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1 C'est bien Philippe Delerm Sommaire C'est bien, juste avant la rentrée des classes. C'est bien d'aller dans un fast-food. C'est bien quand on vient d'annoncer une mauvaise note. C'est bien d'acheter ses bonbons chez la boulangère. C'est bien de faire ses devoirs sur la table de la cuisine. C'est bien, l'autoroute la nuit. C'est bien quand il fait très froid. C'est bien de lire un livre qui fait peur. C'est bien quand les mamans commencent à bavarder. C'est bien de se lever le premier dans la maison. C'est bien de jouer au flipper. C'est bien d'être abonné à un journal. C'est bien d'être malade. C'est bien d'aller dans une très grande fête foraine la nuit. C'est bien de jouer au Monopoly. C'est bien d'aller à l'étranger. C'est bien de s'asseoir dans l'herbe, après un match de foot. C'est bien de faire un volcan dans sa purée. C'est bien, la première fois qu'on joue au bowling. C'est bien, le jour où on joue la pièce de théâtre. C'est bien, le jour où il pleut, pendant les vacances à la merC'est bien de lire un livre qui fait peur On est dans sa chambre, c'est l'hiver. Les volets sont bien fermés. On entend le vent qui souffle au-dehors. Les parents sont allés se coucher, eux aussi. Ils croient qu'on a éteint depuis longtemps. Mais on n'a vraiment pas envie de dormir. On a juste gardé la lumière de la petite lampe de chevet qui fait un cercle jusqu'au milieu des couvertures. Au-delà, l'obscurité de la chambre est de plus en plus mystérieuse. On a hésité longtemps avant de choisir le livre. Agatha Christie ne fait pas peur, on suit trop l'enquête et on ne fait pas attention au reste. Les aventures de Sherlock Holmes, c'est mieux, avec les brouillards, les chiens, les chemins de fer parfois. Mais il y a trop de dialogues, et Sherlock est si sûr de lui - on ne peut pas penser qu'il va être vaincu. Finalement, on a choisi l'Ile au trésor. On a bien fait. Dès le début du livre, il y a une ambiance extraordinaire, avec cette auberge près d'une falaise. C'est toujours la tempête là-bas ; on a l'impression que c'est toujours de la nuit aussi, avec la mer qui gronde tout près. Et puis Jim Hawkins, le héros, se retrouve vite seul avec sa mère à L' Amiral Benbow. A sa place, on serait mort de terreur. Le vieux pirate réclame du rhum et se met en colère sans qu'on sache pourquoi. Mais le plus effrayant, c'est quand les autres pirates débarquent dans le pays à la recherche de leur ancien complice. C'est une nuit de pleine lune, et l'aveugle donne des coups de canne sur la route blanche en criant : – N'abandonnez pas le vieux Pew, camarades ! Pas le vieux Pew ! Il y a une illustration en couleurs avec cette image, du noir, du mauve, du blanc. C'est un livre un peu vieux, avec seulement quelques images, il n'y en aura pas d'autres avant au moins trente pages. On reste longtemps à regarder celle-là. Parfois, quand on s'endort, on a peur de devenir aveugle pendant la nuit, alors on se met dans la peau du vieux Pew et c'est étrange, parce que en même temps on a peur qu'il vous donne un coup de canne. Heureusement, près de soi, on a la petite lumière bleue du radio réveil et le poster de Droopy, mais on a l'impression qu'ils sont partis en Angleterre eux aussi, au pays du rhum, de la colère et des naufrages. C'est dangereux de s'endormir là-bas, mais on voudrait quand même -on dort si bien près du danger, et les draps sont si chauds, près de la pluie. C'est bien de se faire peur en lisant L'Ile au trésor.

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C'estbien PhilippeDelermSommaireC'estbien,justeavantlarentréedesclasses.C'estbiend'allerdansunfast-food.C'estbienquandonvientd'annoncerunemauvaisenote.C'estbiend'achetersesbonbonschezlaboulangère.C'estbiendefairesesdevoirssurlatabledelacuisine.C'estbien,l'autoroutelanuit.C'estbienquandilfaittrèsfroid.C'estbiendelireunlivrequifaitpeur.C'estbienquandlesmamanscommencentàbavarder.C'estbiendeseleverlepremierdanslamaison.C'estbiendejouerauflipper.C'estbiend'êtreabonnéàunjournal.C'estbiend'êtremalade.C'estbiend'allerdansunetrèsgrandefêteforainelanuit.C'estbiendejouerauMonopoly.C'estbiend'alleràl'étranger.C'estbiendes'asseoirdansl'herbe,aprèsunmatchdefoot.C'estbiendefaireunvolcandanssapurée.C'estbien,lapremièrefoisqu'onjoueaubowling.C'estbien,lejouroùonjouelapiècedethéâtre.C'estbien,lejouroùilpleut,pendantlesvacancesàlamer…C'estbiendelireunlivrequifaitpeurOnestdanssachambre,c'estl'hiver.Lesvoletssontbienfermés.Onentendleventquisouffleau-dehors.Lesparentssontalléssecoucher,euxaussi.Ilscroientqu'onaéteintdepuislongtemps.Maisonn'avraimentpasenviededormir.Onajustegardélalumièredelapetitelampedechevetquifaituncerclejusqu'aumilieudescouvertures.Au-delà,l'obscuritédelachambreestdeplusenplusmystérieuse.Onahésitélongtempsavantdechoisirlelivre.AgathaChristienefaitpaspeur,onsuittropl'enquêteetonnefaitpasattentionaureste.LesaventuresdeSherlockHolmes,c'estmieux,aveclesbrouillards,leschiens,lescheminsdeferparfois.Maisilyatropdedialogues,etSherlockestsisûrdelui-onnepeutpaspenserqu'ilvaêtrevaincu.Finalement,onachoisil'Ileautrésor.Onabienfait.Dèsledébutdulivre,ilyauneambianceextraordinaire,aveccetteaubergeprèsd'unefalaise.C'esttoujourslatempêtelà-bas;onal'impressionquec'esttoujoursdelanuitaussi,aveclamerquigrondetoutprès.EtpuisJimHawkins,lehéros,seretrouveviteseulavecsamèreàL'AmiralBenbow.Asaplace,onseraitmortdeterreur.Levieuxpirateréclamedurhumetsemetencolèresansqu'onsachepourquoi.Maislepluseffrayant,c'estquandlesautrespiratesdébarquentdanslepaysàlarecherchedeleuranciencomplice.C'estunenuitdepleinelune,etl'aveugledonnedescoupsdecannesurlarouteblancheencriant:–N'abandonnezpaslevieuxPew,camarades!PaslevieuxPew!Ilyauneillustrationencouleursaveccetteimage,dunoir,dumauve,dublanc.C'estunlivreunpeuvieux,avecseulementquelquesimages,iln'yenaurapasd'autresavantaumoinstrentepages.Onrestelongtempsàregardercelle-là.Parfois,quandons'endort,onapeurdedeveniraveuglependantlanuit,alorsonsemetdanslapeauduvieuxPewetc'estétrange,parcequeenmêmetempsonapeurqu'ilvousdonneuncoupdecanne.Heureusement,prèsdesoi,onalapetitelumièrebleueduradioréveiletleposterdeDroopy,maisonal'impressionqu'ilssontpartisenAngleterreeuxaussi,aupaysdurhum,delacolèreetdesnaufrages.C'estdangereuxdes'endormirlà-bas,maisonvoudraitquandmême-ondortsibienprèsdudanger,etlesdrapssontsichauds,prèsdelapluie.C'estbiendesefairepeurenlisantL'Ileautrésor.

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C'estbiendefairesesdevoirssurlatabledelacuisine.Pastouslesjours;parfoisonpréfèreêtreseul,danssachambre.Maiscertainssoirsd'hiver,parexemple,quandilfaitdéjànuitdehors,justeaprèslegoûter.Surlatoilecirée,oninstalleledésordredescahiers,descrayonsdecouleur,desgommesetdesbouquins.Lesdevoirstraînentunpeu.Onacommencéparleplusdur,leproblèmedemaths,maislatroisièmequestionestdifficile.Avecundoigt,onsuitledessindelatoilecirée:ilyadescarreauxrougesetàcôtédespetitscarreauxbleusquireprésententdesmoulinsdeHollande.Ceseraitbiend'allerlà-bas,trèsloin,aunord.Onreviendraitdel'écoleenpatinsàglace.-Dépêche-toiunpeu!Après,tuserasdébarrassé,tupourraslire,oujouer.Mamanditdespetitesphrasescommeça,detempsentemps,entreunnavetetunecarotteàéplucher-onluiadéjàmangédeuxcarottescruesetelleafaitsemblantdesefâcher.Maisonn'apasvraimentenvied'êtredébarrassé.Ilfaitsibondanslacuisine,etpuisilyacesodeursquisemélangent:l'orangedugoûter,leslégumesdelasoupe...Tantpispourlesmaths.Onyreviendraplustard.Onattaquelaleçond'histoire.Noblesse,clergé,tiersétat.Lesmotscoulentbien.Surledessin,laBastillen'estpassiterrible.Parcontre,auJeudepaume,tousleshommesnoirsetgrisontdesyeuxfarouches,etlascèneestplutôtlugubre.-Allons,tudoislasavoir,maintenant!Jet'interroge.-Attendsencoreunpeu!Ons'enfiche,desétatsgénéraux.Cequiestbien,c'estderestersurl'imageenrêvantvaguementàl'ambiancedecetteépoque-là.Pourquoifaut-ilqu'oncuiselesnavets?Pourquoifaut-ilapprendrelesrévolutions?Onprendunegoussed'ail.Lapeaufripéemauve,roseetblanchetombesurlelivre,légère.Onnesaitplusvraimentquelleheureilpeutëtre.Ledînerestencoreloin.Danslamaison,ilyauneagitationtranquille,despetitesphrasessurlajournée:-Tuasvu...?Onn'écoutepasvraimentcequelesparentsdisent.Onn'apprendpasvraimentsesleçons.Onsesentunpeuflottant,commesionn'existaitplus,commesiondevenaitlatoilecirée,leslégumesdelasoupe,lelivred'histoire-commesiondevenaitunsoird'hiveràlamaison.C'estbien,danslescuisines.C'estbienquandonvientd'annoncerunemauvaisenoteOnavaittellementattenduavantd'enparlerqu'onpensaitnepluspouvoirsedécider.Ilfallaitaumoinsavoirunbonrésultatàdonnerenmêmetemps,maisjustementonn'avaiteuque10àl'interrodevocabulairequ'oncroyaitréussie,alorsce3enmathsrestaittoutseul,entraversdelagorge.Toutelavieenétaitchangée.D'uncôté,celafaisaitvivreleschosesplusfort.Onsedisait:"jevaisprofiteràfonddemonmercredichezSébastien.Etlesoir,aurepas,jediraimanote."Maisl'après-midichezSébastienn'avaitpasétéextraordinaire:ilpleuvait,onavaitdûfaireunTrivialPursuitaulieudejouerdanslejardin.Lesoir,onn'auraitpaspuparlerdesmaths,detoutefaçondesamisétaientrestéspourledîner.Audébut,cen'étaitpastropgrave,unproblèmeraté,çaarrive,maislesjourspassaient,etle3sepromenaitsurtouteslesidées,touslesmoments:"Monderniercoursdepianoavantd'annoncermon3.""Mondernierpouletrôti-fritesavantd'annoncermon3."Biensûr,onserépètelesphrasesdesparents,fauteavouéeestàmoitiépardonnée,ilnefautriencacheràceuxqu'onaime,etc.Maisça,cesontdesmots,etplusonlesrépètedanssatête,plusilsparaissentfroidsetvides,inutiles.Siseulementlesparentspouvaientsecontenterdevouspunir,danscescas-là.Maisonsaitbien.Ilsdisent:-Auprochaincontrôleendessousde5,tuserasprivédetélélemardisoir!S'ilstenaientlecontrat,ceneseraitpasterrible.Onseraitembêté,sansplus.Çaseraitcommeunmarché;onauraitmêmel'aird'êtrelavictimeMaislesparentsnetiennentpassouventparole.Ilsoublientdevouspunir,etvous,vousrestezlà,avectoutleremords.Ilsontdelapeine,etvous,vousn'êtesqu'unenfantgâtéquineseramêmepasprivédetélé.Enfait,lemieux,c'estquandilsvousdisent:-jeveuxquecesoitladernièrefois,c'estentendu?Onfaittrèsvite"oui,oui",latêterentréedanslesépaules.Onal'airlourd,immobile,maisàl'intérieuronsesenttoutléger.Aulieudevivrederniersmoments,onvavivre,toutsimplement.Onvas'endormirsansproblème,avecunalbumdeBDetiln'yauraplustousces3enmathsquirentraientdanslebureaudeGaston,chaquefoisqueFantasiosemettaitencolère.C'estbien,quandonvientd'annoncerunemauvaisenote.

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C’estbiendefaireunvolcandepuréeUnefois,onestrestéunesemaineàl'hôpital.Là-bas,lapuréeétaittellementfade,avecunerivièredelaittoutautour!Parfoisaussi,ilyadespuréestrèsmolles.C'estassezamusantdelesmangerparcequepourfaireunvolcandepuréeliquideonfaitcommeuneespècedemoulageautourdesdentsdelafourchette.Maiscen'estpastrèsbon,etpuiscen'estpasça,l'idéedelapurée.Unepuréenedoitêtrenitropmollenitropdure.Disons:douce.Ilfautqu'ellesoitlisse,aussi,danscespetitesboulesqueMamanappelledesgrumeaux.Etpuis,ilfautmangerlapuréeseule.Souvent,onvousdonneenmêmetempsdelavianderouge:lejussemélangetoutdesuiteàlapurée,etcemarronnevapasdutoutaveclegoûtd’ailleurs,lasaucechangelegoût.Lapuréeseule,avecpasmaldebeurre(maisquandmêmepasunemaredebeurredansuncoin),c'estundélice.C'estréconfortant,çaglisseetçaréchauffetoutlecorps.Ah,oui,lachaleur,c'esttrèsimportantaussi.Quandonvoussertdelapurée,ilfautqu'ellesoitbeaucouptropchaude:sinon,vousn'aurezjamaisletempsdefaireunegaletteouunvolcan.Onfaitd'abordunegalette.Onaplatitcomplètementlapurée,commesic'étaitdelapâteàtarte.Avecledosdelafourchette,oncommenceàdessinerdesrayures,trèsrégulières.Engénéral,onfaitd'abordtoutelasurfacedanslemêmesens,puisdansl'autresens.Ensuite,quandtoutestcroisillonné,ontracejusteuncarrétoutautour:çaressembleauxgalettesdelafêtedesRois.Quelquefoisoneffacetoutetonrecommenceunautrequadrillage,avecunegrandecroixaumilieu.Acemoment-là,onmangedeuxoutroisbouchées.Lapuréequadrilléeestencoremeilleure,pluslégère,plusfine.Maisons'arrêtequandmêmetrèsvite-ilfautengarderassezpourconstruireunvolcan.Onfaitd'abordunemontagne,aucentredel'assiette.Enhaut,ilfautcouperlesommetd'unpetitcoupdefourchette,etmêmecreuseruntrou.C'estlàqu'onvamettrejusteunpeudejus,siletrouestbienfait,lejusnevapassemélangeraveclapurée.Onrefaitlesrayuressurlespentesdelamontagne,etonaàpeuprèsuneminutepours'évaderdanscepaysage.–Mangequandmêmependantquec'estchaud!C'estbien,lejouroùilpleut,pendantlesvacancesàlamer...Toutlemoisaétébrûlant.Celaparaissaitnormaldevoirlecieltoujoursbleuenentrouvrantlesvolets,sanslaisserrentrerlachaleur.Lespremiersjours,onavaitdumalàdormiràcausedescoupsdesoleil.Labaignadedeuxfoisparjour,c'étaitbien,etlespartiesderaquettesaveclapetiteballelourde,àcauseduvent-ontraçaitleslimitesd'unterrainavecletalonsurlesablemouillé,pourpouvoircompterlespoints.Cequiétaitbienaussi,c'étaitlerythmedifférent:ondéjeunaitetl'ondînaitbeaucoupplustardqued'habitude.Lanuittombée,onallaitmarcheràlafraîcheet,enrevenant,onachetaitunchichi-uneespècedebeignetallongéavecdespetitsdessins.Unsoir,onamêmejouéaugolfminiatureàlalumièredesprojecteurs,....Toutecetteviedifférentesemblaitextraordinaire,audébut.Etpuisc'estdevenuplusmonotone.Onrepensaitàunecopine,àuncopain.Onnes'ennuyaitpas,évidemment,maisonrêvaitàlarentrée,àsachambre.Cematin,justement,onn'avaitplustellementenviedebaignade,etvoilà.Ilfaitgris,etunepetitepluietombesurlestoitsdeslocations.Laterresentbon,etlespinsencoreplusfortqued'habitude.Lechocolatbouillantparaîtmeilleuraussi.Onleboitvite,etavantdesortironenfilelepullbleu,leseulqu'onavaitemporté.MamancriedeprendreleK-way,maisilnepleutpastrèsfort.Danslesrues,iln'yapresquepluspersonne.Avant,c'étaitjusteunendroitpourl'été,etaujourd'huic'estunvraivillageavecl'église,l'école,etonimaginel'hiver,quandlestouristessontpartis.Maislemieux,c'estd'allerauborddelamer.Celafaitdrôledegrimperladunesousuncielpleindenuages.Danslesable,leschardonssontpresquemauves.Quandonarriveenhaut,onnereconnaîtplusrien.Plusdedrapeauxplantéspourdélimiterlabaignadeduvillage,etplusloincelleducamping.Laplageestdéserte.Quelquespetitessilhouettesdepromeneursauloin.C'estbien,toutcetespace,toutcegris.C'estcommeunetristessetrèsdouce,trèslégère,commesionétaitunpeuamoureux.Onvas'asseoirentailleurdevantlamersanspenseràriendeprécis,sansbouger,sansrienfaire.C'estdrôle,lesgouttesquitombentsurlesjambesbronzées.Etsilesoleilnerevenaitplusjamais?C'estbien,lapluie.

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C'estbiend'acheterdesbonbonschezlaboulangèreOnestdanslaqueue,etonsesenttoutpetitentrelesclientsquidemandent:-Unebaguettemouléebiencuite!-Unpaindecampagneetuneficelle!Danssatête,onpréparedéjàdesphrases,pournepasêtreridiculequandlavendeusedemandera:-Etpourtoi?Deloin,onaperçoitlesbocauxmagiques,lesrouleauxderéglisseavecunepastilleensucreglacéperléblancouroseaumilieu,lesroudoudousàlapetitecoquillequ'onimaginedéjà,unpeurêchesurleslèvres,lesfraisesdeguimauveaplatiesetleschewing-gumsgagnants.Doucementonavance,etpuisvoilà,"C'estàtoi"ditlaboulangèresanssourire.Onsaitqueçal'énerveunpeudevendredesbonbons.Maisquandmême,c'estjustecessecondes-làquisontbien,quandonn'apasencoredit:-Uncommeça,etunautrecommeça,etuncommeçaàvingtcentimes.Onsedécidetoujourstropvite,maisonsentbienquederrière,ilstrouventdéjàquec'esttrèslong.Alorsondemandepresquen'importequoi,unebouledecoco,uncarambar,etquandmêmeauderniermoment,onretrouvesesespritspourdemandercettepetitemerveilleàvingtcentimes:unelanguedesucrejaune-orangeparfuméeaufruitdelaPassion,saupoudréedeneigeacide...C’estbien,justeavantlarentréedesclassesOnn’aplusvraimentenvied’êtreenvacances,onn’aplusvraimentenviedesoleil,demeroudemontagne.Onn’aplusvraimentenvied’êtreloindesavie.Huitjoursavantlarentrée,c’estbienderetrouverlepapieràfleursdesachambre,etcettepetitetâchejusteàcôtéduposterdeSnoopy.Avantdepartir,onavaitrangébeaucoupmieuxqued’habitude:lesalbumsdeTintin,deBouleetBilletdeGastonparaissenttoutneufs,etpuisçafaitlongtempsqu’onnelesapaslus.OnreprendL’Étoilemystérieuse,etc’esttrèsbiencetteatmosphèreunpeuétrangeaudébut,aveclachaleuranormalequirègnedanslaville.Milourestelespattescolléesdansl’asphalteavantqueTintinnevienneledélivrer.Dehorsilpleut,onentenddegrossesgouttesquis’écrasentcontrelesvitres.Ons’estallongésursonlitavecl’albumdeTintin,etonn’amêmepastellementenvied’avancerdansl’histoire–seulementderestercommeça,avecl’ambiancetrèsfortedudébut.Prèsdesoi,onasonoursquiregardefixementl’armoire.Biensûr,onesttropgrandpourleprendreenvacances,maisonvoitbien:celaluifaitplaisirqu’onsoitrentré,etsonsilenceestdoux.Toutàl’heure,onirafairedescoursesderentrée...«Necomptepassurmoipourt’achetertouscesgadgetshorsdeprixqu’onfaitmaintenant!»Maiscen’estpastellementlesgadgetsetlesmotspublicitairessurlestroussesoulescahiersdetextesquifontenvie.Non,cequiestbien,c’estlebleulégerdeslignessurlescahiersoùl’onn’arienécritencore,c’estl’odeurdelacolled’amandeetlestubesdepeintureneufs,toujoursblancsavecunepetitebandedecouleuraumilieu,commeunmaillotdecoureurcycliste.Onadumalàdévisserlecapuchonnoirlapremièrefoispourregardersilacouleurestvraimentcelledelabande.Rosetyrien,terredeSienne,bleucobalt.Onverrapeut-êtreunecopineouuncopainrentrésdevacances,euxaussi.Aujourd'hui,ceseraitbien,parcequ’onestencoreunpeubronzé.Pourlapremièrefoisdepuislongtemps,onamisunpullquigrattesurlesavant-bras–dessous,onaencoreuntee-shirt.Maisc’estbondemettreunpulldelainevertfoncéquandonestencoreloindelafindel’été–qu’onestsiprèsdéjàdelarentrée.

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C'estbiend'êtremaladePasaudébut,biensûr,quandonatellementdefièvrequel’armoireenfacedulitgranditsanscesseetveutvousengloutir.Maisàlafin,quandoncommenceàallermieuxmaisqu’onsesentencoreunpeupâle,unpeuvide.–Pasd’écoleavantunehuitaine!Ledocteuraditçad’untontrèscalme.Unesemaine,celanesemblaitpasbeaucoup.Onétaittellementfatigué,onn’écoutaitpasvraiment.Maismaintenant,unesemaine,c’estplusintéressant.Ilresteencoretroisjoursavantjeudi.Aujourd’hui,onavaitvraimentfaim,etlescôtelettesd’agneauétaientdélicieuses.Enplus,mamanavaitl’airdetrouverquec’étaitunexploitdelesmanger:–C’estbien!Tuvasvitereprendredesforces!Ondit«oui,oui»delatête,avecunaircourageux,maisonsesentpresqueenfaute,commesionn’avaitplusbesoindetantdedouceur.–Maman,situvasfairedescourses,tumerapporterasunTometJerry?TometJerry,c’estlegenred’illustréqu’onn’achètejamais,saufquandonestmalade–d’habitude,ontrouveçaunpeubébé.QuandMamanposelejournalsurlelitenrentrant,onfaitsemblantdesortirlentementdusommeil,etonjetteuncoupd’œildistraitsurlacouverture.Numérospécial-250pagesdejeuxetdelecture.Lescouleurssontbien.Lesimagesontsouventunfondbleupâle,ourose;legrisetlemarrondeJerryetdeTomsontreposants,euxaussi.L’histoire,onnelasuitpasvraiment–c’estvraiqu’onestencorecotonneux,avectropd’espaceetdevertigedanslatête.Cequiestbien,surtout,c’estlasonneriedel’entrée,verscinqheuresmoinslequart.Onentendquelquespetitesphrasespolieséchangéesàvoixbasse.Onadéjàdeviné.Uncopainetunecopinedel’écolesontpasséspourporterlesdevoirs.Ilss’assoientaupieddulit,undechaquecôté,etilscommencentàracontertouteslesbonneshistoiresdelajournée,lacantine,lesrécrés...Onal’impressiond’êtreàlafoistrèsprèsettrèsloindetoutça.Onvoudraitpresquereprendredéjàlavienormale,maisc’estbonaussid’avoirencoretroisjoursàsefairecajoler,àêtreunpersonnageintéressantqu’onvientvisiter,etquiprovoquel’admirationquandilmangecequ’ilpréfère.C’estbiend’êtremalade.C’estbiend’allerdansunfast-foodLesparentsn’aimentpastropça.Ilsdisentquelanourrituren’estpasbonne,maisonsentbienquecen’estpascelaquilesennuieleplus.Non,cequ’ilsn’aimentpas,c’estlescouleurs,lestyle,lavieaméricaine.Onn’insistepastrop–c’esttrèsbondesentirquelesparentsdétestentcetendroit:ducoup,onabeaucoupplusenvied’yallersoi-même.Etpuisunjour,ensortantducinéma,iln’yarienàmangeràlamaison,etvoilà,lesparentssontd’accordpourlefast-food–onn’auraitjamaispenséqu’ilsselaisseraientfaireaussifacilement.Aufast-food,toutestbien,etmêmedéjàcettefaçondefairelaqueueenplusieursrangs.Onatoutletempsdechoisirsurlespanneauxentrelesdifférentshamburgersetdelirelesnomsdecesdessertsmirobolants:strawberrysundae,lemonsundae.Auboutdechaquefile,ilyauneserveuseavecunképienpapier,vraimentcommedanscertainsfilmsaméricains–s’iln’yavaitpaslescouleurschaudesetgaies,onpourraitsecroiredansunehistoirepolicière.Toutestorangé,rouge,jaunebrillant–difficiledecroirequedanslaruec’estl’hiveretlanuit.Cequiesttrèsdifficile,aufast-food,c’estdechoisirviteentregrandCoca,Cocanormal,grandeportiondefrites,petiteportion.Onn’avaitpasfaitattentionàtoutescesdifférences,etc’estquandonsetrouvejustedevantlaserveusequ’ilfautsedécider.Enfinvoilà,onasonplateauaveclehamburgercurieusementemballédansunesortedecoqueenplastique.Maislemieux,c’estpeut-êtrelesfrites.Ellessontdisposéesdansunétuiencartonquiressembleàuneboitedecigarettes;etellesn’ontplusdutoutl’airdefriteshabituelles.PourleCoca,c’estpareil.OnabienfaitdeprendregrandCoca.Lepotdecartonrougeetblancestprotégéparuncouvercle.Avecunepaillecoudée,onpercelecouvercleaucentre–ilyaunepetitecroixaubonendroit.Quandonremuelepot,enentenddesglaçonsquis’entrechoquent.C’estcommeuntrésordeCocamystérieuxetglacialsionattendpourleboire.Onsetrouveunepetitetablelibresousunelampequidescendtrèsbas.Onmange,onboit,çapasseunpeutropvite,maisongardecesdeuxmerveillesdanslatête:unCocainvisibleetsabanquisedeglaçons,unétuidefritesàcigarettes.

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C'estbiendeseleverlepremierdanslamaisonEngénéral,c'estunjouroùl'onauraitpudormir,undimanche,parexemple;maisjustement,onn'apastoujoursenviedefairelagrassematinée.C'estbiendefairelecontrairedecequelesautresattendent,etpuisonserafierquandlesparentsarriverontenfinetqu'ilsserontétonnés:–Déjàlevé?Etenplustuasfaitducafé!Onseréveilletrèstôt,àlafind'uncauchemar.Onregardeleradioréveil.Sixheuresetquartundimanche,c'estfou,maisonn'aplusdutoutsommeil.Onselève,ettoutdesuiteons'habille–sionselèveàcetteheure-là,cen'estpaspourtraînerenpantouflesetenrobedechambre.Non,cequ'onveut,c'estêtredéjàdanslaviequandlesautressontencoredanslesommeil.Leparquetcraqueunpeu,maisonarriveàouvrirlaportesanslafairegrincer.Danslecouloironn'yvoitpresquerien,maisonn'allumepas,etonmarcheàpasdeloupjusqu'àlacuisine,lecœurbattant,commesioncouraitungrandrisque.Onentrouvrelesvolets.Ilfaitencorevraimentnuit,etpourlongtemps.Lacuisineestassezloindeschambres,alorsonpeutmettrelaradiotoutbas.SurFrance-Info,ilssontdéjàréveillés,etc'estassezétranged'entendrelesrésultatsdesmatchsdefootball:lemondebougeàtoutevitesse,maislamaisonestpleinedesilence.Onseditqu'onvaprendreunbonpetitdéjeuner,maisfinalementonpréfèrepréparerd'abordlecafédesparents–s'ilsseréveillaientavant,onn'auraitpasfaitunexploit.Ilnerestequ'unfiltreàcafédanslepaquet.Onsedépêcheetonrenverseducafémoulu–ensoufflant,ils'envole,etçanesevoitplus.Voilà.Lecaféestfait.Onseditqu'ilyauraitunexploitbeaucoupplusfort:allerchercherdescroissantspourtoutlemonde–laboulangerieouvreàsixheuresetdemie.Maisilfautd'abordtrouverdelamonnaie.Aforcedechercherdanstouslestiroirs,onfinitparenavoirassez,avecpasmaldepiècesjaunes.Onenfileunpull,onprendlaclé,etonn'oubliepasderefermerlaporteàdoubletour–qu'est-cequ'ilsdiraient,s'ilsseréveillaient?Ilss'inquiéteraientpeut-être.Maisc'estbiendeprendrecerisque–çafaitpartiedujeu.Dehors,ilfaittrèsfroid.Onsouffledevantsoidespetitsnuages,etonsesenttoutàfaitlibre,léger,trèsdifférentdesmatinsordinaires.Ilyadelabuéesurlavitrinedelaboulangerie.Lescroissantsaubeurresontlesmeilleurs,maisonn'apastropd'argent,alorsprendmoitié-moitié,pournepasêtreridiculeaumomentdepayer.Surlecheminduretour,onprenduncroissantdanslesac,etonlemangeenmarchantdanslaruebleue.Toutàl'heure,àlamaison,ilsserontàlafoisuntoutpetitpeufâchésettrèscontents.C'estbiendeselevertôtledimanchematin.

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C’est bien de s’asseoir dans l’herbe, après un match de foot C’est le début du printemps, il fait beau, on a très chaud, mais l’herbe est fraîche, et la terre presque humide en dessous. On a gagné, ou perdu, mais cela ne compte plus vraiment. Ce qui compte, c’est juste ces cinq minutes. On a couru plus d’une heure dans tous les sens après ce ballon qui n’en finissait plus de s’échapper. Maintenant, c’est la récompense. L’arbitre est rentré aux vestiaires depuis longtemps, et la plupart des joueurs sont déjà en train de prendre leur douche. L’entraîneur a lancé : - Ne restez pas comme ça, les gars, vous allez prendre froid ! On a répondu qu’on arrivait, mais on reste là, à deux ou trois, sans se parler. On ne pense vraiment à rien. Le terrain est beau, à cet instant. Assis juste à côté du poteau de corner, on pose le pied sur la ligne blanche. Ce n’est plus une limite pour dire si la balle est sortie ou pas, mais presque un paysage, avec des bosses, des collines blanches qui s’effritent sous les crampons. Il y a un ballon juste à côté. Toujours assis, on le récupère du but du pied et on se le passe deux ou trois fois, machinalement, mais bientôt on s’arrête. On n’a plus envie de jouer. Au-delà du grillage, là-bas, il y a la forêt, avec ces feuilles vertes qui commencent, toutes fraîches, presque transparentes. Avant, on n’avait même pas remarqué que le stade était situé au milieu d’une forêt. Mais maintenant on regarde le soleil qui descend, à travers le filet noir un peu rêche des buts, plus loin à travers le grillage, à travers les branches neuves de la forêt. Il y a quelques exclamations, très près, très loin, des copains qui s’éclaboussent sous la douche. On en voudrait plus bouger. Il y aurait une forêt immense qui vous encerclerait, un terrainde foot au milieu, et puis c’est tout. C’est comme si on avait joué au foot juste pour ce moment-là. Pourvu qu’elle ne résonne pas tout de suite, la petite phrase inévitable : - Eh ! les gars, faut vous magner un peu, vous allez louper le car ! C’est bien, juste la fin des cinq minutes, quand l’entraîneur n’a pas encore crié.