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Des personnages à rêver éveillé Les animaux parlent, les jouets s’animent, les enfants ont des pouvoirs magiques… l’univers de l’enfant est peuplé de personnages imaginaires, doubles de lui-même, qui l’entraînent dans un monde merveilleux, ou le font voyager par des chemins semés d’obstacles que le héros franchit au péril de sa vie, triomphant d’un destin funeste et devenant ainsi un homme. Ces personnages, nous les retrouvons lorsque nous replongeons dans les livres qui ont marqué notre enfance, et nous retrouvons intactes — non sans étonnement — les sensations qu’ils avaient suscitées alors. Ils ont laissé dans notre mémoire affective l’empreinte des premières grandes émotions. Le secret de leur « adoption » repose sur une alchimie subtile… Sages ou fous, appliqués ou rebelles, héros victimes ou anarchistes en rupture de ban, tendres, abandonnés ou intrépides sans concession, désireux d’intégration ou poètes d’une langue imaginative et joueuse, c’est dans un très large spectre d’attitudes que se déploie la fresque des personnages de la littérature de jeunesse. À chaque génération ses favoris ? Pas toujours… Nombreux sont ceux qui enjambent les époques, remis au goût du jour par l’illustration et souvent adaptés en bande dessinée, film ou dessin animé. Le héros passe alors devant son auteur : on connaît Robinson, mais quel enfant lit encore Daniel Defoe ? Et Mark Twain, Kipling, Lewis Carroll, J.-M. Barrie, Hector Malot ?… Robinson, Tom Sawyer, Mowgli, Alice, Peter Pan, Rémi sont devenus des archétypes et n’en finissent plus d’engendrer des avatars. Ces immortels compagnons de nos enfances Je lisais tous les jours dans Le Matin le feuilleton de Michel Zévaco : cet auteur de génie, sous l’influence de Hugo, avait inventé le roman de cape et d’épée républicain. Ses héros représentaient le peuple ; ils faisaient et défaisaient les empires, prédisaient dès le xiv e siècle la Révolution française, protégeaient par bonté d’âme des rois enfants ou des rois fous contre leurs ministres, souffletaient les rois méchants. Le plus grand de tous, Pardaillan, c’était mon maître : cent fois, pour l’imiter, superbement campé sur mes jambes de coq, j’ai giflé Henri III et Louis XIII. Jean-Paul Sartre, Les Mots (1964) « Voyages extraordinaires, œuvres complètes de Jules Verne » Affiche J. Hetzel et Cie pour les étrennes 1888-1889 (détail) BNF, Estampes et Photographie, Kb mat 5 Cette affiche publicitaire représente l’écrivain entouré de ses principaux personnages et inventions. Les héros de Jules Verne ont fait rêver plusieurs générations d’adolescents. F.-H. Burnett, ill. A. Pécoud Le Petit Lord Fauntleroy © Delagrave, « Bibliothèque Juventa », 1937 BNF, La Joie par les livres, T-1070 Cédric est le type même de l’enfant modèle. Par sa conduite exemplaire, il transforme son grand-père, lui enseignant la compassion et la justice.

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Page 1: ces Immortels Compagnons De Nos Enfances - Classes.bnf.frclasses.bnf.fr/rendezvous/pdf/personnages.pdf · Enid Blyton(1897-1968),auteurbritannique extrêmementprolifique(plusdecinqcents

Des personnages à rêver éveillé

Les animaux parlent, les jouets s’animent, les enfants ont des pouvoirs magiques… l’universde l’enfant est peuplé de personnages imaginaires, doubles de lui-même, qui l’entraînentdans un monde merveilleux, ou le font voyager par des chemins semés d’obstacles que lehéros franchit au péril de sa vie, triomphant d’un destin funeste et devenant ainsi un homme.Ces personnages, nous les retrouvons lorsque nous replongeons dans les livres qui ontmarqué notre enfance, et nous retrouvons intactes — non sans étonnement — les sensationsqu’ils avaient suscitées alors. Ils ont laissé dans notre mémoire affective l’empreinte despremières grandes émotions. Le secret de leur «adoption» repose sur une alchimie subtile…Sages ou fous, appliqués ou rebelles, héros victimes ou anarchistes en rupture de ban,tendres, abandonnés ou intrépides sans concession, désireux d’intégration ou poètes d’unelangue imaginative et joueuse, c’est dans un très large spectre d’attitudes que se déploiela fresque des personnages de la littérature de jeunesse.À chaque génération ses favoris ? Pas toujours… Nombreux sont ceux qui enjambentles époques, remis au goût du jour par l’illustration et souvent adaptés en bande dessinée,film ou dessin animé. Le héros passe alors devant son auteur : onconnaît Robinson, mais quel enfant lit encore Daniel Defoe ? Et MarkTwain, Kipling, Lewis Carroll, J.-M. Barrie, Hector Malot ?… Robinson,Tom Sawyer, Mowgli, Alice, Peter Pan, Rémi sont devenus desarchétypes et n’en finissent plus d’engendrer des avatars.

Ces immortels compagnons de nos enfances

Je lisais tous les jours dans Le Matin le feuilleton de Michel Zévaco : cetauteur de génie, sous l’influence de Hugo, avait inventé le roman de capeet d’épée républicain. Ses héros représentaient le peuple ; ils faisaientet défaisaient les empires, prédisaient dès le xive siècle la Révolutionfrançaise, protégeaient par bonté d’âme des rois enfants ou des rois fouscontre leurs ministres, souffletaient les rois méchants. Le plus grand detous, Pardaillan, c’était mon maître : cent fois, pour l’imiter, superbementcampé sur mes jambes de coq, j’ai giflé Henri III et Louis XIII.

Jean-Paul Sartre, Les Mots (1964)

« Voyages extraordinaires, œuvrescomplètes de Jules Verne »Affiche J. Hetzel et Cie pour lesétrennes 1888-1889 (détail)BNF, Estampes et Photographie,Kb mat 5

Cette affiche publicitairereprésente l’écrivain entouré deses principaux personnages etinventions. Les héros de JulesVerne ont fait rêver plusieursgénérations d’adolescents.

F.-H. Burnett, ill. A. PécoudLe Petit Lord Fauntleroy© Delagrave, « BibliothèqueJuventa », 1937BNF, La Joie par les livres, T-1070

Cédric est le type même del’enfant modèle. Par sa conduiteexemplaire, il transformeson grand-père, lui enseignantla compassion et la justice.

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Charles Lutwidge Dodgson (1832-1898),ennuyeux professeur de mathématiques auChrist Church College d’Oxford, auteur sérieuxd’ouvrages de logique et de mathématiquesmais aussi de poèmes, passionné dephotographie (surtout de petites filles) etnéanmoins diacre anglican, écrivit et illustra en1864, pour faire plaisir à la petite Alice Liddell,l’une des dix enfants du doyen de sonétablissement, l’histoire qu’il lui avait racontéelors d’une promenade en barque sur la Tamiseavec deux de ses sœurs, deux ans auparavant.

Enrichie de plusieurs épisodes, Alice inWonderland paraît en 1865 sous le pseudonymede Lewis Carroll, avec des illustrations ducaricaturiste John Tenniel et obtient un succèsimmédiat. Une « suite » publiée en 1871,Through the looking-glass (De l’autre côtédu miroir), recevra le même accueil dupublic. En France, la traduction d’HenriBué, choisi par Lewis Carroll lui-même,est diffusée par Hachette en 1870, maisAlice ne devient réellement populairequ’au cours du siècle suivant à traversdes adaptations et, dans les années1950, grâce au dessin animé de WaltDisney.Le roman est emblématique du genre,mais il est cependant singulier. L’universd’Alice est celui de la féerie — mais sans fées —,peuplé d’êtres surréalistes : animaux fabuleux(le griffon, la tortue à tête de veau, etc.) vêtuset parlant comme des humains mais secomportant toujours de façon surprenante,chenille fumant le narguilé, chat arborant unlarge sourire, cartes à jouer vivantes… mondeinversé, paradoxal, où une petite fille exécuteles ordres d’un lapin blanc. Face à cespersonnages incompréhensibles, Alice faitpreuve d’une grande tolérance et d’unepatience infinie, tentant de se raccrocher à unraisonnement logique et à ses connaissancesscolaires. Au pays des merveilles, le très

conformiste Dodgson chamboule l’ordre établiet fait régner l’étrange et l’absurde (le nonsensebritannique), sans s’embarrasser de discoursmoralisateur ou didactique, se moquant plutôtde l’éducation traditionnelle. Le poète LewisCarroll remet en cause la significationdu langage et joue avec la langue et samusique, parodie les poésies enfantinesédifiantes, invente de nouveaux mots,des «mots-valises », des calembours,des calligrammes…Alice nous entraîne dans un imaginairepoétique foisonnant où sontjoyeusement distordues les notions detemps, d’espace, de langue, de logique.Elle se perd un peu au gré de sestransformations, ne sait plus très bien qui

elle est et à quel monde elle appartient…Mais le jeune lecteur, lui, s’y retrouve : quelplaisir en effet de rapetisser et de pouvoir sefaufiler partout sans être vu, mais aussi quellesatisfaction de dominer tout le monde desa haute taille !

Alice et le pays des merveilles

– Pourquoi est-ce qu’uncorbeau ressembleà un bureau ?« Parfait, nous allons nousamuser ! pensa Alice. Je suiscontente qu’ils aientcommencé à poser desdevinettes… »– Je crois que je peux deviner cela, ajouta-t-elleà haute voix.– Veux-tu dire que tu penses pouvoir trouverla réponse ? demanda le Lièvre de Mars.– Exactement.– En ce cas, tu devrais dire ce que tu penses.– Mais c’est ce que je fais, répondit Alice vivement.Du moins… du moins… je pense ce que je dis…et c’est la même chose,n’est-ce pas ?– Mais pas du tout ! s’exclama le Chapelier. C’estcomme si tu disais que : « Je vois ce que je mange »,c’est la même chose que : « Je mange ce que jevois » !– C’est comme si tu disais, reprit le Lièvre de Mars,que : « J’aime ce que j’ai », c’est la même chose que :« J’ai ce que j’aime » !– C’est comme si tu disais, ajouta le Loir(qui, semblait-il, parlait tout en dormant), que : « Jerespire quand je dors », c’est la même chose que :« Je dors quand je respire » !

Alice au pays des merveilles, Lewis Carroll,trad. Jacques Papy© Éditions Gallimard Jeunesse, 1998.

Alice, dessinéepar John Tenniel

Alice au pays des merveillesLewis Carroll, adaptation de M.-M. FayetIll. Michel Gérard, D. R.© Hachette, « Idéal-Bibliothèque », 1952Coll. part.Le thé chez le chapelier fou (p. 117)

Lewis Carroll, Aventures d’Alice au paysdes merveillesTrad. Henri Bué, dessins de John TennielMacmillan and Co, 1869BNF, Réserve des livres rares,Rés. p.Y2.3177

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Figures d’aventuriers

L’aventure, c’est l’inattendu, ce qui arrivehors du quotidien, tout ce qui rompt laroutine, qui écarte du chemin et met enjeu l’avenir. Partir à l’aventure, c’estrisquer de se perdre — dans tous les sensdu terme —, mais c’est aussi découvrird’autres univers, affronter l’inconnu, courirtous les dangers, tester ses forces et seslimites. Cela passe souvent par latransgression des interdits, ce dont rêvetout enfant. Comment ne pas s’identifieraux personnages qui agissent comme onaimerait le faire et qui entraînent là où l’onn’ira jamais ? À condition que le récit soitconforme à une vérité, ou ait du moins unpoint de départ ou un fondement réaliste,l’adolescent ou le préadolescent, auquelil s’adresse, est prêt à tout croire.Les romans d’aventures ont en commun deproposer, à des degrés variables, action,dépaysement, exotisme, mystère,suspense, et de mettre en avant lesvaleurs de courage, audace, loyauté,justice. Ils doivent également répondre audésir d’apprendre, et combler la curiositénaturelle du jeune lecteur.

Robinson, ou l’aventurier malgré luiIl y a deux types d’aventuriers : ceux qui sontprojetés dans l’aventure par des évènementsextérieurs et ceux qui partent en quêted’aventures. Ulysse, Robinson, Michel Strogoffse trouvent dans une situation qu’ils n’ont paschoisie et luttent pour survivre et s’en sortir.Leur parcours est individuel, initiatique, commecelui des orphelins et enfants abandonnés,maltraités — héros de Mark Twain (HuckelberryFinn), de Charles Dickens (Oliver Twist, DavidCopperfield), ou d’Hector Malot (Rémi).Robinson Crusoé, emblématique de ce typede romans d’initiation, était considéré parJ.-J. Rousseau comme le seul livred’apprentissage à mettre entre les mains d’unenfant. Il répond pleinement au besoin d’évasionet au rêve de retour à une vie primitive ensymbiose avec la nature. Robinson démontre àl’enfant qu’on peut toujours se tirer seul despires situations en faisant preuve d’intelligenceet de courage. L’œuvre de Daniel Defoe subit denombreuses adaptations, réécritures, analysesphilosophiques et pédagogiques. Personnagedevenu mythique, Robinson a suscité maintesvariations sur le thème du naufrage, de l’îledéserte et de la régénération par la nature : les« robinsonnades », tels Les Robinsons suissesde J.-R. Wyss (1812) ou Le Robinson des glaces,d’Ernest Fouinet (1855), jusqu’à plus récemmentVendredi ou la Vie sauvage (1971), réécrituredu mythe par Michel Tournier.

Rémi, dessiné parÉmile Bayard

Hector Malot, Sans familleill. Sylvain Fraroz, tome II© Hachette, « Bibliothèque Verte », 1954Coll. part.

Hector Malot (1830-1907) dépeint,influencé par Dickens, la quêted’identité d’un enfant abandonné faceà la dure réalité sociale de son époque.

Jim Hawkins, Nemo, Philéas Fogg,ou l’aventurier dans l’âmeLes audacieux qui vont au-devant de l’aventures’inscrivent dans un autre registre : ce sont lesgrands voyageurs, les intrépides explorateurs,les journalistes curieux, les découvreurs, sansoublier les détectives, les romans policiersétant aussi des romans d’aventures. C’estSindbad le marin, Jim Hawkins (L’Île au trésor)et les personnages principaux de Jules Verne.Les précurseurs de l’aventure « volontaire »sont les héros des légendes épiques, deRoland aux Chevaliers de la Table ronde, dontl’adaptation a donné lieu à de multiplesversions et dont les thèmes ont été — et sonttoujours — fondateurs d’un grand nombrede récits pour la jeunesse. La quête du Graals’est transformée en chasse au trésor, thèmerécurrent dans bon nombre de romans, àl’image du prototype de Stevenson. L’Île autrésor met en scène un jeune héros qui est lui-même le narrateur — une donnée importantepour l’accroche du jeune lecteur et sonadhésion immédiate à l’action. Le rôle de Jimest essentiel : il trouve le plan du trésor, il partà sa recherche avec le chevalier et le docteur,il découvre que l’équipage du navire sur lequelils ont embarqué est composé de flibustiers.Il agit aux moments stratégiques, n’hésitantpas à risquer sa vie pour affronter seul lespirates, dont le plus cruel, Long John Silver,est un modèle du genre avec sa jambe de bois,sa pipe et son perroquet sur l’épaule.Cependant, lorsqu’on évoque « l’aventure »,c’est très souvent le nom de Jules Verne quijaillit sur les lèvres. Ses héros ont embarquéplusieurs générations dans leurs périples,le capitaine Nemo (Vingt mille lieues sous lesmers) et Philéas Fogg (Le Tour du monde enquatre-vingts jours) restant les plus célèbres.

Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mersDessins de Riou et NeuvilleHetzel, [1871]BNF, Réserve des Livres rares, M-Y2-999

Hector Malot, Sans familleHetzel, 1890Bibliothèque de l’Heure Joyeuse,G R MALCl. Bertrand Huet

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Leurs aventures ne revêtent pourtant pasla réalité requise par le genre, mais elles sontentourées d’une foule d’informationsdocumentaires et de détails réalistes quiles rendent vraisemblables : c’est peut-êtreimpossible aujourd’hui, mais cela pourrait arriverdemain… Le Nautilus et le capitaine Nemolui-même sont improbables, mais ils évoluentdans un milieu marin très documenté etsoigneusement décrit. Avec Le Tour du monde

en quatre-vingts jours l’écrivain donne uneautre version du « voyage

extraordinaire ». Philéas Foggeffectue son périple autour dumonde pour gagner un pari etnon pour répondre à quelquedésir de découverte : pour lui,l’aventure est un jeu. Dans toutesles œuvres de Jules Verne, ontrouve — en plus des valeurshabituellement rencontrées dansles romans d’aventures — des valeurspositivistes, comme la foi dans lascience et les progrès techniquespour améliorer la vie des hommes.

Pendant que j’attendais, un homme sortit d’une pièceadjacente : d’un seul coup d’œil, je compris que ce devaitêtre Long John. Il avait la jambe gauche coupée au rasde la hanche, et il s’appuyait sur une béquille dont il seservait avec une prodigieuse dextérité en sautillant dessuscomme un oiseau. De très haute taille, d’aspect robuste,il avait un visage blême, plutôt laid, aussi gros qu’un jambon,mais intelligent et souriant.

L’Île au trésor, Robert Louis Stevenson, trad. Jacques Papy,© Éditions Gallimard, 1974

Jim Hawkins,dessiné parGeorges Roux

Le Club des Cinq, ou les aventuriersen herbe mènent l’enquêteDans les romans d’aventures l’action estsouvent nourrie par une intrigue policière quientretient le suspense. La série d’Enid Blyton,The Famous Five (Le Club des Cinq), dévoréependant des années autant par les petites fillesque par les petits garçons, succès de librairiequi ne sera surpassé que récemment par HarryPotter, croise habilement plusieurs thèmesaccrocheurs : l’enquête policière, le mystère,des héros enfantins, une bande de copains.Chaque personnage — deux garçons et deuxfilles (et un chien) — est bien différencié eta sa propre personnalité. La force du clan faceaux malfaiteurs réside dans l’union descompétences de chacun et dans l’amitié etl’affection (trois sont frères et sœur) qui leslient. Ils évoluent en harmonie avec leursparents, au sein d’une famille soudée. Dansl’adaptation française, éditée par Hachetteà partir de 1955, les noms ont été francisés etl’histoire située en Bretagne. François (Julian)est doté de la sagesse des aînés, il estcourageux, mais prudent. Mick (Dick), soncadet, est intrépide et farceur. Annie (Ann),la benjamine, est très «petite fille modèle »,timide, un peu froussarde, restant plutôten arrière, mais elle apporte au groupe sesexcellentes intuitions. Ils passent leursvacances avec leur cousine Claudine(Georgina), du même âge que Mick. Vrai garçonmanqué — elle exige qu’on l’appelle Claude(George) —, c’est la plus téméraire. Son chienDagobert (Timmy) fait preuve d’une étonnanteintelligence et tient sa place dans l’équipe.Enid Blyton (1897-1968), auteur britanniqueextrêmement prolifique (plus de cinq centsromans, contes, dix mille nouvelles…),fut très décriée par les pédagogues et lesbibliothécaires qui lui reprochèrent le principeredondant des séries (outre Le Club des Cinq :Oui-oui, Le Clan des Sept, Jojo Lapin, etc.)bridant l’imaginaire, des personnagesstéréotypés, un vocabulaire limité… Sonimmense succès auprès des enfants de tousles pays est exemplaire du fossé qui séparesouvent les jeunes lecteurs des prescripteursadultes, enseignants ou bibliothécaires auxconceptions bien arrêtées sur ce que doit êtrela littérature de jeunesse.Les vingt et un titres du Club des Cinq furent

une telle réussite commerciale qu’après lamort d’Enid Blyton l’écrivain ClaudeVoilier reprit la série et donna vingt-quatre nouveaux volumes sous letitre Les Cinq, traduits ensuite enanglais. La bande dessinée s’estemparée des personnages,suivie de près par la télévision,puis les jeux vidéo…

Robert Louis Stevenson,L’Île au TrésorTrad. André Laurie,dessins de Georges RouxHetzel, 1885BNF, Littérature et Art, 8-Y2-8524

Le Club des Cinq va camperEnid Blyton, ill. Paul Durand© Hachette, «NouvelleBibliothèque Rose », 1957Coll. part.

Enid Blyton, Le Clubdes Cinq en péril© Hachette Jeunesse,« Bibliothèque Rose »,2006

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Nos amis les bêtes

Babar, une image de l’enfanceParmi les animaux qui ont atteint l’universalité,Babar est sans doute celui dans lequel le petitse projette le plus facilement. Au départ deson histoire, un drame : la mort de la mère,motif que l’on retrouve souvent dans lalittérature de jeunesse (Bambi, OliverTwist, etc.), et qui attire la compassion, puisla curiosité : l’enfant seul au monde va devoirlutter dans un environnement hostile. Babar seréfugie dans la ville où, au contact de la VieilleDame qui le protège, il se civilise, se redresseet marche sur deux pieds, s’habille sans jamaisavoir l’air déguisé, s’instruit, et vit exactementcomme un être humain. Il retourne dans lajungle, devient roi des éléphants, fonde unefamille et une ville où il introduit la civilisationoccidentale. C’est une société humaine et unevraie famille, avec ses valeurs, ses difficultés,ses joies et ses peines, dont lesmembres n’ont plus rien deséléphants, si ce n’est leur enveloppecorporelle. Ainsi, l’enfant s’identifieparfaitement à l’animal et absorbeles messages éducatifs (amitié,altruisme, respect des autres et del’environnement, etc.). Mais lesuccès de Babar auprès des petitss’explique aussi par la conceptiondes albums : des imagesfoisonnantes pleines de détails,dans lesquelles on peut suivrefacilement l’histoire lue par l’adulte,et laisser son imagination s’envolerau-delà.

Le château de BabarMaquette : dessin original de Laurent de BrunhoffDon de Laurent de BrunhoffBNF, Réserve des livres rares, Rés. Gr. Fol. NFR. 26© Librairie Hachette, 1961

Laurent de Brunhoff poursuivit les aventuresdu petit éléphant créé en 1931 par son père Jean,mort en 1937.

La lune parut dans les cieux, baignant la terre d’une lumière sépulcrale,et Buck sentit avec la nuit monter dans la forêt l’éveil d’une vie nouvelle.Il se dressa, humant l’air. Des abois lointains retentissaient, se rapprochantrapidement. Il reconnut en eux une part de ce passé qui ressuscitait en lui.S’avançant dans la clairière, il écouta sans trouble et sans remords la voix quidepuis longtemps le sollicitait… Désormais il était libre — libre de lui répondreet de lui obéir. John Thornton mort, plus rien ne rattachait Buck à l’Humanité.

L’Appel de la forêt, Jack London, trad. Mme de Galard© Gallimard Jeunesse, 2007.

Les premiers amis des enfants sont les animaux soustoutes leurs formes, peluche, doudou, mousse,plastique, etc. Avant la poupée, c’est le premier joujou,réservoir des sentiments, le confident, le réconfortou le souffre-douleur. L’animal est un passeur. Qu’il soità l’image de l’enfant, vivant comme lui (Babar), ou qu’il aitune histoire propre au milieu de ses congénères (Bambi),c’est souvent lui qui attire le tout-petit dans l’universdu livre. Et les plus grands sont tout aussi sensiblesaux récits narrant les aventures d’un animal courageux.

Babar ™ and © NelvanaJointly licensed by Nelvana Limitedand the Clifford Ross Company, Ltd

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Sophie et Fifi Brindacier, bons petitsdiables ou figures rebelles ?À l’image de la Sophie de la comtesse de Ségur,les enfants terribles de la littérature de jeunessene sont pas de véritables démons,mais plutôt des enfants modèlesen devenir. Sophie est une petitefille mal aimée qui fait desbêtises par naïveté ouétourderie plus que parmalignité, d’abord (LesMalheurs de Sophie) avecune mère qui manquesingulièrement de tendresse,puis (Les Petites Fillesmodèles) avec une belle-mèrequi la maltraite. Chacune deses actions irréfléchies entraîneun châtiment immédiat et setrouve donc être un enseignementpour elle… et pour le petit lecteur !Cet aspect moralisateur n’existeplus chez les auteurs d’aujourd’huiqui se mettent plus volontiers ducôté des jeunes et s’attachentplutôt à décrire l’enfant dans sonunivers, tel Zep avec son Titeuf. La morale tropvoyante derrière les histoires de petits diablesa disparu dans le courant du xxe siècle, sousl’influence des nouvelles théories pédagogiques.L’un des personnages les plus emblématiquesde ce changement de perspective du regardadulte est celui de l’écrivain suédoise AstridLindgren (1907-2002), Pipi Langstrump, devenueFifi Brindacier en France, où elle acquit unenotoriété bien moindre que dans les autres pays

(peut-être à cause d’une mauvaise traduction).Elle devint vite une figure emblématique desenfants terribles, car elle remet en causel’autorité des adultes, qu’elle tourne volontiers

en dérision. C’est une rebelle,anarchiste, anticonformiste, quis’oppose à toutes les institutions(école, police, etc.). Orpheline,elle vit seule en toute libertéet indépendance avec sonsinge et son cheval dansune vieille maison, la villaDrôlederepos. Grâce à saforce herculéenne (ellepeut soulever son cheval),elle se défend très biencontre les importuns. Elle estraisonneuse et adore raconter

des histoires, mélangeantallègrement réalité et imaginaire.Elle fait tout ce qui lui passepar la tête (et elle a beaucoupd’imagination) à la stupéfactionravie de ses deux compagnonsde jeux Tommy et Annika, despetits voisins très bien élevés,

eux. Ce personnage ne pouvait qu’enchanter lesenfants… et heurter pédagogues et parents parsa grande liberté de ton. On reprocha à AstridLindgren d’encourager les désirs d’indépendanceet les rêves enfantins de révolte contre l’autorité,et de remettre en question les normes dela société bien-pensante.En France, tout cet aspect contestataire a étésoigneusement gommé par la traduction : unepiètre et traîtresse adaptation a expurgé l’œuvreoriginale de tout ce qu’elle comportait denovateur, en détournant le sens pour en faireune banale histoire d’insupportable gamine prêteà s’amender, dans la lignée de ses petitscamarades précédents. Il faudra attendre 1995et la traduction d’Alain Gnaedig pour que soitrendus à Fifi Brindacier son vrai visage etson insolence, et à Astrid Lindgren sa vervedécapante.

Enfants terribles

— […] Que dirais-tu d’un peu de calcul ? Une addition, par exemple. Combien font 7 et 5 ?Fifi observa la maîtresse, l’air surprise et fâchée.— Si tu ne le sais pas toi-même, ne compte pas sur moi pour trouver la solution à ta place !Les enfants regardèrent Fifi avec horreur. La maîtresse expliqua que l’on ne répondait pas de cettemanière à l’école. On ne disait pas « tu » à la maîtresse mais « vous » et on l’appelait « Mademoiselle ».— Excusez-moi, répondit Fifi, gênée. Je ne savais pas. Je ne recommencerai plus.— Je l’espère bien. Et je te dirai que 7 et 5 font 12.— Tu vois bien ! Tu le savais ! Alors, pourquoi me le demander ?

Fifi Brindacier, Astrid Lindgren, trad. Alain Gnaedig© Hachette Livre, 1995

Buck, l’animal héros de romanÀ l’anthropomorphisme poussé à l’extrêmede Babar, les plus grands préfèrent les romansmettant en scène un véritable animal avec sescaractéristiques propres, comme ceux de JackLondon où la communauté animale est miseen parallèle avec la société humaine. DansL’Appel de la forêt, sur une trame d’aventuresà l’époque de la ruée vers l’or dans le GrandNord canadien, se joue le drame du chienBuck, volé à son maître pour devenir chiende traîneau. Exploité par l’homme, maltraité,il doit s’adapter à des conditions de vie trèsdures et s’imposer aux autres chiens de lameute, en un combat semblable à celui quemènent les chercheurs d’or au milieud’une nature où seuls survivent les plus forts.Il renoue des rapports d’amitié affectueuseavec l’homme grâce à un nouveau maître,John Thornton. Mais il perd toute confianceen l’humanité lorsque Thornton est assassiné ;il retrouve ses instincts primitifs et tue lesagresseurs, puis bascule définitivement dans lavie sauvage, rejoignant les loups dans la forêt.Croc-Blanc est l’histoire inverse : commentun loup, enlevé à la vie sauvage et utilisé pardes hommes cruels, finit par s’adapter à la viedomestique grâce à l’amour d’un maître.L’un choisit la liberté, l’autre la dépendanceà l’homme, l’un et l’autre en rupture avecleur milieu originel. Il y a une quête d’identité,influencée par des évènements extérieurs.Les récits dont le personnage principal est unanimal réel sont souvent des histoires d’amitiéentre un jeune et un chien, un cheval, parfoismême une bête fauve. L’identification s’opèresur le compagnon, souvent un garçon solitaireou abandonné, qui compense avec l’animalses frustrations affectives. Les séries deCécile Aubry, qui, adaptées à la télévision,ont enchanté toute une génération de petitsFrançais, sont emblématiques : amour etcomplicité entre un garçon et le poney qu’ila sauvé d’un cirque où il était maltraité (Poly).Les sentiments suggérés sont plus profondset les aventures plus complexes avec Belleet Sébastien — deux orphelins : une chienneerrante et un petit garçon trouvé dans lamontagne et recueilli par un vieux paysan —,où sont évoqués des problèmes plusspécifiques à l’adolescence : les relationsavec les adultes, la recherche identitaire,le besoin d’affection, l’éveil de l’amour, etc.

Jack London, L’Appel de la forêtIll. Claude Lapointe© Gallimard, «Grands textes illustrés », 1979BNF, La Joie par les livres, Fol F 1379

Fifi BrindacierDessinée par Ingrid Vang Nyman© Saltkråkan AB

Sophie, dessinée par GuySabran, D. R.Éditions G. P. « BibliothèqueRouge et Or » © 1947