Cathérine Clément, Lévi-Strauss ou la structure et le malheur

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Claude Lvi-Straussou

La Structure et le MalheurLe fait est dsormais incontestable : l'uvre anthropologique de Claude Lvi-Strauss a boulevers notre regard port sur les cultures et les socits archaques. Il n'est plus possible aujourd'hui de voir le monde primitif comme les ethnologues nous le montraient il y a encore quelques dcennies, telle une image trouble et vacillante de notre propre pass. Et rien que cela dj confre son travail la g r a n d e u r et la dignit d ' u n m o n u m e n t de la pense sur lequel nous devons en permanence revenir. Mais il y a plus encore : dans le cadre de sa recherche, Claude LviStrauss nous a u r a aussi enseign un certain art de comprendre les hommes, leur milieu, les mystres de leur imaginaire... donc une manire de vivre entre nous, parce que nous savions reconnatre chez les autres autant de valeur que nous nous en accordions nous-mmes. En d'autres termes il nous a u r a aussi dlivr l'alphabet d ' u n e morale : prcisment l ' u n des axes que parcourt ici Catherine Clment, preuve que sa lecture dpasse infiniment le simple commentaire d ' u n e pense. C o m m e on avait pu s'en aviser dans Vies et lgende de Jacques Lacan : la rencontre d ' u n e philosophe doue avec une u v r e forte engendre toujours un trait qui explique autant qu'il continue l'univers intellectuel sur lequel il s'appuie. De l'anthropologie donc. Et sans attendre la rfrence au matre ouvrage de Lvi-Strauss, Tristes Tropiques. Ce n'est pas lui qui fut premier. Pourtant, aux yeux du grand public c'est lui qui imposa le penseur. Les Structures lmentaires de la parent, qui l'avait chronologiquement prcd, tude minutieuse et novatrice des lois qui rgissent la formation des couples l'intrieur des socits, fut d ' a b o r d reu par les spcialistes. Simone de Beauvoir notamment lui consacra une longue recension dans Les T e m p s modernes . Mais Tristes Tropiques ouvrit l'audience. U n livre trange, sur lequel Catherine Clment rflchit longuement, parce qu'il est la fois le document exemplaire d ' u n chercheur qui examine sa discipline, la questionne, l'value, et une espce de roman d'apprentissage o un intellectuel raconte les tapes de sa formation, s'interroge sur lui-mme, sur le sens de son travail. Livre de mtier et journal intime. Livre annonciateur de ce qui suivra, tant de Y Anthropologie structurale, de La Pense sauvage, que des Mythologiques et de La Potire jalouse. Au c u r de l'entreprise, une constante : isoler les structures d ' o r d r e qui rgissent le m o n d e sauvage. Sa culture, ses formes d'organisation sociale, son imaginaire, sa pense. T o u t , d'ailleurs, s'inscrivant dans un ensemble complexe mais cohrent. Et c'est ainsi que les diverses (Suite au verso.)

composantes de l'difice straussien peuvent s'articuler les unes par rapport aux autres selon une logique irrfutable. Les Structures lmentaires de la parent dfinissent la mthode structurale, montrant qu'elle revient pour l'essentiel identifier et isoler les niveaux de ralit (...) qui peuvent tre reprsents sous forme de modle . Sous les rgles sociales, sous la loi d'alliance des sexes, agit une infrastructure inconsciente susceptible d'tre mise au jour. Et l'arrive on obtient une vision claire des systmes de parent pour lesquels il n ' y a que trois structures possibles; les trois structures se construisent l'aide de deux formes d'change; et ces deux formes d'change dpendent elles-mmes d ' u n seul caractre diffrentiel, savoir le caractre h a r m o n i q u e ou dysharmonique du systme considr . Le tout sanctionn p a r cette dcouverte dcisive : que l'appareil imposant des prescriptions et des prohibitions pourrait tre, la limite, reconstitu a priori en fonction d ' u n e question et d ' u n e seule : quel est, dans la socit en cause, le rapport entre la rgle de rsidence et la rgle de filiation . A u t r e m e n t dit, avec Les Structures lmentaires Lvi-Strauss forge les instruments conceptuels qui nous autoriseront dsormais pntrer le cur des formations sociales, pour en percevoir ce qui est comme leur vrit cache : les formes mystrieuses de la culture qui disciplinent l ' h o m m e , sans qu'il s'en aperoive. U n e leon de lucidit. Et puis il y a l'autre ple de l ' u v r e , Les Mythologiques. La fantastique plonge dans la pense sauvage . L'coute de ses rumeurs, de ses leons. La dcouverte de sa conception du monde. U n univers surprenant de pertinence et d'intelligence des choses qui pourrait en remontrer toutes nos sciences et tous nos savoirs. U n e fresque admirable qui porte sur les mythes d ' A m r i q u e et restitue comme u n e sorte d'Odysse de l'Esprit. Histoires multiples pour raconter l'avnement de l'humanit, le passage de la nature la culture, l'invention des arts et des techniques, la mise en place des ordres du pouvoir, ou la constitution d ' u n e image de l ' h o m m e . E n fait, u n travail titanesque qu'est venu rcemment pauler la publication de La Potire jalouse. A partir duquel nous pouvons, comme nous y invite ici Catherine Clment dans des pages lumineuses, accder une sagesse, une srnit nouvelles. U n e uvre pour mditer, une rflexion ruminer. L ' a n t h r o pologue Lvi-Strauss a uvr en philosophe : sa pense a perturb la tranquille assurance des sciences h u m a i n e s . Il fallait le dire. Il fallait le montrer. Catherine Clment s'y est employe, magistralement.

CATHERINE CLMENT

Claude Lvi-Straussou

La Structure et le MalheurEdition revue, corrige et augmente

SEGHERS

Paru dans Le Livre de Poche :

LA SULTANE. VIES ET LGENDES DE JACQUES LACAN

(Biblio/Essais).

ditions Seghers, 1970, 1974. Librairie Gnrale Franaise pour la premire partie, 1985.

Tout la fois ensemble et spars, comme doivent tre le soleil et la lune... L'Origine des manires de table, p. 157.

Dessin indit de Lvi-Strauss, aprs l'accident racont dans Tristes Tropiques : ... Nous passions le petit djeuner contempler Vellard extrayant quelques esquilles de la main d'Emydio et la reformant mesure. Ce spectacle avait quelque chose d'curant et de fascinant ; il se combinait dans ma pense avec celui de la fort, pleine de formes et de menaces. Je me mis dessiner, prenant ma main gauche pour modle, des paysages faits de mains mergeant de corps tordus et enchevtrs comme des lianes.

PREMIERE PARTIE

LA BONNE DISTANCE

1. Portrait de l'ethnologue en Cyrano de Bergerac

Le plus grand anthropologue du monde, universellement reconnu, est un savant parfait, un sage dominant les passions de ses contemporains. De sa propre socit, il a adopt les rites les plus tablis : professeur au Collge de France, l'une des plus anciennes institutions franaises, Claude Lvi-Strauss est m e m b r e de l'Acadmie franaise, dont il suit, dit-on, avec un soin jaloux les sances de travail sur le dictionnaire : la langue est son royaume, dont il matrise les formes dans un style classique ingalable, o les traces du rythme ample et bal anc lgu par la tradition rhtorique la plus pure se lisent travers toute son uvre. Il ne s'engage que rarement : et, s'il signe une ptition publique, ce peut tre pour protester contre le dlabrement d'une antique institution, la Bibliothque Nationale, tant il est vrai que le patrimoine reprsente un de ses attachements les plus srs. Sa premire figure, la plus extrieure, est celle d'un Grand Totem institutionnel. Mais il aime, passionnment, les forts et les arbres : chez lui, Lignerolles, aux confins de la Champagne humide, il n'aime pas qu'on coupe les branches des siens. Cet h o m m e qui fut l'un des premiers tablir une vraie thorie de la culture est un amoureux de la nature, en ce qu'elle a de sauvage, de total. Son peintre prfr demeure Poussin, et de Poussin, Paysage avec Orion aveugle . Un gant porte sur d'immenses paules un petit h o m m e envelopp de nuages ; des pics se dessinent l'horizon de la toile, des arbres aux frondaisons infinies envahissent le ciel. C'est l'intimit avec le monde vgtal ; c'est l'me de l'Amrique indienne, celle-l mme de notre hros : la petitesse nue de l'humanit s'y mesure 11

la dmesure de la nature ; le mythe les enlace tous deux sous la figure mdiane d'un gant aveugle, mais c'est l'homme qui guide les pas de l'aveugle. La passion se lit dans le souffle invisible du vent, les pas du gant font rsonner la terre : Claude Lvi-Strauss est aussi un amoureux de la musique et un fervent de Wagner. Le romantisme rejoint l'me indienne, le dnuement des h o m m e s se confronte sans cesse aux forces les plus redoutables : combat sans fin. La seconde figure de l'ethnologue est celle, plus secrte, d'un passionn de la vie. Il lui arriva de dcrire le catalogue de ses gots personnels, dans un moment o il rflchissait sur l'objectivit de l'ethnologie, pour expliquer prcisment que l'ethnologue appartenait aussi sa propre culture, qui le dtermine de part en part. Il aime le portail de Chartres, l'art maya et olmque, la plastique mlansienne, le bouddhisme, Mozart ; il n'aime pas la musique de jazz, les masques africains, Lourdes, Lisieux, les temples de l'Inde et l'art aztque, trop totalitaire 1 . Au-del du jeu, se dessine un clivage cohrent. D'un ct la dmesure surcharge, un expressionnisme dbordant, les pulsions l'extrieur ; de l'autre et c'est l qu'il est tout entier la retenue, le calme, un certain sourire, une intimit fragile, celle-l mme qu'il a trouve chez ses chers Nambikwaras, l'expression m m e de la tendresse humaine. L'amour des arbres, des branches folles et de la nature s'allie au got d'un quilibre dont sa pense tmoigne, parfaite architecture logique, m o n u m e n t de la raison lev la gloire du bricolage le plus immense, celui des mythes, de la cuisine, de la vie quotidienne souvent inaperue. Si son criture s'en va toujours vers la rgularit du style, elle est aussi zbre d'images magiques rencontres dans les raythologies dont il est le scribe amoureux ; de grands oiseaux sillonnent l'univers, piquant du b e c dans le monde des hommes... Les Grands Oiseaux, volant sans trve la recherche des Serpents, fendraient les pots en zigzag c o m m e des clairs, avant ou pendant la cuisson. Ces phrases foudroyantes, il est impossible d'chapper leur charme ; elles illuminent le moindre de ses textes, clairant de lueurs mystrieuses des dmonstrations parfois difficiles, toujours rgles par l'exercice rationnel. Le savant passionn est aussi un magicien de la thorie ; il rvait d'tre chef d'orchestre, il 12

a donc crit les Mythologiques, dirigeant les images c o m m e des pupitres de cordes, de vents, de percussions, orchestrant de savantes partitions caches dont il est devenu en partie l'auteur. Farouche, timide, il a l'il attentif et perant, plein d'inquitude ou de malice, tantt mlancolique, tantt gai, empli de silences ombreux que coupent des histoires racontes. En lui la pense affleure sans cesse, rserve cependant et ne se livrant point. C'est qu'il ne cesse de revenir : revenir du bout du monde o il est jadis parti. Install dans sa culture aux points d'ancrage qu'il a choisis les plus archaques possibles, et cependant lgrement, trs lgrement absent de chez nous : l'ethnologue, tel Lazare, ressuscit d'entre deux mondes... Tel Cyrano. voquant la haute figure de Marcel Mauss, Claude Lvi-Strauss cite une formule, o, dit-il, il a rassembl la mthode, les moyens et le but dernier de nos sciences , et que tout Institut d'Ethnologie pourrait inscrire son fronton : Il faut, avant tout, dresser le catalogue le plus grand possible de catgories ; il faut partir de toutes celles dont on peut savoir que les hommes se sont servis. On verra alors qu'il y a encore bien des lunes mortes, ples ou obscures, au firmament de la raison 2 . Mauss, l'un des premiers, fut un collectionneur de thories en gestation ; Lvi-Strauss plus encore, sera l'explorateur des raisons disparues, ou, mieux, c o m m e il le dit lui-mme, astronome des constellations humaines . Or du personnage historique de Cyrano de Bergerac, LviStrauss a bien l'image, perdument prise des trangets lointaines, attach en dmontrer passionnment l'existence d'abord, la qualit de vie ensuite. Les lunes, avec lui, ne sont ni mortes, ni ples ; elles brillent de cette obscure clart potique que l'ethnologue en les analysant, en les consignant, leur confre. Et la figure d'un Cyrano, voyageur imaginaire dans les systmes plantaires et les toiles de la nuit, s'apparente au voyageur qui, cheminant dans la fort des mytnes, nous guide travers des sentiers dont il est le premier avoir compris la profonde logique. Oui, il y a du fantastique, du baroque d a n s . la pense de Claude Lvi-Strauss : elle tient autant au corpus mythique qu'il a choisi d'tudier qu' sa propre architecture intrieure encore plus si, 13

refoule, elle se dissimule dans le sourire d'une statue mdivale. Nous sommes loin, trs loin de l'image qui fut la sienne dans les belles annes du structuralisme . A l'poque, le nom de Lvi-Strauss entrait c o m m u n m e n t dans une trange ttralogie o se retrouvaient avec lui Jacques Lacan, Michel Foucault et Louis Althusser ; s'y dsignait confusment une vague ide philosophique, c o m m u n e aux quatre auteurs, destructeurs de l'nistoire linaire, de l'humanisme et de la notion de sujet ; il s'agissait aussi mais ce n'tait pas toujours dit de tourner dfinitivement la page sartrienne, elle-mme rduite une version sommaire de l'existentialisme. Qui dsignait ? Qui tournait les pages de ce grand livre invisible ? Aucun des quatre, m m e si Lvi-Strauss critiquait la vision sartrienne de l'histoire dans La Pense sauvage, m m e si Lacan dmontrait rigoureusement l'invalidit du sujet au regard de l'inconscient, plus gnralement au regard d'une structure logique dont le sujet n'est qu'un lment. Qui dsignait ? La glose, la vulgate, le commentaire, dont Foucault avait fait u n e brillante critique dans Naissance de la clinique. Une touffeur faite de mots et d'humeur, o structuralisme ne signifiait plus rien qu'un verlan de plus. Pour autant, Claude Lvi-Strauss est certainement le seul des quatre avoir pris le mot au srieux. En 1970 paraissait la premire dition de ce livre ; dj, alors que le mot faisait encore fureur, j'essayai d'en montrer l'inanit mondaine, tout en restant encore si prisonnire de l'acception convenue que LviStrauss m'crivait alors : Pour en revenir aux premires pages de votre commentaire, vous avouerai-je que je trouve trange qu'on prtende m'extraire du structuralisme en y laissant pour seuls occupants Lacan, Foucault et Althusser ? C'est mettre le monde l'envers. Il y a en France trois structuralistes authentiques : Benveniste, Dumzil et moi ; et ceux que vous citez ne sont compris dans le nombre que par l'effet d'une aberration... La leon n'tait pas vole ; en cherchant tout prix corriger ce que je sentais bien c o m m e une aberration tout imaginaire, j'avais oubli que le structuralisme existait comme mthode, et, au-del, comme pense. Non pas celle dont on l'afflublait alors ; mais une dmarche de classement, de dcouverte, partir d'oppositions simples que viennent compliquer des mdiations calcules. 14

Avant d'valuer les enjeux philosophiques d'une telle mthode dans la pense de Lvi-Strauss, il faut comprendre ce qu'elle est ; il faut savoir aussi de quelle trange jubilation peut s'accompagner la gymnastique de l'esprit qui, la lecture des Mythologiques par exemple, ou de tel texte du second volume de Y Anthropologie structurale, suit les filins qui se tendent, se retournent, se renversent, d'quivalences en quivalences, jusqu' l'vidence bouissante de la conclusion. Cyrano encore : mais cette fois, sous la figure de l'homme d'esprit. Indniablement, la pense devient alors un plaisir ; c'est sans doute par l que s'introduit ft-ce son corps dfendant la philosophie de notre auteur. Jubilons donc avec lui lorsqu'il dcrit, dans La Pense sauvage, les saveurs et les parfums, lorsqu'il mlange les intuitions potiques ou simplement rurales et la science chimique contemporaine : La chimie moderne ramne la varit des saveurs et des parfums cinq lments diversement combins : carbone, hydrogne, oxygne, soufre et azote. En dressant des tables de prsence et d'absence, en valuant des dosages et des seuils, elle parvient rendre compte de diffrences et de ressemblances entre des qualits qu'elle aurait jadis bannies hors de son domaine parce que "secondes". Mais ces rapprochements et ces distinctions ne surprennent pas le sentiment esthtique : ils l'enrichissent et Pclairent plutt, en fondant des associations qu'il souponnait dj, et dont on comprend mieux pourquoi, et quelles conditions, un exercice assidu de la seule intuition aurait dj permis de les dcouvrir ; ainsi, que la fume du tabac puisse tre, pour une logique de la sensation, l'intersection de deux groupes : l'un comprenant aussi la viande grille et la crote brune du pain (qui sont c o m m e elle des composs d'azote) ; l'autre, dont font partie le fromage, la bire et le miel, en raison de la prsence de diactyle. La cerise sauvage, la cannelle, la vanille et le vin de Xrs forment un groupe, non plus seulement sensible mais intelligible, parce qu'ils contiennent tous de l'aldhyde, tandis que les odeurs germaines du th du Canda ( winterereen ), de la lavande et de la banane, s'expliquent par Ta prsence d'esters. L'intuition seule inciterait grouper l'oignon, l'ail, le chou, le navet, le radis et la moutarde, bien que la botanique spare les liliacs des crucifres. Avrant le 15

tmoignage de la sensibilit, la chimie dmontre que ces familles trangres se rejoignent sur un autre plan : elles reclent du soufre (K., W.). Ces regroupements, un philosophe primitif ou un pote aurait pu les oprer en s'inspirant de considrations trangres la chimie, ou toute autre forme de science : la littrature ethnographique en rvle une quantit, dont la valeur empirique et esthtique n'est pas moindre 3 . Mais ceci n'est encore que le premier pas, le classement le plus lmentaire. La jubilation s'accrot lorsque, classement fait, l'esprit parvient voir, dans deux figures apparemment sans rapport, un lien jusqu'alors inaperu. Dans un de ses livres les plus rcents (La Potire jalouse) Claude Lvi-Strauss s'amuse le plus srieusement du m o n d e rapprocher deux versions inattendues du mythe d'dipe : dipe-Roi, d'un ct pas de surprise et Un chapeau de paille d'Italie, d'Eugne Labiche, de l'autre 4 . Petit exercice structural l'usage des coliers borns. Premires ressemblances : un infirme de chaque ct, Tirsias l'aveugle et l'oncle Vzinet le sourd. Nul ne tient compte de leurs propos, qui, s'ils avaient t couts, eussent mis fin la pice en ses commencements. Conflits de famille : entre dipe et Cron son beau-frre, entre Fadinard et son beau-pre. Problme semblable, >oursuit, imperturbable, Lvi-Strauss : Dans dipe-Roi, e problme initial est de dcouvrir qui a tu Laos ; un individu quelconque fera l'affaire, pourvu qu'il remplisse les conditions nonces. Dans Un chapeau de paille d'Ita lie, il s'agit au dpart de dcouvrir un chapeau identique un chapeau disparu. Un chapeau quelconque fera l'affaire, pourvu qu'il satisfasse aux conditions nonces. Mais en plein milieu de chaque pice, ce problme initial bascule. Chez Sophocle, la recherche d'un meurtrier quelconque s'efface progressivement derrire la dcouverte bien plus intressante que l'assassin qu'on cherche est celui-l m m e qui cherche dcouvrir l'assassin. De mme, chez Labiche, la recherche d'un chapeau identique au premier s'estompe derrire la dcouverte progressive que ce chapeau qu'on cherche n'est autre que celui qui a t dtruit 5 . Le rapprochement se poursuit entre dipe et Fadinard : pour une fois, la question dipienne prte rire. Tel est bien l'objectif poursuivi par notre Cyrano : car, au-del d'une leon de choses l'usage des coliers en 16

mal de mthode, il s'agit aussi de prouver contre Freud que le code sexuel n'explique pas tout. A preuve, ce rapprochement o les structures de ressemblance ont fort peu faire avec le dsir de la mre et le meurtre du pre. Voyons un peu plus loin la conclusion ironique de l'exercice, et sa reprise profonde quelques lignes plus tard. En dpit de contenus diffrents, l'intrt suscit par la tragdie de Sophocle et la comdie de Labiche tient aux proprits spcifiques d'une c o m m u n e armature. En ce sens, on peut dire qu'dipe-Roi et Un chapeau de paille d'Italie sont des mtaphores dveloppes l'une de l'autre. Et leurs intrigues troitement parallles font ressortir la nature m m e de la mtaphore qui, en rapprochant des termes ou sries de termes, les subsume sous un champ smantique plus vaste dont, pris isolment, chaque terme ou srie de termes n'et pu faire saisir la structure profonde et moins encore l'unit 6 . La parodie est ici d'autant plus remarquable qu'elle s'applique LviStrauss lui-mme et que, mieux encore, elle n'est pas dnue de sens. Car, et Lvi-Strauss enchane cette rois sur le mode austre qui plus gnralement est le sien : Il ne faudrait pas prendre ce petit exercice d'analyse structurale trop au srieux. Ce n'est qu'un jeu, mais qui, sous un dehors futile, aide mieux comprendre que des intrigues htroclites veillent l'intrt moins par leur contenu que par une forme 7 . Telle est en effet la vritable conclusion, conforme l'essence m m e du structuralisme : soit des lments prsents comme contradictoires, l'esprit humain, partout, mais selon des schmes diffrents, trouve des cheminements logiques et des rgles de cohrence : il s'agit de rsoudre, de faire coexister. Ceci est vrai de toute la culture, et, au cur de la culture, du cur et de ses tourments. C'est pourquoi l'histoire d'dipe n'est pas seulement une tragdie o la question sexuelle est dirimante ; elle est aussi et pour Lvi-Strauss, elle est surtout une intrigue logique dont l'histoire de Fadinard et de son chapeau perdu avec des coquelicots est le rpondant. A travers cet exemple en forme d'exercice de style, la question du structuralisme se repose, vingt ans aprs la mode, de faon claire. Les dtracteurs de cette thorie, dont ils connaissaient peu de chose, mais dont ils pressentaient la rigueur morale, reprochaient l'poque Lvi-Strauss son inhumanit : plus d'Histoire, plus d'In17

dividu, plus de Sujet, plus d'Homme c'est avec ce dernier vocable que l'on glissait vers une critique thique, vers une perversion cfe l'esprit structuraliste, galement. Lvi-Strauss, toujours dans La Potire jalouse, en est conscient : On m e reprochera de rduire la vie psychique un jeu d'abstractions, de remplacer l'me humaine avec ses fivres par une formule aseptise. Je ne nie pas les pulsions, les motions, les bouillonnements de l'affectivit, mais je n'accorde pas ces forces torrentueuses une primaut : elles font irruption sur une scne dj construite, architecture par des contraintes mentales 8 . Le thoricien du structuralisme ne dit l rien d'autre que n'ait dj dit Freud qu'il critique si fort : il existe une logique des passions, et cette logique est inform e par les rgles de la culture. Il faut aller plus avant dans le difficile rapport entre la thorie structuraliste de Lvi-Strauss et son envers. Cet homme-ci a pour hros philosophique Jean-Jacques Rousseau, fondateur, ses yeux, des sciences de l'homme. Ce logicien rigoureux, ce Monsieur Teste, cet h o m m e de verre construit des modles de lecture des mythes amrindiens en huit cents variantes, mais dplore la ncessit de structurer : car les mythes ne sont point faits pour tre analyss, mais p o u r mouvoir. Le fantasme du chef d'orchestre qui excute la musique rvle un thoricien malheureux... Heureux, cependant, voire empli de jubilation intellectuelle lorsqu'il dplie les mille plissements du tissu mythique et le met plat , presque comme une repasseuse. Mais malheureux de ne pouvoir simplement conter, jouer, participer de cette musique dont l'ethnologue n'est plus qu'un excutant driv. Il ne s'agit pas de dcouvrir un Lvi-Strauss inconnu : lui-mme ne se cache pas de ses regrets devant u n e beaut qu'aucune analyse ne saurait vraiment restituer. Il s'agit de montrer le lien consubstantiel entre la structure et le malheur originel auquel elle renvoie. Toute la pense de Claude Lvi-Strauss dit cette contradiction ; lui-mme est assez crivain pour laisser voir, ici ou l, dans les plis de son repassage thorique, les chagrins d'enfance et de voyages que dissimule peine l'activit structurante. Cyrano encore, sentimental amoureux d'une trop blonde Roxane, Cyrano nostalgique, version moderne et populaire. La belle pourrait s'appeler l'Art. Elle est insaisissable. 18

En cela, et en cela seulement, il peut tre dit philosophe. Non parce qu'il labore un systme de pense : il en existe un, pour soutenir la mthode. Mais il est philosophe quand il rve, et qu'il transcrit ses rves en laborant u n e autre morale ; il est philosophe quand il dplore, et sa dploration dcrit une ide sur le monde dans lequel il vit ; il est philosophe quand il chappe aux mythologies amrindiennes dont il est spcialiste , et que soudain surgissent des fantmes venus d'ailleurs, de la proche Europe, de nos mythes les plus intimes. Il est philosophe comme le fut Rousseau : on trouvera chez Lvi-Strauss u n e esquisse de Contrai social, une Origine de l'ingalit, un Emile, des Confessions... Mais il n'y consent pas. Dans Tristes Tropiques il raconte comment il fut repouss par la philosophie universitaire, dont il dcrit frocement u n e mthode qui n'a gure vari depuis lors, cette dialectique simpliste renvoyant dos dos deux vues opposes d'une question, quelle qu'elle soit. Ces exercices deviennent vite verbaux, fonds sur un art du calembour qui prend la place de la rflexion, les assonances entre les termes, les homophonies et les ambiguts fournissant progressivement la matire de ces coups de thtre spculatifs l'ingniosit desquels se reconnaissent les bons travaux philosophiques 9 . Et il en donne un exemple : Je me faisais fort de mettre en dix minutes sur pied une confrence d'une heure, solide charpente dialectique, sur la supriorit respective des autobus et des tramways. Plus grave encore : Le savoir-faire remplaait le got de la vrit. A une dmarche philosophique sche, il prfre une activit qui s'apparente plus son esprit taxinomique, et choisit le Droit. La philosophie, l'vidence, lui parat sduisante et futile. Et il a, dit-il, l'intelligence nolithique 1 0 . Aprs la premire dition de ce livre 1970 il m'crivait : J'admets volontiers m'tre servi d'un chafaudage philosophique (des plus lgers) pour construire en dur un difice qui consiste au premier tage en une thorie de la parent et du mariage, en une thorie de la pense mythique au second. Or, de votre analyse, l'difice est presque compltement absent : vous ne gardez que l'charaudage, de telle sorte qu'au lecteur il risque d'apparatre comme l'difice proprement dit : difice des plus bizarres, arbitraire et comment s'en 19

tonner ? fort peu hospitalier : pas plus que vous je ne m'y sentirais Taise, mais c'est que la vraie maison est ailleurs. Voyons donc, s'il vous plat, cette vraie maison, entre les feux de brousse et le cri des Grands Oiseaux qui sillonnent les cieux d'orage, au-dessus d'une humanit qui forge ses premires histoires. La maison est un systme d'carts que comble inlassablement une activit mdiatrice. S'il fallait parler c o m m e fait le mythe, on pourrait crire : Au commencement tait un passage, un passage plein de terreurs et d'angoisse. Alors les hommes dcidrent de le franchir, et laborrent pour cela des ponts, des aqueducs, lancrent des arches, et se mirent penser... La maison structuraliste demande se fonder sur un premier cart qu'elle emploiera toute son nergie rduire. Dans Les Structures lmentaires de la parent, l'cart est entre les deux sexes. Dans Tristes Tropiques, il est entre l'Occident et les Amriques dvastes par les conquistadores. Dans les Mythologiques, plus nettement dans L'Homme nu, l'cart est entre le ciel et le sol terrestre, le haut et le bas. La srie des premiers carts peut se dire peu prs ainsi : la Culture s'carte de la Nature, l'intelligible s'carte du sensible, l'ordre s'carte du dsordre, la structure s'carte de l'vnement. L'homme s'carte de la femme. Ensuite pourrait s'crire sommairement une premire srie de mdiations. Entre culture, intelligible, ordre, et nature, sensible, dsordre, le mythe, ou la musique, ou l'alliance, sont d'indispensables intermdiaires. Entre structure et vnement, l'histoire. Entre l'homme et la femme, la parent. Entre l'Occident culture, ordre et les Amriques nature, dsordre les voyages et l'ethnologue rtablissent, tout en rptant le premier et mortifre voyage, une mdiation incessante. Entre le ciel et le sol, l'homme nu grimpe sur un arbre, ou le long d'une liane, pour assurer le difficile passage. Chacun sent bien ce que cette perception du systme a de rducteur. Si la description de la maison s'arrtait l, elle serait comme le sonnet d'Oronte dans Le Misan thrope, et pour les mmes raisons : futilit. Car chacun des carts se peut retourner au terme de la mdiation. Ainsi, le dsordre et le naturel , lis dans le premier regard, sont aussi le propre de l'homme en ce qu'il a de cultiv : l'homme, en endommageant la nature, accrot 20

le dsordre gnral. Ainsi encore, les Amriques, si elles ont t perues comme dsordonnes, naturelles et sauvages, l'ont t par ceux-l mmes qui en ont abm les cultures. Il est de l'essence de la maison de n'avoir pas d'tages ; pas de hirarchie entre les instances, pas de causalit conomique dirimante, pas d'infriorit du mythe. Non : les mdiations sont faites pour apporter des solutions un problme toujours urgent, ternellement insoluble, c o m m u n la pense sauvage et la ntre : vivre ensemble, la bonne distance. Et c'est ici qu'intervient le moraliste : car, en dmontrant rigoureusement l'admirable logique de la pense que nous disions sauvage , en nous prouvant en m m e temps que cette pense coexiste en nous avec la pense cultive , ou prtendue telle, Lvi-Strauss montre que les civilisations anhistoriques ont su trouver, leur manire, des solutions pour coexister. La bonne distance est la question fondamentale que rglent, toujours, les mythes. Il s'agit de reprer le passage, ses affres, et de jeter le pont ; il s'agit aussi de vivre ensemble sans se dvorer, ni trop prs ni trop loin : cela servent les carts et leurs mdiations. Peu de philosophies en effet se sont proccupes de cette question, mme si elle gte, secrte, au cur refoul de toute pense. Ce n'est pas hasard si LviStrauss retrouve Rousseau qui la posait du fond de son angoisse. En revanche, comment vivre avec l'autre ? est une question qui hante la psychanalyse ; c'est la m m e laquelle Freud a rpondu tragiquement impossible d'duquer, de gouverner, d'analyser ; la mme que Mlanie Klein a traite dans un style baroque et cruel l'autre attaque et dtruit le soi proportion du dsir que le soi a de dtruire lui-mme. C'est enfin la m m e question laquelle seul le psychanalyste anglais Winnicott a su rpondre sans effroi : l'enfant apprend vivre avec sa mre c'est--dire aussi sans elle en jouant avec un premier objet qui se peut maltraiter et adorer sans nul risque de disparition. Cet objet, Winnicott l'appelle transitionnel ; le mot rend compte de la fonction. L'objet du jeu transite avec l'enfant, l'accompagne, se prend et se dprend, constituant peu peu une aire o s'installent dans le m m e mouvement l'activit intellectuelle carts et mdiations , l'activit cratrice et les potentialits culturelles. Alors alors seule21

ment la grande figure de la mre, bnfique et redoutable, peut s'loigner la distance qui permet l'enfant de devenir son tour adulte et de vivre. Pour coexister, il faut d'abord ce jeu avec l'objet. Notre auteur ne me pardonnera sans doute pas ce rap>rochement avec une dmarche qu'il a souvent rfute : a psychanalyse. Rapprochement doublement impardonnable : d'abord Claude Lvi-Strauss n'a cess de confronter et la thorie de Freud et la pratique de l'analyse sa propre pense, d'une part, et au cnamanisme, d'autre >art, pour mettre en vidence les points de jonction et es diffrences. Ensuite le rapprochement est proche de l'interprtation : car c'est de l'extrieur du systme de Lvi-Strauss que l'on peut le lire grce aux intuitions de Winnicott. Nanmoins rapprochons : l'aire de jeu qu'tablit l'enfant entre le monde extrieur qui n'existe pas encore pour lui et un ego en voie de constitution s'apparentant l'activit mythique, et m m e l'activit structuraliste. Jouer : faire aller et venir une bobine, un lange, un animal en peluche, familier et trange, l'adapter soi, en faire un objet qui n'est ni dedans le corps, ni vraiment encore dehors puisqu' cette tape du dveloppement subjectif le jouet est u n prolongement du joueur. Jouer : parvenir au terme du jeu un clivage entre l'extrieur et l'intrieur, supporter l'arrt du jeu, l'abandon de l'objet, et que la vie continue. Jouer : rendre effective une sparation sans drame. Produire ou lire le mythe : situer un cart, moduler entre les termes de l'cart des mdiations, des transformations multiples, parvenir un quilibre mtastable grce auquel, au terme du rcit, se justifient les manires de vivre, les usages familiaux, les usages de table, le panorama familial des constellations toiles, l'origine du feu, de la cuisson, des alliances matrimoniales. Les mmes configurations d'images saisissantes de violence se retrouvent dans les mythes et dans l'univers fantasmatique de l'enfant tout petit, tel du moins que Mlanie Klein le restitue : agressions incessantes, corps dcoups en morceaux, ttes dcapites transformes en lune, en grenouille, accroches aux dos meurtris d'hommes qui, ratatins, se transforment leur tour en rongeur triste... Jouer, produire du mythe : travailler l'image du corps morcel, l'parpiller ce que le mot grec sparagmos dit admirablement , puis runir plus tard, autrement,

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pour une sorte de paix rgle. Fabriquer de la coexistence entre lments contradictoires : et c'est l que Lvi-Strauss lui-mme devient homogne la pense mythique qu'il observe de l'extrieur . Nolithique, son intelligence ajuste c o m m e l'enfant fait de la bobine. Toujours dans la m m e lettre, il m'crivait encore : ... l'importance pour moi de la notion de coexistence fait que j'accepte c o m m e non contradictoire le fait m m e de la contradiction. Car il est galement vrai que les bactries vivent intensment une histoire o elles se reproduisent ou se dvorent en cherchant si elles pouvaient penser construire un m o n d e meilleur, et que cependant rien de tout cela n'existe dans la goutte d'eau, simple lment du monde physique, si on la considre l'il nu et du dehors. Les deux perspectives sont galement vraies, il n'y a aucune raison de renoncer l'une pour l'autre et le problme est de se situer sur un plan o elles puissent coexister. Avec son gnie propre, Claude Lvi-Strauss applique la mtaphore de la coexistence toutes les instances du terrain o s'exerce sa pense : la b o n n e distance laquelle travaillent les mythes, celle qui spare et unit le rel physique, le rel psychique et le rel social, et, l'intrieur de ce dernier, la t o n n e distance morale et politique des hommes entre eux. La plus haute, la plus difficile trouver est celle qui relie et spare dramatiquement l'humanit de la nature. Nostalgique comme Rousseau, Lvi-Strauss manifeste une vidente tendresse pour les socits les plus dmunies, c o m m e les Nambikwaras ; pour les communauts les plus fragiles, qu'il a toujours dfendues ; pour les religions les plus familires, les moins monothistes ou bien, si elles sont monothistes, c'est sous la figure d'un vieux musulman enturbann, solitaire, priant sur une plage indienne. L'ge d'or est inaccessible, certes, mais il rside en chacun de nous, fidle sa premire figure vanouie. Le mot le plus prcieux, celui qui lui vient sous la plume pour nnir une phrase est intimit . Le Vivre entre soi est le fantasme impossible et indracinable ; et la conclusion de Tristes Tropiques affirme la ncessit de se dprendre, grce la contemplation d'un minral, d'un lis ou de l'il d'un chat. Impossible tche, impossible complicit, toujours ponctuelle. Lvi-Strauss, c o m m e l'enfant au jouet, fait aller et venir la sduction du s'prendre , et 23

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s'efforce de se dprendre : c'est une des manires d'apercevoir le jeu de la pense structuraliste. Au terme de la dmonstration, reste avec la pure jubilation ludique, le regret de la vie elle-mme, le parfum perdu de la fleur, la jeunesse engloutie. Il y a l une sorte d'empreinte mystique : pour parvenir l'ide d'un monde meilleur, il faut percevoir autrement. La bactrie dans la goutte d'eau, et chaque goutte d'eau dans la vague de la mer : Leibniz ne dit pas autre chose dans toute son uvre, qui oblige son hros philosophique dans la Thodice percevoir plus finement l'agencement indfini des causes et des effets, du bien et du mal jusqu' vanouissement de ces notions au bnfice d'une extase harmonieuse. La formation Yogie ne dit pas non plus autre chose, le bouddhisme galement, vers lequel Lvi-Strauss se sent, il le dit, attir plus que vers toute autre religion. Mystique n'implique pas ncessairement le Dieu : tout se passe comme si au contraire la pense compltait le vide laiss par un dieu perdu, alors que les dmiurges mythologiques, eux, apparaissent au lieu et place o la pense les demande. Mystique : on peut dire aussi humanisme. Ce paradoxe apparent s'explique lorsque Lvi-Strauss parle de l'volution de l'humanisme, et distingue trois tapes : l'humanisme du dbut de la Renaissance, limit au bassin mditerranen ; l'humanisme des Lumires et du xixe sicle ; enfin l'humanisme ouvert par l'ethnologie. Le monde s'est largi proportion ; plus le monde se parcourt, >lus s'tend l'humanisme, plus il devient universel. Mais e dernier humanisme demeure penser : sa nature n'est >as de fonder une identit universelle rductrice, selon e modle occidental ; elle consisterait prserver en comparant, selon la distance parfaite qui permettrait chacun de vivre en coexistant avec l'autre. C'est ce travail de prservation, de comparaison, d'tablissement des diffrences que poursuit la pense structuraliste au meilleur d'elle-mme. C'est aussi ce qui fait de la science des mythes une anaclastique : en prenant ce vieux terme au sens large autoris par l'tymoloeie, et qui admet dans sa dfinition l'tude des rayons rflchis avec celle des rayons rompus . Mais, ajoute Lvi-Strauss, la diffrence de la rflexion philosophique, qui prtend remonter jusqu' sa source, les rflexions dont il 24

s'agit ici intressent des rayons privs de tout foyer autre que virtuel 11 . On ne trouvera en effet pas d'origine, jamais, nulle part. Pas plus que dans le jeu dont sont fixes les rgles ; pas plus que dans le rve, qui nourrit l'ide mythique d'une socit harmonieuse, en tte--tte avec soi 1 2 . D'innombrables flures, survivant seules aux destructions du temps, ne donneront jamais l'illusion d'un timbre originel, l o jadis, rsonnrent des harmonies perdues. L'vnement : voici l'impensable, dont seules demeurent les traces que la science des mythes peut reconstituer, par reflets successifs et croiss.

2. Femmes, miel et poisonAu commencement est un dsquilibre. On n'entendra pas commencement en un autre sens qu'imaginaire : il Faut simplement attraper la pelote par un bout du fil qui dpasse. Or le fil sera souvent le mme. S'il s'appelle cataclysme, inondation, tremblement de terre, orages, scheresse dsertique, il rpond au m m e facteur de dsordre : le fminin. La menace renvoie la femme. En tmoignent les prohibitions sur les filles pubres, ainsi que les tabous multiples. Le troisime volume des Mytho logiques s'appelle L'Origine des manires de table. Il s'achve par un chapitre intitul La morale des mythes : ou comment passer de l'usage de la fourchette et des bonnes manires l'ducation des filles. Des pupilles humaines du peuple cleste auront appris en m m e temps le maniement des outils mnagers, la cuisine et comment matriser leur fminit. En clair, tre bien rgle et accoucher l'heure dite est l'exigence minimale des petites filles modles. Sur tout le territoire dont il s'occupe (Amrique indienne du Nord et du Sud) les prohibitions pleuvent sur la jeune fille indispose : boire tide (ni chaud ni froid) ; ne manger ni saignant ni cru, ni bouilli, c'est--dire, en fait, manger peu, si peu que le poison, la menace sortiront du corps. Car, et voici le dsquilibre : Cette infirmit naturelle de la femme est u n e cause de maladie et de mort pour l'homme , disent les Indiens. Un systme de prohibition voisin touche une srie d'tres rvlateurs : les accouches, les veufs, les meurtriers, les officiants et les fossoyeurs. Quant la violation de ces tabous, elle entranerait le vieillissement, le desschement du squelette, les sourcils blanchis, les rides prcoces, les muscles avachis... Tout cela infecte l'univers, ruine les rcoltes, loigne le gibier, expose les 26

autres la maladie et la famine 1 . Contre ces menaces effrayantes, les ustensiles de table, de toilette, les codes de bonne conduite servent d'isolants. Entre la fminit et l'homme, les bonnes manires : contenir le flux, prserver, mais prserver de quoi ? D'un plus grand dsastre encore. Que les femmes cessent d'avoir leurs rgles, et tout peut s'arrter, le monde deviendrait un dsert. Mais qu'elles aient sans cesse leurs rgles, et tout serait inond, le monde deviendrait un dluge. Or, si les femmes surtout ont besoin d'ducation, c'est qu'elles sont des tres priodiques. A .ce titre, elles se trouvent constamment menaces et l'univers entier avec elles, de leur fait par les deux ventualits que nous venons d'voquer : soit que leur rythme priodique se ralentisse et immobilise le cours des choses ; soit qu'il s'acclre et prcipite le monde dans le chaos. Car l'esprit peut aussi facilement imaginer que les femmes cessent d'enfanter et d'avoir leurs rgles, ou qu'elles saignent sans arrt et accouchent tout bout de champ. Mais, dans l'une et l'autre hypothses, les astres qui rgissent l'alternance des jours et des saisons ne pourraient plus remplir leur office. Tenus loigns du ciel par la recherche devenue impossible d'une pouse parfaite, leur qute ne se terminerait jamais. Rgimes alimentaires, bonnes manires, ustensiles de table ou d'hygine, tous ces moyens de la mdiation rem plissent donc une double fonction. Comme Frazer l'a compris, ils jouent sans doute le rle d'isolants ou de transformateurs, suppriment ou abaissent la tension entre des ples dont les charges respectives taient anormalement leves. Mais ils servent aussi d'talons de mesure. Leur fonction devient alors positive, au lieu de ngative c o m m e c'tait d'abord le cas. Leur emploi oblig assigne chaque procs physiologique, chaque geste social, une dure raisonnable. Car, en fin de compte, le bon usage exige que ce qui doit tre s'accomplisse, mais que rien ne s'accomplisse de faon prcipite. Ainsi donc, et malgr la mission banale qui leur est dvolue par la vie quotidienne, aujourd'hui encore, des objets en apparence aussi insignifiants que le peigne, le chapeau, les gants, la fourchette ou la paille travers laquelle nous aspirons une boisson, restent des mdiateurs entre des extrmes ; chargs d'une inertie qui fut 27

u n jour voulue et calcule, ils modrent nos changes avec le monde, leur imposent un rythme assagi, paisible et domestiqu (cf. MC, p. 121). A l'chelle modeste du corps auquel ils s'adaptent, manis par chacun de nous, ils perptuent l'image fabuleuse de la pirogue, de la lune et du soleil qui nous est apparue au cours de ce livre : elle aussi objet technique, mais manifestant au grand jour la fonction qu'il faut peut-tre, en dernire analyse, reconnatre tout objet technique, et la culture ellem m e qui les engendre : celle de sparer et d'unir la fois des tres, qui, trop rapprochs ou trop loigns l'un de Vautre, laisseraient l'homme en proie l'impuissance ou la draison. Reste savoir si la victoire sur l'impuissance, exploite hors de toutes proportions avec les objectifs dont l'homme s'est satisfait pendant des millnaires, ne ramne pas la draison. Les deux premiers volumes de cet ouvrage ont permis de dgager la logique secrte qui guide la pense mythique, sous son double aspect de logique des qualits et de logique des formes. Nous constatons maintenant que la mythologie recle aussi une morale, mais plus loigne, hlas ! de la ntre que sa logique ne l'est de notre logique. Si l'origine des manires de table et, pour parler de faon plus gnrale, du bon usage, se trouve, c o m m e nous croyons l'avoir montr, dans une dfrence envers le monde dont le savoirvivre consiste, prcisment, respecter les obligations, il s'ensuit que la morale immanente des mythes prend le contrepied de celle que nous professons aujourd'hui. Elle nous enseigne, en tout cas, qu'une formule laquelle nous avons fait un aussi grand sort que l'enfer, c'est les autres ne constitue pas une proposition philosophique, mais un tmoignage ethnographique sur une civilisation. Car on nous a habitus ds l'enfance craindre l'impu ret du dehors. Quand ils proclament, au contraire, que' l'enfer, c'est nous-mme les peuples sauvages donnent une leon de modestie qu'on voudrait croire que nous sommes encore capables d'entendre. En ce sicle, o l'homme s'acharne dtruire d'innombrables formes vivantes, aprs tant de socits dont la richesse et la diversit constituaient de temps immmorial le plus clair de son patrimoine, jamais, sans doute, il n'a t plus ncessaire de dire, comme font les mythes, qu'un humanisme 28

bien ordonn ne commence pas par soi-mme, mais place le monde avant la vie, la vie avant l'homme, le respect des autres tres avant l'amour-propre ; et que m m e un sjour d'un ou deux millions d'annes sur cette terre, puisque de toute faon il connatra un terme, ne saurait servir d'excuse une espce quelconque, ft-ce la ntre, pour se l'approprier comme u n e chose et s'y conduire sans pudeur ni discrtion 2 . Regardez ce texte : il prend sa source dans le dsordre le plus paradoxal, celui d'une menace que fait peser sur le monde un ordre prcisment : la priodicit fminine. Rien n'est plus ordonn ; mais rien non plus n'est plus nigmatiquement naturel. C'est la nature, en la femme incontrlable, et ce d'autant plus que l se trouve la source m m e de la procration et de la vie, qu'il faut matriser. C'est la nature qu'il faut duquer. Et cependant il ne faut pas s'en carter trop : il faut la fois sparer et unir. La femme est garder, ni de trop loin ni de trop prs, ni crue ni cuite. Tide est l'amour idal ; tide la bonne relation entre homme et femme. Il y aura long dire sur la mortelle dvoration de notre amourpassion. C'est que, dans la morale immanente que contient la pense sauvage, la relation elle-mme est dangereuse, et non les individus qu'elle relie entre eux. Le soi-mme et l'autre comptent moins que l'ordre gnral, le monde et la vie avant l'homme. En ce sens, la femme est l'indiscrtion qu'il s'agit de rduire la pudeur ; la discrtion de la culture, Ta politesse n'ont pas d'autre fonction que de juguler ce qu'on aurait envie de n o m m e r l'hystrie. En passant de l'homme la femme , crit Lvi-Strauss dans le mme ouvrage, le verbe s'est fait chair . Chair, il l'tait d'avant ; il le redevient aprs passage par les normes. Rgles fminines contre rgles culturelles : l'quilibre. La question est chez lui insistante depuis les premiers temps de son uvre, depuis Les Structures lmentaires de la parent (1949). Pour y traiter de la prohibition de l'inceste, et poser autrement le problme des alliances en gnral, Lvi-Strauss analysait dj la fonction de la Femme c o m m e celle qu'il fallait la fois contourner et utiliser. La femme, mdiation essentielle ; objet 29

d'change entre les hommes ; donc objet de culture ; mais objet de dsir aussi entre les hommes, et donc, objet minemment naturel. Pour mettre distance cet objet duplice, l'alliance exogamique est l'quivalent des manires de table : s'allier une Femme, c'est d'abord et bien plutt s'allier un autre h o m m e qui accorde cette femme en change de biens matriels ou symboliques. Telle est l'indispensable rgulation entre la discorde naturelle et l'change culturel. Reste, justement, la femme elle-mme, qui ne peut se rduire un objet de comm e r c e entre les hommes. Pour commencer, les h o m m e s ont disposition un second moyen originel : le langage. Ainsi, le langage et l'exogamie reprsenteraient deux solutions une m m e situation fondamentale. La premire a atteint un haut degr de perfection ; la seconde est reste approximative et prcaire. Mais cette ingalit n'est pas sans contrepartie. Il tait de la nature du signe linguistique de ne pouvoir rester longtemps au stade auquel Babel a mis nn, quand les mots taient encore les biens essentiels de chaque groupe particulier : valeurs autant que signes ; prcieusement conservs, prononcs bon escient, changs contre d'autres mots dont le sens dvoil lierait l'tranger, c o m m e on se liait soi-mme en l'initiant : puisque, en comprenant et en se faisant comprendre, on livre quelque chose de soi, et qu'on prend prise sur l'autre. L'attitude respective de deux individus qui communiquent acquiert un sens dont elle serait autrement dpourvue : dsormais, les actes et les penses deviennent rciproquement solidaires ; on a perdu la libert de se mprendre. Mais, dans la mesure o les mots ont pu devenir la chose de tous, et o leur fonction de signe a supplant leur caractre de valeur, le langage a contribu, avec la civilisation scientifique, appauvrir la perception, la dpouiller de ses implications affectives esthtiques et magiques, et schmatiser la pense. Quand on passe du discours l'alliance, c'est--dire l'autre domaine de la communication, la situation se ren verse. L'mergence de la pense symbolique devait exiger que les femmes, c o m m e les paroles, fussent des choses qui s'changent. C'tait en effet, dans ce nouveau cas, le seul moyen de surmonter la contradiction qui faisait percevoir la mme femme sous deux aspects incompati30

bls : d'une part, objet de dsir propre, et donc excitant des instincts sexuels et d'appropriation ; et en mme temps, sujet, peru comme tel, au dsir d'autrui, c'est-dire moyen de le lier en se l'alliant. Mais la femme ne pouvait jamais devenir signe et rien que cela, puisque, dans un monde d'hommes, elle est tout de m m e une personne, et que, dans la mesure o on la dfinit comme signe, on s'oblige reconnatre en elle un producteur de signes. Dans le dialogue matrimonial des hommes, la femme n'est jamais, purement, ce dont on parle ; car si les femmes, en gnral, reprsentent u n e certaine catgorie de signes, destins un certain type de communication, chaque femme conserve une valeur particulire, qui provient de son talent, avant et aprs le mariage, tenir sa partie dans un duo. A l'inverse du mot, devenu intgralement signe, la femme est donc reste, en mme temps que signe, valeur. Ainsi s'explique que les relations entre les sexes aient prserv cette richesse affective, cette ferveur et ce mystre, qui ont sans doute imprgn, l'origine, tout l'univers des communications humaines. Mais le climat brlant et pathtique o sont closes la pense symbolique et la vie sociale, qui en constitue la forme collective, rchauffe encore nos songes de son mirage. Jusqu' nos jours, l'humanit a rv de saisir et de fixer cet instant fugitif o il fut permis de croire qu'on pouvait ruser avec la loi d'change, gagner sans perdre, jouir sans partager. Aux deux bouts du monde, aux deux extrmits du temps, le mythe sumrien de l'ge d'or et le mythe andaman de la vie future se rpondent : l'un, plaant la fin du bonheur o la confusion des langues a rait des mots la chose de tous ; l'autre, dcrivant la batitude de l'au-del comme un ciel o les femmes ne seront plus changes ; c'est--dire rejetant, dans un futur ou dans un pass galement hors d'atteinte, la douceur, ternellement dnie l'homme social, d'un monde o l'on pourrait vivre entre soi1. Aucun texte peut-tre n'est plus significatif, aucun n'emmle aussi troitement, en des pousailles parfaitement quilibres, la thorie et l'imaginaire. Certes, il s'agit de la conclusion d'un livre dont la teneur est aride et offre peu de prise l'loquence. Mais c'est bien d'une 31

vraie pense qu'il s'agit : elle se retrouvera identique elle-mme jusque dans La Potire jalouse, jusque dans le chapeau d'Anas. Soit une situation initiale : comment communiquer ? Le langage est la rponse simple ; l'exogamie, la rponse inattendue. Cependant l'origine du langage, proche de celle que dcrit Rousseau dans le Discours sur l'origine des langues fontaines, rencontres tendres aux sources des eaux et des mots... ressemble de l'amour : c'tait quand il fallait parler en prservant le mot comme l'or, ou le pain. Dsormais, dans La Potire jalouse, Lvi-Strauss remarque que l'homme blanc est peru par certaines tribus indiennes c o m m e wordy : plein de mots. Puis le langage s'est affin ; il a circul, et donc, il s'est perdu. Thme rcurrent : parmi les pertes majeures, celle de la valeur du mot est l'une des plus svres. O est donc la femme ? Tout contre le langage : semblable au mot du langage, puisque, comme lui, elle s'change entre des hommes. Mais dissemblable, car elle n'a rien perdu du mystre des origines. La raison est simple et stupfiante : la femme, en cela unique en son genre est la fois objet et sujet. Elle aussi parle. Tout se brouille : l'objet-sujet s'entoure d'un halo affectif qui suscite le meilleur la ferveur ou le pire la passion. Le paradis serait que les femmes ne fussent plus changes : le paradis serait un monde entre soi , sans distance, peut-tre m m e sans elles, un monde asocial tel que les grandes religions de l'autre bord du monde les dcrivent : o toutes les rgles d'alliance ont disparu, o l'on peut tre polygame mais cela n'a plus de sens , o existe une communaut sans chefferie, une proximit sans danger, o toute distance, quelle qu'elle soit aurait t abolie. La femme retrouve dans cette pense, l'une des plus complexes de notre modernit, la place sacre, maudite, qui de toujours fut la sienne dans notre mythologie : fauteuse d'un dsordre malfique et ncessaire. Je confonds, bien sr ; je confonds dlibrment les conclusions des analyses et l'intime pense immanente du penseur luim m e . Mais cette confusion m'est offerte : il s'agit de nos songes, de l'humanit tout entire, et la mystrieuse ferveur qui imprgne les relations entre les hommes et les femmes ne semble pas appartenir en propre aux seules socits sans criture ; bien au contraire. Il lui 32

sera facile de confondre son tour une lectrice ambigu : nourrie d'un fminisme hlas mort-n que je ne saurais renier sans me renier moi-mme, je vois, comme sur un papillon dans un test de Rorschah, la tache femelle dans la pense de Lvi-Strauss. Peut-tre aprs tout n'est-elle, cette tache aveugle, que le reflet des mythes qu'il chrit, fragment lumineux de Panaclastique gnrale. Ce n'est cependant pas la femme qui cause la perte des mots ; au contraire, elle semble la gardienne de leur violence. Le sentiment de la perte dans le langage s'exprime avec une douloureuse insistance : l'envers des structures, le malheur. Dans la conclusion des Structures l mentaires de la parent, le malheur concide avec le langage, qui, devenu la chose de tous , s'est appauvri. La Femme, si elle garde sa capacit de menace, garde aussi la valeur du signe que l'entropie fait perdre aux mots. L'entropie, loi de dgradation scientifique, terme emprunt la thorie de l'information et la physique hante Lvi-Strauss. Dans l'appauvrissement calculable de la quantit d'information vhicule par un terme du langage proportion de sa frquence, il voit une dtrioration plus vaste, qui affecte la civilisation tout entire : Depuis qu'il a commenc respirer et se nourrir jusqu' l'invention des engins atomiques et thermonuclaires, en passant par la dcouverte du feu et sauf quand il se reproduit lui-mme , l'homme n'a rien fait d'autre qu'allgrement dissocier des milliards de structures pour les rduire un tat o elles ne sont plus susceptibles d'intgration. Sans doute a-t-il construit des villes et cultiv des champs ; mais quand on y songe, ces objets euxmmes sont des machines destines produire de l'inertie un rythme et dans une proportion infiniment plus leve que la quantit d'organisation qu'ils impliquent. Quant aux crations de l'esprit humain, leur sens n'existe que par rapport lui et elles se confondront en dsordre ds qu'il aura disparu. Si bien que la civilisation, prise dans son ensemble, peut tre dcrite c o m m e un mcanisme prodigieusement complexe o nous serions tents de voir la chance qu'a notre univers de survivre, si sa fonction n'tait de fabriquer ce que les physiciens appellent entropie, c'est--dire de l'inertie. Chaque parole change, chaque ligne imprime, tablissent une communication entre deux interlocuteurs, rendant tale un 33

niveau qui se caractrisait auparavant par un cart d'information, donc une organisation plus grande. Plutt qu'anthropologie, il faudrait crire entropologie l nom d'une discipline voue tudier dans ses manifes-f tations les plus hautes ce processus de dsintgration 4 . La radicalit de ce texte qui conclut le long voyage de Tristes Tropiques s'est poursuivie jusque dans les Mytho logiques : plus long voyage encore travers des cultures loignes, parcours qui s'achve, dit l'ethnologue, c o m m e s'achve une ttralogie, par un crpuscule des dieux, voire un crpuscule des hommes. Dans Tristes Tropiques, Lvi-Strauss racontait un coucher de soleil jusqu' son anantissement ; ainsi de l'immense lueur des mythes, dont l'analyse se termine regret, comme le voyage de l'ethnologue, par le m m e rien ... avec sa disparition inluctable de la surface d'une plante elle aussi voue la mort, ses labeurs, ses peines, ses joies, ses espoirs et ses uvres deviendront c o m m e s'ils n'avaient pas exist, nulle conscience n'tant plus l pour prserver ft-ce le souvenir de ces mouvements phmres sauf, par quelques traits vite effacs d'un monde au visage dsormais impassible, le constat abrog qu'ils eurent lieu c'est--dire rien 5 . Il y eut lumire, dcrite dans l'merveillement jubilatoire de l'es>rit ; il n'y a plus rien, pas m m e la mmoire de la umire ; l'enfant perd le jouet, l'intimit n'existe plus. Que penser et des femmes et des livres ? L'empreinte sur le sable s'est efface.

Cependant le mystre de la fminit demeure. Il se dvoile dans le danger du trop proche, comme si l'entropie venait d'une trop grande distance, c o m m e si le travail du langage et sa circulation s'loignaient dangereusement de l'origine. Incontrlable, priodique et dsordonne, la femme est celle que Hegel dfinissait c o m m e l'ironie de la communaut . On pourrait dire aussi la vie : trop proche, imprvisible. Voyons l'histoire d'une fille mal leve, une fille trop gourmande, folle de miel. La mthode de lecture de l'ensemble des Mythologiques consiste en une succession patiente de mythes voisins, variante aprs variante. Et c'est au dtour des mythes sur l'origine au feu que Ton fait connaissance avec ce per34

sonnage. C'est une fille, pas encore u n e femme ; donc une fille marier. A travers volutes et variations, son histoire est peu prs celle-ci. Elle aime le miel, elle l'aime tant qu'elle irrite son pre le Soleil, qui lui enjoint de se marier. Pour consommer du miel, il faut un mari. Voici donc notre demoiselle la recherche de Pic, oiseau dnicheur de miel, mari idal pour la gourmande. Pic, prudent, se rserve ; Renard, qui voudrait bien la fille, mais qui, trop paresseux, ne se donne pas le mal de dnicher le miel, veut la sduire avec un sac, mais le sac ne contient que de la terre... Trois personnages, donc : la fille, l'oiseau-miel Pic, et le vil sducteur Renard. Pic pousera la fille, aura d'elle un enfant. Mais, soit qu'elle subisse un viol de Renard, soit qu'elle soit surprise au bain et disparaisse, la fille est punie. Quel tait donc l'enjeu du miel ? Le miel amrindien se boit, ferment, et se partage : c'est un bien c o m m u n tous. On rcolte le miel dans le creux des arbres, puis on le traite ; enfin seulement on le consomme. trange substance, perue, l comme ailleurs notamment dans Virgile c o m m e une sorte de produit naturel travaill par la nature elle-mme. Ni cru, ni cuit, le miel est en lui-mme une mdiation entre la nature et la culture ; il est la part cultive de la nature, sa part ambigu. Rien d'tonnant ce qu'une fille soit sduite : le miel rotise par son ambigut. C'est si vrai que dans d'autres variantes, la malheureuse gourmande se voit brutalement coupe en morceaux alors m m e que son mari lui demande d'enfoncer le bras au creux de l'arbre pour trouver le miel tant dsir. Prise au pige, la jeune marie ne peut se dgager ; c'est alors que le mari se venge. Pourtant, elle tait marie, donc, neutralise... Mais ce n'tait point encore assez. Pour un dsir de miel chez une fille imprudente, la vengeance est cannibale et froce. Car la grande faute de la Fille-Folle-de-Miel, c'est son impatience. En cherchant seule le miel dans les forts, en le consommant sur place seule encore , elle interrompt par son avidit le cycle des prestations et des alliances ; elle brise le rythme culturel des hommes entre eux. C'est comme si elle pratiquait ce qu'on appelle par pudeur un plaisir solitaire , et c'en est un, de fait, impardonnable. Son pre le Soleil avait raison de vouloir la marier ; ainsi et-elle t rintgre dans l'quilibre culturel, o le 35

miel n'est plus dangereux. Las, m m e ainsi, il est dj trop tard : dcidment, les femmes participent d'une dmesure capable d'interrompre les minutieux rseaux de rites qui seuls prviennent les catastrophes. Que l'on tarde marier une fille un peu lascive, et la voici qui se dchane, comme une manire de bacchante. Sauf dire que c'est elle que l'on dpcera en morceaux, histoire de lui apprendre se marier temps. La fille au miel n'est pas seule pcher par excs : dire le vrai, toutes les femmes sont menaces par un trop . Telle autre hrone indienne mange les tiques du tapir. Gourmandise apparemment indue, puisque c'est la nourriture rserve d'un oiseau qui, fch, demande au vautour de le venger. La vengeance est aussi terrifiante que le dcoupage de la fille au miel en morceaux. Le vautour couvre la femme de fiente, volant au-dessus d'elle en dcrivant de grands cercles ; peu peu, alourdie d'excrments, elle c o m m e n c e se voter. Puis le vautour lui arrache les cheveux, les colle sur tout le corps pour en faire un misrable pelage. Avec la m m e fiente, il lui colle sur le postrieur une queue de serpent ; un bourgeon de palme sur le visage fait le museau d'un animal nouveau, la sarigue. Elle n'aura pas d'autres enfants que... les tiques. Voici encore ufie-femme punie, plus nigmatique encore que la Fille-Folle-de-Miei. Car, puante c o m m e le putois, repoussante, la sarigue reprsente cependant le modle de l'amour maternel. Qui plus est, cette bonne nourrice peut, selon les mythes, tre poison elle-mme ou administrer le poison ses sducteurs. Alternativement donneuse de vie ou de mort, la (ou le) sarigue appartient l'ambivalence, c o m m e la fminit tout entire dont il est impossible de savoir si elle est culture et alors, rgle ou nature et alors encore, rgle, mais dans un ordre oppos. Or sarigue se dit aussi arc-en-ciel ; c'est le m m e mot qui le dsigne. Et l'arc-en-ciel occupe dans la mythologie amrindienne une place particulire : dangereux, insaisissable, il est essentiellement chromatique. Chaque couleur passe l'autre couleur en de si petits intervalles que l'indistinction est oblige. L'excs, le dbordement sont pchs, certes ; mais les petits intervalles ne valent pas mieux. La pense indienne, attentive ne rien perturber de la bonne rgulation des carts, ni trop grands, ni trop petits, se mfie 36

du chromatisme de l'arc-en-ciel c o m m e Rousseau se mfie du chromatisme musical : dans les deux cas, ces petits, trop petits carts sont associs la souffrance et au deuil. C'est ce que dit Rousseau dans un jugement qui allie l'excs et l'extinction : Son remplissage , dit-il propos du chromatisme, en touffant le chant, lui te une partie de son expression . Le chromatisme, qui sduit, c o m m e le miel drange, car il empche la nettet des dsignations. Or notre arc-en-ciel sarigue provient de la crasse d'une femme : fiente de vautour ou crasse de femme. Encore faut-il pour trouver le lien, passer par le ooison de pche, le timbo , qui paralyse les poissons dans la rivire et permet de les ramasser. Comme le miel, ce poison est une substance intermdiaire : naturelle, puisqu'elle est d'origine vgtale, culturelle puisqu'elle sert aux hommes, mais sans transformation, sans cuisson par la culture. Et c'est ce poison qui vient de la crasse d'une femme, grande figure de mauvaise mre, mre des maladies , dont le corps de serpent, dcoup en morceaux, donne par dispersion les cris des oiseaux et les couleurs de l'arc-en-ciel. Furieuse image d'un corps immense, morcel en fragments pars qui, aspergeant le ciel et l'air, produisent les sonorits, leurs gammes, et les couleurs du monde... On comprend, si l'origine relve d'une si mauvaise mre, que la pense indienne hasse le chromatisme tout autant qu'elle se mfie du miel et des filles qui le dsirent pour elles seules. Les squences de la fminit se mettent en place : le miel, l'odeur odor di femmina le poison, le chromatisme... L'ambivalence, on le sait, est le moteur de la sduction. Et c'est ainsi que Lvi-Strauss fait, au dtour d'un chapitre, la rencontre d'Isolde, l'Isolde de Wagner. Donneuse de vie, donneuse de mort, Isolde, par hritage, est sorcire : sa mre lui a lgu l'art des philtres, et elle a su gurir Tristan bless. Intermdiaire, Isolde dans l'opra de Wagner l'est entirement : entre deux terres, l'Irlande et le pays de Marke, prisonnire libre, mais sur un bateau, emplie de haine et d'amour, passant de l'un l'autre dans la soudainet d'un regard... Les philtres d'amour et de mort sont interchangeables, indistincts : la confusion sera mortelle, et la mort de la sarigue wagnrienne s'exprime dans le chromatisme. Ainsi s'expliquerait peut-tre, suggre Lvi-Strauss, 37

le chromatisme de Tristan : une musique inductrice de fusion entre deux tres qui ne parviennent plus se sparer. Unis de par la confusion sductrice, l'homme et la femme, Tristan et Isolde, n'aspirent plus qu'au nant, c o m m e si, aprs avoir puis les charmes troublants des petits intervalles, ils n'avaient plus d'autre issue, musicale et dramatique, que de basculer dans l'abolition de toute distance. Rien en effet n'accompagne mieux ce qui, dans notre monde et l seulement, s'appelle l'amour ; rien ne peut mieux indiquer que notre amour implia u e un rapprochement mortel, au terme duquel chacun aes deux sujets de cette affection mlange n'a plus d'autre choix qu'une sparation par la fuite, ou la mort. Mais la musique elle-mme, qui n'apparat pas seulement dans les Mythologiques au dtour d'une sombre affaire de femme transforme en marsupial puant, la musique participe de la trouble distance. L'amour de Claude Lvi-Strauss pour la musique est tel que c'est elle que sont ddies les Mythologiques. Une phrase musicale de Chabrier sert d'exergue au premier volume : Mre du souvenir et nourrice du rve... Conues comme une immense partition, rdiges c o m m e un hommage Wagner, qui, le premier, se livra l'analyse structurale des mythes, les Mythologiques dmontrent la cohrence d'une corrlation logique entre mythe et musique, fort d'images et de signes sans objet rel, et source d'une motion qui, toujours, chappe. L'motion est proche d'un affect li la mre ; mre et nourrice, la musique voque tout la fois la sarigue, Isolde, les tres mi-chemin entre la magie et l'horreur, et qui, comme la mre, peuvent passer brusquement, par grandes oscillations imprvues, de la bienveillance la terreur. Telles sont en effet les femmes, que les mythes ont pour fonction d'apprivoiser, et dont ils content l'ducation impossible : dbordantes ou d'amour ou de haine , encombrantes, ncessaires, empoisonneuses, collantes, comme le miel ou cette tenace femme-grenouille qui s'agrippe un hros mythique, priodiques pour tout dire. Entre miel et poison, face la fminit, la pense mythique ne sait o se mettre. Quant l'ethnologue qui en fait l'analyse, il sait et il dit que, s'il faut assurment contrler cette force qui va, il est impossible de s'en dprendre sans sanglot.

3. L'ethnologue et la synagogue : isthmes et passages

Tout passage est en soi de l'ordre de l'angoisse. Franchir une distance semble une entreprise difficile l'tre de culture, que l'cart soit immense ou au contraire trop petit. Certes, le voyage est un passage par excellence ; certes, il provoque en son dpart une esprance, une excitation, l'illusion que l'on va se laver de l'angoisse originelle. Mais au retour l'angoisse se retrouve intacte, tapie chez soi comme la logique cache des mythes, d'autant plus cruelle que la mmoire du voyage la nourrit de ses propres dsillusions. Autant rentrer chez soi, puisque dans le sein de sa mre nul n'y retourne jamais , dit avec une belle lucidit un proverbe indien cit dans YAnthropologie structurale. Contourner l'impossible retour la mre, c'est partir ; mais partir, c'est s'exposer l'chec, que connaissent intimement les ethnologues, et dont certains sont morts. La dfinition de cet chec semble exclue, sauf prciser banalement que l'on trouve dans le voyage et l'exploration, au bout des autres terres, les drames que l'on avait dcid de fuir. La lecture de Tristes Tropiques ne peut laisser aucun doute ; et c'est par la dsillusion que s'ouvre le vrai parcours. Prdcesseur blanchi de ces coureurs de brousse, demeurai-je donc le seul n'avoir rien retenu dans mes mains que des cendres ? Mon unique voix tmoignerat-elle pour l'chec de l'vasion ? Comme l'Indien du mythe, je suis all aussi loin que la terre le permet, et quand je suis arriv au bout du monde, j'ai interrog les tres et les choses pour retrouver sa dception : Il resta l tout en larmes ; priant et gmissant. Et cependant il n'entendit aucun bruit mystrieux ; pas davantage ne fut39

il endormi pour tre transport dans son sommeil au temple des animaux magiques. Il ne pouvait pas subsister le moindre doute : aucun pouvoir, de personne, ne lui tait chu... Le rve, "Dieu des sauvages", disaient les anciens missionnaires, c o m m e un mercure subtil a toujours gliss entre mes doigts 1 . Comme ethnologue, Lvi-Strauss semble affect d'une particulire sensibilit au passage : trange aptitude en ressentir les difficults logiques, souffrir des passages manques, savoir les passages russis. Lui-mme, par accident, donne dans Tristes Tropiques u n e clef biographique qui lui vient de l'enfance. Le grand-pre de LviStrauss tait rabbin de Versailles ; l'enfant habita avec lui pendant la premire guerre mondiale. Parlant des Bororos et de leur sans-gne vis--vis du surnaturel, il crit, voquant son propre rapport la religion : La maison, adjacente la synagogue, lui tait relie par un long corridor intrieur o l'on ne se risquait pas sans angoisse et qui formait lui seul une frontire impassable entre le monde profane et celui auquel manquait prcisment cette chaleur humaine qui et t une condition pralable sa perception c o m m e sacr. En dehors des heures de culte, la synagogue restait vide et son occupation temporaire n'tait jamais assez prolonge ni fervente pour meubler l'tat de dsolation qui paraissait lui tre naturel et que les offices drangeaient de faon incongrue. Le culte familial souffrait de la m m e scheresse. part la prire muette de mon grand-pre au dbut de chaque repas, rien d'autre ne signalait aux enfants qu'ils vivaient soumis la reconnaissance d'un ordre suprieur, sinon u n e banderole de papier imprim, fix au mur de la salle manger qui disait : "Mastiquez bien vos aliments, la digestion en dpend." Voici, nous dans le m m e tenace refus, un type de religiosit, ou plutt une absence de sentiment religieux, et un type de gourmandise, ou plutt une absence de curiosit culinaire. L'origine des manires de table est lie celle du culte : apprivoiser les forces surnaturelles demande en effet qu'on y investisse de l'affect. Et c'est l'affect dont l'enfant ressent l'absence. Le corridor est l'image du passage impossible, le long corridor intrieur . La place de ce souvenir dans le rcit de Tristes Tropi ques n'est accidentelle qu'en apparence. Lvi-Strauss 40

parle alors de l'trange socit Bororo, et plus particulirement dans ce chapitre, des vivants et des morts. Les Bororos sont remarquables : le plan de leurs villages, tonnamment stable, est si important que les missionnaires chargs de les convertir avaient compris qu'il leur fallait, pour se faire entendre, changer les Bororos de village et les installer dans des rues semblables celles des villages beaucerons. Le village bororo est un cercle semblable une roue de charrette : les maisons familiales forment le tour extrieur, une maison centrale, la maison des hommes , en est le moyeu, cependant que les sentiers qui relient les maisons du cercle et la grande btisse figurent les rayons. Une invisible ligne partage en deux le cercle par la moiti, telle une frontire impassable : car les femmes hritent des maisons familiales et y habitent. Un homme bororo devra, au moment de son mariage, quitter la maison de sa mre pour aller vivre dans celle de sa femme. C'est que la socit bororo est partage en deux clans, les Cera et les Tugar qui se >artagent les tches rituelles, les rapports aux vivants et es rapports aux morts ; boucle en son principe, la culture bororo fonctionne selon une rigoureuse complmentarit : un Cera ne peut pouser qu'une Tugar, un Tugar quittera sa mre pour pouser une femme Cera. Le partage des rles est inscrit dans les mythes : les anctres Tugar qui sont les forts sont des crateurs et des dmiurges, cependant que les hros Cera les faibles sont des pacificateurs et des ordonnateurs. Mais pour le culte des morts, les deux moitis s'embotent c o m m e les systmes matrimoniaux : Cera et Tugar s'entr'enterrent en grande pompe, selon un double crmonial destin provoquer, l'occasion de la mort d'un m e m b r e de la communaut, un arbitrage entre l'univers des forces naturelles, hostiles, et les forces sociales endommages par le deuil. Le mort est d'abord expos au centre du village, fleur de terre, jusqu' ce que ne restent plus que les ossements qui sont alors, en un second temps, lavs, orns de plumes, placs dans un panier et immergs au fond d'un lac ou d'une rivire. Des danses accompagnent les crmonies : sorte de jeu avec les morts, pour gagner sur eux le droit de rester en vie . Les hommes officient, moiti pour moiti ; et les hommes seuls. Les femmes demeurent spectatrices, et

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sur le pourtour des rites, c o m m e elles sont situes sur le pourtour du village ; leur puissance n'est que matrilinaire, l'exclusion de toute autre puissance temporelle et spirituelle. Elles n'ont pas non plus le droit d'entrer dans la grande maison centrale, le baitemmanageo , sauf une fois dans leur vie pour y demander la main de leur futur. Dans cette essentielle maison, les hommes se retrouvent idalement, entre eux : dormant, priant, confectionnant les parures de ftes, ainsi que les instruments sacrs, les rhombes, qu'aucune femme ne doit voir. Car les rhombes font le bruit des esprits ; et les femmes n'ont pas commercer avec eux. Cette mise l'cart des femmes n'a rien qui soit fait pour surprendre ; les femmes sont exclues des rites et trompes sur leur nature vritable, sans doute pour sanctionner le partage qui leur accorde la priorit en matire d'tat civil et de rsidence, rservant aux seuls hommes les mystres de la religion. Mais cette rclusion symbolique on peut trouver u n e autre raison, la m m e encore qui gre les principes de la vie en socit telle que la pense Claude Lvi-Strauss. La crdulit des femmes, leur loignement des pauvres secrets des rhombes, possde aussi une fonction psychologique : donner, au bnfice des deux sexes, un contenu affectif et intellectuel ces fantoches dont, autrement, les hommes tireraient peut-tre les ficelles avec moins d'application. Ce n'est pas seulement pour duper nos enfants que nous les entretenons dans la croyance au Pre Nol : leur ferveur nous rchauffe, nous aide nous tromper nous-mmes et croire, puisqu'ils y croient, qu'un monde de gnrosit sans contrepartie n'est pas absolument incompatible avec la ralit. Et pourtant les hommes meurent, ils ne reviennent jamais ; et tout ordre social se rapproche de la mort en ce sens qu'il prlve quelque chose contre quoi il ne donne pas d'quivalent 2 . Ce quelque chose , les hommes en partagent le pouvoir drisoire ; les femmes en sont une fois de plus le garant, les femmes c o m m e les enfants devant le sapin de Nol et la chemine d'o le personnage mythique qui dpose les cadeaux dans les souliers est cens descendre. Pour croire, il faut s'loigner. Voici donc pourquoi le surnaturel doit se marquer autrement qu'avec une banderole prventive sur l'hygine de la digestion, un cor42

ridor vide : pour que le surnaturel rchauffe le cur des hommes, il faut une frontire d'une autre nature, plus familire et plus puissante, des sparations plus rgles, et des cautions pour la ferveur. Pour croire, il faut s'loigner. Mais le voyage est un loignement trange : il provoque la dception. Le voyageur dcouvre, apprend, va regarder de prs les croyances, trouve ailleurs de quoi expertiser ses propres croyances, et revient dpouill, comme si le voyage tait un loignement trop grand, trop proche aussi de l'inconscient lui-mme. Plong dans la civilisation amrindienne, puis par un long sjour, cras de chaleur, Lvi-Strauss crivit une pice emprunte au rpertoire le plus classique : L'Apothose d'Auguste. Tragdie en trois actes, indite ce jour, qui semble hante par les fantasmes de l'ethnologie, tout en pitinant furieusement la culture de l'ethnologue. tait-ce donc cela, le voyage ? Une exploration des dserts de ma mmoire, plutt que de ceux qui m'entouraient 3 ? Lvi-Strauss n'a pas modifi l'intrigue qui oppose le nouvel empereur au rebelle pris de Rpublique. Mais il touche l'essentiel des deux personnages, puisque Cinna revient d'un long voyage aprs dix annes d'aventure : C'est une tte brle qui ne se plat que chez les sauvages. On l'aura compris, Cinna est donc l'ethnologue. Auguste son meilleur ami est la veille de son apothose : le Snat s'apprte le placer vivant au rang des dieux . trangement, Auguste participe du Cera : car, m m e s'il est sur le bord de la divinit, il exerce le pouvoir temporel ; Cinna en revanche a tous les traits d'un Tugar : de ses voyages il a rapport une intimit avec la nature, une puissance dsespre qui fait de lui un hros tragique, partag entre l'amour de la vie incarn par la sur d'Auguste, Camille et le refus d'un monde romain o il n'a plus sa place. Deux femmes jouent leur partie dans ce jeu de contradictions entre nature et culture : Camille, prise de Cinna, sur bonne tre donne par un frre l'ami de ce dernier, reprsente l'ordre de la parent le plus traditionnel. Livie, la femme d'Auguste, n'est pas moins classique, puisque pour elle l'apothose est le couronnement d'une longue carrire politique : en somme, l'Acadmie franaise , 43

crit Lvi-Strauss avec u n e ironie d'autant plus involontaire que lui-mme n'y entrera que bien plus tard ; l'poque o il crit Tristes Tropiques, il ressemble plus Cinna qu' Auguste. Femmes traditionnelles, hommes partags. Le partage de Cinna est vident ; celui d'Auguste ne se rvle que peu peu. Car l'apothose, pour les prtres, les artistes, et m m e le Snat qui l'a dcide, n'est pas un couronnement supplmentaire : il s'agit, en le divinisant, d'expulser l'empereur loin du monde. Auguste devra connatre la divinit : et d'ailleurs, pour lui apprendre de quoi il retourne, quelques dames se proposent leurs services, Lda, Europe, Alcmne, Dana. Enfin survient l'aigle, symbole de Rome et de Jupiter. Mais c'est un aigle vritable, au contact tide et au voisinage malodorant . A la surprise d'Auguste, l'aigle explique que c'est bien lui, l'aigle mythique, qui a enlev Ganymde pour le compte de son matre amoureux. Il lui raconte ce que sera l'exprience de la divinit. Auguste ne s'apercevra pas qu'il est devenu dieu quelque sensation rayonnante ou au pouvoir de faire des miracles, mais quand il supportera sans dgot l'approche d'une bte sauvage, tolrera son odeur et les excrments dont elle le couvrira. Tout ce qui est charogne, pourriture, scrtion lui paratra familier : Les papillons viendront s'accoupler sur ta nuque et n'importe quel sol te semblera assez bon pour y dormir ; tu ne le verras plus, c o m m e prsent, tout hriss d'pines, grouillant d'insectes et de contagions 4 . Il en va de l'aigle et de la future divinit d'Auguste c o m m e de l'enjeu sarigue : au-del de la culture, revient ce qui en elle se dsigne sous le nom de salet, et qui, dans l'ordre de la nature est la norme de l'tat sauvage. En filigrane, une interrogation latente se profile. Car c'est bien la salet qui apparut aux premiers missionnaires, compagnons invitables des conqurants occidentaux, comme spcifique des populations indiennes qu'ils rencontraient. Familiers avec la vermine , mangeurs de sauterelles et de vers trouvs dans les troncs d'arbre, parfois couverts de sable et de cendres, tels apparaissaient les sauvages qu'il fallait convertir ou massacrer. Il fallut plusieurs sicles pour mettre distance la salet des sauvages , et pour la rendre relative l'organisation des cultures. Lvi-Strauss ne franchit pas ici le pas qu'il franchira plus tard : la nature elle-mme 44

est un ordre qui doit tre respect. Mais l'preuve intime d'Auguste est le premier signe de cette volution morale. Auguste, frott de divinit, consent alors revoir Cinna dont il pressent que celui-ci lui apprendra un savoir sur la nature et le social. Or Cinna n'a rien dire, et n'a rien dcouvert. J'ai tout perdu ; m m e le plus humain m'est devenu inhumain. Pour combler le vide de journes interminables, je me rcitais des vers d'Eschyle et de Sophocle ; et de certains je me suis tellement imprgn que, maintenant, quand je vais au thtre, je ne peux plus percevoir leur beaut. Chaque rplique me rappelle des sentiers poudreux, des herbes brles, des yeux rougis par le sable 5 . Auguste reconnat en Cinna les discours de l'aigle ; Rome est envahie par la divinit : lzardes dans les murs, plantes et animaux partout, l'tat naturel est de retour. Cinna projette d'assassiner Auguste, pour demeurer le seul savoir le got de la sauvagerie. Cela tombe bien : Auguste ne voit plus d'autre issue que de se faire tuer, pour gagner l'immortalit traditionnelle, celle des statues, des livres et des cultes. Auguste cependant, sur le conseil de Camille, parvient se persuader qu'en dupant Cinna, il dupera les dieux et chappera l'aigle. Et c'est ce qui se passe ; pour Cinna, c'est un chec supplmentaire. Passages impossibles : de la nature la culture, le passage se fait travers les contraintes des rites que l'on appelle justement, de passage ; rien n'chappe, dans l'ducation, cette dfinition. Mais le voyage, mais la frquentation animalire, vgtale transforment l'ethnologue en un ternel exil. La contradiction est insoluble, la coexistence, difficile, le passage, impossible, c o m m e le montrent les destins imaginaires d'Auguste et de Cinna dans la fable de Lvi-Strauss. De retour dans sa propre socit, l'ethnologue doit choisir et ne peut le faire : On n'chappe pas au dilemme : ou bien l'ethnographe adhre aux normes de son groupe et les autres ne peuvent lui inspirer qu'une curiosit passagre dont la rprobation n'est jamais absente ; ou bien il est capable de se livrer totalement elles, et son objectivit reste vicie, du fait qu'en le voulant ou non, pour se donner toutes les socits il s'est au moins refus une. Il commet 45

donc le mme pch qu'il reproche ceux qui contestent le sens privilgi de sa vocation 6 . Lvi-Strauss avait encore plus accentu les angles de cette contradiction dans Diogne couch, texte crit pour Les Temps modernes l'anne m m e o paraissait Tristes Tropiques. L'exil, le dpaysement du retour y est dcrit c o m m e une impossible rsurrection : revenir, c'est retourner d'entre les morts. Le sanglot touche l'essence d'un deuil intime que l'ethnologue ne pourra jamais faire, puisqu'il s'agirait du deuil de soi-mme. Peut-tre peut-on trouver ici la racine d'une histoire qui, d'un Lazare ethnologue perdu chez les siens, et rebelle c o m m e Cinna, a produit pour finir un acadmicien : rintgr, mais au plus fort des traditions de sa propre socit. On voit que l'antinomie ethnographique car c'en est une ne repose pas sur ce grossier fondement d'hypocrisie et de mauvaise foi quoi le vulgaire la rduit ; elle ne relve pas de la morale, mais de la connaissance. On ne la dfinirait qu' moiti en disant qu'elle consiste, pour l'ethnographe, dans l'obligation contradictoire o il se trouve d'tudier les civilisations diffrentes " c o m m e s'il en tait", et la sienne propre " c o m m e s'il n'en tait pas". La situation relle est plus complexe. Car si, l'extrme rigueur, on peut se contenter de la formule qui prcde pour dfinir la relation de l'ethnographe aux socits diffrentes, elle cesse d'tre applicable dans le second cas : tudiant sa propre socit, l'ethnographe doit d'abord s'en dtacher aussi compltement que de telle ou telle petite tribu africaine ou mlansienne : simple nom dans la nomenclature, ou point sur la carte. Mais, s'il est vrai qu'il ne pourra prtendre avoir russi sans s'tre incorpor la conception de la socit et du monde de l'Africain ou du Mlansien, alors il lui faudra accomplir un effort supplmentaire vis--vis de sa propre civilisation : aprs en tre sorti, y rentrer. Mais il ne reviendra pas pareil ce qu'il tait au dpart. Son passage par l'objectivation le marquera jamais d'une double tare aux yeux des siens. Les conditions de vie et de travail de l'ethnographe l'ont d'abord retranch de son groupe pendant de longues priodes ; par la brutalit des changements auxquels il s'est soumis, il est victime d'une sorte de dracinement chronique : 46

plus jamais il ne se sentira chez lui nulle part, il restera psychologiquement mutil. Mais surtout, le voyage offre ici la valeur d'un symbole. En voyageant, l'ethnographe la diffrence du soi-disant explorateur et du touriste joue sa position dans le monde, il en franchit les limites. Il ne circule pas entre le pays des sauvages et celui des civiliss : dans quelque sens qu'il aille, il retourne d'entre les morts. En soumettant l'preuve d'expriences sociales irrductibles la sienne ses traditions et ses croyances, en autopsiant sa socit, il est vritablement mort son monde ; et s'il parvient revenir, aprs avoir rorganis les membres disjoints de sa tradition culturelle, il restera tout de mme un ressuscit. Les autres, la foule des pusillanimes et des casaniers, considreront ce Lazare avec des sentiments mls o l'envie le dispute l'effroi. C'est eux, vraiment, qui se dbattront dans une contradiction insoluble : le jalousant pour cette sagesse secrte qu'il a acquise si haut prix ; lui en mendiant des bribes ; lui faisant perptuellement grief de leur propre faiblesse et de sa force, qui les confrontent l'vidence terrible de leur humanit 7 .

4. Le ciel toile au-dessus de ma tte

Cependant, quelles que soient les difficults des passages, et malgr l'infinie dploration de la perte nostalgique de l'affect perdu, il faut vivre ; mieux, il faut pratiquer la coexistence, tager hirarchiquement les ordres diffrents, afin, simplement, de rduire la souffrance. L'opration thorique est double. Elle est d'abord situe au cur de la mthodologie de l'analyse structurale. Le temps en est l'artisan, le temps, concept d'autant plus missant qu'il n'apparat en rien dans le rsultat de l'anayse des structures : on l'aura assez reproch Claude Lvi-Strauss. Cependant, quand on y regarde de prs, on dcouvre que seul le temps, sans autre agent que le simple passage, permet de dceler, dans un dsordre, un ordre diffrent. L'oubli est indispensable, qui trie et choisit ce qui restera structur. Des formes vanescentes se prcisent, la confusion se dissipe lentement. Que s'est-il donc pass, sinon la fuite des annes ? En roulant mes souvenirs dans son flux, l'oubli a fait plus que les user et les ensevelir. Le profond difice qu'il a construit de ces fragments propose mes pas un quilibre plus stable, un dessin plus clair ma vue. Un ordre a t substitu un autre. Entre ces deux falaises maintenant distance mon regard et son objet, les annes qui les ruinent ont commenc entasser les dbris. Les artes s'amenuisent, des pans entiers s'effondrent ; les temps et les lieux se heurtent, se juxtaposent ou s'inversent comme les sdiments disloqus par les tremblements d'une corce vieillie. Tel dtail, infime et ancien, jaillit comme un pic ; tandis que des couches entires de mon pass s'affaissent sans lais48

ser de trace. Des vnements sans rapport apparent, provenant de priodes et de rgions htroclites, glissent les uns sur les autres et s'immobilisent en un semblant de castel dont un architecte plus sage que mon histoire et mdit les plans... dsormais, le passage est possible. D'une faon inattendue, entre la vie et moi, le temps a allong son isthme ; il a fallu vingt ans d'oubli pour m ' a m e n e r au tte--tte avec une exprience ancienne dont une poursuite aussi longue que la terre m'avait jadis refus le sens et ravi l'intimit 1 . Comme ne, Lvi-Strauss demande des vapeurs sorcires pour descendre aux Enfers du retour de voyage et accomplir le travail