l’amène à

acquérir (apprendre) certains comportements, ceux-ci étant catégorisés par l’entourage en

« bien » ou en « mal », autorisés ou défendus …, les renforcent positivement ou

négativement, constituant un méta-contexte transmettant des règles implicites sur la façon

dont il doit apprendre à apprendre (2). Entre ces deux niveaux, des tensions voire des

contradictions peuvent apparaître créant des perturbations des communications et donc des

apprentissages concernés.

Modifier une situation insatisfaisante s’effectuerait en débloquant un apprentissage qui ne

s’est pas fait ou s’est opéré d’une façon conflictuelle. Pour ce faire, il faudrait agir sur le

contexte, très souvent en changeant de niveau, c’est-à-dire en sortant du contexte dans lequel

la conduite s’est figée, par un recadrage de la situation, la conduite prenant un nouveau sens et

pouvant permettre une réorganisation du système.

La méthode du « recadrage »

J’affectionne particulièrement cette notion et cette méthode, qui résultent à mon avis, d’une

grande compétence en termes de compréhension, d’empathie – et de la personne et du

contexte problématique – et en termes de communication et d’échange. En effet, la

performance d’un recadrage va se mesurer au fait qu’il puisse susciter « de nouvelles

ressources organisatrices » chez l’interlocuteur – non contradictoire avec son système de

valeurs -, ce qui implique d’avoir été en capacité de détecter puis de s’imprégner

suffisamment de ses cadres de références …

Il faut ainsi savoir appréhender – voire maîtriser - le champ de la variabilité des réalités

subjectives.

Compétences car il faut travailler sur les systèmes de significations (interactions, messages,

représentations) de la relation mise en jeu dans la situation. Arriver, selon la définition du

recadrage de l’Ecole de Palo Alto, à « modifier le contexte conceptuel ou émotionnel d’une

situation » concrète en la plaçant dans une autre cadre pouvant en changer le sens. De

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l’éclairer d’une façon nouvelle, dans une recherche d’ouverture capable de transformer ce

rapport à la situation ainsi que sa signification.

Le recadrage pourra viser « le contexte perceptuel (recadrage de point de vue), le contexte

conceptuel (recadrage de sens ou de niveau logique), ou le contexte relationnel

(comportement). »169

Cela souligne par ailleurs de la nécessité du dialogue (pas de sourd ) dont chacun a besoin

pour échanger sur ses interprétations de départ, lesquelles étant extrêmement difficiles à

analyser soi-même dans la mesure où elles sont de fait cohérentes avec son système

sociomental170.

Je ne peux prétendre résumer en quelques lignes ce courant de recherches dont l’importance

dans l’accompagnement à la pratique du changement est incontournable. J’espère, là aussi, ne

pas avoir trahi l’esprit même de leur immense travail, ce dont je serais particulièrement

navrée. Etant adepte de recadrages sauvages, mais salvateurs dans une foultitude de

situations quotidiennes, pratiqués au-travers de l’humour, lequel utilisé sous toutes ses

formes, est un fort précieux outil.

169 déjà cité p 121 170 Selon Max Pagès : système social-intellectuel-affectif

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Chapitre 13 – UN PEU DE THEORIE AUTOUR DU TRANSITIONNEL

Beauté des instantanés qui fixent l’image de l’eaujaillissante,fusanthorsd’elle-même,rebondissantverslehaut,commelagerbed’écumed’unevaguefracasséeaubord d’un rocher. La vague morte engendre ce grandfantômeblancquidansuninstantneseraplus.L’espaced’un déclic, l’eau pesante monte comme une fumée,commeunevapeur,commeuneâme.MargueriteYOURCENAR171–

13.1 Comme une introduction à l’espace transitionnel, un retour à l’ enfance Comment s’emparer de cet adjectif transitionnel, dévolu présentement dans mon esprit à un

espace, celui de l’espace-temps d’une formation, sans évoquer ce qui l’a irrémédiablement

associé à «l’objet » dans les travaux de Donald W.Winnicott172 publiés en 1951. Présentant sa

théorie sur les objets et phénomènes transitionnels, il l’illustre, dans son article, par du

matériel clinique afin de démontrer « comment la sensation de perte elle-même peut devenir

une manière d’intégrer son expérience propre. » J’exposerai ci-dessous quelques une de ses

notions fondamentales. Il me semble que pour tout individu ce rapport à la « mère » en ce

qu’il génère plus ou moins d’aisance dans les prémisses de sa propre exploration,

d’appropriation du monde, est certainement d’actualité psychique tout au long de sa vie.

Je ne peux m’empêcher de faire une analogie, certainement osée et impertinente, avec la

déconstruction qui s’opère dans toute action conséquente de formation, qui peut se vivre

comme une perte – d’où le désarroi lors de la confrontation à d’autres perspectives du penser

et du savoir générées dans une formation -. Et que précisément ce passage obligé ferait le lit

de la future reconstruction en ce qu’il permettrait de nouvelles explorations dans ce domaine

du savoir et des connaissances.

J’ai jonglé pour écrire ce chapitre avec le livre d’André Green « Jouer avec Winnicott » ,

psychanalyste oeuvrant à la diffusion de son œuvre, dans lequel il analyse et commente –

entre autre - le concept de l’objet transitionnel, et avec l’ouvrage de Marcel Rufo « Détache-

moi ! » .

171 Marguerite Yourcenar. Ecrit dans un jardin. Editions Fata Morgana – 1980 172 Donald W.Winnicott (1896-1971)pédiatre et psychanalyste britannique

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J’affectionne ainsi de suivre les traces (ou plus majestueusement les sillons) que laissent

certains théoriciens, réinterrogés par des praticiens contemporains dans leurs réflexions

actualisantes.

13.2 L’objet transitionnel « possession non-moi »

On sait que le nourrisson ne se perçoit pas immédiatement comme sujet distinct de la réalité

externe. Ainsi, il ne se perçoit pas pendant les premières semaines de son existence comme

différent de sa mère – ou de celui qui le nourrit, le porte et répond à ses besoins (fonction du

holding) -. Avant d’arriver à distinguer sa réalité interne de la réalité externe, il passe par un

« espace transitionnel», lequel est une aire intermédiaire d’expériences entre ces deux

réalités, « entre le subjectif et ce qui est objectivement perçu ». L’objet transitionnel est une

manifestation concrète de cet espace : ce n’est pas un objet interne, ni un objet externe.

Winnicott parle « d’objet non-moi », que l’enfant intègre peu à peu à son schéma corporel.

Selon Marcel Rufo173, pédopsychiatre, la fonction de cet objet transitionnel est « de

représenter le passage entre la mère et l’environnement, de rétablir la continuité d’être

menacée par la séparation avec la mère. A la fois consolateur et calmant, il est inséparable

de l’enfant qui a tous les droits sur lui. (…)174 ». Cet objet a une fonction de réassurance dont

la finalité est de lutter contre l’angoisse de séparation.

13.3 L’individuation du nouveau-né selon Piaget

Ce stade d’individuation du nouveau-né, Jean Piaget175 l’aborde dans sa théorie du

développement de la conscience de soi. Au début, le nouveau-né n’a pas conscience de lui-

même en tant que sujet. Il doit donc se construire lui-même en tant que sujet. « Pour ma part,

j’ai pu démontrer que pendant longtemps l’enfant n’a pas non plus la notion de la

permanence des objets. Sa conscience est constituée par des tableaux : ce sont les

interactions entre le sujet et l’objet, mais qui ne font partie ni de l’un ni de l’autre. Aucune

différenciation ne peut être faite entre ce qui est le soi et ce qui est l’objet.»176

173 Marcel Rufo pédiatre et psychanalyste britannique 174 Marcel Rufo. Détache-moi ! se séparer pour grandir. Paris : Editions Anne Carrière, 2005 175 Jean Piaget : biologiste, épistémologue et psychologue suisse 176 Jean Piaget. Mes idées. Paris : Denoël/Gonthier. 1977

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Il l’explique par le fait que l’enfant est dans le stade pré-verbal qu’il nomme « période

sensori-motrice ». Cette période est le premier stade de son modèle du développement de

l’enfant qui va de la naissance au milieu de la seconde année. Elle occupe une place

essentielle dans le développement car vont intervenir les changements les plus fondamentaux

et les plus rapides.

« A la naissance, l’enfant n’est capable que d’actions isolées : sucer, toucher fortuitement les

objets, écouter, etc. De plus, tout est centré autour de son corps. Pour le tout-petit enfant, les

objets en eux-mêmes n’ont pas d’existence. Il n’a pas conscience de lui-même en tant que

sujet(…). Mais au cours des premiers dix-huit mois, il se produit une véritable révolution

copernicienne : le corps de l’enfant n’est désormais plus le centre du monde, mais un objet

parmi d’autres objets qui sont maintenant en relation entre eux, soit par des liens de

causalité, soit par des rapports spatiaux , le tout dans un espace cohérent qui les englobe (…)

Ces changements fondamentaux interviennent avant l’acquisition du langage, ce qui prouve à

quel point la connaissance est liée à l’action et pas seulement à la verbalisation.»

Pour Piaget, l’enfant vit dans un processus qui est au-delà d’un processus de découverte qui

pour lui n’est pas un terme suffisant, mais dans un processus de construction de nouvelles

relations.

13.4 Retour sur la fonction de l’objet transitionnel

« Ce n’est pas tant l’objet utilisé que l’utilisation de l’objet » qui est importante pour

Winnicott. Mais que ce terme transitionnel se réfère au symbolisme du temps. Du « voyage »

du bébé du purement subjectif à l’objectivité : « Il me semble que l’objet transitionnel (le bout

de couverture, l’ours en peluche, etc…) est ce que nous percevons du voyage qui marque la

progression vers l’expérience vécue ». Selon André Green, cet objet « non-moi » fait

envisager le concept d’objet sous un angle différent, « …le privant de ses connotations

positives habituelles, soit comme objet satisfaisant un besoin ou un désir,… ». Impliquant

l’idée de quelque chose qui n’est pas présent, renvoyant ainsi à une « autre signification du

négatif ». C’est une « construction introjectée d’une structure encadrante analogue aux bras

de la mère dans le holding177. »

177 holding : soutien psychique et physique de la mère au travers des soins quotidiens adaptés à l’enfant

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Par contre, pour que l’objet transitionnel soit pourvu de signification, l’objet « externe » doit

être suffisamment adéquat dans la mesure où l’objet « interne » de l’enfant « vivant, réel et

suffisamment bon » est créé à partir des qualités qui dépendent de « l’existence, du caractère

vivant et du comportement de l’objet externe ».

André Green rebondit sur le fait qu’une disparition de la représentation interne (qu’il définit

comme représentation interne du négatif) conduit à « une représentation de l’absence de

représentation » ce qu’il interprète dans le domaine de l’affect en termes de « vide ».

Cela se produit lorsque la mère est absente du champ perceptif de l’enfant pendant un laps de

temps suffisamment long pour que les phénomènes transitionnels perdent progressivement

toute signification et que le petit enfant soit incapable d’en faire l’expérience. C’est ce que

Winnicott définit en tant que désinvestissement de l’objet et qui peut conduire ultérieurement

à des désordres psychiques importants. A des pathologies plus ou moins conséquentes en

terme d’angoisse de séparation ou de perte.

13.5 Retour sur ma notion personnelle de la transformation

Cette notion est tout à fait personnelle. Afin de l’illustrer je ne peux que proposer le flux de

pensées qui me sont spontanément venues à l’esprit tout au début de mon travail d’écriture et

des quelques réflexions n’ayant pour seules ambitions que de les structurer un tant soi peu.

J’ai ainsi laissé résonner mes pensées avec ma thématique pour ensuite laissé raisonner

quelques intrusions réflexives. J’espère que cela correspondra bien à la consigne de René

Barbier de «Pensez par vous-même ! »

« Que celui qui déplace les montagnes déplace aussi les vallées et le fond des vallées » : voilà

ce qui pour moi illustre le mieux une transformation. Voici comment je traduis cette

métaphore de Nietzsche, qui le trahit certainement comme toute appropriation.

Cet auteur, cet autre, l’autre qui transcrit ses pensées, qui font sens pour moi, qui me mettent

en émoi, qui me mettent en intelligence. Ces pensées qui entrent dans l’immense de mon

intériorité, celle-ci même que je ne peux jamais exprimer au monde de façon suffisamment

satisfaisante. Il n’est pas là question de non autorisation en ce qui me concerne, mais du

discernement du talent, mais d’une lucidité simplement évidente d’un talent que je n’ai pas.

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Que l’on déplace des montagnes, et c’est l’ébranlement des certitudes liés aux savoirs anciens

par les savoirs nouveaux

Que l’on déplace les vallées, et c’est la réorganisation des savoirs avec l’assimilation des

nouveaux

Que l’on déplace le fond des vallées et ce serait là cette transformation que je cherche à saisir,

à comprendre…

Car que reste-t-il des montagnes et de leurs vallées si on les déplace sinon une transformation

radicale du paysage, la révélation - voire la création -d‘autre chose ?

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144

Chapitre 14 – ESPECE DE MODULE, VA !

RizièresfroidesJevoyageàchevalMonombrerampeàterreBashô178

14.1 C’est le Haïku qu’on assassine

Gaël - en fait il se prénomme Jean-Claude et s’enlise rapidement lorsqu’il tente d’expliquer

pourquoi il se fait appeler Gaël dans les groupes de thérapie qu’il anime – présente un module

sur la Gestalt- thérapie.

Relaxation

En introduction, il propose au groupe un temps de décontraction et de relaxation, basé sur le

silence, les yeux fermés, permettant d’être à l’écoute de la paix intérieure. Je connais ces

techniques, je les ai pratiquées, mais il y a si longtemps que j’en ai honte…Honte de les avoir

laissées de côté, de les avoir négligée…C’est si simple – mais pas si facile – de prendre un

temps de « rien ». J’apprécie donc doublement ce que propose Gaël ce jour-là. Et je pars assez

vite dans un calme intérieur bien que les paroles d’accompagnement de plongée intérieure

qu’il nous délivre me polluent quelque peu : « l’air, l’oxygène noir du cerveau, rejetez-le,

expirez-le… », mais ça marche pour le groupe et se vérifie en constatant petit à petit une

qualité de silence s’installer dans la salle, en ressentant cette épaisseur de l’air si particulière,

et si légère en même temps, qui relie les membres d’un groupe en méditation – ou en prière-.

Ce jour-là, je me suis promis de commencer mes futurs cours ou séances de formation par un

moment de relaxation. Comme quoi du positif s’invite partout, y compris dans ces modules

qui vont m’interpeller plutôt négativement.

Y compris dans ces temps d’écriture qui prennent tout leur sens dans la démarche d’analyse

qui nous est demandée à propos des modules du Dufa. D’abord dans un premier temps dans

l’écriture du journal d’itinérance, laquelle la plus quotidienne possible restituant en vrac

ressenti et analyse de la journée, puis dans un deuxième temps dans la rédaction du mémoire

178 Basho (1644-1694) : poète japonais

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permettant par une distanciation temporelle et analytique plus importante, une méta analyse

de ces situations de formation : les modules. Tout réside en fait de tester et d’exercer sa

capacité d’analyse – ses compétences analytiques – de ces situations vécues afin d’en extraire

du savoir.

Ecrire trois lignes

Puis suite à cette relaxation, Gaël propose d’écrire trois phrases courtes concernant son état

d’esprit intérieur suivant ce moment de temps calme. Tout cela est intéressant, et la

proposition de l’exercice, et l’objectif d’écriture d’un ressenti. La gestalt-thérapie s’appuyant

sur l’importance du langage du corps.

Soudainement, pour moi, tout se gâte : lancé sur son idée d’écriture, il qualifie le résultat des

trois phrases comme étant un haïku !

Haïku

Le haïku, c’est tout un monde, une approche poétique du monde, en trois vers très courts

(précisément traditionnellement 5/7/5 pieds). Ces petits poèmes japonais fascinent Maurice

Coyaud qui leur a consacré un fort beau livre Fourmis sans ombre179, dont le sous-titre est

anthologie-promenade. Par ce qu’ils sont « sans en avoir l’air ».

C’est tout un art. Avec ses règles de versification, la poursuite de l’idéal japonais du yûgen

(mystère ineffable), portant le haîkiste à éviter de passer « le seuil de la simple suggestion,

attentif d’abord à laisser les portes du sens grandes ouvertes. »

C’est subtil. Et très difficile à écrire, ces petits poèmes.

En ce qui me concerne, j’y ai été initiée depuis quelques années, par livres interposés puis

recherches personnelles, en me plongeant dans l’œuvre d’un poète et écrivain que

j’affectionne énormément : Kenneth White Il s’en saisit dans beaucoup de ses livres, de cet

univers poétique japonais. Dans « Les cygnes sauvages »180, qu’il sous-titre voyage-haïku, il

emmène le lecteur dans une virée au Japon, « pèlerinage géopoétique de plus », dans le

sillage de Bashô, célèbre Maître japonais du haïku.

Il n’est pas possible d’envisager l’écriture de quelques lignes liées à un ressenti intérieur

comme étant l’écriture d’un poème haïku. Excepté si un génie poétique fait partie de

l’assemblée. Il n’y en avait pas…

179 Maurice Coyaud. Fourmis sans ombre Le livre du haïku anthologie-promenade. Paris : Editions Phébus, 1978 180 Déjà cité

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146

Un peu comme si Gaël avait demandé à des néophytes en peinture de réaliser une estampe

japonaise ou une aquarelle chinoise. C’était inadéquat, c’était une erreur, dans laquelle il

persistait malgré l’intervention que je n’avais pas pu m’empêcher de faire.

J’étais en colère… peu mère de sagesse… je vous l’accorde. Cela s’annonçait déjà mal. La

poursuite démonstrative de Gestalt-thérapie s’est poursuivie le lendemain par l’expérience

d’une « constellation familiale », séquence catastrophique de par son manque de rigueur dans

l’animation et de par des manquements aux règles déontologiques primaires présidant à de

telles dispositifs à émergence émotionnelle. Mais là, je ne serai pas la seule à réagir fortement

et à lui renvoyer toutes ces critiques négatives dans lesquelles il s’est également

(égaëlement ?) enlisé.

C’est le seul module que je déserterai en cours de séance…

14.2 Quand la présentation d’un intervenant est un enchantement Alain Coulon commence sa présentation nonchalamment en parlant de son enfance puis de

ses études puis de ses voyages puis de ses premières expériences professionnelles puis des

années 70 puis de la découverte de l’américain Garfinkel donc des Etats-Unis puis de Georges

Lapassade puis de l’ehtnométhodologie puis…presqu’à l’infini…de sa vie. Nous sommes quelques un(e)s à nous laisser, non pas bercer, ni endormir, mais transporter

dans ce voyage à travers la vie d’un autre, d’une vie qui nous est intéressante, voire

passionnante. Mais tout cela dans du calme, des anecdotes qui font sourire, et de l’intelligence

partout.

D’autres piaffent, tapotent (virtuellement) des doigts sur les tables, s’impatientent, soupirent,

gigotent, s’ennuient…presqu’à l’infini…de sa vie.

Nous qui aimons, nous avons l’impression en fait qu’il déroule un récit de vie, et nous nous

demandons si cela n’est pas une des méthodes de présentation la plus intelligente qui soit, car

de fil en aiguille, nous comprenons la construction de ses intérêts intellectuels, son

cheminement pratique, théorique, son cheminement de chercheur.

Ceux qui n’aiment pas, pensent nombrilisme, égocentrisme, et attendent désespérément ses

« apports », son « cours », son utilité dans leur parcours !

Je resterais définitivement – et absolument - sur l’enchantement d’une telle présentation.

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Chapitre 15 - RESENSIBILISATION A L’ECOUTE ET A L’ACTION SOCIALE

«Pourallerverslespersonnesdelarue,c'estunbonpointdenepassavoirquoiapporter:ilsnerêventqued'êtreutiles,apporterquelquechose,êtreécoutés,etlavacuitéestunebonnebase.»CécileRocca181

AU FIL DU STAGE DES « LES ENFANTS DU CANAL»182

15.1 Une écoute qui permet la rencontre

Avec Jean183.

Etre avec. Dans une écoute sensible qui va aller jusqu’à une écoute inconditionnelle ;

accueillir ce que nous dit l’autre, le suivre dans son dédale de logiques, dans les bribes de son

histoire de vie qu’il nous livre, parfois sporadiquement, parfois massivement, mais rarement

d’une manière détournée. Les gens fragilisés vous livrent souvent certaines vérités

personnelles d’une manière très directe, comme des à-plats de couleur massifs jetés sur la

toile, avec une authenticité d’une force indéniable. Il faut également savoir écouter les

silences, les laisser prendre de l’ampleur, envahir, rythmer ou apaiser l’échange ; savoir

répondre à un silence par un silence – un silence qui en dit long – comme l’exprime la

maxime populaire – qui en dit long pour l’un comme pour l’autre, pour la compréhension de

l’un par l’autre. Et que dire du regard ; il se doit tout autant être sensible, accompagnateur des

mots entendus, et ce regard qui toujours vous cherche et vous interpelle lorsqu’un élément

important est jeté dans l’arène. Un regard comme une jauge, comme un accusé de réception.

« Tout comme les sensations tactiles, auditives…et les besoins alimentaires, le regard

participe à l’élaboration de la vie psychique. Moyen émotionnel de communication, ses

racines archaïques renvoient aux premiers échanges mère – nourrisson, au contact œil à œil

pendant la tétée. » écrit Donald Winnicott dans « Jeu et réalité ».

181 Cécile Rocca : directrice (et amie personnelle) du Collectif Les morts de la rue ; réflexions suggérées la veille d’éffectuer le stage que j’ai décidé de faire à l’association Les enfants du canal 182 Les Enfants du Canal : lieu d’hébergement de personnes à la rue 183 Jean : résident des Enfants du Canal

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Lorsque Jean, après plusieurs soirées d’échanges, cherche mon regard, c’est qu’il vient tout

juste de me dire avoir arrêter de boire d’un seul coup il y a trois mois. Il n’a pas de mal à y

trouver mêlées surprise et admiration. Surtout après avoir décrit son degré extrême

d’alcoolisation ces derniers temps. Jean lorsqu’il rentrait du travail – il est déménageur depuis

plus de 15 ans et travaille régulièrement car est très apprécié pour son assiduité et ses

compétences – revenait avec un pack de bière, lesquelles étaient rapidement éclusées. Il

repartait un peu plus tard et revenait avec deux sacs plastiques remplies de canettes, soit en

tout une vingtaine de canettes bues par soirée.

Eu égard à la difficulté notoire de guérir d’une maladie d’alcool chronique, même

accompagnée médicalement, son acte relève d’une incroyable force mentale. Je lui réponds

que je trouve cela épatant d’avoir réussi un arrêt aussi radical et que, s’il a tenu sur une telle

période, alors tout est possible. Je perçois sa fierté, celle de sa réussite dans cette entreprise. Je

perçois son plaisir d’être un objet d’admiration à mes yeux, car il sait ma connaissance lucide

des chemins difficiles et toujours incertains des malades d’alcool qui tentent d’arrêter de

boire, nous en avons parlé auparavant à propos de mon métier de travailleur social.

J’ai là un bel exemple du besoin de reconnaissance. Comme un cristal se dégageant de sa

gangue noirâtre. Un trésor. Etre reconnu dans son effort, dans son exploit. Un de ceux qui

« mangent du bitume », un gars de la rue, un de ceux qu’on ne « calcule » pas, même si dans

le cadre de son travail personne jamais ne soupçonne que Jean « habite » au Square

d’Austerlitz et qu’il est certaines périodes à la rue, ce qui est de fait un autre exploit à son

actif.

Un exploit anonyme pour le monde ambiant, - ceux que je préfère -, dont la connaissance est

réservée à quelques privilégiés dont aujourd’hui je fais partie.

Ce besoin de reconnaissance qui construit et fait grandir. Un besoin vital. La reconnaissance

par ses pairs – les autres résidents me confirmeront qu’ils ne croyaient pas que Jean tiendrait

face à l’abstinence – mais aussi par ceux que nous nous représentons comme des instances

légitimes voire institutionnelles. Dans le cas de Jean le regard approbateur de l’équipe sociale,

son admiration difficile à dissimuler derrière la sacro-sainte posture déontologique du non

jugement de valeur.

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15.2 Expérimenter le besoin de reconnaissance

Fin août 2007, au cours de mon dernier entretien avec la psychologue du travail de l’AFPA à

propos de mon hésitation de reconversion professionnelle, laquelle oscillant entre présenter

ma candidature pour une formation de formateur - DUFA – et postuler à la formation de

conseiller en insertion - dispensée par l’AFPA - , elle me donne son analyse interprétative au

sujet de mon projet professionnel : les deux actions de formation lui semblent cohérentes

quant à mon parcours, mais moi la phrase que je retiens – et entends encore aujourd’hui - est

« ce diplôme universitaire semble répondre à un besoin narcissique ». Oui, c’est exactement

cela et j’en prends conscience. Toute l’ampleur du désir, une évidence, une clarté.

« Les aspects des choses les plus importants pour nous sont cachés par leur simplicité et leur

familiarité. (Nous sommes incapables de remarquer ce qui est toujours sous nos yeux.)

L’homme n’est nullement frappé par les fondements réels de sa recherche » (Wittgenstein).184

A un niveau sociétal, le diplôme universitaire est légitimé par son aura ancestrale, et

pragmatiquement j’en ai besoin pour faire valoir mes expériences professionnelles autrement

que par des certificats de travail , mais à mon niveau personnel il symboliserait la sortie de

cette indifférence face au besoin de reconnaissance sociale qui m’habite profondément. Je suis

en effet profondément indifférente au regard d’autrui, et cela relève soit de la sagesse, soit de

la pathologie. Pour Sénèque, le sage ou le prétendant à la sagesse ne se guident pas sur le

jugement commun mais usent d’un remède différent : s’habituer à vivre au milieu des injures

et des injustices « La liberté consiste à placer notre âme au-dessus des injures, à se faire tel

que les raisons de se réjouir viennent de soi tout seul, à détourner de soi les choses

extérieures pour n’avoir pas à mener la vie inquiète d’un homme qui craint les rires et les

langues de tout le monde. »185 Loin de moi la prétention d’être une sage, ou l’hypothèse d’être

une folle ; mais j’opterais plutôt pour un entre-deux, celui résultant de multiples possibilités et

nuances que permettrait la combinaison des deux. Un proverbe m’a toujours parlé : « Les

chiens aboient la caravane passe », d’abord en ce qu’il m’a toujours emmenée au désert, avec

ses longues files obscures des caravaniers sur une crête de dune au soleil levant, ensuite en ce

qu’il évoque comme extrêmes libertés, de penser et d’agir. Où s’arrête l’expression de la

singularité dans un collectif, comment un collectif prend en compte la singularité ? Questions

fondamentales personnelles auxquelles je passe ma vie à chercher des réponses.

184 Ludwig Wittgenstein. De la certitude. Paris : Gallimard, 1976. ( coll. « Idées ») 185 Sénèque. De la constance du sage. Paris : Gallimard, 1962. (folio)

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15.3 Regarder les autres, regarder autour

René Barbier, lors de sa présentation du concept clé de l’implication, disserte sur l’idée de la

« rencontre ». En ce qu’elle est de l’ordre du vivant, de la vie, qu’elle s’inscrit dans un

échange s’inscrivant dans du biologique. Que cette rencontre peut même s’envisager en tant

qu’être vivant ou « pierre », puisqu’il y aurait résonance au monde au travers des particules

moléculaires.

Théodore Monod écrit dans Révérence à la vie186, en conversation avec Jean-Philippe de

Tonnac, à propos de son rapport au monde : « Les partisans de la théologie évolutive

défendue par le mathématicien Whitehead… affirment qu’à partir d’une perception de l’unité

de l’être et de l’univers à laquelle avaient atteint les grands mystiques et que semble

aujourd’hui confirmer la science, il faut conclure qu’aucun abîme ne sépare la matière de

l’esprit, les objets inanimés des êtres vivants, les animaux des hommes. Difficile conversion

pour nos théologiens, je le comprends ! Le monde n’est plus le jouet de l’homme mais son

partenaire, son compagnon, son frère. Je me souviens que Teilhard de Chardin, avec qui j’ai

correspondu, m’écrivait que sa conviction profonde était que l’Humanité était

« obscurément » en train de découvrir « une nouvelle face de Dieu ». Mes réflexions sur la rencontre lorsqu’elle se transforme en relation, grâce à une des

fonctions actrices de l’accueil, l’écoute active, et tout autant acteur le regard, me conduisent

vers ce texte qui me hante depuis sa lecture, celui d’Emmanuel Levinas :

« L’abord du visage n’est pas de l’ordre de la perception pure et simple(…) Positivement,

nous dirons que dès lors qu’autrui me regarde, j’en suis responsable, sans même avoir à

prendre de responsabilité à son égard ; sa responsabilité m’incombe. C’est une

responsabilité qui va au-delà de ce que je fais. D’habitude, on est responsable de ce qu’on

fait soi-même. (…) »187

Rencontrer ce texte de Levinas, rencontrer son éclairage sur la signification de son regard sur

et vers l’autre, la nommer en termes de responsabilité, m’a permis de mettre un point d’orgue

186 Théodore Monod. Révérence à la vie, conversation avec Jean-Philippe de Tonnac. Paris : Grasset, Le livre de Poche, 1999 187 Emmanuel Levinas. Ethique et Infini, dialogue avec Philippe NEMO. 1982

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à une quête lointaine. En ce qu’il exprime totalement une de mes intuitions, celle qu’à

l’écoute sensible se joint le regard sensible. Regarder pour voir au-delà.

Cette rencontre avec Jean parce qu’elle est de l’ordre du vivant, de l’échange, relève

d’éléments mis en relation qui me dépassent. Pourquoi Jean, Reynald, Frédérik188 et moins les

autres résidents ? Le monde des affinités, des affects, est toujours le plus fort, sans réelle

explication rationnelle à mes yeux. Mais peut-être la confiance qu’ils ont manifestée envers

moi en se racontant parfois intimement relève-t-elle de ce que Levinas décrit comme une

posture d’accueil responsable :

« La responsabilité en effet n’est pas un simple attribut de la subjectivité, comme si elle

existait déjà en elle-même, avant la relation éthique. La subjectivité n’est pas un pour soi, elle

est, encore une fois, initialement pour un autre. (…)Le lien avec autrui ne se noue que comme

responsabilité, que celle-ci, d’ailleurs, soit acceptée ou refusée, que l’on sache ou non

comment l’assumer, que l’on puisse ou non faire quelque chose de concret pour autrui . (…)

Dire : me voici. Faire quelque chose pour un autre. Donner. (…) »189

Avec Reynald.

Reynald est le premier à venir vers moi dans le bureau, lieu d’accueil disponible à tous les

résidents et où les animateurs –en fait des éducateurs plutôt spécialisés…- se trouvent en

permanence. J’ai aimé ce lieu, même si selon la typologie des surfaces (prêtées par Emmaüs)

il s’identifie plutôt à une loge de concierge, à l’entrée de la résidence. C’est un espace où

bonnes et mauvaises nouvelles affluent des résidents qui y trouvent « l’ » accueil, une écoute

toujours attentive, même lorsque flottante. C’est un espace transitionnel ou se détissent leur

vécu au-dehors et leur vécu au-dedans.

Reynald va beaucoup me parler durant ces trois semaines ; il voudrait m’accaparer, tout en

étant chaleureuse je garde les distances. Il va surtout beaucoup me parler de son épreuve

actuelle au sein d’une association d’insertion, un poste de travail d’emballage publicitaire qui

ne lui convient guère. Auparavant, il exerçait le métier de maître-chien mais n’a pas le

diplôme exigé par les employeurs dans ce domaine, exigence liée à un changement de

législation. Travailler dans cette association d’insertion devrait lui permettre de retrouver le

188 Reynald et Frédérik : résidents des Enfants du Canal 189 déjà cité

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rythme du monde du travail et accéder à la formation CQP190 nécessaire pour postuler de

nouveau dans le secteur de la sécurité.

Les conditions de travail sont un de mes domaines de prédilection, depuis les années 1989 où

je reprends des études au CNAM en psychologie du travail. Bien avant que j’en croise de si

exécrables dans mon dernier poste de coordinatrice qui m’achemineront vers l’expérience –

vécue catastrophiquement à mes dépens – d’un burn-out (cf. chapitre 10).

Nous allons, petit à petit, les analyser, les conditions de travail problématiques de Reynald,

ainsi que le ressenti qu’il en a. Et il me semble que cette clarification faite ensemble va être

positive pour lui : comprendre les objectifs d’une structure d’insertion, retrouver les devoirs et

obligations d’un salarié, et surtout la finalité d’entreprendre un tel parcours de re mobilisation

personnelle à l’emploi.

15.4 Lorsque l’écoute est un soin.

Roselyne Orofiamma, ingénieure de recherche, nous fait part d’un de ses projet de formation

et de recherche mené dans le cadre du Conservatoire national des arts et métiers, à la demande

de l’hôpital Maison Blanche. Elle va réunir dans un article des récits d’expérience

d’infirmiers psychiatriques, une contribution à plusieurs voix, comme elle le dit, autour de la

dimension thérapeutique de leur rôle de soignants. Cette démarche vise à permettre à des

professionnels d’élaborer individuellement et collectivement des savoirs d’expérience, pour

contribuer à une réflexion critique de leur travail. Dans cette étude publiée « A l’écoute de la

folie. Avec un collectif d’infirmier en psychiatrie »191, une des réflexions définit l’écoute

comme un soin.

J’y trouve une analogie très intéressante avec celle mise en œuvre par les travailleurs sociaux

dans l’accompagnement de publics en grande précarité en général et je trouve qu’elle a un lien

évident avec la clinique de travail social observée dans le suivi des personnes effectué aux

Enfants du Canal. Dans les missions du poste du travailleur pair - dont le concept sera défini

plus loin -, à la rubrique « suivi des personnes », on trouvera entre autres missions : écouter et

soutenir, aider à la compréhension, aider à s’organiser…

190 Certificat de Qualification Professionnelle 191Djenet Arar, Roger-Patrice Bernard, Chantal Coquerelle, Doris Irep, Gérald Kauffer,Serge Klopp, Roselyne Oriofiamma et Monique Trost « A l’écoute de la folie. Avec un collectif d’infirmier en psychiatrie » in Nouvelle Revue de Psychosociologie 2007/2 N°4

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Roger-Patrice Bernard, infirmier psychiatrique, apporte un témoignage et une réflexion sur sa

« clinique infirmière » à partir de trois de ses composantes : le temps, la proximité et

l’improvisation. Et de l’importance qu’il donne à la parole, les mots et les échanges verbaux.

« Nous sommes là… » dit-il, correspond à l’« être avec » mis en exergue dans le projet

associatif des Enfants du Canal. « Dans l’entretien individuel, il convient de ne pas

s’impatienter du discours répétitif du patient » mais de cette complainte « il faut pouvoir en

extraire la substance ou la nouveauté… ». (Si je fais le parallèle avec Jean, lui n’est pas dans

la complainte, Reynald le sera énormément.)

Cet infirmier évoque la notion de proximité et le risque qui y est associé : l’envahissement,

pour lui de la folie ( pour les travailleurs sociaux, de la détresse) : « chacun de nous met en

place des protections personnelles, barrières contre cette proximité trop impliquante, voire

dangereuse » afin de préserver l’intégrité du moi. Au nombre de ces garde-fous (si j’ose dire)

la « tiercéisation », c’est-à-dire le fait de pouvoir analyser son vécu professionnel avec un

tiers, véritable protection « envers le contre-transfert négatif (ou trop positif, donnant

l’impression d’une toute-puissance thérapeutique), envers la fossilisation de notre pratique,

ou l’envahissement de la folie. » (Dans le travail social, il est d’usage de parler de supervision

pour ces espaces de parole).

Dans cette proximité maîtrisée, toujours inscrite dans une temporalité bien spécifique, il

devient alors possible d’agir l’improvisation, lors des « rencontres aléatoires qui ne sont

jamais négligeables, elles s’ajoutent aux entretiens programmés sans les remplacer» qui ne

peut s’appuyer que sur « la connaissance de soi et la connaissance tout court ».

15.5 De la nécessité d’un espace « d’épanchement » pour « tenir », et la distance avec les

usagers, et dans la durée dans son exercice professionnel

Année 2006. Lorsque j’effectue les visites à domicile dans des hôtels de plus en plus sordides,

(coûtant jusqu’à 1500 euro par mois !), auprès de familles sans papier, aux éclats de regard

traqué, aux enfants tournant en rond dans 8 m2, tels de petits animaux encagés, sans parler

des pathologies graves dont ils sont affectés souvent à l’origine de la demande hospitalière

d’un plan d’aide à domicile, je ne maîtrise plus cette proximité avec la détresse, je suis

devenue comme poreuse, un envahissement subtil mais entêté, jusqu’à la submersion

quelques temps plus tard. Pour tenir cette proximité à distance, mais demeurer en empathie, il

faut du tiers, une supervision ou quel que soit le nom que l’on pourrait donner à cet espace de

parole absolument nécessaire et vital, pour mener à bien son action.

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Je me bats pour les membres de mon équipe de terrain qui eux, baignent tous les jours dans ce

travail difficile, pour l’obtention de cet espace spécifique. Mais ce sera en vain…(pas de ligne

budgétaire…) Leur déversoir, leur soupape, leur garde-fou, ce sera moi, la coordinatrice, qui

assurera tant bien que mal ce rôle. Qui répondra à leur quête du sens dans certaines actions

mises en place et pour lesquelles il faudrait tellement plus d’heures d’intervention – que nous

n’aurons pas. Qui récupérera leurs plaintes, leur souffrance devant certaines issues

dramatiques, devant l’échec. Qui récoltera les soupçons – et les interrogations - des mariages

arrangés des jeunes filles, de l’excision des petites, des femmes battues, des maris dépressifs,

de gens souffrant de leurs différences si loin de leur pays. Sans parler de mon porte feuille

d’usagers : une moyenne d’une centaine de familles aidées chaque mois (« Pour être viable il

en faudrait cent cinquante ! », m’assène – sans le vouloir - la comptable sachant que j’ai géré

auparavant le même genre de structure), et des relations avec les partenaires sociaux (au

moins deux par famille)… Etre viable… la structure … moi je ne le suis plus… et certains

membres de mon équipe non plus !!!

Pourtant, c’est possible de tenir à distance, je l’ai fait pendant des années, et les TISF aussi,

mais il ne faut pas être seul dans ces terres-là. Oui, Roger-Patrice Bernard, la tiercéisation est

une évidence et une nécessité.

Aux Enfants du Canal, mon statut de stagiaire a fait de moi une écoutante « tiers »

supplémentaire pour les résidents, mais aussi pour les travailleurs sociaux. Et j’ai apprécié ce

rôle, cette opportunité d’être un peu comme un superviseur. Parce que je n’avais plus le nez

dans le guidon, ce qui fait toujours envisager le travail à la chaîne. Mais parce que cette place

s’était imposée d’elle-même dans la cohérence de cette organisation déjà installée. Je sais que

l’aisance que j’ai ressentie à investir cette place de tiers était redevable de ces cinq mois de

cours, brassant analyses et réflexions sur les pratiques, analyses du passé collectif et

personnels, relecture d’expériences sous d’autres angles de vue.

15.6 Et la clinique en science de l’éducation ?

Lors d’un entretien donné le 24 novembre 2006 dans le cadre d’un dossier publié dans la

revue Chemins de formation, Jacques Ardoino présente la démarche clinique en éducation et

recherche. Après avoir rappelé l’origine de la clinique médicale, laquelle découlant

strictement au départ de la notion d’observation et d’examen du malade évolue avec

l’intégration de l’écoute dans cette observation, il déduit une transformation fondamentale de

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cette clinique par le passage d’une spatialité à une temporalité et à un vécu. Dans « Le

passage d’une universalité au sens philosophique et dialectique du terme (ce qui est universel

en tout temps, en tous lieux et pour tous) à l’idée d’une casuistique. » Il situe à la fin des

années 1990/1995 l’extension du concept de clinique aux petits groupes en psychologie

sociale et à la sociologie - telle la création de la clinique sociologique par Vincent de

Gaulejac. Le fait que la clinique, non seulement médicale, soit toujours attachée au vivant lui

semble un aspect tout à fait central. Cette démarche – distincte de la trajectoire toujours

modélisée – d’attitude et de compétence cliniques dans le domaine des Sciences humaines et

sociales, est spécifique comme « terrain interhumain, intersubjectif, où praticiens et autres

acteurs sont en « relation » impliquant un vécu, une intersubjectivité et s’accordent pour

échanger des connaissances, du savoir, des données de l’observation, de l’action(…) Que

cette clinique, ou l’attitude clinique, ou la démarche clinique, est « par nature » par

orientation et par construction, attentive aux particularités et aux singularités .»

Lorsque je confronte les considérations d’un chercheur et praticien tel Jacques Ardoino et

d’autres intervenants tout aussi convaincus que lui de la prise en compte de la singularité et de

la particularité du stagiaire, à ma représentation du métier de formateur - vaguement idéalisé

comme tout objet investi du désir - je sais qu’elles ne sont pas étrangères à mon approche

professionnelle. S’il y a bien un savoir détenu par l’un, c’est en terme de transmission

respectueuse qu’il se déclinera, et non dans le but d’avoir une quelconque ascendance sur

l’autre. Non en terme de pouvoir mais en terme de proposition que l’autre choisit de

s’approprier ou non.

15.7 Le monde des « gars » de la rue

Aux Enfants du Canal, les résidents s’appellent les « gars » lorsqu’ils parlent entre eux ou des

autres qui sont encore à la rue. Toute l’équipe sociale adopte cette terminologie et m’est

revenu en tête ce qu’en avait écrit Honoré de Balzac dans son livre « Les chouans » donnant

l’explication du pays des Gars : « Le mot gars, que l’on prononce gâ, est un débris de la

langue celtique. Il est passé du bas breton dans le français, et ce mot est, de notre langage

actuel, celui qui contient le plus de souvenirs antiques. Le gais était l’arme principale des

Gaëls ou Gaulois ; gaisde signifiait armé ; gais, bravoure ; gas, force. Ces rapprochements

prouvent la parenté du mot gars avec ces expressions de la langue de nos ancêtres. »192.

192 Honoré de Balzac. Les chouans ou la Bretagne en 1799. Paris : Le livre de poche,1961

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Vivre à la rue, au travers de tous les témoignages directs ou indirects que j’ai pu recueillir et

vérifier, est bien une vie de combattant. En parlant avec Henry193– travailleur pair - que

j’accompagne en maraude il confirme que « C’est une vie très dangereuse, c’est un monde

impitoyable, beaucoup de vols, de violences entre les gars, comme si cela n’était pas assez

difficile de vivre cette situation de solitude et de vagabond, si tu n’es pas fort mentalement, tu

meurs !!!». Une arène, des combats. L’étymologie ne croyait pas si bien dire …

15.8 Les travailleurs pairs Ce concept de travailleur pair mérite que l’on s’y attarde. Il est de l’ordre de l’auto insertion,

si j’ose l’inventer. Cette possibilité concrète d’avoir un statut de salarié au sein de

l’association, lui permet d’évoluer tant sur le plan personnel que professionnel. L’association

a embauché plusieurs résidents en tant que travailleurs pairs. Issus de la rue, et déjà stabilisés

par cet hébergement social, ils ont souhaité s’investir envers ceux qui sont restés à la rue. Ils

constituent avec les travailleurs sociaux de la structure l’équipe d’accompagnement. En tant

qu’animateurs de l’Accueil de jour, dans la prise en charge des maraudes et dans le soutien

quotidien aux résidents, ils assument ainsi un travail d’insertion spécifique puisque dispensés

par des pairs. Cela évite le clivage souvent perçu par un public très en difficulté dans leurs

relations avec les acteurs sociaux chargés de leur venir en aide, clivage omniprésent dans le

champ du social. Et je dis bien clivage, et non distance qui, elle, est nécessaire, en ce qu’il est

souvent implicitement très discriminant et assez dédaigneux : Il y a eux, il y a nous. Avec tous

les jugements de valeur que cela laisse supposer.

Ce fait avait été nettement perçu par un de nos camarades, stagiaire dans un Centre de

Rééducation Professionnel. Il avait constaté que le groupe des formateurs affichait une très

forte distanciation en termes de pouvoir et de savoir avec les stagiaires handicapés ; ce qui

l’avait choqué. Bien au-delà d’une saine posture d’identification des rôles qui pouvait tout à

fait se concevoir. Il me souvient de certains partenaires sociaux ouvertement méprisants quant

au style de vie de certaines familles que nous suivions ensemble. Des attitudes qui, on le

comprendra, ne pouvaient être porteuses d’évolution pour la famille qui ressentant

complètement qu’aucune confiance ne lui était allouée, ne pouvait ni se revaloriser, ni se

mobiliser.

J’ai côtoyé trois travailleurs pairs avec lesquels j’ai partagé paroles et actions. Chez tous, une

forte implication dans la pertinence de cette expérience, le même désir d’accéder à une

193 Travailleur pair

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formation en lien avec le travail social, et la conscience de construire un chaînon

manquant transitionnel entre les personnes de la rue et les travailleurs sociaux institutionnels.

15.9 Passer en mode «accueil » Qu’est-ce qui a changé dans mon écoute de ces gars de la rue , nouveau public pour moi ?

Un meilleur professionnalisme sans doute. Dans la mesure où je situait mieux mon rôle et ma

place dans le système que j’intégrais. Avec une capacité démultipliée à maîtriser les instants

où mon écoute était centrale dans la relation avec l’autre, consciente de l’outil que j’utilisais

et quand je l’utilisais.

Passer en mode d’écoute sensible. Cette expression en mode de, je la réquisitionne dans le

langage ado actuel et vraiment elle me plait, toute en résonance avec la mise en mouvement

d’un mécanisme permettant d’accéder à cette disponibilité particulière et nécessaire à l’écoute

sensible .

Se mettre en mode de… comme si on devait faire l’effort d’embrayer pour ouvrir cet espace

d’écoute de l’autre.

Faire l’effort d’ouvrir cet espace particulier car trop de bruits extérieurs ? trop de parasites

internes ? Un ajustement nécessaire à la fréquence émise ? Se mettre sur la même longueur

d’ondes (expression courante, mais quelle finesse dans ces expressions populaires !).

Pourtant cela devrait être simple d’écouter l’autre…, et pas n’importe quel autre : celui qui

vous parle.

Durant de nombreuses années professionnelles, j’en ai accueilli des gens… en mode

d’accueil. Des usagers, des intervenants de terrain, des collaborateurs, des chercheurs

d’emploi, des partenaires, des administrateurs, des pairs …Et un accueil digne de ce nom ne

peut s’allier – se pratiquer - qu’avec de l’écoute, du regard, voire du touché, sensibles. Et

l’autre ne s’y trompe pas. Et l’autre se met à se raconter.

Et c’est beau parce que la confiance s’est invitée, et c’est difficile parce que les histoires ne

sont pas très gaies dans le domaine où j’ai longtemps travaillé.

Dans un espace pédagogique, le moment de l’accueil des stagiaires me semble important et

donnera certainement comme une tonalité bienveillante.

On peut remarquer dans les programmes de formation, qu’il existe presque toujours la

fameuse demi-heure destinée à l’accueil des stagiaires. Moi, je suis très sensible à cet instant

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là de l’attitude du formateur en direction de chaque participant .Le stagiaire arrivant entre en

terrain inconnu, pour ceux ayant de l’aisance relationnelle, cela n’est pas un problème, pour

d’autres, plus timides, cette entrée peut être vécue comme embarrassante, voire inquiétante.

Les repères habituels ne sont plus là, il va falloir être en relation avec des inconnus, parfois

les enjeux de cette formation sont importants et la crainte de ne pas être à la hauteur sous-

jacente.

D’où l’utilité du passage en mode accueil du formateur : aller au devant de chacun est une

attitude rassurante. Dans le peu de mots échangés, dans ce court laps de temps, beaucoup

d’informations s’échangent et se repèrent : timidité ou aisance, appréhension, inquiétude,

autant d’éléments permettant d’ajuster une attitude adéquate à la personne.

Cette attitude accueillante est subtile, pour être authentique elle doit s’appuyer sur une

disponibilité d’esprit évidente ainsi que sur la réelle conviction de son importance et de son

utilité : elle s’ancre dans la congruence.

La majorité des intervenants lors de ce Dufa auront cette latitude …et celui(celle) qui s’en

éloignera, nous le ressentirons à la puissance 10 000.

15.10 Une écoute sensible relève d’une posture empathique.

Le mot écoute et le mot empathie forment la paire dans ce Dufa : en moyenne employée (tant

par les stagiaires que par les intervenants) quinze fois par jour, avec des pics d’utilisation

significatifs dans les dispositifs à émergence émotionnelle pouvant atteindre une moyenne de

cent/jour (je n’exagère à peine). Point n’est besoin d’être spécialiste pour comprendre

combien c’est une découverte majeure pour la majorité des stagiaires.

Pour la minorité restante, cette paire de mots fait partie depuis longtemps du paysage

professionnel, communicationnel, voire pour certains d’un paysage datant de la nuit des temps

(certains tomberaient-ils dans l’empathie dès la naissance ?).

Il me semble que l’écoute peut se travailler, mais l’empathie ? Je n’en suis pas certaine, je

penche plutôt vers une capacité personnelle. Ce qu’évoque en fait Howard Buten lorsqu’il

parle d’imagination, d’intuition, de jeux… Que l’empathie relève d’une capacité personnelle

reste malgré tout une hypothèse toute personnelle.

C’est une écouteuse des rues qui l’affirme : depuis toujours les autres me parlent, et moi je

les écoute. « Celui qui se tait en saura bien le plus long ! » : ce proverbe familier véhiculé

par ma mère, le tenant elle-même de son grand père, et s’appliquant à un contexte de

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discussion, a bercé mon enfance. Bien que la parole circulait chez nous, et que j’étais moi-

même une très grande bavarde en classe au désespoir de mes professeurs.

Les boîtes noires

L’histoire des gens, les petits et les grands, m’a toujours intéressée. Je trouve cela

passionnant. C’est ma sociologie à moi. Tout autant que les histoires racontées dans les livres

qui m’ont ravie dès ma jeunesse. Pourquoi cette passion ? Un jour, au CNAM, encours de

psychologie, un des professeurs s’est servi de l’image – très classique en fait - de la boîte

noire pour qualifier ce qu’il y avait d’abrité sous le crâne des gens et que la psychologie

tentait d’explorer d’une manière scientifique.

J’ai fait un pont entre écouter les gens – l’écoute étant alors une des clés permettant d’entrer

dans leur boîte noire – et lire des livres : entrer dans la boîte noire des personnages. La

passion des boîtes noires. Réelles ou virtuelles.

Et les narrateurs dans les livres, et les gens lorsqu’ils parlent des livres qu’ils ont lus, cela

forme un bonheur d’emboîtement tel celui de jouer avec les poupées russes. Le principe de

l’un étant dans l’autre, et l’autre étant dans l’un, dans une perspective infinie, vertigineuse.

Une pensée métaphysique.

Revenons à l’empathie.

La définition que donne le Petit Robert de l’empathie est : « La faculté de s’identifier à

quelqu’un, de ressentir ce qu’il ressent ». Selon Howard Buten, psychiatre célèbre pour son

travail auprès des personnes autistes ainsi que clown donnant des spectacles, il est difficile

d’être empathique à l’égard d’un autre très différent de soi : « les autistes profonds ne nous

ressemblent pas ; ils ne se comportent pas de la même façon ; ils n’ont pas les mêmes

sentiments. Supposer qu’ils ont « des sentiments comme tout le monde » n’est pas forcément

leur rendre service. « Comme tout le monde », ils ont certainement des sentiments, mais on ne

peut jamais être sûr que leurs sentiments proviennent des mêmes sources ni qu’ils ont les

mêmes contenus, les mêmes articulations viscérales ou les mêmes manifestations extérieures

que les nôtres. »

« A cette fin, nous sommes obligés de faire appel à nos capacités, plus ou moins

performantes, de projection et d’identification pour imaginer et ressentir ce que ça fait d’être

Ginette… ».

Lorsqu’il utilise les termes de projection et d’identification, il rappelle qu’en psychanalyse la

projection est un processus inconscient. Que l’identification, selon Anna Freud, s’applique à

l’objet perdu dans la mesure où, puisqu’il n’est plus là, on investit la représentation psychique

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de ce qu’on retient de lui. Ce processus reste toujours intra-psychique (même si par la suite on

projette cette représentation sur quelqu’un qui est vraiment là : son mari, son patron…). Et

pour lui, l’identification avec l’objet présent est la définition psychodynamique de

l’empathie.

Lorsqu’il s’investit dans son personnage thérapeutique, il le décrit comme une façon de

trouver en soi une façon d’être qui ne lui est pas forcément naturelle, et que pouvoir

l’exprimer de façon crédible en face d’un certain public relève, en quelque sorte, du travail du

comédien. Ce qui nécessite, toujours selon lui, certains dons comme l’imagination, l’intuition,

l’invention et le sens du jeu. Capacités indispensables car elles font partie du personnage

thérapeutique.

« Le jouer, ce personnage, ne signifie pas se rendre méconnaissable ni se cacher derrière un

masque, mais de faire appel à des traits de personnalité qui se manifestent parfois rarement,

pour les mettre au service du besoin de l’autre.

Cette action n’est ni plus ni moins « hypocrite » que celle de l’acteur qui joue un rôle, qui le

temps de la pièce, doit être crédible et « habité » par les sentiments requis par son rôle. »

Sans oublier d’être à l’écoute de ce qui n’est pas verbal

Je vais laisser la parole à Oliver Sacks Dans son livre « L’homme qui prenait sa femme pour

un chapeau »194, au chapitre intitulé « Le discours du Président » il explique comment les

personnes aphasiques peuvent percevoir un discours même s’ils ne comprennent pas la

signification des mots, par leur perception du « feeling-tone » terme de Head.

« Parce que le discours – le discours naturel – ne consiste pas seulement en mots, ni (comme

le pense Hughling Jackson) en « propositions » ? Il consiste en une profération – par laquelle

tout notre être émet tout son sens – dont la compréhension implique infiniment plus que la

simple identification des mots. Là était la clé qui permettait aux aphasiques de comprendre,

même lorsque les mots comme tels leur échappaient totalement. Les mots, les constructions

verbales per se, peuvent en effet très bien ne rien transmettre, mais le langage parlé est

normalement baigné de « ton », enveloppé d’une expressivité qui transcende le verbal – et

c’est précisément cette expressivité, si profonde, si variée, si complexes, si subtile, qui se

trouve parfaitement préservée dans l’aphasie, même si la compréhension des mots est

détruites. Préservée, et souvent même amplifiée de façon surnaturelle…»

194 déjà cité

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Il a en outre le sentiment qu’on ne peut pas mentir à un aphasique : « Il ne peut saisir vos

mots, donc il ne peut pas être trompé par eux : mais, ce qu’il saisit, et il le saisit avec une

précision infaillible, c’est l’expression qui accompagne les mots, cette expressivité totale,

spontanée, involontaire, qui ne peut jamais être simulée ou truquée, comme les mots peuvent

l’être trop facilement… »

Loin de moi l’intention de comparer et d’associer les personnes en grande précarité aux

personnes aphasiques dont une lésion physiologique génétique ou accidentelle a gravement

endommagé le cerveau, excepté peut-être – et je sais que c’est audacieux de ma part – au sujet

de cette faculté extraordinairement perceptive de l’authenticité du discours échangé avec eux.

Cette similitude avec ce qu’Oliver Sacks décrit de ses patients « (…) leur remarquable, et

presque infaillible, sensibilité tonale et émotionnelle ».

J’ai constaté lors de mes rencontres avec des personnes en grande difficulté, un sentiment vif

– et récurrent - d’être de plein pied dans la relation – laquelle s’établit ou ne s’établit pas mais

se décline rarement dans un entre-deux -. Peut-être cette investigation dans le « feeling tone »

qu’Oliver Sacks désigne de « qualité hédonique », répond en partie à l’explication de ce

ressenti. Comme un élagage inconscient de l’inessentiel relationnel, ouvrant sur une

proximité, qui permettrait le passage d’un courant chaleureux, même éphémère, une rencontre

d’humain à humain plus spontanée, une interface moins compliquée bien qu’inscrite dans des

contextes souvent très complexes.

Quelque chose est à nu, de part et d’autre, qui est de l’ordre de la simplicité. C’est une chaleur

humaine qui s’échange, qui est là essentielle, prélude incontournable à toute future co

construction. Et la chaleur humaine ne peut réellement circuler – et donc n’existe - que dans

l’authenticité.

N’y a-t-il qu’élucubration de ma part dans cette remarque sur cette authenticité relationnelle ?

Les personnes vivant à la rue ont des conditions de vie extrêmement difficiles lesquelles sont

facteur évident d’endommagement de l’être humain ; et les personnes aphasiques de grandes

difficultés à vivre au quotidien avec leur handicap. A l’énorme différence près qu’entre ces

deux conditions de vie, l’une est inéluctable et l’autre pas.

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Chapitre 16 - ACTEUR

«(…)Surtoutjevoudraisdireauxfamilles:informezetdiscutezavecvosparents.C’estleurviequevousmanipulez.Nousnesommespasdesjouets.Anotreâgenousprenonstoutàcœur,unriennousfaitmal.Alors,s’ilvousplaît,nenousconsidérezpascommedespantinsdénuésdesentimentsdèsquenouscommençonsàêtreencombrants.Parlez-nous,laissez-nousêtreencoreacteursdenosvie.»Femme90ans,«Lettreà…»,2001

16.1 Une bataille engagée contre les préjugés de l’âgisme195 La Fédération Nationale de Gérontologie (FNG) propose à des personnes âgées de rédiger des

lettres196 individuelles ou collectives sur les sujets qui leur tiennent à cœur.

En leur ouvrant un espace d’expression par cette initiative, Martine Dorange,

psychosociologue, chargée de mission dans cette Fédération , participe à une action destinée à

un mieux vivre intergénérationnel.

Ainsi, la parole des anciens peut de nouveau, et s’exprimer, et se propager. Et ce qui est

constaté c’est que contrairement aux idées reçues (actuelles), les personnes âgées ne sont pas

uniquement tournées vers le passé. Elle s’intéressent au monde qui les entoure et à son

évolution et «(…) leurs opinions pourraient tout à fait, si on prenait le temps de les entendre,

être vecteurs de changements très intéressants pour elles-mêmes, comme pour les

professionnels et les familles. »197 comme l’analyse Martine Dorange. Ce dont je suis

persuadée, m’étant penchée depuis longtemps sur la capacité de tout public considéré comme

inutile car dépendant ou non non citoyen car non actif, à n’être ni plus ni moins que les autres

acteurs de leur vie et de la société.

Ce n’est pas Jean-Pierre Dacheux, intervenant dans notre séminaire sur la formation et les

personnes âgées, qui dira le contraire. Lui qui prône que « La vieillesse n’est pas la fin de la

195 Agisme : discrimination des personnes ayant en commun l’appartenance à une même groupe d’âge : ici les personnes âgées 196 L’intégralité des lettres primées en 2007 est en ligne à la rubrique « actualités » sur le site de la FNG 197 Martine Dorange et Georges Arbuz. Dossier « La parole des anciens : pourquoi ce grand silence ? » Vies de famille. CAF des Hauts-de-Seine

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vie, non seulement parce que souvent la fin de la vie surgit avant la vieillesse, mais parce que,

tard dans la vieillesse, la vie parle encore. »

Pour Dominique Kern, docteur en Sciences de l’Education et chercheur en gérontagogie198, il

ne fait aucun doute qu’apprendre dans la vieillesse est un besoin et une nécessité totalement

inscrits dans « (…) les principes de la formation tout au long de la vie qui vise, au-delà de

l’épanouissement personnel et de l’inclusion sociale, la citoyenneté active (Commission

Européenne 2001). »199 s’adapter et rester acteur de sa vie.

Il fait l’hypothèse que cette tranche d’âge – 70 à 90 ans – constitue une phase charnière et

transitoire entre la phase d’autonomie et la phase de dépendance croissante ; dans laquelle

« (…) la capacité et la volonté de communiquer avec d’autres personnes sont corrélées avec

une disposition active à apprendre dans l’ensemble des domaines. »

Gérontologiquement parlant, j’ai également appris que d’un point de vue cognitif, rien ne

s’oppose à l’apprentissage dans la vieillesse, et qu’apprendre n’est pas seulement possible

mais devient un facteur important de bien-être à cette époque-là d’évolution de la vie.

16.2 Ou il est question de l’autoformation et d’être acteur

Autoformation

Comme déjà indiqué dans ce mémoire, j’ai effectué un de mes stages dans un Greta, et plus

particulièrement dans l’Atelier de Pédagogie Personnalisée qu’il hébergeait. J’y ai

concrètement découvert les principes de l’Autoformation. En effet, les APP « sont les seules

actions de formation conventionnées par l’Etat qui se définissent explicitement comme des

actions de soutien à l’autoformation »200 s’inscrivant pour le stagiaire dans une démarche

d’insertion.

Il n’est pas question de présenter ici ces principes, mais de comprendre pourquoi cette

démarche d’acquisition du Savoir m’est apparue comme essentielle dans l’appropriation de

l’autonomie qu’elle engendre.

198 La question de la terminologie pour qualifier cette formation est toujours en suspens : géragogie, gérontagogie, gériagogie ou gérontologie éducative sont à l’étude. 199 Dominique Kern. Apprendre dans la vieillesse : les besoins de formation des personnes âgées de 70 à 90 ans. In Thèse de doctorat en Sciences de l’éducation non publiée de Haute Alsace, Mulhouse : La prévention de l’isolement à travers la formation tout au long de la vie.2007 200 Pascal Galvani. Autoformation et fonction de formateur. Lyon : Chronique Sociale. 1991

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Ce qui m’a le plus frappée c’est l’attitude des stagiaires au Centre Ressources, ce libre service

leur proposant de travailler seuls à partir de classeurs thématiques, ouvrages, exercices auto-

corrigés, ordinateurs, logiciels d’apprentissage, CD Rom, etc. De mon attitude personnelle

toujours très encline à aider, c’est-à-dire à répondre à toutes demandes d’aide et d’explication

émanant des stagiaires, Mélika, animatrice et responsable du Centre Ressources, rapidement

me dit « Je comprends que tu veuilles les accompagner dans leur travail, surtout si ils te

sollicitent, mais pense à les renvoyer, autant que faire ce peut, vers les outils didactiques afin

qu’ils cherchent par eux-mêmes. » J’ai vite compris le message, mais il m’a fallu faire

constamment des efforts pendant quelques jours pour ne pas replonger dans cette attitude

d’assistance. Il faut expliquer que la diversité des stagiaires et de leurs projets scolaires ou

professionnels d’insertion ne rendait pas mon apprentissage à l’accompagnement de

l’autoformation très aisé. J’ai réussi à le mettre en pratique avec grand intérêt et grand plaisir.

J’y ai retrouvé d’une manière transversale les objectifs de l’accompagnement social lorsque

celui-ci se centre sur l’autonomisation de la personne passant par l’émergence de ses

potentialités ; lorsque le travailleur social est ce facilitateur des relations que l’usager

entretient avec soi-même.

Jean Vanderspelden, consultant et membre de la mission nationale d’appui et de liaison des

APP a estimé nécessaire de clarifier une confusion s’installant à propos de la différenciation

entre individualisation et personnalisation. Il fait le constat que « lorsque l’on s’intéresse aux

pratiques des APP (…) renvoient immanquablement, soit à la notion d’individualisation, soit

à celle de l’autoformation. »201

Pour lui apprendre à s’autoformer, c’est avant tout un deutéro-apprentissage (apprendre à

apprendre ou apprentissage du contexte), permettant d’imaginer et de mettre en œuvre de

nouvelles postures d’interaction entre apprenant et appreneur comme : conforter et ajuster son

projet (apprendre pour pouvoir),(…)apprendre à gérer l’espace et le temps, apprendre à

prendre des risques(…), de prendre la « bonne » distance par rapport aux formateurs, distance

fluctuante.

La formation individualisée a une logique organisationnelle. Elle renvoie à un ensemble de

procédures technico-pédagogiques qui organisent contractuellement la formation. Dans la

construction d’un parcours de formation négocié à partir de la demande individuelle. Ces

procédures élaborent puis déroulent ce parcours avec des prestations planifiées et régulées.

201 Jean Vanderspelden .APP : individualiser n’est pas personnaliser ou apprendre à s’autoformer. Actualité de la formation permanente n°194. Janvier-Février 2005

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C’est une recherche d’ajustement des parcours de formation en travaillant les séquences

d’apprentissage, y compris dans l’alternance de l’individuel et du collectif. Ainsi,

l’individualisation de la formation procède plus d’une ingénierie de projet.

Quant à la notion de personnalisation, il la décrit comme portant sur « un ensemble de

processus de transformation de la personne vers une implication, progressive ou optimisée,

dans le déroulement de son parcours de formation individualisée. » Ces processus se mettant

en œuvre par une pédagogie dite personnalisée, focalisée sur l’accompagnement de

l’apprenant, à partir de sa motivation et au travers de ses relations avec le formateur et les

autres apprenants.

L’objectif de son article est d’alerter sur le passage à la trappe de cette notion de

personnalisation, lequel pouvant s’analyser comme « individualisation est synonyme de

personnalisation, ou bien, faire le constat qu’un certain flou sympathique domine cette

question sans importance ? »

Quant à moi, ravie d’avoir trouvé sur mon parcours cet article, il me semble qu’il pose là

toute la question de la prise en compte de la motivation des personnes et de leur implication

dans l’ action. Il a été beaucoup abordé la notion d’être impliqué au cours de ce Dufa. Et je

comprends aujourd’hui toute l’importance de ce martèlement. Ainsi je peux poser une

hypothèse, celle que la quantité d’implication présente dans une action va produire la qualité

d’acteur de son auteur, qualité ici prise dans le sens de valeur et de talent. Il fallait penser par

soi-même, alors il en a été ainsi fait pour cette conclusion, laquelle - je n’en doute - pas traîne

depuis fort longtemps dans les annales de l’humanité.

Lorsqu’une actrice est « acteur »

Quel plaisir de clore le dernier chapitre de ce voyage par les propos d’une comédienne, en

l’occurrence Juliette Binoche.

Dans une émission sur France Inter202, elle s’exprime sur son travail avec le cinéaste Hou

Hsiao Hsien203 dans la réalisation du film « Le voyage du ballon rouge » (que je n’ai pas

encore vu). Parlant de lui, elle dit « Il a une façon d’être qui rend libre. C’est déjà un esprit

éclairé, c’est quelqu’un qui a dépassé le script, dépassé le contrôle, qui a dépassé l’envie

d’avoir un pouvoir. Il donne le pouvoir au créateur. Concrètement, comment ? Il donne 10

lignes de description d’une scène. Là où il est le plus actif, c’est au moment du montage

202 Rebecca Manzoni : Eklectik – samedi 1er mars 2008 – invitée Juliette Binoche 203 Hou Hsiao Hsien : cinéaste taïwanais

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évidemment, et au moment où il installe le lieu pour toute éventualité, pour que tout soit

possible, pour vous permettre d’improviser dans la direction que vous souhaitez. C’est un

acte d’amour et de générosité, un metteur en scène qui fait ça à un acteur, c’est lui donner

son potentiel créatif, le plus créatif pour vous.»

Elle précise à quel moment et dans quelle étape du travail elle ressent ce qui pourrait

s’apparenter à mon avis à de la non-directivité : « Au moment du lâcher prise, c’est-à-dire au

moment où on dit « action » C’est pas la volonté qui fait passer le meilleur de vous-même,

c’est pas la croyance…c’est pas la volonté, c’est un laisser faire qui fait que la vie prend

corps, prend vie, à l’intérieur de vous et malgré vous, et puis ne rien vouloir. »

Enfin, elle termine par ce qui rejoint pour moi ce qu’un singulier tisse avec du collectif : « Le

cinéma est un art collectif. Une improvisation c’est quand on s’approprie le texte et le

personnage. La qualité d’écoute fait toute la différence du jeu : c’est quand sur un tournage il

y a une dynamique, une espèce de création collective, et il y a le silence, la qualité du silence

est incroyable. C’est ce qui fait qu’on arrive à voler, et quand ça se passe, là il peut y avoir

un tournage magique. »

Pour un chapitre dédié à la notion d’être acteur, il est paradoxale d’avoir autant laisser parler

les autres. C’est le sentiment que pourrait en avoir le lecteur. Mais je partage des idées, des

points de vue, une façon de voir la vie avec eux. Il me semble qu’être en communion c’est

laisser parler d’autres à votre place et ne pas se sentir trahi, aucunement. Et que si vous parliez

à leur place, ils se reconnaîtraient aussi dans vos paroles. Sans aucunement remettre en cause

la singularité de chacun. Un partage de valeurs, d’expériences, de rencontres faisant les

chemins d’un voyage que l’on aurait pu accomplir ensemble, dans un plaisir partagé.

Il en a été ainsi du voyage de formation réalisé avec certains camarades et intervenants lors de

ce Dufa, qu’ils soient remerciés de m’avoir fait vivre des instants précieux.

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Chapitre 17 – CONCLUSION ET EVALUATIONS

VerslesoirAbandonne-toiAtondoubledestin:HabiterlecœurdupaysageEtfairesigneAuxétoilesfilantesFrançoisCheng204

17.1 En guise de préambule : une question : que suis-je aller chercher dans cette

formation ?

A propos de l’évaluation de l’efficacité d’une formation, François Marie Gérard205 évoque

dans une partie de sa conclusion que « Tout se passe trop souvent comme si l’on formait pour

former. On sait que la formation est importante, et donc on forme. On a une vague idée de ce

que cela peut apporter, mais on ne prend pas la peine de vérifier ce qu’il en est, puisque

l’important est de former, la suite « allant de soi ». »

Et si j’y associe, dans mon cadre thématique de la transformation, un constat des théoriciens

de l’Ecole de Palo Alto, lequel avance que c’est le fait de vouloir accomplir volontairement

des changements qui échappent à notre contrôle, à notre volonté, qui leur ôte tout caractère

opérationnel, l’illustrant de l’exemple que vouloir délibérément être heureux n’amène pas

obligatoirement à cet état, voire même peut mener à un état contraire, alors il m’est

impossible d’évaluer si cette formation a porté ses fruits en ce qui me concerne.

Nul autre expectative pour moi que celle d’attendre de vérifier dans l’action si un véritable

changement s’est opéré.

Avant de tenter cette auto-évaluation de ma formation DUFA, je voudrai donner quelques

éléments du chemin m’y ayant amenée, car ils ne sont pas sans rapport avec la citation de

François Marie Gérard : lorsque j’ai été licenciée de mon dernier poste de travail social,

licenciement négocié sous forme d’inaptitude au poste après plusieurs mois de congé

maladie, ce qui m’a immédiatement semblé positif dans cette situation était – en tant que futur

demandeur d’emploi - d’enfin accéder à un bilan de compétences et à une formation.

204 François Cheng. A l’orient de tout. Paris : Puf, Poésie Gallimard, 2005 205 François-Marie Gérard. L’évaluation de l’efficacité d’une formation. Gestion 2000, Vol.20,n°3

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Quelle formation ? Aurait-elle pu être n’importe laquelle ? Presque à vrai dire. L’évidence

d’un ressourcement, interface incontournable entre mon état d’essoufflement professionnel et

celui nécessaire à une future reprise d’activité, s’imposait.

Une de ces raisons, intuitive, résidait probablement dans le fait de ne pas avoir bénéficié

d’actions de formation durant mes quinze dernières années.

Alors, oui, n’importe quelle formation m’aurait été salutaire. Peut-on alors se représenter

l’importance prise par la Formation dans mon esprit ? Aujourd’hui, je prends conscience de

l’ampleur de cette importance. De la force de sa représentation. Ainsi, puis-je déduire que je

ne me suis vraiment pas dirigée vers le métier de formateur par hasard.

Un cheval de bataille (celui qui vous porte dans la lutte), une béquille (mais alors rien qu’une

seule), une carotte (bio), un point de mire (précisément lumineux), une illusion (leurrante par

essence) , une utopie (merveilleuse de rêverie)?

Non ! Mais un travail sur moi, oui ! Un espace thérapeutique ? non ! Un espace transitionnel ?

oui !

Lorsque René Barbier en séance de régulation fait un tour de table demandant de répondre à

la question : « Qu’est-ce que le DUFA pour vous ? », je ne me suis pas exprimée en groupe,

mais je l’ai fait sur le forum :

Je n’ai pas voulu m’exprimer aujourd’hui jeudi sur ce temps de DUFA, je ne voulais pas

bâcler la réponse, je voulais prendre le temps. Je profite donc du forum pour le faire.

« Je reviens de loin », c’est ce que certains disent, est-ce qu’il veulent ainsi s’excuser de la

longueur du chemin de retour de ce drôle de pays dont ils reviennent ?

Ce pays était pour moi le désert. Avec ses plantes rares, son aridité, son éternité. Avec le

risque d’y marcher indéfiniment sans trouver de piste. De ne plus retrouver le chemin de

passage maintes fois emprunté. On peut se ressourcer au désert, on peut y mourir aussi.

Alors, ce DUFA pour moi ? Après un long voyage, il coïncide avec :

Des retrouvailles avec le milieu du savoir et des connaissances.

Des retrouvailles avec un savoir vivre ensemble – le groupe-.

Des retrouvailles avec une vie sociale « normalisée » : se rendre quelque part pour y faire

quelque chose – c’est bien banal ma foi ? mais quel plaisir.

Des retrouvailles avec un cerveau qui fonctionne encore pas si mal,

Des retrouvailles avec une certaine sérénité et une vitalité certaine.

Bref, un retour au combat de la vie avec et pour les autres…

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17.2 Auto-évaluation – non académique est-il besoin de le préciser ? Ressenti

J’ai porté ce mémoire comme on porte un enfant. De ceux que l’on porte avec amour et

détermination, ce qui n’est pas sans exclure zestes d’angoisse et d’interrogation. Sans

diagnostic prénatal. J’ai ainsi profondément compris qu’il importait peu que les hommes ne

puissent physiologiquement porter des enfants. La créativité est puissamment humaine, et de

sa genèse, oserais-je lui adjoindre l’adjectif multiréférentielle ?

Pourquoi ne pas avoir choisi comme fil rouge le concept de créativité en formation puisque

l’autorisation de re écrire de la poésie fait partie intégrante du bilan personnel que je fais de

cette formation ? Actuellement hors de portée pour moi et mes maigres moyens

(d’investigation). Pas assez de talent.

Le peu que notre groupe a pu faire fonctionner le journal élaboré sur le forum a été très

instructif et merveilleux. Construire à plusieurs une pensée intellectuelle, abonder en textes et

découvertes, avancer ensemble par réponses interposées, résume une expérience

communicationnelle formidable. D’un dialogue peu commun.

Le bain groupal, comme souvent, pénible et exaltant à l’instar de toute vie communautaire.

Créateur pour le moins de camaraderie à défaut d’amitié pérenne, quoique …

Perspectives

Si je suis formatrice, ou si je redeviens travailleur social, j’envisagerais bien d’entreprendre

une recherche action dans le cadre d’un mastère en sciences de l’éducation autour de cette

thématique de la créativité et de son autorisation. Mais je ne pourrais l’envisager qu’après

plusieurs années de pratiques ; logique et bon sens obligent... Je constate ainsi que mon désir

d’études est toujours vivant, même si catapulté en figure de proue dans un avenir

hypothétique ? Cette perspective un peu lointaine est-elle l’œuvre du temps circulaire, ou tout

simplement du rythme de croisière de mes cycles chrono-biologiques, ou bien finalement de

l’extrême minceur de mes capacités intellectuelles ? Qu’importe, cette expérience m’a été

précieuse et comme je suis convaincue de l’importance de l’affectif dans un processus de

formation, elle ne pourra être que fructueuse par le plaisir qu’elle a engendré et développé.

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En 1986, Georges Snyders206, souhaitait pour la pédagogie qu’elle soit « ce qui s’efforce de

conduire les élèves, tous les élèves, vers la joie culturelle scolaire, de transformer l’école

pour qu’elle place au premier plan de ses soucis la joie culturelle scolaire ».

Transposition évidente en andragogie.

Université

L’évaluation de cette formation pour l’institution universitaire est ce présent mémoire.

Pourtant, il ne relate qu’une expérience, et ce malgré qu’il soit émaillé d’aspects théoriques

dans le but d’associer à ce récit certaines résonances savantes. De nombreux livres lus

pendant cette période m’ont bien illustré ce qu’était un livre savant, un livre universitaire :

certains en même temps relatent des expériences – ou un parcours d’expériences – à partir

desquelles ils proposent des théories d’analyse et d’explication, ces dernières étant plus ou

moins originales, plus ou moins pertinentes, ce qu’un néophyte averti, c’est-à-dire à l’aise

avec la réflexion intellectuelle, peut tout à fait discerner à la lecture ; d’autres sont des livres

purement théoriques dans lesquels – et ce sont ceux qui m’ont tout particulièrement ravie

malgré certaines difficultés de compréhension - la jubilation de l’auteur tout à sa créativité

constructive crève les pages.

René Barbier considère que le mémoire serait le résultat d’une recherche action dont la

problématique est à dégager en interaction avec les observations de l’expérience et la

thématique – fil rouge – objet d’étude -choisie par le stagiaire. Hors il faut être déjà rompu à

l’exercice de recherche pour engranger les observations et les analyser en lien et résonance

avec la problématique à discuter.

En rédigeant jour après jour, c’est à chaque instant que je regrette de n’avoir pas observé – ou

noté – ceci ou cela… Et j’enrage car les hypothèses de réponse, les membres du groupe me

les ont probablement fournies tout au long des cours et des événements de notre vie groupale.

Bon, savoir lâcher prise également sur la maîtrise du passé, sur les « si j’avais su », sur les

regrets de n’avoir pas recueilli le matériau nécessaire à ma recherche. Si j’extrapole, en fait, il

me faudrait revivre un deuxième Dufa ayant maintenant saisi l’objet de ma quête, revivre

l’expérience sachant ce que je recherche !!! Mais cela est évidemment impossible. Il m’est

important d’avoir compris qu’être acteur d’une recherche, bien loin de l’actrice occasionnelle

que j’ai été, c’est être une actrice avertie. 206 Georges Snyders : professeur en sciences de l’éducation

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Je ne suis pas faite pour des études universitaires bien qu’étant probablement en capacité

d’être chercheuse sur un sujet qui me tiendrait à cœur. Je suis trop loin de l’écriture requise

par de tels travaux, trop loin de la lecture de certains auteurs universitaires abscons mais

certainement heuristiques. Il y a chez moi une quête de la fluidité, de la simplicité, qui n’est

pas compatible avec les nombreuses stations que ces disciplines requièrent (l’écriture et la

lecture universitaires).

Par contre, j’ai une forte envie de m’investir dans une formation au récit de vie telle que

dispensée au CNAM. Il me semble que, quel que soit mon advenir professionnel, cela

s’harmonisera avec ma passion des autres.

Je suis trop lucide pour ne pas envisager que mon récit n’a rien d’un mémoire universitaire,

moins encore d’une tentative, à tout le moins pourrait-on dire que je m’en suis inspiré dans la

finalité. Mais non en termes de structure, ni de recherche. En termes de curiosité intellectuelle

et d’assiduité joyeuse ; en récréation créative ; en rencontres opportunes ; en bonheur

d’apprendre.

Par contre, j’ai personnellement parfaitement vérifié que l’espace de cette expérience

formative a été pour moi celui que je pressentais, que je posais comme hypothèse, c’est-à-dire

un espace transitionnel. En réassurance, reprise de confiance en soi au travers de nouveaux

acquis et de nouveaux liens. Afin de mieux reprendre le large « (…) en solitaire, mais pas en

misanthropes ; sûrs de soi, mais pas mégalomanes. » comme l’écrit Marcel RUFO.

Bénéfices

Quelque chose a bougé dans mes exigences de lecture de travail, je m’en suis rendue compte

par l’ouvrage de Marcel RUFO « Détache-moi ! Se séparer pour grandir »207. Si les idées

avancées sont intéressantes et la manière de les énoncer très claire, si la finalité de ce livre est

honorable - celle de l’utilité pour tout parent de réfléchir à sa relation avec son enfant à la

lumière des avancées pédo-psychologiques -, je l’ai vite assimilé à un honnête ouvrage de

vulgarisation. Parce que j’avais replongé dans Piaget, Freud, Klein, Winnicott, Rogers, Sacks,

Buten, Watzlawick, Morin, … et tant d’autres qui poussent la réflexion plus loin, si loin

qu’elle vous emmène dans des sphères où tout lecteur se ressent plus intelligent. Mais il est

simplement probable que Marcel Rufo n’ait fait que répondre à une commande d’éditeur

pour grand public. A l’inverse, j’ai littérairement beaucoup souffert en lisant Boris Cyrulnik

alors que ces idées sont magnifiques et extraordinaires. 207 Marcel Rufo. Détache-moi. Se séparer pour grandir. Editions Anne Carrière. Paris : Le livre de poche, 2005.

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A ce propos, il me souvient qu’Alain Coulon, répondant à une question relative à la lecture,

avait dit ne plus (pouvoir ?) lire de roman, position radicale qui m’avait surprise. Moi je

trouve dans mon rapport à la littérature, après ce bain de lectures universitaires, ce quelque

chose qui a muté et dont l’analyse m’est difficile. Tant que la rédaction du mémoire n’a pas

été quasiment terminée – et durant tous les mois de cours du Dufa – je ne me suis autorisée

aucune lecture autre que celle liée à ce travail. Je ne l’ai pas décidé, cela s’est tout

naturellement produit. J’en ai été la première étonnée. Mis à part Sénèque, quelques livres de

poésie dont ceux de Guillevic et des Haïku, qui y ont fait mystérieusement exception

(sécession ?). Sinon, à mon chevet, par terre, des livres en attente, en suspens. Comme en

antichambre royale. Des livres que j’aime, certains que j’ai hâte de découvrir comme « La

conversation amoureuse » d’Alice Ferney, « La puissance d’exister » de Michel Onfray ou

« L’usage du Monde » de Nicolas Bouvier, d’autres que j’ai hâte de terminer comme « Les

Vagues » de Virginia Woolf, « Tropique du Capricorne » d’Henry Miller ou de relire comme

« De la terre à la lune » de Jules Vernes…

Cela m’a intriguée, cette attitude. L ‘explication simpliste d’une overdose de lecture ne tient

pas car lire pour le travail et lire pour l’art sont chez moi très distincts, n’étant pas à mes yeux

de la même essence. L’idée d’un sacrifice visant à mieux se focaliser sur un objectif pour

ainsi pouvoir s’en débarrasser au plus vite ne me correspond guère plus (en fait je n’ai jamais

eu l’esprit sacrificiel même si je peux verser dans l’ascétisme)… Alors ? Et du côté de Pierre

Bayard ? Y-aurait-il une bribe d’explication ? Un espoir de résolution ?

Il trouve qu’il y a un rapport ambigu entre lire et écrire. Qu’à un moment il faut s’arrêter de

lire et se mettre à créer. A écrire en vivant avec le « trou », l’absence de ne pas connaître un

autre texte fondamental et quantité d’autres auteurs, vivre avec l’angoisse de l’impossibilité

d’être exhaustif. Cesser de n’être que lecteur mais écrire le livre intérieur, se mettre à créer ce

livre intérieur.

Peut-être ai-je été dans cette spirale, si intense, de lire pour écrire, d’écrire en ayant besoin de

certaines lectures, de certains auteurs, d’écrire un récit qui serait aussi une mémoire de

lectures. Une spirale si dense qu’elle ne permettait plus à d’autres types de lectures de venir y

tourbillonner ?

Quelque chose a bougé dans mon écriture poétique : ma prédilection pour l’utilisation de mots

simples ne me désespère plus comme avant ; alors ne pensais que seules, des constructions

très savantes d’échafaudages de mots et de sens attaché, pouvaient se targuer de l’exigence

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poétique. J’ai découvert Guillevic, je suis rassurée à tout jamais par sa simplicité savante : en

ce qu’elle est soit intellectuellement descriptive, soit émouvante, soit les deux à la fois, à

l’envie du lecteur. Une invitation à être, à voir, ce que l’on est, ce que l’on veut. Une porte

avec vue. Aimables regrets

Trop de livres à lire avant la fin de ma vie, et cette formation m’en a allongé la liste d’une

manière conséquente : j’en ai pris pour un siècle supplémentaire de lectures attractives alors

que j’en avais déjà un bon siècle en attente ! Je n’aurai bien évidemment pas le temps. De

réaliser deux siècles de lecture, mes jours sont comptés, à moins que je ne couse sur l’envers

de chaque instant une éternité, une doublure magique… Je n’aurai pas le temps…Il faudra

être actrice dans ces choix difficiles, comme de cette douce condamnation à être toujours plus

acteur de son propre bonheur.

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Le matin tu diras qui me donnera un soir,

Et le soir tu diras qui me donnera un matin.

Deutéronome, 25.17

Et s’il est un soir, et s’il est un matin, Habiter ses désirs.

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Annexe 1 -Répartition d’élèves de CE2 en fonction de leur niveau initial dans une situation de demande excessive d’après Ehrlich et Florin, 1989 A partir d’une observation mettant en évidence chez des élèves de CE2 (8/9ans)

l’augmentation de fautes commises durant le premier trimestre de la rentrée, les

auteurs ont trouvé , après analyse du type de dictées données par les instituteurs,

que les dictées étaient très simples à la rentrée mais augmentaient très vite en

difficulté. Pour voir si cette brutale augmentation causait une résignation, les auteurs

ont organisé une série d’expériences, en français (lecture et questions de

compréhension) ou en maths (exercices d’arithmétiques).

A partir d’un objectif de base, correspondant à une performance moyenne antérieure

des élèves, on augmentait les difficultés des séances de travail (espacées de

quelques jours) de 25 %, 50 % ou 100 % (c’est-à-dire deux fois plus difficile dans le

dernier cas).

Trois type d’élèves ont été observés en fonction de leur performance au fil des trois

séances.

Certains élèves ont sans cesse progressé atteignant environ 70 % de la performance

moyenne de départ. Cependant, ils ne correspondent qu’à un tiers de la classe.

Un deuxième tiers d’élèves se révèle être en baisse lors de la troisième séance (par

rapport au niveau atteint lors de la séance 2 ), tandis que les autres élèves ont un

score plus bas dès la deuxième séance.

En hausse

En baisse < séance 2

En baisse < séance 1

Total

Elèves forts

4

4

Elèves moyens

4

4

4

12

Elèves faibles

5

3

8

D’après les résultats scolaires antérieurs, les auteurs découvrent que les élèves en

hausse sont les élèves les plus forts.

Sur les élèves moyens, seulement un tiers est en hausse, tandis que tous les élèves

en baisse sont des élèves faibles.

La difficulté entraîne donc la résignation, le découragement.

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Annexe 2 – Effet du compliment et de la réprimande chez des élèves dans des problèmes arithmétiques – Hurlock, 1925, d’après Munn, 1956 –

Les élèves, des filles du CM1 à la 6ème, devaient résoudre le plus de problèmes possibles

(parmi 30) en quinze minutes lors d’une séance journalière cinq fois dans la semaine.

Dans le groupe « réprimande », chaque élève était réprimandée sans tenir compte des vrais résultats

en la faisant lever face à la classe.

Dans le groupe « compliment », chaque élève recevait cette fois des compliments (quel que

soit le résultat réel).

Dans la même classe, les autres élèves constituaient le groupe « ignoré ».

Enfin, le groupe « contrôle » travaillait dans une autre classe sans indication.

On observe qu’avec un départ équivalent de douze problèmes résolus, le groupe contrôle ne

s’améliore pas, ce qui va dans le sens de la loi de Hull.

Le groupe complimenté se perfectionne avec rapidité atteignant une vingtaine de

problèmes résolus au bout de cinq jours d’entraînement. A l’inverse, le groupe réprimandé, qui pourtant s’améliore le deuxième jour, voit sa

performance chuter pour rejoindre le groupe ignoré, ces deux groupes n’ayant pas une

performance très éloigné du groupe contrôle, ou si l’on préfère du niveau de départ.

Au total les renforcements positifs sont essentiels dans la pédagogie, mais on constate que

d’ignorer les élèves équivaut à un renforcement négatif, sans doute du fait des motivations

sociales qui nous font rechercher un assentiment. Enfin, contrairement à l’idée reçue qu’il

faut parfois « secouer » les élèves, les punitions sont à manier avec précaution, car elles

génèrent la peur et le stress.

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Annexe 3 –Effet de l’implication dans un apprentissage basé sur un jeu de rôle d’après Lieury et Fenouillet, 1997 A partir d’une recherche action avec des enseignants dans un centre de formation pour

apprentis. Le thème du cours de gestion financière était les sociétés (SA, SARL, etc…) L’une

des phases d’apprentissage était la description d’une société proto-typique, la SARL sous

forme d’un jeu de rôle : cinq élèves, les « acteurs » lisaient le rôle d’actionnaires décidant de

fonder une société.

Afin d’évaluer les progrès réalisé, un test (QCM) était appliqué avant la séquence

d’apprentissage (prétest), après la séquence d’apprentissage en fin de semaine (test S) et

enfin après un stage de trois semaines en entreprise (test 3).

Les résultats globaux (cf. schéma) se sont avérés très positifs, puisqu’une forte

augmentation de la performance a été relevée pour ce cours considéré comme difficile :

- de 8 % lors du prétest - de 46 % en fin de semaine (test S) - de 41 % après trois semaines –test 3)

On ne remarque qu’un faible oubli dans les 15 jours d’intervalle entre test S et test 3.

Comme on s’y attend, les acteurs se révèlent déjà meilleurs dans le prétest, ce qui indique

que le volontariat dans une activité exprime la motivation intrinsèque, résultante d’une bonne

compétence perçue (bons élèves) et d’un libre arbitre (volontariat).

Mais le fait d’avoir été acteurs a un effet très positif sur leur apprentissage, puisque, au cours

du post-test 3 après les trois semaines de stage, les acteurs ont un score de 80 %, alors que

les spectateurs n’obtiennent que 30 %.

La motivation intrinsèque, c’est-à-dire ici l’implication personnelle comme acteur,

permet une performance élevée et stable.

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Annexe 4 - Les bernes – poème personnel Des espèces d’espace Avec des trous dedans Des puits de glace Et puis des marais d’hiver Où je m’enlise d’eau Où je me débats Entre hier et demain Des cris larvés De l’étouffé Du pas gai Du vilain Dans ces trous du dedans Entre le néant d’hier et le néant de demain Dans ces trous ma vie qui s’éteint Se rallume A petits feux A petits pas Des espèces de cauchemars Des landes d’ennuis Des puits de sable Un temps indéfinissable (…)

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Annexe 5 - « JE CHANTE » - Charles TRENET – 1937 Je chante ! Je chante soir et matin, Je chante sur mon chemin Je chante, je vais de ferme en château Je chante pour du pain je chante pour de l'eau Je couche Sur l'herbe tendre des bois Les mouches Ne me piquent pas Je suis heureux, j'ai tout et j'ai rien Je chante sur mon chemin Je suis heureux et libre enfin. Les nymphes Divinités de la nuit, Les nymphes Couchent dans mon lit. La lune se faufile à pas de loup Dans le bois, pour danser, pour danser avec nous. Je sonne Chez la comtesse à midi : Personne, Elle est partie, Elle n'a laissé qu'un peu d'riz pour moi Me dit un laquais chinois Je chante Mais la faim qui m'affaiblit Tourmente Mon appétit. Je tombe soudain au creux d'un sentier, Je défaille en chantant et je meurs à moitié "Gendarmes, Qui passez sur le chemin Gendarmes, Je tends la main. Pitié, j'ai faim, je voudrais manger, Je suis léger... léger..." Au poste, D'autres moustaches m'ont dit, Au poste, "Ah ! mon ami, C'est vous le chanteur vagabond ? On va vous enfermer... oui, votre compte est bon." Ficelle, Tu m'as sauvé de la vie, Ficelle, Sois donc bénie Car, grâce à toi j'ai rendu l'esprit, Je me suis pendu cette nuit... et depuis... Je chante Sur les chemins, Je hante les fermes et les châteaux, Un fantôme qui chante, on trouve ça rigolo Je couche, Parmi les fleurs des talus, Les mouches Ne me piquent plus Je suis heureux, ça va, j'ai plus faim, Heureux, et libre enfin !

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Annexe 6 - « CHANSON POUR L’AUVERGNAT » –de Georges BRASSENS - 1954 Elle est à toi cette chanson Toi l'Auvergnat qui sans façon M'as donné quatre bouts de bois Quand dans ma vie il faisait froid Toi qui m'as donné du feu quand Les croquantes et les croquants Tous les gens bien intentionnés M'avaient fermé la porte au nez Ce n'était rien qu'un feu de bois Mais il m'avait chauffé le corps Et dans mon âme il brûle encore A la manièr' d'un feu de joie Toi l'Auvergnat quand tu mourras Quand le croqu'mort t'emportera Qu'il te conduise à travers ciel Au père éternel Elle est à toi cette chanson Toi l'hôtesse qui sans façon M'as donné quatre bouts de pain Quand dans ma vie il faisait faim Toi qui m'ouvris ta huche quand Les croquantes et les croquants Tous les gens bien intentionnés S'amusaient à me voir jeûner Ce n'était rien qu'un peu de pain Mais il m'avait chauffé le corps Et dans mon âme il brûle encore A la manièr' d'un grand festin Toi l'hôtesse quand tu mourras Quand le croqu'mort t'emportera Qu'il te conduise à travers ciel Au père éternel Elle est à toi cette chanson Toi l'étranger qui sans façon D'un air malheureux m'as souri Lorsque les gendarmes m'ont pris Toi qui n'as pas applaudi quand Les croquantes et les croquants Tous les gens bien intentionnés Riaient de me voir emmener Ce n'était rien qu'un peu de miel Mais il m'avait chauffé le corps Et dans mon âme il brûle encore A la manièr' d'un grand soleil Toi l'étranger quand tu mourras Quand le croqu'mort t'emportera Qu'il te conduise à travers ciel Au père éternel

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Annexe 7 – Traduction de la chanson « I might die tonight » Cat Stevens “I don’t want to work away, doing just what they all say, “Work hard boy and you’ll find, one day you’ll have a job like mine”. ‘cause I know for sure nobody should be that poor. To say yes or sink low, because you happen to say so, say so, you say so. I don’t want to work away, doing just what they all say, “Work hard boy and you’ll find, one day you’ll have a job like mine, job like mine, a job like mine. Be wise, look ahead, use your eyes” he said ”be straight, think right”. But I might die tonight !” Je ne veux pas perdre ma vie à travailler, à faire ce qu'ils disent tous : "Travaille dur mon garçon et tu trouveras, un jour tu auras un travail comme le mien" parce que je sais que personne ne devrait être aussi pauvre. Dire Ok ou sombrer, juste parce que tu l'as dit. Je ne veux pas perdre ma vie à travailler, à faire ce qu'ils disent tous : "Travaille dur mon garçon et tu trouveras, un jour tu auras un travail comme le mien" Sois raisonnable, regarde devant toi, ouvre l'œil disait il " Sois droit, pense comme il faut". Mais je pourrais mourir ce soir !

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Table des matières

INTRODUCTION 5

PRESENTATION 13

Chapitre 1 - MEMOIRE ET RECIT DE VIE 15

1.1 Croyances antiques et grecques de surcroît . Les aèdes 1.2 L’évolution de cette « fonction » vers un pouvoir dans la réincarnation des âmes

. Les origines traditionnelles

. La transformation 1.3 Le lien que j’en ai fait avec le récit de vie

. A la découverte de mon récit de vie 1.4 Un (relatif) bref retour sur la fonction mémoire 1.5 Ma mémoire, mon amie, mon ennemie

. La poursuite d’une habitude (dans quel sens, la poursuite ?)

. En poésie elle m’est plus qu’une amie Chapitre 2 - SINGULARITES 26

2.1.Une définition mathématique 2.2.Ma singularité . Lisette, un prénom qui ne figure même pas dans les livres de prénoms ! . Si j’étais née chez les Baoulés 2.3 Se méfier de sa singularité 2.4 Ce que pense aujourd’hui un biologiste, François JACOB, Prix Nobel de Médecine . Altérité et ressemblance 2.5 Marc

Chapitre 3 - LA HONTE ET LA RECONNAISSANCE 35

3.1 L’ histoire d’amour entre mon père et une machine 3.2 Le monde des autodidactes 3.3 François, mon fiancé suisse, avocat et notaire 3.4 Les années CNAM 3.5 Transfuge de classe 3.6 « Ressources humaines » - film de Laurent Cantet 3.7 Haute voltige 3.8 La famille des cadres de terrain

Chapitre 4 – MOTIVATIONS 46

4.1 La carotte et le bâton ou comment l’âne Martin garde le cap, ou le perd . Animaux

4.2 Les recherches de Deci et Ryan : les motivations comme résultante du besoin de compétence et du besoin d’autodétermination 4.3 Quelques rappels sur la notion de motivation

. La motivation intrinsèque

. La motivation extrinsèque

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4.4 Un débat animée au sein de la psychologie cognitive et comportementale . Une plaie ouverte : la résignation apprise

4.5 De la réalité incontournable des effets des renforcements positifs dans le cadre pédagogique 4.6 La motivation intrinsèque, meilleur moteur pour être acteur de sa vie et de ses apprentissages 4.7 En ce qui me concernait, je voulais être institutrice 4.8 Un retour sur ma scolarité sous l’éclairage des motivations 4.9 De l’utilité de se re interroger au travers du récit de vie 4.10 Quelles types de motivations se sont exprimées dans le choix de faire partie du groupe de travail sur le séminaire 4.11 Ma motivation pour suivre ce Dufa

Chapitre 5 - ANALYSE D’UN ECHEC – JUSSIEU 1975 63

5.1 Analyse d’un échec universitaire 5.2 Affiliation or not affiliation 5.3 Relecture de l’échec

Chapitre 6 - MAI 68 SUR FOND D’ECRAN 67

6.1 Mai 68 - mes frères, ces héros non advenus . Un jalon historique dans l’historicité personnelle . Mes parents dans la bourrasque soixante-huitarde . La mémoire des autres . Le souvenir écran

6.2 Les racines de ma révolte . Avoir rencontré Mai 68 durant sa jeunesse

6.3 De l’intergénérationnel dans un groupe 6.4 Conclusion par Cat Stevens

Chapitre 7 - MINIMALISME : J’AI TOUT ET J’AI RIEN 75

7.1 Bibliothèques 7.2 Je chante 7.3 Où l’on retrouve la chanson française à l’APP de Cachan 7.4 La méthode de Christine 7.5 Etre motivé pour apprendre et nécessité d’intégration 7.6 J’ai tout et j’ai rien

. La « vieille maison »

. Le balcon du HLM 7.8 Du minimalisme

Chapitre 8 - LES CHEMINS DE PASSAGE 83

8.1 La formation comme chemin de passage . L’estran . Eco-formation . L’espace-temps d’une formation

8.2 Evoquer le formateur comme un passeur. 8.3 A la poursuite de la cohérence du chemin 8.4 Le chemin passe par le petit château de Sceaux

. Architecture évolutive

. Parenthèse génétique 8.5 Les passages d’un fil rouge à un autre ou comment la congruence est une véritable tisserande

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8.6 Une congruence qui de plus s’inscrit dans une découverte de la cohérence du chemin 8.7 N’y aurait-il pas comme un parfum de multiréférentialité dans ce jardin ? 8.8 Le contre-sens, écueil des novices 8.9 Travailler collectivement ou le passage obligé de l’adaptation

Chapitre 9 - P’TIT CLAUDE ET TRAVAIL SOCIAL 97

9.1 « P’tit Claude, viens, je t’emmène voir la guenon du père Léautaud » 9.2 Travail social . Ma porte d’entrée dans le travail social . Une bribe de travail social . Petit rafraîchissement sur la finalité des métiers de l’intervention sociale . Engagement

Chapitre 10- BURN OUT ET CONGRUENCE 103

10.1 « mon » burn out . Conditions de travail . Quand le corps devient votre ambassadeur

10.2 Combien pèsent 15 années d’amitié professionnelle dans un effondrement ? 10.3 Guérir pour moi, c’est agir pour retrouver de la congruence

. Une congruence incongrue

. De la congruence 10.4 Le non respect des convenances dans une négociation avec des financeurs institutionnels 10.5 Les situations incongrues liées à la notion de décalage

Chapitre 11- TEMPORALITE ET EXIL 112

11.1 Le temps « circulaire » 11.2 Comment se saisir d’un temps circulaire ?

. Des correspondances avec le corps ?

. Avec un corps secret ?

. La gestion de temps différents dans un travail collectif 11.3 Jean Rouch, une sublime acculturation

. Livres de voyage 11.4 Exil

. Pourquoi parler d’un film que l’on n’aime pas ?

. Le sujet du film et l’enjeu pour son cinéaste

. Mais les débats attenants au film sont passionnants.

. Faire le trajet des parents dans l’autre sens à contre-exil

. Le mythe du retour

. La quête identitaire

. Etre Méditerranéen Chapitre 12- CORPUS THEORIQUE – TRANSFORMATION DE SOI 123

12.1 Transformation de soi 12.2 Les endocepts, ces drôles de bêtes !

. Lien entre l’émotion et le soi

. Laisser ses vieux patterns de pensée et de sentiment à la porte

. La présentation schématisée de leur théorie

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12.3 Lucien Sève, philosophe, s’oppose à se débarrasser des « parties molles » d’un supposé déchet affectif dans l’approche du psychisme humain et conséquences dans une perspective de transformation de soi

. Les parties molles

. Dans la ligne de recherche de Vygotski.

. Son concept non classique de la personnalité se décline en trois traits essentiels.

. La « joie du lendemain » 12.4 Et toujours les travaux de la si célèbre Ecole de Palo Alto

. Une méthodologie du changement selon Gregory Bateson

. Les apprentissages

. Pourquoi changer ?

. Comment changer ?

. La notion de recadrage

. La notion de contexte

. La méthode du « recadrage » Chapitre 13- UN PEU DE THEORIE AUTOUR DU TRANSITIONNEL 138

13.1 Comme une introduction à l’espace transitionnel, un retour à l’ enfance

13.2 L’objet transitionnel « possession non-moi »

13.3 L’individuation du nouveau-né selon Piaget

13.4 Retour sur la fonction de l’objet transitionnel

13.5 Retour sur ma notion personnelle de la transformation

Chapitre 14 – ESPECE DE MODULE, VA ! 143

14.1 C’est le Haïku qu’on assassine . Relaxation . Ecrire trois lignes . Haïku

14.2 Quand la présentation d’un intervenant est un enchantement Chapitre 15 - RESENSIBILISATION A L’ECOUTE ET A L’ACTION SOCIALE 146

15.1 Une écoute qui permet la rencontre . Avec Jean

15.2 Expérimenter le besoin de reconnaissance 15.3 Regarder les autres, regarder autour

Avec Reynald 15.4 Lorsque l’écoute est un soin. 15.5 De la nécessité d’un espace d’épanchement pour tenir, et la distance avec les usagers, et dans la durée dans son exercice professionnel 15.6 Et la clinique en science de l’éducation ? 15.7 Le monde des « gars » de la rue 15.8 Les travailleurs pairs 15.9 Passer en mode «accueil » 15.10 Une écoute sensible relève d’une posture empathique.

. Les boîtes noires

. Revenons à l’empathie

. Sans oublier d’être à l’écoute de ce qui n’est pas verbal

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Chapitre 16 – ACTEUR 161

16.1 Une bataille engagée contre les préjugés de l’âgisme 16.2 Où il est question de l’autoformation et d’être acteur

. Autoformation

. Lorsqu’une actrice est acteur

Chapitre 17 – CONCLUSION ET EVALUATIONS 166

17.1 En guise de préambule : une question : que suis-je aller chercher dans cette formation ? 17.2 Auto-évaluation – non académique est-il besoin de le préciser ?

. Ressenti

. Aimables regrets. Perspectives

. Université

ANNEXES 174 Annexe 1 : Répartition d’élèves de CE2 en fonction de leur niveau initial dans une situation de demande excessive d’après Ehrlich et Florin, 1989 Annexe 2 : Effet du compliment et de la réprimande chez des élèves dans des problèmes arithmétiques – Hurlock, 1925, d’après Munn, 1956 Annexe 3 : Effet de l’implication dans un apprentissage basé sur un jeu de rôle d’après Lieury et Fenouillet, 1997 Annexe 4 : Les bernes – poème personnel Annexe 5 : « Je chante » - Charles TRENET – 1937 Annexe 6 : « Chanson pour l’Auvergnat » –de Georges BRASSENS – 1954 Annexe 7 : Traduction de la chanson « I might die tonight » – Cat Stevens BIBLIOGRAPHIE 181