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Fiche de lecture : La folie dans la littérature La CASDEN vous propose autour de la thématique de la folie dans la littérature, une sélection d’ouvrages de la littérature française téléchargeables gratuitement, assortis de leur fiche de lecture. Un dossier proposé par :

Casden Thème 13 La folie dans la littérature · 430), avancent des thèses psychologiques d’explication de la folie et recourent à d’autres traitements que les saignées, les

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  • Fichedelecture:

    Lafoliedanslalittérature

    LaCASDENvousproposeautourdelathématiquedelafoliedanslalittérature,unesélectiond’ouvrages de la littérature française téléchargeables gratuitement, assortis de leur fiche delecture.

    Undossierproposépar:

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    Corpus:17ouvrages

    Carroll Aliceaupaysdesmerveilles 1865Cervantès DonQuichotte 1605-1615Diderot LeNeveudeRameau 1805Dostoïevski L’Idiot 1869Hugo Notre-DamedeParis,T1 1831

    L’Hommequirit 1869Maupassant LaMaisonTellier 1881

    LeHorla 1887Molière L’Avare 1668Musset(De) Lorenzaccio 1834Poe Nouvelleshistoiresextraordinaires 1857*Racine Andromaque 1667

    Phèdre 1677Shakespeare LeRoiLear 1608Zola AuBonheurdesdames 1883

    L’assommoir 1877LaFortunedesRougon 1871

    *Indiquel’annéedelatraductionenfrançaisparBaudelaire

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    1.Textedeprésentation

    1.1.Folieetlittérature

    Lafolie(VoirClind’œilN°1)estunconceptreconnudepuisl’Antiquité,maisilestdifficilededéfinir exactement ce qu’il recouvre, car le mot «folie» est polysémique. A travers lesépoques et les différentes sociétés, la folie désigne la perte de la raison, la déraison (paropposition à la sagesse) ou la violation des normes sociales.Mais, on parle aussi de foliedans le cas d’une attitudemarginale et déviante, d’une forte passion, d’une lubie, d’unedépensed’argent immodérée,d’unedémesureoubiend’une impulsion soudaine. La foliedésigne donc, pour une société donnée, des comportements qualifiés d’anormaux. Ainsi,peut-onqualifierde«fou»unêtredontlesactesnecorrespondentpasausenscommunoudépassent lanormesociale.Mais,onpeut traiterde«fou»unêtredont lapassionest letennis.Enfin,un«fou»,c’estaussiunmalademental(unpsychotiqueouunnévrosé).

    Silafolieestconsidéréecommeunedévianceparrapportàuneoudesnormessociales,ellen’existedoncqueparrapportàlasociétéquilesaétablies.Leslignesdedémarcationentrefolieetnonfoliedépendentdoncdesrèglesétabliesparcettesociétéàun instantdonné.Ainsi,nepeut-ondéfinir lafoliequepourunesociétédonnéeàuneépoquedonnée. Ilnepeut y avoir de définition universelle, car chaque société secrète ses propresmodèles dedéviance.

    Nous nous intéresserons ici à la folie dans littérature, car de nombreux écrivains se sontservis de la folie dans leurs œuvres. Celle-ci apparaît à deux niveaux: celui où l’écrivaindécritlecomportementoulediscoursdesfous;celuioùillesfaitparler.Nousaborderonsleconceptdefolieàtraverslesdifférentesœuvresdenotrecorpusetnondelafoliedeteloutelécrivain.

    1.2.Laperceptiondelafolieàtraverslesâges

    L’histoirede la folie relèvedeplusieursdomainesde la connaissance :histoire,médecine,philosophie, psychologie, psychanalyse ou sociologie. Tous les spécialistes ont montrécommentla perceptiondelafolieaévoluéàtraverslesâgesetcommentlessociétésontréservé un traitement spécifique à ceux qu’elles considèrent comme fous. Nous enretraceronslesgrandsmomentsjusqu’àlafinduXIX°,puisquenotrecorpuss’étendjusqu’en1883.1.2.1.L’AntiquitéetlesfondementsdelafolieDanslessociétésprimitives,lafolieestdéjàconsidéréecommeunemaladiedel’esprit.Pourtenter de la soigner, on a recours à un sorcier ou à un chaman qui, lors d’une sorte dethérapiedegroupe,s’adonneàdesrituels incantatoiresavecfumigations, trépanationsouabsorptiondedrogueshallucinogènes.

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    Dans les sociétés de l’Antiquité, héritières de ces traditions ancestrales, les médecins del’espritsontdesprêtresquiconserventlatoute-puissancedusorcier.QuecesoientchezlesMésopotamiens,lesEgyptiensoulesHébreux,lafolieestunepunitiondupéchéetimposeunepurificationetunereconnaissancedelafaute(aveucathartique).ChezlesGrecs,Hippocratedissocielamédecinedelamagieetdelareligion.Pourlui,lafoliea une cause organique; c’est une maladie (cf. La Théorie des humeurs, Saviez-vous N°3,DossierLa Jalousiedans la littérature»). Il considèreque lecerveauestsonsiège.Dans lecorpushippocratique,ontrouveladescriptiondeplusieursmaladiesmentalesserattachantà la folie: la phrénitis qui correspond à la folie aigüe ; la manie qui est une affectionchronique et qui correspond à la folie classique; la mélancolie qui se manifeste par despassions tristes; l’épilepsieà laquelle s’assimilent toutes sortes de convulsions; l’hystérie.Les thérapeutiques procèdent toutes de la théorie des humeurs (purgatifs, vomitifs,saignées,etc.).Mais,déjà,àcetraitementducorps,onprescritletraitementdel’âmeparledialogue, la lecture, le théâtre, lamusique, etc. D’autre part, les philosophesmettent enexergueladimensionsocialedelafoliequinécessiteunepriseenchargecollective.Chez les Romains, la pratique de l’art médical et l’approche psychologique héritées desGrecs doivent composer avec le christianisme naissant. On assiste alors au retour desexplications religieuses de la folie. Certains médecins décrivent la folie comme unepossession; d’autres défendent les thèses organiques d’explication de la folie, commeGalien(130-200)quiparledepratiqueruneouvertureducrânepourextrairecliniquement«lapierre»quiseraitresponsabledecemal;d’autresencore,commeSaintAugustin(354-430), avancent des thèses psychologiques d’explication de la folie et recourent à d’autrestraitementsquelessaignées,lespurgationsoulesvomitifs.Ainsi,dèsl’Antiquité,troiscausesprincipalesdelafoliesontretenuesetvontsedisputeraucours des siècles pour fournir une explication à l’émergence de la folie: des causessurnaturels,magiquesoureligieuses(domainedesprêtres),descausesorganiques(domainedesmédecins)etdescausespsychologiques(domainedesphilosophes).1.2.2.LeHautMoyenâge(V°-X°)oulatolérancedelafolieAudébutduMoyenAge,lechristianismes’imposeavecforce.L’artmédicalappartientauxreligieuxquienfontuneaffairedecharité.Lesfoussontpoureuxlesinnocents,lespauvresd’espritauxquelsleChristapromisleRoyaumedescieux(VoirLesaviez-vousN°1).Commeilsignorentlemaletlebien,lanaturelesayantprivésderaison,cesontdesêtresquasimentsacrés.Ainsi,sont-ilsacceptésetprisencharge.Eneffet,àcetteépoquelasurviespirituelleest aussi importante que la survie physique. Celui qui ne s’en préoccupe pas est perdud’avance. Aussi, comme le fou ne peut pas le faire, l’Eglise le protège en assurant sasubsistanceetsasurvie.Lesfoussontlibresdeleursmouvements.Seuls,lesplusdangereuxsontenchainéssoitàdomicilesoitdansdescachots,destoursdechâteauxoudanscequifaitofficedeprisons.

    DeshôpitauxsontcréésdèsleVI°,maisilsnes’occupentquedesmauxphysiques.Lafoliereste toujours l’affaire des ecclésiastiques qui pensent que le diable habite le fou. Laguérisondufoupassedoncpardesexorcismesouestabandonnéeàl’intercessiondesaintsguérisseurs comme Saint Guy (Voir Clin d’œil N°2). Ainsi, la théologie domine-t-elle la

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    pensée médicale et tout médecin s’aventurant à défendre d’autres thèses que lesexplications religieusesadmises risque-t-ild’êtrecondamnécommehérétique.Cependant,certains philosophes, d’obédience chrétienne, vont, sans contredire les affirmations del’Eglise, tenter d’apporter une explication psychologique à la folie, en se référant auxpenseursgrecs.Ainsi,durant lescinqpremiers sièclesduMoyenAge, la folieest-ellebientolérée.

    1.2.3.LeMoyenâgeclassique(X°-XV°)oulacondamnationdelafolieAprès cette période de tolérance, la folie va être bannie et condamnée et les fouspersécutés.Eneffet,laFranceconnaîtuneépoquederécessionéconomiqueetd’insécurité:laguerreavecl’Angleterreruinelepays;lafamine,lemanqued’hygièneetlesintempériesamènentdesépidémies;lepouvoirdel’EgliseestaffaibliparlesdébutsdelaRéformeetparles différents scandales qui éclatent dans les monastères et les couvents (débauches,orgies);lamonarchieestmiseenpérilparlafoliedeCharlesVI.Pourretrouversonpouvoir,l’Egliseveutalorstrouverdesremèdesaumaletpunirlescoupables.C’estalorslacréationde l’Inquisition par le pape Innocent III, en 1199. C’est la chasse aux sorcières et auxpossédés,danslaquellelesfoussetrouventprisaupiège,puisqu’ilssontconsidéréscommepossédés.Pendanttoutecettepériode,lafolievoisineaveclasorcellerie,ladémonologieetlasuperstition,dontelleaurabiendumalàs’affranchirparlasuite.

    Ilexisteaussiuneautreinterprétationdelanotiondefolie.Eneffet,l’Egliseassocielafolieaupéché,car ilestunedéviancepar rapportà lanorme.Pourelle,endehorsduvrai fou(insensé, simpled’esprit), est fou celuiquine se souciepasde son salutetquipècheparamour, par gourmandise, par soif du pouvoir, par cupidité, etc. C’est celui, qui tout ensachantcequil’attendaprèslamort,nefaitrienpouréviterl’Enfer.Péchéetfoliemènentàl’Enfer. Aussi, l’Eglise, qui a pour devoir de venir en aide à celui qui échoue face à latentation du diable et se condamne à l’Enfer pour avoir péché, s’intéresse-t-elle nonseulement au vrai fou,mais au fou par oubli, à celui qui perd a raison pour une passionquelconque,carilestrécupérableparunreconditionnementetparuneremisesurledroitchemin.

    Quantauvraifou(appeléidiot,manique,dément,lunatiqueouinsensé),onignore,ausensmédicalduterme, lescausesdesafolie.Seulessontfaitesdessuppositionsfondéessur lathéorie d’Hippocrate. Toujours, dans la continuité de Galien, on pense qu’il y a quelquechosedans lecrânedufouqui legêne:desclous,uneguêpe,desrats,unearaignée,etc.Deux expressions actuelles ont d’ailleurs conservé cette idée (Voir Clin d’œil N°3). Desopérationssontmêmesoi-disanttentéespourenlevercettechose,qu’onappellefinalementlapierrede folie. Il s’agit leplus souventdevéritables simulacresdechirurgie. Lebarbier-chirurgieninciselecrâneetfaitsemblantd’enextraireunepierrequ’ilprésenteensuiteaupatient. En l’absence de sources médicales, on peut se reporter à des sourcesiconographiquesplustardives,commeletableaudeJérômeBoschLaLithotomieouLaCuredelafolie(1494)ouceluidePieterBruegel,L’Excisiondelapierredefolie(1557).

    Dès le XII°, apparaît en France, dans les villes abritant des cathédrales, comme Paris etAutun, la Fête des fous (ou fête des innocents), fête paillarde, dérivée des Saturnales

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    romaines(dédiéesàSaturne,ledieudel’agriculture),organiséele6janvier(lejourdelafêtedesrois),parlebasClergé,avecpourthéâtrel’Egliseetpouracteurslesecclésiastiqueseux-mêmes. Ce jour-là, pendant vingt-quatre heures, ceux-ci s'arrogent les privilèges réservésd'habitudeàleurssupérieursauseindelatrèspuissanteÉglisecatholiqueromaine.Onyélitl’évêque-fou,l’abbédesfousoumêmelepapedesfous.Commecettefêtedonnelieuàdescérémoniesbizarres,indécentesetsubversives,desmesuressontprisespourmettrefinàcedésordre(1èrecondamnationen1197,2èmeen1431,puisdiversarrêtés).Cependant,laFêtedesfousdureencorelongtemps(jusqu’audébutduXVII°,oùelleestdéfinitivementinterditepar Richelieu) et finit par se répandre du Clergé dans la rue. Elle devient alors undivertissementoùleplusdémuniestproclaméroidelafête.Dessociétés,descompagniesetdesconfrériesde foussontaussicrééesdont lesplusconnuessont:LaCompagniedesfousdeClèves(1381)etLaCompagniedelamèreFolledeDijon(1454).

    C’est ainsi que le fou trouve naturellement sa place dans la société et y gagne enimportance.Dèslors,onleretrouve,comme«bouffon»ou«foudecour»(VoirClind’œilN°3), dans les rangs du pouvoir où il jouit de nombreux privilèges. Dès le XIII°, on lerencontre dans les châteaux, les évêchés, les seigneuries, etc. En 1316, PhilippeV le longcrée même un poste de «fol en titre d’office» dont la fonction justifie le port d’ununiforme: bonnet d’âne ou capuchon orné de grandes oreilles auxquelles sont accrochésdesgrelotsquiannoncentsonarrivée;tuniquecrèneléeaubas,decouleurjaune(symboleauMoyenAgedebassesseetde flétrissure)et verte (symbolede ruineetdedésespoir);portd’unemarotte(VoirClind’œilN°3),bâtonquiressembleàceluidonnéauxaliénésouauxlépreuxpoursedéfendre,sceptredeladérision,pendantdusceptreroyal.Lebouffonestimportant,carilreprésenteuneformedecontre-pouvoiraisémentcontrôlable.Soussonapparence de folie, il représente la sagesse qui peut manquer au roi, la critique et lamoqueriesalutaires.Lefoufaitpartiede laménagerieroyale.AumilieuduXV°,toutes lescours collectionnent les nains ou tous ceux qui présentent une tare quelconque physique(strabisme important, bosse dans le dos, etc.) oumentale. Elles se les échangentmême.Maissi,audépart,lebouffonestunarriérémentalprésentantunedéformationquelconque,peu à peu, il n’a plus rien de fou. De plus, en acquérant un statut officiel, il devient uninstrument de pouvoir et finit par perdre sa liberté de parole et à n’être qu’un courtisanparmilesautres.Ilresteunamuseur.LesfousduroilesplusconnussontThevenindeSaint-LégersousCharlesV,TribouletsousFrançois1er,MathurinesousHenri IVetL’AngelysousLouisXIV(ledernieràlaCourdeFrance).

    La folie est représentéedans toutes les formesde la littératuremédiévale, notamment leroman courtois (XI° et XII°) et les allégories. Mais, la folie n’est jamais l’enjeu final desœuvres. Elle n’est qu’un épisode dans l’itinéraire du héros. Le héros sombre dans ladémenceoubiensedéguiseenfouparamour(cf.TristanetYseut)

    AlafinduMoyenAge,ondistinguedonctroiscatégoriesdefous:levraimalademental,lebouffonetlefousocial.

    1.2.4.LaRenaissance(XV°-XVI°)etladémystificationdelafolieDès lafindelaguerredeCentans(1453), laFranceconnaîtunessoréconomiquemarquéparlacroissanceurbaine,ledéveloppementducommerce,del’industrieetdel’imprimerie.

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    LaRenaissanceestmarquéeparledéclindelaféodalitéetduclergé,ladénonciationparlascience et la pensée des anciennes conceptions, le combat des superstitions et del’obscurantisme médiéval par les humanistes (Brant, Erasme, Rabelais, Machiavel ouMontaigne), le développement de l’astrologie, le succès des sciences divinatoires et lareconnaissance du pouvoir thérapeutique de la suggestion. Mais, cet esprit nouveau neréussitpasàchassercomplètementlesexplicationsdémoniaquesdelafolie.L’Inquisitionesttoujours là et les fous brûlent toujours sur les bûchers. La folie est toujours considéréecommelaconséquencedupéchéetdel’immoralité.

    DurantleXV°,Leshumanistesabordentlafolieavecunedistanceironique.Ilsnecherchentpasàexpliquercettemaladie,maisàréaliserunesatiredesdéfautsetdesparadoxesdelasociétécontemporaine.Lafolien’estplusappréhendéeàpartirdesindividusprisisolément,maisàtraverslessystèmesfousquilesenglobent.Deuxconceptionss’affrontent:celledeBrant(LaNefdesfous,1494)(VoirLesaviez-vousN°2),pourquiladéraisonneporteplusàrire comme au Moyen Age, car elle représente le désordre et la mort(il y décrit etcommente les actes fous qui sont assimilés au péché) ; celle d’Erasme (Eloge de la folie,1509)quiréhabilitelafolieenluiaccordantuneimagepositive,carelleestunesagesseetceluiquilapossèdenepeutquevivremieux(ildistinguedeuxfolies:celleprovoquéeparlamaladieou ledérangementdesorganeset cettemoria àqui il confie le soinde faire sonpropre éloge). Ainsi, pour les philosophes et les écrivains, la folie n’est-elle pas qu’unesimple déraison: elle apporte unemeilleure connaissance de l’homme. La folie n’est plusindividuelle, lemondeentierestenproieàune foliegénéralisée.Ainsi, à la finduXV°, lafolie a-t-elle donc plusieurs visages: la folie ludique du Carnaval et du bouffon, quicorrespondàunereprésentationpositiveetjoyeusedel’humanité;lafoliedupêcheurquicorrespondàunereprésentationnoireetpessimistedel’humanité(cf.letableauLanefdesfousdeJérômeBosch,1490);lafolieduvraifouquipeutincarnerunesortedesagesseetêtreplussenséquelesagelui-même.

    DèsleXV°,fleurissentdanslalittératurelesconceptionsnouvellesdelafolie.Lessotties,parexemple, sont un théâtre du défoulement,mais aussi l’occasion de dénoncer l’universellebêtise,quipeutêtrelasagefolie.Et,puisquelefoupeutêtreplussenséquelesage,ilestdoncceluiquipeutdénonceret,alors,ildevientlepersonnagemajeuretcentraldescontesetdesmoralités.Eneffet,danssonlangageàlui,ilditdesparolesderaisonqueluiseulpeutprononcer

    Deleurcôté, lesmédecins(commeThomasPlatter)montrentquelediablen’estpourriendanslesespritsdérangésdesfousetémettentl’idéequelesmaladiesmentalesproviennentdelésionsducerveauetqu’ellesdoiventêtresoignées.Cependant,s’iln’yapasd’évolutiondanslestechniquesdesoins,uneprisedeconsciencesefaitauniveaumédicalversplusdereconnaissancehumaine.

    AuXVI°, la folie devient unedes formesmêmesde la raison. Elle s’intègre à elle; elle nedétient sens et valeur quedans le champmêmede la raison. Le toposdu fou-sageet dusage-fou, qui dévoile son égarement au moment où l’on s’y attend le moins intervientfréquemment dans la littérature de la fin du XVI°. D’autre part, apparaît dans le théâtre,tragiqueoucomique,lavoguedeshallucinations.L’égarements’emparedupersonnageet

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    leconduitàsuccomberàdefaussesimaginationsquisetraduisentsouslaformedevisionsgénéralementinfernales(Cf,MélitedeCorneille,oùErastesecroitdescenduauxenfers).

    1.2.5.Lamiseàl’écartdelafolieavecl’enfermementdesfous(XVII°-XVIII°)Au début du XVII°, on assiste à une crise économique sévère. Suite aux disettes et auxguerres, les pauvres sont en nombre croissant, les infirmes et les faux épileptiques semultiplient,cequientraîneunerecrudescencedelamendicité,duvoletdesassassinats.Ilest alors décidé de procéder à l’enfermement de tous les individus considérés commeanormaux,toutceuxquigênentouposentproblèmeàlasociété:lemendiant,maisaussilaprostituée, la fille-mère, la femme adultère, l’homosexuel, etc., et bien sûr le fou. Alorsqu’auparavantcelui-ciétaitlibredecirculer,auXVII°,ildoitmaintenantêtreenfermé.Cettefonctionderépressionsedoubled’unefonctiond’utilité:donnerdutravailàceuxqu’onaenfermésetlesfairetravailleràlaprospéritédetous.Lafolieestalorsperçuesurl’horizonsocialdelapauvreté,del’incapacitéautravailetdel’impossibilitédes’intégreraugroupe.

    Acetteépoque,l’Eglise,quiavaitsanctifiélemondechrétiendelamisèredanssatotalité,lepartagemaintenantendeuxrégions:celledubien,constituéedespauvresquiacceptentdesesoumettreetd’êtreinternés;celledumal,constituéedeceuxquitententd’échapperaunouvelordre.Cettedichotomieseretrouvedanslafolie.AlorsquependantlaRenaissance,lafolieétaitmisesurunpiedd’égalitéaveclaraison(elleétaitconsidéréecommeuneautrevérité),lafolieestmaintenantconsidéréecommeladéraison,paroppositionàlaraison,carelleestuneinadaptationàcertainesvaleurs,àcertainscomportementssociauxconformesàlapenséeclassique.Ellen’estplusqu’unécartpar rapportàunenormesocialecomme lapauvretéetlamisère.Ellen’estpluscequifascineouintrigue;elleestcequifaitscandaleettroublel’ordrepublic.

    Quelques structures d’accueil sont alors créées: hôpitaux, maisons de force, dépôts demendicité ou tours aux fous. Mais, il faut attendre le milieu du siècle pour voir cetenfermement effectif, avec la création, à Paris, de l’Hôpital général (Edit du 7mai 1657),sorte d’entité administrative, semi-juridique, qui décide, juge et exécute, en dehors dupouvoiretdes tribunaux.Diversétablissementsquiexistentdéjà sont regroupéssousuneadministration unique: Charenton, la Salpetrière, Bicêtre, etc. En 1676, un autre édit deLouisXIVprescritunhôpitaldanschaquevilleduroyaumedeFrance.Ainsi,sil’onnebrûlepluslesfousetlespersonnesdérangeantes,onlesenfermedansdesconditionsdéplorables.Apparaissentalors«lesgardiensdefou»quis’apparententplusàdesgardiensdeprisons.Cesontengénérald’anciensmalades.

    Lafoliedubouffondecour(lefouduroi)estencoremontréedanslescoursd’Europe.Mais,elledisparaîtpeuàpeu,saufenEspagneoùlefouresteunjouethumaindontondisposeàsaguise.Eneffet, lescoursdeviennentdeplusenplus raffinéesetnesupportentplus lesplaisanteries grasses, les obscénités et les blagues scatologiques du fou, qui est alorsconsidérécommeunplaisirarchaïque.LaCourse tourneversd’autresdistractions (ballet,théâtre,etc.).SouslerègnedeLouisXIV,lerôledubouffonconsisteuniquementàdistrairele monarque. Il n’a plus la parole et encore moins le droit de critiquer. Il n’est plus ladoubluredérisoiredumonarque,carcelui-ciestunmonarqueabsoluquiveutrégnersans

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    entrave. De même, l’absolutisme royal, dans un souci de contrôle des manifestationspopulaires,faitdisparaîtrelafoliecollectivequel’onretrouvedanslesFêtesdesfous,ainsiquedanslessociétés,compagniesouconfrériesdefous.

    LapremièremoitiéduXVII°estmarquéeparunefortevaguedereprésentationslittérairesdelafoliequitouchetouslesgenres:comédies,tragi-comédies,tragédies,maisaussiballetsdecour,romanspastoraux,etc.D’autrepart,à lafindusiècle,avec lethéâtre italienet lethéâtre forain,apparaitenFranceunautregenre: lespiècesd’asile. Il s’agitdepiècesquisituentleurintrigueauseind’unhôpitaldefous.

    1.2.6.Lesiècled’ordel’aliénismeaveclanaissancedelapsychiatrie(XVIII°-XIX°)DansledernierquartduXVIII°,oncommenceàs’apercevoirdeserreursfaitesaucoursdusiècle précédent. On constate l’échec de la politique de l’enfermement, car les hôpitaux,maisons de force où cachots n’ont pas du tout réglé le problème de la mendicité et del’insécurité.Ilyatoujoursunnombreimpressionnantdepauvresetdemendiants.Deplus,ces établissements sont de véritables mouroirs: les conditions y sont inhumaines. Destraitementsprétendumentthérapeutiquesextrêmementviolentsysontpratiqués.Apeine,l’électricitéest-ellenée,qu’estinventél’électrochoc.Iln’yatoujourspasdemédecins,maisdespersonnesvolontairespoursoignerlesmalades.Desrapportscommencentàêtreécrits.L’undes plusterriblesestceluidespersonneschargéesdutransfertdesprisonniersdeLaTouraux fousdeCaenen1785.Après1789,onassisteà l’abolitiondesmaisonsde forcereligieuses.Mais, fautedestructures, les foussontdisséminésunpeupartoutcommeauxplusmauvaisjoursdel’AncienRégime.

    D’autrepart, auSiècledes Lumières,un regardnouveauestporté sur l’êtrehumainet sadignité(Cf.Rousseau,LeContratsocial,1762).«Lemouvementdesphilanthropes»(VoirLesaviez-vousN°3)s’inscritdanscetteperspectivedeprisedeconscience.Cetteévolutiondesmentalitésconduitàconsidérerlefou(l’insensé)commeunêtrehumainàpartentièreetlafolie comme une maladie à part entière. Mais, il faudra attendre 1793 pour voir uneentreprise de réforme avec le docteur Philippe Pinel (Nosographie philosophique, 1798;Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie, 1801). Alors qu’il vientd’être nommé «médecin des infirmeries dont dépendent les hôpitaux», il prend laresponsabilité de libérer, en ôtant les chaînes qui les entravent, les personnes enferméesdansleshôpitaux(Cf.letableautardifdeRobertTony-Fleury,Pineldélivrelesfousdeleurschaînes,1876).Cetacte,quiaffirmelavolontéderompreaveclabarbariedesinternementsantérieurs,aétépriscommeactedenaissancedelapsychiatrie.

    Pinelélaboresaméthode,qu’ilappelle«letraitementmoral»etquisefondesurlefaitqu’ilyatoujourschezlefouunecapacitéderaisonnementqu’ilconvientdetrouveretàlaquelleilfauts’adresserpourcombattreavecluisamaladie(VoirLesaviez-vousN°4).Mêmesisouscertains aspects (utilisation de la douleur), le traitementmoral est discutable, il constitueune rupture capitale avec le siècle précédent. Un élève de Pinel, Jean-Etienne Esquirolcherchant à améliorer les théories de sonmaître, élaboreunenouvelle nosographie (VoirClin d’œil N°4) comportant cinq catégories de folie, dont la «monomanie» (délireobsessionnel),déjàconnuedel’Antiquité.LedocteurGeorget,élèved’Esquirolfait illustrer

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    les différents types demonomanes par Géricault (LesMonomanes, 1820). Cette doctrineconnaît son déclin dès les années 1850. Mais, c’est à partir de son cadre confus etpolymorphe, que les principaux délires chroniques et la névrose obsessionnelle sontprogressivementisolés.

    Enmatièrederecherchemédicale,lapréoccupationessentielleduXIX°concernel’étudeducerveau et des voies nerveuses. La neurologie s’impose et pense résoudre l’énigme de lafolieenyapportantuneexplicationorganique(Traitédesmaladiesducerveau,Bayle,1826;Traitédesdégénérescences,Morel,1857).Pourelle,cettemaladieestunedégénérescenceincurable,dontilfautmatérialiserleslésionsauniveaucérébralEn1860,Morel(Traitédesmaladiesmentales)classelesfousendeuxcatégories:ceuxquisontnormauxàlanaissanceetqui,sousl’influencedecausesdiverses(intoxication,alcoolisme,toxicomanie,paludisme,misère sociale, mauvaise constitution, etc.) peuvent tomber malades et devenir desdégénérés; ceux qui naissent anormaux à la naissance (les dégénérés inférieurs: idiots,imbéciles; lesdégénérésmoyens:débiles; lesdégénéréssupérieurs:pervers,alcooliques,psychotiques).Cetteclassificationaunegrandeinfluencesurlesécrivainsdelafindusiècle.

    Mais,lapsychiatrieabeaucoupdemalàs’extirperducarcandelaneurologie.C’estgrâceàquelques médecins et philosophes qu’elle va connaître sa véritable naissance. En effet,l’inconscientdevientbientôtl’unedespréoccupationsprincipalesdudiscoursphilosophique(James,Schopenhauer,Nietzche,Kierkegaard).Desoncôté,Charcots’intéresseàl’hypnoseetfondeavecDuchennelaneurologiemoderne.QuantàFreud,sesdécouvertesenfontlepèredelapsychanalyse.

    SileXIX°marquelafindel’enfermementdufouauxcôtésdecriminelsetdesmendiants,ilest paradoxalement le début de l’enfermement du fou dans de nouvelles structuresspécialisées. D’autre part, le fou qui était appelé jusque-là «insensé» se voitmaintenantappelé«aliéné»(VoirClind’œilN°5).Lemédecindesfousestalorsappelé«aliéniste»etdevientlepersonnageprincipaldel’asile.Mais,ongardeencoreplutôtlesfousqu’onnelessoigne. Et, lorsqu’on les soigne, il s’agit souvent de traitements bizarres et inhumains quivisentàabolirlemal,lesviolencesetlesdésirspervers:saignéesàblanc,suspensionsàdescordes,immersiondansl’eau,etc.Lesdroguescommelelaudanum,lechoraletl’opium,quicommencent à être utilisées, épargnent un peu les souffrances, mais réduisentconsidérablement l’intelligence et la vie. Ce n’est qu’après 1880, qu’on assiste à laséparationentre gardiensde fouset garde-maladeset à laprofessionnalisationdumétierd’infirmier,avecl’ouverturedespremièresécolesd’infirmiersd’asile.

    Deleurcôté,lesécrivainsinvestissentledomainedel’inconscientetsemettentàendécrirelesmanifestationsdanslaviequotidienne,dontlafolie:Goethe,Stendhal,Balzac,Gautier,Poe, Maupassant, Zola, Stevenson, Léon Daudet, Frères Goncourt, Malot, Mirbeau, FévalSue,Vallès,etc.Poureux,lapossessionnevientplusdel’extérieur(démons,etc.),maiselleestàl’intérieurdel’êtrehumain.Leurdescriptioncliniquedesétatspsychiquesinconscientsserapprochedecelledestraitésmédicaux.Aliénismeetlittératureavancentensembletoutau longdusiècle,empruntant, sanscesse l’unà l’autre, sujetsderéflexion,descriptiondecas,structuresdepensée,etc.Destermescommemélancolie,monomanie,démence,délire,

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    hallucination entrentmassivement dans la littérature. La folie est représentée comme unfonctionnementaccruetinhabitueldel’esprithumain,d’oùsonlienaveclerêve.

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    2.Extraitsducorpus

    Laclassification,proposéepouraborderlafoliedanslesœuvresdenotrecorpus,seréfèreauxtroisdéfinitionsdelafoliecommunémentadmises:letroubleducomportementet/oude l’esprit, considéré comme l’effet d’unemaladie altérant les facultésmentales (la folie,maladiementale); l’étatpsychologiquepassagerde trouble intenseoud’exaltationcausépar une forte émotion ou un sentiment violent, qui peut, dans certains contextes, êtreassimilé à un accès de folie au sens précédent(la folie, exaltation passagère) ; lecomportement qui s’écarte de ce qui serait raisonnable au regard des normes socialesdominantes,quiestconsidérécommel’expressiond’untroubledel’espritausensprécédentet/ouunmanquedesensmoral,debonssensoudeprudence(lafolie,écartàlanorme).Acestroistypes,nousrajoutonslafoliemasquée,carelleesttrèsprésentedansl’histoiredela folie et se retrouve dans la littérature. Ce plan a l’avantage de mieux coïncider avecl’histoiredelafolie,car lethèmedelafolieaétéutiliséenlittérature,bienavantquel’onmettedespathologiessursesdifférentesmanifestations.

    2.1.Lafoliemasquée

    La folie s’est bien souvent manifestée sur la place publique ou dans des cercles plusrestreintssansquelapersonnesoitréellementfolle.Cettemanifestationdelafolieestcelledubouffonetdesacteursdelafêtedesfous(folieludique)oubiencelleendosséeàdesfinsparticulières(foliefeinte).

    2.1.1.Lafolieludique2.1.1.1.LebouffonSilesbouffonsontdisparu,àpartirduXVII°,danslaréalitésociale,ilestintéressantdevoirquelesécrivainsn’ontpashésitéàencréerdansleursœuvres.Le thèmede la folieestunthèmequi revientsouventdans l’œuvredeShakespeare,alorsqu’àsonépoque,lepersonnagedufouestentièrementpassédemodeenAngleterre.DansLeRoiLear,ilselivreàuneétudecomplètesurlafolie.Onyretrouvelafoliecultivéeparlebouffon,lafoliefeinted’Edgar-TometlafoliedésespéréedeLear.Rappelonsl’histoire:Leroi Lear a décidé de partager son royaume entre ses trois filles en fonction de l’amourqu’ellesluiexprimeront.Laréponsedesacadette,quiestaussisapréférée,nerépondpasàsonattente.Il ladéshéritedoncauprofitdesessœurs,bannitlefidèleKentquiprenaitsadéfenseetneconservedesonpouvoirqueletitredeRoiainsiqu’uneescorteaveclaquelleilséjournealternativementchezsesgendres.Trahiparses fillesaînéeset leursépoux, ilestcontraintdequittersonroyaume.AccompagnédesonbouffonetdufidèlecomtedeKent,ilerredanslalande,oùilperdlaraison.Pour Shakespeare, la folie artificielle du bouffon n’est rien d’autre que le masque de lasagesse.Celui-cin’estpaslàquepourfairerire,maisaussipourfaireprendreconsciencedela foliedumonde.Le fouduroiapparaîtà laScène4de l’Acte I,enprésencedeKentquivientderevenir,déguiséenCaiusetquiaacceptéd’êtrelevaletdeLear.

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    Extrait1:Shakespeare,LeRoiLear,Acte1,scène4,p.22-26

    «(…)Commentva,m’noncle?Jevoudraisavoirdeuxbonnetsd’âne,sij’avaisdeuxfilles!LEAR:Pourquoi,mongars?LEFOU:Danslecasoùjeleurdonneraistoutmonbien,jegarderaislesbonnetsd’ânepourmoiseul.(TendantsonbonnetàLear.)Jetedonnelemien;quetesfillestefassentaumônedel’autre!LEAR:Garelefouet,coquin!(…)LEFOU:Sais-tuladifférence,mongarçon,entreunmauvaisfouetunbonfou?LEAR:Non,mongars;apprends-le-moi.LEFOUQueleseigneurquit’aconseilléDerenonceràtesterresViennesemettreprèsdemoi!Ouprendssaplace,toi.LebonfouetlemauvaisVontapparaîtreimmédiatement.(Sedésignant.)Voicil’unenlivrée,(MontrantLear.)Etl’autre,levoilà!LEAR:Est-cequetum’appellesfou,garnement?LEFOU:Touslesautrestitres,tulesasabdiqués;celui-là,tuesnéavec.KENT:Cecin’estpasfolieentière,monseigneur.LEFOU:Non,mafoi!Lesseigneursetlesgrandsneveulentpasquejel’accaparetoute.Quandj’enauraislemonopole,ilsenvoudraientleurpart.Lesdames,nonplus,neveulentpasmelaisserleprivilègedelafolie:ilfautqu’ellesgrappillent…Donne-moiunœuf,m’noncle,etjetedonneraideuxcouronnes.LEAR:Deuxcouronnes!Dequellesorte?LE FOU: Ehbien ! les deux couronnesde la coquille, après que j’aurai cassé l’œuf par lemilieu etmangé lecontenu.Lejouroùtuasfendutacouronneparlemilieupourendonnerlesdeuxmoitiés,tuasportétonânesur tondospourpasser lebourbier.Tuavaispeud’esprit sous ta couronnedecheveuxblancs,quand tu t’esdéfaitdetacouronned’or.Ai-jeparléenfouquejesuis?Quelepremierquidiraqueouireçoivelefouet!(Ilchante.)Lesfousn’ontjamaiseudemoinsheureuseannée,CarlessagessontdevenussotsEtnesaventpluscommentporterleuresprit,Tantleursmœurssontextravagantes.LEAR:Depuisquand,maraud,êtes-voustantenveinedechansons?LEFOU:Ehbien!m’noncle,c’estdepuisquetut’esfaitl’enfantdetesfilles;car,lejouroùtuleuraslivrélavergeenmettantbastesculottes.(Chantant.)Soudainellesontpleurédejoie,Etmoij’aichantédedouleur,Àvoirunroijoueràcligne-musette,Etsemettreparmilesfous!Jet’enprie,m’noncle,trouveunprécepteurquienseigneàtonfouàmentir;jevoudraisbienapprendreàmentir.LEAR:Sivousmentez,coquin,vousserezfouetté.LEFOU:Quellemerveilleuseparentépeut-ilyavoirentretoiettesfilles?Ellesveulentmefairefouettersijedisvrai;toi,tuveuxmefairefouettersijemens.Etparfoisjesuisfouettésijegardelesilence.J’aimeraismieuxêtren’importequoique fou,etpourtant jenevoudraispasêtre toi,m’noncle : tuasépluchétonbonsensdesdeuxcôtésettun’asrienlaisséaumilieu.Voicivenirunedesépluchures.»LeFouapparaîtbienicicommeunêtredouble;c’estl’autrefaceduRoiLear.Iltutoieleroi,luiparlefamilièrementetestinsolent:illetraitedefou.Sonlangageestàdoubleentente.Ilincarne le bon sens, la sagesse populaire et l’enfance. Il donne à voir un monde à

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    l’envers(renversementcarnavalesque) : leFouestsenséetdit lavérité,alorsque leRoiaperdularaisonetlesenscommun.LaFolieestdonclasagesseetleFouestlemiroirdelaFoliecollective.LeNeveudeRameaudeDiderotmetenscèneLui(leneveu)etMoi(lephilosophe)dansundialoguequioppose,souscouvertdelafolie,laraisonphilosophiqueàlaraisoncyniqueenprenantouvertementparticontreelle.Entrebouffonetsage,leneveuinterrogelethéâtredumonde.Délire-t-il?Est-illucide?Safolieselaissedifficilementcerner,carils’agitdefolieludique. Elle est d’abord pour lui une profession, car il faut être plaisant en permanence,c’est-à-dire bouffon, comme il aime à se désigner («un pauvre diable de bouffon commemoi»,p.7).C’estainsiqu’ilaexcellécomme«fou», chez le financierBertin,aumilieudepetitspoètesetdemusiciensmédiocres.Mais, lebouffonaun rôleà jouervis-à-visde lasociétéqu’il fréquente, en lui renvoyant son reflet ridicule. LeNeveuest aussiphilosophemalgréluietpossèdelafacultédefairesortirlavérité.C’estainsiqu’ilestexcludelamaisonde sonhôte, après lui avoir fait une remarque trop raisonnable.Nous retrouvons, chez leNeveu,lescaractéristiquesdubouffon,dufou,dufriponcarnavalesquequiprovoquelerireetoccupeuneplaceàpartdanslasociété.Sonrôled’amuseurpublicapparaîtbiendanssespantomimes et ses gestes, qui prêtent au rire. Son comportement extravagant s’imposecommevéritablespectacle.Relisonsl’extraittrèsconnudelapantomimedesgueux.Extrait2:Diderot,LeNeveudeRameau,p.73-75

    LUI.(…)Jeregardeautourdemoi;etjeprendsmespositions,oujem’amusedespositionsquejevoisprendreauxautres.Jesuisexcellentpantomime;commevousenallezjuger.Puisilsemetàsourire,àcontrefairel’hommeadmirateur,l’hommesuppliant,l’hommecomplaisant;ilalepieddroitenavant,legaucheenarrière,ledoscourbé,latêterelevée,leregardcommeattachésurd’autresyeux,laboucheentrouverte,lesbrasportésversquelqueobjet;ilattendunordre,illereçoit;ilpartcommeuntrait ; il revient, ilestexécuté ; ilen rendcompte. Ilestattentifà tout ; il ramassecequi tombe ; ilplaceunoreillerouuntabouretsousdespieds;iltientunesoucoupe,ilapprocheunechaise,ilouvreuneporte;ilfermeune fenêtre ; il tiredes rideaux ; il observe lemaîtreet lamaîtresse ; il est immobile, lesbraspendants ; lesjambesparallèles;ilécoute;ilchercheàliresurdesvisages;etilajoute:Voilàmapantomime,àpeuprèslamêmequecelledesflatteurs,descourtisans,desvaletsetdesgueux.Lesfoliesdecethomme,lescontesdel’abbéGaliani, lesextravagancesdeRabelais, m’ontquelquefoisfaitrêverprofondément.Cesonttroismagasinsoùjemesuispourvudemasquesridiculesquejeplacesurlevisagedesplusgravespersonnages(…).MOI.—Maisàvotrecompte,dis-jeàmonhomme, ilyabiendesgueuxdanscemondeci ;et jeneconnaispersonnequinesachequelquespasdevotredanse.LUI.—Vousavez raison. Iln’yadans toutunroyaumequ’unhommequimarche.C’est lesouverain.Tout leresteprenddespositions.MOI.—Lesouverain?encoreya-t-ilquelquechoseàdire?Etcroyez-vousqu’ilnesetrouvepas,detempsentemps,àcôtédelui,unpetitpied,unpetitchignon,unpetitnezqui luifassefaireunpeudelapantomime?Quiconqueabesoind’unautre,estindigentetprenduneposition.LeroiprendunepositiondevantsamaîtresseetdevantDieu ; il faitsonpasdepantomime.Leministre fait lepasdecourtisan,de flatteur,devaletoudegueuxdevantsonroi.Lafouledesambitieuxdansevospositions,encentmanièresplusviles lesunesquelesautres, devant leministre. L’abbéde condition en rabat, et enmanteau long, aumoins une fois la semaine,devant ledépositairede la feuilledesbénéfices.Ma foi, cequevousappelez lapantomimedesgueux,est legrandbranledelaterre.ChacunasapetiteHusetsonBertin.LUI.—Celameconsole.Maistandisquejeparlais,ilcontrefaisaitàmourirderire,lespositionsdespersonnagesquejenommais;parexemple,pourlepetitabbé,iltenaitsonchapeausouslebras,etsonbréviairedelamaingauche;deladroite,

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    ilrelevaitlaqueuedesonmanteau;ils’avançaitlatêteunpeupenchéesurl’épaule,lesyeuxbaissés,imitantsiparfaitementl’hypocritequejecrusvoirl’auteurdesRéfutationsdevantl’évêqued’Orléans.Auxflatteurs,auxambitieux,ilétaitventreàterre.C’étaitBouret,aucontrôlegénéral.MOI.—Celaestsupérieurementexécuté.Maisilyapourtantunêtredispensédelapantomime.C’estlephilosophequin’arienetquinedemanderien.LUI.—Et où est cet animal-là ? S’il n’a rien il souffre ; s’il ne sollicite rien, il n’obtiendra rien, et il souffriratoujours.MOI.—Non.Diogènesemoquaitdesbesoins.»Autraversdesapantomime,Luistigmatisedescomportementshypocritesqu’ilobserveetjuge.CettecritiqueestadresséeàMoiquilareçoit,mais,paruneffetd’écho,elles’amplifie.Eneffet,MoiprendsensuitelerelaisetladénonciationénoncéeparLui.Il intègrelaleçonde Lui, mais dépasse la dénonciation de l’hypocrisie pour porter des jugements. En seservantd’unbouffon,Diderotdonne icideuxfacettesd’unemêmedénonciation.Ainsi, lespantomimes du Neveu (on en dénombre 13 dans l’ouvrage) sont-elles unemanifestationessentielledelascénographiedudiscours:enmargedudiscoursdeMoi,l’imagedubouffonimpose àMoi l’expérience existentielle dumiroir. On retrouve bien là le rôle originel dubouffonduroi.Touteslespantomimesontunechargesatirique,saufpeut-êtreuneseule,lapantomime du musicien, qui permet de transmettre l’admiration de Moi pour cet artd’illusionnistequ’estceluidumusicien.Ils’agitd’unmomentdecommunionentreMoiavecLui,artistedépravé,maisartistequandmême.

    Extrait3:Diderot,LeNeveudeRameau,p.59-61

    «Etpuis levoilàquisemetàsepromener,enmurmurantdanssongosier,quelques-unsdesairsde l’IledesFous, du Peintre amoureux de sonModèle, duMaréchal-ferrant, de la Plaideuse, et de temps en temps, ils’écriait,enlevantlesmainsetlesyeuxauciel:Sicelaestbeau,mordieu!Sicelaestbeau!Commentpeut-onporter à sa tête une paire d’oreilles et faire une pareille question. Il commençait à entrer en passion, et àchanter tout bas. Il élevait le ton, àmesure qu’il se passionnait davantage ; vinrent ensuite, les gestes, lesgrimaces du visage et les contorsions du corps ; (…) Il entassait et brouillait ensemble trente airs italiens,français, tragiques, comiques, de toutes sortes de caractères. Tantôt avec une voix de bassetaille, ildescendaitjusqu’auxenfers;tantôts’égosillantetcontrefaisantlefausset,ildéchiraitlehautdesairs,imitantdeladémarche,dumaintien,dugeste,lesdifférentspersonnageschantants;successivementfurieux,radouci,impérieux,ricaneur.Ici,c’estunejeunefillequipleure,etilenrendtoutelaminauderie; làilestprêtre,ilestroi,ilesttyran,ilmenace,ilcommande,ils’emporte,ilestesclave,ilobéit.Ils’apaise,ilsedésole,ilseplaint,ilrit jamais hors de ton, demesure, du sens des paroles et du caractère de l’air. Tous les pousse-bois avaientquitté leurséchiquiersets’étaientrassemblésautourde lui.Lesfenêtresducaféétaientoccupées,endehors,par les passants qui s’étaient arrêtés au bruit. On faisait des éclats de rire à entrouvrir le plafond. Luin’apercevait rien ; il continuait, saisid’unealiénationd’esprit,d’unenthousiasmesivoisinde la foliequ’ilestincertainqu’ilenrevienne;s’ilnefaudrapaslejeterdansunfiacreetlemenerdroitauxPetites-Maisons.(…)S’ilquittaitlapartieduchant,c’étaitpourprendrecelledesinstrumentsqu’illaissaitsubitementpourrevenirà lavoix,entrelaçant l’uneà l’autredemanièreàconserver les liaisonset l’unitédutout;s’emparantdenosâmesetlestenantsuspenduesdanslasituationlaplussingulièrequej’aiejamaiséprouvée...Admirais-je?Oui,j’admirais!Étais-jetouchédepitié?J’étaistouchédepitié;maisuneteintederidiculeétaitfonduedanscessentimentsetlesdénaturait.Mais vous vous seriez échappé en éclats de rire à la manière dont il contrefaisait les différentsinstruments.Avecdesjouesrenfléesetbouffies,etunsonrauqueetsombre,ilrendaitlescorsetlesbassons;ilprenaitunsonéclatantetnasillardpourleshautbois;précipitantsavoixavecunerapiditéincroyablepourlesinstruments à corde dont il cherchait les sons les plus approchés ; il sifflait les petites flûtes, il recoulait lestraversières,criant,chantant,sedémenantcommeunforcené;faisantluiseul,lesdanseurs,lesdanseuses,leschanteurs,leschanteuses,toutunorchestre,toutunthéâtrelyrique,etsedivisantenvingtrôlesdivers.»

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    2.1.1.2.LafêtesdesfousVictor Hugo ouvre son roman,Notre-Dame de Paris, sur La Fête des fous et plonge sonlecteurdansuneatmosphèredeliessepopulaire,dontlafolieestlethèmecentral.Devenueunévénementpublic attendupar tous, celle-ci est l'occasionde réjouissancespopulaires;on y boit, on y danse, on y donne des spectacles de mime, de magie, des tours, desmomeries de théâtre, on y fait des farces. Les dés roulent dans les églises; les prêtresdéguisésmarchentdecôtélelongdesruelles;desjongleurs,desacrobates,desvoyousdetout poil prennent possession de la rue. Cette fête repose sur un rite d’inversion(renversements des valeurs, inversion des rôles, etc.). Ce jour-là, tout est permis. Chacunpeutdevenir fouet revêtir l’identitéqu’ildésire.C’est l’occasionde tournerendérision lahiérarchie, quelle qu’elle soit: religieuse, politique, sociale, etc. Au point culminant de lafête,lesfarceursélisentlePapedesFous,laplupartdutempsundiacre,souventmêmeunprofaneouunétudiant.Extrait:VictorHugo,Notre-DamedeParis,p.37-38

    L’extraitsuivantnarrel’électiondupapedesfous.Chacundesconcurrentspassesatêteparuntrouetfaitunegrimaceauxautres.Celuiquifaitlapluslaide,àl’acclamationdetous,estélupape.C’estQuasimodoquiremportetouslessuffrages.

    «IlfallutqueGringoiresecontentâtdecetéloge;caruntonnerred’applaudissements,mêléàuneprodigieuseacclamation,vintcoupercourtàleurconversation.Lepapedesfousétaitélu.–Noël!Noël!Noël!criaitlepeupledetoutesparts.C’étaitunemerveilleusegrimace,eneffet,quecellequi rayonnaitencemomentau troude la rosace.Aprèstouteslesfigurespentagones,hexagonesethétéroclitesquis’étaientsuccédéàcettelucarnesansréalisercetidéaldugrotesquequis’étaitconstruitdansles imaginationsexaltéesparl’orgie, ilnefallaitrienmoins,pourenlever les suffrages, que la grimace sublime qui venait d’éblouir l’assemblée. Maître Coppenole lui-mêmeapplaudit;etClopinTrouillefou,quiavaitconcouru,etDieusaitquelleintensitédelaideursonvisagepouvaitatteindre,s’avouavaincu.Nousferonsdemême.Nousn’essayeronspasdedonneraulecteuruneidéedeceneztétraèdre,decetteboucheenferàcheval,decepetitœilgaucheobstruéd’unsourcilrouxenbroussaillestandisquel’œildroitdisparaissaitentièrementsousuneénormeverrue,decesdentsdésordonnées,ébréchéesçàetlà,commelescréneauxd’uneforteresse,decettelèvrecalleusesurlaquelleunedecesdentsempiétaitcommela défensed’un éléphant, de cementon fourchu, et surtout de la physionomie répandue sur tout cela, de cemélangedemalice,d’étonnementetdetristesse.Qu’onrêve,sil’onpeut,cetensemble.L’acclamationfutunanime.Onseprécipitaverslachapelle.Onenfitsortirentriomphelebienheureuxpapedesfous.Maisc’estalorsquelasurpriseetl’admirationfurentàleurcomble.Lagrimaceétaitsonvisage.Ou plutôt toute sa personne était une grimace. Une grosse tête hérissée de cheveux roux ; entre les deuxépaulesunebosseénormedontlecontrecoupsefaisaitsentirpardevant;unsystèmedecuissesetdejambessiétrangementfourvoyéesqu’ellesnepouvaientsetoucherqueparlesgenoux,et,vuesdeface,ressemblaientàdeuxcroissantsdefaucillesquiserejoignentparlapoignée;delargespieds,desmainsmonstrueuses;et,avectoutecettedifformité,jenesaisquelleallureredoutabledevigueur,d’agilitéetdecourage;étrangeexceptionàlarègleéternellequiveutquelaforce,commelabeauté,résultedel’harmonie.Telétaitlepapequelesfousvenaientdesedonner.Oneûtditungéantbriséetmalressoudé.Quandcetteespècedecyclopeparutsurleseuildelachapelle,immobile,trapuetpresqueaussilargequehaut,carré par la base, comme dit un grand homme, à son surtoutmi-parti rouge et violet, semé de campanilesd’argent,etsurtoutàlaperfectiondesalaideur,lapopulacelereconnutsur-le-champ,ets’écriad’unevoix:–C’estQuasimodo,lesonneurdecloches!c’estQuasimodo,lebossudeNotre-Dame!Quasimodoleborgne!Quasimodolebancal!Noël!Noël!»

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    2.1.2.LafoliefeinteDans ce type de folie, une personne décide de feindre la folie pour atteindre un objectifprécis.DansLeRoiLear,ilyadeuxcasdefoliefeinte(ouderaisondéguisée):celledeKentetcelled’Edgar.Tousdeuxresterontsainsd’esprits.LecomteKent,loyalserviteur,estrejetéparleRoiLear,pouravoirprisladéfensedesafillecadette.Pouraccompagnerleroidanssonexiletsafolie,ilsedéguiseenCaiusetseplaceàsonservice.Mais,poursuivreleroidefou,ildevientnécessaired’endosseruncostumedefou,commeluiexpliqueleFouenluitendantsonbonnet.Extrait1:Shakespeare,leRoiLear,ActeI,Scène4,p.19

    ActeI,Scène4,p.19Uneautrepartieduchâteau.EntreKent,déguisé.KENT,lesyeuxsursesvêtements.Si je puis aussi bien, enempruntantunaccentétranger, travestir monlangage, mabonne intentionobtiendralepleinsuccèspourlequelj’aidéguisémestraits.Maintenant,Kent,lebanni,situpeuxterendreutilelàmêmeoùtuescondamné(etpuisses-tuyréussir!),lemaîtrequetuaimestetrouverapleindezèle.(…)LEAR:Ah!monaimablevalet,jeteremercie:voicidesarrhessurceservice.(Illuidonnesabourse.)(Entrelefou.)LEFOU:Jeveuxlerétribuer,moiaussi!(OffrantàKentsonbonnet.)Voicimonbonnetd’âne.LEAR:Ehbien!mondrôlemignon,commentvas-tu?LEFOU,àKent.:L’ami,prenezdoncmonbonnetd’âne.KENT:Pourquoi,fou?LEFOU:Pourquoi?Parcequevousprenez lepartid’undisgracié!…Ah!si tunesaispassourireducôtéoùsouffle levent,tuattraperasbienviteunrhume.Tiens!voicimonbonnetd’âne. (MontrantLear.)Oui-da,cecompagnonabannideuxdesesfillesetadonnélabénédictionàlatroisième,malgrélui:situt’attachesàlui,tudoisabsolumentportermonbonnetd’âne…Edgar,lefilslégitimeduComtedeGloucesterestrépudiéparsonpère.Pouréchapperàseshommesd’armes,iltrouverefugedanslalandeetsetransformeenuneautrefiguredefou:Tom,mendiant de Bedlam (Voir Le saviez-vousN°5). Commepour Kent, le spectateur estcomplicedesatransformationqu’illuiexpliqueavantdel’effectuer.Extrait2:Shakespeare,leRoiLear,ActeII,Scène3,p.47

    «Unebruyère.EntreEdgar.EDGAR: J’ai entendu la proclamation lancée contre moi ; – et, grâce au creux d’un arbre, j’ai esquivé lespoursuites.Pasunportquinesoitfermé;pasuneplaceoùiln’yaitunevedette,oùlaplusrigoureusevigilancenechercheàmesurprendre.Tantque jepuiséchapper, jesuissauvé…J’aipris lepartid’assumer laformelaplusabjecteetlapluspauvreàlaquellelamisèreaitjamaisravalél’hommepourlerapprocherdelabrute.Jeveux grimermon visage avec de la fange, ceindremes reins d’une couverture, avoir tous les cheveux nouéscommeparunsortilège ; jeveuxen leurprésentantmanuditébraver lesventset lespersécutionsduciel.Lepaysm’offrepourmodèlescesmendiantsdeBedlamqui,enpoussantdesrugissements,enfoncentdanslachairnuedeleursbrasinertesetgangrenésdesépingles,deséchardesdebois,desclous,desbrindillesderomarin,et,souscethorribleaspect,extorquentlacharitédespauvresfermes,despetitsvillages,desbergeriesetdesmoulins,tantôtpardesimprécationsdelunatiques,tantôtpardesprières…JesuislepauvreTurlupin!LepauvreTom!C’estquelquechose…Edgarn’estplusrien.

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    (Ilsort.)»LaScène6del’ActeIIImetenprésencelestroisfoliesincarnéesparEdgar-Tom,LearetleFou. Lear, qui a perdu toute raison, pense qu’il a toujours le pouvoir absolu de rendre lajusticeetsecroitdansuntribunalavecunjuge(Edgar-Tom)etunsage(LeFou).Extrait3:Shakespeare,leRoiLear,ActeIII,Scène6,p.74-77

    «(…)LEFOU:Fouencoreestceluiquisefieàladouceurd’unloup,àlasantéd’uncheval,àl’amourd’ungarsouausermentd’uneputain.LEAR:C’estdécidé,jevaislesaccuserimmédiatement.ÀEdgar.–Allons,assieds-toiici,trèssavantjusticier.Aufou.–Ettoi,doctesire,assieds-toiici.(LeFous’assied.)–Àvousmaintenant,renardes!EDGAR:Voyezquelleattitudeetquellesœillades!…Veux-tudoncséduiretesjuges,madame?Viensàmoisurlarivière,Bessy.LEFOUSabarqueaunevoied’eau,EtellenedoitpasdirePourquoiellen’oseveniràtoi.EDGAR:LenoirdémonhantelepauvreTomdanslavoixd’unrossignol.HopdancecriedansleventredeTompouravoirdeuxharengsblancs.Cessedecroasser,angenoir,jen’airienàmangerpourtoi.KENT,auroi.:Commentêtes-vous,sire?Nerestezpasainsieffaré.Voulez-vousvouscoucheretreposersurcescoussins?LEAR:Jeveuxlesvoirjugerd’abord…Qu’onamènelestémoins.ÀEdgar.–Toi,robin,prendstaplace.AuFou.–Ettoi,soncompèreenéquité,siègeàcôtédeluiÀKent.–Vousêtesdelacommission;asseyez-vousaussi.EDGARProcédonsavecjustice.Quetuveillesouquetudormes,joyeuxberger,Sitesbrebiss’égarentdanslesblés,UnsignaldetabouchemignonnePréserveratesbrebisd’unmalheur.Pish!lechatestgris.LEAR:Produisezcelle-cid’abord:c’estGoneril.Jejureici,devantcettehonorableassemblée,qu’elleachassédupiedlepauvreroisonpère.LEFOU:Venezici,mistress.Votrenomest-ilGoneril?LEAR:Ellenepeutlenier.LEFOU:J’implorevotremerci,jevousprenaispouruntabouret.LEAR:Etenvoiciuneautredont lesregardsobliquesproclamentdequellenatureestsoncœur…Arrêtez-la!desarmes,desarmes,uneépée,dufeu!…Lacorruptionestici!Jugefélon,pourquoil’as-tulaisséeéchapper?EDGAR:Bénissoienttescinqesprits!KENT:Ôpitié!…Sire,oùestdonccettepatiencequesisouventvousvousvantiezdegarder?EDGAR,àpart.:Meslarmescommencentàprendrepartipourlui,aupointdegâtermonrôle.LEAR:Lespetitschiensettoutelameute,Sébile,BlancheetFavorite,aboientaprèsmoi.EDGAR:Tomvaleurjetersatête.Arrière,molosses!Quetagueulesoitnoireoublanche,Quetadentempoisonneenmordant,Matin,lévrier,métishargneux,Dogue,épagneul,braqueoulimier,Bassetàqueuecourteoutorse,

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    Tomlesferatousgémirethurler.Jen’aiqu’àleurjeterainsimatêtePourquetousleschienssautentlabarrièreetfuient.Loudla! Loudla! allons, rendons-nousauxveillées,auxfoiresetauxmarchés…PauvreTom,tonsacestvide.(…)»Danscettescène,Edgar-Tomjouebiensonpersonnagedefou.Ilrépètequ’unespritmalinlepersécutephysiquementetaccusecinqdémonsd’avoirprispossessiondelui.Ilreproduitdefaçontrèsméthodiquelediscoursdupossédéetdumendiantaliéné.Sondiscoursalterneavecplusieursmodesd’expression,reproduisantainsil’instabilitémentaledupersonnage.2.2.Lafolie,exaltationpassagère

    Danscetypedefolie,toutungroupedepersonnesressententlesmêmessymptômesetontles mêmes caractères soudains et incontrôlables que l’hystérie. Il s’agit donc de foliecollective.Extrait1:Maupassant,LaMaisonTellier,p.15-17

    Cecomportementexcessifpeutêtreceluidelafoliemystique.Prenons,commeexemple,uncontehumoristiquedeMaupassant,LaMaisonTellier.Rappelonslesfaits:lesprostituéesdelaMaisonTelliersontalléesdansunpetitvillagenormandassisteràlapremièrecommuniondelaniècedeMadame.Aumomentdelacommunion,onassisteàunescènededévotionémouvante.Unvertigemystiquefrappel’assemblée.«C’est alors que Rosa, le front dans ses mains, se rappela tout à coup samère, l’église de son village, sapremièrecommunion.Ellesecrutrevenueàcejour-là,quandelleétaitsipetite,toutenoyéeensarobeblanche;etellesemitàpleurer.Ellepleuradoucementd’abord:leslarmeslentessortaientdesespaupières,puis,avecsessouvenirs,sonémotiongrandit,et,lecougonflé,lapoitrinebattante,ellesanglota.Elleavaittirésonmouchoir,s’essuyaitlesyeux,setamponnaitlenezetlabouchepournepointcrier:cefutenvain;uneespècederâlesortitdesagorge,etdeuxautressoupirsprofonds,déchirants,luirépondirent;carsesdeuxvoisines,abattuesprèsd’elle, Louiseet Flora, étreintesdesmêmes souvenances lointaines,gémissaientaussiavecdestorrentsdelarmes.Maiscommeleslarmessontcontagieuses,Madameàsontoursentitbientôtsespaupièreshumides,et,setournantverssabelle-sœur,ellevitquetoutsonbancpleuraitaussi.LeprêtreengendraitlecorpsdeDieu.Lesenfantsn’avaientplusdepensée,jetéssurlesdallesparunedévotionbrûlante; et,dansl’église,deplaceenplace,unefemme,unemère,unesœur,saisieparl’étrangesympathiedesémotionspoignantes,bouleverséeaussiparcesbellesdamesàgenouxquesecouaientdes frissons et des hoquets, trempait son mouchoir d’indienne à carreaux et, de la main gauche, pressaitviolemmentsoncœurbondissant.Comme la flammèche qui jette le feu à travers un champ mûr, les larmes de Rosa et de ses compagnesgagnèrentenuninstanttoutelafoule.Hommes,femmes,vieillards,jeunesgarsenblouseneuve,tousbientôtsanglotèrent, et sur leur tête semblait planer quelque chose de surhumain, une âme épandue, le souffleprodigieuxd’unêtreinvisibleettout-puissant.(…)Soudaindansl’égliseunesortedefoliecourut,unerumeurdefouleendélire,unetempêtedesanglotsavecdes cris étouffés. Cela passa comme ces coups de vent qui courbent les forêts ; et le prêtre restait debout,immobile,unehostieàlamain,paralyséparl’émotion,sedisant:«C’estDieu,c’estDieuquiestparminous,qui manifeste sa présence, qui descend à ma voix sur son peuple agenouillé. » Et il balbutiait des prièresaffolées,sanstrouverlesmots,desprièresdel’âme,dansunélanfurieuxversleciel.(…)«Meschersfrères,meschèressœurs,mesenfants, jevousremerciedufondducœur:vousvenezdemedonnerlaplusgrandejoiedemavie.J’aisentiDieuquidescendaitsurnousàmonappel.(…)

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    Puis,d’unevoixplusclaire,setournantverslesdeuxbancsoùsetrouvaientlesinvitéesdumenuisier:–«Mercisurtoutàvous,meschèressœurs,quiêtesvenuesdesiloin,etdontlaprésenceparminous,dontlafoivisible,dontlapiétésiviveontétépourtousunsalutaireexemple.Vousêtesl’édificationdemaparoisse;votreémotionaéchauffélescœurs;sansvous,peut-être,cegrandjourn’auraitpaseucecaractèrevraimentdivin.Ilsuffitparfoisd’uneseulebrebisd’élitepourdéciderleSeigneuràdescendresurletroupeau.»»

    Maupassant retrace ici un processus comparable à la contagion d’une épidémie. L’extasedébuteparlespleursdeRosaquisepropagentdanslepublic,jusqu’àatteindreM.leCuré.Dans le mouvement général, c’est comme si le corps de chacun avait perdu sonindividualité: cene sontquepartiesdecorps (fronts,mains, cous,poitrines,etc.)et leursmanifestations(gémissements, larmes,etc.).Toute l’assembléesemblealorsconnaîtreunecrise mystique et, comble de l’ironie, cette extase est communiquée par un groupe deprostituées.OnretrouvebienlàlacausticitédeMaupassantenversl’Eglise.Extrait2:Zola,AuBonheurdesDames,p.76,p.80etp.84

    Cecomportementexcessifpeutêtreaussiceluidelafièvreacheteuse.Ils’agitd’untroubleémotionnelquisecaractérisepardesachatscompulsifsd’objets,généralementpeuoupasnécessairesàl’individu.Maiscettefièvreconfineàlafolie,lorsqu’elleestcollective.Prenons comme exemple Au Bonheur des Dames de Zola. Rappelons l’histoire: NoussommesaudébutduXIX°.Lesfemmesparisiennessepâmentdevantlesvitrinesdesgrandsbazarsqui fleurissentdansParis.Parmi ceux-ci, il enestunqui abeaucoupde succès,AuBonheurdesDames,dirigédemaindemaîtreparOctaveMouret.Cegrandmagasin,templeélevéà la foliedépensièrede lamode, faitperdre la têtemêmeà laplus raisonnabledesmaîtresses demaison. On assiste à un vrai délire: l’envie d’assouvir une soif débordanted’acheter. Dans les extraits suivants, Zola peint le magasin comme «une machinefonctionnant à haute pression» (p.120) qui avilit les femmes et se nourrit de leur fièvreacheteuse:«C’était la tentation aiguë, le coup de folie du désir, qui détraquaittoutes lesfemmes.»(p.328)«(…) on s’écrasait devant la mercerie, le blanc et les lainages eux-mêmes étaient envahis, le défilé desacheteuses se serrait,presque toutesenchapeauàprésent,avecquelquesbonnetsdeménagèresattardées.Dans lehalldes soieries, sous lablonde lumière,desdames s’étaientdégantées,pourpalperdoucementdespiècesdeParis-Bonheur,encausantàdemi-voix.Etilnesetrompaitplusauxbruitsquiluiarrivaientdudehors,roulements de fiacres, claquement de portières, brouhaha grandissant de foule. Il sentait, à ses pieds, lamachinesemettreenbranle,s’échaufferetrevivre,depuislescaissesoùl’orsonnait,depuis lestablesoùlesgarçonsdemagasinsehâtaient d’empaqueter les marchandises, jusqu’aux profondeurs du sous-sol, auservicedudépart,quis’emplissaitdepaquetsdescendus,etdontlegrondementsouterrainfaisaitvibrerlamaison.(…)«Àlasoie,lafouleétaitaussivenue.Ons’écrasaitsurtoutdevantl’étalageintérieur,dresséparHutin,etoùMouretavaitdonnélestouchesdumaître.C’était,aufondduhall,autourd’unedescolonnettesdefontequisoutenaient le vitrage, comme un ruissellement d’étoffe, une nappe bouillonnée tombant de haut ets’élargissantjusqu’auparquet.Dessatinsclairsetdessoiestendresjaillissaientd’abord:lessatinsàlareine,lessatinsrenaissance,auxtonsnacrésd’eaudesource;lessoieslégèresauxtransparencesdecristal,vertNil,cielindien,rosedemai,bleuDanube.Puis,venaientdestissusplusforts,lessatinsmerveilleux,lessoiesduchesse, teintes chaudes, roulantà flots grossis. Et, enbas, ainsi quedansune vasque, dormaient lesétoffeslourdes,lesarmuresfaçonnées,lesdamas,lesbrocarts,lessoiesperléesetlamées;aumilieud’un

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    litprofonddevelours,touslesvelours,noirs,blancs,decouleur,frappésàfonddesoieoudesatin,creusantavec leurs taches mouvantes un lac immobile où semblaient danser des reflets de ciel et de paysage. Desfemmes,pâlesdedésirs,sepenchaientcommepoursevoir. Toutes, enfacedecettecataracte lâchée,restaientdebout, avec lapeur sourded’êtreprisesdans le débordementd’unpareil luxe et avec l’irrésistibleenviedes’yjeteretdes’yperdre.(…)«Unehoulecompactedetêtesroulaitsouslesgaleries,s’élargissaitenfleuvedébordéaumilieuduhall.Touteunebatailledunégocemontait,lesvendeurstenaientàmercicepeupledefemmes,qu’ilssepassaientdesunsauxautres,enluttantdehâte.L’heureétaitvenuedubranleformidabledel’après-midi,quandlamachinesurchaufféemenaitladansedesclientesetleurtiraitl’argentdelachair.»

    2.3.Lafolie,écartàlanormeDanscetypedefolie,l’accentestmissurlesrapportssociaux.Onretrouvelàlefousocial,celui que l’on nomme fou de nos jours. En effet, aujourd’hui lemot «fou» est banni dulangagemédicaletestutilisépourdésignerquelqu’unquiauncomportements’écartantdela norme jusqu’au point d’être désigné comme tel. Il devient anormal, marginal, voiredangereux. La folie sociale est surtout celle du monomane qui perd la raison, de façonpartielle, pour une passion quelconque. L’esprit du monomaniaque se fixe sur une idéeprécise et circonscrite à un seul objet, au point qu’il en oublie l’existence du réel ou enpervertit la perception. Il lui substitue un autremonde, celui façonné par sa passion. Cemondeesttoutsonmonde,mêmes’iln’enestqueleseulhabitant.Horsdecesmomentsdedélire,ilraisonneetagitcommetoutlemonde.2.3.1.LafolieamoureuseDanscetypedefolie,lefouestceluiquis’égaredanslapassionamoureuse.Lesexpressionspopulaires«aimercommeunfou»,«aimeràenperdre la raison»,«être foud’amour»,«aimeràlafolie»,etc.onttoujoursétabliunlienentreamouretfolie.Lafolieamoureuseestletroubledel’espritfrappantl’amoureuxtransiquiaimeavecdémesure.Auxyeuxdespsychiatres,elleestprochedutroubleobsessionnel.Lefouestobsédéparunepersonne,ouplutôtparl’idéedelaposséder.Sespenséessontsanscessetournéesverselleetiln’apasderepostantquesondésirn’estpasassouvi.Cepeutêtrelecaslorsquedeuxêtress’aimentd’unamour fou (commeTristanet Yseut),mais c’estplus souvent le cas lorsque l’amourn’est paspartagé. L’amoureuxperd alors le contrôlede soi. Il est seul dans sapassion; ilsombredansledélire(détresse,angoisse,sentimentdepersécution,etc.).Cetteabsencedetoutfreinetdetoutelimitepeutleconduireàunejalousieexcessive(VoirDossierN°12,Lajalousiedans la littérature)ouà l’agression insenséede l’êtreaimé.L’épiloguedecetétatlimitepeut-êtrelavraiefolieoulamort.Dans le théâtre du XVII°, le héros tragique est toujours emporté par ses passions. C’estpourquoilafolieamoureuseestsouventmiseenscène.Celaestd’autantplusremarquablechez Racine, pour qui l’amour-passion est la source de tous les conflits, la cause del’aliénation des personnages et le responsable de leur perte. Nous donnerons deuxexemples:l’amour-passionquiconduitàlamort(Phèdre)etl’amour-passionquiconduitàlavraiefolie(OrestedansAndromaque)

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    Extrait1:Racine,Phèdre,ActeII,Scène5,p.27-29

    Phèdreéprouveunepassiondémesurée,noireetdestructricepourHippolyte,sonbeau-fils.Pour échapper à son amour, elle s’est montrée cruelle envers lui, en le bannissant duroyaume,afinqu’ilnesedoutepasdecequ’elleéprouvepourlui.Mais,croyantsonépouxmort,elleselaisseàavoueràHippolytelapassioncoupablequ’elleéprouvepourlui.«PHÈDREOnnevoitpointdeuxfoislerivagedesmorts,Seigneur:puisqueThéséeavulessombresbords,Envainvousespérezqu’undieuvouslerenvoie;Etl’avareAchéronnelâchepointsaproie.Quedis-je?Iln’estpointmort,puisqu’ilrespireenvous.Toujoursdevantmesyeuxjecroisvoirmonépoux:Jelevois,jeluiparle;etmoncœur…jem’égareSeigneur;mafolleardeurmalgrémoisedéclare.(…)PHÈDREAh,cruel!tum’astropentendue!Jet’enaiditassezpourtetirerd’erreur.Ehbien!connaisdoncPhèdreettoutesafureur:J’aime.Nepensepasqu’aumomentquejet’aime,Innocenteàmesyeux,jem’approuvemoi-même;NiquedufolamourquitroublemaraisonMalâchecomplaisanceaitnourrilepoison;Objetinfortunédesvengeancescélestes,Jem’abhorreencorplusquetunemedétestes.Lesdieuxm’ensonttémoins,cesdieuxquidansmonflancOntallumélefeufatalàtoutmonsang;CesdieuxquisesontfaitunegloirecruelleDeséduirelecœurd’unefaiblemortelle.Toi-mêmeentonespritrappellelepassé:C’estpeudet’avoirfui,cruel,jet’aichassé;J’aivouluteparaîtreodieuse,inhumaine;Pourmieuxterésister,j’airecherchétahaine.Dequoim’ontprofitémesinutilessoins?Tumehaïssaisplus,jenet’aimaispasmoins;Tesmalheursteprêtaientencordenouveauxcharmes.J’ailangui,j’aiséchédanslesfeux,dansleslarmes:Ilsuffitdetesyeuxpourt’enpersuader,Sitesyeuxunmomentpouvaientmeregarder.Quedis-je?Cetaveuquejeteviensdefaire,Cetaveusihonteux,lecrois-tuvolontaire?Tremblantepourunfilsquejenen’osaistrahir,Jetevenaisprierdenelepointhaïr:Faiblesprojetsd’uncœurtroppleindecequ’ilaime!Hélas!jenet’aipuparlerquedetoi-même!Venge-toi,punis-moid’unodieuxamourDignefilsduhérosquit’adonnélejour,Délivrel’universd’unmonstrequit’irrite.LaveuvedeThéséeoseaimerHippolyte!Crois-moi,cemonstreaffreuxnedoitpointt’échapper;

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    Voilàmoncœur:c’estlàquetamaindoitfrapper.Impatientdéjàd’expiersonoffense,Au-devantdetonbrasjelesensquis’avance.Frappe:ousitulecroisindignedetescoupsSitahainem’envieunsupplicesidoux,Ousid’unsangtropviltamainseraittrempée,Audéfautdetonbrasprête-moitonépée;Donne.»Dans cette scène, Phèdre éprouve des sentiments ambivalents où amour et haine seconfondent. L’aveu à Hippolyte de son amour coupable donne à voir les ravages d’unepassionaliénantequiladétruit,àlamanièreunemaladie.L’amouresticiassociéàlafureur,c’est-à-dire à une forme de folie, de violence déchaînée, symbolisée par la figure dulabyrinthe,lieuoùl’onseperdetoùl’onperdsesrepères.Alafindelascène,Phèdren’estpluslucide.Sadouleurestsiintensequ’ellel’entraîneàprovoquerlaviolencephysique:elledemandeàHippolytedelatuer.Hyppolite va la rejeter. Mais Thésée étant de retour, Phèdre l’accuse, par l’entremised’Oenone, de la faute dont elle est coupable. Théséemaudit son fils et appelle sur lui lacolère deNeptune.Hippolyte est tué par unmonstremarin. Phèdre s’empoisonne, aprèsavoiravouélavéritéàThésée.

    Extrait2:Racine,Andromaque,ActeV,Scène5,p.71-72

    Pyrrhus a préféréAndromaque àHermione. Blessée et jalouse, celle-ci veut se venger entuantPyrrhus.ElledemandeàOreste,quil’aimed’unamourfouqu’ellenepartagepas,delui prouver son amour en tuant Pyrrhus.Mais, elle ne supporte pas lamort de son bien-aimé, reproche violemment à Oreste de lui avoir obéi et se poignarde sur le corps dePyrrhus.Alanouvelledusuicided’Hermione,Orestesombredanslafolie.«(…)PYLADE:Ah!seigneur!ORESTEQuoi!Pyrrhus,jeterencontreencore!Trouverai-jepartoutunrivalquej’abhorre?Percédetantdecoups,commentt’es-tusauvé?Tiens,tiens,voilàlecoupquejet’airéservé.Maisquevois-je!ÀmesyeuxHermionel’embrasse!Ellevientl’arracheraucoupquilemenace!Dieux!quelsaffreuxregardsellejettesurmoi!Quelsdémons,quelsserpentstraîne-t-elleaprèssoi?Ehbien!fillesd’enfer,vosmainssont-ellesprêtes?Pourquisontcesserpentsquisifflentsurvostêtes?Àquidestinez-vousl’appareilquivoussuit?Venez-vousm’enleverdansl’éternellenuit?Venez,àvosfureursOrestes’abandonne.Maisnon,retirez-vous,laissezfaireHermione:L’ingratemieuxquevoussauramedéchirer;Etjeluiporteenfinmoncœuràdévorer.PYLADE

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    Ilperdlesentiment.Amis,letempsnouspresse;Ménageonslesmomentsquecetransportnouslaisse.Sauvons-le.NoseffortsdeviendraientimpuissantsS’ilreprenaiticisarageavecsessens.

    Lafolied’Oresteestliéeàuneinjonctionparadoxale,unedoublecontrainte:Obéis-moi!Nem’obéis pas! Quoi qu’il fasse, il est pris au piège. Son incapacité d’agir en affrontant asituationetlapertedesaseuleraisondevivreleconduisentàlafolie:incohérencedesessentiments, mélange de délectation morbide et de désespoir, hallucinations visuelles etauditives.2.3.2.Lafoliedel’ivrogneDansce typede folie, le fouest celui chezqui l’abusd’alcoolaltère les facultésmentales.Comme l’abus de drogues, celui de l’alcool peut conduire à la folie. Conformément àl’histoiredelafolie,nousavonsconsidérécetypedefolie,commeétantunécartàlanorme.Eneffet, ladégénérescence liéeà l’alcool auneexplication socialeetnonuneexplicationmédicale. Mais, il faut noter que, dès 1860, l’alcoolisme est devenu l’affaire de lapsychiatrie:8%delapopulationdesasilesestconstituéed’alcooliques(Rapportgénéralsurleservicedesaliénés,deConstans,LunieretDumesnil,1874).Zola, qui étudie le problèmede l’héréditédans sonœuvre, notammentdans LesRougon-Macquart, nous offre un cas intéressant de folie liée à l’alcool, dans L’Assommoir oùCoupeau, puis son épouseGervaise, en sont atteints. A travers la descente aux Enfers deCoupeau,ildécritlesdifférentesétapesdelamaladie,conduisantaustadeultimequ’estledelirium tremens (description inédite en littérature). Rappelons l’histoire: Coupeauest unbonouvrierzingueur.Mais,aprèsêtretombéd’untoit, ilressentsonaccidentcommeuneinjustice(sonpèreétaittombéd’untoit,maisilétaitivre)etprendsontravailendégoût.Ilcommencealorsàboireautravail.Sonalcoolismedevientchroniqueet il finitparneplustravailler. Ilestalorsatteintdedélirepassager,puisdecauchemarsetd’hallucinations,cequiluivautseptséjoursàSaint-Anne.Mai,derechuteenrechute,ilfinitparyresterjusqu’àcequ’ilmeurt.Extraits:Zola,L’Assommoir,p.329-331;p.331;p.338-339;p.339-340

    Dans l’extrait suivant, Gervaise assiste à une première crise de delirium tremens, qui semanifeste par une perte des repères, une confusion entre onirisme et réalité, deshallucinations,uneincoordinationmotriceetuneperteducontrôledesoi.«Là-dedans,Coupeaudansaitetgueulait.UnvraichienlitdelaCourtille,avecsablouseenlambeauxetsesmembresquibattaientl’air;maisunchienlitpasdrôle,oh!non,unchienlitdontlechahuteffrayantvousfaisaitdressertoutlepoilducorps.Ilétaitdéguiséenun-qui-va-mourir.Crénom!quelcavalierseul!Ilbutaitcontrelafenêtre,s’enretournaitàreculons,lesbrasmarquantlamesure,secouantlesmains,commes’ilavaitvouluselescasseretlesenvoyeràlafiguredumonde.(…)Coupeau,lui,avaitlecrid’unebêtedontonaécrasélapatte.Et,enavantl’orchestre,balancezvosdames!(…)Ellel’avaitmalvuenentrant,tantilsedisloquait.Quandelleleregardasouslenez,lesbrasluitombèrent.Était-ceDieupossiblequ’ileûtunefigurepareille,avecdusangdans lesyeuxetdescroûtesplein les lèvres?

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    Ellenel’auraitbiensûrpasreconnu.D’abord,ilfaisaittropdegrimaces,sansdirepourquoi,lamargoulettetoutd’uncoupàl’envers,lenezfroncé,lesjouestirées,unvraimuseaud’animal.Ilavaitlapeausichaude,quel’airfumaitautourdelui;etsoncuirétaitcommeverni,ruisselantd’unesueurlourdequidégoulinait.Danssadansedechicardenragé,oncomprenaittoutdemêmequ’iln’étaitpasàsonaise, latête lourde,avecdesdouleursdanslesmembres.(…)Coupeauparlaitd’unevoixsaccadée.Pourtant,uneflammederigoladeluiéclairaitlesyeux.Ilregardaitparterre,àdroite,àgauche,ettournait,commes’ilavaitflânéauboisdeVincennes,encausanttoutseul.(…)Mais,peuàpeu,safacereprituneexpressiond’angoisse.Alors,ilsecourba,ilfilaplusvitelelongdesmursdelacellule,avecdesourdesmenaces.Gervaisefinitpars’enfuir.Lesoir,transformantpeuàpeusapeurenunjeucathartique,elleproposeàsesvoisinsune imitationcomiquede lacrisedeCoupeau.Onassistealorsàunsimulacredefolie.«Puis,commeonnecomprenaitpasbien,Gervaiserepoussalemonde,criapouravoirdelaplace;et,aumilieudelaloge,tandisquelesautresregardaient,ellefitCoupeau,braillant,sautant,sedémanchantavecdes grimaces abominables.Oui, parole d’honneur ! c’était tout à fait ça ! Alors, les autres s’épatèrent : paspossible!unhommen’auraitpasdurétroisheuresàuncommercepareil.Ehbien!ellelejuraitsurcequ’elleavaitdeplussacré,Coupeauduraitdepuislaveille,trente-sixheuresdéjà.Onpouvaitalleryvoir,d’ailleurs,sionnelacroyaitpas.(…)Lorsqu’elleneparlaitplus,elleprenaittoutdesuitelatêted’unahurideChaillot, lesyeuxgrandsouverts.Sansdouteellevoyaitsonhommeentraindevalser.»GervaiseassisteàladernièrecrisededéliriumtremensdeCoupeau,suiviedesamort.«(…)Ilsavaientdécouvertl’hommedescuissesauxépaules,Gervaisevoyait,ensehaussant,cetorsenuétalé.Eh bien ! c’était complet, le tremblement était descendu des bras et monté des jambes, le tronc lui-mêmeentraitengaieté,àcetteheure!Positivement, lepolichinellerigolaitaussiduventre.C’étaientdesrisettes lelongdescôtes,unessoufflementdelaberdouille,quisemblaitcreverderire.Ettoutmarchait,iln’yavaitpasàdire ! lesmuscles se faisaient vis-à-vis, la peau vibrait commeun tambour, les poils valsaient en se saluant.Enfin,çadevaitêtrelegrandbranle-bas,commequidiraitlegalopdelafin,quandlejourparaîtetquetouslesdanseurssetiennentparlapatteentapantdutalon.–Ildort,murmuralemédecinenchef.Et il fit remarquer la figure de l’homme aux deux autres. Coupeau, les paupières closes, avait de petitessecoussesnerveusesquiluitiraienttoutelaface.Ilétaitplusaffreuxencore,ainsiécrasé,lamâchoiresaillante,avec lemasquedéforméd’unmortquiauraiteudescauchemars.Mais lesmédecins,ayantaperçu lespieds,vinrentmettreleursnezdessus,d’unairdeprofondintérêt.Lespiedsdansaienttoujours.Coupeauavaitbeaudormir,lespiedsdansaient!Oh!leurpatronpouvaitronfler,çanelesregardaitpas,ilscontinuaientleurtrain-train,sanssepresserniseralentir.Devraispiedsmécaniques,despiedsquiprenaientleurplaisiroùilsletrouvaient.Pourtant,Gervaise,ayantvulesmédecinsposerleursmainssurletorsedesonhomme,voulutletâterelleaussi.Elles’approchadoucement,luiappliquasamainsuruneépaule.Etellelalaissauneminute.MonDieu!qu’est-cequisepassaitdonclà-dedans?Çadansaitjusqu’aufonddelaviande;lesoseux-mêmesdevaientsauter.Desfrémissements,desondulationsarrivaientde loin,coulaientpareilsàunerivière,souslapeau.Quandelleappuyaitunpeu,ellesentaitlescrisdesouffrancedelamoelle.Àl’œilnu,onvoyaitseulement les petites ondes creusant des fossettes, comme à la surface d’un tourbillon ; mais, dansl’intérieur, il devait y avoir un joli ravage. Quel sacré travail ! un travail de taupe ! C’était le vitriol del’Assommoirquidonnait là-basdescoupsdepioche.Lecorpsentierenétaitsaucé,etdame! il fallaitquecetravail s’achevât, émiettant, emportant Coupeau, dans le tremblement général et continu de toute lacarcasse.»Finalement, Gervaise suit le chemin de Coupeau: de plus en plus alcoolique, elle sombredanslafolie:

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    «Depuiscejour,commeGervaiseperdaitlatêtesouvent,unedescuriositésdelamaisonétaitdeluivoirfaireCoupeau.Onn’avaitplusbesoindelaprier,elledonnaitletableaugratis,tremblementdespiedsetdesmains,lâchantdepetitscrisinvolontaires.Sansdouteelleavaitpriscetic-lààSainte-Anne,enregardanttroplongtempssonhomme.Maisellen’étaitpaschanceuse,ellen’encrevaitpascommelui.Çasebornaitàdesgrimacesdesingeéchappé,quiluifaisaientjeterdestrognonsdechouxparlesgamins,danslesrues.»

    2.3.3.Lafoliedesgrandeurs,oumégalomanieDanscetypedefolie,lefouestceluiquisurestimesescapacitésetquiaundésirimmodérédepuissanceouunamourexclusifdesoi.Denosjours,lamégalomanieestclasséedanslesmaladiesmentales.UnbonexempledemégalomanieestcelledeLorenzodansLorenzaccio,drameromantique,deMusset.Rappelons l’histoire:En1857, leducAlexandredeMédicis règneen tyransurFlorence,villeitalienneenpleinedécadence.Eprisd’idéaletdeliberté,soncousin,lejeuneet pur Lorenzo, décide de l’assassiner. Pour y parvenir, il devient Lorenzaccio, soncompagnondedébauche.Aprèssaprogressivedéchéance,c’estladésillusion:ilespèrequelemeurtreduducvaleréconcilieraveclui-même.Extrait1:Musset,Lorenzaccio,ActeIII,Scène3,p.71-72

    Danscettescène,Lorenzoapparaîtcommeunhérosàpersonnalitécomplexe.Ildévoileunsentiment d’incompréhension et de grandiloquence orgueilleuse, typique du romantisme.Considéré comme le proxénète du tyran, commeune femmelette qui a peur de l’épée, ilentend désormais dévoiler aux hommes sa véritable nature et les mettre devant leurresponsabilitéhistorique. L’assassinatd’Alexandreestmaintenant imminent: il représentepourluiunebouéedesauvetagequivaluipermettrederetrouverceluiqu’ilétaitautrefois.«(…)LORENZOTumedemandespourquoijetueAlexandre?Veux-tudoncquejem’empoisonne,ouqueje saute dans l’Arno ? veux-tu donc que je sois un spectre, et qu’en frappant sur ce squelette (Il frappe sapoitrine)iln’ensorteaucunson?Sijesuisl’ombredemoi-même,veux-tudoncquejem’arracheleseulfilquirattacheaujourd’huimoncœuràquelques fibresdemoncœurd’autrefois ? Songes-tuque cemeurtre, c’esttoutcequimerestedemavertu?Songes-tuque jeglissedepuisdeuxanssurunmur tailléàpic,etquecemeurtreestleseulbrind’herbeoùj’aiepucramponnermesongles?Crois-tudoncquejen’aieplusd’orgueil,parceque jen’aiplusdehonte?etveux-tuque je laissemourirensilence l’énigmedemavie?Oui,celaestcertain,sijepouvaisreveniràlavertu,simonapprentissagedevicepouvaits’évanouir,j’épargneraispeut-êtrececonducteurdebœufs.Maisj’aimelevin,lejeuetlesfilles;comprends-tucela?Situhonoresenmoiquelquechose,toiquimeparles,c’estmonmeurtrequetuhonores,peut-êtrejustementparcequetuneleferaispas.Voilàassez longtemps,vois-tu,que lesrépublicainsmecouvrentdeboueetd’infamie ;voilàassez longtempsquelesoreillesmetintent,etquel’exécrationdeshommesempoisonnelepainquejemâche.J’enaiassezdemevoirconspuépardeslâchessansnom,quim’accablentd’injurespoursedispenserdem’assommer,commeilsledevraient.J’enaiassezd’entendrebraillerenpleinventlebavardagehumain;ilfautquelemondesacheunpeuquijesuisetquiilest.Dieumerci!c’estpeut-êtredemainquejetueAlexandre;dansdeuxjoursj’auraifini. Ceux qui tournent autour de moi avec des yeux louches, comme autour d’une curiosité monstrueuseapportéed’Amérique,pourront satisfaire leurgosier et vider leur sac à paroles. Que les hommes mecomprennentounon,qu’ilsagissentoun’agissentpas,j’auraidittoutcequej’aiàdire;jeleurferaitaillerleurplume, si jene leur faispasnettoyer leurspiques, et l’humanitégardera sur sa joue le souffletdemonépéemarquéentraitsdesang.Qu’ilsm’appellentcommeilsvoudront,BrutusouÉrostrate,ilnemeplaîtpasqu’ilsm’oublient. Ma vie entière est au bout de ma dague, et, que la Providence retourne ou non la tête en

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    m’entendantfrapper, je jette lanaturehumaineàpileoufacesur latombed’Alexandre;dansdeux jours leshommescomparaîtrontdevantletribunaldemavolonté.(…)»Dans cet extrait, transparaît toute la mégalomanie de Lorenzo: il se compare à deuxpersonnages historiques ayant commis un assassinat; il se pose en juge, au-dessus desautres;ilméprisesessemblables;ilaffirmesadifférenceetsasupériorité;ildésirequelesgenssesouviennentde lui; ilveutforcer leurreconnaissanceenaccomplissantuneactionqu’ilssontincapablesdemeneràbien;ilrevendiquelasingularitéetl’héroïsme.Bref,ilveutinscriresonnomdansl’Histoire.Onretrouveunautremomentdefoliedesgrandeurs,chezGwynplaine,dansL’Hommequiritd’Hugo.Rappelons l’histoire:AfinduXVII°,enAngleterre,un jeune lordestenlevésurordredu roi et atrocementdéfiguré, labouche fendue jusqu’auxoreilles.Abandonnéunenuit d’hiver, il est recueilli par Ursus, un philosophe ambulant et devient saltimbanque.Quinze ans plus tard, il est rétabli dans ses droits et devient pair d’Angleterre. L’extraitsuivantsesitueaumomentoùilapprendsavéritableidentité.Doit-ilresterGwynplaineoudevenirpaird’Angleterre?Unvéritablecoupdefoliedesgrandeursleprend.Extrait2:Hugo,l’Hommequirit,p.331-333

    «Ah!cria-t-il,–carilyadescrisaufonddelapensée,–ah!c’étaitdonccela!j’étaislord.Toutsedécouvre.Ah!l’onm’avolé,trahi,perdu,déshérité,abandonné,assassiné!lecadavredemadestinéeaflottéquinzeanssurlamer,ettoutàcoupilatouchélaterre,etils’estdressédeboutetvivant!Jerenais.Jenais!Jesentaisbiensousmeshaillonspalpiterautrechosequ’unmisérable,et,quandjemetournaisducôtédeshommes,jesentais bien qu’ils étaient le troupeau, et que je n’étais pas le chien,mais le berger ! Pasteurs des peuples,conducteursd’hommes,guidesetmaîtres,c’estlàcequ’étaientmespères;etcequ’ilsétaient,jelesuis!Jesuisgentilhomme,etj’aiuneépée;jesuisbaron,etj’aiuncasque;jesuismarquis,etj’aiunpanache;jesuispair,etj’aiunecouronne.Ah!l’onm’avaitpristoutcela!J’étaisl’habitantdelalumière,etl’onm’avaitfaitl’habitantdesténèbres.(…)Etc’estdelàquejesors!c’estdelàquejeremonte!c’estdelàquejeressuscite!Etmevoilà.Revanche!Ils’assit,sereleva,pritsatêtedanssesmains,seremitàmarcher,etcemonologued’unetempêtecontinuaenlui:–Oùsuis-je?surlesommet!Oùest-cequejeviensm’abattre?surlacime!Cefaite,lagrandeur,cedômedumonde, latoute-puissance,c’estmamaison.Cetempleenl’air, j’ensuisundesdieux! l’inaccessible, j’y loge.Cette hauteur que je regardais d’en bas, et d’où il tombait tant de rayons que j’en fermais les yeux, cetteseigneurieinexpugnable,cetteforteresseimprenabledesheureux,j’yentre.J’ysuis.J’ensuis.Ah!tourderouedéfinitif!j’étaisenbas,jesuisenhaut.Enhaut,àjamais!mevoilàlord,j’auraiunmanteaud’écarlate,j’auraidesfleuronssurlatête,j’assisteraiaucouronnementdesrois,ilsprêterontsermententremesmains,jejugerai lesministreset lesprinces, j’existerai.Desprofondeursoù l’onm’avait jeté, jerejaillis jusqu’auzénith.J’ai des palais de ville et de campagne, des hôtels, des jardins, des chasses, des forêts, des carrosses, desmillions, je donnerai des fêtes, je ferai des lois, j’aurai le choix des bonheurs et des joies, et le vagabondGwynplaine,quin’avaitpasledroitdeprendreunefleurdansl’herbe,pourracueillirdesastresdansleciel!(…)Gwynplainebuvaitàpleinegorgéel’orgueil,cequiluifaisaitl’âmeobscure.Telestcevintragique.Cetétourdissementl’envahissait;ilfaisaitplusqu’yconsentir,illesavourait.Effetd’unelonguesoif.Est-oncomplicedelacoupeoùl’onperdsaraison?Ilavaittoujoursvaguementdésirécela.Ilregardaitsanscesseducôtédesgrands;regarder,c’estsouhaiter.L’aiglonnenaîtpasimpunémentdansl’aire.Être lord. Maintenant, à de certains moments, il trouvait cela tout simple. Peu d’heures s’étaient écoulées,commelepasséd’hierétaitdéjàloin!Gwynplaineavaitrencontrél’embuscadedumieux,ennemidubien.»

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    Mais,samutilationnes’effacerapas,etceluiquisevoyaitdéjàprophèteàlachambredeslordsresteracondamnéàn’êtrequ’unbouffon.2.3.4.Lafoliedel’argentChezMolière, ilyatouteunecatégoriedemonomaniaquesvivantd’uneidéefixe,commepar exemple: Arnolphe, dans l’Ecole des femmes (Voir Dossier N°12, La jalousie dans lalittérature), qui a peur d’être cocu et qui tente d’abolir tout danger de cocuage; Argan,l’hypocondriaqueduMalade imaginaire (Cf. lemonologued’Argan, Scène 1, Acte 1) et lapeurd’êtremalade;Harpagon,dansL’Avare,etlapeurd’êtrevolé.Rappelonsque jusqu’auXVII°, l’Egliseassocie folieetpéchéetqu’ellepenseque ceuxquicontreviennentauxrèglesmoralesetsocialespeuventetdoiventêtrerécupérés.Enfaisantdumonomaniaqueunefigurecomique, lethéâtredeMolièreoffreauspectateur leplaisirimpurdevoirreprésenterl’excèsetd’entendrelelangagedelafolie,et,par-là,aunpouvoirdissuasif.Molièrecherchetoujoursàcorrigerlesvicesparlerire.NousnousintéresseronsiciplusparticulièrementàL’Avare,oùMolièremetenscènelafolieliée au péché de l’avarice. Harpagon est un vieil avare tyrannique qui n’a pas cesséd’accroitresafortuneetquivitaveclapeurqu’onluivolesonargent(lenomHarpagonvientdulatin«harpagonem»quisignifie«voleur»).Toutaulongdelapièce,Molièredonneàvoir un personnage pris dans l’engrenage de son avarice obsessionnelle, lui conférant unaspect mécanique. Entré dans la spirale infernale du sentiment de persécution, celui-cimanifeste son angoisse de manière désordonnée et tyrannique: hypertrophie du champlexicalde lapossession, retour litaniquedequelquesexpressionscomme lecélèbre«sansdot»,etc.Sondélireparanoïaqueculminedanslecélèbremonologuedelafolie.Extrait:Molière,L’Avare,ActeIV,Scène7,p.87

    Aprèss’êtreaperçuduvoldesacassette,Harpagonentreenscènecommeunfouentranseetselancedansunlongmonologue,s’adressanttantôtàsonargent,tantôtaupublic.«HarpagonIlcrieauvoleurdèslejardin,etvientsanschapeau.Auvoleur!auvoleur!àl’assassin!aumeurtrier!Justice,justeCiel!Jesuisperdu,jesuisassassiné!onm’acoupélagorge,onm’adérobémonargent!Quipeut-ceêtre?Qu’est-ildevenu?oùest-il?oùsecache-t-il?Que ferai jepour le trouver?Oùcourir?oùnepascourir?N’est-ilpoint là?n’est-ilpoint ici ?Quiest-ce?Arrête!Rends-moimonargent,coquin!…Ilseprendlui-mêmelebras.Ah !c’estmoi.Monespritest troublé,et j’ignoreoù jesuis,qui je suis,etceque je fais.Hélas !monpauvreargent,monpauvreargent,mon cher ami, onm’aprivéde toi ! Et, puisque tum’es enlevé, j’ai perdumonsupport,maconsolation,majoie;toutestfinipourmoi,etjen’aiplusquefaireaumonde!Sanstoi,ilm’estimpossibledevivre.Ç’enestfait,jen’enpuisplus,jememeurs,jesuismort,jesuisenterré!N’ya-t-ilpersonnequiveuillemeressusciterenmerendantmoncherargent,ouenm’apprenantquil’apris?Euh?quedites-vous?Cen’estpersonne.Ilfaut,quiquecesoitquiaitfaitlecoup,qu’avecbeaucoupdesoinonaitépiél’heure;etl’onachoisijustementletempsquejeparlaisàmontraîtredefils.Sortons.Jeveuxallerquérirlajustice,etfairedonnerlaquestionàtoutemamaison:àservantes,àvalets,àfils,àfille,etàmoiaussi.Quedegensassemblés!Jenejettemesregardssurpersonnequinemedonnedessoupçons,ettoutmesemblemonvoleur.Eh!de

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    quoiest-cequ’onparlelà?deceluiquim’adérobé?Quelbruitfait-onlà-haut?Est-cemonvoleurquiyest?Degrâce,sil’onsaitdesnouvellesdemonvoleur,jesuppliequel’onm’endise.N’est-ilpointcachélàparmivous?Ilsme regardent tous, et semettent à rire. Vous verrez qu’ils ont part, sans doute, au vol que l’onm’a fait.Allons,vite,descommissaires,desarchers,desprévôts,desjuges,desgênes,despotencesetdesbourreaux!Jeveuxfairependretoutlemonde;et,sijeneretrouvemonargent,jemependraimoi-mêmeaprès.»Danscettescène, la folied’Harpagonsetraduitpar l’agitationdupersonnage(affolement,lamentation,etc.)etledédoublementdesapersonnalité.Levolestdevenuunassassinat.Lacommotiondularcinalibérélespulsionsmeurtrièresd’Harpagon.Toutcemonologueestuncrescendoverslafolie,entrecoupédemomentsdelucidité.2.3.5.LafolieromanesqueDans ce type de folie, le fou s’identifie à unmodèle littéraire. Ses traits ont été fixés parCervantès dans Don Quichotte (1605-1615). Le thème a été repris dans lalittératurefrançaiseduXVII° (commeparexemple,LeBergerextravagant (1628)deSorel),puis dans celle du XVIII° (comme par exemple, Pharsamon ou Les nouvelles foliesromanesques(1737)deMarivaux),donnantainsilieuàuntoposromanesque:lemythedeDonQuichotte,quiestdepuissanscesseutilisé.BiendesmédecinsonttraitélafoliedeDonQuichottecommes’ils’agissaitd’unevéritablemaladiementale (monomanie,paranoïa,érotomanie,etc.).Déjà,à l’époquedeCervantès,on pensait que l’excès d’imagination entraînait une abondance de l’humeur noire etconduisaitàlafolie(Cf.Traitédelamélancolie,TimothyBright,1586).Or,ilnes’agitpasdelamaladiementale,maisd’unefoliecultivée.Elleconsisteàrêverdedevenirundeceshéroslégendairesqui,à lamanièredeRoland, sontdevenus immortelsnonseulementpar leursexploitsmaissurtoutparlesrécitsfabuleuxqu’enfirentlesgrandspoètesàqui,parcontrecoup, ils ont ainsi assuré une gloire littéraire immortelle. DonQuichotte vit a donc sa viecommeunromanetsetransformeenhérosderomandechevalerie.Ilsecomporteàsonépoquecommel’autrefoisreprésentéàsesyeuxparlesromansdechevalerie.Extrait1:Cervantès,DonQuichotte,p.1-2

    Lepassage suivantestexemplaireparcequ’ildévoilenon seulement lesenjeux temporelsliésàlafolieromanesque,maisaussiparcequ’ilaservideréférenceàtouslesécritsdecetypeparlasuite:DonQuichotteestunpersonnageinfluençable(isoléetoisif)quilittantderomansqu’ilenvientàconfondrefictionetréalitéetàprendrepouractionshistoriqueslesaventureshéroïquesqu’ilalues.«Lesjoursquenotregentilhommenesavaitquefaire(cequiarrivaitpourlemoinslestroisquartsdel’année), il s’amusait à lire des livresde chevalerie ;maisavec tantd’attachementetdeplaisir, qu’il enoubliaentièrementlachasseet lesoindesesaffaires: ilenvintmêmeàuntelpointd’entêtement,qu’onditqu’ilvenditplusieurspiècesdeterrepouracheterdesromans,etfitsibienqu’ilenremplitsamaison.Enunmot,notregentilhommes’acharnasifortàsalecture,qu’ilypassaitlesjoursetlesnuits;desorte qu’à force de lire et de ne point dormir, il se dessécha le cerveau à tel point qu’il en perdit lejugement.Ilseremplit l’imaginationdetouteslesfadaisesqu’ilavait lues;etonpeutdirequecen’étaitplusqu’unmagasind’enchantements, dequerelles, dedéfis, de combats, debatailles, deblessures, d’amours, deplaintesamoureuses,detourments,desouffrances,etd’impertinencessemblables.Ils’imprimaencoresibien

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    dansl’esprittoutcequ’ilavaitludanscesromans,qu’ilnecroyaitpasqu’ilyeûtd’histoireaumondeplusvéritable.IldisaitqueleCidRuyDiazavaitétéfortbonchevalier,maisqu’iln’yavaitpasdecomparaisonentrelui et le chevalier de l’ardente épée, qui d’un seul revers avait coupépar lamoitié deux géants de grandeureffroyable.BernarddeCarpioétaitfortbienaveclui,parcequedanslaplacedeRoncevauxilétaitvenuàboutde Roland, tout enchanté qu’il était, se servant de l’adresse d’Hercule qui étouffa entre ses bras Antée, ceprodigieux fils de la terre. Il parlait aussi fort avantageusement du géant Morgan, qui, pour être de cetteorgueilleuseetdiscourtoiseracedegéants,étaitcependantciviletaffable.Maisiln’yenavaitpointqu’ilaimâtautantqueRenauddeMontauban,surtout