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Séance TF22. Voyager pour comprendre │ leproflhg.wordpress.com 1 I. Claude Lévi-Strauss, le voyageur qui n’aimait pas les voyages : Claude Lévi-Strauss est né en 1908 et mort en 2009. Professeur de philosophie au début des années 1930, il se tourne à partir de 1935 vers l'ethnologie, c'est-à-dire à l'étude des sociétés qualifiées à l’époque de « primitives », comme si certaines sociétés étaient restées à l'état préhistorique, seuls les Occidentaux étant parvenus par le progrès à l'état civilisé. Lévi- Strauss se battra contre cette vision, pour faire comprendre aux hommes que, si toutes les civilisations sont différentes, aucune n’est su périeure aux autres. Extrait 1 : Introduction de Tristes tropiques : Je hais les voyages et les explorateurs. Et voici que je m’apprête à raconter mes expéditions. Mais que de temps pour m’y résoudre ! Quinze ans ont passé depuis que j’ai quitté pour la dernière fois le Brésil et, pendant toutes ces années, j’ai souvent projeté d’entreprendre ce livre ; chaque fois, une sorte de honte et de dégoût m’en ont empêché. Eh quoi ? Faut -il narrer par le menu tant de détails insipides 1 , d’événements insignifiants ? « A 5 h 30 du matin, nous entrions en rade de Recife tandis que piaillaient les mouettes et qu’une flottille de marchands de fruits exotiques s e pressait le long de la coque » : un si pauvre souvenir mérite-t-il que je lève la plume pour le fixer ? Pourtant, ce genre de récit rencontre une faveur qui reste pour moi inexplicable. C’est un métier, maintenant, que d’être explorateur; métier qui consiste non pas à découvrir au terme d’années studieuses des faits restés inconnus, mais à parcourir un nombre élevé de kilomètres et à rassembler des projections fixes ou animées 2 , grâce à quoi on remplira une salle, plusieurs jours de suite, d’une foule d’auditeurs auxquels des platitudes et des banalités sembleront miraculeusement transmutées en révélations pour la seule raison que leur auteur les aura sanctifiées 3 par un parcours de vingt mille kilomètres. Claude LÉVI-STRAUSS, Tristes tropiques, 1955 Extrait 2 : Introduction de Tristes tropiques : Entre 1935 et 1939, Claude Lévi-Strauss part étudier les Indiens de la forêt amazonienne, au Brésil. Il évoque ici les difficultés rencontrées lors de son voyage. Dans des conditions normales, l’enquête sur le terrain se révèle déjà éprouvante : il faut être levé avec le jour, rester en éveil jusqu’à ce que le dernier indigène se soit endormi et, même, parfois, guetter son sommeil ; s’appliquer à passer inaperçu en étant toujours présent ; tout voir, tout retenir, tout noter, faire montre d’une indiscrétion humiliante, mendier les informa tions d’un gamin morveux, se tenir prêt à profiter d’un instant de complaisance ou de laisser -aller. À pratiquer ce métier, l’enquêteur se ronge : a-t-il vraiment abandonné son milieu, ses amis, ses habitudes, dépensé des sommes et des efforts si considérables, compromis sa santé, pour ce seul résultat : faire pardonner sa présence à quelques douzaines de malheureux condamnés à une extinction prochaine, principalement occupés à s’épouiller 4 et à dormir, et du caprice desquels dépend le succès ou l’échec de son entreprise ? Quand les dispositions des indigènes sont franchement mauvaises, la situation devient pire : sans prévenir, ils disparaissent pendant des jours à la chasse ou pour quelque expédition de cueillette. Claude LÉVI-STRAUSS, Tristes tropiques, 1955 Extrait 3 : Le voyage n’est pas un but : Pour l’ethnologue, le voyage n'est pas un but : c'est un moyen, un moyen indispensable, et ce qui compte, ce n'est pas du tout le côté touristique mais ce que nous rapportons de connaissances et d'informations. Claude LÉVI-STRAUSS, interrogé dans l’émission « Caractères », 11 octobre 1991 1 Insipide : sans intérêt 2 Projections fixes ou animées : photos ou films 3 Sanctifiées : rendues sacrées (ici : intéressantes) 4 Epouiller : enlever les poux.

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Séance TF22. Voyager pour comprendre │ leproflhg.wordpress.com 1

I. Claude Lévi-Strauss, le voyageur qui n’aimait pas les voyages :

Claude Lévi-Strauss est né en 1908 et mort en 2009. Professeur de philosophie au début des années 1930, il se tourne à partir de 1935 vers l'ethnologie, c'est-à-dire à l'étude des sociétés qualifiées à l’époque de « primitives », comme si certaines sociétés étaient restées à l'état préhistorique, seuls les Occidentaux étant parvenus par le progrès à l'état civilisé. Lévi-Strauss se battra contre cette vision, pour faire comprendre aux hommes que, si toutes les civilisations sont différentes, aucune n’est supérieure aux autres.

Extrait 1 : Introduction de Tristes tropiques :

Je hais les voyages et les explorateurs. Et voici que je m’apprête à raconter mes expéditions. Mais que de temps pour m’y résoudre ! Quinze ans ont passé depuis que j’ai quitté pour la dernière fois le Brésil et, pendant toutes ces années, j’ai souvent projeté d’entreprendre ce livre ; chaque fois, une sorte de honte et de dégoût m’en ont empêché. Eh quoi ? Faut-il narrer par le menu tant de détails insipides

1, d’événements insignifiants ? « A 5 h 30 du matin, nous entrions en rade de Recife tandis que

piaillaient les mouettes et qu’une flottille de marchands de fruits exotiques se pressait le long de la coque » : un si pauvre souvenir mérite-t-il que je lève la plume pour le fixer ?

Pourtant, ce genre de récit rencontre une faveur qui reste pour moi inexplicable. C’est un métier, maintenant, que d’être explorateur; métier qui consiste non pas à découvrir au terme d’années studieuses des faits restés inconnus, mais à parcourir un nombre élevé de kilomètres et à rassembler des projections fixes ou animées

2, grâce à quoi on remplira une salle, plusieurs jours

de suite, d’une foule d’auditeurs auxquels des platitudes et des banalités sembleront miraculeusement transmutées en révélations pour la seule raison que leur auteur les aura sanctifiées

3 par un parcours de vingt mille kilomètres.

Claude LÉVI-STRAUSS, Tristes tropiques, 1955

Extrait 2 : Introduction de Tristes tropiques :

Entre 1935 et 1939, Claude Lévi-Strauss part étudier les Indiens de la forêt amazonienne, au Brésil. Il évoque ici les difficultés rencontrées lors de son voyage. Dans des conditions normales, l’enquête sur le terrain se révèle déjà éprouvante : il faut être levé avec le jour, rester en éveil jusqu’à ce que le dernier indigène se soit endormi et, même, parfois, guetter son sommeil ; s’appliquer à passer inaperçu en étant toujours présent ; tout voir, tout retenir, tout noter, faire montre d’une indiscrétion humiliante, mendier les informations d’un gamin morveux, se tenir prêt à profiter d’un instant de complaisance ou de laisser-aller. À pratiquer ce métier, l’enquêteur se ronge : a-t-il vraiment abandonné son milieu, ses amis, ses habitudes, dépensé des sommes et des efforts si considérables, compromis sa santé, pour ce seul résultat : faire pardonner sa présence à quelques douzaines de malheureux condamnés à une extinction prochaine, principalement occupés à s’épouiller

4 et à dormir, et du caprice desquels dépend le succès ou l’échec de

son entreprise ? Quand les dispositions des indigènes sont franchement mauvaises, la situation devient pire : sans prévenir, ils disparaissent pendant des jours à la chasse ou pour quelque expédition de cueillette.

Claude LÉVI-STRAUSS, Tristes tropiques, 1955

Extrait 3 : Le voyage n’est pas un but :

Pour l’ethnologue, le voyage n'est pas un but : c'est un moyen, un moyen indispensable, et ce qui compte, ce n'est pas du tout le côté touristique mais ce que nous rapportons de connaissances et d'informations.

Claude LÉVI-STRAUSS, interrogé dans l’émission « Caractères », 11 octobre 1991

1 Insipide : sans intérêt

2 Projections fixes ou animées : photos ou films

3 Sanctifiées : rendues sacrées (ici : intéressantes)

4 Epouiller : enlever les poux.

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II. Alexandra David-Néel, la voyageuse qui n’aimait pas les voyageurs :

Alexandra David-Néel, née en 1868 et morte à près de 101 ans en

1969, est une orientaliste, tibétologue, journaliste, écrivaine,

chanteuse d’opéra, exploratrice et bouddhiste de nationalités française

et belge. Elle fut, en 1924, la première femme d'origine européenne à

séjourner à Lhassa au Tibet, exploit dont les journaux se firent l'écho

un an plus tard. Ceci contribua fortement à sa célébrité, en plus de ses

qualités personnelles et de son érudition.

Extrait 1 : Les voyageurs de Kum-Bum :

Kum-Bum

1, 12 juillet 1918,

J’ai envie de dire : ouf ! Me voici à Kum-bum ! Une fois de plus, je constate que les difficultés des voyageurs sont, surtout, dans les récits des voyageurs et dans les appréhensions

2 précédant le départ. Une fois en route tout se simplifie. On ne mange pas

toujours bien, on ne dort pas toujours bien; il faut parfois endurer la poussière ou la chaleur, ou la pluie, ou le froid; les gîtes manquent de confort. Rien de tragique là-dedans. Et les kilomètres défilent, on laisse derrière soi des villes, des rivières, des montagnes et, après tout, on continue à marcher sur la terre et sur ses deux jambes… C’est bien facile. A Si-in, très aimablement, le prêtre belge (R.P. Schram) et les missionnaires protestants m’ont prêté les livres des voyageurs qui ont parcouru quelques parties du Tibet. Je m’émerveille des tartarinades

3 de ces gens et de leurs façons de voyager. D’abord,

pas un n’entendait4 la langue du pays; ensuite ils s’embarquaient avec des douzaines de chameaux, des douzaines de chevaux,

des douzaines de serviteurs, il fallait ravitailler tout cela et le pire c’est que, sans discernement, ils emmenaient des chameaux habitués aux steppes

5 mongoles parmi les glaciers des cols tibétains. Leur façon de se conduire avec les indigènes mérite aussi

une mention. Les uns se fournissaient de gibier en tirant dans les propriétés des monastères sur des animaux familiers, un autre - je regrette qu’il soit français - ici, à Kum-Bum - se mit à graver son nom sur l’arbre sacré. Que penserait-il si un visiteur s’avisait d’inscrire son nom sur la glace de son salon ? Enfin d’autres enlevaient de force les chevaux des nomades pour remplacer ceux de leur caravane qui étaient morts. Ce qui m’étonne, c’est la mansuétude

6 des Naturels

7 qui n’ont pas massacré ces intrus mal

élevés.

Alexandra David-Néel, Journal de voyage, 1975 Extrait 2 : Martin Parr, le photographe qui se moque des touristes :

Martin Parr, Turquie, Kalkan, 1992 © Martin Parr/Magnum Photos

1 Kum-Bum : Monastère situé au Tibet. 2 Appréhensions : peurs 3 Tartarinades : fanfaronnades, vantardises 4 N’entendait : ne comprenait 5 Steppes : plaines, prairies 6 Mansuétude : indulgence, bonté 7 Naturels : Habitants d’origines du Tibet.

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III. Étude de la langue : la valeur du « je » et l’expression du jugement/de l’opinion :

A. La valeur du « je » : Dans un texte, le pronom personnel « je » permets au locuteur de s’impliquer plus nettement dans ce qu’il dit. Le « je » peut avoir cinq valeurs différentes : - valeur 1 : le « je » sert à montrer que le locuteur s’investit dans un dialogue : « je vous remercie d’être venu. » - valeur 2 : le « je » sert à se raconter : « Je me suis promené tout l’après-midi. » - valeur 3 : le « je » sert à exprimer un avis, un sentiment : « je trouve ce tableau vraiment très beau. » - valeur 4 : le « je » sert à se positionner sur ce que l’on dit : « je vous jure que ce n’est pas de sa faute ! » - valeur 5 : le « je » renvoie à une autre personne et sert à exprimer l’ironie : « et vas-y que je papote en classe, et vas-y que je me maquille au lieu de faire mon travail. » B. L’expression du jugement/de l’opinion : Un jugement peut-être positif, négatif ou nuancé. Il peut également être plus ou moins ferme. Plusieurs techniques permettent d’exprimer un jugement : 1. L’utilisation de la première personne, pour montrer son implication : je, me, moi, mon, ma, mes, le mien, … 2. L’emploi de verbes d’opinion, d’appréciation : je pense, je trouve, je regrette, j’adore, je hais, j’estime que, … 3. Des expressions montrant l’expression d’un jugement : à mon avis, selon moi, d’après moi, de toute évidence, … 4. Des adverbes montrant que le jugement est plus ou moins ferme : certainement, probablement, apparemment, sans doute, peut-être, … 5. Des noms, adjectifs et adverbes mélioratifs (= positifs) ou péjoratifs (= négatifs) : Exemples de noms mélioratifs et péjoratifs : un traitre, une ordure, un crétin, un héros, … Exemples d’adjectifs mélioratifs et péjoratifs : beau, laid, honteux, lamentable, ridicule, merveilleux, … Exemples d’adverbes mélioratifs et péjoratifs : honteusement, ridiculement, lamentablement, … Exercices : Exercice 1. Quelle est la valeur du « je » dans ces phrases de Claude Lévi-Strauss & Alexandra David-Néel : A. « Je hais les voyages et les explorateurs » :

B. « Et voici que je m’apprête à raconter mes expéditions » :

C. « Quinze ans ont passé depuis que j’ai quitté pour la dernière fois le Brésil » :

D. « J’ai envie de dire : ouf ! Me voici à Kum-bum ! » :

E. « Je m’émerveille des tartarinades de ces gens et de leurs façons de voyager » : Exercice 2. Dans les phrases suivantes, soulignez les termes qui relèvent du jugement : A. Je regrette que les voyages soient si chers.

B. C’est réellement intolérable de voir combien certains s’intéressent peu aux autres.

C. Je condamne très fermement le travail des enfants, c’est une forme d’esclavage moderne.

D. La situation dans certains pays est effroyable.

E. Je déteste ce type. Il est grossier et méchant.

Exercice 3. Dans les phrases précédentes, soulignez la lettre de celles qui vous semblent indiquer un jugement catégorique.