Éloge de la folie NOTES

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Texte d'Erasme avec notes critiques.

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  • 6 LOGE DE LA FOLIE interrompra ces glorifications qui sans cela ne finiraient jamais 1 ; Cil que tout le monde sentait dj, sans quoi la declamatio serait illisible, Si bien que le masque qu'a revtu l'auteur, masque de carnaval, masqu comique dpourvu de toute autorit, devient la condition d'un nouveau mode de dire la vrit. Autant le masque de la rhtorique cicronienn - qui fait aussi son uvre dans cette declamatio ~ est obscurcissant, autant ce masque de drision apparat soudain comme le chemin le pluN direct pour accder la vrit, car il est, par lui-mme, la folie d l'homme pcheur et en mme temps aussi prsence de la parole du Christ telle que l'entend chacun, au fond de lui-mme, o parle le Deu.\' interior intimo meo de saint ,Augustin 2. Dans l'extraordinaire syncope initiale du Stu/titia loquitur, Erasme venait d'inventer la seule voie qu pouvait emprunter un lac pour faire entendre la parole sacerdotale sans la singer en un temps o celle-ci se drobait parfois son devoir d'enseignement. Il inventait une manire d'couter le Christ, loin deR hirarchies dogmatiques et des intermdiaires d'autorit; une manire somme toute vanglique d'couter la parole de Dieu, travers une voix humaine, la voix de chacun, hante par celle du Christ. C'est dj le je moderne qui se fait entendre du fond de cette uvre, un je solitaire et mlancolique, fascin par son identit divise, s'chappant soi, et ne se saisissant plus, finalement, que dans une tension vers la transcendance qui s'panouit dans le silence de la contemplation:

    "L'il n'a pas vu, l'oreille n'a pas entendu, le cur de l'hommc n'a pas imagin ce que Dieu a prpar ceux qui l'aiment." Et c'est la part de Moria que le changement de vie ne dtruit pas mais parachve).

    CLAUDE BLUM

    1. Chap. uv. 2. Voir M. Fumaroli, art. cit., p. 15. 3. Chap. LXVII.

    PRFACE

    rasme de Rotterdam son cher Thomas More 1. Salut.

    Ces jours derniers, comme je revenais d'Italie en Angleterre 2, pour Ile pas perdre tout ce temps que je devais passer cheval en bavardages o les Muses et les lettres n'ont pas de part, j'ai prfr quelquefois rflchir sur des questions ayant trait nos communes tudes ou prendre plaisir voquer les amis que j'ai laisss ici, aussi savants que dlicieux.

    Parmi eux, mon cher More, c'est d'abord toi que j'ai pens: ton souvenir m'tait aussi plaisant, toi absent, que le fut jadis ta prsence, lorsque nos relations taient familires; et que je meure si jamais j'ai ;onnu dans ma vie quelque chose de plus doux. Donc jug~ant que je devais m'occuper tout prix, et les circonstances ne se prtant gure 1\ une mditation srieuse, j 'eus l'ide de m'amuser un loge de Moria. Quelle Pallas), me diras-tu, te l'a mise en tte? C'est d'abord Ion nom de famille qui m'y a fait pens, lequel est aussi voisin de Moria 4 que tu es toi-mme tranger la chose. Car tu lui es, tout le monde le reconnat, totalement tranger. Ensuite, j'ai suppos que ce jeu de mon esprit gagnerait ton approbation, parce que tu prends d'ordinaire un trs grand plaisir ce genre d'amusements, c'est--dire, ie crois, qui n'est ni dpourvu d'rudition ni de culture, et que tu tiens volontiers dans le train ordinaire de la vie le rle d'un Dmocrite 5.

    1. rasme rencontra Thomas More (1478-1535) lors de son premier sjour en Angleterre en 1497. Il le retrOuva lors de son second sjour en 1505 et sjourna chez lui. A sa troisime venue en Angleterre, en 1508, il s'in~talla dans la proprit de ~ilmpagne de More o il composa la premire version de l'E/oge de /a Folie.

    2. Aprs avoir sjourn trois lms en Italie (aot 1506-juin 1509) o aucun avenir ne Ncmblait se dessiner pour lui, Erasme s'tait dcid sur les instances de ses amis ,'ctourner en Angleterre o Henri VIII venait de monter sur le trne.

    3. Pallas: desse de la raison; citation de l' Od . XXI, 1. 4. Maria : nom de la folie en grec. 5. Dmocrite: philosophe grec du V' sicle av. J.-c.; on le reprsente riant de tout,

    ;n l'opposant Hraclite qui l'leurait de tout (voir Juvnal, Sat., X, 28-30; Snque, Ir., Il . 10, 5).

  • 8 LOGE DE LA FOLIE Pourtant, si la singulire profondeur de ta pense t'loigne complte-ment du vulgaire, ton incroyable douceur et affabilit de caractre fait que tu peux toujours tre la disposition de tous avec plaisir. Donc non seulement tu recevras avec bienveillance cette petite dclamation l, comme un souvenir de ton compagnon 2, mais tu accepteras de la dfendre, puisqu'elle t'est ddie et n'est plus moi, mais toi.

    En effet, il ne manquera sans doute pas de dtracteurs pour la diffamer disant que ce sont des bagatelles les unes plus lgres qu'il ne sied un thologien 3, les autres trop mordantes pour convenir la modestie chrtienne, et ils s'crieront que je ramne l'Ancienne Comdie 4 ou un certain Lucien 5 et que je dchire tout belles dents. Mais ceux qui offensent la lgret du sujet et son caractre ludique, je voudrais qu'ils songent que l'exemple ne vient pas de moi mais qu'il y a longtemps que de grands auteurs en ont fait autant. Il y a des sicles qu'Homre s'est amus avec la Batrachomyomachie 6, Virgile avec le Moustique 7 et le Moretum 8, Ovide avec la Noix 9 ; Polycrate a fait l'loge de Busiris 10 qu'Isocrate a blm, G1aucon a fait l'loge de l'injustice Il , Favorinus celui de Thersite 12 et de la fivre quarte, Synsius celui de la calvitie 13; Lucien, celui de la mouche et du parasitisme 14 ; Snque s'est amus avec l'apothose de Claude 15,

    1. Dclamation: exercice d'cole. 2. Citation de Catulle, Poes., XII, 13. 3. rasme avait reu son titre de. docteur en thologie de l'universit de Turin en

    1506. 4. L'Ancienne Comdie: Aristophane en est le plus illustre reprsentant; elle attaque

    nommment les contemporains et les dieux eux-mmes. Au contraire, la Comdie Nouvelle, celle de Mnandre, s'en tient aux murs.

    5. rasme et More avaient traduit plusieurs dialogues de Lucien. 6. Batrachomyomachie: ,combat des rats et des grenouilles. Parodie de l' l/iade, pome

    burlesque de 294 vers qui n'est plus attribu Homre et ne semble pas remonter plus haut que le IV' sicle avant J.-c.

    7. Le Moustique: pope de 414 vers, recueillie dans l'Appendix Vergiliana. 8. Moretum: idylle de 124 hexamtres, entr au Moyen ge avec des pices d'Ausone

    dans l'Appendix Vergiliana. Le moretum est un mets compos de fromage blanc, d'herbes, d'ail et de vin.

    9. Noix: pome de 182 vers qui n'est plus attribu Ovide. 10. Polycrate: mdiocre rhteur grec du v' sicle, surtout connu par une Accusatioll

    de Socrate qu} provoqua une rponse d'Isocrate au dbut de son Busiris. Busiris: roi lgendaire d'Egypte qui faisait mettre mort les trangers qui entraient dans son royaume. Faire son loge, comme le fit Polycrate, est un exercice de rhtorique difficile: Isocrate l'en blma.

    Il. Glaucon: frre de Platon avait crit, selon le tmoignage de Diogne Laerce, plusieurs dialogues dont un sur l'injustice (voir Platon, Rep., Il, 2).

    12. Favorinus: rhteur gaulois du ne sicle (voir Aulu-Gelle, N. At., XVII, 12, 1-2), Thersite est un personnage de l'l/iade, bavard, grossier et lche (/1., Il).

    13. Synesius: vque de Cyrne au dbut du v' sicle; a crit un loge de la calvil/(' qui rpondait l'loge de la chevelure de Dion Chrysostome.

    14. Lucien est l'auteur de deux opuscules intituls loge de la mouche et Le Parasito, 15. Il s'agit de l'Apokolokyntose ou mtamorphose de Claude en Citrouille.

    LOGE DE LA FOLIE 9 l'iutarque avec le dialogue de Gryllus et d'Ulysse 1, Lucien et Apule IIvec l'ne 2 et je ne sais qui avec le testament du porcelet Grunnius Corocotta 3, que mentionne aussi saint Jrme. Par consquent, je prie

    ~es gens de se figurer que j'ai voulu me distraire l'esprit en jouant aux (lchecs 4 ou, s'ils prfrent, en faisant du cheval sur un roseau 5. Car :nfin c'est une iniquit qu'on permette que chaque mode de vie ait HCS dlassements et qu'on n'en concde absolument aucun aux tudes, Hurtout quand les bagatelles mnent au srieux 6 et que le divertissement :st trait de telle faon que le lecteur, s'il a un peu de nez?, y trouve mieux son profit qu'aux argumentations graves et spcieuses de :crtains! Par exemple, tel dans un discours longuement travaill fait l'loge de la rhtorique ou de la philosophie 8, tel autre le pangyrique d'un prince quelconque, un autre exhorte faire la guerre aux Turcs 9. Celui-ci prdit l'avenir; celui-l imagine des questions dbattre sur ln laine des chvres 1.0. Car si rien n'est plus frivole que de traiter de choses srieuses avec frivolit, rien n'est plus divertissant que de lra iter de frivolits en paraissant avoir t rien moins que frivole. Certes, c'est aux autres me juger; pourtant si la phi/autie Il ne me Irompe pas, je crois avoir fait un loge de la folie mais qui n'est pas lout fait fou.

    Et maintenant au reproche selon lequel je serais mordant, je l'cpondrai qu'on a toujours accord au talent la .libert de railler Impunment la vie ordinaire des hommes, pourvu que la licence ne linisse pas en rage. j'en admire d'autant plus la dlicatesse des oreilles de ce temps, qui n'admettent plus en gnral que les titres solennels. On en voit mme certains qui sont tellement pieux contresens qu'ils Ilupporteraient plutt les pires blasphmes contre le Christ que la plus

    1. Dans ce dialogue, on voit le grec Gryllus transform en pourceau par la magicienne ( rc qui essaie de prouver Ulysse que la condition des animaux est plus heureuse II 1IC celle, des hommes. .

    2. L 'Ane de Lucien (Lucien, 42) et l'Ane d'or d'Apule, qui est une imitation de l'Ane de Lucien.

    3. Saint Jrme mentionne dans sa Prface aux Commentaires sur Isae cette pluisanterie nttraire qui met en scne le pourceau Grunnius Corocotta occup faire ' \l ll testament. Ce testament bouffon datant du lU< sicle servait divertir les coliers. l 'orocotta est le nom d'un animal d'thiopie, qui tient de l'hyne et du cochon. Grunnius ~ Ignifie (de grognon... .

    1\. Les Anciens ne connaissaient pas les checs, auxquels jouait Erasme, mais les IlI lroncules (brigands).

    5. Citation d'Horace, SaI., Il, 3, 248. 6. Horace, Ars, 451. 7. Horace, Epod., XII, 2. R. Sujet ~raditionnel des dclamations des rentres universitaires. 9. Voir Erasm, Enchir., 83. 10. Expression proverbiale signifiant discuter de rien. rasme, Adages,' 253 d'aprs

    Ilorace, Epod., l, 18, 15. II. Philaulie:,mot grec pour amour de soi-mme par opposition l'amour de Dieu

    1'1 du prochain. Erasme, Adages, 292.

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    JO LOGE DE LA FOLIE lgre plaisanterie sur un pape ou un prince, surtout si cela touche leur pain de chaque jour J. Mais critiquer la vie des hommes sans effleurer une seule personne nommment, je vous le demande: est-ce mordre, ou n'est-ce pas plutt instruire et conseiller? Au reste, je vous prie, est-ce que je ne fais pas ma propre critique? En outre, qui n'excepte aucun genre d'hommes, s 'en prend manifestement nul homme en particulier, mais tous les vices. Donc si quelqu'un se dresse et cric qu'on l'a bless, il rvlera sa mauvaise conscience ou au moins son inquitude. Quelqu'un s'est amus dans ce genre de faon plus libre et mordante, c'est saint Jrme qui quelquefois ne se dispense pas de donner des noms 2. Pour ma part, outre que je me suis totalemenl abstenu de nommer personne, j'ai modr mon style de telle faon que le lecteur intelligent comprendra sans peine que j'ai cherch donner du plaisir plutt qu' mordre. Car je n'ai jamais, comme JuvnaP, remu la sentine cache des vices, et je me suis attach recenser les ridicules plus que les indignits. Aprs cela, s'il y a quelqu'un que ces raisons n'apaisent pas, qu'il se souvienne qu ' il est beau d'tre vitupr par la Folie; puisque c'est elle que je fais parler, j'ai d me mettre au service des biensances du personnage.

    Mais pourquoi te dire tout cela, toi qui es un avocat si remarquable que tu peux dfendre excellemment mme des causes qui ne sont pas excellentes? Salut, More si loquent, et dfends avec soin ta Moria,

    A la campagne, le Se jour avant les Ides de mars 4 (1508 5),

    1 - Quoi que dis(( de moi le commun des mortels (car je n'ignore pas tout le mal qu'on entend dire de la Folie, mme auprs des plus fous), c'est pourtant moi, et moi seule, qui grce mon pouvoir surnaturel rpand la joie sur les dieux et les hommes. Je viens encore d'en donner la preuve clatante: peine ai-je paru au milieu de cette nombreuse assemble, pour prendre la parole, que tous les l'isages onl aussitt t clairs par la gaiet la plus nouvelle et la plus insolite ; tous les fronts se sont tout de suite drids; vous m'avez applaudie avec des rires si aimables et si joyeux que, vous qui tes venus de

    1. Paraphrase d'Aristophane, Nub., 648. Voir aussi Lucien, Le Songe ou le Coq, l , rasme, Adages, 3. . 2. Saint Jrme, connu par sa traduction latine de la Bible (la Vulgate), fut UII

    redoutable polmiste combattant aussi bien les hrtiques de son temps, tels Vigilance, Jovinien et Plage, qu'un mauvais traducteur comme Rutin (le traducteur d'Origne),

    3. Juvnal: satiriste de la tin du Jer sicle dont les uvres dcrivent avec complaisance les turpitudes de la vie romaine. 4. Le Il mars. 5. Cene addition de 1522 est errone; il faut lire: 1510.

    LOGE DE LA FOLIE Il partout et tels que je vous vois, vous m'avez l'air ivres du nectar des dieux d'Homre ml de npenths J, alors qu'il y a un instant vous :liez sur vos siges aussi sombres et soucieux que si vous veniez de Nortir de l'antre de Trophonius 2, Mais quand le soleil montre son beau visage d'or la terre, quand aprs un rude hiver le printemps nouveau Nouffle ses caressants zphyrs 3, aussitt toutes choses prennent figure nouvelle, nouvelle couleur et vraie jeunesse; de mme ds que vous m'avez vue votre physionomie s'est transforme. Et ainsi ce que des orateurs d'ailleurs considrables peuvent peine obtenir par un grand discours longuement prpar, je veux dire chasser de l'me les soucis Importuns, je n'ai eu qu' me montrer pour y parvenir.

    Il - Pourquoi suis-je venue aujourd'hui dans cet accoutrement Insolite, vous allez le savoir si toutefois cela ne vous lasse pas de me prter l'oreille, non pas bien sr celle qui vous sert couter les prdicateurs sacrs, mais celle que vous avez coutume de dresser vers les charlatans de foire, les pitres et les bouffons, celle que notre grand Midas moritra jadis Pan 4. Car j'ai dcid de faire un peu le sophiste devant vous, non pas comme ceux d'aujourd'hui qui inculquent aux mfants des sornettes compliques et leur enseigne disputer avec plus d'opinitret que des femmes, mais l'imitation de ces Anciens qui, pour chapper l'appellation dshonorante de Sages, prfrent celle dc Sophistes 5. Leur occupation consistait clbrer dans des loges la gloire des dieux et des hros. Vous allez donc entendre un loge, lion d'Hercule ou de Solon, mais le mien propre, c'est--dire celui de III Folie.

    III - Je fais peu de cas de ces sages qui proclament que c'est le :ornble de la folie et de l'impertinence de chanter ses propres louanges. Folie tant qu'ils voudront, pourvu qu'ils reconnaissent que cela me convient merveille. Car quoi de plus cohrent que la Folie claironnant Nes propres louanges et se faisant son propre chantre? Qui pourrait mieux me dpeindre que moi-mme? Peut-tre y a-t-il quelqu'un qui me connaisse mieux que moi?

    Il me semble d'ailleurs qu'en cela je fais preuve de plus de modestie que le commun des grands et des sages, qui, par une pudeur perverse

    1. Npenths: herbe miraculeuse qui chasse les soucis (Homre, Gd., JV, 220). 2. Antre o mourut Trophonius, meurtrier de son frre Agomde, et qui se trouvait

    tlll11S le bois sacr de Lebade, en Botie. Il s'y trouvait un oracle qu'on ne pouvait ril lendre sars tre rempli de tristesse pour toute la vie (Homre, ln Apoll., 296; Pausanias, IX, 37, 3; Erasme, Adages, 677).

    3. Horace, Gd., J, 4, 1; III, 7,2; IV, 5, 6. 4. Midas ayant' prfr la flte de Pan celle d'Apollon, celui-ci lui fit pousser des

    "l'ci lles d'ne. (Hrodote, Hist., VII, 73; Cicron, Div. in Caee., J, 36; ruse., l, 48; Ovide, Met., XI, 90, 146 sq.; rasme, Adages, 267).

    5. Allusion non pas la premire sophistique, l'poque de Socrate, mais la seconde 11 11 II" sicle apr. J.-c.

  • 12 LOGE DE LA FOLIE subornent un rhteur courtisan ou un pote bavard, et le soudoient pour l'entendre rciter leurs louanges, c'est--dire un pur mensonge. Nanmoins, l'humble personnage, tel un paon, fait la roue et dresse sa crte, en coutant le flatteur impudent galer aux dieux cet homme de rien, le proposer en modle accompli de toutes les vertus, en sachant fort bien qu'il en est l'antipode, parer la corneille de plumes d'emprunt, blanchir le ngre 1 et faire d'une mouche un lphant 2. Enfin, je suis ce proverbe populaire rebattu selon lequel on a raison de se louer soi-mme quand on ne trouve personne d'autre pour le faire. D'ailleurs, ce propos, je m'tonne dirai-je de l'ingratitude ou de la paresse del> mortels, qui tous me rendent un culte assidu, jouissent volontiers de mes bienfaits, et dont pas un seul, depuis tant desic\es, ne s' est montr pour clbrer avec gratitude les louanges de Folie, alors qu'on a vu des gens perdre leur huile et leur sommeil pour vanter dans des discours soigneusement travaills, les Busiris, les Phalaris 3, les fivres quartes, les mouches, les calvities et autres flaux de ce genre 4.

    Le discours que vous entendrez de moi sera, lui, improvis et sans prparation, et d' autant plus sincre.

    IV - Je ne dis pas cela, croyez-le bien, pour faire valoir mon talent, comme le commun des orateurs. Vous le savez, quand ces gens dbitent un discours qu'ils ont prpar pendant trente ans, qui quelquefois mme est d'un autre, jurent qu'ils l'ont crit en trois jours, en se jouant, ou mme l'ont dict. Mais moi, j'ai toujours un grand plaisir dire tort et travers tout ce qui me vient sur la langue 5.

    Qu'on n'attende donc pas de moi que selon l'usage de ces pauvres rhteurs vulgaires je donne une dfinition et encore moins une division en rgle de mon sujet car ce serait de bien mauvais augure si je circonscrivais dans des limites finies une divinit dont l'empire est aussi tendu, ou si je divisais celle qui toute espce de cratures rend un culte unanime. D'ailleurs quoi bon prsenter dans une dfinition une esquisse ou une image de moi-mme alors que vous tous ici prsents vous m'avez en personne prsente devant vous? Oui, comme vous le voyez, je suis cette vritable dispensatrice des biens 6 que les Latins appellent Stultitia et les Grecs Moria.

    V - D'ailleurs qu'ai-je besoin de le dire? Comme si, selon l'adage 7, mon seul visage et ma seule mine ne disaient pas assez qui je suis. Et

    1. Proverbe grec, cit et comment par rasme dans ses Adages, 350. 2. Proverbe grec, cit et comment dans les Adages, 869. 3. Phalaris: tyran cruel d'Agrigente (vue s. av. J.-c.) dont l'loge fut crit par l'auteur

    grec Lucien. 4. Voir la Prface, p. 8. 5. Adages, 473. 6. l;Iomere, Od., VIII, 325. 7. Erasme, Adages, 1304; voir Cicron, Ait., XIV, 3.

    LOGE DE LA FOLIE 13 i quelqu'un s'avisait de me prendre pour Minerve ou la sagesse, il

    Hurfirait, pour le dtromper, d'un seul regard, ce miroir de l'me le Illoins menteur, mme sans dire le moindre mot.

    Pas de place chez moi pour le fard, je ne simule pas sur mon visage " que je ne ressens pas dans mon cur. Je suis partout semblable

    moi-mme, si bien que nul ne peut me cacher, pas mme les plus IIcharns revendiquer le personnage et le titre de sage, et qui dambulent comme des singes sous la pourpre 1 ou des nes sous la I/I'au d'un /ion 2. Ils ont beau se contrefaire, il y a toujours un bout d'oreille qui dpasse et trahit Midas. Quels ingrats aussi ces gens, par Ilcrcule, qui sont mes plus chauds partisans mais qui ont tellement Iionte de mon nom en public qu'ils le jettent communment la figure d'autrui comme une grosse injure. Eh bien, ces fous parfaits qui veulent !HISSer pour des sages, pour des Thals3, n'aurons-nous pas raison de ilS appeler des Morosophes4, des sages-fous.

    VI - J'ai voulu imiter par l les Rhteurs d'aujourd'hui, qui se l'mient de vrais dieux parce qu'ils se montrent avec deux langues, l'\)mme les sangsues S, et qu'ils s'imaginent faire merveille en 11Ilchssant dans leurs discours latins quelques petits mots grecs, comme on fait une mosaque, mme si c'est hors de propos. Et si les mots lrungers leur manquent, ils dterrent dans de vieux parchemins pourris

    qlllltre ou cinq archasmes qui obscurcissent l'esprit du lecteur, si bien quc ceux qui les comprennent sont encore plus contents d'eux-mmes 1\1 ceux qui ne les comprennent pas s'extasient d'autant plus qu'ils 1'()1l1prennent moins. Car c'est un plaisir dlicat pour mes gens que d'utlmirer par-dessus tout ce qui leur est le plus tranger. Si certains

    IInt un peu plus prtentieux alors ils sourient, ils applaudissent et ,,'l/lUent les oreilles comme l'ne pour faire croire aux autres qu'ils 11 11/ parfaitement compris 6. Mais assez l-dessus. Je reviens maintenant 1\ mon sujet.

    VII - Donc vous savez mon nom, hommes... Quelle pithte 1\loliter? Eh bien: compltement fou! Car y a-t-il un nom plus ""llorable que la desse Folie puisse donner ses initis? Mais comme 11111 gnalogie est assez peu connue, je vais essayer de vous l'expliquer IIVCC l'aide des Muses. Eh bien, je n'ai eu pour pre ni Chaos 7, ni

    1. Adages, 610. Adages, 266.

    \. Faire le Tha/s: locution grecque proverbiale. Voir Adages, 267. Thals de Milet, Ui il liti mathmaticien grec des Vile et Vie sicles avant Jsus-Christ, est mis communment 1111 lIombre des Sept Sages de la Grce.

    I\, Le mot est de Lucien, ,A/ex., 40 (morosophoi). , . OVide, Met., IV, 586; Erasme, Adages, 1384. Il . Adages, 35. /. Dans les anciennes cosmogonies, cet espace bant tait l'origine du monde 1I 1 1\~iode, Theog. , 116).

  • 14 LOGE DE LA FOLIE Orcus l, ni Satume 2, ni Japet3, ni aucun autre de ces dieux dsuets et dcrpis, mais Plutus 4 en personne qui, n'en dplaise Hsiode, Homre et Jupiter lui-mme, est le seul pre des hommes et des dieux s. Un signe de lui seul, aujourd'hui comme hier, bouleverse le sacr et le profane, met tout sens dessus dessous. Sa volont rgle guerres, paix, empires, conseils, tribunaux, comices, mariages, traits, alliances, lois, arts, jeux; travail... mais le souffle me manque, bref: toutes les affaires publiques et prives des mortels. Sans son aide, tout le peuple des divinits potiques et, j'ose le dire, les Grands Dieux 6 eux-mmes, ou bien n'existeraient pas du tout ou du moins vivraient fort chichement, sur leur propre compte. A celui qui encourt sa colre, mme Pallas 7 ne sera d'aucun secours; par contre, celui qui a sa faveur peut envoyer promener Jupiter et sa foudre. Tel est celui que je peux me glorifi(;:- d'avoir pour pre 8 Et ce n'est pas de son cerveau qu'il m'a engendr, comme Jupiter la sombre et acaritre Pallas, mais de Jeunesse 9, la plus jolie et la plus gaie des nymphes. Il ne lui tait pas attach par ces tristes liens du mariage dont est n le forgeron boiteux 10, mais il s'est uni elle par amour Il, comme dit ce cher Homre, ce qui est infiniment plus doux. Et ne vous y trompez pas, quand il m'a engendr il n'tait pas le Plutus d'Aristophane 12, dj moribond et n'y voyant plus; c'est un Plutus encore intact, bouillant de jeunesse 13, et pas seulement de jeunesse, mais bien plus encore du nectar qu'il avait bu au banquet des dieux, du pur et grands traits.

    VIII - Si vous voulez connatre aussi le lieu de ma naissance, puisque aujourd'hui on croit que la noblesse dpend avant tout du lieu o l'on a pouss ses premiers vagissements, eh bien, moi, ce n'est ni

    1. Orcus: nom d'une divinit italique des enfers que les potes latins assimilent souvent Pluton; figure de la mort.

    2. Saturne: nom latin du dieu grec Cronos, pre de plusieurs dieux de l'Olympe, notamment de Jupiter (voir Hsiode, Theog., 507; Ovide, Met., l, 113); figure de la mlancolie et de la vieillesse.

    3. Japet: l'un des Titans, fils du Ciel et de la Terre, pre d'Atlas et de Promthe; figure de la rvolte contre les dieux et de son chtiment.

    4. Plutus: dieu de la richesse, fils de Jasion et de Crs; figure de l'argent. 5. Expression courante chez Hsiode et Homre. 6. Les Grands Dieux taient au nombre de 12 selon certains auteurs, de 20 selon

    Varron. 7. Pallas Athn ou Minerve est la desse. de la Sagesse. 8. Expression homrique. 9. La Jeunesse: Juventas ou Juventus chez les Latins, Hb chez les Grecs; fille de

    Jupiter et ,de Junon, pouse d'Hercule, elle lui donne un fils, Anicetus, et une fille, Alexiare. Erasme imagine que lorsque la Jeunesse (Hb) servait le nectar la table des dieux, elle fut aime de Plutus dont elle eut une fille, la Folie.

    10. Vulcain, fils de Jupiter et de Junon. Il. Homre, Gd., VIII, 271; 1/. , XIV, 295. 12. Allusion la comdie de Plutus d'Aristophane. 13. Horace, Gd., III, 14, 27.

    LOGE DE LA FOLIE 15 dnns l'le enchante de Dlos l, ni dans la mer houleuse 2, ni dans des wottes profondes 3, mais dans les Iles Fortunes 4, o tout pousse sans semailles ni labourS. L-bas, on ne connat ni travail ni vieillesse ni lu moindre maladie 6; on ne voit dans les champs ni asphodle, ni mauve, ni squille 7, lupin, fve ou autres broutilles de ce genre. Mais partout la vue et l'odorat la fois sont flatts par le moly 8, la panace 9, le npenths 10, la marjolaine, l'ambroisie, le lotus Il, la violette, la lacinthe, les jardins d'Adonis 12. Ne parmi ces dlices, je n'ai pas Inaugur ma vie par des pleurs; tout de suite j'ai souri gentiment ma mre 13. Je n'envie pas au puissant Fils de Cronos 14 la chvre qui l'a ullait 15, puisque d~ux trs gracieuses nymphes m'ont nourri de leurs IIlamelles: Ivresse, ne de Bacchus, et Ignorance, fille de Pan 16. Vous Ics voyez ici dans le groupe de mes compagnes et suivantes. Si vous voulez savoir leurs noms, ma parole! je ne vous les dirai qu'en grec.

    IX - Celle-ci, que vous apercevez les sourcils levs, c'est Philautie 17, l'Amour-Propre. Celle dont les yeux sourient et qui bat dcs mains, c'est Kolakie 18, la Flatterie. Celle-ci, qui est assoupie et Hcmble dormir, s'appelle Lth, l'Oubli. Celle qui s'appuie sur ses deux 'oudes et a les mains croises se nomme Misoponie 19, la Paresse. Celle

    l. Diane et Apollon furent enfants par Latone Dlos, cette le flottante que Illpiter fixa par des chanes de diamant. Voir Ovide, Met., VI, 133.

    2. Allusion la naissance de Vnus qui sortit de l'cume de l'onde. 3. Homre, Od., 1, 73; IV, 403. Allusion la naissance de Thtis et de ses surs les

    Nrides . . 4. Ces les taient le sjour des Bienheureux que les gographes anciens plaaient au-

    Ilc l des colonnes d'Hercule (aujourd'hui les Canaries). Voir Pline, Hist. nat., VI, 36. 5. Homre, Od., IX, 109; Horace, Epod., XVI, 42 sq. 6. Horace, Epod., XVI, 61. 7. Confusion entre le squille (squilla) sorte de crustac (Pline, Hist. na!., XXXIII, 150)

    ,11 le scille (sci/la) qui est un oignon marin (ibid., XIX, 93). ~. Moly: herbe merveilleuse utilise contre les enchantements: sa racine est noire et "\'S fleurs sont blanches. C'est cette plante que Mercure donna Ulysse pour lui permettre Il' chapper la magicienne Circ (Homre, Od., X, 305).

    9. Panace: herbe merveilleuse gurissant toutes les maladies (Pline, Hist. nat., XXV, Il).

    10. Voir n. 1, p. II. 1 1. Lotus: herbe des Lotophages, peuple merveilleux qui habitait sur la cte de Libye,

    Ills de la petite Syrte (Homre, Gd., IX, 84). . 12. Le jardin d 'Adonis: le jardin des fleurs phmres fait pour le seul plaisir; Erasme,

    At/ages, 4. 13. Virgile, Buc., IV, 62-63. 14. Homre, /1., Il, 403 ss. 15. Jupiter avait t nourri par la chvre Amalthe, dans l'le de Crte, o sa mre

    l{ha l'avait fait lever en secret pour viter que son pre Cronos ne le dvort comme N" S autres enfants (Homre, /1., Il, 403).

    16. Ivresse. Ignorance: desses inventes par rasme. 17. Voir la Prface, p. 9, n. ,II. 18. Kolakie: nom forg par Erasme pour Kolakie, la Flatterie. 19. Misoponie: ce nom se trouve dans Lucien, Astrol., Il, pour dsigner la Paresse,

    uennemie de l'effort.

  • 16 LOGE DE LA FOLIE qui est couronne de roses et tout imprgne de parfums s'appelle Hdon, la Volupt. Celle dont les regards errent sans se fixer esl Anoia, la Dmence. Celle-ci, bien en chair et au teint frais, se nomme Tryph, la Mollesse. Vous voyez aussi deux dieux parmi ces jeunes filles: l'un s'appelle Kmos l, Bonne Chre, et l'autre NgrtoN Hypnos, Profond SommeiJ2. Grce l'aide fidle de ces serviteurs, j soumets toute chose mon autorit et les empereurs mme mon empire 3.

    X - Vous connaissez mon origine, mon ducation et mon entourage, Maintenant, pour qu'on ne croie pas que je me suis attribu sans motif le titre de Desse, dressez l'oreille: je vais vous dire quels biens je procure aux dieux et aux hommes et quelle est l'tendue de ma providence. Car s'il est vrai, comme on l'a crit4, que c'est le propre d'un dieu de venir en aide aux mortels, le vin, le bl ou un autre bien de ce genre, pourquoi n'aurais-je pas le droit d'tre nomme l'Alpha h de tous les dieux et me considrer comme tel, moi qui seule prodigue tout tous?

    XI - D'abord que peut-il y avoir de plus doux ou de plus prcieux que la vie elle-mme? Or, qui doit-on son origine, sinon moi? Ce n'est tout de mme pas la lance de Pallas au pre puissant 7 ni l'gide de Jupiter assembleur des nues 8 qui engendrent et propagent le genre humain. Car le pre des dieux et souverain matre des hommes 9, qui fait trembler tout l'Olympe d'un signe de tte 10, est bien oblig de remiser sa foudre trois pointes Il et son visage de Titan 12 qui fait peur, quand il le veut, tous les dieux; et il est bien oblig, le malheureux, de prendre un autre masque, comme les comdiens, chaque fois qu'il veut faire ce qu'il fait souvent: des enJants! Quant aux Stociens, ils se 'Prtendent proches des dieux. Eh bien, donnez-m'en un qui soit trois fois, quatre fois, ou mme mille fois stocien. S'il ne dpose pas sa barbe, l'emblme de sa sagesse, qu'il partage d'ailleurs avec les boucs 13, il devra du moins laisser l sa morgue, son

    1. Kmos: dieu grec de la joie et du plaisir; dieu de la Tete. 2. Homre, Gd., XIII, 79. 3. Homre, Il., v, 747. 4. Pline, His/. na/., Il, 5. 5. Cicron, Nat., 2, 23, 60. 6. Expression biblique:

  • 18 LOGE DE LA FOLIE l'on n'y mle le plaisir, c'est--dire l'assaisonnement de la folie? Sur ce point on pourrait invoquer le tmoignage du grand Sophocle, qu'on ne loue jamais assez, qui a laiss de moi ce trs bel loge : L o est l'inconscience la vie est plus douce 1; nanmoins, examinons la chose en dtail.

    XIII - D'abord, qui ne sait que le premier ge de l'homme est de beaucoup le plus joyeux et le plus agrable pour tous? Qui y a-t-i l en effet chez les bbs qui nous pousse les embrasser, les dorloter, li les caresser au point que mme un ennemi porte secours cet ge? Quoi, sinon l'attrait de la folie que la nature prvoyante a donn dessein aux nouveau-ns pour leur permettre de payer en plaisir et ainsi d'adoucir les fatigues de ceux qui les lvent et de s'attirer la faveur de ceux qui les protgent. Et l'adolescence qui lui succde, quel crdit a-t-elle aux yeux de tous, avec quelle sincrit on la choie, avec quelle ferveur on l'encourage, avec quel empressement on lui tend des mains secourables! Or d'o vient, je vous le demande, ce crdit des jeunys, sinon de moi qui, en leur pargnant la sagesse, leur pargne de se tourmenter 2.

    Est-ce que je mens? Ds qu'ils prennent de l'ge et que l'exprience et l'tude les rapprochent des adultes, aussitt la fleur clatante de leur beaut se fane, leur vivacit s'mousse, leur enjouement se refroidit, leur vigueur s'altre. A mesure qu'on s'loigne de moi, on vit de moins en moins, jusqu' ce que survienne son tour l'importune vieillesse3, pnible non seulement pour les autres mais aussi pour ehe-mme 4. Et vraiment pas un seul mortel ne pourrait la supporter si, une fois de plus, je n'tais pitoyable tant de misres, et si, la faon des dieux des potes, qui sauvent par quelque mtamorphose ceux qui vont prir, je ne ramenais autant que possible une seconde enfance ceux qui sont dj au bord de la tombe. C'est pourquoi on dit communment des vieillards, non sans raison, qu'ils sont retombs en enfances. Si maintenant on veut savoir comment j'opre cette mtamorphose, cela non plus je ne le cacherai pas. Je conduis mes vieillards la source de ma chre Lth, qui jaillit aux Iles Fortunes 6 (car aux Enfers il n'en coule qu'un tout petit ruisseau); ils y boivent les longs oublis 7 et peu peu les soucis de leur me s'y dissolvent et ils rajeunissent.

    Mais, me dit-on, ils radotent, ils draisonnent. Bien sr, mais c'est prcisment cela redevenir entnt. Oui, vraiment, tre enfant est-ce

    1. Sophocle, Aj., 554; rasme, Adages, 1981. 2. Horace, Epod., Il, 2, 128. 3. Homre, ll., YIII , 103. 4. Snque, Oed., 607. . 5. Lucien, Saturn., 9. Voir Erasme, Adages, 436. 6. Voir n. 4, p. 15. 7. Virgile, Aen., YI, 713-715.

    LOGE DE LA FOLIE 19 IllItre chose que radoter et draisonner? Ce qui nous charme le plus, dnns cet ge, n'est-ce pas son manque de sagesse? Car qui ne dtesterait, qui n'abhorrerait comme un monstre un enfant avec une

    Igesse d'adulte! C'est ce que dit le proverbe populaire: Je dteste l'enfant la sagesse prco.:e 1. Et qui supporterait d'avoir pour ami JI familier un vieillard qui joindrait son exprience consomme de 1/1 vie autant de force d'me et de pntration de jugement? Donc,

    l'ce moi, le vieillard radote. Mais au moins pendant ce temps-l Illon radoteur chappe aux misrables soucis qui torturent le sage. Et ~' (lmme compagnon de bouteille il n'est pas du tout dsagrable. Il Il'cprouve pas le dgot de vivre qu'un ge plus robuste supporte peine. Quelquefois, comme le vieillard de Plaute, il revient aux trois kttres2, ce qui le rendrait bien malheureux s'il tait sage. Grce moi, Il est heureux, charmant pour ses amis, et c'est mme un compagnon dc socit bien agrkable. De fait, chez Homre 3, des paroles plus douces que le miel coulent de la bouche de Nestor, tandis que celles d'Achille sont pleines d'amertume; et toujours chez lui, les vieillards Iissis sur les remparts changent des propos tout fleuris 4. Par l, ils l'cmportent mme sur la petite enfance, si agrable du reste, mais iI1uette et ainsi prive du plus grand plaisir de la vie, qui est de buvarder. Ajouter cela que les vieillards raffolent des enfants et que ks enfants se plaisent avec les vieillards car Dieu unit toujours le semblable au semblableS . En effet, qu'est-ce qui les distingue entre :ux, sinon que l'un est plus rid et compte plus d'anniversaires. A part l:cla, cheveux blancs, bouche dente, corps chtif, apptence du lait, /,zaiement, bavardage, niaiserie, oubli, tourderie, bref tout le reste les l'lIpproche. Et plus les vieillards s'avancent dans la vieillesse, plus ils ntppellent l'enfance, jusC;ll'au jour o, pareils des enfants, sans regretter la vie, sans conscience de la mort, ils sortent de la vie.

    XIV - Que l'on compare prsent, si l'on veut, mon bienfait aux mtamorphoses dues aux autres dieux. Mieux vaut ne rien dire de ce qu' ils font lorsqu'ils sont en colre. Mais ceux auxquels ils sont les pl us favorables, ils les changent d'ordinaire en arbre 6, en oiseau 7, en ~ igale8, voire en serpent 9, comme si mourir ce n'tait pas justement

    l. Voir rasme, Adages, 3100. 2. Ces trois lettres, que le yieillard libertin Dmiphon confesse avoir apprises en

    Icloumant l' cole sont: amo, j'aime (Plaute, Mere., 304). 3. Homre, 11.. l, 249. 4. Ibid., 111, 152. 5. Homre, Od., XVII, 218 ; rasme, Adages, 122. 6. Allusion la mtamorphose de Daphn en laurier (Ovide, Met., l , 452-567). 7. Mtamorphose de Cyx et de sa femme Alcyone en martins-pcheurs (Ovide, Met., ~ I , 4 \ O 742).

    R. Mtamorphose de Tithon, frre de Priam (Ovide, Fast., YI, 473; Virgile, Aen., IV, ~ 85 ).

    9. Mtamorphose de Cadmus (Ovide, Met., 57 1-603).

    1\

  • 20 LOGE DE LA FOLIE devenir un autre. Tandis que moi c'est le mme homme que je restitue l'poque la meilleure et la plus heureuse de sa vie. Et si les mortels rompaient une bonne fois tout commerce avec la sagesse, et vivaient continuellement avec moi, ils ne vieilliraient jamais et jouiraient avec bonheur d'une perptuelIe jeunesse. Mais regardez-moi ces gens sombres, adonns l'tude de la philosophie ou aux affaires srieuses et ardues. La plupart ont vieilli avant d'avoir t vraiment jeunes, parce que les soucis, le tourbillon effrn et continu des penses ont puis peu peu le souffle et la sve de la vie. En revanche, mes petits fous sont grassouillets, luisants l, avec une peau bien frache, de vrais gorets d'Acarnanie 2, comme on dit. Et je suis sre qu'ils ne ressentiraient jamais le moindre inconvnient de la vieillesse, s'ils n'taient quelque peu contamins par le contact des sages. Tant il est vrai que la vie humaine ne va gure avec le bonheur parfait. A cela un proverbe bien connu apporte un tmoignage de poids affirmant que la folie est la seule chose capable de retenir la jeunesse dans sa course fugitive, et de tenir distance l'importune vieillesse 3. Aussi n'est-ce pas sans raison que le peuple dit partout des Brabanons qu' l'inverse des autres hommes qui gagnent en sagesse avec l'ge, eux, deviennent de plus en plus fous, au fur et mesure qu'ils approchent de la vieillesse. Or, nulle autre nation n'est plus gaie dans la vie quotidienne, aucune ne ressent moins la tristesse de la vieillesse. Mes chers Hollandais, leurs voisins, sont proches d'eux autant par le genre de vie que par les frontires. Et pourquoi ne les dirais-je pas mes chers? Ils sont pour moi des fidles si zls qu'ils ont mrit leur surnom 4 habituel de fous de HolIande; et ils en rougissent si peu qu'ils en font leur plus grand titre de gloire.

    Que maintenant les,sots mortels demandent aux Mde S, aux Circ 6, aux Vnus, aux Aurore, je ne sais quelle fontaine qu'ils leur rendent la jeunesse 7. Moi 'seule j'ai ce pouvoir et seule je l'exerce. C'est moi qui possde le philtre merveilIeux dont se servit la fille de Memnon 8 pour prolonger la jeunesse de son aeul Tithon. Je suis la Vnus qui

    1. Horace, Epod., 1,4, 15-16. 2. Les habitants de l'Acarnanie, reglon de la Grce antique, taient farouches et

    belliqueux et leur caractre grossier donna lieu l'expression proverbiale porcus Acarnas (voir rasme, Adages, 1259).

    3. Proverbe latin mdival: Tte folle ne devient ni chauve ni chenue (Clar. Miller). 4. Le glossateur de l'loge, Listrius, nous dit que les Hollandais sont un peuple d'une

    grande simplicit d'esprit et de murs, caractristique qui leur vaut souvent le qualificatif de fous (voir rasme, Adages, 3535).

    5. Sur les talents magiques de Mde, voir Ovide, Met., VII, 162 55. 6. Sur Circ, voir Homre, Od., x, 137 et Ovide, Met., XIV, 10, 348, 399. 7. La Fontaine de Jouvence. S. La fille de Memnon, roi des thiopiens, lui-mme fils de Tithon et de l'Aurore,

    obtint de Jupiter qu'il changet en cigale son aeul (Ovide, Met., XIII, 576-622).

    LOGE DE LA FOLIE 21

    permit Phaon 1 de rajeunir assez pour rendre Sapho follement IItnoureuse. A moi les herbes, s'il y en a, moi les incantations, moi ln fontaine qui non seulement ramne l'adolescence envole, mais ce qui est plus dsirable, la rend ternelle. Si tous vous souscrivez cette vcrit que rien n'est meilleur que l'adolescence, et rien plus dtestable que la vieillesse, je pense que vous voyez aussi ce que vous me devez 1\ moi qui sais conserver un si grand bien et loigner un si grand mal.

    xv _ Mais pourquoi toujours parler des mortels? Faites le tour du (' iel. Je permets qui le voudra de m'injurier avec mon propre nom ~' il trouve un seul dieu, aimable et attrayant, qui ne soit pas sous mon patronage. Pourqu,oi Bacchus, par exemple, est-il toujours l'phbe aux longs cheveux? videmment parce qu'il est ivre et insens, et qu'il passe sa vie dans les festins, les danses, les chants, les jeux 2; il n'a donc pas le moindre commerce avec Pallas. Enfin, il est si loin de vouloir passer pour sage qu'il est tout content d'tre honor par des l'arces et des jeux 3. 11 ne s'offense pas du proverbe qui fait de lui un l'ou: plus fou que Morychos 4. On changera so~ nom en Morycos parce que les paysans de belle humeur badigeonnaient de mot et de figues fraches sa statue la porte du temple. Et quels sarcasmes l'Ancienne ;omdies lui a-t-elle pargns? le sot dieu, disait-on, et bien digne

    de natre d'une cuisse 6! Mais qui ne prfrerait tre un dieu sot et imbcile, toujours gai, toujours adolescent, apportant jeux et plaisirs IOUS, plutt que ce retors de Jupiter 1, que tout le monde craint, ou le vieux Pan qui gte tout par ses paniques 8, ou ce Vulcain tout couvert de cendre et toujours sale du travail de sa forge, ou Pallas elle-mme, terrifiante avec sa Gorgone et sa lance et dont le regard est toujours menaant 9 . Pourquoi Cupidon est-il toujours enfant? Pourquoi? Parce qu' il est foltre, qu'il ne fait et ne conoit rien de sens 10. Pourquoi la beaut de Vnus d'or est-elle un ternel printemps? videmment parce qu'elle est ma parente; c'est pour cela que son visage reflte la couleur de mon pre et que chez Homre elle' est l'Aphrodite d'or Il. Et puis elle sourit toujours, si l'on en croit les potes et leurs mules

    1. Phaon: vieux batelier de Mytilne qui fut transfonn par Vnus en un bel adolescent (Iont s'prit Sapho.

    2. Virgile, Georg., Il, 380-396. 3. Le thtre Athnes dpendait du culte de Dionysos (Bacchus). , 4. C'est--dire plus fou que (de Barbouill , surnom de Bacchus, Locution proverbiale

    (Erasme, Adages, 1801). 5. Allusion la comdie d'Aristophane, Les Grenouilles, dans laquelle Bacchus est I\mrn en ridicule.

    6. Qvide, Mer" 111, 310; IV, Il sq. 7. Epithte qua\ifiant Saturne dans Homre, Promthe dans Hsiode. 8. Probable contamination avec Silne. 9. Sophocle, Aj. 452; Lucien, Pseud., 32. 10. Homre, 1/., VIII, 524. II. Homre, Od., VIII, 337.

    "1111 ,II I\.~ 1 i

  • 22 LOGE DE LA FOLIE les sculpteurs. Quelle divinit les Romains ont-ils plus rvr que Flore, la mre de tous les plaisirs I? D'ailleurs si l'on tudie avec soin chez Homre et les autres potes la vie des dieux svres, on se rendra compte que tout y est plein de folie. Inutile de citer trente-six exemples, puisque vous connaissez les. amours et les bats de ce Jupiter lanceur de foudre 2, puisque la farouche Diane, oublieuse de son sexe, passe son temps chasser tout en dprissant d'amour pour Endymion 3. J'aimerais mieux que Momus 4 leur disent leurs quat~e vrits, comme il en avait jadis l'habitude; mais dernirement ils se sont Tachs et l'ont prcipit sur terre en mme temps qu'At 5 parce qu'avec sa sagesse importune il troublait leur bonheur divin. Pas un mortel ne daigne offrir son hospitalit l'exil et tant s'en faut qu'il trouve une place la cour des princes, o c'est ma chre Kolakie qui tient le premier rang, elle qui s'accorde avec Momus comme le loup avec l'agneau. C'est pourquoi depuis qu'ils l'ont chass les dieux s'amusent beaucoup plus librement et agrablement, ils en prennent leur aise, comme dit Homre 6, dbarrasss de tout censeur. Que de bouffonneries ne leur prsente pas ce fameux Priape en bois de figuier 7! Quels amusements ne leur offre pas Mercure 8 avec ses larcins et ses escamotages! Vulcain lui-mme est le bouffon attitr des festins des dieux et sa boiterie, ses plaisanteries 9, ses btises font pouffer toute la table. Et puis il y a Silne 10, le vieillard amoureux, qui danse la cordace Il, tandis que Polyphme 12 danse le trtanlo 13 et les nymphes la gymnopdie 14. Les

    1. Flore: desse romaine des fleurs et du printemps, dont la tte, vers la fin d'avril, tait marque par une grande licence et des dbauches de toutes sortes.

    2. Allusion aux sept mariages de Jupiter qui, selon Hsiode, pousa Mtis, Thmis, Eurynome, Crs, Mnmosyne, Latone et Junon.

    3. Cicron, Tuse., l, 38; Properce, El., Il, 15; Juvnal, SaI., X. 4. Momus: fils de la Nujt, dieu de la raillerie et des bons mots, selon Hsiode (Theog.,

    214), tournait en ridicule les hommes et mme les dieux. On le reprsente couramment la Renaissance levant son masque d'une main et tenant de l'autre une maroUe, symbole de la folie (rasme, Adages, 474).

    5. At: fille de Jupiter, elle s'amusait induire en erreur les dieux de l'Olympe et son pre dut la chasser du ciel . Depuis, elle parcourt la terre, semant la discorde,

    l'injustic~ et. toutes sortes de calamits (Homre, II., XIX, 91 sq.; IX, 502; Hsiode, Theog., 230). VOIr Erasme, Adages, 613.

    6. Homre, Il., VI, 138. 7. Priape: dieu des jardins et des champs, prsidant l'amour physique. Le ,

  • 24 LOGE DE LA FOLIE animal videmment fou et draisonnable, mais amusant et gracieux, qui, dans la vie domestique, temprerait et adoucirait par sa propre folie l 'humeur chagrine du caractre masculin 1. Car quand Platon semble se demander o classer la femme, parmi les animaux raisonnables ou parmi les brutes, c'est seulement pour signifier l'insigne folie de ce sexe. Et si par hasard une femme veut passer pour sage, tout le rsultat c'est qu'elle devient deux fois plus folle. Autant vaudrait mener un buf au gymnase, malgr et contre Minerve, comme on dit 2 Car on redouble son vice le maquiller de vertu en dpit de la nature, et forcer son talent. De mme que, selon le proverbe grec, un singe est toujours un singe 3 , mme s'il est habill de pourpre, de mme une femme est toujours une femme, c'est--dire une folle, quel que soit le rle qu'elle joue.

    Pourtant je ne crois pas la gent fminine assez folle pour m'en vouloir de lui attribuer la folie, moi qui suis aussi une femme et la Folie nime. En effet, si elles examinent correctement la question, elles doivent porter au compte de la folie le fait qu'elles sont, bien des gards, plus heureuses que les hommes. D'abord, elles ont l'avantage de la beaut, qu'elles placent avec raison au-dessus de tout, et qui leur sert exercer une tyrannie sur les tyrans eux-mmes. Au reste, d'o vient chez l'homme cet aspect rude, cette peau velue, cette fort de barbe 4, cet air de relle vieillesse, sinon du vice de la sagesse? Tandis que les femmes qui ont les joues toujours lisses, une voix toujours flte, la peau douce, sont l'image d'une perptuelle adolescence. D'ailleurs, que dsirent-elles d'autre dans cette vie sinon de plaire le plus possible aux hommes? N'est-ce pas le but de toutes ces toilettes, ces fards, ces bains, ces coiffures, ces crmes, ces parfums, de ces artifices pour arranger, peindre, refaire le visage, les yeux, la peau? Leur plus grand mrite auprs des hommes n'est-il pas la folie? En effet que n'accordent-ils pas aux femmes-et en change de quoi, sinon du plaisir? Or, le plaisir qu'elles donnent ne vient que de leur folie. On ne niera pas cette vrit si on songe aux inepties qu'un homme dit une femme, aux extravagances qu'il commet quand il s'est mis en tte de prendre du plaisir avec elle. Vous savez donc maintenant de qUelle source coule le premier et le principal divertissement de la vie.

    XVIII - Il y a pourtant des hommes, surtout les vieux, qui sont davantage ports sur la boisson que les femmes et placent le plaisir suprme dans la beuverie. Qu'il puisse y avoir un festin russi sans femmes, d'autres d'en dcider. Mais ce qui est certain, c'est qu'il n'yen a pas d'entirement agrable sans l'assaisonnement de la folie.

    1. I?laton, Tim., 76 E. 2. Erasme, Adages, 362. 3. Ibid., l, 7, 10-11. 4 . Juvnal, Sat., IX, 13.

    LOGE DE LA FOLIE 25 C'est pourquoi, dfaut d'un convive qui fasse rire par sa folie, authentique ou feinte, on fait venir un bouffon gages, ou l'on invite un parasite amusant, dont les saillies comiques, c'est--dire folles, chas-seront le silence et l'ennui. A quoi bon, en effet, se charger le ventre avec toutes ces confitures, ces friandises, ces ptisseries, si les yeux, si les oreilles, si l'me entire ne sont pas nourris aussi de rire, de plaisanteries, de badinage? Or je suis l'ordonnatrice unique de ces desserts. D'ailleurs mme ces rites en usage dans les banquets: tirer le roi au sort l, jouer aux ds, porter des sants, faire circuler la bouteille, se passer le myrte et chanter 2, danser, faire une pantomime, ce ne sont pas les sept Sages de la Grce qui les ont invents mais moi, pour le plus grand bien du genre humain. D'ailleurs toutes ces choses ont ceci de particulier que plus elles contiennent de folie, plus elles profitent la vie des mortels qui, si elle tait triste, ne mriterait videmment pas le nom de vie. Or, elle serait forcment triste si vous ne faisiez dispa-ratre l'ennui qui la caractrise par des divertissements de ce genre.

    XIX - Mais peut-tre y en a-t-il qui ddaigneront ce genre de volupt et ne se plairont que dans l'affection et la frquentation des amis rptant que l'amiti doit tre place au-dessus de tout, qu'elle n'est pas moins ncessaire que l'air, le feu et l'eau3, qu'elle est si

    d~licieuse que la retrancher de la vie ce serait en retrancher le soleil, si morale (en admettant que cela soit pertinent) que mme les philosophes 4 ne craignent pas de la mentionner parmi les plus grands biens. Mais que direz-vous si je dmontre que c'est encore moi qui suis la poupe et la proues d'un si grand bien? Pour vous le prouver, je n'ai pas besoin du crocodile 6, du sorite ou du cornu 7 ni d'autres arguties dialectiques de ce genre; je le dmontrerai avec ce qu'on appelle le gros bon sens, et je vais quasi vous le faire toucher du doigt. Allons-y. Fermer les yeux: se mprendre, s'aveugler, s'illusionner sur les dfauts de ses amis, aimer et admirer des vices clatants comme des vertus, cela n'est-il pas l'vidence proche de la folie? Et quand

    1. II s'agit de tirer au sort celui qui sera le roi du banquet et ce titre fixera la quantit de vin que boira chaque convive (Plutarque, Quaest. conviv., 1,4; Voir Horace, Od., l, 18).

    2. rasme, Adages, 152. 3. Erasme, Adages, 1175. 4. Cicron, Fin., III, 51 ; Laelius, XIII. 5. rasme, Adages, 8. 6. Quintilien, Inst., t,10, 5. Un crocodile ayant enlev un enfant propose la mre:

    " Si tu devines ce que je veux en faire, je te rendrai ton fils; - Tu n'as pas l'intention de me le rendre, dit-elle. Puis elle ajoute: "Maintenant, rends-le-moi, puisque j'ai devin juste. - Non, reprend le crocodile, car alors tu n'aurais pas devin juste.

    7. Le sori/e eSt une sorte d'argument qui procde par accumulation (acervalis). Quintilien donne l'exemple suivant (lns/., l, 10,5): On a ce qu' on ne perd pas; or, tu n'as pas perdu de cornes, donc tu as des cornes (voir aussi Lucien, Conviv., 23; Aulu-Gelle, N. A/., XVIII , 2, 9). Le cornu procde par dilemme, ou bien ... ou bieo, les consquences tant les mmes dans les deux cas (Quintilien, Insl., 1, 10, 5).

  • 26 LOGE DE LA FOLIE l'un couvre de baisers la verrue de son amie, qu'un autre se dlecte du polype de son Agnelle l, quand un pre trouve son fils qui louche le regard tendre 2, qu'est-ce que tout cela, je le demande, sinon de la vraie folie? Mais on peut bien s'crier que c'est une triple, une quadruple folie, il n'en reste pas moins que c'est la folie seule qui unit les amis et entretient leur amiti. Je parle l des mortels, dont aucun ne nat sans dfauts, le meilleur tant celui qui a les moins graves. Quant ces sages que l'on regarde comme des dieux, ou bien il ne se noue entre eux aucune amiti ou bien, s'il s'en forme, c'est une liaison morose et sans grces et encore avec un tout petit nombre (j'ai scrupule dire: avec personne), tant donn que la grande majorit des hommes draisonnent ou plutt qu'il n'yen pas un seul qui ne dlire de trente-six faons; or l'amiti ne se noue qu'entre semblables. S'il arrive qu'une bienveillance mutuelle rapproche ces gens austres, elle ne saurait tre stable ni trs durable, ce qui n'est pas tonnant chez des esprits moroses et trop clairvoyants qui discernent les dfaut,s de leurs amis d'un regard aussi perant que l'aigle ou le serpent d'Epidaure 3 Mais pour leurs propres dfauts ils sont aveugles et ne voient pas la besace qui leur pend dans le dos 4! Donc puisque la nature humaine est ainsi faite qu'il n'yen a pas un qui ne soit exempt de grands dfauts, si vous n'y ajoutez toute la diffrence entre les caractres et les gots, toutes les mprises, toutes les erreurs, tous les accidents de la vie mortelle, comment les douceurs de l'amiti pourraient-elles durer seulement une heure entre ces Argus 5 sans que s'y ajoute ce que les Grecs appellent admirablement Enthia 6, qu'on pourrait traduire soit par folie, soit par navet? Mais, quoi! Cupidon, crateur et pre de tous les liens d'affection n'est-il pas compltement aveugle 7? De mme que ce qui n'est pas beau lui parat l'treS, il fait que chacun parmi vous croit beau ce q'lli lui appartient: le vieux raffole de sa vieille 9 comme le poupon de sa poupe. Ces choses-l se voient partout et on en rit; ce sont pourtant ces ridicules qui font le charme de la vie et le lien de la socit.

    XX - Ce qu'on vient de dire de l'amiti convient encore mieux au mariage, qui n'est rien d'autre qu'une union indissoluble pour la vie.

    1. Horace, Serm., l, 3, 40. 2. Horace, Sat., l, 3; Serm., l, 3,4;4-45; Ovide, Ars Amat., 2, 659. 3. Horace, $at., l, 3, 25-26; Voir Erasme, Adages, 896. 4. Fable d'Esope, rapP'orte par Stobe; voir Phdre, Fab., IV, 9; Catulle, Poes. , XXII,

    18; Perse, Sat., IV, 24; Erasme, Adagf!s, 162. 5. Argus est, comme le serpent d'Epidaure, le symbole de la vigilance; il avait cent

    yeux (voir Ovide, Met., l, 625). 6. Innocence. 7. Aveugle: allusion au bandeau sur les yeux dont la tradition ornait habituellement

    Cupidon. 8. Thocrite, ldyl., VI, 19. 9. Locution proverbiale latine recueillie par rasme dans ses Adages, 162.

    LOGE DE LA FOLIE 27

    Dieu immortel! que de sparations ou pire encore que la sparation ne verrait-on partout, si la vie prive de l'homme et de la femme n'avait pour soutiens et pour aliments la flatterie, le badinage, la complaisance, l'erreur, la dissimulation, enfin tous mes satellites. Ah! qu'il se ferait peu de mariages si l'poux s'informait sagement des jeux auxquels a jou bien avant les noces la petite vierge l'air dlicat et pudique. Moins de mnages encore resteraient unis, si la plupart des faits et gestes des pouses n'chappaient l'insouciance ou la btise du mari . On a bien raison d'attribuer tout cela la folie, mais c'est grce elle que l'pouse plat son mari, que le mari plat sa femme, que la maison est en paix, que le lien conjugal subsiste. On rit du cocu, du cornard (et que de noms ne lui donne-t-on pas encore?) tandis qu'il sche de ses lvres les larmes de l'infidle 1. Et pourtant on est plus heureuX s'illusio.nner de la sorte qu' se ronger de jalousie et faire des tragdies propos de tout.

    XXl _ Jusque-l, en somme, aucune socit, aucune lien vivant ne poumiit tre agrable ou durable sans moi; le peuple ne supporterait pas plus longtemps son prince, ni le matre son valet, la suivante sa matresse, le prcepteur son lve, ni l'ami son ami, l'pouse son mari, l'ouvrier son patron, le camarade son camarade, l'hte son hte, s'ils ne se trompaient l'un et l'autre tour de rle, ou s'ils ne se flattaient pas rciproquement, ou si sagement ils ne fermaient pas les yeux, ou s' ils pe s'apaisaient pas en prenant un peu de miel de la folie . Je sais que cela vous parat norme, mais coutez plus fort encore.

    XXII _ Dites-moi, je vous prie: peut-on aimer quelqu'un quand on se hait soi-mme? S'entendre avec autrui si on n'est pas d'accord avec soi-mme? Donner du plaisir quelqu'un si on est pour soi-mme pnible et ennuyeux? Pour l'affirmer je crois qu'il faudrait tre plus fou que la Folie elle-mme. Eh bien, si l'on me chassait, loin de pouvoir supporter les autres, chacun se prendra lui-mme en dgot, mprisera ce qui est lui, se hara lui-mme. Car la Nature, en bien des cas plus martre que mre, a grav dans l'esprit des mortels, surtout des !plus senss, le mcontentement de soi et l'admiration d'autrui. De l viient que tous les dons, toute l'lgance, tout le charme de la vie s'altrent et prissent. Car quoi bon la beaut, le plus inestimable prstent des dieux immortels, si elle est contamine par le vice du dgc>t de soi 2? Et la jeunesse, si elle se corrompt au ferment d'une mlalncolie snile? Enfin, dans chaque tche de la vie, tendras-tu aussi bien envers toi-mme qu'envers autrui, aux convenances (car, dans loutte action, et pas seulement dans l'art, le point capital est de respecter

    1. Juvnal, Sat., VI, 276-277. 2. Voir rasme, Adages, 292.

  • 28 LOGE DE LA FOLIE ce qui est convenable ce que tu fais 1), si tu n'es pas aid convenablement par Philautie, qui me sert juste titre de sur, puisqu'elle joue partout si bien mon rle. Car qu'y a-t-il d'aussi fou que de se plaire soi-mme, de s'admirer soi-mme? Et pourtant que feras-tu de charmant, de gracieux, de c_onvenable si tu es mcontent de toi-mme? Supprime ce sel de la vie, et aussitt l'orateur et son discours se refroidissent, le musicien et ses mlodies ne plaisent plus personne, le comdien et son jeu sont siffls, le pote et ses Muses feront rire, le peintre et son art deviendront pitoyables, le mdecin, avec ses drogues, aura faim. Enfin, tu passeras non pour un Nire mais pour un Thersite 2, non pour un Phaon mais pour un Nestor 3, non pour une Minerve mais pour une truie4, non pour un homme loquent mais pour un enfant balbutiant, non pour quelqu'un de polic mais pour un rustre. Tant il est ncessaire que chacun se fasse compliment et se recommande d'abord lui-mme par quelque cajolerie avant de pouvoir tre recommand d'autres.

    En fin de compte, puisque la plus grande part de bonheur consiste vouloir tre ce que l'on est s, ma chre Philautie se charge videmment de tout, en faisant que nul ne soit mcontent de sa beaut, ni de son intelligence, ni de sa naissance, ni de son rang, ni de son ducation, ni de sa patrie, si bien qu'un Irlandais ne voudrait pas en changer avec un Italien, ni un Thrace avec un Athnien, ni un Scythe avec un habitant des Iles Fortunes. singulire sollicitude de la Nature d 'avoir faites gales entre elles des choses d'une telle diversit! L o elle a t un peu avare de ses dons, elle ajoute Un petit supplment de Philautie; mais je parle comme une folle, puisque ce don-l est justement le plus grand de tous. .

    Je dirai maintenant qu'il n'est aucune action d'clat que je n'inspire, pas d'art noble qui n'ait t invent sans mon autorit.

    XXIII - Le champ et la source de tous les exploits que l'on chante, n'est-ce pas la guerre? Or quoi de plus fou que d'engager, pour je ne sais quelles raisons, une lutte dont les deux parties retirent toujours plus de mal que de bien? Car ceux qui tombent sont comme les gens de Mgare, ils ne comptent plus 6 Mais quand, de part et d'autre, les armes bardes de fer ont pris position, et que retentit le chant rauque des trompettes 7, quoi servent, je vous le demande, ces sages puiss

    L Voir rasme, Adages, 3402 . 2. Ovide, Port., IV, 13. Nire et Thersite sont, dans Homre, les deux types opposs

    de la beaut et de la laideur. Voir /1., Il, 671; Il, 2 12; rasme, Adages, 3280. . 3. Phaon reprsente chez Homre la jeunesse et Nestor la vieillesse (Il., l, 250); voir Erasm~, Adages, 566.

    4. Erasme, Adages, 40. 5. l'y1artial, Epigr., x, 47, 12. 6. Erasme, Adages, 1079. 7. Virgile, Aen. , VIII, 2.

    LOGE DE LA FOLIE 29 par l'tude qui ont du mal tirer un souffle de leur sang appauvri et froid ? Il faut des hommes gros et gras, pourvus de la plus grande audace et d'un minimum d'intelligence. A moins qu'on ne prfre un soldat comme Dmosthne qui, docile au conseil d'Archiloque, jeta son bouclier pour fuir l, ds qu'il aperut l'ennemi, se montrant aussi lche soldat qu' il avait t sage orateur? Mais, dit-on, la guerre l'intelligence est trs importante pour le chef; je l'accorde, encore est-ce celle d'un soldat et non d'un philosophe. Pour ie reste ce sont des parasites, des souteneurs, des voleurs, dl"s brigands, des paysans, des abrutis, des gens couverts de dettes et la lie des mortels de cet acabit qui mnent bien une aussi noble entreprise, et non des philosophes qui veillent sous la lampe.

    XXIV - A quel point ces derniers sont inaptes tootes les choses de la vie, Socrate que ' l'oracle d'Apollon 2 a proclam - fort peu sagement - le sage par excellence, le prouve assez: il avait voulu dbattre en public de je ne sais quel sujet, mais dut se retirer sous la rise . gnrale. D'ailleurs cet homme ne manque pas de sagesse lorsqu'il refuse le titre de sage qu'il rserve Dieu seul 3 et quand il conseille au sage de ne pas se mler des affaires publiques 4. Mais il aurait mieux fait d'exhorter quiconque veut tre considr comme un etre humain s'abstenir de sagesse. Ensuite, accus, qu'est-ce qui le condamna boire la cigu sinon la sagesse? Car tandis qu'il philosophait sur les nuages, sur les ides, qu'il mesurait les pattes d'une puce et admirait le bourdonnement du moucheron 5, il n'a rien appris des ralits de la vie ordinaire. Mais voici Platon, son disciple, venant au secours de son matre en danger de mort. Un grand avocat, certes, qu'ahurit le bruit de la foule et qui peut peine prononcer la moiti d'une belle priode 6 Et que dire de Thophraste qui, tant mont la tribune, resta soudain muet 7 comme s'il avait vu le loupS! Comment aurait-il t capable d'animer des soldats la guerre? Isocrate, par timidit naturelle, n'osa jamais ouvrir la bouche 9 Marcus Tullius 10, le pre de l'loquence romaine, disait toujours son exorde avec un

    t. Le pote ionien Archiloque (Vile s. av. l-C.) avait d'abord suivi la carrire des IIrmes, mais dut la quitter aprs avoir fui dans ~n combat; le distique o il voque sa I\lite est cit dans La Paix d'Aristophane (voir Erasme, Adages, 1197). Selon certains, Dmostl1ne, ennemi de Philippe de Macdoine, aurait pris la fuite Chrone (238); 1" pisode est .racont par Plutarque dans l'adage cit.

    2. Platon, Apol., 20 D. 3. Ibid., 23 A. 4. Platon, Apol. , 31 C; Gorg., 521 D; Xnophon, Mmor., l, 6,15 . 5. Aristophane, Nub., 146, 157. 6. Anecdote rap'porte par Diogne Larce, Vie, Il, 41 . 7. Aulu-Gelle, N. At., VIII , 9. 8. Locution proverbiale recueillie par rasme, Adages, 3450 et 686. En fait, c'est celui

    qui est vu par le loup qui perd sa voix (et non qui voit le loup). 9. Cicron, Or., Il, 3, 10; Isocrate, Panath., 9-10. 10. Marcus Tullius : Cicron.

  • 30 LOGE DE LA FOLIE tremblement pnible 1, comme un enfant qui sanglote. Quintilien 2 y voit la marque de l'orateur intelligent et conscient du danger. Mais parler ainsi, n'est-ce pas avouer clairement que la sagesse nuit au succs? Que feront ces pauvres gens dans une affaire qui se rgle l'pe, eux qui meurent d'effroi lorsqu'il s'agit de se battre avec de simples mots?

    Et aprs cela, s'il plat aux dieux, qu'on vante la fameuse maxime de Platon 3: les rpubliques seront heureuses si les philosophes y gouvernent ou si les gouvernants sont philosophes. Au contraire, si vous consultez les historiens, vous verrez qu'il n'y a jamais eu de princes plus nfastes pour la rpublique que lorsque le gouvernement est tomb aux mains d'un soi-disant philosophe 4 ou d'un homme dl;: lettres. De quoi font assez foi, je crois, les Caton: l'un, par ses dnonciations insenses a boulevers la tranquillit de la rpublique 5, l'autre, pour avoir dfendu avec trop de sagesse la libert du peuple romain 6 l'a ruine de fond en comble. Ajoutez-leur les Brutus, les Cassius 7, les Gracques 8 et Cicron lui-mme, qui ne fut pas moins funeste la rpublique des Romains que Dmosthne celle des Athniens 9. Quant Antonin 10, admettons qu'il ait t un bon empereur, je pourrais pourtant le contester, puisque son zle pour la philosophie l'a rendu insupportable et odieux aux citoyens; admettons toutefois qu'il ait t un bon empereur; en tout cas, il fit plus de mal la rpublique en lui laissant un tel fils Il qu'il ne lui avait fait de bien par son administration. Si les hommes qui se sont donns l'tude de la sagesse sont gnralement malheureux, surtout dans leur progniture, je pense que c'est parce que la nature, dans sa prvoyance, veille ce que la contagion de la sagesse ne se rpande pas trop parmi les mortels. C'est ainsi que Cicron, comme on sait, eut un fils

    1. Cicron, Rose., IV, 9. 2. Quintilien, Inst., XI, 1, 43. 3. Platon, Rep., V, 473 CD; rasme, Adages, 201. 4. Expression de saint Augustin, Civ., D, 27. 5. Caton le Censeur (243-149) est clbre par ses vertus et la svrit avec laquelle il exera ses fonctions de censeur. 6. Caton d'Utique (95-46), arrire-petit-fils de Caton le Censeur, est le type mme du

    stocien. Il essaya de dfendre la Rpublique contre le triumvirat de Pompe, Crassus et Csar, puis contre la dictature de ce dernier.

    7. Les chefs de la conjuration qui abattit Csar. 8. Les deux frres Tiberius Gracchus et Caius Gracchus tribuns l'un aprs l'autre (en

    133, puis en 123) tentrent l'aide de rformes agraires de reconstituer la classe des petits propritaires. Ils se heurtrent l'opposition de la noblesse et le payrent de leur vie.

    9. Cicron a soutenu le tout jeune Octavien, futur Auguste; Dmosthne s'est laiss corrompre. 10. Marc Aurle fit de son rgne une illustration de sa philosophie stocienne (161-180). 11. L'empereur Commode (180-192), homme cruel et dbauch, fut l'un des plus tristes empereurs de Rome.

    LOGE DE LA FOLIE 31 dgnr 1 et les enfants du sage Socrate, comme le fait remarquer lustement un crivain, ressemblaient plus leur mre qu' leur pre, "est--dire qu'ils taient fous 2

    XXV -- On passerait encore ces gens-l d'tre dans les charges publiques comme des nes jouant de la lyre 3, mais ils sont aussi maladroits dans tous les autres actes de la. vie. Conviez un sage un hon repas, il le troublera par son morne silence ou ses questions dplaces. Invitez-le au bal, vous croirez voir un chameau danser 4.

    I ~ ntranez-Ie au spectacle, son seul visage empchera le peuple de ~'amuser et le sage Caton sera forc de quitter le thtre, faute d'avoir pu se drider le sourcil 5. S'il survient dans une conversation, c'est l'arrive du loup de la fable 6. S'agit-il d'un achat, d'un contrat, bref, d'un de ces actes ncessaires au cours ordinaire de la vie? Votre sage Il plutt l'air d'une bche que d'un homme. Ainsi ne peut-il tre utile ni lui-mme, ni sa patrie, ni aux siens dans la moindre circonstance, :ar il ignore tout des ralits les plus lmentaires et il est mille lieues' de l'opinion commune et des usages courants. Il est donc fatal qu'il soit dtest pour tre aussi diffrent des autres par sa manire de vivre et de penser. En effet, tout ce qui se fait chez les mortels est plein de folie, fait par des fous, devant des fous. S'il en est un qui veuille s'opposer tous les autres, je lui conseillerai de faire comme Timon 7, de partir dans un dsert pour y jouir seul de sa sagesse.

    XXVI - Mais pour revenir ce que je disais d'abord, quelle force JI runi en socit ces hommes qui taient des rocs, des chnes 8, des sauvages, sinon la tlatterie 9. La lyre d'Amphion et d'Orphe n'a pas d'autre sens 10. Qui a ramen la concorde la plbe romaine prte aux dernires violences? Est-ce un discours philosophique? Pas du tout. Mais un apologue risible et puril sur les membres et l'estomac I l .

    1. Le fils de Cicron se battit Pharsale et Philippes mais il est rest surtout clbre pllr son ivrognerie et sa mollesse (voir Pline. Hist. nat., XIV, 28; Snque, Suas., VII, 13).

    2. Plutarque, Vie de Caton l'Ancien, 20, 4. . 3. Locution grecque proverbiale reprise par Erasme dans ses Adages (335). 4. Locution proverbiale. Voir Adages, 1666. 5. Allusion aux ftes de Flora. Voir Valre Maxime, 2, 10, 8. 6, Locution proverbiale (Adages, 3450). 7. Timon le Misanthrope, qui se retira entirement du monde n'admettant que la seule

    compagnie d'Alcibi~de (Aristote, Lys., 808, 812; Plutarque, Alex., 16; Lucien, Tim., ouvrage traduit par Erasme en 1506).

    8. Stace, Thbade, IV, 340. 9. Horace, Ars, 391-396. 10. Amphion Thbes jouait de la lyre avec tant d'art que les pierres elles-mmes

    Ilirent mues et se rangrent en cadence pour former les murs de la ville. Orphe entranait lui aussi, au son de la lyre, les btes, les arbres et les pierres.

    Il. Apologue prononc par Menenius Agrippa lors de la scession de la plbe romaine Hur le mont sacr (403). Voir Tite-Live, Hist. rom., Il, 32; Denys d'Halicarnasse, Opuscules rhtoriques, v, 44; VI, 96.

  • 32 LOGE DE LA FOLIE Themistocls obtint le mme succs avec un apologue de ce genre, sur le renard et le hrisson 1. Quel discours d'un sage aurait eu autant d'effet que la biche imagine par Sertorius 2, ou les deux chiens de Lycurgue3, ou la plaisante histoire de Sertorius, dj nomm, sur la manire d'arracher les crins la queue d'un cheval 4? Et je ne parle pas de Minos 5 et de Numa 6, qui tous deux gouvernrent une folle multitude l'aide d'inventions fabuleuses. C'est par des niaiseries de ce genre qu'on mne cette bte norme 7 et puissante qu'est le peuple.

    XXVII - En revanche, quelle cit a jamais adopt les lois de Platon ou d'Aristote 8, ou les dogmes de Socrate? Et qu'est-ce qui a persuad les Decius 9 de se dvouer spontanment aux dieux Mnes? Qu'est-ce qui a entran Curtius.IO dans le gouffre, sinon la vaine gloire, cette sirne charmeuse, mais condamne de faon tonnante par nos pauvres sages? y a-t-il de plus fou, disent-ils, que les bassesses d'un candidat qui flatte le peuple, achte sa faveur par des dons, part la chasse aux applaudissements de tant de fous, aime tre acclam, se fait porter en triomphe, comme une idole que l'on montre au peuple, ou se dresse en statue de bronze sur le forum Il ? Ajoutez-y les noms et les surnoms d'emprunt 12, les honneurs divins rendus un avorton 13,

    1. Apologue de Thmistocle rapport par Plutarque (chap. XII). 2. Plutarque, Sert., chap. XI et XII; Aulu-Gelle, N. At., XV, 22. Sertorius avait persuad

    les barbares d'Espagne qu'il tait en relation avec les dieux par l'entremise d'une biche blanche dont il se faisait suivre partout.

    3. Plutarque, De l'ducation des enfants, chap. IV. Lycurgue, lgislateur \ des Lacdmoniens au IX' sicle avant Jsus-Christ, voulut un jour dmontrer aux Spartiates l'importance de l'ducation. Il avait deux chiens, ns d'une mme porte, l'un dress pour la chasse, l'autre non dress. Il les fit amener en public, en mettant entre eux une mangeoire et un livre. Le chien de chasse se prcipita aussitt sur le livre, l'autre sur la marmite. '

    4. Valre-Maxime, VII, 3, 6. Sertorius voulant convaincre les Lusitaniens de ne pas s'attaquer de front aux fores romaines mit un jeune homme et un vieillard en prsence de deux chevaux dont il les pria d'arracher la queue, l'une d'une seule secousse et l'autre crin par crin. Le jeune homme choua, le vieillard russit.

    5. Minos: roi de Crte lgendaire, qui faisait croire son peuple qu'il tait admis tous les neuf ans l'assemble des dieux et qu'il y recevait de Jupiter les lois qu'i l prsentait son peuple (Homre, Gd., XIX, 178).

    6. Numa: Nl!ma Pompilius, second roi de Rome, feignait de recevoir ses instructions de la nymphe Egrie qui lui apparaissait dans un bois prs de Rome (Tite-Live, Hist., livre l, chap. XIX et XXI).

    7. Horace, Epod., l, 5, 76. 8. Aristote n'a pas propos de lois idales, contrairement Platon. 9. Trois Decius, le pre, le fils et le petit-fils se sont sacrifis successivement sur les

    champs de bataille (Tite-Live, Hist., VII, 6, 5; Valre Maxime, v, 67; Cicron, Fin., Il, 19,61).

    10. Le jeune patricien Curtius se jeta dans une crevasse qui s'tait ouverte au milieu du Forum et qui ne devait se refermer, avait dit un oracle, que si l'on y prcipitllit ce que Rome avait de plus prcieux (voir Tite-Live, Hist., VII, 6, 5; Valre Maxime, v, 67; Cicron, Fin., Il, 19, 61).

    II. Horace, Sat., Il, 3, 183. 12. Tels que Magnus (Pompe) ou Felix (Sulla). 13. Il s'agit de Claude (Snque, Apocol., 3).

    LOGE DE LA FOLIE 33

    les crmonies publiques o les tyrans les plus criminels sont mis au nmg des dieux 1. Tout cela est de la pure folie et un seul Dmocrite Ile suffirait pas pour en rire 2. Qui pourrait le nier? Pourtant c'est de cette source que sont ns les exploits des hros ports aux nues par lant d'crivains loquents. C'est cette folie qui engendre les cits, c'est par elle que se maintiennent les empires, les magistratures, la religion, Ics conseils, les tribunaux, et la vie humaine n'est rien qu'un jeu de la folie.

    XXVIII - Pour parler maintenant des arts3, qu'est-ce qui a pouss l'esprit de l'homme concevoir et transmettre la postrit tant de disciplines qui passent pour admirables, sinon la soif de gloire? C'est force de veilles et de sueurs, que des hommes vraiment compltement fous ont cru acheter une je ne sais quelle renomme qui est bien ce qu' il y a de plus vain. ' Mais en attendant c'est la Folie que vous devez toutes ces commodits de la vie et, ce qui est infiniment agrable, vous profitez de l'insanit d'autrui 4.

    XXIX - Maintenant que j'ai revendiqu pour moi le mrite de la bravoure et celui de l'ingniosit, que direz-vous si je revendique aussi celui du bon sens? Eh quoi, s'riera-t-on, autant vaudra marier l'eau ct le feu 5! Pourtant, cette fois encore, je pense y russir, si toutefois vous continuez me prter une oreille et une attention favorables.

    D'abord si le bon sens repose sur l'exprience, qui convient le mieux l'honneur de ce nom? Est .. ce au sage qui tant par modestie que par timidit n'entreprend rien ou au fou, qui ignore la modestie, puisqu'il n'en a pas, ni le danger puisqu'il l'ignore, et qu'aucune chose n'arrte? Le sage se rfugie dans les livres des Anciens o il n'apprend que de pures argutis de langage. Le fou aborde les ralits et en fait l'preuve de prs; il acquiert par l, si je ne me trompe, le vritable bon senS. C'est ce qu'Homre parat avoir bien vu, tout aveugle qu'il etait, quand il dit: Le fou s'instruit ses dpens 6. Il y a en effet deux obstacles principaux qui empchent de parvenir la connaissance des choses: l'hsitation, qui rpand une fume sur l'esprit, et la crainte, qui la vue du pril vous dtourne d'agir. Mais la Folie vous en dlivre merveille. Peu de mortels comprennent les nombreux avantages qu'il y a tre sans hsitation et tout oser.

    Mais si on fait consister, de prfrence, le bon sens dans la juste apprciation des choses, coutez je vous prie, combien en sont loin

    1. Allf.lsion aux apothoses accordes par le Snat. 2. Selon Snque, Dmocrite riait de tout alors qu'Hraclite pleurait de tout (Ir., 2,

    \0, 5). 3. Il 5'agit des arts libraux, grammaire, rhtorique, dialectique, arithmtique, I;omtri.e, ~stronomie, musique.

    4. Voir Erasme, Adages, 1239. 5. nlsme, Adages, 3394. 6. Homre, /1., XVII, 32; rasme, Adages, 30; 3783.

  • 34 LOGE DE LA FOLIE ceux qui se vantent de la possder. D'abord, c'est un fait que toutes les choses humaines la manire des silnes d'Alcibiade l, ont deux faces tout fait diffrentes. Ainsi ce qui premire vue est la mort, est la vie si vous regardez plus l'intrieur des choses. Ce qui tait la vie, est la mort; ce qui tait beau, laid; l'opulence cache l'indigence; l'infamie, la gloire; le savoir, l'ignorance; la force, faiblesse; la noblesse, l'obscurit; la joie, chagrin; la prosprit, disgrce; l'amiti, inimiti; le remde, le poison; bref, si vous Ouvrez le silne vous verrez soudain tout invers. Si, par hasard, vous trouvez que c'est dit d'une faon trop philosophique, je vais l'~xpliquer plus simplement, en invoquant, comme on dit, une Minerve plus terre terre. Tout le monde admet qu'un roi est un tre riche et puissant. Mais s'il ne possde aucun des biens de l'me, s'il n'est content de rien, il est mme trs pauvre. Si son me est enchane des vices sans nom, il est le plus vil des esclaves. On pourrait ainsi philosopher sur les autres points, mais cet exemple suffit. O veux-tu en venir? dira-t-on. Je veux en venir ceci, coutez. Si, en pleine reprsentation, quelqu'un essaie d'enlever leur masque des acteurs pour montrer aux spectateurs leur vrai visage au naturel, ne gche-t-il pas toute la pice? Et ne mrite-t-il pas qu 'on le chasse du thtre, coups de pierres, comme un malade mental? Car on verrait tout coup se rvler une nouvelle face des choses ; celle qui tait tout l'heure une femme est maintenant un homme, l'adolescent est un vieillard. Qui il y a un instant, tait roi, est devenu subitement un Dama 2; qui tait Dieu se rvle tout coup un pauvre hre. Mais effacer l'illusion, c'est dtruire la pice. C'est justement cette fiction et ce maquillage qui fascinent les spectateurs. Or toute la vie des mortels est-ce autre chose qu'une pice de thtre o chacun s'avance masqu et joue son rle jusqu' ce que le chorge l'invite sortir de la"Scne 3 ? Il fait d'ailleurs souvent jouer au mme acteur des rles opposs, et tel qui paraissait jouer sous la pourpre d'un roi, parat maintenant sous les haillons d'un petit esclave. Certes, tout est travesti, mais la comdie de la vie ne se joue pas autrement. lei, supposons qu'un sage descende du ciel et vienne subitement crier : Cet individu admir de tout le monde, rvr comme un dieu et un matre, n'est mme pas un homme puisque, comme l'animal, il obit ses passions et qu'il est un esclave de la plus basse sorte pour s'tre asservi spontanment des matres si nombreux et si vils. Cet autre, qui pleure son pre dfunt, devrait se rjouir puisque ce pre a enfin commenc

    1. Les Silnes d'Alcibiade: rminiscence de Platon. Socrate est compar par le bel Alcibiade des Silnes dont l'extrieur est grotesque et mme repoussant mais dont l'intriel!r n'est que dlicatesse et rare beaut (Platon, Symp. , 215 A; Xnophon, Symp., IV, 13; Erasme, Adages, 2201).

    2. Dama est le nom donn par Horace un esclave syrien, Sat., Il, 5, 18; et l, 6, 38. 3. La comparaison de la vie humaine avec un thtre est d'origine stocienne (voir Lucien, Icarom., 16). '

    LOGE DE LA FOLIE 35 vivre, la vie terrestre n'tant qu'une sorte de mort. Celui-l, qui tire gloire de son arbre gnalogique, n'est qu'un vilain et un btard parce qu'il est mille lieues de la vertu, seule source de noblesse 1. Si ce sage parle de tous les autres de la sorte, que lui arrivera-t-il, sinon de passer aux yeux de tous pour un fou furieux? Si rien n'est plus fou qu'une sagesse intempestive, rien n'est plus maladroit qu'un bon sens t\ contre-temps. C'est agir contre-temps que de ne pas s'adapter aux circonstances prsentes, ne pas se plier aux usages, ne pas se rappeler IlU moins cette grande loi des banquets: Bois ou va-t'en 2 ! , et demander que le thtre ne soit plus du thtre. Au contraire, le vritable bon sens, pour toi qui n'es qu'un homme, c'est de ne pas vouloir une sagesse plus qu'humaine, c'est de se plier de bon gr l'avis de la multitude, ou de se tromper complaisamment avec elle. Mais c'est justement cela. la folie, disent-ils. Je ne dis pas le contraire, pourvu qu'ils conviennent en retour que c'est cela jouer la comdie de la vie.

    XXX - Pour le reste, dieux immortels, dois-je parler ou 'me taire? Et pourquoi taire ce qui est plus vrai que la vrit 3 ? Mais peut-tre sur un sujet aussi grave serait-il prfrable de faire venir de l'Hlicon les Muses 4 que les potes appellent si souvent pour de pures bagatelles. Aidez-moi donc un instant, fille de Jupiter, le temps de montrer que nul ne peut accder cette fameuse sagesse, citadelle, dit-on, de la flicit, s'il n'a pas la Folie pour guide.

    D'abord, il est admis que toutes les passions relvent de la folie. On distingue le fou du sage ce signe que l'un est guid par la passion, l'autre par la raison. Aussi les Stociens cartent-ils du sage toutes les passions comme autant de maladies 5 ; pourtant ces passions non seulement servent de pilotes 6 ceux qui se pressent pour atteindre le port de sagesse, mais elles sont aussi l, dans la pratique de la vertu, comme des perons, des aiguillons, pour encourager faire le bien. Snque, deux fois stocien, va protester avec vhmence lui qui dfend ubsolument au sage toute passion. Mais ce faisant, ce n'est plus un homme qu'il laisse subsister, il cre plutt une espce de dieu d'un genre nouveau 7, qui n'a jamais exist nulle part, et jamais n'existera. Pour parler plus clairement, il a fabriqu une statue de marbre l'image de l'homme, stupide et parfaitement trangre tout sentiment humain. Donc si cela leur chante, qu'ils profitent de leur sage tant qu'ils

    1. Thme classique (Salluste, Jug., 85, 14-25; Juvnal, Sat., 8). 2. Erasme, Adages, 947. 3. rasme, Adages, 3802, citant Martial, Epigr., 8, 76, 7. 4. Souvenir de 'Virgile, Aen., VII, 641; les potes piques invoquent les Muses soit au

    dbut de leur pome, soit avant un moment essentiel de l'action. 5. Voir Snque, Epist., IV, Il; LXXXIX, 13; Perse, Sat., V, 96-\19. 6. Pilote: esclave charg de conduire le jeune enfant l'cole. 7. Voir Platon, Tim., 29 A, 3\ A.

  • 36 LOGE DE LA FOLIE voudront, qu'ils l'aiment sans craindre de rival et qu'ils aillent habiter avec lui la rpublique de Platon l , ou, s'ils prfrent, la rgion des Ides 2, ou les jardins de Tantale 3 Qui ne fuirait avec horreur, comme un monstre ou un fantme, un homme de cette espce, sourd tous les sentiments naturels, pas plus mu de la moindre passion, serait-ce l'amour ou la piti, que s'il tait de dur silex ou de marbre de Paros 4, un homme qui rien n'chappe, qui ne se trompe jamais parce que, nouveau Lynce, il voit tuut 5, qui mesure tout au cordeau, ne pardonne rien, qui n'est content que de lui-mme, le seul riche, le seul bien portant, le seul roi, le seul homme libre, bref: le seul qui soit tout 6, mais le seul de cet avis; qui ne veut pas d'ami, n'est lui-mme l'ami de personne, qui n'hsite pas envoyer se faire pendre les dieux eux-mmes, qui condamne tout ce qui se fait dans quelque vie que ce soit et s'en moque comme d'une folie? Pourtant un tel animal est le fameux sage parfait. Dites-moi, si l' on allait aux voix, quelle cit voudrait d'un magistrat de cette sorte? Quelle arme souhaiterait un tel chef? Et mme, quelle femme souhaiterait ou accepterait ce genre de mari, quel hte un tel convive, quel valet un matre ainsi fait? Qui ne prfrerait le premier venu dans la masse des fous les plus fous, car tant fou il serait capable de commander des fous, ou leur obir, plaire ses semblables, donc au plus grand nombre, tre aimable avec sa femme, charmant avec ses amis, bon convive, compagnon facile vivre, enfin considrant que rien d'humain ne lui est tranger 7? Mais cela fait assez longtemps que ce sage m'ennuie; passons des choses plus agrables.

    XXXI - Supposons donc qu 'on regarde du haut d'un observatoire lev, comme Jupiter le fait parfois au dire des potes 8, afin de voir tous les malheurs auxquels est soumise la vie des hommes, leur naissance misrable t sordide, la difficult de leur ducation, les dangers auxquels est expose leur enfance, les sueurs auxquelles est voue leur jeunesse, leur vieillesse pnible, la dure ncessit de la mort; et tout au long de la vie, les bataillons de maladies qui les assaillent, les accidents qui les menacent, les malheurs qui fondent sur eux, enfin rien qui ne soit pas plein de fiel, sans parler des maux que l'homme

    1. Lucien prtend que Platon doit partir vivre tout seul dans sa Rpublique, personne n'ayant voulu le suivre (Lucien, Hisl. vraie, 115).

    2. La rgion des Ides: le monde purement intelligible, forge par l'imagination de Platon.

    3. Des jardins qui n'existent nulle part (rasme, Adages, 1046). 4. Yirgile, Aen., 1, 471. 5. Erasme, Adages, 1054. Voir Horace, Epod., l, l, 28. Il s'agit de Lynce, fils

    d' Aphareus et d'Arn, frre d' Idas et l' un des Argonautes dont la vue perante tait devenue proverbiale, peut-tre par confusion avec le lynx .

    6. Horace, Epod. , l , l , 106-107; SaI. , l, 3, 124-125. 7. Vers clbre de Trence (Heaul., 77). 8. Voir Homre, 11. , VIII, 51; Virgile, Aen., l, 223 sq.

    LOGE DE LA FOLIE 37

    fait l'hom:Jl1e

    : pauvret, prison, dshonneur, honte, torture, embches, lrahison, injures, procs, fraudes. Mais l ce serait vouloir compter les grains de spble! Quelles fautes les hommes ont-ils faites pour mriter tout cela, qluel dieu dans sa colre les a contraints de natre pour ces misres, je n'ai pas vous le dire prsentement. Mais en rflchissant tout cela" ne serait-on pas tent d'approuver l'exemple des filles de Milet 1, tou~ dplorable qu'il soit? D'ai1leur~ quels sont principalement ceux qui, I)ar dgot de la vie, ont attent leurs jours? Ne sont-ils pas les farrliliers de la sagesse? Parmi eux, sans parler maintenant des Diogne, dies Xnocrate, des Caton, des Cassius et des Brutus 2, le fameux Chiron 3 qui pouvait tre immortel, prfra la mort. Vous voyez, je pense, c,e qui arriverait si les hommes taient tous sages: il faudrait t1ssurmen~ une nouvelle argile et tout l'art d'un nouveau Promthe pour la mpdeler4. Mais .moi, l'aide de l'ignorance, de l'tourderie, quelquefoi:S de l'oubli des maux, parfois de l'espoir du bonheur, ou en versant uni peu de miel sur leurs plaisirs, je viens si bien au secours de leurs grandes misres qu'ils ont de la peine quitter la vie, mme quand' le fil des Parques est dvid, et que la vie les abandonne depuis longtemps; moins ils ont de motifs pour rester en vie, plus ils tiennent la vie, tiant s'en faut qu'elle les dgote.

    Tous ce!s vieillards aussi gs que Nestor 5 que vous voyez partout, ayant perdi

    u toute forme humaine, balbutiant, radotant, dents, chenus,

    chauves ()u, pour mieux les dcrire avec les m')ts d'Aristophane 6, malpropri!S, vots, misrables, dcrpits, sans cheveux ni dents ni sexe, c'esit un effet de ma gnrosit s' ils prennent un tel plaisir la vie, s'ils font tout pour se rajeunir 7; l'un teint ses cheveux blancs,

    1. Aulu-(Jelle, N. AI" xv, 10. Les vierges de Milet furent prises d'une passion subite ~~~~ , 2. Dioglne

    le Cynique aurait mis fin volontairement ses jours en s'touffant (Diogne lLarce, Vie, 5, 2, Il, 77); Xnocrate de Chalcdoine, philosophe et mathmaticiien (396-314 av. J.-c.) qui dirigea pendant vingt-cinq ans les destines de l'Acadmie: que Platon avait fonqe (Diogne Larce, 4, 2, 12, 14-15). Xnocrate est mort par acicident et non de faim. Erasme a pu confondre avec Clanthe (Diogne Larce, 7, 5 7, 176); allusion au suicide de Caton d'Utique qui, aprs la dfaite des Pompiens ct d~s Rplublicains Thapsus, mit fin ses jours aprs avoir pass une grande partie de la nuit lire le Phdon de platon (voir, par exemple, Lucien, Phars.); Cassius: meurtrier die Csar, qui se fit tuer par son affranchi aprs la victoire d'Antoine Philippes (42 av. J.-tC);. Brutus: ~I?i de Cassius, autre meurtrier de Csar, se tua galement au soir de la pefalte de Philippes. 3. Chiro>n: fils de Saturne et de Philyre, Centaure rput pour sa sagesse, fut bless Ilccidentell,ement par une flche empoisonne de son ami Hercule et prfra renoncer l'immortaliit qui lui avait t accorde. Jupiter, abrgeant ses souffrances, le plaa dans le ciel o il forma la constellation du Sagittaire (Ovide, Met., Il, 676; Lucien, Di";' morts, 26)! .. . 4. Voir LUCIen, Dlul. morts, 26. 5. La ,viei11esse de Nestor, roi de Pylos, qui avait rgn sur trois gnrations d' hommes>, tait chez les Anciens proverbiale (voir Martial, Epigr,. IX, 29).

    6. Aristtophane, Plut., 266-267. 7. Voir' Erasme, Adages, 3083.

  • 38 LOGE DE LA FOLIE l'autre cache sa calvitie sous une perruque, celui-ci se sert de dents, peut-tre empruntes un pourceau, celui-l se meurt d'amour pour une pucelle et surpasse mme en inepties amoureuses n'importe quel jeunet. On voit des moribonds qui ont dj un pied dans la tombe pouser un tendron, mme sans dot et qui servira d'autres 1; le cas est si frquent qu'on s'en fait presque gloire. Mais il est encore plus plaisant de voir des vieilles dj mortes de vieillesse, si cadavreuses qu'on pourrait les croire revenues des Enfers, et qui n'ont que ce mot: Que la vie est belle! Elles sont encore comme des chiennes en chaleur et mme, comme disent les Grecs, en rut 2, elles font entrer chez elles prix d'or un Phaon 3, se fardent sans relche, ne quittent jamais leur miroir, pilent leur fort du bas ventre 4, exhibent des mamelles flasques et fltries 5, sollicitent d'une plainte chevrotante un dsir qui languit 6, boivent, se mlent aux danses des jeunes filles, crivent des billets doux. Tout le monde en rit pour ce qu'elles sont: compltement folles. En attendant elles sont contentes d'elles-mmes, plonges dans les plus grandes dlices, se vautrent dans le miel 7 et, grce moi, sont heureuses. A ceux qui les trouvent ridicules, je conseillerais d'examiner s'il ne vaut pas mieux mener une vie de miel grce la folie que de chercher, comme on dit, la poutre pour se pendre 8? D'ailleurs, si leur conduite est communment juge infme, cela ne touche pas mes fous qui sont insensibles ce malheur ou, s'ils le ressentent, n'y font gure attention. Recevoir une pierre sur la tte, voil un vrai malheur. Mais pour le reste, honte, infamie, opprobes, injure, ce sont des maux qu'autant qu'on les ressent. Quel tort te font les sifflets du peuple entier du moment que l'on s'applaudit soi-mme 9 ? Or, seule la Folie rend la chose possible.

    XXXII - Mais je crois entendre les philosophes protester. Mais non, disent-ils, c'est justement cela le malheur: tre tenu par la folie, vivre dans l'erreur, l'illusion, l'ignorance. Pas du tout: c 'est tre homme. Pourquoi appellent-ils cela un mal