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Monsieur Henri Lefebvre Catherine Régulier Le projet rythmanalytique In: Communications, 41, 1985. L'espace perdu et le temps retrouvé. pp. 191-199. Citer ce document / Cite this document : Lefebvre Henri, Régulier Catherine. Le projet rythmanalytique. In: Communications, 41, 1985. L'espace perdu et le temps retrouvé. pp. 191-199. doi : 10.3406/comm.1985.1616 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1985_num_41_1_1616

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  • Monsieur Henri LefebvreCatherine Rgulier

    Le projet rythmanalytiqueIn: Communications, 41, 1985. L'espace perdu et le temps retrouv. pp. 191-199.

    Citer ce document / Cite this document :

    Lefebvre Henri, Rgulier Catherine. Le projet rythmanalytique. In: Communications, 41, 1985. L'espace perdu et le tempsretrouv. pp. 191-199.

    doi : 10.3406/comm.1985.1616

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1985_num_41_1_1616

  • Henri Lefebvre et Catherine Rgulier

    Le projet rythmanalytique

    1. La me quotidienne et les rythmes.

    Dans un ouvrage paratre, nous montrerons les rapports entre la vie quotidienne et les rythmes, c'est--dire les modalits concrtes du temps social. L'tude rythmologique que nous allons tenter s'intgre celle de la vie quotidienne. Elle en approfondit certains aspects. La vie quotidienne se rgle sur le temps abstrait, quantitatif, celui des montres et des horloges. Ce temps s'est introduit peu peu en Occident, aprs l'invention des horloges, au cours de leur entre dans la pratique sociale. Ce temps homogne et dsacralis remporta la victoire ds lors qu'il fournit la mesure du temps de travail. A partir de ce moment historique, il devint le temps de la quotidiennet, subordonnant l'organisation du travail dans l'espace les autres aspects du quotidien : les heures du sommeil et du rveil, les heures des repas et de la vie prive, les relations des adultes avec les enfants, les distractions et les loisirs, les rapports au lieu d'habitation. Cependant, la vie quotidienne reste parcourue et traverse par les grands rythmes cosmiques et vitaux : les jours et les nuits, les mois et les saisons, et plus prcisment encore les rythmes biologiques. 11 en rsulte dans le quotidien une interaction perptuelle entre ces rythmes et les processus rptitifs lis au temps homogne.

    Cette interaction a certains aspects que nous laisserons de ct, par exemple les liens traditionnels du temps social avec les croyances et prescriptions religieuses. Nous nous attacherons seulement l'aspect rythmique du temps quotidien. L'tude de la vie quotidienne a dj mis enr vidence cette diffrence banale et pourtant mconnue entre le cyclique et le linaire, entre le temps rythm et le temps des rptitions brutales. Cette rptition est lassante, puisante, fastidieuse, alors que le retour d'un cycle a l'allure d'un avnement et d'un vnement. Son dbut, qui n*est pourtant qu'un recommencement, a toujours la fracheur d'une dcouverte et d'une invention. L'aube a toujours un charme miraculeux, la faim. la soif se renouvellent merveilleusement... Le quotidien est la fois le lieu, le thtre et l'enjeu d'un conflit entre les grands rythmes indestructibles et les processus imposs par l'organisation socio-conomique de, la production, de la consommation, d la

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    circulation et de l'habitat. L'analyse de la vie quotidienne montre comment et pourquoi le temps social est lui-mme un produit social. Comme tout produit, comme l'espace, le temps se divise et se scinde en usage et valeur d'usage d'un ct, et en change et valeur d'change d'un autre ct. D'un ct il se vend et de l'autre il se vit.

    D'o une srie d hypothses qui servent de point de dpart la rythmanalyse.

    Premirement, le temps quotidien est doublement mesur, ou plutt il est la fois mesurant et mesur. D'une part, les rythmes fondamentaux et cycliques se maintiennent et. d'autre part, le temps quantifi des horloges et des montres impose des rptitions monotones. Les cycles animent la rptition en la traversant. Ne serait-ce pas en raison de cette double mesure que la quotidiennet a pu s'tablir dans les temps modernes, se stabiliser et pour ainsi dire s'institutionnaliser ?

    Deuximement, il y a une lutte pre et obscure autour du temps et de l'emploi du temps. Cette lutte a les plus surprenants prolongements. Les rythmes dits naturels se modifient pour des raisons multiples, technologiques ou socio-conomiques, d'une faon qui exige ds recherches approfondies. Par exemple, les activits nocturnes se multiplient, bouleversant les rythmes circadiens. Comme si la journe ne suffisait pas accomplir les tches rptitives, la pratique sociale mord peu peu sur la nuit. En fin de semaine, au lieu du repos hebdomadaire et de la pit traditionnels, clate la fivre du samedi soir.

    Troisimement, le temps quantifi se soumet une loi trs gnrale de cette socit : il devient la fois uniforme et monotone tout en s'miettant et en se fragmentant. Comme l'espace, il se divise en lots et en parcelles : transports, eux-mmes fragments, travaux divers, distractions, loisir. Il n'y a pas du temps pour tout faire mais chaque faire a son temps. Ces fragments se hirarchisent, mais le travail reste dans une large mesure (malgr une dprciation que combat une revalorisation pratique en priode de chmage) l'essentiel, le rfrent auquel on essaie de tout rapporter. Cependant. les perturbations rythmiques se multiplient ainsi que les troubles dits nerveux. Il n'est pas inexact de dire que les nerfs et le cerveau ont leurs rythmes, de mme que les sens et l'intellection.

    Dans la perspective rythmanalytique. on peut dcrire les journes et les emplois du temps selon les catgories sociales, les sexes, ies ges. A noter que les objets sont consommateurs de temps, ils s'inscrivent dans son emploi avec leurs exigences propres. Une machine laver consomme son fragment de temps (fonctionnement et entretien) comme elle occupe son fragment d'espace. Les heures de repas rsultent de conventions sociales puisqu'elles diffrent selon les pays. Mais, si vous mangez midi et huit heures du soir, vous finissez par avoir faim ces heures. 11 faut peut-tre des dizaines d'annes pour plier le corps ces rythmes et il n'est pas rare que les enfants refusent les rythmes sociaux. Quant la

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    concentration intellectuelle et aux activits quelle entrane (lecture, criture, analyse), elles ont aussi leur rythme propre, cr par l'habitude, c'est--dire par un compromis plus ou moins harmonieux entre le rptitif, le cyclique et ce qui survient. Ces comportements acquis selon un certain partage du temps et selon des rythmes bien dfinis laissent pourtant l'impression d'une spontanit. Automatismes ou spontanit ? On attribue un besoin essentiel ce qui rsulte de contraintes externes. Tel qui se rveille six heures du matin parce qu'il est ainsi rythm par son travail a peut-tre encore sommeil et besoin de dormir. Cette interaction du rptitif et du rythmique n*engendre-t-eJle pas plus ou moins rapidement une dpossession du corps ? Cette dpossession a t dj note et souligne bien des fois sans que l'on en ait saisi toutes les raisons.

    Le relatif, dans la vie quotidienne, aux rapports sociaux apparat ainsi chaque sujet comme du ncessaire et de l'absolu, comme de l'essentiel et de l'authentique. Qu'on introduise un lment nouveau dans le temps quotidien, cette construction vacille et menace de s'crouler, montrant par l qu'elle n'tait ni ncessaire ni authentique. Devenir insomniaque, amoureux ou boulimique fait entrer dans une autre quotidiennet...

    L'organisation rythme du temps quotidien est en un sens ce qu'il y a de plus personnel, intrieur. Et c'est aussi ce qu'il y a de plus extrieur (ce qui correspond une formule clbre de Hegel). Il ne s'agit ni d'une illusion ni d'une idologie, mais d'une ralit. Les rythmes acquis sont la fois intrieurs et sociaux. Dans une journe du inonde moderne, tout le monde fait peu prs la mme chose peu prs aux mmes heures, mais chacun est rellement seul le faire.

    Le cyclique et le linaire sont des catgories, c'est--dire des notions ou concepts. Chacun de ces deux mots dsigne dnote une extrme diversit de faits et de phnomnes. Les mouvements et processus cycliques, ondulations, vibrations, retours et rotations, sont innombrables, du microscopique l'astronomique, des molcules aux galaxies, en passant par les battements de cur ou de paupires, la respiration, l'alternance des jours et des nuits, des mois et des saisons, etc. Quant au linaire, il dsigne n'importe quelle suite de faits identiques, spars par un intervalle de temps plus ou moins grand : chute d'une goutte d'eau, coups de marteau, bruit d'un moteur, etc. La connotation ne disparat pas dans la dnotation de ces termes. Le cyclique a pour lui une apprciation plutt favorable : il provient du cosmos, du mondial, de la nature. Chacun peut se reprsenter, les vagues de la mer bonne reprsentation, pleine de sens ou les ondes sonores, ou bien les cycles circadiens ou mensuels. Le linaire, lui. ne se reprsente que monotone, lassant et mme intolrable.

    Les rapports du cyclique et du linaire interactions, interfrences, domination de l'un sur l'autre ou rbellion de l'un contre l'autre ne

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    sont pas simples ; il y a entre eux une unit conflictuelle. Ils se pntrent mais dans une lutte incessante, tantt compromis, tantt perturbation. Cependant, il y a entre eux une unit indissoluble : dans l'horloge, le rptitif, le tic-tac, mesure le cycle des heures et des jours, et rciproquement. Dans la pratique industrielle, o le rptitif linaire tend l'emporter, la lutte est intense.

    Si donc le cyclique et le linaire sont des catgories du temps et du rythme avec des caractres gnraux (dont la mesure, celle de l'un par l'autre, ce qui fait de chacun d'eux un mesurant-mesure), n'y a-t-il pas d'autres catgories ? D'autres traits caractristiques du temps et du rythme ? D'autres temps ?

    Le temps que provisoirement nous nommerons appropri a ses caractres propres. Normal ou exceptionnel, c'est un temps qui oublie le temps, pendant lequelle temps ne (se) compte plus. 11 advient ou survient quand une activit apporte une plnitude, que cette activit soit banale (une occupation, un travail) ou subtile (mditation, contemplation), spontane (jeu de l'enfant et mme des adultes) ou sophistique. Cette activit s'accorde elle-mme et au monde. Elle a quelques traits d'une autocration et d'un don plutt que d'une obligation ou d'une imposition venue du dehors. Elle est dans le temps : elle est un temps, mais ne le rflchit pas.

    Pour bien poser la question des rythmes, revenons sur la vie quotidienne et la description d'une journe. L'emploi du temps la fragmente, la divise en parcelles. Un certain ralisme consiste en une description minutieuse de ces parcelles ; il tudie les activits relatives la nourriture, l'habillement, au nettoyage, aux transports, etc. Il mentionne les produits employs. Une telle description paratra scientifique ; or, elle passe ct de l'objet lui-mme qui n'est pas la srie des laps de temps ainsi passs mais leur enchanement dans le temps, donc leur rythme. L'essentiel s'garera au profit de l'accidentel, mme et surtout si l'tude des fragments permet de thoriser certaines structures du quotidien.

    2. QlJEST-CE QUE LE RYTHME ?

    Chacun croit savoir ce que signifie ce mot. En effet, chacun le sent d'une manire empirique trs loigne d'une connaissance : le rythme entre dans le vcu ; or cela ne veut pas dire qu'il entre dans le connu. D'une constatation une dfinition il y a loin, et plus encore de la saisie d'un quelconque rythme (celui d'un air de musique, ou de la respiration, ou des battements du cur) la conception qui saisit la simultanit et l'enchevtrement de plusieurs rythmes, leur unit dans leur diversit. Et pourtant chacun de nous est cette unit de relations diverses dont les aspects se subordonnent l'action vers l'extrieur, s'orientent vers le

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    dehors, vers l'Autre et le Monde, tel point qu'ils nous chappent. Nous n'avons conscience de la plupart de nos rythmes que lorsque nous commenons souffrir d'un drglement. C'est dans l'unit organique, psychologique et sociale du percevant orient vers le peru, c'est- -dire vers les objets, vers les alentours et vers les autres personnes, que se donnent les rythmes qui composent cette unit. Une analyse est donc ncessaire pour les discerner et les comparer. 11 s'agit ici de la faim et de la soif, du sommeil et de la veille, du sexe et de l'activit intellectuelle, etc.

    Pour qu'il y ait rythme, il faut qu'il y ait rptition dans un mouvement , mais pas n'importe quelle rptition. Le retour monotone du mme bruit identique soi ne forme pas plus un rythme qu'un objet mobile quelconque sur sa trajectoire, par exemple une pierre qui tombe. Encore que notre oreille et sans doute notre cerveau tendent introduire un rythme dans toute rptition, mme compltement linaire. Pour qu'il y ait rythme, il faut qu'apparaissent dans le mouvement des temps forts et des temps faibles, qui reviennent selon une rgle ou loi des temps longs et des brefs, repris de faon reconnaissable , des arrts, des silences, des blancs, des reprises et des intervalles selon une rgularit. Le rythme comporte donc un temps diffrenci, une dure qualifie. Ainsi que des rptitions, des ruptures et des reprises dans ce temps. Donc une mesure, mais une mesure interne, qui se distingue fortement sans pourtant s'en sparer de la mesure externe, le temps t (temps de l'horloge ou du mtronome) ne consistant qu'en un paramtre homogne et quantitatif. La mesure externe peut et doit se superposer la mesure interne dans une rciprocit d'action, mais elles ne peuvent se confondre. Elles n'ont ni le mme commencement, ni la mme fin ou finalit. Cette double mesure entre dans la dfinition du rythme, de sa qualit, irrductible une dtermination simple, impliquant au contraire des rapports complexes (dialectiques). Seul donc un mouvement non mcanique peut avoir un rythme ; ce qui classe tout ce qui relve de la pure mcanique dans le domaine du quantitatif dgag abstraitement de la qualit. Toutefois, il faut formuler quelques rserves cette affirmation. Par exemple, il y a des rapports troits entre les rythmes et les mouvements ondulatoires qui s'tudient mathmatiquement et physiquement. Les sons, ces lments du mouvement musical, rsultent, avec leurs proprits et combinaisons (hauteurs, frquences des vibrations, place sur l'chelle des sons, c'est--dire sur le continuum qui va du grave l'aigu, intensits et timbres) les sons rsultent de vibrations complexes, de mouvements ondulatoires qui entrent dans les accords et les harmonies. On y reviendra plus loin en approfondissant la relation de la musicalit avec le rythme. Pour l'instant, il suffit de noter que le rythme suppose :

    a) Des lments temporels bien marqus, accentus, donc contrastants, voire opposs comme les temps forts et faibles.

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    b) Un mouvement d'ensemble qui emporte avec lui tous ces lments (par exemple un mouvement de valse, plus ou moins rapide). Par ce double aspect, le rythme entre dans une construction gnrale du temps, du mouvement, du devenir. Et par consquent dans sa problmatique philosophique : rptition et devenir, relation du Mme et de l'Autre. A noter, d'ores et dj, que le rythme, en comportant une mesure, implique une certaine mmoire. Alors que la rptition .mcanique s'excute en reproduisant l'instant qui prcde, le rythme conserve et la mesure qui dbute le processus et le recommencement de ce processus avec ses modifications, donc avec sa multiplicit et pluralit. Sans rpter identiquement le mme mais en le subordonnant l'altrit, voire l'altration, c'est--dire la diffrence.

    Pour saisir de faon sensible, prconceptuelle mais vive, le rythme et les polyrythmies, il suffit de regarder attentivement la surface de la mer. Les vagues se succdent ; elles prennent forme au voisinage de la plage, de la falaise, des berges. Ces vagues ont un rythme, qui dpend de la saison, de l'eau et des vents, mais aussi de la mer qui les porte, qui les apporte. Chaque mer a son rythme, celui de la Mditerrane n'est pas celui des ocans. Mais regardez bien chaque vague. Sans cesse elle change. En approchant de la rive, elle reoit le choc du ressac ; elle porte de nombreuses vaguelettes et jusqu' d'infimes frissons qu'elle oriente mais qui ne vont pas toujours dans sa direction. Les ondes et les ondulations se caractrisent par la frquence, par l'amplitude, par l'nergie dplace. Observant les vagues, vous constaterez facilement ce que les physiciens nomment la superposition des petits mouvements. Les fortes vagues se heurtent avec des jets d'cume, elles interfrent bruyamment. Les petites ondulations se traversent les unes les autres, s'amortisssant plutt qu'elles ne se heurtent. S'il y a un courant ou quelques objets solides anims d'un mouvement propre, vous pourrez avoir l'intuition de ce qu'est un champ polyrythmique et mme entrevoir les relations entre les processus complexes et les trajectoires, entre les corps et les ondulations, etc.

    Or il n'y a pas encore de thorie gnrale des rythmes. Une longue habitude, dj souligne, spare le temps de l'espace, malgr les thories physiques contemporaines qui posent une relation entre eux. Jusqu' nouvel ordre, ces thories chouent donner une conception unitaire qui permettrait aussi de comprendre les diversits (diffrences).

    Et voici maintenant l'hypothse rythmanalytique. Le corps ? Votre corps ? Il consiste en un paquet de rythmes. Pourquoi ne pas dire : un bouquet ? ou une gerbe ? Parce que ces termes connotent un arrangement esthtique, comme si la nature artiste avait prpar et amnag intentionnellement la beaut, l'harmonie des corps. Ce qui n'est peut-tre pas erron, mais ici vient prmaturment. Le corps vivant polyrythmique se compose de rythmes divers, chaque partie , chaque organe ou fonction, ayant le sien, dans une interaction

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    perptuelle, en quilibre sans doute mtastable . toujours compromis et le plus souvent rtabli, sauf cas de trouble. Comment ?. Par un mcanisme simple ? Par une homostase. la manire cyberntique ? Ou de faon plus subtile, par exemple par une hirarchie de centres et par un centre suprieur ordonnant l'activit relationnelle ? C'est une de nos. questions. Mais les alentours du corps, le social aussi bien que. le cosmique, sont galement des paquets de rythmes ( paquets , au sens o l'on dit. non pjorativement, qu'un accord complexe, runissant diverses notes et divers timbres, est' un paquet sonore ). Regardez maintenant autour de vous cette prairie, ce jardin, ces arbres, ces maisons, lis se donnent, ils s'offrent vos yeux dans une simultanit. Or cette simultanit n'est jusqu' un certain point qu'apparence, surface, spectacle. Allez en profondeur. Ne craignez pas de troubler cette surface, de mettre en mouvement sa limpidit. Faites comme ce vent qui secoue ces arbres. Que votre regard se fasse pntrant, qu'il ne se borne plus reflter, miroiter. Qu'il transgresse quelque peu ses limites. Vous vous apercevez aussitt que chaque plante, chaque arbre a son rythme. Et mme plusieurs rythmes: feuilles, fleurs./ fruits ou graines. Sur ce cerisier, les fleurs au printemps naissent avec les feuilles qui survivront aux fruits et tomberont, pas toutes la fois, en automne. Ds lors, vous allez saisir syrnphoniquernent ou polyrythmiquement chaque tre ou chaque tant, chaque corps, vivant ou non vivant. Vous le saisirez dans son temps-espace, dans son lieu et son devenir proche ; jusqu'aux maisons et aux difices, jusqu'aux villes et aux paysages.

    Trompeuse, la simultanit ? Abusif, le synchronisme ? Non et oui. Non : la quasi-suppression des distances dans le temps et l'espace par les moyens actuels de communication n'est certes pas sans importance, il n'est que de voir l'intrt suscit la tlvision par les informations en direct. Vous assistez aux vnements, linstant o a se passe. Vous regardez les massacres, les cadavres, vous contemplez les explosions. Les missiles, les fuses partent sous vos yeux, filent vers les objectifs. Vous y tes ! Mais non vous n'y tes pas. Vous avez une petite impression d'y tre.. Subjectivit ! Vous tes dans votre fauteuil devant le petit cran. bien nomm car il cache ce qu'il montre. La simultanit ne dissimule pas seulement les drames ou le tragique. Elle masque le temps, la diachronie. L'histoire ? La gense ? Pas seulement. La diversit des lieux, des rythmes, donc des pays et des peuples. Erreur symtrique et tromperie corollaire de la simultanit. factice : le renvoi perptuel l'histoire. Car il s'agit des temps prsents !

    De ces premiers aperus, il rsulte que le corps vivant peut et doit se considrer comme interaction d'organes situs en lui.- ayant chacun leur rythme, mais soumis une globalit spatio-temporelle. De plus, ce corps humain est le sige et le lieu d'interaction entre. le biologique, le physiologique (nature), le social (dit souvent culturel ). chacun de ces niveaux, chacune de ces dimensions, ayant sa spcificit, donc son

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    espace-temps : son rythme. D'o chocs invitables (stresses), troubles, perturbations, dans cet ensemble dont rien ne garantit absolument la stabilit.

    D'o l'importance des chelles, proportions et rythmes. Pour concevoir la ralit physique et sa relation avec la ralit physiologique et sensible de l'tre humain, la philosophie moderne a propos deux schmas : le kantien ou no-kantien, l'empirique ou positiviste. Selon le premier, les phnomnes le flux des sensations se classent, se rangent, s'organisent selon des catgories a priori, c'est--dire intrieures au sujet et la conscience, y compris le temps et l'espace. L'en-soi (le noumnal) chappe aux prises de ce sujet . Selon l'empirisme et le positivisme, les faits sensibles se rangent d'eux-mmes dans des relations de simultanit, d'implication, d'enchanement. Si A implique B et que B implique C. A implique C. Pas besoin d'autres catgories que celle du (de la) logique, qui ne sont d'ailleurs pas des catgories mais des vidences exprimentales, transcrites dans > un langage formel.

    Or la connaissance, de Newton Einstein et la physique contemporaine, suit une autre voie, jalonne galement par certaines philosophies, comme celle de Feuerbach. 11 est exact que nous ne percevons que notre relation avec les choses de la nature comme avec les objets produits, en un mot avec les ralits. De sorte qu'il faut . distinguer entre les apparences qui ont elles-mmes une ralit; et ce qu'il y a effectivement dans ces choses. Par exemple, elles semblent inertes (cette table de bois, ce crayon, etc.) et cependant elles se meuvent, ne serait-ce que dans le mouvement de la terre ; elles contiennent des mouvements, (les nergies: elles changent, etc. Il en va1 dans les rapports sociaux comme dans la ralit physique : cet objet, immobile devant moi. est le produit d'un travail : c'est toute la chane de la marchandise qui se dissimule en lui. objet matriel et social. Par consquent, il faut aller au-del des faits, des phnomnes, du flux des sensations immdiates, mais ni l'en-de ni l'au-del du phnomne et du fait sensible ne sont dtermins de faon intrieure et purement a priori, comme le croyait la tradition kantienne.

    Notre chelle dtermine notre lieu, notre place dans l'espace-temps de l'univers : ce que nous en percevons et qui sert de point de dpart la pratique comme la connaissance thorique. Le micro ainsi que le macro nous chappent, bien que nous puissions les atteindre progressivement par la connaissance et par leur relation avec le connu. Nos rythmes nous insrent dans un monde vaste et infiniment complexe : il nous impose une exprience et les lments de cette exprience. Considrons par exemple la lumire: Nous ne la percevons pas comme une ondulation porteuse de corpuscules mais comme une merveille mtamorphosant les choses, comme illumination des objets, comme jeu la surface de tout ce qui existe. Ce ct subjectif n'en contient pas

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    moins une objectivit qui a permis d'atteindre, au cours de longs sicles d'investigations et de calculs, une ralit physique sous les phnomnes lumineux, sans d'ailleurs dfinir exhaustivement cette ralit.

    Le spectre des mouvements ondulatoires (coupls avec des trajectoires ou bien au contraire sans rapport avec elles) s'tend indfiniment, peut-tre infiniment, du macro au micro, des mouvements corpusculaires ceux des metagalaxies. La pense relativistc oblige refuser toute rfrence fixe et dfinitive. Un rfrentiel ne peut-tre que provisoire, conjonctural ; et l'on peut aujourd'hui reprocher Einstein d'avoir rfut l'absolu de l'espace et du temps newtonien. et pourtant de conserver un absolu, une constante d'univers, la vitesse de la lumire.

    Dans l'immense spectre, nous ne saisissons et percevons que ce qui correspond nos propres rythmes, aux rythmes de nos organes, y compris deux plages incertaines et variables selon les individus, l'une en de de nos perceptions normales, vers le micro, et l'autre au-del, vers le macro (ondes sonores et ultrasons, infrarouge et ultraviolet, etc.). On peut d'ailleurs concevoir des tres dont le champ de perception serait plus tendu. On peut surtout raliser des appareils qui tendent effectivement ce champ. II n'en persiste pas moins avec ses limites, ses bornes, ses frontires.

    L'homme (l'espce) : son tre physique et physiologique est bien la mesure du monde, selon l'antique formule de Protagoras. Ce n'est pas seulement que notre connaissance soit relative notre constitution, c'est que le monde qui s'offre nous (la nature. la terre et ce que nous appelons le ciel, le corps et son insertion dans les rapports sociaux, etc.) est relatif cette constitution. Non pas des catgories a priori* mais nos sens et aux instruments dont nous disposons. Plus philosophiquement : une autre chelle dterminerait un monde autre. Le mme ? sans doute, mais diffremment saisi.

    Sans le savoir (ce qui ne veut pas dire inconsciemment ). l'espce humaine prlve au sein de l'univers les mouvements qui correspondent ses propres mouvements. L'oreille, les yeux et le regard, les mains n'ont rien d'appareils passifs et simplement enregistreurs. Le faonn, le form, le produit s'instaurent cette chelle dont il faut aussi comprendre qu'elle n'a rien d'accidentel ou d'arbitraire. C'est celle de la terre, des accidents sur la surface terrestre et des cycles qui s'y droulent. Ce qui ne veut pas dire que la production se borne reproduire les choses et les objets donns naturellement. Le cr ne rentre pas dans cette chelle, soit qu'il la dpasse, soit qu'il la transfigure.

    (Paris, mars 19*53.) Henri Lefkbvre et Catherine RGULIER

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    Plan1. La vie quotidienne et les rythmes. 2. Qu'est-ce que le rythme ?