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C'estbien PhilippeDelermSommaireC'estbien,justeavantlarentréedesclasses.C'estbiend'allerdansunfast-food.C'estbienquandonvientd'annoncerunemauvaisenote.C'estbiend'achetersesbonbonschezlaboulangère.C'estbiendefairesesdevoirssurlatabledelacuisine.C'estbien,l'autoroutelanuit.C'estbienquandilfaittrèsfroid.C'estbiendelireunlivrequifaitpeur.C'estbienquandlesmamanscommencentàbavarder.C'estbiendeseleverlepremierdanslamaison.C'estbiendejouerauflipper.C'estbiend'êtreabonnéàunjournal.C'estbiend'êtremalade.C'estbiend'allerdansunetrèsgrandefêteforainelanuit.C'estbiendejouerauMonopoly.C'estbiend'alleràl'étranger.C'estbiendes'asseoirdansl'herbe,aprèsunmatchdefoot.C'estbiendefaireunvolcandanssapurée.C'estbien,lapremièrefoisqu'onjoueaubowling.C'estbien,lejouroùonjouelapiècedethéâtre.C'estbien,lejouroùilpleut,pendantlesvacancesàlamer…C'estbiendelireunlivrequifaitpeurOnestdanssachambre,c'estl'hiver.Lesvoletssontbienfermés.Onentendleventquisouffleau-dehors.Lesparentssontalléssecoucher,euxaussi.Ilscroientqu'onaéteintdepuislongtemps.Maisonn'avraimentpasenviededormir.Onajustegardélalumièredelapetitelampedechevetquifaituncerclejusqu'aumilieudescouvertures.Au-delà,l'obscuritédelachambreestdeplusenplusmystérieuse.Onahésitélongtempsavantdechoisirlelivre.AgathaChristienefaitpaspeur,onsuittropl'enquêteetonnefaitpasattentionaureste.LesaventuresdeSherlockHolmes,c'estmieux,aveclesbrouillards,leschiens,lescheminsdeferparfois.Maisilyatropdedialogues,etSherlockestsisûrdelui-onnepeutpaspenserqu'ilvaêtrevaincu.Finalement,onachoisil'Ileautrésor.Onabienfait.Dèsledébutdulivre,ilyauneambianceextraordinaire,aveccetteaubergeprèsd'unefalaise.C'esttoujourslatempêtelà-bas;onal'impressionquec'esttoujoursdelanuitaussi,aveclamerquigrondetoutprès.EtpuisJimHawkins,lehéros,seretrouveviteseulavecsamèreàL'AmiralBenbow.Asaplace,onseraitmortdeterreur.Levieuxpirateréclamedurhumetsemetencolèresansqu'onsachepourquoi.Maislepluseffrayant,c'estquandlesautrespiratesdébarquentdanslepaysàlarecherchedeleuranciencomplice.C'estunenuitdepleinelune,etl'aveugledonnedescoupsdecannesurlarouteblancheencriant:–N'abandonnezpaslevieuxPew,camarades!PaslevieuxPew!Ilyauneillustrationencouleursaveccetteimage,dunoir,dumauve,dublanc.C'estunlivreunpeuvieux,avecseulementquelquesimages,iln'yenaurapasd'autresavantaumoinstrentepages.Onrestelongtempsàregardercelle-là.Parfois,quandons'endort,onapeurdedeveniraveuglependantlanuit,alorsonsemetdanslapeauduvieuxPewetc'estétrange,parcequeenmêmetempsonapeurqu'ilvousdonneuncoupdecanne.Heureusement,prèsdesoi,onalapetitelumièrebleueduradioréveiletleposterdeDroopy,maisonal'impressionqu'ilssontpartisenAngleterreeuxaussi,aupaysdurhum,delacolèreetdesnaufrages.C'estdangereuxdes'endormirlà-bas,maisonvoudraitquandmême-ondortsibienprèsdudanger,etlesdrapssontsichauds,prèsdelapluie.C'estbiendesefairepeurenlisantL'Ileautrésor.

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C'estbiendefairesesdevoirssurlatabledelacuisine.Pastouslesjours;parfoisonpréfèreêtreseul,danssachambre.Maiscertainssoirsd'hiver,parexemple,quandilfaitdéjànuitdehors,justeaprèslegoûter.Surlatoilecirée,oninstalleledésordredescahiers,descrayonsdecouleur,desgommesetdesbouquins.Lesdevoirstraînentunpeu.Onacommencéparleplusdur,leproblèmedemaths,maislatroisièmequestionestdifficile.Avecundoigt,onsuitledessindelatoilecirée:ilyadescarreauxrougesetàcôtédespetitscarreauxbleusquireprésententdesmoulinsdeHollande.Ceseraitbiend'allerlà-bas,trèsloin,aunord.Onreviendraitdel'écoleenpatinsàglace.-Dépêche-toiunpeu!Après,tuserasdébarrassé,tupourraslire,oujouer.Mamanditdespetitesphrasescommeça,detempsentemps,entreunnavetetunecarotteàéplucher-onluiadéjàmangédeuxcarottescruesetelleafaitsemblantdesefâcher.Maisonn'apasvraimentenvied'êtredébarrassé.Ilfaitsibondanslacuisine,etpuisilyacesodeursquisemélangent:l'orangedugoûter,leslégumesdelasoupe...Tantpispourlesmaths.Onyreviendraplustard.Onattaquelaleçond'histoire.Noblesse,clergé,tiersétat.Lesmotscoulentbien.Surledessin,laBastillen'estpassiterrible.Parcontre,auJeudepaume,tousleshommesnoirsetgrisontdesyeuxfarouches,etlascèneestplutôtlugubre.-Allons,tudoislasavoir,maintenant!Jet'interroge.-Attendsencoreunpeu!Ons'enfiche,desétatsgénéraux.Cequiestbien,c'estderestersurl'imageenrêvantvaguementàl'ambiancedecetteépoque-là.Pourquoifaut-ilqu'oncuiselesnavets?Pourquoifaut-ilapprendrelesrévolutions?Onprendunegoussed'ail.Lapeaufripéemauve,roseetblanchetombesurlelivre,légère.Onnesaitplusvraimentquelleheureilpeutëtre.Ledînerestencoreloin.Danslamaison,ilyauneagitationtranquille,despetitesphrasessurlajournée:-Tuasvu...?Onn'écoutepasvraimentcequelesparentsdisent.Onn'apprendpasvraimentsesleçons.Onsesentunpeuflottant,commesionn'existaitplus,commesiondevenaitlatoilecirée,leslégumesdelasoupe,lelivred'histoire-commesiondevenaitunsoird'hiveràlamaison.C'estbien,danslescuisines.C'estbienquandonvientd'annoncerunemauvaisenoteOnavaittellementattenduavantd'enparlerqu'onpensaitnepluspouvoirsedécider.Ilfallaitaumoinsavoirunbonrésultatàdonnerenmêmetemps,maisjustementonn'avaiteuque10àl'interrodevocabulairequ'oncroyaitréussie,alorsce3enmathsrestaittoutseul,entraversdelagorge.Toutelavieenétaitchangée.D'uncôté,celafaisaitvivreleschosesplusfort.Onsedisait:"jevaisprofiteràfonddemonmercredichezSébastien.Etlesoir,aurepas,jediraimanote."Maisl'après-midichezSébastienn'avaitpasétéextraordinaire:ilpleuvait,onavaitdûfaireunTrivialPursuitaulieudejouerdanslejardin.Lesoir,onn'auraitpaspuparlerdesmaths,detoutefaçondesamisétaientrestéspourledîner.Audébut,cen'étaitpastropgrave,unproblèmeraté,çaarrive,maislesjourspassaient,etle3sepromenaitsurtouteslesidées,touslesmoments:"Monderniercoursdepianoavantd'annoncermon3.""Mondernierpouletrôti-fritesavantd'annoncermon3."Biensûr,onserépètelesphrasesdesparents,fauteavouéeestàmoitiépardonnée,ilnefautriencacheràceuxqu'onaime,etc.Maisça,cesontdesmots,etplusonlesrépètedanssatête,plusilsparaissentfroidsetvides,inutiles.Siseulementlesparentspouvaientsecontenterdevouspunir,danscescas-là.Maisonsaitbien.Ilsdisent:-Auprochaincontrôleendessousde5,tuserasprivédetélélemardisoir!S'ilstenaientlecontrat,ceneseraitpasterrible.Onseraitembêté,sansplus.Çaseraitcommeunmarché;onauraitmêmel'aird'êtrelavictimeMaislesparentsnetiennentpassouventparole.Ilsoublientdevouspunir,etvous,vousrestezlà,avectoutleremords.Ilsontdelapeine,etvous,vousn'êtesqu'unenfantgâtéquineseramêmepasprivédetélé.Enfait,lemieux,c'estquandilsvousdisent:-jeveuxquecesoitladernièrefois,c'estentendu?Onfaittrèsvite"oui,oui",latêterentréedanslesépaules.Onal'airlourd,immobile,maisàl'intérieuronsesenttoutléger.Aulieudevivrederniersmoments,onvavivre,toutsimplement.Onvas'endormirsansproblème,avecunalbumdeBDetiln'yauraplustousces3enmathsquirentraientdanslebureaudeGaston,chaquefoisqueFantasiosemettaitencolère.C'estbien,quandonvientd'annoncerunemauvaisenote.

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C’estbiendefaireunvolcandepuréeUnefois,onestrestéunesemaineàl'hôpital.Là-bas,lapuréeétaittellementfade,avecunerivièredelaittoutautour!Parfoisaussi,ilyadespuréestrèsmolles.C'estassezamusantdelesmangerparcequepourfaireunvolcandepuréeliquideonfaitcommeuneespècedemoulageautourdesdentsdelafourchette.Maiscen'estpastrèsbon,etpuiscen'estpasça,l'idéedelapurée.Unepuréenedoitêtrenitropmollenitropdure.Disons:douce.Ilfautqu'ellesoitlisse,aussi,danscespetitesboulesqueMamanappelledesgrumeaux.Etpuis,ilfautmangerlapuréeseule.Souvent,onvousdonneenmêmetempsdelavianderouge:lejussemélangetoutdesuiteàlapurée,etcemarronnevapasdutoutaveclegoûtd’ailleurs,lasaucechangelegoût.Lapuréeseule,avecpasmaldebeurre(maisquandmêmepasunemaredebeurredansuncoin),c'estundélice.C'estréconfortant,çaglisseetçaréchauffetoutlecorps.Ah,oui,lachaleur,c'esttrèsimportantaussi.Quandonvoussertdelapurée,ilfautqu'ellesoitbeaucouptropchaude:sinon,vousn'aurezjamaisletempsdefaireunegaletteouunvolcan.Onfaitd'abordunegalette.Onaplatitcomplètementlapurée,commesic'étaitdelapâteàtarte.Avecledosdelafourchette,oncommenceàdessinerdesrayures,trèsrégulières.Engénéral,onfaitd'abordtoutelasurfacedanslemêmesens,puisdansl'autresens.Ensuite,quandtoutestcroisillonné,ontracejusteuncarrétoutautour:çaressembleauxgalettesdelafêtedesRois.Quelquefoisoneffacetoutetonrecommenceunautrequadrillage,avecunegrandecroixaumilieu.Acemoment-là,onmangedeuxoutroisbouchées.Lapuréequadrilléeestencoremeilleure,pluslégère,plusfine.Maisons'arrêtequandmêmetrèsvite-ilfautengarderassezpourconstruireunvolcan.Onfaitd'abordunemontagne,aucentredel'assiette.Enhaut,ilfautcouperlesommetd'unpetitcoupdefourchette,etmêmecreuseruntrou.C'estlàqu'onvamettrejusteunpeudejus,siletrouestbienfait,lejusnevapassemélangeraveclapurée.Onrefaitlesrayuressurlespentesdelamontagne,etonaàpeuprèsuneminutepours'évaderdanscepaysage.–Mangequandmêmependantquec'estchaud!C'estbien,lejouroùilpleut,pendantlesvacancesàlamer...Toutlemoisaétébrûlant.Celaparaissaitnormaldevoirlecieltoujoursbleuenentrouvrantlesvolets,sanslaisserrentrerlachaleur.Lespremiersjours,onavaitdumalàdormiràcausedescoupsdesoleil.Labaignadedeuxfoisparjour,c'étaitbien,etlespartiesderaquettesaveclapetiteballelourde,àcauseduvent-ontraçaitleslimitesd'unterrainavecletalonsurlesablemouillé,pourpouvoircompterlespoints.Cequiétaitbienaussi,c'étaitlerythmedifférent:ondéjeunaitetl'ondînaitbeaucoupplustardqued'habitude.Lanuittombée,onallaitmarcheràlafraîcheet,enrevenant,onachetaitunchichi-uneespècedebeignetallongéavecdespetitsdessins.Unsoir,onamêmejouéaugolfminiatureàlalumièredesprojecteurs,....Toutecetteviedifférentesemblaitextraordinaire,audébut.Etpuisc'estdevenuplusmonotone.Onrepensaitàunecopine,àuncopain.Onnes'ennuyaitpas,évidemment,maisonrêvaitàlarentrée,àsachambre.Cematin,justement,onn'avaitplustellementenviedebaignade,etvoilà.Ilfaitgris,etunepetitepluietombesurlestoitsdeslocations.Laterresentbon,etlespinsencoreplusfortqued'habitude.Lechocolatbouillantparaîtmeilleuraussi.Onleboitvite,etavantdesortironenfilelepullbleu,leseulqu'onavaitemporté.MamancriedeprendreleK-way,maisilnepleutpastrèsfort.Danslesrues,iln'yapresquepluspersonne.Avant,c'étaitjusteunendroitpourl'été,etaujourd'huic'estunvraivillageavecl'église,l'école,etonimaginel'hiver,quandlestouristessontpartis.Maislemieux,c'estd'allerauborddelamer.Celafaitdrôledegrimperladunesousuncielpleindenuages.Danslesable,leschardonssontpresquemauves.Quandonarriveenhaut,onnereconnaîtplusrien.Plusdedrapeauxplantéspourdélimiterlabaignadeduvillage,etplusloincelleducamping.Laplageestdéserte.Quelquespetitessilhouettesdepromeneursauloin.C'estbien,toutcetespace,toutcegris.C'estcommeunetristessetrèsdouce,trèslégère,commesionétaitunpeuamoureux.Onvas'asseoirentailleurdevantlamersanspenseràriendeprécis,sansbouger,sansrienfaire.C'estdrôle,lesgouttesquitombentsurlesjambesbronzées.Etsilesoleilnerevenaitplusjamais?C'estbien,lapluie.

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C'estbiend'acheterdesbonbonschezlaboulangèreOnestdanslaqueue,etonsesenttoutpetitentrelesclientsquidemandent:-Unebaguettemouléebiencuite!-Unpaindecampagneetuneficelle!Danssatête,onpréparedéjàdesphrases,pournepasêtreridiculequandlavendeusedemandera:-Etpourtoi?Deloin,onaperçoitlesbocauxmagiques,lesrouleauxderéglisseavecunepastilleensucreglacéperléblancouroseaumilieu,lesroudoudousàlapetitecoquillequ'onimaginedéjà,unpeurêchesurleslèvres,lesfraisesdeguimauveaplatiesetleschewing-gumsgagnants.Doucementonavance,etpuisvoilà,"C'estàtoi"ditlaboulangèresanssourire.Onsaitqueçal'énerveunpeudevendredesbonbons.Maisquandmême,c'estjustecessecondes-làquisontbien,quandonn'apasencoredit:-Uncommeça,etunautrecommeça,etuncommeçaàvingtcentimes.Onsedécidetoujourstropvite,maisonsentbienquederrière,ilstrouventdéjàquec'esttrèslong.Alorsondemandepresquen'importequoi,unebouledecoco,uncarambar,etquandmêmeauderniermoment,onretrouvesesespritspourdemandercettepetitemerveilleàvingtcentimes:unelanguedesucrejaune-orangeparfuméeaufruitdelaPassion,saupoudréedeneigeacide...C’estbien,justeavantlarentréedesclassesOnn’aplusvraimentenvied’êtreenvacances,onn’aplusvraimentenviedesoleil,demeroudemontagne.Onn’aplusvraimentenvied’êtreloindesavie.Huitjoursavantlarentrée,c’estbienderetrouverlepapieràfleursdesachambre,etcettepetitetâchejusteàcôtéduposterdeSnoopy.Avantdepartir,onavaitrangébeaucoupmieuxqued’habitude:lesalbumsdeTintin,deBouleetBilletdeGastonparaissenttoutneufs,etpuisçafaitlongtempsqu’onnelesapaslus.OnreprendL’Étoilemystérieuse,etc’esttrèsbiencetteatmosphèreunpeuétrangeaudébut,aveclachaleuranormalequirègnedanslaville.Milourestelespattescolléesdansl’asphalteavantqueTintinnevienneledélivrer.Dehorsilpleut,onentenddegrossesgouttesquis’écrasentcontrelesvitres.Ons’estallongésursonlitavecl’albumdeTintin,etonn’amêmepastellementenvied’avancerdansl’histoire–seulementderestercommeça,avecl’ambiancetrèsfortedudébut.Prèsdesoi,onasonoursquiregardefixementl’armoire.Biensûr,onesttropgrandpourleprendreenvacances,maisonvoitbien:celaluifaitplaisirqu’onsoitrentré,etsonsilenceestdoux.Toutàl’heure,onirafairedescoursesderentrée...«Necomptepassurmoipourt’achetertouscesgadgetshorsdeprixqu’onfaitmaintenant!»Maiscen’estpastellementlesgadgetsetlesmotspublicitairessurlestroussesoulescahiersdetextesquifontenvie.Non,cequiestbien,c’estlebleulégerdeslignessurlescahiersoùl’onn’arienécritencore,c’estl’odeurdelacolled’amandeetlestubesdepeintureneufs,toujoursblancsavecunepetitebandedecouleuraumilieu,commeunmaillotdecoureurcycliste.Onadumalàdévisserlecapuchonnoirlapremièrefoispourregardersilacouleurestvraimentcelledelabande.Rosetyrien,terredeSienne,bleucobalt.Onverrapeut-êtreunecopineouuncopainrentrésdevacances,euxaussi.Aujourd'hui,ceseraitbien,parcequ’onestencoreunpeubronzé.Pourlapremièrefoisdepuislongtemps,onamisunpullquigrattesurlesavant-bras–dessous,onaencoreuntee-shirt.Maisc’estbondemettreunpulldelainevertfoncéquandonestencoreloindelafindel’été–qu’onestsiprèsdéjàdelarentrée.

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C'estbiend'êtremaladePasaudébut,biensûr,quandonatellementdefièvrequel’armoireenfacedulitgranditsanscesseetveutvousengloutir.Maisàlafin,quandoncommenceàallermieuxmaisqu’onsesentencoreunpeupâle,unpeuvide.–Pasd’écoleavantunehuitaine!Ledocteuraditçad’untontrèscalme.Unesemaine,celanesemblaitpasbeaucoup.Onétaittellementfatigué,onn’écoutaitpasvraiment.Maismaintenant,unesemaine,c’estplusintéressant.Ilresteencoretroisjoursavantjeudi.Aujourd’hui,onavaitvraimentfaim,etlescôtelettesd’agneauétaientdélicieuses.Enplus,mamanavaitl’airdetrouverquec’étaitunexploitdelesmanger:–C’estbien!Tuvasvitereprendredesforces!Ondit«oui,oui»delatête,avecunaircourageux,maisonsesentpresqueenfaute,commesionn’avaitplusbesoindetantdedouceur.–Maman,situvasfairedescourses,tumerapporterasunTometJerry?TometJerry,c’estlegenred’illustréqu’onn’achètejamais,saufquandonestmalade–d’habitude,ontrouveçaunpeubébé.QuandMamanposelejournalsurlelitenrentrant,onfaitsemblantdesortirlentementdusommeil,etonjetteuncoupd’œildistraitsurlacouverture.Numérospécial-250pagesdejeuxetdelecture.Lescouleurssontbien.Lesimagesontsouventunfondbleupâle,ourose;legrisetlemarrondeJerryetdeTomsontreposants,euxaussi.L’histoire,onnelasuitpasvraiment–c’estvraiqu’onestencorecotonneux,avectropd’espaceetdevertigedanslatête.Cequiestbien,surtout,c’estlasonneriedel’entrée,verscinqheuresmoinslequart.Onentendquelquespetitesphrasespolieséchangéesàvoixbasse.Onadéjàdeviné.Uncopainetunecopinedel’écolesontpasséspourporterlesdevoirs.Ilss’assoientaupieddulit,undechaquecôté,etilscommencentàracontertouteslesbonneshistoiresdelajournée,lacantine,lesrécrés...Onal’impressiond’êtreàlafoistrèsprèsettrèsloindetoutça.Onvoudraitpresquereprendredéjàlavienormale,maisc’estbonaussid’avoirencoretroisjoursàsefairecajoler,àêtreunpersonnageintéressantqu’onvientvisiter,etquiprovoquel’admirationquandilmangecequ’ilpréfère.C’estbiend’êtremalade.C’estbiend’allerdansunfast-foodLesparentsn’aimentpastropça.Ilsdisentquelanourrituren’estpasbonne,maisonsentbienquecen’estpascelaquilesennuieleplus.Non,cequ’ilsn’aimentpas,c’estlescouleurs,lestyle,lavieaméricaine.Onn’insistepastrop–c’esttrèsbondesentirquelesparentsdétestentcetendroit:ducoup,onabeaucoupplusenvied’yallersoi-même.Etpuisunjour,ensortantducinéma,iln’yarienàmangeràlamaison,etvoilà,lesparentssontd’accordpourlefast-food–onn’auraitjamaispenséqu’ilsselaisseraientfaireaussifacilement.Aufast-food,toutestbien,etmêmedéjàcettefaçondefairelaqueueenplusieursrangs.Onatoutletempsdechoisirsurlespanneauxentrelesdifférentshamburgersetdelirelesnomsdecesdessertsmirobolants:strawberrysundae,lemonsundae.Auboutdechaquefile,ilyauneserveuseavecunképienpapier,vraimentcommedanscertainsfilmsaméricains–s’iln’yavaitpaslescouleurschaudesetgaies,onpourraitsecroiredansunehistoirepolicière.Toutestorangé,rouge,jaunebrillant–difficiledecroirequedanslaruec’estl’hiveretlanuit.Cequiesttrèsdifficile,aufast-food,c’estdechoisirviteentregrandCoca,Cocanormal,grandeportiondefrites,petiteportion.Onn’avaitpasfaitattentionàtoutescesdifférences,etc’estquandonsetrouvejustedevantlaserveusequ’ilfautsedécider.Enfinvoilà,onasonplateauaveclehamburgercurieusementemballédansunesortedecoqueenplastique.Maislemieux,c’estpeut-êtrelesfrites.Ellessontdisposéesdansunétuiencartonquiressembleàuneboitedecigarettes;etellesn’ontplusdutoutl’airdefriteshabituelles.PourleCoca,c’estpareil.OnabienfaitdeprendregrandCoca.Lepotdecartonrougeetblancestprotégéparuncouvercle.Avecunepaillecoudée,onpercelecouvercleaucentre–ilyaunepetitecroixaubonendroit.Quandonremuelepot,enentenddesglaçonsquis’entrechoquent.C’estcommeuntrésordeCocamystérieuxetglacialsionattendpourleboire.Onsetrouveunepetitetablelibresousunelampequidescendtrèsbas.Onmange,onboit,çapasseunpeutropvite,maisongardecesdeuxmerveillesdanslatête:unCocainvisibleetsabanquisedeglaçons,unétuidefritesàcigarettes.

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C'estbiendeseleverlepremierdanslamaisonEngénéral,c'estunjouroùl'onauraitpudormir,undimanche,parexemple;maisjustement,onn'apastoujoursenviedefairelagrassematinée.C'estbiendefairelecontrairedecequelesautresattendent,etpuisonserafierquandlesparentsarriverontenfinetqu'ilsserontétonnés:–Déjàlevé?Etenplustuasfaitducafé!Onseréveilletrèstôt,àlafind'uncauchemar.Onregardeleradioréveil.Sixheuresetquartundimanche,c'estfou,maisonn'aplusdutoutsommeil.Onselève,ettoutdesuiteons'habille–sionselèveàcetteheure-là,cen'estpaspourtraînerenpantouflesetenrobedechambre.Non,cequ'onveut,c'estêtredéjàdanslaviequandlesautressontencoredanslesommeil.Leparquetcraqueunpeu,maisonarriveàouvrirlaportesanslafairegrincer.Danslecouloironn'yvoitpresquerien,maisonn'allumepas,etonmarcheàpasdeloupjusqu'àlacuisine,lecœurbattant,commesioncouraitungrandrisque.Onentrouvrelesvolets.Ilfaitencorevraimentnuit,etpourlongtemps.Lacuisineestassezloindeschambres,alorsonpeutmettrelaradiotoutbas.SurFrance-Info,ilssontdéjàréveillés,etc'estassezétranged'entendrelesrésultatsdesmatchsdefootball:lemondebougeàtoutevitesse,maislamaisonestpleinedesilence.Onseditqu'onvaprendreunbonpetitdéjeuner,maisfinalementonpréfèrepréparerd'abordlecafédesparents–s'ilsseréveillaientavant,onn'auraitpasfaitunexploit.Ilnerestequ'unfiltreàcafédanslepaquet.Onsedépêcheetonrenverseducafémoulu–ensoufflant,ils'envole,etçanesevoitplus.Voilà.Lecaféestfait.Onseditqu'ilyauraitunexploitbeaucoupplusfort:allerchercherdescroissantspourtoutlemonde–laboulangerieouvreàsixheuresetdemie.Maisilfautd'abordtrouverdelamonnaie.Aforcedechercherdanstouslestiroirs,onfinitparenavoirassez,avecpasmaldepiècesjaunes.Onenfileunpull,onprendlaclé,etonn'oubliepasderefermerlaporteàdoubletour–qu'est-cequ'ilsdiraient,s'ilsseréveillaient?Ilss'inquiéteraientpeut-être.Maisc'estbiendeprendrecerisque–çafaitpartiedujeu.Dehors,ilfaittrèsfroid.Onsouffledevantsoidespetitsnuages,etonsesenttoutàfaitlibre,léger,trèsdifférentdesmatinsordinaires.Ilyadelabuéesurlavitrinedelaboulangerie.Lescroissantsaubeurresontlesmeilleurs,maisonn'apastropd'argent,alorsprendmoitié-moitié,pournepasêtreridiculeaumomentdepayer.Surlecheminduretour,onprenduncroissantdanslesac,etonlemangeenmarchantdanslaruebleue.Toutàl'heure,àlamaison,ilsserontàlafoisuntoutpetitpeufâchésettrèscontents.C'estbiendeselevertôtledimanchematin.

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C’est bien de s’asseoir dans l’herbe, après un match de foot C’est le début du printemps, il fait beau, on a très chaud, mais l’herbe est fraîche, et la terre presque humide en dessous. On a gagné, ou perdu, mais cela ne compte plus vraiment. Ce qui compte, c’est juste ces cinq minutes. On a couru plus d’une heure dans tous les sens après ce ballon qui n’en finissait plus de s’échapper. Maintenant, c’est la récompense. L’arbitre est rentré aux vestiaires depuis longtemps, et la plupart des joueurs sont déjà en train de prendre leur douche. L’entraîneur a lancé : - Ne restez pas comme ça, les gars, vous allez prendre froid ! On a répondu qu’on arrivait, mais on reste là, à deux ou trois, sans se parler. On ne pense vraiment à rien. Le terrain est beau, à cet instant. Assis juste à côté du poteau de corner, on pose le pied sur la ligne blanche. Ce n’est plus une limite pour dire si la balle est sortie ou pas, mais presque un paysage, avec des bosses, des collines blanches qui s’effritent sous les crampons. Il y a un ballon juste à côté. Toujours assis, on le récupère du but du pied et on se le passe deux ou trois fois, machinalement, mais bientôt on s’arrête. On n’a plus envie de jouer. Au-delà du grillage, là-bas, il y a la forêt, avec ces feuilles vertes qui commencent, toutes fraîches, presque transparentes. Avant, on n’avait même pas remarqué que le stade était situé au milieu d’une forêt. Mais maintenant on regarde le soleil qui descend, à travers le filet noir un peu rêche des buts, plus loin à travers le grillage, à travers les branches neuves de la forêt. Il y a quelques exclamations, très près, très loin, des copains qui s’éclaboussent sous la douche. On en voudrait plus bouger. Il y aurait une forêt immense qui vous encerclerait, un terrainde foot au milieu, et puis c’est tout. C’est comme si on avait joué au foot juste pour ce moment-là. Pourvu qu’elle ne résonne pas tout de suite, la petite phrase inévitable : - Eh ! les gars, faut vous magner un peu, vous allez louper le car ! C’est bien, juste la fin des cinq minutes, quand l’entraîneur n’a pas encore crié.


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