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Rd Responsable du volum: Col. (R) Dr. Gh. Nicolescu Traduction en français: Ruxandra Lupan Cet ouvrage a été publié avec le concours et le généreux appui de la FONDATION „GENERAL ŞTEFAN GUŞA”

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Rd Responsable du volum: Col. (R) Dr. Gh. Nicolescu Traduction en français: Ruxandra Lupan Cet ouvrage a été publié avec le concours et le généreux

appui de la FONDATION „GENERAL ŞTEFAN GUŞA”

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COMMISSION FRANÇAISE D’HISTOIRE MILITAIRE

COMMISSION ROUMAINE D’HISTOIRE MILITAIRE

GUERRE ET SOCIÉTÉ EN EUROPE

Perspectives des nouvelles recherches

Coordination générale: Prof. émérite Dr André CORVISIER

Prof. Dr Dumitru PREDA

Editions EUROPA NOVA BUCAREST 2004

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Couverture: Maria PAŞOL Mise en pages: Mariana IONIŢĂ

ISBN 973-8158-38-9

Imprimé en Roumanie.

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GUERRE ET SOCIÉTÉ EN EUROPE Perspectives des nouvelles recherches

ans l’historiographie militaire, plus que dans les autres domaines de l’histoire, les barrières culturelles, tout comme les frontières nationales constituent une difficulté pour la

recherche. C’est contre quoi lutte la Commission Internationale d’Histoire Militaire, en proposant à ses membres (une trentaine de commissions nationales) des études en commun de thèmes bien définis. Ces confrontations permettent des réflexions qui, au-delà de la consolidation de nos connaissances, invitent à des interprétations plus objectives des sensibilités nationales et des comportements des hommes.

Plus rares sont les appels adressés par les historiens d’une nation à leurs collègues des autres pays pour s’informer de leurs méthodes et amorcer ou renforcer les échanges. Aussi convient-il de saluer l’initiative d’un jeune historien français, Emanuel Constantin Antoche, visant à établir des contacts directs entre la France et la Roumanie au moyen d’une publication commune. D’origine roumaine, il a suivi d’une manière constante, entre 1992 et 1998, les travaux de mon séminaire «Armées et Sociétés» à la Sorbonne où il a présenté plusieurs exposés concernant l’art militaire en Europe Centrale et Orientale, axés particulièrement sur l’histoire de la Roumanie aux époques médiévale et moderne: La stratégie de Vlad l’Empaleur, prince de Valachie contre les Ottomans pendant la guerre de 1461-1462 (séance de 01.12.1992 avec le professeur Matei Cazacu); Deux ans après Poltava. Campagne de Pierre le Grand en Moldavie et la bataille de Stănileşti – 1711 (séance de 16.03.1993); La formation des Etats médiévaux roumains. La Grande Armée et les premières batailles pour l’indépendance au XIVe siècle (séance de 19.12.1994); L’organisation de la Petite Armée en Moldavie et en Valachie aux XIVe - XVIe siècles (séance de 20.03.1995) etc.

Emanuel Constantin Antoche a cru bon de s’adresser à moi pour coordonner la publication d’un ouvrage franco-roumain. Il est vrai que mes contacts avec l’histoire de la Roumanie (un mémoire de maîtrise) remontent à 1940... Nous sommes tombés d’accord sur le fait que les historiens militaires français ne représentaient pas à eux seuls l’histoire militaire «ouest-européenne». Il convenait d’associer à notre entreprise au moins un historien anglais et un historien allemand, étant donné la place qu’occupent dans l’historiographie militaire actuelle ces deux pays.

J’ai reçu un accueil très favorable des historiens français, anglais et allemands auxquels je me suis adressé.

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Notre projet fut chaleureusement accueilli par nos collègues roumains à l’instar du professeur Dumitru Preda, ami de longue date, à ce moment-là (automne 2001) directeur des Archives diplomatiques de la Roumanie, qui occupe par ses travaux une place éminente parmi les historiens de son pays et qui est bien connu des instances scientifiques internationales. Dumitru Preda a pu nous assurer d’abord le patronage de la Fondation «Général Berthelot». On ne pouvait mieux souhaiter que cette figure emblématique de l’alliance franco-roumaine pendant la Grande Guerre.

Puis, en ajoutant à nos efforts le colonel Gheorghe Nicolescu, longtemps chef des Archives militaires roumaines de Piteşti, et enfin, obtenant le support généreux, moral et matériel, de la Fondation «Général Ştefan Guşă», remarquable figure de l’armée roumaine pendant la Révolution de 1989 et les premiers ans après, notre volume a réussi paraître peu temps après le Colloque de notre Commission Internationale d’Histoire Militaire de Bucarest (août 2003). Coïncidence heureuse et à la fois significative pour la coopération intellectuelle de nos commissions.

Le présent ouvrage contient donc deux volets. Dumitru Preda a accepté la charge de coordonner le volet roumain, alors que la charge de celui «ouest-européen» m’était échue dès l’origine. Au total neuf historiens de Roumanie ont participé par leurs travaux à la rédaction de l’ouvrage, parmi lesquels plusieurs ont effectué des investigations dans les archives françaises ou de leur pays, ce qui rend leurs contributions concernant les relations militaires et diplomatiques franco-roumaines fortement inédites.

La partie «ouest-européenne» est représentée par les études de huit historiens: six Français, un Allemand et un Anglais qui se sont attachés comme certains de leurs collègues roumains à aborder plutôt les problèmes de perspectives de recherches en donnant des exemples et les problèmes de méthode, afin de répondre aux attentes de l’autre. Le lecteur sera peut-être surpris de constater que la période contemporaine semble avoir été négligée par les Français. C’est que les rencontres internationales ont permis de faire connaître dans ce domaine, la production abondante et de valeur de la Commission Française d’Histoire Militaire, d’autant que l’histoire ancienne, médiévale et moderne qui offre encore à l’échelle temporelle et spatiale un vaste champ d’étude et qui nécessite davantage une certaine érudition et formation classique rend toujours aux contributions originales une place importante non seulement au sein de l’historiographie militaire, mais aussi dans la recherche historique en général.

L’apport «ouest-européen» comporte deux sortes d’interventions. Cinq études présentent des exemples de champs divers de recherche et trois exposent l’activité et les caractères de la recherche en France, Allemagne et l’Angleterre.

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Emanuel Constantin Antoche, doctorant à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes à la Sorbonne, ouvre le feu avec une étude originale sur l’emploi tactique des chariots sur les champs de bataille, concernant surtout l’Antiquité et le Moyen Âge, tactique d’instinct remontant aux premières utilisations de ce véhicule, devenu un véritable système d’armes reposant sur un substrat social, auquel les Hussites ont donné sa réputation en Europe.

Le Moyen Âge militaire français ne pouvait mieux être représenté que par le professeur Philippe Contamine, membre de l’Institut et président de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres. Avec Les méridionaux dans les armées des rois de France 1270-1340, l’historien démontre, en dehors de toute légende, comment l’union des pays de langue d’Oc à ceux du Nord s’est faite, dès les origines, en grande partie par l’armée. «Un pays, c’est (ou c’était) d’abord des gens qui ont (ou avaient) l’habitude, qui trouvent (ou trouvaient) naturel de se battre ensemble contre un ennemi commun».

Le professeur Jean Chagniot, directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes à la Sorbonne, nous plonge dans les tréfonds de la sensibilité des officiers français du milieu du XVIIe siècle. Pour cela, il intègre avec bonheur l’histoire littéraire à l’étude politique et sociale des comportements. Quelques manifestations de la sensibilité baroque des officiers français du XVIIe siècle nous montre des militaires tentés de manière contradictoire par le stoïcisme chrétien de Juste Lipse et par le sens de l’honneur individuel ou collectif, procédant d’un individualisme qu’allait combattre la professionnalisation des armées sous Louis XIV et Louvois.

Ce sont encore des moments dans des comportements récurrents bien qu’opposés qu’évoque André Corvisier, à propos des Paysans français du XVIe au XXe siècles face à la guerre. Le paysan français n’aime pas aller à la guerre, mais si la guerre vient à lui, il la fait. La conscription imposée dès 1668, faute de volontaires, est restée très impopulaire jusqu’au désastre de 1870. Cependant le paysan français a participé à la «revanche», en fournissant non seulement la plus forte proportion des combattants de la Grande Guerre, mais surtout le plus fort pourcentage des morts au champ d’honneur.

L’histoire financière et économique de la guerre ne devait pas être absente. C’est Matei Cazacu, professeur à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales (INALCO), chargé de recherche au CNRS, qui l’aborde avec Guerre et argent: le cas des Principautés roumains (XVIIe – première moitié du XXe siècle). L’idée principale est que les guerres entre Turcs (Ottomans), Russes et Autrichiens sur le territoire de la Valachie et de la Moldavie entre 1768 et 1877-1878 ont eu comme effet bénéfique l’entrée des monnaies étrangères (or, argent) dans des pays qui ne frappaient

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plus la monnaie, ce qui entraîna aussi la baisse des prix et l’accumulation du capital réinvesti dans diverses affaires.

Un jeune universitaire allemand, le professeur Ralf Pröve, qui a élargi le champ de recherche des historiens militaires en faisant appel à toutes les ressources qu’offre l’histoire locale, par une thèse pionnière Stehendes Heer und städtische Gesellschaft im 18. Jahrhundert. Göttingen und seine Militärbewölkerung 1713-1756 (Armée permanente et population urbaine au XVIIIe siècle. Göttingen et sa population militaire, 1713-1756), présente un tableau très suggestif du renouvellement de l’historiographie militaire allemande depuis deux dernières décennies. Bernhard Kroener a été le principal artisan de l’élargissement récent du champ de recherches de l’école historique allemande dans ce domaine. Figée par le Troisième Reich, celle-ci, après une période de difficultés à aujourd’hui, non seulement avait comblé un certain retard, en renouant les contacts avec les universités, mais se trouve à la pointe de la recherche; un exemple à suivre dans les pays qui s’affranchissent du totalitarisme.

Nul autre que le professeur Ian F. W. Beckett était mieux placé pour retracer les perspectives nouvelles offertes aux historiens militaires anglais par le regain d’intérêt suscité Outre Manche par la Première Guerre mondiale depuis la commémoration du soixante-dixième anniversaire de l’entrée en guerre de 1914. Avec The British Army in the First World War. New Evaluations, il montre que dans une nation où la conscription a toujours été considérée comme quelque chose d’exorbitant, les sacrifices qu’elle a imposés, notamment lors des batailles de la Somme et de Paschendaele (1916 et 1917), sont des faits exceptionnels. Dans la ligne des grands noms de l’histoire militaire britannique, John Keegan et Brian Bond, de jeunes historiens n’ont négligé aucun des aspects du fait militaire pour faire comprendre comment les Britanniques ont vécu ce qui a souvent été qualifié de «Boucherie». Toutes les méthodes d’investigation ont été employées, y compris l’histoire orale.

Enfin le général, mais aussi universitaire Jean Delmas, qui fut chef du cours d’histoire de l’Ecole Supérieure de Guerre, puis chef du Service Historique de l’Armée de Terre (SHAT) et président de la Commission Française d’Histoire Militaire, retrace les étapes de l’Histoire militaire française depuis 1945. Bannie des universités, sauf dans ses rapports avec l’histoire diplomatique, l’histoire militaire a pu lentement regagner la faveur des historiens et même du public cultivé, à partir de plusieurs centres de recherches, militaires ou universitaires, qui en cultivent les aspects les plus divers en contact avec l’histoire diplomatique, la sociologie, l’étude des mentalités, des cultures et de l’opinion, sans oublier bien entendu celle de la stratégie et de la tactique, l’école française, bien qu’en ordre dispersé, ait trouvé assez d’unité pour ressusciter

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l’étude de la bataille, vilipendée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Jean Delmas décrit l’organisation de la recherche et donne un aperçu de la diversité des publications, dictionnaires, biographies, histoires générales, qui redonnent une place à l’histoire militaire dans la culture générale des Français et contribue à la formation des officiers.

Le volet roumain consacre quatre études aux relations militaires entre la Roumanie et la France qui occupent une place privilégiée dans l’histoire de la Roumanie. Il tient également à affirmer l’intérêt que dans ce pays on porte à un passé plus lointain et aux époques les plus récentes. Il répond enfin à l’un des buts de cette entreprise avec une belle mise au point concernant l’activité de l’école historique roumaine dans le domaine de l’histoire militaire.

Sergiu Iosipescu, conservateur principal au Musée Militaire National, qui enseigne également à l’Ecole des Hautes Etudes de Sciences Politiques et Administratives (SNSPA) de Bucarest, dirige un groupe de jeunes archéologues et militaires. Il présente le résultat de leurs fouilles effectuées en Dobroudja: Dans la Mer Noire ottomane, le château de Karaharman (Vadu) et son trésor (XVIe - XIXe siècles). L’auteur rend compte des recherches archéologiques et, après la confrontation avec les sources écrites, réalise une image complexe de l’évolution du château face aux événements de la région et aux contacts avec la population locale. Il décrit aussi le trésor découvert qui actuellement enrichit le Musée National de la capitale de la Roumanie.

Madame Maria Georgescu, docteur en histoire, membre de l’actuel Institut d’Etudes Politiques de Défense et d’Histoire Militaire (ISPAIM) de Bucarest et secrétaire de la Commission roumaine, est bien connue pour ses travaux concentrés sur le XIXe siècle, notamment sur l’histoire des forces armées réguliers et populaires et sur l’histoire des relations avec la France, ainsi que par sa participation à divers colloques en Roumanie et à l’étranger. L’étude qu’elle propose - Les relations militaires entre la France et la Roumanie de 1859 à 1877 - éclaire les aspects majeurs des rapports entre les deux Etats et les deux armées, en insistant sur leurs traits spécifiques. Par son analyse, elle dégage les conséquences et les influences que cette période a eues et, par-là, annonce un prochain livre sur les relations politico-militaires roumano-françaises entre 1859 et 1914. La presse militaire et les problèmes de l’édification de l’Etat roumain moderne (1859-1914) est le sujet d’une première contribution due au professeur Dumitru Preda, la période traitée coïncidant avec l’époque «romantique» du journalisme de son pays. La synthèse nous donne les traits caractéristiques, le profil et les directions principales suivies par ces laboratoires de culture, témoins d’une

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évolution remarquable des forces armées nationales, en soulignant en même temps leur rôle dans le développement général de la Roumanie pendant la seconde moitié du XIXe siècle et le début du XXe siècle.

Il est réservé au colonel Gheorghe Nicolescu d’évoquer La participation des membres de la Mission Berthelot aux grandes batailles de l’été 1917 sur le front roumain (Nouvelles contributions). En effet, le docteur de l’Université de Craiova avec une thèse sur les relations roumano-françaises pendant la Grande Guerre, qui enseigne actuellement à l’Université de Piteşti, est l’auteur de nombreux ouvrages sur le sujet, dont des publications de textes. Il apporte ici une série de documents inédits ou très peu connus concernant les faits d’armes de la Mission militaire française dans les batailles de Mărăşti, Mărăşeşti et Oituz. Les victoires remportées contre les armées allemandes, austro-hongroises et leurs alliées, souvent ignorées par les historiens occidentaux, ont sauvé pour six mois le front roumain et celui de l’Entente, en donnant ainsi un important aide aux forces de la coalition.

A son tour, Madame Lenuţa Nicolescu, archiviste principale aux Archives militaires de Piteşti, co-auteur de quelques importants recueils des documents sur la Roumanie pendant les deux guerres mondiales, nous donne d’autres informations inédites intéressant la même période, en racontant l’odyssée des Aviateurs roumains dans les écoles françaises.

Après ces pages d’histoire qui cimentèrent la camaraderie d’armes par le sang versé, vient l’étude du colonel Petre Otu sur La pensée et la pratique militaire roumaine concernant la guerre totale, pendant la première moitié du XXe siècle. L’auteur, adjoint du chef de l’Institut d’études politiques de défense et d’histoire militaire de Bucarest et président de la Commission roumaine depuis 1998, est bien apprécié pour ses contributions à l’histoire de l’armée roumaine au dernier siècle, ainsi que par la direction imprimée aux activités de coopération avec d’autres institutions et commissions d’histoire militaire. Il réalise ici une synthèse très suggestive sur l’évolution des facteurs qui ont influencé ce type de conflit armé déroulé dans un espace géopolitique trop souvent négligé, mais toujours raccordé aux développements sur le plan international.

Deux autres études abordent les problèmes délicats de la Seconde Guerre mondiale. Mademoiselle Ana Maria Stan, jeune assistante de l’Université «Babeş-Bolyai» de Cluj-Napoca, qui prépare une thèse de doctorat à l’Université de Paris - Sorbonne sous la direction du professeur Jean-Paul Bled, analyse L’évolution des rapports roumano-français de juin en septembre 1940. Son étude fondée sur des documents tirés des archives françaises et roumaines, nuance et équilibre les réactions des deux Etats dans le contexte international dramatique de l’été 1940. En novembre 1940, Joachim von Ribbentrop déclarait au général Antonescu:

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«Pour que la Roumanie puisse trouver le chemin de l’Allemagne, il nous a fallu d’abord l’occupation de Paris». Partant de l’évolution précipitée des événements qui mirent la Roumanie dans une situation délicate à l’égard de son alliée traditionnelle, l’auteur utilise les rapports d’Adrien Thierry, en poste à Bucarest, et présente les possibilités d’une résistance devant la progression du IIIe Reich en Europe et l’attitude des pays voisins. Le secret espoir des Roumains était que la France se relevât rapidement. L’intégrité de l’Etat national roumain édifié à l’aide de la France ne survécut pas à la défaite de celle-ci. Cela suscita des alliances militaires et des priorités politiques nouvelles.

L’article Nouveaux témoignages documentaires sur les relations entre la Roumanie et le Gouvernement de Vichy prolonge la contribution de M-lle Ana Maria Stan. Son auteur, le colonel (r) Gavriil Preda, a pu parallèlement à sa carrière militaire mener des études d’histoire qui l’ont conduit à un récent doctorat devant l’Université de Iaşi et à la publication d’ouvrages d’histoire locale et nationale du XXe siècle. Il nous propose une étude originale effectuée à partir de documents découverts dans les archives du Ministère des Affaires Etrangères de Roumanie; ces documents évoquent quelques événements inconnus, mais significatifs, des rapports roumano-français pendant les difficiles heures de la Seconde Guerre mondiale, preuves d’une solidarité humaine dépassant les alliances temporaires, car ayant des racines et affinités anciennes.

Plus près de nous et décisive pour l’orientation de la Roumanie actuelle, Le retrait des troupes soviétiques de Roumanie en 1958, d’après les sources d’archives françaises est analysé avec maîtrise par les professeurs Valeriu Florin Dobrinescu et Ion Pătroiu de l’Université de Craiova, en confrontant celles-ci aux sources roumaines et russes. Ainsi, ils nous offrent une image de l’autre, dynamique et nuancée au moment de la décision du retrait. Dès lors les gouvernements roumains pourront tenter de pratiquer une nouvelle politique étrangère qui permettrait aux relations avec la France de redevenir prioritaires.

Enfin, en parallèle avec l’article de Jean Delmas, Dumitru Preda brosse un tableau d’ensemble de L’historiographie militaire roumaine pendant les dernières cinq cents années. Cet essai met en lumière les directions générales, les thèmes majeurs et les éléments propres à chaque époque: la périodisation dans l’évolution de l’historiographie roumaine, ses connexions avec des divers courants et écoles historiques, dont l’école française. Il en présente également les principaux représentants et leurs æuvres. A la fin, après quelques observations sur la dernière décennie (restitutions, réorganisations, nouvelles orientations, contacts internationaux etc.), l’auteur suggère certaines perspectives et objectifs prioritaires de recherche.

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Le présent ouvrage est plus qu’un ouvrage de circonstance. Il

cherche à faire le point sur l’état de la recherche en histoire militaire en Roumanie, en France et dans quelques autres pays de l’Europe Occidentale. De ce dernier côté, il offre quelques points d’ancrage et aussi beaucoup de lacunes. En effet, la Suisse et la Suède, pays de longue date attachés à l’histoire militaire, l’Italie et l’Espagne qui ont vu un renouvellement remarquable de la recherche, sans oublier les Etats-Unis, dont une école active s’est vouée à l’étude de l’histoire militaire européenne des périodes antérieures à la formation de cette nation, auraient largement mérité d’être présents dans cette publication, car leur expérience en matière de recherche doit être prise en compte par tous. Espérons que cette entreprise visant un ouvrage commun franco-roumain ne représente qu’un début et que ce premier pas, toujours important, servira d’exemple.

André Corvisier Professeur émérite à la Sorbonne Président d’honneur de la Commission Internationale d’Histoire Militaire Comparée

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DE PHILIPPE III LE HARDI À PHILIPPE IV DE VALOIS.

LES MÉRIDIONAUX DANS LES ARMÉES DES ROIS DE FRANCE

(1270 - 1340)

Philippe CONTAMINE

epuis très longtemps et même, peut-on dire, de tradition, les historiens, qu’ils soient ou non de nationalité française, se sont penchés sur la question de l’émergence – de l’invention

– de la France1, en tant qu’entité politique et humaine, et donc du sentiment national français. A cette double question, les réponses ont été et demeurent très diverses, peut-être tout simplement parce que les faits, quelque soin qu’on apporte à les rassembler, à les classer, à les passer au crible, sont incapables de fournir des arguments tout à fait concluants et décisifs. Malgré tout, les spécialistes s’accordent à penser qu’au sortir de la guerre de Cent Ans, disons une fois que Jeanne d’Arc eut accompli sa fulgurante mission, une certaine forme d’identité française se laisse aisément repérer tandis qu’on constate que la royauté, en dépit de la survivance, pour longtemps, de nombreux, vivant et puissants particularismes «régionaux»2, se montrait susceptible de tirer profit, notamment dans les domaines financier et militaire, des ressources que lui offrait sinon la totalité, du moins la majorité du royaume.

Mais ces acquis, sur le plan de l’exercice du pouvoir comme sur le plan des mentalités, ne furent-ils pas précisément le résultat de la longue lutte que les rois de France de la dynastie des Valois et leurs sujets durent soutenir contre les rois d’Angleterre, lesquels prétendaient ou bien devenir eux-mêmes rois de France ou bien acquérir et conserver en toute souveraineté une portion aussi large que possible du royaume de France? Autrement dit, on a pu estimer que, si les Français avaient, pendant presque un siècle, subi tant de défaites et si leur pays avait traversé alors tant de crises, c’était

1 C. Beaune, Naissance de la nation France, Paris, 1985. Et, de façon beaucoup plus succincte: Ph. Contamine, L’amour de la patrie, dans «l’Histoire», no 96, janvier 1987, p. 12-18, et du même, Qu’est-ce qu’un «étranger» pour un Français de la fin du Moyen Âge? Contribution à l’histoire de l’identité française, dans Peuples du Moyen Âge, problèmes d’identification, éd C. Carozzi et H. Taviani-Carozzi, Aix-en-Provence, 1996, p. 27-43. 2 M. Jones, The Creation of Brittany, a Late Medieval State, Londres et Ronceverte, 1988. Ph. Contamine, The Norman „Nation“ in the Fourteenth and Fifteens Centuries, dans England and Normandy in the Middle Ages, éd. D. Bates et A Curry, Londres et Rio Grande, 1994, p. 214-234; Identité régionale et conscience nationale en France et en Allemagne du Moyen Ãge à l’époque moderne. Actes du colloque organisé par l’Université de Paris XII – Val-de-Marne, l’Institut universitaire de France et l’Institut historique allemand à l’Université Paris XII et à la Fondation Singer-Polignac les 6, 7 et 8 octobre 1993, éd. R. Babel et J.-M. Moeglin, Sigmaringen, 1997; M.A. Vale, The Angevin Legacy and the Hundred Years War 1250-1340, Oxford, 1990

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précisément parce qu’au point de départ la France n’existait pas (à la différence, par exemple, de l’Angleterre), en sorte que quantité de régions ne se sentaient nullement solidaires du sort du roi de France, ne voulaient pas se mêler du conflit, voire acceptaient sans peine de passer sous une autre domination. Bref, la supériorité du roi de France (en théorie 16 millions de sujets, contre 6 seulement pour son adversaire, et un territoire «utile» trois ou quatre fois plus étendu) n’aurait été qu’apparente, les Anglais ne se seraient introduits en France – à la manière d’un coin – que parce que la France n’avait aucune véritable unité (langue, mæurs, institutions, sociétés, sensibilités, structures politiques) et qu’elle était prête à se déchirer dans des rivalités qu’on n’ose même appeler intestines.

Ecoutons, à titre de spécimen, la conclusion donnée à son chapitre de présentation de la France, en 1326, par un auteur anglais récent, dans le premier tome d’un ouvrage racontant par le menu la suite des événements destinés à constituer la guerre de Cent Ans: «La guerre de Cent ans fut plus qu’une guerre de nations. Ses racines se trouvent dans la politique intérieure de la France. Les trois principautés de la côte atlantique [l’auteur pense aux duchés de Guyenne, de Bretagne et de Normandie], dont l’une était gouvernée par le roi d’Angleterre et les deux autres liées en Angleterre par l’intérêt économique et l’avantage politique, ne furent pas seulement des têtes de pont par lesquelles les Anglais entrèrent en France. Elles furent partie prenante à une guerre civile française au cours de laquelle de vieux territoires cherchèrent à défier l’imposant édifice constitutionnel dont les rois français avaient commencé la construction pendant les XIIe et XIIIe siècles. Elles furent aidées dans leur aventure par des coalitions changeantes d’une masse de petits nobles et de quelques grands seigneurs de l’intérieur de la France qui saisirent là l’occasion d’échapper aux contraintes de la pauvreté et de la centralisation bureaucratique. C’est seulement rétrospectivement que la tentative peut être jugée condamnée dès le départ. A un moment donné, elle faillit réussir. Toujours est-il que la création d’un Etat français unifié fut repoussée d’un siècle et ne fut atteinte qu’aux dépens de souffrances terribles et de destructions considérables»3. Dans la même veine, Peter S. Lewis écrivait quelques années plus tôt: «Ce ne sont pas seulement les sous-“Etats“ de la périphérie du royaume qui, sous leurs princes, peuvent tendre, dans cette société centrifuge, à rompre avec le centre. L’ensemble du centre même est loin d’être homogène. La rive sud de la Manche, peut-on dire, et même toute la grande masse terrienne de la Gascogne, jusqu’à la Saintonge, au Poitou, à la Bretagne, à la Normandie et au littoral de la Flandre, est susceptible de se sentir des affinités avec la rive nord, affinités non

3 J. Sumption, The Hundred Years War, tome I, Trial by Battle, Londres et Boston, 1990, p. 37.

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seulement par la situation géographique et l’ancienne organisation politique, mais aussi du fait d’une occupation intermittente»4.

Dans cette perspective, il m’a semblé intéressant de m’interroger, après bien d’autres, sur les liens entre les rois de France et leurs lointaines possessions méridionales (le centre et la périphérie, Paris et la province: thème classique et presque rabattu) précisément lors des préliminaires et dans les toutes premières années du conflit, c’est-à-dire depuis 1270 (l’avènement de Philippe III le Hardi, fils et successeur de Louis IX) jusqu’à 1340. En effet, l’on peut supposer a priori que, si par exemple les rois de France se heurtèrent durant les années 1340-1380 (pour le moins) aux réticences répétées de la Normandie et des Normands, cependant si proches d’eux à tant d’égards et qui, une fois La Roche-Gaillard tombée en 1204, avaient été intégrés quasiment sans coup férir au domaine royal, a fortiori les difficultés durent être grandes pour les Capétiens face à un Midi si lointain, fier de sa civilisation, de sa langue, de sa richesse – une terre où pendant longtemps l’hérésie avait fleuri, une terre enfin qui avait eu à subir les dévastations non seulement des «barons du Nord» (les sièges de Béziers, de Carcassonne, de Toulouse et de bien d’autres localités), mais des rois de France eux-mêmes lors de la guerre contre les Albigeois (mentionnons ici seulement le fameux siège d’Avignon par Louis VIII, en 12265).

Par méridionaux j’entendrai donc les habitants des provinces réputées ressortir du royaume de France où l’on parlait la langue d’oc (l’occitan, le provençal) – cet ensemble de pays, ce conglomérat de territoires que les rois de France vont précisément réunir, militairement, financièrement, politiquement, sous le nom de Languedoc. En 1305, à l’intérieur de ce vaste espace, les grands ressorts administratifs mis en place par la royauté étaient les suivants: sénéchaussée en Périgord (avec droit de regard sur le duché de Guyenne); sénéchaussée de Toulouse (avec droit de regard sur les comtés d’Armagnac, de Foix, de Comminges et de Bigorre); sénéchaussée de Rouergue (avec droit de regard sur le comté de Rodez); sénéchaussée de Carcassonne; sénéchaussée de Beaucaire. Des documents incluent même à la lingua occitana, à la lingua aucitanensis l’Auvergne, Lyon (et Macon), voir la Saintonge. Bref un espace alors beaucoup plus vaste que les trois sénéchaussées destinées à constituer plus tard, classiquement, la province de Languedoc.

J’ajouterai que derrière mon analyse se trouve l’hypothèse de travail suivante: le sentiment national est (on fut) issu disons pour la moitié du contexte guerrier. Un pays c’est (ou c’était) d’abord et surtout des gens qui ont (ou avaient) l’habitude, qui trouvent (ou

4 Peter S. Lewis, La France à la fin du Moyen Âge, la société politique, Paris, 1977, p. 544. 5 M. Zerner, Le siège d’Avignon par Louis VIII, dans Avignon au Moyen Âge. Textes et documents, Avignon, 1988, p. 43-53.

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trouvaient) naturel de se battre ensemble contre un ennemi commun. Pugna pro patria («combat pour le pays»): quasiment proverbiale, l’expression est mainte fois citée au Moyen Âge6.

Il me paraît nécessaire, avant d’entamer l’enquête proprement dite, de rappeler brièvement les principales étapes de l’histoire militaire de rois de France à l’intérieur des limites chronologiques retenues7.

Sous Philippe III le Hardi (1270-1285), on relève tour à tour l’expédition punitive contre le comte de Foix (1272), la guerre de Navarre (1276), la «voie» au croisade d’Aragon (1285). Cette dernière campagne, conduite par le roi en personne, non seulement tourna court, mais s’acheva par une retraite forcée.

Sous Philippe IV le Bel (1285-1314), intervint la lutte contre le roi d’Angleterre et duc de Guyenne Edouard Ier (1272-1307), dans le prolongement des querelles diplomatiques et autres qui avaient suivi le traité de Paris de 1259, par lequel le duc de Guyenne était devenu l’homme lige du roi de France. A la suite de graves incidents maritimes en 1292 et 1293 entre marins normands, d’un côté, marins bayonnais et anglais de l’outre, la tension monta, les compromis ne purent être trouvés, et le 19 mai 1294 Philippe le Bel prononça la confiscation du duché de Guyenne. D’où de part et d’autre une course aux armements et aux alliances. En 1294, Jean III, duc de Bretagne, au nom d’Edouard Ier, prit Castillon, Blaye, Bayonne et Saint-Sever. Mais, en 1295, l’armée française de Charles de Valois (demi-frère du roi) occupa la majeure partie du duché, y compris Bordeaux. Au printemps de 1296, Robert d’Artois acheva pratiquement la conquête, tandis que Jean III se retournait du côte du Capétien qui le fit pair de France (septembre 1297).

Mais le comte de Flandre Guy de Dampierre fit alliance avec Edouard Ier et en 1297 rompit l’hommage qu’il avait prêté au roi de France. Peu importe ici les raisons. Il n’obtint pas d’Edouard Ier les secours promis. Le 15 juin 1297, Charles de Valois et le connétable de France, Raoul de Nesle, entrèrent en Flandre. L’armée royale assiégea Lille. Robert d’Artois prit Cassel. Les campagnes furent la proie des flammes. L’armée flamande se fit vaincre à Furnes (26 août). La ville de Lille capitula, suivie de Courtrai, Bergues, Dunkerque et Bruges. Parallèlement, le comte Edouard de Bar, gendre d’Edouard Ier, échoua dans sa tentative d’invasion de la Champagne. Intervint alors la trêve de Vyue-Saint-Bavon (9 octobre 1297) qui, renouvelée à Saint-Martin de Tournai, en janvier 1298, devait durer jusqu’en janvier 1300. A cette date, Charles de Valois entra en Flandre: prises de Damme, d’Ardenbourg et de L’Ecluse, reddition de Guy de Dampierre et de ses fils. En juin 1301, Philippe

6 Bien plus souvent en tout cas que l’expression Pro patria mori. 7 On trouvera un exposé succinct, mais éclairant sur les différents rois et les différents règnes (avec bibliographie), dans J. Ehlers, H. Müllef et B. Schneidmüller, Die französische Könige des Mittelalters von Odo bis Karl VIII, 333-1498, Munich, 1996.

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le Bel fut triomphalement accueilli à Lille, Tournai, Courtrai, Gand, Bruges et Ypres. Mais les maladresses du gouverneur de Flandre, Jacques de Châtillon, provoquèrent les «matines de Bruges» (18 mai 1302: massacre d’une partie de la garnison française). Les Flamands assiégèrent Courtrai. L’armée française de secours, conduite par Robert d’Artois, fut écrasée à la bataille de Courtrai du 11 juillet 1302 (bataille dite des Eperons dorés, allusion aux centaines d’éperons de chevaliers français morts qui furent récupérés par les vainqueurs sur-le-champ de bataille en guise de trophée pour être offerts en action de grâce à Notre-Dame de Courtrai). A la nouvelle de ce désastre, provoqué par l’intervention de Satan en personne, Philippe le Bel s’indigna, s’affola, supplia: «A moins de porter dans la poitrine un cæur de fer, à moins d’être dépourvu de toute humanité, on ne peut refuser, en une circonstance pareille, de venir à notre secours et à celui du royaume»8. La contreattaque de septembre 1302 fut timide. Le combat d’Arques du 4 avril 1303 fut marqué, dit-on, par de lourdes pertes du côté flamand. Le traité de Paris du 20 mai 1303 rendit au roi d’Angleterre la Guyenne. Puis il y eut la grande offensive française de 1304, marquée par la victoire navale de Zierikzee et par la victoire terrestre de Mons-en-Pévèle (18 août 1304). La paix fut rétablie par le traité d’Athis-sur-Orge de juin 1305. Il ne restait plus qu’à le faire appliquer. D’où, sous les derniers Capétiens directs – Louis X Hutin (1314-1316), Philippe V le Long (1316-1322), Charles IV le Bel (1322-1328) – des démonstrations militaires, dont la plus importante fut l’ «ost boueux» du pluvieux été 1315. La paix fut rétablie en 1320: pour un temps le roi de France et le comte de Flandre se retrouvèrent alliés, d’autant plus que ce dernier, confronté à une révolte de ses sujets, allait bientôt demander secours à son souverain.

Charles IV, à des fins militaires, fit édifier dans le Sud-Ouest la bastide de Saint - Sardos, près d’Agen. Le sénéchal de Guyenne, Ralph Basset, la mit à sac (15 octobre 1323) et pendit des officiers royaux. D’où le 1er juillet 1324 une nouvelle confiscation de la Guyenne par le roi de France, qui envoya une armée conduite par Charles de Valois: toute la province fut conquise sauf Bordeaux, Bayonne et Saint-Saver. La Réole capitule le 22 septembre 1324. Des troupes furent encore réunies en 1325 et 1326. Le traité du 31 mars 1327 entraîna la restitution de la Guyenne, moins Agen et l’Agenais, Bazas et le Bazardais. Le roi-duc ne possédait plus qu’une mince bande de territoire le long du littoral, avec Saintes, Bordeaux, Dax et Bayonne.

8 Ph. Contamine, Aperçus sur la propagande de guerre de la fin du XIIe au début du XVe siècle, dans Le forme della propaganda politica nel Due et nel Trecento. Relazioni tenue al convegno internazionale organizato del Comitato di studi storici di Trieste, dall’Ecole française de Rome e del Dipartimento di storie dell’Università degli di Trieste (Trieste, 1/5 marzo 1993), éd. P. Cammarosano, Rome, 1994, p. 23.

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Peu de temps après son avènement, Philippe VI de Valois (1328-1350) remporta l’éclatante victoire de Cassel sur les rebelles flamands (23 août 1328).

L’année 1337 marqua le début de la guerre de Cent Ans. Du côté de la Guyenne, derechef confisquée, d’imposantes forces françaises entreprirent de se diriger vers Bordeaux. Il y eut des sièges, des escarmouches, des chevauchées, mais les Anglo-Gascons, cette fois, résistèrent. Du côté des Pays-Bas, Edouard III d’Angleterre trouva des alliés, débarqua en Flandre et commença à sérieusement menacer la frontière septentrionale du royaume. D’où la riposte de Philippe VI (ost dit de Buironfosse, en Thiérache: septembre - octobre 1339). Le 24 juin 1340, la flotte française fut vaincue à L’Ecluse. Edouard III et ses alliés flamands et brabançons progressèrent vers le sud, le long de l’Escaut (siège de Tournai: juillet - septembre 1340). Les deux armées se trouvèrent face à face en septembre 1340 près de Bouvines: mais la bataille rangée, escomptée ou redoutée, n’eut pas lieu et une trêve fut conclue à Esplechin, le 27 septembre. Philippe de Valois put licencier le gros de ses troupes, ne conservant que de solides garnisons réparties dans différentes places fortes.

Une fois rappelée la succession des événements, la question se pose: quelle fut la participation des sujets méridionaux des rois de France à ces différentes actions, notamment en Gascogne et dans le Nord? De même que des combattants de langue d’oïl (l’expression apparaît et se répand alors) furent envoyés en Gascogne, de même des combattants de langue oc furent-ils envoyés vers le nord? Car si l’on pense volontiers à une sorte d’héliotropisme des gens de guerre du Moyen âge (’Italie, l’Espagne, l’Orient des croisades)9, on imagine plus malaisément des gens du Midi se dirigeant vers les brumes dissuasives du Nord. Qu’en fut-il exactement dans la réalité?

Il convient de le souligner: à partir de Louis VIII et surtout de Louis IX, il y eut une grande politique méridionale des Capétiens. Plus que jamais, tel fut le cas avec Philippe III. Les débuts de son règne furent marqués par une nouvelle phase – décisive - de l’implantation royale dans le Midi avec la mort sans enfant d’Alphonse, comte de Poitiers, et de Jeanne, comtesse de Toulouse, à un jour d’intervalle, les 21 et 22 août 1271. D’où l’extension foudroyante du domaine royal: Toulousain, Poitou, Saintonge, Albigeois, Auvergne, Quercy, Agenais, Rouergue...

En 1272, dans l’expédition contre le comte de Foix figure le comte de Radez avec 7 chevaliers bannerets, 26 chevaliers simples, 97 écuyers et 26 arbalétriers. A Toulouse des méridionaux, dont

9 Cf. ce que M. Bourin-Derruau écrit dans Temps d’équilibre, temps de ruptures, XIIIe siècle. Nouvelle histoire de la France médiévale, tome 4, Paris, 1990, p. 175, à propos de l’expédition d’Aragon de Philippe III (1285): «La noblesse française continue à rêver de marches triomphales dans les pays du Sud».

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Amaury, vicomte de Narbonne, avec 12 chevaliers, 3 damoiseaux et 12 arbalétriers, viendrant se joindre à l’ost royal, parti de Tours quelques jours plus tard. A cette occasion, des évêques de la province de Narbonne protestèrent, prétendant ne devoir aucun service militaire au roi10.

Puis la noblesse méridionale se battit au service du roi en Navarre (acte du 8 décembre 1274 adressé par le sénéchal de Carcassonne et de Béziers à différents nobles, dont le vicomte de Narbonne, le vicomte de Lautrec, Guy de Lévis, maréchal de Mirepoix, les invitant à se tenir prêts pour le service du roi)11.

L’armée française qui combattit en Navarre en 1276 (20 000 hommes, selon des sources narratives) fut avant tout composés de méridionaux: noblesse et «communes» des sénéchaussées de Toulouse, Carcassonne, Périgord et Beaucaire. On songea même à envahir la Castille. Vers la fin de juillet, le roi rassembla son armée (tous les sujets de la sénéchaussée de Carcassonne furent par exemple convoqués, sans préjudice de leurs franchises: Paris, 17 juillet 1275). Philippe III avait pris l’oriflamme à Saint-Denis. Tel fut l’ost de Sauveterre (300 000 hommes, dit le chroniqueur Guillaume Anelier!), congédié, il est vrai, avant même que les Pyrénées ne fussent franchies.12

La noblesse méridionale servit aussi amplement dans la croisade dite d’Aragon: d’après les comptes, 17 961 livres tournaient furent versées aux chevaliers toulousains et 15 964 aux chevaliers, écuyers et gens de pied de la sénéchaussée de Carcassonne. Le chroniqueur contemporain Bernât Desclot déclare que le gros de l’armée d’invasion comportait six batailles («escalas») principales, dont la deuxième avec les sénéchaux de Toulouse, de Carcassonne et de Beaucaire, le seigneur de Lunel et le comte de Faix, et la troisième avec les osts de Narbonne, Béziers, Termes, Carcassonne, Agenais et Toulouse, du comte de Saint-Gilles et de Bourgogne et tous les autres gens relevant de la «langue d’oc»13.

Tout porte à croire que la conquête de la Guyenne en 1294-1297 fut largement l’úuvre de méridionaux. Dès la fin de 1293, ordre fut donné à la noblesse de se tenir prête à servir, en même temps que, selon une formule classique, étaient interdites les joutes et les tournais14. Raoul de Clermont, seigneur de Nesle, connétable de France, était à Toulouse au début de 1294. A dessein, l’expédition fut présentée comme une guerre menée «pour la

10 Histoire générale de Languedoc [désormais HL], éd. Cl. Devic et J. Vaissete, t. IX, Toulouse, 1885, p. 14-15; voir aussi Recueil des historiens des Gaules et de la France, t. XX, Paris, 1840, p. 542 et Ibidem, tome. XXIII, Paris, 1894, p. 781-782. 11 Ibidem, tome. IX, p. 43. 12 Ibidem, p.54 13 X. Hélary, La croisade d’Aragon de Philippe III le Hardi (1285), mémoire de maîtrise, Université de Paris-Sorbonne, 1998. 14 HL, tome IX, p.172.

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défense générale du royaume». La même année, Philippe le Bel, voulant recourir aux principaux seigneurs de la sénéchaussée de Beaucaire, leur ordonna, s’ils ne l’étaient, de devenir chevaliers (un répit fut toutefois accordé pour Guillaume de Poitiers, fils du seigneur de Valentinois, Astorg de Peire, Gilbert, seigneur de Solignac en Velay et Jocerand de Malet)15. En 1295, les troupes de la sénéchaussée de Carcassonne, le sénéchal à leur tête, servirent en Gascogne sous le connétable. De même, celles du Toulousain et de l’Albigeois: le Bout du Pont d’Albi dut fournir deux sergents, dont l’un armé d’une arbalète et l’autre d’une lance et d’une javeline, qui se joignirent au contingent de Cardes16. Le comte de Faix fut présent, à la tête, dit-on, de 500 hommes d’armes et 2 000 sergents. De même les habitants de Narbonne et de Toulouse. Signalons encore l’importante contribution de Jourdain de l’Isle, que l’on voit qualifier officiellement de chevalier du roi. Toutes ces troupes furent censément placées sous les ordres de Robert d’Artois, lieutenant du roi de Fronce dans les sénéchaussées de Toulouse, Carcassonne, Périgord, Rouergue et Saintonge, en Gascogne et dans le duché d’Aquitaine. Des soldes étaient proposées et versées: Henri, comte de Radez, convoqué à Langon avec autant d’hommes qu’il le pouvait, se vit proposer d’être payé pendant toute la durée de l’expédition. L’on connaît aussi un achat massif d’armes dans le Toulousain en 1295: sans doute s’agissait-il en l’occurrence d’équiper des méridionaux.

Mais le Nord? Le premier document que je repère montrant l’envoi de troupes méridionales dans cette direction est du dernier jour de l’année 1294. Il concerne précisément la sénéchaussée de Beaucaire (une immense circonscription englobant alors Le Puy, Mende, Viviers, Nîmes, Aigues-Mortes, Montpellier). L’acte mérite d’être cite:

«Robert, dux de Borgoigne, à noble homme et saige a monseigneur Alfons de Rouvroy, seneschaut de Biauquaire, son amé, saluz et bonne amour. Dou commandement especial le Roy monseigneur nous vous mandans que vous aviseement et diligaument regardez et pourvoiez combien de gens d’armes gentilhomme bien atiré porront venir de vostre seneschaucie au mandement du roy monseigneur es parties de Vermendois pour la deffense du royaume et commandement de par le roy en faites que il soient atorné [équipes] dedans Pasques flories [le dimanche des Rameaux] prochainement venanz pour venir es dites parties toutes fois qu’il en seront requis puis les dites Pasques et combien de remanant [reste] d’autres gentilhommes du pays qui ne pourroient estre si bien atieré pour venir la et que miex se porront atierer pour la deffense de la terre de vostre seneschaucie demourant en leurs

15 Ibidem, tome IX, p. 173, et tome X (Preuves), Toulouse, 1885, col. 292. 16 Ibidem, tome IX, p.182, n.3.

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lieu il y porra demourer et combien avec ce de gent d’armes a cheval demouranz hors de bonnes villes et combien de gens d’armes de bonnes viles convenables a deffense de la terre de vostre seneschaucie y pourra avoir. Et pour plus grant certaineté havoir des choses dessus dites il est bon que vous mandez les chastelains, les prevoz et les viers [viguiers] de vostre seneschaucie venir par-devant vous a certaine jornee si qu’il vous poissent aviser sus les choses dessus dites en tele maniere qu’il soit a l’onneur du roy monseigneur et du roialme et que vous en poissiez faire vostre devoir. Et tantost comme vous serez avisez des choses dessus dites, esqueles n’afiert point de demoure, faites-nous en savoir par escrit ce que vous en aurez trouvé [...] Donné à Cerisiers en Hete [aujourd’hui dans le département de l’Yonne] le vendredi après Noël» [31 décembre 1294]17.

On peut évidemment s’interroger sur les fondements juridiques précis d’une semblable demande, bien dans la manière, il faut le reconnaître, du règne de Philippe le Bel.

Au commencement de carême 1295, le roi manda à Alphonse de Rouvroy, sénéchal de Beaucaire, de lui envoyer une certaine quantité d’armes et d’arbalètes. Le même sénéchal convoqua à Viviers les barons et les nobles de sa sénéchaussée: il fut conclu que ceux qui auraient 2 000 livres tournois de rente annuelle fourniraient un homme d’armes, et les autres en proportion. En devait être prêt à la Pentecôte «pour la défense du pays». D’où les lettres de Philippe le Bel au sénéchal de Beaucaire, le mardi après la Pentecôte, 25 mai 1295:

«Comme li anemis de nous et de nostre royaume, c’est asavoir li rois d’Alemaigne et cil d’Engleterre et moult d’autres, s’apparellent a venir sur nous et sur nostre royaume prochainement [...], nous vous mandons que vous touz, ceux de vostre sénéschallie, gentil homme au autres, soient gens d’Eglise ou autres a qui nous n’envoions nos especiaus letres [ce qui implique l’existence de convocations individuelles, qui n’ont pas été conservées] et ceus des bonnes villes aussi, faciez venir a nous en armes et a chevaux, a Raims, as trois semaines de la prochaine nativité saint Jehan Baptiste efforcement sans deffaut quer [car] la besoigne le requiert»18.

L’année 1297 vit le service en Flandre du comte Henri de Radez, d’Aymar de Poitiers, comte de Valentinois, et du vicomte de Ventadour, tandis que le vicomte de Narbonne aurait accompagné la reine de France Jeanne, reine de Navarre et comtesse de Champagne, pour s’opposer au comte de Bar qui menaçait d’envahir la Champagne.19

17 Ibidem, tome X (Preuves), col. 294-295. 18 Ibidem, col. 320. 19 Ibidem, tome IX, p.200, n.4.

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A la fin du mois de décembre 1299, Philippe le Bel manda aux sénéchaux de Beaucaire et de Carcassonne d’ordonner aux barons, aux communes des bonnes villes et à tous ceux lui devant le service de se mettre en armes pour la «besogne» de Flandre et de se trouver le 1er mai 1300 à Arras, où il devait venir en personne.20

Peu ou point de méridionaux, semble-t-il, présents à la bataille de Courtrai en 1302. Toutefois, nous savons que la même année Philippe le Bel manda au sénéchal de Beaucaire de lui envoyer 2 000 hommes de pied de sa sénéchaussée pour sa guerre de Flandre; et le 25 juin il ordonna à tous ceux qui, dans les sénéchaussées de Carcassonne et de Beaucaire, tenaient en fief ou arrière-fief 200 livres de rente annuelle ou plus de se rendre à Arras «en chevaux et en armas» dans la quinzaine de la Madeleine (c’est-à-dire dans les quinze jours suivant le 22 juillet). Parallèlement, le vicomte de Narbonne, qui se trouvait à Paris, écrivit à ses officiers le mercredi après la Saint Jean-Baptiste 1302 (27 juin) de convoquer tous ses vassaux, nobles et non nobles, afin qu’ils se rendissent à Arras. Son viguier fit exécuter ses ordres le 8 juillet et fit crier «en langue romane [langue d’oc] et en langue latine» (la précision est intéressante) les lettres de convocation dans tous ses châteaux. Revenu à Narbonne, Amaury assembla ses hommes: les nobles à cheval, les non nobles à raison d’un sergent de pied pour 20 feux (les deux tiers de ces sergents devant être armés d’arbalètes et d’épées, le dernier tiers de lances, de dards, de guisarmes, d’épées, de poignards). De fait, nous avons la montre d’armes en latin, datée du 10 des calendes d’octobre 1302 (22 septembre), de Raymond d’Auriac, damoiseau, avec son écuyer, au nom de Bérenger de Bothenac l’aîné, damoiseau, et de luimême, au palais du vicomte de Narbonne, devant le vicomte, monté sur un cheval armé, de poil bai, baucent du pied postérieur gauche, et «cuit» (decoctus: une couleur plus sombre?) des quatre pieds, pour accomplir le service du roi en Flandre21.

Loup de Foix servit en 1302 ou 1303 en Flandre, avec 97 hommes d’armes et 117 sergents. De même Philippe de Levis, seigneur de Florensac et vicomte de Lautrec22.

Parallèlement la revanche de Courtrai se préparait, patiemment. Tout un système d’imposition fut mis au point. Le roi fit un grand périple dans le Midi pour remettre de l’ordre, faire sentir sa volonté, raffermir les cúurs (car on parlait de défections). Il passa ainsi plusieurs mois de l’hiver 1303-1304: Toulouse, Carcassonne, Béziers, Montpellier, Nîmes.

L’on assista dans ces circonstances dramatiques à un élargissement considérable des exigences, dans le domaine militaire aussi bien que financier. Las intéressés furent convoqués. Des

20 Ibidem, p.213. 21 Ibidem, p. 235-236. 22 Ibidem.

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accords individuels furent passés, dont conservent mainte trace les registres du Trésor des chartes:

1. Lettres de Philippe IV à son aimé et féal le maréchal de Mirepoix: pour sa guerre de Flandre, le roi l’a requis de faire „certain service“, ce que le maréchal lui a „libéralement promis“. Outre ce service gratuit, le roi le requiert de venir en personne, avec un certain nombre de gens d’armes, aux gages accoutumés: prière d’être à Arras le mardi après la Pentecôte (19 mai 1304).

Des lettres semblables furent adressées nominalement à plusieurs dizaines de grands seigneurs ressortissant aux sénéchaussées de Toulouse, Carcassonne, Rouergue et Beaucaire et au bailliage d’Auvergne. Simplement, dans ces lettres, la mention de „gens à gages“ fut omise. En tout, il était attendu 2 016 hommes d’armes à cheval et 18 350 sergents à pied. Les contributions promises et demandées étaient d’importance fort diverse: par exemple pour les nobles de la sénéchaussée de Beaucaire pas moins de 525 hommes d’armes et 9 500 sergents, alors que ceux du Périgord et du Rouergue n’avaient promis que des hommes d’armes, en nombre d’ailleurs assez restreint (310 pour le Périgord, 55 pour le Rouergue).

2. Lettres de Philippe IV au comte de Comminges, Paris, le 20 juin 1304: son intention est de se trouver dans la quinzaine de la Saint Jean-Baptiste à Arras pour aller en Flandre et châtier l’orgueil de ses ennemis. Il demande au comte d’être présent au rendez-vous. Des lettres semblables furent envoyées à une centaine de seigneurs des sénéchaussées de Toulouse, Carcassonne, Périgord, Rouergue et Beaucaire, qualifies les uns d’ „aimés et fidèles“, les autres seulement d’ „aimés“. Ils devaient être là „avec un certain nombre de gens d’armes et de pied“. Parmi eux: les comtes de Foix, de Comminges, d’Armagnac, d’Astarac, de Périgord, les vicomtes de Narbonne, de Turenne et de Polignac, le maréchal de Mirepoix.

3. Lettres de Philippe IV à Mainfroi de Châteauneuf, Paris, le 1er juillet 1304: il s’agit d’une nouvelle - et pressante - convocation. De même, aux comtes de Périgord, de Comminges, d’Armagnac, de Foix, de Dreux, de Boulogne, aux vicomtes de Ventadour, de Narbonne et de Tartas, au maréchal de Mirepoix. Le ton se fait pathétique, assorti d’un engagement financier, au reste assez vague: «Vous, sous la constance de votre amour, la pureté de votre foi et te devoir de fidélité envers nous et notre royaume auquel vous êtes réputés tenus, nous vous requérons et demandons avec insistance, tout motif d’excuse et de retard supprime, de vous hâter de venir vers nous avec un nombre suffisant de guerriers, en sorte que votre venue nous soit fructueuse, efficace et profitable et que nous soyons tenus envers vous à bon droit d’une rémunération convenable»23.

23 Ibidem, tome X (Preuves), col. 431-445.

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A ces appels répétés, la réponse semble avoir été plutôt parcimonieuse et ponctuelle. Malgré tout, à la bataille de Mons-en-Pévèle, en 1304, les sources narratives signalent la présence de soudoyers de Toulouse et de Saint-Gilles, ainsi que du maréchal de Mirepoix24.

Des méridionaux participèrent, tardivement, à l’ «ost boueux», de 1315, comme le montre le compte de Renier Coquatrix, trésorier du roi, faisant mention, expressément, de «ceulx de la langue d’oc»25.

De même en 1328, à Cassel: la troisième des onze „batailles“ de l’ost du roi de France réunissait les treize bannières de «touz ceulx de la langue d’oc», sous le commandement d’Hélion de Villeneuve, un méridional, «maistre de l’Ospital d’outremer»26.

Enfin la période 1337-1340 se trouve éclairée, entre autres, par de riches documents comptables.

1. Comptes de Barthélemy du Drach, trésorier des guerres du roi, et de François de l’Hôpital, clerc des arbalétriers du roi, de la guerre de Gascogne. L’on y voit servir une minorité de gens de guerre originaires de «France» et de Picardie, de nombreux soudoyers originaires de Viennois, de la Franche-Comté et de Savoie, enfin des gens de guerre originaires de l’Anvergne (Auvergne), ainsi que des sénéchaussées de Beaucaire. Rouergue, Carcassonne, Toulouse, Bigorre, Agenais et Périgord. Nous relevons ainsi les services de Louis de Poitiers, comte de Valentinois, de Gaston, comte de Foix, des comtes d’Armagnac, Périgord et Astarac, des vicomtes de Carmaing, de Lautrec et de Chastelbon. Parmi ceux de Beaucaire: Béranger de Bédarrides, venu de Bédarrides, «en l’évêché d’Avignon»; Charles, bâtard d’Alès, venu de «Roche Ague», en l’évêché d’Uzès; d’autres viennent de Lodun, de Saint-Gilles, du Vivarais.

2. Comptes de Barthélemy du Drach et de Jean du Cange, trésoriers des guerres, pour le Nord.

Dans l’ «establie» (garnison) de Lille, l’an relève la présence de Philippe de Prie, sénéchal de Beaucaire, venu de Nîmes avec quelques hommes.

L’armée proprement dite (l’ost de Bouvines, comme disent les textes) comprenait une bonne dizaine de «batailles». Pas de méridionaux proprement dits dans les batailles de Raoul, comte d’Eu, connétable de France; de Louis, comte de Flandre, de Nevers et de Rethel; d’Eudes, duc de Bourgogne et comte de Bourgogne et d’Artois; d’Aime, comte de Savoie; d’Adolphe, évêque de Liège; du

24 Ibidem, tome.IX, p.274, n. 1. 25 J. Petit, Essai de restitution des plus anciens mémoriaux de la chambre des comptes de Paris (Pater, Noster1, Noster2, Qui es in coelis, Croix, A1), Paris, 1899, p. 179: «Et ne vinrent ceulx de la Languedoc que ou temps des petit gaiges et ne prindrent que petit gaiges». 26 Les Grandes chroniques de France, éd. J. Viard, tome IX, Paris, 1937, p.84.

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roi de Navarre; du comte d’Alençon. Mais dans la bataille du roi de France figure le Provençal Agout des Baux, alors sénéchal de Toulouse; dans la bataille du duc de Normandie, futur Jean le Bon, Louis de Poitiers, comte de Valentinois; dans la bataille et sous le gouvernement des deux maréchaux de France, le seigneur de Trie et Robert Bertrand, sire de Bricquebec, figurent Guillaume Rolland, sénéchal de Rouergue, venu avec ses hommes de Villefranche-de-Rouergue, Pierremont, comte de Comminges (46 jours d’indemnité aller et retour depuis le Comminges), Jean de la Roche, sénéchal de Carcassonne, et aussi des personnages comme Hugues d’Avignon, venu d’Avignon, Gérard, sire de Crussol (venu de Crussol en Valentinois), Bernard Angiers, venu de Sommières dans la sénéchaussée de Beaucaire (30 jours seulement d’indemnité aller et retour, certainement par la vallée du Rhône). Nous retrouvons ici notre Béranger de Bédarrides, mais sans qu’il perçoive l’indemnité de «venue et retour» car, originaire de la rive gauche du Rhône, il est censé venir «d’en dehors du royaume». Tant l’administration militaire était déjà tâtillonne: il n’y avait pas de petites économies! Et surtout nous trouvons la bataille du comte de Foix (incluant d’ailleurs le comte de Périgord), lequel avait fait sa montre au pont d’Orthez et amenait des centaines d’hommes d’armes et d’arbalétriers (39 jours d’indemnité aller et retour, l’aller par Longjumeau et Paris), ainsi que la bataille du comte d’Armagnac, d’importance un peu moindre (42 jours d’indemnité aller et retour depuis la Gascogne)27.

Au total, durant l’été 1340, des milliers de méridionaux se rassemblèrent, campèrent autour de Saint-Omer, de Lille, de Saint-Amand, dans l’attente sans doute de la grande bataille contre les Anglais. Les sources permettent en particulier de saisir le rôle du comte de Foix lors de la défense de Tournai:

«En ce propre jour le dimence [23 juillet 1340] après disner vint tous armés le conte de Foix luy et sa gent et entrerent par la porte Saint Martin en Tournay. Et avoit le comte de Foix avoecq luy quinze cens hommes d’armes et quarante banieres et mille hommes a piet de bonnes gens de le conte de Foix. Et furent tout le siège durant en Tournay en garnison». Dès le 24 ils effectuèrent deux sorties, ce qui leur coûta beaucoup de chevaux. Etaient là aussi Louis de Poitiers et le vicomte de Narbonne. D’autres sorties suivirent, où les „bidauds“ du comte de Foix s’illustrèrent. Au départ la confiance d’ailleurs ne régnait pas entre les troupes «royales» et les bourgeois de Tournai. C’est ainsi que ces derniers firent faire pour chaque porte de la cité quatre paires de clés «non ressemblables l’unes à l’autres» que gardaient «quatre bourgois natifs de Tournay des plus souffisans et creables». Ni le connétable de France [Raoul, comte d’Eu], ni le maréchal [Bertrand], ni le 27 Bibliothèque nationale de France, fonds Nouvelles acquisitions françaises 9236-9240, passim.

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comte de Foix n’avaient droit à ces clés. S’ils voulaient envoyer une lettre hors de Tournay, il leur fallait la montrer ouverte aux seigneurs de la ville avant de la sceller. De même, pour le courrier qu’ils recevaient. N’empêche que le 16 août les gens du comte de Foix sortirent par l’une des partes, allèrent jusqu’aux tentes anglaises et ramenèrent des prisonniers. Un peu plus tard, le 27 août, dimanche d’avant la fête de saint Jean «decolasse», il y eut une sortie de 60 hommes d’armes du comte de Foix, à cheval, jusqu’au gibet de Tournai. A la longue malgré tout, une certaine fraternité d’armes s’instaura entre les Tournaisiens et ces gens du Midi, à la langue, à l’aspect physique, à la cuisine aussi sans doute si étranges. Dans la nuit de 8 septembre, Philippe VI vint se loger à Bouvines. On pensait à une grande bataille imminente. Aussi le comte de Foix et ses compagnons vinrent-ils trouver «Messieurs de Tournay» en les priant «que on les voulsist laisser dehors widier a la journée que le Roy se combateroit». Permission accordée à condition de revenir à Tournai (s’ils n’étaient pas morts!) et de payer 4 000 livres de dettes. De plus, Tournai se proposait d’envoyer 2 000 hommes de pied à ses dépens, «bien armés et habilliés tous vestus d’une parrure» équipés aux dépens des riches hommes et des marchands. On fit appel aux volontaires, à ceux qui avaient été déjà soudayés à Buironfosse, à Thun, à Martagne, à Saint-Amand: on leur promit une solde, 10 sous tournais pour la journée par arbalétrier et 8 sous tournais pour ceux munis d’un glaive (lance). Comble d’estime: le comte de Foix demanda à ceux de Tournai d’être de leur compagnie, acceptant même qu’on ne crie pas d’autre cri que «Tournai». Puis la bataille fut décommandée. Mais la peur de la trahison régnait, dans un climat nécessairement obsidional. Une nuit un chevalier prit un flambeau «tout ardant et le bouta hors des cresteaux [créneaux] envers les frères myneurs par mainte fois». Pensant que c’était un traître, les gens de Tournai le capturèrent et menacèrent de lui couper la tête. «De quoy le connestable, le mareschal et le conte de Foix prindrent le fait sur eulx et jurerent sur leur chevallerye que ce qu’il avoit fait estoit pour luy esclairier». Ce chevalier pour le moins maladroit fut remis en liberté. Le jour de la Saint-Matthieu (21 septembre), les gens du comte de Foix et des compagnons de Tournai, tous à pied, allèrent ensemble combattre les Anglais «dela le Puch du Laquenoeil». Il y eut des blessés et des tués. De même, le samedi 23 septembre, les bidauds et les gens du comte de Foix allèrent courir contra les Brabançons: il s’agissait de les attirer près de la ville où les attendaient, en embuscade, les gens du vicomte de Narbonne (60 hommes d’armes). Mais les Brabançons prirent aussitôt la fuite: le vicomte les poursuivit. Lui et ses chevaux étaient couverts «d’une vermeille couverture armoyée de ses armes [...] Il ramena des prisonniers à Tournai». La disette de farine se répandit: on fit faire un moulin à cheval, les moulins à huile furent affectés

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exclusivement au blé. Enfin le «respit», la trêve fut annoncée et proclamée28.

L’exemple de l’ost de Bouvines suggère qu’en génération l’unité du royaume s’soit nettement renforcée. Tout se passe comme si Philippe de Valois avait plutôt réussi là où Philippe le Bel avait plutôt échoué. Naturellement, il ne faudrait pas se représenter les gens de la langue d’oc du début de la guerre de Cent Ans comme des «patriotes» marseillais de 1792. Leur vraie patria, c’était le comté de Foix, de Comminges, etc. Mais, partes par un long sentiment dynastique qui faisait qu’il était convenable, honorable et naturel de «servir le roi de France en ses guerres», ils répondirent positivement aux semonces de Philippe de Valois et ne firent pas difficulté pour traverser la «douce France» au cúur de la belle saison, en vue de faire campagne quelque part dans le Nord, moyennant une rémunération qu’ils s’imaginaient satisfaisante, avec, au bout du compte, la perspective d’une fructueuse et glorieuse victoire (là encore que d’illusions!). Il s’agit là des débuts d’une longue histoire d’aventures et de fidélité (d’aventures dans la fidélité) que devaient ultérieurement illustrer Xaintrailles et La Hire, Gaston de Foix, Blaise de Montluc et d’Artagnan.

Il faut ajouter que Philippe de Valois réussit à faire reconnaître le Languedoc comme un seul et même ensemble géographique au sein duquel les gens qui en étaient originaires devaient servir, indépendamment des vieilles limites féodales, pour des gages identiques–quitte à ce qu’on leur allouât une petite augmentation s’ils étaient amenés à sortir de ce vaste espace et à se battre en Languedoil (1338). Il faut ajouter aussi que le rayonnement de la royauté française s’étendait au-delà des frontières du royaume: d’où la venue, par milliers, de sujets du dauphin de Viennois, du comte de Savoie, sans compter une foule d’arbalétriers génois, voire provençaux. C’est dire qu’être au non du royaume n’était pas un critère déterminant.

Tout cela débauchant pour l’historien sur l’inévitable constat que les cinglantes défaites de Crécy (1346) et de Poitiers (1356) ne s’expliquent pas par des causes politiques, mais militaires: après tout la mobilisation en gros réussie de septembre 1939 ne présageait en rien la déroute de mai-juin 1940.

Cela dit, même dans ces années 1340, les gens du roi rencontraient des oppositions à leurs exigences financières plus encore peut-être que militaires. En ou vers 1347 les barons du Gévaudan adressèrent au roi de France un mémoire en latin contre l’évêque de Mende Albert Lordet. Au sein de ce copieux document

28 Chronique de Tournai, citée dans l’édition les Æuvres de Jean Froissart, ed. J.B.M.C. Kervyn de Lettenhove, tome XXV, Bruxelles, 1877, p. 344-365. Sur le siège de Tournai, outre le récit très complet qu’en fait J. Sumption, op. cit., p. 349-368, voir en dernier lieu C. J. Rogerg, An Unknown News Bulletin from the Siege of Tournai in 1340, dans «War in History», n° 5/1998, p. 358-366.

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figure le passage suivant: à cause de la guerre de Gascogne il y avait eu la levée d’un impôt de 12 sous tournais par feu «in tota lingua occitana». Maître Hugues de Felgayroles fut envoyé par le roi dans le bailliage de Gévaudan à ce sujet, en compagnie d’un notaire et de deux sergents. Ils se rendirent au château épiscopal de Badaroux. Et là publiquement, en présence d’une nombreuse assistance, l’évêque s’écria „in romanic“ (c’est-à-dire en occitan): «Que Dieu m’aide, il vaudrait mieux pour nous et pour tout le pays que les Anglais vinssent plutôt que vous, et je ne doute pas qu’ils seraient moins nuisibles que vous». Alors maître Hugues répondit: «Révérend seigneur, vous ne devez pas dire de semblables choses, car l’opposition est pour la nécessité de la guerre, et surtout vous ne devez pas nous blâmer d’accomplir le mandat de notre maître le trésorier Thoury du Puy» . A quoi l’évêque répondit: «Ce truand de Thoury du Puy n’a jamais rien fait que d’écorcher toute la sénéchaussée de Beaucaire, la malheur à lui». Et alors aussitôt le dit maître Huques déclara: «Monseigneur, il faut au trésorier appliquer les ordres de nosseigneurs da la Chambre des comptes à Paris». Et aussitôt le dit évêque déclara: «Ces seigneurs de la Chambre des comptes ont pourvu à tant et tant de choses [...] que trois rois de France frères sont morts et ils ont si bien manigance que le royaume est venu au seigneur Philippe de Valois. Que cette heure soit maudite car depuis nous ne fûmes jamais plus en paix». On imagine très bien le dialogue, et cette remontée du trésorier aux gens des comptes, des gens des comptes au roi lui-même. Mais il faut dire que les méridionaux étaient loin d’être les seuls dans le royaume à exprimer de semblables griefs29.

Quoi qu’il en soit, au début de la guerre de Cent Ans, avant les grands désastres, la situation pour Philippe de Valois ne semblait pas si mauvaise. La nef française, mât d’artimon et mât de misaine honnêtement pourvus de voiles, semblait prête à prendre la mer et le vent, certes avec circonspection et lenteur, mais puissamment. Un équipage composite et nombreux la manæuvrait, recruté, sans trop de problèmes, dans toutes les parties du royaume et même au-delà, en raison bien sur de l’argent qu’on supposait imprudemment au capitaine, d’un système d’alliances traditionnelles mais aussi de l’indéniable rayonnement exercé par les fleurs de lys. Quant à l’intégration de la Languedoc, elle avait fait de sensibles et constants progrès depuis le temps de saint Louis: encore faudrait-il s’interroger sur le point de départ et sur sa place dans le royaume (en marge du royaume?) vers 1200, voire vers 1 150.

29 Cité dans le mémoire de maîtrise soutenu à l’Université de Paris - Sorbonne par P. Telliez en 1992 «Croz e sonnailles». La souveraineté en Gévaudan, 1161-1343».

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QUELQUES ASPECTS CONCERNANT L’ÉVOLUTION TACTIQUE DU CHARIOT SUR LE CHAMP DE BATAILLE

DANS L’HISTOIRE MILITAIRE UNIVERSELLE - L’ANTIQUITÉ ET LE MOYEN AGE JUSQUE À

L’AVÈNEMENT DES HUSSITES (1420)

Emanuel C. ANTOCHE

A la mémoire de mon oncle, l’archéologue Adrian Constantin Florescu (1928-1986)

de l’Institut d’Histoire et Archéologie „A. D. Xenopol“, Jassy (Roumanie)

la fois outil logistique, de transport et d’habitat, le chariot1 se révéla aussi comme une arme de guerre efficace dont sa fonction défensive fut souvent appliquée sur divers théâtres

d’opérations militaires depuis l’Antiquité jusqu’à l’aube du XXe siècle que ce soit en Europe, en Asie, en Afrique méridionale ou sur le continent nord-américain.

Le 23 août 1514 dans la vallée de Caldiran en Anatolie Orientale à mi-chemin entre Erzincan et Tabriz, non loin du lac Van, l’armée ottomane commandée par le sultan Selim Ier Iavuz (1512-1520) infligea une cuisante défaite aux forces du Chah Ismail (1502-1524), chef religieux et militaire de tribus turques des Kïzïlbach qui l’avaient porté au pouvoir dans ces contrées de l’Iran Occidental2. L’emploi d’une puissante artillerie de campagne combiné avec le tir des janissaires munis d’arquebuses et protégés au centre du dispositif par les chariots du convoi, rassemblés à

1 Nous préférons employer le terme chariot: «Voiture à quatre roues pour le transport des fardeaux. Chariot de ferme». Voir Char, charrette, guimbarde. Chariot de foin, de fourrage etc., Le Petit Robert. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française (sous la direction de A. Rey et J. Rey-Debove), Paris, 1990, p. 290, plutôt que celui de char: «Voiture rurale tirée par un ou plusieurs animaux, à quatre roues et sans ressorts». Voir Chariot, charrette, Char à foin, Char à búufs...

Char à banc., Ibidem, p. 288, qui dans un sens plus large, notamment dans le domaine militaire peut signifier Char de guerre ou d’apparat, voiture à deux ou à quatre roues, tirée par des chevaux ou des onagres utilisées dans la Haute Antiquité, surtout au Moyen Orient et en Grèce de l’époque homérique, Ian Russell Lowell dans Atlas historique de la Guerre. Les armes et les batailles qui ont changé le cours de l’histoire (sous la direction de Richard Holmes), éd. française, Paris, 1989, p. 10-13, mais aussi Char de combat ou d’assaut (Tank, Blindé), véhicule blindé, puissamment armé, monté sur chenilles, invention du lieutenantcolonel britannique Ernest Swinton dont les premiers quarante-neuf pièces de modèle Mark I interviendront le 15 septembre 1916 dans la phase finale de la bataille de la Somme, Eric Morris, Blindés, éd. française, Paris, 19.., p. 20-25; Ian Beckett dans The Guinness Encyclopaedia of Warfare (sous la direction de Robin Cross), Londres, 1991, p. 192. 2 Jean-Louis Bacqué-Grammont dans Histoire de l’Empire ottoman (sous la direction de Robert Mantran), Paris, 1989, p. 142, ainsi que son ouvrage Les Ottomans, les Safavides et leurs voisins. Contribution à l’histoire des relations internationales dans l’Orient islamique de 1514 à 1526, Nederlands Historisch-Archaelogisch Instituut te Istanbul, 1987. Les enjeux diplomatiques du conflit furent étudiés aussi par Palmira Brumett, Ottoman Seapower and Levantine Diplomacy in the Age of Discovery, State University of New York Press, 1994, p. 71-80.

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former un rempart défensif, connu chez les Ottomans sous le nom de tabur-jengi3, contribuèrent à faire échouer les charges de la cavalerie cuirassée des Iraniens aussi redoutable que par le passé4.

Douze ans plus tard à la bataille de Panipat (le 20 avril 1526), ville située à une journée de marche au nord de Delhi, Zahiruddin Muhammad Babur (1526-1530), le conquérant d’Inde et fondateur de la dynastie des Grands Moghols, dut recourir à une tactique défensive semblable pour mettre en déroute l’armée d’Ibrahim Lodi richement pourvue en cavaliers et éléphants de combat: «Nous levâmes le camp, déployâmes en ordre de bataille l’aile droite, l’aile gauche et le corps de bataille et passâmes l’inspection. Le nombre de mes hommes me parut moins important que ce que je pensais. Dans ce campement, j’ordonnai que chaque homme fournisse un nombre de chariots proportionné à son rang. On réunit sept cents chariots. J’ordonnai à Maître Alï Qulï de les attacher les uns aux autres à la manière du pays de Rum5, mais en utilisant des courroies de cuir de bæuf à la place des chaînes, et de disposer six ou sept mantelets entre chaque chariot, de façon à abriter les arquebusiers. Nous demeurâmes cinq à six jours dans ce camps pour exécuter ce travail. Lorsque ces préparatifs furent terminés, je convoquai au conseil tous les bégs et guerriers d’élite qui pouvaient utilement y prendre part. Nous tînmes un conseil général où il fut décidé que la ville de Panipat ayant de nombreuses maisons et des faubourgs de tous côtés, il fallait en fortifier les abords avec les chariots et les mantelets derrière lesquels s’abriteraient arquebusiers et fantassins. Cette décision prise, nous levâmes le camp et, après une étape, arrivâmes à Panipat le jeudi, dernier jour du mois du dernier jumada. A notre droite se trouvaient la ville et les faubourgs de Panipat; en face de nous, les mantelets qu’on avait disposés; sur la gauche, à certains endroits, on avait aménagé des fossés et des abattis. A un jet de flèche les uns des autres, on avait pratiqué des passages permettant la sortie de cent ou cent cinquante cavaliers»6.

3 Halil Inalcik dans A History of the Crusades (sous la direction de Kenneth M. Setton), tome VI, The Impact of the Crusades in Europe, University of Wisconsin Press, Madison Milwaukee, Londres, 1989, p. 275. 4 Pour Caldiran, voir notamment Colonel Muzaffer Kan, Selim I’s Iranian and Egyptian Expeditions, dans «Revue Internationale d’Histoire Militaire», n° 46, Ankara, 1980, p. 73-79, avec la bibliographie en turc du sujet, p. 90-91, ainsi que la bibliographie donnée par Stanford J. Shaw, History of the Ottoman Empire and Modern Turkey, tome I, Cambridge University Press, 1976, p. 311. Parmi les rares ouvrages occidentaux qui analyse cette bataille nous renvoyons à Histoire Universelle des Armées (sous la direction de Jacques Boudet), tome II, Paris, 1966, p. 19-22. Pour l’art de la guerre ottomane à cette époque, cf., plus récemment, Rhoads Murphy, Ottoman Warfare (1500-1700), New Jersey, 1999, p. 4-26, 49-114. 5 Pour l’histoire de Rum, cf. Michel Balivet, Romanie byzantine et pays de Rum turc: Histoire d’un espace d’imbrication greco-turc, Istanbul, 1994. Babur fait référence sans doute aux Ottomans dont l’armée impressionna fortement les Iraniens douze ans plus tôt à Caldiran. 6 Le Livre de Babur. Mémoires de Zahiruddin Muhammad Babur de 1494 à 1529 (traduit du turc tchaghatay et annoté par Jean-Louis Bacqué-Grammont), Paris, 1980, p. 316-317. Pour l’histoire de Babur, voir plus récemment Jean-Paul Roux, Histoire des Grands Moghols. Babur, Paris, 1989; Idem,

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En Afrique méridionale, l’histoire du chariot est indissociablement liée à la migration des trekboers7, les colons hollandais du Cap, fondée en 1652, dont la plupart étaient des fermiers en quête de nouveaux pâturages, des agriculteurs et des chasseurs. Dès les premières décennies du XVIIIe siècle, lorsqu’ils entament leur expansion vers le nord-ouest, en direction des actuels Etats de Transvaal, de l’Orange et du Natal, ils se heurtent d’abord à la résistance des Hottentots et des Bochimans qui ne se révèlent que des piètres guerriers en comparaison avec les Bantous plus agressifs et plus disciplinés pendant les combats contre les colons. Ces derniers se déplacent dans des chariots de type «western», frère du «covered wagon» américain, traîné par six, huit ou dix bæufs sous la direction de deux à trois conducteurs, véhicule suffisamment robuste pour supporter des poids considérables et assez élastique pour s’adapter aux terrains les plus variés8. Femmes et enfants s’y entassent avec provisions et mobilier tandis que les hommes à cheval ou à pied, avancent comme éclaireurs.

Il est vrai que les trekboers disposaient des montures et des mousquets contre les Bantous, qui, compte tenu de leur supériorité numérique écrasante, mais insuffisamment pourvus d’armes de jet efficaces, étaient obligés de chercher toujours le corps à corps pendant les affrontements en rase campagne. Cependant, dès les premières rencontres, ce problème d’ordre tactique fut pourtant résolu d’une manière ingénieuse, lorsque Adriaan van Jaarsveld qui commandait en 1779-1780, les forces Boers dans «la première guerre cafre»9 inventa le laager10, dispositif formé par une ou plusieurs rangées de chariots mis en cercle dont les interstices étaient remplis de branches épineuses et de peaux de bæufs qui, tendues entre les roues renforçaient la protection des défenseurs. Une telle forteresse ambulante était capable de briser l’élan de l’assaillant, interdisant le corps à corps, tandis que les occupants du laager avaient le temps de recharger leurs armes pour maintenir un

Histoire des Turcs. Deux mille ans du Pacifique à la Méditerranée, Paris, 1984, p. 258-267. Une description de la bataille de Panipat dans Douglas E. Streusand, The Formation of the Mughal Empire, New Delhi, 1989, p. 51-54. Pour le dispositif défensif de Babur, cf. dernièrement Jos Gommans, Warhorse and Gunpowder in India, c. 1000-1850, dans War in the Early Modern World 1450-1815, (sous la direction de Jeremy Black), Londres, 1999, p. 117: «This consisted of a number of wagons chained together to form an effective barrier against cavalry charges and to give cover to matchlockmen and a few light-guns. At the start of the sixteenth century the wagenburg made an initial impact, but it certainly failed to herald a new gunpowder era in which artillery and infantry were to dominate Indian warfare». 7 Boer signifie fermier et trek correspond à une idée de déplacement. Les migrations étaient suivies sur des pistes découvertes par des voortrekkers, les chasseurs, les éclaireurs et les fermiers qui lançaient des expéditions à l’intérieur des territoires inconnues, littéralement, les trekkers qui étaient à l’avant ou les pionniers. 8 Une description détaillée du chariot des trekkers dans Robert Lacour-Gayet, Histoire de l’Afrique du Sud, Paris, 1970, p. 126. 9 Guerre contre les tribus indigènes qui vivent en Afrique du Sud. D’origine arabe, le mot cafre signifie infidèle. 10 En afrikaans moderne: laer.

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feu nourri. L’assaut une fois repoussé, les cavaliers se lançaient à la poursuite des Bantous, tirant de loin sur eux, en ayant soin toujours de demeurer à distance. En cas de contre-attaque, ils se retiraient de nouveau à l’abri des chariots11.

Les indigènes ne réussirent jamais de trouver la parade à cette innovation tactique, car ils s’acharnèrent à emporter la décision en suivant leurs principes de guerre traditionnels à l’instar des Ndébélés-Matabélés et même des Zoulous qui, pendant le règne de Chaka (1806-1828), avaient considérablement amélioré leur organisation militaire. D’ailleurs, les colons hollandais furent obligés d’affronter régulièrement ces tribus après 1835, année dans laquelle commença le grand trek12, conséquence directe de la mainmise anglaise sur la colonie du Cap (1806) et des tensions et conflits engendrés par la rivalité qui opposait depuis, les anciens et les nouveaux occupants13.

Le 16 octobre 1836, quarante fermiers avec leurs familles furent encerclés par environ trois mille guerriers Ndébélés à Vegkop sur le cours supérieur de l’Orange. Protégés par un laager de cinquante chariots, les trekboers réussirent à l’emporter contre tout espoir après trois heures des combats acharnés. Si leurs pertes s’élevèrent finalement à deux morts et quatorze blessés, les indigènes durent abandonner quatre cent trente cadavres qui formaient une véritable muraille autour du camp. Même scénario, le 16 décembre 1838 contre les Zoulous de Dingaan à la bataille de Bloody River, affluent de la rivière Buffalo au nord de l’actuelle ville de Durban. Assaillis par douze mille guerriers indigènes, les quatre cent soixantedix, fermiers sous les ordres d’Andreas Pretorius, entourés par soixante-quatre chariots, infligèrent une défaite décisive à leur ennemi qui dut déplorer la perte d’environ trois mille morts et blessés14.

Nul doute que le chariot fut un outil logistique et de transport, indispensable lors de la conquête au XIXe siècle du Far West, ces immenses territoires montagneux ou larges plaines désertiques qui dominent la géographie des Etats-Unis, de Mississipi jusqu’à la côte pacifique. Dès la troisième décennie, aventuriers, chasseurs de bisons, chercheurs d’or ou courageux fermiers se ruèrent vers les richesses longtemps inexplorées de ces régions tandis que les caravanes de marchands établissaient des relations commerciales 11 Cf. chap. La stratégie boer dans Louis C. D. Joos, Histoire de l’Afrique du Sud, Paris, 1966, p. 77-79. 12 La Grande Migration suite au quelle furent fondés l’Etat libre d’Orange et la République du Transvaal. 13 R.Lacour-Gayet, op. cit., p. 110-141; Anthony Nutting, Scramble for Africa. The Great Trek to the Boer War, Londres, 1970, p. 49-59; Leo Marquard, The Story of South Africa, Londres, 1963, p. 124-131. 14 Leo Marquard, op. cit., p. 132, 138-139; R. Lacour-Gayet, op. cit., p. 134-135, 142-143; C. D. Joos, op. cit., p. 118, 122-123, ainsi que l’article de Bernard Lugan, La longue marche des Boers, dans „Terres d’histoire“, Paris, n° 2 /septembre 1989, p. 86-93. Pour la colonisation de l’Afrique du Sud, cf. aussi l’excellent ouvrage de Charles Venter, The Great Trek, Le Cap, 1988.

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avec les villes du Texas, de l’Arizona ou du Nouveau Mexique appartenant encore au jeune Etat mexicain, indépendant depuis 182115. Pour arriver à destination, il fallait cependant traverser des contrées hostiles habitées par les tribus indiennes décidées à défendre leurs terres et leur liberté face aux nouveaux conquérants. Les pionniers découvrirent et établirent des pistes pour les longues colonnes de chariots afin d’éviter les obstacles naturels ou les harcèlements des guerriers Sioux, Pawnee ou Comanches, qui menaient une guérilla efficace basée sur embuscades et attaques par surprise.

Une des premières pistes fut celle qui reliait la ville de Santa Fé au Nouveau Mexique avec Kansas City sur le Missouri en traversant les immenses territoires du Kansas et du Colorado, aussi réputés par la beauté des paysages que par l’hostilité que les voyageurs y rencontraient lorsqu’ils franchissaient ses frontières: «If Indian „sign“ was detected, the captain usually ordered a different order of march, with the caravan moving forward in four parallel columns, and with mounted scouts ranging ahead alert for danger. If hostile «redskins» were sighted the bullwhackers whipped up their animals and each column was wheeled about to form one side of a hollow square, a maneuver that took only a few minutes. With the animals within this enclosure and the wagons pushed together, the traders were safe in a fortress that could withstand any attack. This method of travel was one of the significant contributions of the Santa Fé traders to the conquest of the Far West, for its adoption by the overland pioneers allowed thousands of persons to cross the plains in safety»16.

Contrairement aux Bantou ou aux Zoulous d’Afrique Méridionale, les Indiens des Plaines nord-américaines ne furent pas conquis suite aux défaites subies sur le champ de bataille. Souvent on utilisa contre eux des moyens plus efficaces: massacre systématique des troupeaux de bisons, leur principale source de subsistance, mais aussi des populations sans défense (femmes, enfants et vieillards) comme ce fut le cas à Chivington dans le Colorado (1864), à Fetterman, dans le Wyoming (1866) ou à

15 Le Texas proclama son indépendance en 1835 pour devenir dix ans plus tard membre de l’Union, tandis que les territoires du Nouveau Mexique et d’Arizona furent cédés par Mexique suite à la défaite dans la guerre de 1846-1848. A ce sujet, David Pletcher, The Diplomacy of Annexation: Texas, Mexico and the Mexican War, Missouri Press, Columbia, 1973. 16 Ray Allen Billington, The Far Western Frontier (1830-1860), Londres, 1956, p. 31. Parmi la vaste littérature historique concernant le sujet, nous renvoyons à l’ouvrage classique de Frederick J. Turner, La frontière dans l’histoire des Etats-Unis, Paris, 1963; Henry Nash Smith, Virgin Land: The American West as Symbol and Myth, New York, 1957; Robert M. Utley, The Indian Frontier of the American West, 1846-1890, Albuquerque, 1984, ainsi que le chapitre Les Etats-Unis au milieu du XIXe siècle, dans la remarquable synthèse de James M. Mc Pherson, La Guerre de Sécession (1861-1865), Paris, 1991, p. 11-55, avec notre compte-rendu dans «Revue roumaine d’Histoire», Bucarest, tome XXXIV, n° 3-4/1992, p. 374-375.

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Wounded Knee, en 1890, sans oublier la distribution de whisky ou de la nourriture empoisonnée17.

Entre 1865 (bataille de Pumpkin Buttes) et 1876 (victoire du général Miles face à Tatanka Yotanka, dit Sitting Bull (1834-1890), qui se termina par la retraite précipitée des Sioux), douze grands combats furent engagés, dans lesquels les Indiens ont presque toujours eu l’avantage. Deux ont pris fin par l’anéantissement complet des troupes blanches; trois autres auraient été aussi désastreux pour les Américains sans l’arrivée des renforts au dernier moment; un seul s’est conclu par la négociation et la distribution des cadeaux en signe de paix. L’anthropologue Stanley Vestal a fait le calcul suivant: nombre d’Indiens engagés dans l’ensemble des douze combats: 10 356; nombre de Blancs engagés: 5 249. Nombre d’Indiens tués: 69; nombre de Blancs tués: 383. A la seule bataille de Little Big Horn dans le Montana (1876), les 204 soldats du 7e Cavalerie, commandé par le général Custer, sont tous tués, contre seulement 16 des 1500 guerriers indiens qui prirent part à l’affrontement18. Ces chiffres montrent que les Indiens avaient pour règle de ne livrer bataille que lorsqu’ils avaient l’avantage numérique, et dans des conditions qui leur permettaient de subir le minimum de pertes tout en en infligeant le plus grand nombre à l’ennemi. Quant à la supériorité technique des troupes américaines il faut au moins mentionner qu’à cette époque les Indiens des Plaines ne disposaient que d’un fusil pour deux hommes et ne possédaient aucune pièce d’artillerie19.

Qu’il s’agisse de l’Afrique méridionale ou du continent Nord américain, l’utilisation tactique du chariot sur le champ de bataille fut donc, indissociablement liée au mode de vie des colons hollandais et des pionniers du Far West. Moyen logistique qui leur avait servi en même temps d’abri et d’habitation, cette maison à quatre roues se montra aussi une arme défensive efficace dans les combats contre les indigènes des deux continents.

Certes l’observation que nous venons de faire s’applique davantage aux mæurs des peuplades migratrices qui sillonnèrent l’espace européen à des époques plus reculées de l’histoire. Si l’arc 17 Notamment Robert M. Utley, op. cit., p. 31-64. 18 E. Marienstras, La Résistance indienne aux Etats-Unis (XVIe-XXe siècles), éd. française, Paris, 1980, p. 124. 19 Ibidem, loc. cit. Sortis à peine d’une guerre civile meurtrière, les officiers supérieurs de l’armée américaine furent obligés de reconnaître les qualités militaires de leurs nouveaux adversaires: Custer disait: «Aucune race d’hommes, pas même les fameux Cosaques, ne fait preuve d’une adresse aussi merveilleuse à cheval». Le général Benteen les qualifiait ainsi: «Bons tireurs, bons cavaliers, les meilleurs combattants qu’on a vus sous le soleil». Le général King voyait en eux «des ennemis beaucoup plus redoutables que n’importe quelle cavalerie européenne..», Ibidem, p. 125. Pour l’évolution militaire des Indiens des grandes plaines, voir l’étude de Franck Raymond Secoy, Changing Military Patterns of the Great Plains Indians, University of Nebraska Press, 1999. A les comparer au moins avec les tribus géorgiennes et tchétchènes du Caucase qui combattirent avec le même acharnement, les mêmes tactiques et à la même époque l’autre future super puissance du XXe siècle: la Russie. A ce sujet, dernièrement, Matei Cazacu, Au Caucase. Russes et Tchétchènes, récits d’une guerre sans fin, Genève, 1998.

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à flèche symbolise à juste titre, mieux encore que le chariot, l’art militaire chez les peuples de la steppe tels que les Scythes20, les Alains21 ou les Huns22, qui étaient avant tout des archers à cheval, ce moyen de transport fut un usage pour tous les migrateurs, ce qui inclut aussi les tribus germaniques. En effet, Végèce nous informe que, au IVe siècle ap. J.-C., tous les peuples migrateurs qu’il qualifiait indifféremment de Barbares avaient l’habitude de disposer leurs chariots en cercle autour d’eux et de passer ainsi la nuit en sûreté à l’abri de toutes les surprises23. Nous pouvons en déduire que longtemps avant l’observation de Végèce, la première fonction tactique du chariot fut de protéger et de fortifier un campement contre les ennemis éventuels ou potentiels tandis que des sédentaires, les armées de l’Empire romain par exemple utilisaient le castrum24.

20 Selon Hérodote qui nous raconte la campagne des Perses contre les Scythes en 514 av. J.-C., ceux dernières «avaient fait prendre les devants à leurs chariots, qui tenaient lieu de maisons à leurs femmes et à leurs enfants, et leur avaient donné ordre d’avancer toujours vers le nord. Ces chariots étaient accompagnés de leurs troupeaux, dont ils ne menaient avec eux que ce qui leur était nécessaire pour vivre», Histoires (traduit du grec par Pierre-Henri Larcher. Introduction et notes par François Hartog), Paris, 1980, livre IVe, CXXI, p. 242. 21 Bernard S. Bachrach, A History of the Alans in the West. From Their First Appearance in the Sources of Classical Antiquity through the Early Middle Ages, Minneapolis, 1973, p. 20; Vladimir Kouznetsov, Iaroslav Lebedynsky, Les Alains, cavaliers des steppes, seigneurs du Caucase, Paris, 1997, p. 38. 22 Otto J. Maenchen-Helfen, The World of the Huns. Studies in their History and Culture, Berkeley, Los Angeles, 1973, p. 215. 23 Flavius Renatus Vegetius (Végèce), Epitoma rei militaris (Abrégé des questions militaires), éd. Karl Lang, Leipzig, 1885, livre III, X, p. 91: «Omnes barbari carris suis in orbem conexis ad similitudem castrorum securas superuentibus exigunt noctes». Pour la circulation de l’úuvre de Végèce dans l’Occident médiéval, cf. dernièrement Philippe Richardot, Végèce et la culture militaire au Moyen Âge (Ve- XVe siècles), Paris, 1998. Selon John Frederic Charles Fuller, Les batailles décisives du monde occidental, tome I, Paris, 19.., p. 121, la plupart des tribus de Barbares nomades appartenaient à une catégorie qu’il nomme «le peuple des chariots». Leur mode de vie était d’autant plus précaire qu’ils formaient non point des armées mais des communautés en perpétuel mouvement; les femmes, les enfants, le cheptel, les bagages, exigeaient des taches constantes de surveillance et de protection. Notons enfin, une observation de Lucius Caecilius Firmianus dit Lactantius (Lactance), tirée de l’ouvrage De mortibus persecutorum (Sur la mort de persécuteurs), éd. Jean Moreau, Paris, 1954, I, p. 88: «Les Barbares ont l’habitude de partir en guerre avec tout ce qu’ils possèdent, embarrassés par leur multitude même et empêtrés de leurs bagages». 24 Une des premières utilisations tactiques du chariot mentionnée par les sources nous vient pourtant, de la part des peuples sédentaires à l’instar des Triballes, tribu appartenant à la famille des Thraces qui vivait au IVe siècle av. J.-C. entre le Danube et les monts Balkans (dans l’actuelle Bulgarie). Arrian (Arrien) nous raconte comment, en 335 av. J.-C., ils essayèrent d’empêcher l’armée macédonienne d’Alexandre le Grand (336-323 av. J.-C.) à franchir le col de Chipka, Histoire d’Alexandre. L’anabase d’Alexandre le Grand, traduit du grec par Pierre Sevinel, suivi de Flavius Arrien entre deux mondes, par Pierre Vidal Naquet, Paris, 1984, I, 1, 6-13, p. 18-19. Neuf ans plus tard, en 326 av. J.-C., après la bataille de Hydaspe, les forces macédoniennes se heurtèrent à la résistance des Cathéens, tribu indien du Punjab qui décidèrent d’affronter l’ennemi devant la ville de Sangala, retranchés dans une enceinte de trois remparts successifs de chariots disposés en cercle, Ibidem, V, 22, 2-4, p. 178-179. Un autre récit sur les combats dans Quintus Curtius (Quinte-Curce), Histoires, éd. Henri Bardon, Paris, tome II, 1965, livre IX, I, p. 349. Parmi les historiens militaires ayant analysé la bataille de Sangala, voir notamment J. C. Fuller, The Generalship of Alexander the Great, Londres, 1958, p. 255-257. Toutes ces informations qui proviennent des sources narratives de l’Antiquité contredisent les propos de John Childs, auteur de l’article Waggon-laager dans Dictionary of Military History (edited by André Corvisier), Oxford, 1994, p. 853: «The employment of waggons to form a defensive perimeter in battle

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Les Teutons originaires du Mecklembourg entreprennent aux environs de 115 av J.-C., aux côtés des Cimbres et des Ambrons, une puissante migration vers la Méditerranée. Après plusieurs années passées dans la plaine de Pô, l’Espagne Orientale et la Gaule Méridionale, ils seront enfin écrasés en 102 av. J.-C. par les légionnaires de Marius dans la bataille d’Aquae Sextiae (Aix-en-Provence), à l’est du Rhône. Doutant de leurs chances contre une armée romaine nouvellement réformée, les Teutons ont assemblé les chariots autour de leur campement afin de trouver un ultime refuge à l’abri de cette fragile forteresse25.

Nous trouvons d’autres informations concernant l’emploi tactique du chariot chez les Germains, mais aussi chez les Celtes dans De Bello Gallico de César. Lorsque nous mentionnons les Celtes nous faisons bien sûr allusion aux tribus helvètes qui en 58 av. J.-C., affrontent Eduens et Romains dans une bataille décisive à Bibracte près de Montmort, à l’ouest de Toulon-sur-Arroux, dans le Morvan26. Trois mois plus tard, probablement en septembre 58 av. J.-C., César bat aussi les Germains d’Arioviste dans la plaine d’Alsace. Il nous décrit l’ordre de combat choisi par ses adversaires: «Alors les Germains, contraints et forcés, se décidèrent à faire sortir leurs troupes: ils les établirent, rangées par peuplades, à des intervalles égaux, Harudes, Marcomans, Triboques, Vangions, Némètes, Sédusiens, Suèves; et pour s’interdire tout espoir de fuite, ils formèrent une barrière continue sur tout l’arrière du front avec les chariots et les voitures. Ils y firent monter leurs femmes, qui, tendant leurs mains ouvertes et versant des larmes, suppliaient ceux qui partaient au combat de ne pas faire d’elles des esclaves des Romains»27.

L’enceinte des chariots était un élément si caractéristique des Goths que son nom gothique carrago a été conservé jusqu’au XVe

was first recorded by Julius Caesar. He described how the Helvetii retreated to a waggon - lagger after an unsuccessful action against the Romans!» 25 Theodor Mommsen, Histoire romaine (éd. Claude Nicolet), Paris, tome I, livres I-IV, 1985, p. 841. 26 Caius Iulius Caesar (César), Guerre des Gaules (préface Paul Marie Duval, traduction et notes L. A. Constans), Paris, 1981, liv. I, 2-4, p. 52-54: «Les Helvètes, qui suivaient avec tous leurs chariots, les rassemblèrent sur un même point; et les combattants, après avoir rejeté notre cavalerie en lui opposant un front très compact, formèrent la phalange et montèrent à l’attaque de notre première ligne [...] On se battit encore autour des bagages forts avant dans la nuit: les Barbares avaient en effet formé une barricade de chariots et, dominant les nôtres, ils les accablaient de traits à mesure qu’ils approchaient; plusieurs aussi lançaient par-dessous, entre les chariots et entre les roues, des piques et des javelots qui blessaient nos soldats. Après un long combat, nous nous rendîmes maîtres des bagages du camp». Pour le lieu de la bataille, voir L. A. Constans, n° 41, 42, 46, p. 383. 27 Jules César, Guerre des Gaules, liv. I, 51, p. 94. De même, les guerriers bretons commandés par la reine Boadicée dans la bataille décisive qui les opposa en 61 aux légions romaines du gouverneur Suetonius Paulinus: «Quant aux Bretons, leurs bandes à pied et à cheval paradaient et voltigeaient tumultueusement, plus nombreuses que jamais, et animées d’une telle audace, qu’ils traînaient leurs femmes à leur suite pour les rendre aussi témoins de la victoire, et les plaçaient sur des chariots qui bordaient l’extrémité de la plaine», C. Cornelius Tacitus (Tacite), Annales (trad. d’après Burnouf et annot. par Henri Bornecque), Paris, 1965, livres XIV, XXXIV, p. 395-396.

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siècle28. Du point de vue étymologique, il pourrait s’agir d’une combinaison du terme celtique carrus et du mot germanique hago (clôture)29. Les Tervinges (Goths de l’Ouest) à partir d’une période située entre 378 et 418 ap. J.-C., qui coïncide à peu près avec leur migration vers l’Europe Occidentale, constituèrent un «nouveau peuple» que «Cassiodore fut le premier à appeler les Wisigoths»30. En 376, leurs tentatives de se défendre contre les Huns en établissant des camps fortifiés et des remparts (vallum)31 ou de résister après la défaite dans cette région accidentée connue sous le nom de Caucaland32, semblent confirmer qu’ils étaient des fantassins33. Leur célèbre enceinte avait souvent la forme d’un cercle et servait à protéger le campement des attaques fortuites dans un territoire hostile34. Pour son emploi sur le champ de bataille nous croyons discerner trois fonctions tactiques:

1) celle de protection et de renforcement d’un dispositif de combat. Derrière un rempart de chariots, les fantassins pouvaient se protéger contre les projectiles de l’ennemi (flèches, pierres etc.) et aussi contre les attaques de cavalerie.

2) celle d’un dernier dispositif défensif en cas de défaite.

28 Herwig Wolfram, Histoire des Goths, Paris, 1990, p. 113; Edward Gibbon, Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain, tome I Rome de 96 à 582, Paris, 1983, p. 773: «Le „charroi“ qui environnait l’armée doit être une phrase familière à ceux qui ont lu Froissart ou Comines». Pour le XVe siècle, dans Le livre de la description des pays de Gilles le Bouvier, contemporain du roi de France Charles VII (1422-1461), nous trouvons le terme de charios. Il s’agissait cette fois-ci des chariots hussites, cf. Philippe Contamine, La Guerre au Moyen Âge, Paris, 1980, p. 239. Mais l’enceinte des chariots, Wagenburg en allemand, a été traduite en français par chastiaul sur char ou par chastel charral, Ibidem, p. 240. 29 J. Straub, Studien zur Historia Augusta, Berne, 1952, p. 11, 20-28. Sur l’origine et les variantes du terme jusqu’au XVe siècle, voir Karol Titz, Ohlasy husitskèho valcnictvi v Europ, Prague, 1922, p. 63. 30 Herwig Wolfram, op. cit., p. 131. 31 Ibidem, p. 112. Les Tervinges ont construit des «muros altius» entre la rivière de Gerasos (Siret) et le Danube. La seule relation appartient à Ammianus Marcellinus (Ammien Marcellin), Histoire romaine, livre XXVII, V, 3, dans Ammien Marcellin, Jordanès, Frontin (Les Stratagèmes), Végèce, Modestus, avec la traduction en français, publiés sous la direction de M. Nisard, Paris, 1849, p. 391. L’identification du vallum pose encore des problèmes aux spécialistes: Radu Vulpe, Le vallum de la Moldavie inférieure et le „mur“ d’Athanaric, dans «Studii şi Cercetări de Istorie Veche», Bucarest, tome I, n° 2/1950, p. 163-174; M. Brudiu, Cercetări arheologice în zona valului lui Athanaric, dans «Danubius», Galaţi, n° 8-9/1979, p. 151-163; Emanuel C. Antoche, Marcel Tanasachi, Le „vallum“ (Troian) de la Moldavie Centrale, dans Etudes roumaines et Aroumaines (sous la direction de Paul Henri Stahl), tome VIII, Paris, 1990, p. 130-133. 32 Peut-être les régions des sous-Carpathes orientales roumaines. A ce sujet Matei Cazacu, „Montes Serrorum“ (Ammianus Marcellinus, XXVII, 5,3). Zur Siedlungsgeschichte der Westgoten in Rumänien, dans «Dacia», Bucarest, tome XVI, 1972, p. 299, avec la bibliographie du problème. 33 Herwig Wolfram, op. cit., p. 112. 34 Ammien Marcellin, XXXI, XVII, p. 357; Herwig Wolfram, op. cit.; Robert E. Dupuy, Trevor H. Dupuy, The Encyclopaedia of Military History, from 3.500 BC to the Present, New York, San Francisco, 1977, p. 136. Les suppositions des derniers auteurs en ce qui concerne l’origine de l’enceinte des chariots chez les Goths nous semblent erronées: «Whether this was an original idea, or was inherited from Asia, or was an adaptation of the Roman system of castrametation is not clear». Chez un peuple de race germanique, et surtout migrateur, toujours en contact avec d’autres peuples qui mènent le même genre de vie, l’origine de l’utilisation tactique du chariot ne semble pas représenter une énigme. L’idée d’une influence romaine doit être exclue. Cependant elle s’est certainement manifestée dans la construction des valla, si caractéristiques de l’architecture militaire impériale.

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3) celle de protection d’une retraite et de retardement des forces ennemies en poursuite.

L’Histoire Auguste atteste la présence du carrago, lors de la grande invasion des Goths dans l’Empire qui débuta au printemps de 26835. Vaincus, ils rassemblèrent les chariots, s’en firent un rempart «et voulurent s’enfuir par le mont Gessace»36. Si le passage en question est véridique, il s’agit de la troisième fonction tactique: celle de protéger une retraite. Cependant, il paraît que les Goths ont réussi à se retirer avec une bonne partie de leurs chariots et qu’ils durent abandonner les autres sur le trajet aux mains des Romains37.

Le carrago joua aussi un rôle tactique important pendant la révolte des Tervinges établis sur le sol romain qui commença en janvier 377. A la bataille qui se déroula vers la fin de l’été au «lieu des Saules» (Ad Salices), probablement en Dobroudja (dans l’actuelle Roumanie)38, les Goths attendirent l’attaque des forces romaines, retranchés dans leur habituelle forteresse circulaire de chariots39. Une année plus tard, le 9 août 378, les troupes commandées par l’empereur Flavius Valens (364-378) subirent une cuisante défaite à Andrinople40, bataille considérée comme un tournant décisif dans l’histoire de la tactique militaire, car avec elle, commence l’indiscutable suprématie de la cavalerie sur l’infanterie qui se prolongera jusqu’aux XIVe-XVe siècles41. Ce serait d’ailleurs 35 Ecrivains de l’Histoire Auguste (traduction de Florence Legay), tome I, Paris, 1844: Gallienus Pater, XIII, p. 330-331; Divus Claudius, VIII, p. 434-435; cf. Straub, op. cit., p. 59-60. 36 «quo comperto, Scythae facta caragine per montem Gessarem, fugere sunt conati», Gallienus Pater, XIII, p. 330. Pour l’identification du mont Gessace (Gessax), voir Herwig Wolfram, op. cit., p. 68: Il s’agit «d’une montagne de Thrace que l’on peut situer soit dans le pays des Besses soit dans la chaîne des Rhodopes». 37 Dans une lettre que l’empereur Claude II (268-270) adressa à Brochus, le gouverneur d’Illyrie, où lui annonça sa victoire, il avait mentionné que «nullum iter purum est: ingens carrago deserta est», Divus Claudius, VIII, p. 434, Straub, op. cit., p. 37-40, note une série des éléments communs entre la capture des chariots barbares à la bataille de Naïssus (l’actuel Nis en Serbie), livrée en 269 et un épisode semblable qui se passe en 379, après Andrinople, lorsque les Romains s’emparent aussi d’environ 4 000 voitures ! Voir, Zosimos (Zosime), Histoire nouvelle (éd. François Paschoud), Paris, 1971; Ibidem, tome II, 2e partie, Paris, 1979, p. 287-288. Pour Straub, l’anonyme latine de l’Histoire Auguste s’inspire des événements de 379 pour attribuer un exploit analogue à Claude II. 38 André Piganiol, L’Empire chrétien (325- 395), Paris, 1947, p. 167, note 93. 39 Ammien Marcellin, XXXI, VII, p. 357-358; Herwig Wolfram, op. cit., p. 135. 40 Ammien Marcellin, XXXI, VII, p. 364-366; Zosime, livre IV, XXII - XXIV, p. 283-287; Edward Gibbon, op. cit., p. 773-779; H. Wolfram, op. cit., p. 136-141; R.E.Dupuy - T.E. Dupuy, op. cit., p. 156-157; André Piganiol, op. cit., p. 167-169, avec une bibliographie jusqu’en 1947, p. 168 (note 100); L. Schmidt, Geschichte der deutschen Stâmme. Die Ostgermanen, Munich, 1941, p. 410-412; Ernest Stein, Histoire du Bas Empire (éd. J. R. Palanque), tome I, Paris, 1959, p. 189-191; Hans Delbrück, History of the Art of War, éd. américaine, tome II The Barbarian Invasion (trad. par W. J. Renfroe Jr.), 1990, p. 269-284; Sir Charles Oman, A History of the Art of War in the Middle Ages, IIe éd., tome I, New York, 1924, p. 13-15; T. S. Burns, The Battle of Andrinople, a Reconsideration, dans «Historia 22», Londres, 1973, p. 341-345; Franco Cardini, Alle radici della cavaleria medievale, Florence, 1981, p. 5-7, ainsi que l’analyse de la bataille faite par Ch. Richardot dans La fin de l’armée romaine (284-476), Paris, 1998. 41 André Piganiol, loc. cit.; Charles Oman, op. cit., p. 15; Bernard Law Montgomery, vicomte d’Alamein, Histoire de la Guerre, Paris, 1970, p. 138-139; Gérard Chaliand, Anthologie mondiale de la stratégie. Des origines au nucléaire, Paris, 1990, p. XXIX.

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un point de vue excessif que de faire confiance à de telles conclusions trop générales. Andrinople représente plutôt la victoire fortuite d’une combinaison tactique assez originale au IVe siècle: celle du carrago, comme élément défensif prioritaire des Tervinges, et de la cavalerie ostrogothique comme élément offensif de décision.

L’emploi tactique du chariot ne s’arrêtera point dans ces parages des Balkans, témoins de tant des événements qui marqueront à jamais la passionnante histoire des Tervinges. La forteresse mobile sera partout présente lors de leur migration à travers l’Europe qui fera des Goths Occidentaux un nouveau peuple: les Wisigoths42. On la retrouve dans les batailles de Pollentia (Pollenzo - 402) et Vérone (403), lorsque le général romain Stilichon essaie de fermer la voie de l’Italie aux hordes conduites par Alaric (395-410)43.

Finalement, le fætus du 418 concédera l’installation des Wisigoths dans l’Empire, plus précisément en Aquitaine. Cette fois-ci il s’agissait «de faire du Wisigoth, le chien de garde de la romanité»44. Par deux fois ils se montreront de fidèles fédérés, la première en 422 en suivant le général Carstin, pour combattre de l’autre côté de Pyrénées les Suèves, la deuxième fois en 451, en suivant Aetius contre les Huns45 dans le choc considéré comme «la bataille du siècle»: Campus Mauriacus ou Champs Catalauniques (le 20 juin 451), qui le laissa souvenir d’un affrontement gigantesque46 et qui reste encore couverte d’énigmes pour tout historien militaire cherchant à la reconstituer47. Sans aucun doute, elle fut indécise des deux côtés, jusqu’au coucher du soleil, lorsque les cavaliers huns rompirent le combat pour se replier derrière leur barricade de chariots qu’ils défendirent le lendemain à coups de flèches48.

42 Herwig Wolfram, op. cit., p. 63. 43 Ibidem, p. 165-166; Ernest Stein, op. cit., p. 226-228; Ferdinand Lot, Les invasions germaniques. La pénétration mutuelle du monde barbare et du monde romain, Paris, 1935, p. 65-71. 44 Michel Rouche, L’Aquitaine des Wisigoths aux Arabes. 418-781. Naissance d’une région, Paris, 1979, p. 24. 45 Ibidem, p. 28-29. 46 Pour une courte bibliographie sur la bataille voir en premier Jordanès, De Getarum Sive Gothorum, Origine et Rebus Gestis, XXXVI-XLI, dans Ammien Marcellin, Jordanès, Frontin (Les Stratagèmes), Végèce, Modestus, p. 456-462. Des commentaires, chez Edward Gibbon, op. cit., p. 1027-1029; Ernest Stein, op. cit., p. 335; J. C. Fuller, Les batailles décisives du monde occidental, p. 148-151; Franz Altheim, Attila et les Huns, éd. française, Paris, 1952, p. 177-179; E. Paillard, Essai sur l’ancien itinéraire de Metz à Orléans et la localisation de la défaite d’Attila en 451, dans Mémoires de la Société d’Agriculture, Commerce, Sciences et Arts de la Marne, tome 82, 1967, p. 51-84; U. Täckholm, Aetius and the Battle of the Catalaunian Plains, Opuscula Romana, tome VII, 1969, p. 259-276; Louis Hambis, Attila et les Huns, Paris, 1972, p. 88-95; Giuseppe Zecchini, Aezio: 1’ultima difesa dell’Occidente Romano, Rome, 1983, p. 268-273. 47 Louis Hambis, op. cit., p. 93. Même si, d’après G. Zecchini, op. cit., p. 269, «la descripzione di questa battaglia constituisce il «pezzo forte» dei Getica», les passages en question ne suffisent pas du tout à reconstituer les combats. 48 Jordanès, XL, p. 461; Chez Louis Hambis, op. cit., p. 92, les Romains et les Wisigoths n’osèrent pas attaquer les défenses des Huns, car ils les jugèrent trop fortes.

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Au Moyen Âge, le chariot continua d’assurer la logistique d’une armée en campagne, d’autant que le ravitaillement en vivres et en munitions demeurait une des conditions essentielles pour la réussite de toute opération militaire d’une durée prolongée en territoire ennemi. Par exemple en France de l’époque carolingienne, les villes royales étaient obligées de fournir des chariots à vin ou à farine, couverts de cuir et rendus imperméables pour la traversée des cours d’eau. Chaque équipage devait être armé d’un bouclier, d’une lance et d’un arc à flèches afin d’assurer sa propre défense49.

Dès le VIe siècle toujours dans l’Occident européen, les chariots furent aussi employés aux sièges des châteaux et des places fortes pour approcher et escalader les murailles en assurant la protection des assaillants. Il est vrai que dans l’Antiquité, certaines peuples du Moyen-Orient (Assyriens, Perses etc.), les armées des cités grecques et surtout les légions de Rome avaient disposé d’un important parc de siège, mais à l’époque des invasions barbares ce savoir-faire qui nécessitait de profondes connaissances techniques fut perdu dans l’espace européen sauf dans l’Empire romain d’Orient où les ingénieurs militaires continuèrent à jouir d’une certaine estime au sein de l’armée.

Dans son æuvre majeure Gesta Francorum, l’évêque Grégoire de Tours (538-594) nous relate la ruse dont fit usage Landegésile, un chef de guerre au service de Gontran, roi de Bourgogne (581-592), lors du siège de Saint-Bertrand de Comminges, en mars 58550. Plus tard, au XVIIIe siècle, le chevalier Jean-Charles de Folard (1669-1752), écrivain militaire et théoricien de la colonne, en fait mention à nouveau dans ses Commentaires sur Polybe, où elle attire l’attention du roi de Prusse Frédéric II le Grand (1740-1786), l’éditeur présumé d’une version abrégée de l’æuvre de Folard. Selon cette édition, le Bourguignon «ayant investi cette place et préparé toutes choses pour l’attaquer, se trouva fort embarrassé pour approcher de la place et la battre avec le bélier. Il ne trouva pas de meilleur expédient pour le mener à couvert, que de ranger deux files de chariots joints bout à bout. On couvrit l’entre-deux des ais en travers avec des claies par-dessus, ce qui formait une galerie, à la faveur de laquelle on pouvait marcher sans danger jusqu’auprès de la ville, et dont Landegésile se servit pour conduire le bélier et les choses nécessaires pour faire le siège»51.

Parfois on les utilisait en tant que projectiles incendiaires comme se fut le cas contre le château du Puiset assiégé en 1111 par l’armée du roi de France Louis VI le Gros (1108-1137), où les troupes royales essayèrent de mettre le feu à la porte principale en 49 Ph.Contamine dans Histoire militaire de la France (sous la direction d’André Corvisier), tome I Des origines à 1715, Paris, 1997, p. 33. 50 Grégoire de Tours, Histoire des Francs (éd. R. Latouche), tome II, Paris, 1965, p. 119-120. 51 Esprit du chevalier Folard, tiré de ses commentaires sur l’Histoire de Polybe/par main de maître, Berlin, 1761, p. 36. A ce sujet, voir notamment l’ouvrage de Jean Chagniot, Le chevalier de Folard ou la stratégie de l’incertitude, Monaco, 1997, p. 121, 259-260.

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précipitant des chariots enflammés et chargés de bois et de graisse52. Trois ans plus tard, en 1114, les chariots retrouvèrent leur principale fonction défensive lorsque l’empereur Henri V (1106-1125) en train d’assiéger la ville de Cologne, ordonna à ses hommes de s’enfermer durant la nuit dans le Wagenburg afin d’éviter les surprises provoquées par une sortie intempestive des défenseurs, type de combat, dont l’issue paraissait souvent incertaine53.

En Italie médiévale, le chariot prit les allures d’un symbole sur le champ de bataille. Aux XIIe-XIIIe siècles, le mouvement communal transforma progressivement la carte politique de la Péninsule en faisant des villes des organismes politiques autonomes. Qu’il s’agit de Pise, Lucques, Milan, Modène, Florence ou Bologne, elles enregistrèrent une croissance économique rapide au sein de laquelle le commerce et l’ouverture vers Byzance et le monde musulman jouèrent sans doute un rôle important. Ceci suscita l’esprit d’initiative et le désir d’autonomie des populations urbaines voulant allier richesse et participation au pouvoir. L’essor des communes inquiéta les empereurs d’Allemagne qui avaient des droits régaliens dans certaines villes de Lombardie, provoqua des difficultés avec la Papauté et même des conflits armés entre certaines communautés citadines voisines54.

Les nécessités liées à une défense efficace en cas de guerre dans les régions caractérisées par une certaine densité urbanistique au Moyen Âge (par exemple Flandre aux XIIIe-XIVe siècles ou le royaume de Bohème aux XIVe-XVe siècles) avaient conduit irrémédiablement à la formation des milices communales, dont les premières unités dans le cas italien apparurent en Lombardie, notamment à Milan55. Organisés par divisions des quartiers ou corporations des cités, ces pedites se comportaient comme de bons combattants, même si «leur mission les cantonnait en général à un

52 Ph. Contamine, op. cit., p. 65. Entre le XIIe et le XIVe siècle, lorsque les techniques de siège s’améliorent, «ces machines-tours, beffrois ou châteaux de bois, assez fréquemment représentés dans les miniatures, portent des noms divers, dont certains hérités de l’Antiquité ou retrouvés dans les æuvres des spécialistes latins: truies, vignes, chats ou chattes, belettes, guérites, «chats châteaux». Abritant des archers, des chevaliers, des arbalétriers, la plupart de ces machines pouvaient être placées sur rouleaux pour s’avancer à proximité de la muraille adverse sous la poussé de dizaines et de dizaines de manæuvres. D’autres plus petites étaient montées sur des chariots», Idem, La Guerre au Moyen Âge, p. 209. Plus tard, à partir de la deuxième moitié du XIVe siècle, même les pièces d’artillerie «étaient transportées dans des chars, des chariots, munis en général de quatre roues, et il fallait les déposer avant qu’elles pussent tirer. Les canons étaient installés sur un chevalet, ou un châssis», Ibidem, p. 266. 53 Mihail P. Dan, Cehi, slovaci şi români în veacurile XIII - XVI, Sibiu, 1944, p. 213. 54 A ce sujet nous renvoyons surtout aux contributions de Gina Fasoli, Dalla «civitas» alcomune, Bologne, 1961; Idem, Governanti e governati nei comuni cittadini italiani fra l’XI ed il XIII secolo, dans «Etudes suisses d’Histoire Générale», tome XX, Berne, 1962-1963, p. 141-173, et de Paolo Brezzi, I comuni medioevali nella storia d’Italia, Turin, 1970. 55 J. F. Verbruggen, L’art militaire en Europe Occidentale du IXe au XIVe siècle, dans la «Revue Internationale d’Histoire Militaire», Paris, n° 16/1955, p. 493.

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rôle plutôt défensif»56, surtout lorsqu’ils furent obligés d’affronter aux batailles de Legnano (1176) et de Cortenuova (1237) la chevalerie allemande des empereurs Hohenstaufen descendue dans la Péninsule pour arroger ses droits57. Cette «vocation primitivement défensive de l’infanterie communale, déterminée par les nécessités de la guerre féodale»58 se manifesta dans la tactique et l’armement. Les unités de fantassins armés de la lanzalonga qui dut s’allonger pour atteindre trois ou quatre mètres ou de la gialda, archers et arbalétriers protégés par les palvesari (porteurs du grand écu rectangulaire)59 combattaient en rangs serrés autour du Carrocio (chariot) «emblème mobile de la cité en guerre»60. Couvert par les couleurs de la ville en arborant ses symboles héraldiques, il représentait le dernier point de ralliement en cas de défaite, telle l’oriflamme de Saint-Denis pour la chevalerie du roi de France61.

Cependant, la fonction tactique essentielle du chariot qui consistait à protéger le campement d’une armée ou renforcer un dispositif de combat à vocation défensive continua d’être appliquée en Europe Orientale dans les conflits qui opposèrent entre le VIe et le XIIIe siècle, les armées byzantines aux dernières vagues des peuplades migratrices, c’est-à-dire les Slaves, les Avares, les Bulgares, les Hongrois, les Petchenègues et les Coumans, dont certains finirent par fonder des formations étatiques stables sur la carte politique de notre continent. Contraints de reformer à plusieurs reprises le système militaire de l’Empire pour mieux s’adapter aux évolutions tactiques pratiquées dans un monde oriental en pleine expansion, les stratèges byzantins tirèrent sans doute, des renseignements sur les mæurs ou sur les ruses guerrières de leurs ennemis. Cette richesse en matière de pensée militaire62 nous fut transmise dans des ouvrages comme le Traité sur la tactique d’Orbikios, le Strategikon de l’empereur Maurice (582-602), la Leonis Imperatoris Taktika de l’empereur Léon VI 56 Franco Cardini, La culture de la guerre, Paris, 1992, p. 53-54. Sur les milices communales italiennes, voir la bibliographie présentée à la p. 458 de l’ouvrage. 57 J. F. Verbruggen, De Krijkunst in West-Eüropa in de Middeleeuwen (IXe tot begin XIVe eeuw), Bruxelles, 1954, p. 561. Sur Legnano et Cortenuova, cf. Bertrand Hanow, Beiträge zur Kriegsgeschichte der staufischen Zeit. Die Schlachten bei Carcano und Legnano, Berlin, 1905; Karl Hadank, Die Schlacht bei Cortenuova am 27 November 1237, Berlin, 1937, ainsi que la bibliographie donnée par Wolfgang Erben dans Kriegsgeschichte des Mittelalters, Munich - Berlin, 1929, p. 120. 58 Franco Cardini, op. cit., p. 54. 59 Ibidem. 60 Ibidem, ainsi que l’essai de H. Zug Tucci, Il carrocio nella vita comunale italiana, dans «Quellen und Forschungen aus italienischen Archiven und Bibliotheken», tome LXV, Tübingen, 1985, p. 1-104. 61 Ph. Contamine, L’oriflamme de Saint-Denis aux XIVe-XVe siècles. Etude de symbolique religieuse et royale, Nancy, 1975. Lors d’une autre célèbre bataille, celle de Bouvines (le 27 juillet 1214), «face à Philippe Auguste, à la bannière royale fleurdelisée, à l’oriflamme de Saint-Denis, le terrifiant étendard impérial avec son dragon surmonté d’un aigle» était fixé au sommet d’un chariot à quatre roues, Idem, dans l’Histoire militaire de la France, tome II, p. 83. 62 En ce qui concerne l’art de la guerre byzantin, cf. notamment Histoire universelle des Armées, tome I, Paris, 1965, p. 162-174; F. Lot, L’art militaire et les armées au Moyen Âge en Europe et dans le Proche Orient, tome I, Paris, 1946, p. 32-72; J. F. Haldon, Some Aspects of Byzantine Military Technology from the Sixth to the Tenth Century, Londres, 1975.

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(886-912) ou le Traité de la guerre des frontières (De Velitatione) de l’empereur Nicéphore Phokas (963-969)63. Beaucoup de références concernent le chariot, utilisé par ces peuplades migratrices pour entourer et fortifier leurs campements, en les protégeant ainsi contre les attaques ennemies, menées par surprise.

Vers la fin du IXe et les débuts du Xe siècle, les tribus turques des Petchenègues envahirent les plaines situées au nord de la mer Noire où elles devinrent une sérieuse menace pour l’Empire64. Après de nombreuses incursions dans les provinces balkaniques, en 1087, les Petchenègues réussirent à infliger une cuisante défaite aux troupes de l’empereur Alexis Ier Comnène (1081-1118) quelque part entre Dristra (en roumain Dîrstor) et Beroe (aujourd’hui Stara Zagora en Bulgarie). Dans sa chronique intitulée Alexiada, Anne Comnène la fille de l’empereur nous décrit l’attaque par surprise déclenchée par les cavaliers de la steppe qui se servirent d’une forteresse de chariots pour s’approcher des troupes byzantines contre lesquelles ils lancèrent plusieurs vagues de flèches65.

Quatre années plus tard avec l’aide des Coumans, la revanche du Byzance se révéla cependant décisive à la bataille de Lebunion (le 29 avril 1091)66 mais en 1122 pendant le règne de l’empereur Jean II Comnène (1118-1143), un dernier affrontement opposa les deux adversaires non loin de l’ancien champ de combat du 1087. Historia, ouvrage du chroniqueur Nicetas Choniates relate avec richesse de détails cette victoire byzantine: «durant cette guerre, les Scythes [les Petchenègues] auxquels le besoin avait fourni les choses nécessaires ont inventé la chose suivante: ils ramassent

63 G. T. Dennis, E. Gamillscheg, Das Strategikon des Maurikios, Vienne, 1981; G.T. Dennis, Maurice’s Strategikon. Handbook of Byzantine Military Strategy, Philadelphia, 1984; F. Aussaresses, L’armée byzantine à la fin du Ve siècle d’après le Strategikon de l’Empereur Maurice, Bordeaux, Paris, 1909; Gilbert Dagron, Byzance et le modèle islamique au Xe siècle. A propos des Constitutions tactiques de l’empereur Leon VI, dans Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Comptes rendus des séances de l’année 1983, p. 219-242; Gilbert Dragon, Haralambie Mihăiescu, Le traité sur la guérilla (De velitatione) de l’empereur Nicephore Phocas (963-969), Paris, 1986; Alphonse Dain, Les Stratégistes byzantins, dans «Travaux et mémoires». Centre de recherches d’histoire et civilisation byzantines, Paris, n°2, 1967, p. 329-361. 64 Sur les Petchenègues, voir Gheorghe I. Br`tianu, La mer Noire. Des origines à la conquête ottomane, «Acta historica», tome IX, Munich, 1969, p. 161-162; René Grousset, L’Empire des Steppes. Attila, Gengis-Khan, Tamerlan, Paris, 1965, p. 238-240; Petre Diaconu, Les Petchenègues au Bas-Danube, Bucarest, 1970; Mihai Sîmpetru, Le Bas-Danube au Xe siècle de notre ère, dans «Dacia», Bucarest, nouvelle série, tome XVIII, 1974, p. 239-264; Victor Spinei, Les Petchenègues au nord du Bas-Danube aux Xe-XIe siècles, dans Actes du XIIe Congrès International des Sciences Préhistoriques et Protohistoriques, Bratislava, 1-7 septembre 1991 (sous la direction de Jan Pavuk), tome IV, Bratislava, 1993, p. 285-290, ainsi que son dernier ouvrage, essentiel dans l’étude des migrations tardives qui mérite, sans doute, une nouvelle édition dans une langue de circulation internationale, Marile migraţii din Estul şi Sud-Estul Europei în secolele IX-XIII, Jassy, 1999, p. 88-151, avec la bibliographie du sujet, p. 147-151. 65 Anne Comnène, Alexiade (éd. Bertrand Leib), tome II, Paris, 1943, p. 90-93. Cette campagne fut étudiée par Karl Dieter dans Zur Glaubwürdigkeit der Anna Komnena, I Der Petschenegenkrieg 1084-1091, «Byzantinische Zeitschrift», tome III, Munich, 1894, p. 386-390. 66 Gh. I. Brătianu, op. cit., p. 162; R. Grousset, op. cit., p. 240; V. Spinei, op. cit., p. 137-138.

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tous les chariots et les disposent en cercle et bon nombre d’entre eux montent dans les voitures en les employant comme s’il s’agissait de remparts; ensuite ils ont frayé beaucoup de chemins obliques parmi ces chariots. Et lorsqu’ils étaient contraints par les Romains à fuir, ils tournaient le dos et couraient dans cette enceinte de chariots qui formait un mur inébranlable, en préparant ainsi de la meilleure façon leur retraite. Une fois reposés, ils sortaient de leur enceinte comme sur des portes ouvertes et réalisaient de vaillants exploits. Ainsi, les Scythes ont improvisé au beau milieu de la plaine un véritable combat des remparts qui a failli faire souffrir les Romains»67.

Dans la première moitié du XIIIe siècle, les armées des principautés russes furent obligées de trouver une solution tactique défensive qui puisse faire échouer les terrifiantes évolutions de la cavalerie mongole. Dans ces vastes plaines de l’Europe Orientale allait naître le gulaïgorod (la ville mobile)68. Il s’agissait en effet d’une enceinte de chariots liés par des chaînes et couverts de grands pavois et boucliers qu’on mettait aussi entre les véhicules pour bloquer les espaces restés libres. Les pavois étaient disposés sur des roues pour pouvoir être déplacés assez vite vers leur position de combat en cas de danger. Pour des effectifs manæuvrant dans un terrain plat et ouvert, le gulaïgorod se montra un système défensif efficace à condition que l’ennemi mongol dispose seulement d’archers et qu’il n’ait point d’artillerie (balistes, catapultes, etc.). Son défaut consistait dans le fait que pendant l’action il était immobile69, donc susceptible d’être bloqué, encerclé et enfin assiégé jusqu’à l’extermination totale des défenseurs par l’épée ou par la famine.

Grâce à leur extraordinaire mobilité tactique sur le champ de bataille, les Mongols réussirent à vaincre la résistance du i et l’emploi d’une artillerie efficace (balistes, catapultes), héritage de l’art militaire chinois, fut souvent déterminant. Pendant le combat, ils utilisaient des projectiles pleins de goudron brûlant pour créer des écrans de fumée en lançant aussi des bombes et des grenades incendiaires afin de harceler les lignes ennemies lorsque le terrain ne se prêtait pas aux manæuvres des archers70. Dans la dernière

67 Nicetas Choniates, Historia, dans Fontes Historiae Daco-Romanae, tome III (éd. Alexandru Elian, Nicolae Ş. Tanaşoca), Bucarest, 1975, p. 245-247, événements décrits aussi dans la chronique de Jean Kinnamos, cf. Ioannis Cinnami, Epitome rerum ab Ioanne et Alexio Comnenis gestarum (éd. A. Meininke), Bonn, 1836, p. 7-8. 68 Charles Oman, op. cit., tome II, 1925, p. 363; H. W. Koch, La guerre au Moyen Âge, Paris, 1980, p. 63. 69 Ibidem. 70 James Chambers, Les cavaliers du diable. L’invasion mongole en Europe, Paris, 1988, p. 102-103; Charles Commeaux, La vie quotidienne chez les Mongols de la conquête, Paris, 1972, p. 131; Berthold Spuler, Les Mongols dans l’histoire, Paris, 1961, p. 23-24. Il paraît qu’à la bataille de Leignitz (le 9 avril 1241), les Mongols avaient utilisé «des fusées ou des produits fumigènes asphyxiants, sortes de feux grégeois qui, ajoutés à l’extrême efficacité de leurs volées de flèches, décidèrent de leur victoire, un instant compromise par la charge des chevaliers silésiens», cf. Histoire Universelle des Armées, p.

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phase de la bataille de Kalka (le 31 mai 1223)71, l’armée des princes russes de Halicz, de Kiev, de Tchernigov et de Smolensk, alliés avec les Coumans, fut taillée en pièces par un corps de 25 000 cavaliers mongols sous la conduite des meilleurs généraux de Gengis Khan: Djébé et Subôtai. La cavalerie de Halicz et les Coumans chargèrent l’adversaire sans attendre le renfort constitué par les troupes de Kiev. En raison de ce défaut de coordination le contingent kievien, resté seul, dut se défendre trois jours entiers dans un gulaïgorod placé sur une colline, contre les incessants assauts des Mongols. Malgré une honorable capitulation, les survivants furent exterminés sans pitié par le vainqueur, tandis que ceux qui échappèrent à l’encerclement furent poursuivis durant six jours par les cavaliers de Subôtai72.

L’armée hongroise du roi Béla IV (1235-1270) devait subir une défaite comparable à Möhi, sur la rivière de Sajó (le 11 avril 1241), lorsque le royaume de Saint Etienne fut envahi par les minggan de Batu73 qui franchirent sur plusieurs points les défilés des Carpates, avec «une connaissance du terrain bien supérieure à celle des défenseurs de la Hongrie»74. Encerclée après une résistance héroïque par un corps de cavalerie mongole qui traversa par surprise la rivière à la veille de la bataille, la chevalerie de Béla dut se replier à l’intérieur du camp royal entouré par un cercle de plusieurs centaines de chariots reliés les uns aux autres par des chaînes et des cordes75. Après un bombardement avec des rochers lancés par des catapultes et plusieurs nouées de flèches incendiaires tirées par les archers mongols, les derniers chevaliers templiers ainsi que ceux hongrois rassemblés par Koloman, prince de Galicie et frère cadet du roi Béla, formèrent un dispositif en coin pour recevoir les escadrons lourds des Mongols, menés à la charge par

284. Pour l’organisation militaire et l’art de la guerre chez les Mongols, voir le récit de Jean de Plan Carpin, Histoire des Mongols (traduction. et annotation par Jean Becquet et Louis Hambis), Paris, 1965, p. 73-90, 91-100 et Histoire secrète des Mongols (Monqghol-un ni’uca tobciyan).Chronique mongole du XIIIe siècle, annotée et traduite du mongol par Marce-Dominique Even et Rodica Pop, Paris, 1994, ainsi que l’excellente analyse de V. Spinei, op. cit., p. 340-351 avec la bibliographie du sujet, p. 443-451. 71 Sur Kalka, voir V. Spinei, op. cit., p. 378, avec présentation des sources, n° 172, 173; James Chambers, op. cit., p. 54-55; R. Grousset, op. cit., p. 307-308; B. Grekov, A. Iakoubovski, La Horde d’Or et la Russie. La domination tatare aux XIIIe et XIVe siècles de la mer Jaune à la mer Noire, Paris, 1961, p. 190-195; John Fennell, The Crisis of Medieval Russia (1200-1304), Londres, New York, 1962, p. 66-68; Alexandru Gonţa, Românii şi Hoarda de Aur, 1241-1520, Munich, 1983, p. 34-35. 72 «Les Mongols reculèrent et n’acceptèrent le combat que lorsque l’ennemi fut convenablement fatigué et que ses divers corps d’armée se trouvèrent suffisamment espacés entre eux», R. Grousset, op. cit., p. 308. Voir aussi Gh. I. Brătianu, loc. cit.; Al. Gonţa, loc. cit.; B. Grenkov-A. Iakoubovski, op. cit., p. 191-192. 73 Neveu de Gengis Khan et fondateur du Khanat de la Horde d’Or (1242-1256). 74 Gh. I. Brătianu, op. cit., p. 201. 75 Batu aurait déclaré à juste titre: «ils sont dans nos mains, car ils sont mal dirigés et, à la manière des moutons ils se sont enfermés dans un bercail étroit», apud Lájos Makkai dans Histoire de la Hongrie (sous la direction de E. Pamlényi), Roanne, Budapest, 1974, p. 81. Le chariot fut souvent employé comme moyen de défense par les tribus hongroises lors de leurs chevauchées à travers l’Europe au Xe

siècle., Ph. Contamine, La Guerre au Moyen Âge, p. 113.

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Cheïban, un des meilleurs généraux de Batu76. Leur sacrifice permit au roi entouré de sa garde ainsi qu’aux autres rescapés du désastre de percer sur la route de Pest qui, jonchée des cadavres sur près de cinquante kilomètres77 témoigna de l’acharnement dont furent poursuivis les vaincus.

Même un siècle et demi plus tard, lorsque les Mongols finirent par représenter une menace constante pour l’ensemble du continent européen, les terrifiantes évolutions de leur cavalerie continua de poser des sérieux problèmes d’ordre tactique aux armées obligées de l’affronter encore en rase campagne, que ce soit aux confins orientaux du royaume polonais, sur la frontière danubienne où dans la lointaine Russie qui demeurait toujours sous l’emprise de la Horde d’Or. Une autre victoire mongole contre des systèmes défensifs statiques, en occurrence l’enceinte de chariots, fut celle remportée le 13 août 1399 à Worskla, affluent du Dniepr, bataille rarement mentionnée dans les annales de l’histoire militaire. Ses conséquences politiques furent d’autant plus importantes car elle empêcha la formation en Europe Orientale d’un puissant royaume lituanien, indépendant de la Pologne, ayant comme futur souverain le Duc Witold (1401-1430), frère du monarque polonais Wladyslaw II Jagellon (1386-1434)78. Pour parvenir à la couronne royale lituanienne, il fallait cependant contrôler les Tatars du Khanat de Qiptchaq, tout en poussant les frontières du nouvel Etat vers l’Est en marge de principautés russes79, expédition qui échoua lamentablement malgré la participation de la chevalerie polonaise, de l’Ordre teutonique et d’un contingent envoyé par la principauté de Moldavie. Devant les rapides évolutions de la cavalerie tatare de Qiptchaq commandée par Timour Qoutlough, le Wagenburg des alliés, armé de canons et d’arbalètes80 eut le même sort que celui des Hongrois sur la rivière de Saj.

Ce fut pourtant en Occident à la bataille de Mons-en-Pévèle (le 18 août 1304)81 où, deux ans après la défaite de Courtrai, la chevalerie française de Philippe IV le Bel (1285-1314) affronta à nouveau l’infanterie des villes flamandes, que le chariot connut une utilisation défensive assez originale en ce qui concerne la mentalité 76 Pour la bataille voir Charles Oman, op. cit., p. 363; James Chambers, op. cit., p. 151-155; Al. Gonţa, op. cit., p. 68-69; Gustav Köhler, Die Entwickelung des Kriegswesens und der Kriegführung in der Ritterzeit von Mitte des 11 Jahrhunderts bis zu den Hussitenkriegen, tome V, Breslau, 1890, p. 451-453, ainsi que l’article essentiel d’O. Olchváry, A muhi csáta, dans „Századok“, tome. XXXVI, Budapest, 1902, p. 309-325, 412-427, 505-527. 77 Lájos Makkai, op. cit., p. 82; James Chambers, op. cit., p. 155. 78 Alexander Gieysztor dans Histoire de la Pologne, Varsovie, 1971, p. 149. 79 Ibidem; voir aussi R. Grousset, op. cit., p. 523. 80 Ibidem; Alexandru Gonţa, op. cit., p.158; Nicolae Grigoraş, Ţara Românească a Moldovei pînă la Ştefan cel Mare (1359-1457), Jassy, 1978, p. 71-72; Constantin Cihodaru, Alexandru cel Bun (23 aprilie 1399 - 1 ianuarie 1432), Jassy, 1984, p. 180. 81 J. F. Verbruggen, op. cit., p. 325-335, avec un résumé en français, p. 568-569; Idem, L’art militaire en Europe Occidentale, p. 486-496; Idem, De Slag bij de Pelenberg, dans Bijdragen voor de Geschiedenis der Nederlanden, tome VI, 1952, p. 169-198; Henri Delpech, La tactique au XIIIe-siècle, tome I, Paris, 1886, p. 294; Jacques Hérent, La bataille de Mons-en-Pévèle, Lille, 1904.

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tactique de l’époque. Les contingents de Bruges, Courtrai, Gand et Ypres, entre 12 500 et 15 000 combattants, prirent position au sud du village sur un front de 1 000 à 1 200 m.82 ayant le flanc droit appuyé au courant de Coutiches et le gauche aux haies de Mons-en-Pévèle. Pour protéger le dos de cette phalange compacte, les Flamands rangèrent en ligne, trois remparts successifs de chariots83, tandis que dans le camp opposé, les Français comptaient à peine sur 2 500 à 2 600 chevaliers et peut-être quelques centaines de fantassins84. Quelques décennies plus tard dans les mêmes contrées de Flandre à la bataille de Beverhoutsfeld (le 3 mai 1382) lorsque les milices de Bruges durent combattre contre leurs voisins de Gand, ces derniers disposaient de trois cent ribaudeaux, que le chroniqueur Jean Froissart décrit comme de «hautes charrettes» pourvues à l’avant de piques de fer et de trois ou quatre petits canons85.

Les Anglais utilisèrent à leur tour le chariot comme appui défensif sur le champ de bataille, lorsque la combinaison tactique, cavalerie démontée - archers, armés du longbow, commença à porter ses fruits au début du XIVe siècle, notamment en Ecosse, puis en France avec la victoire de Crécy (le 26 août 1346). Afin de rendre inattaquables ces formations d’archers soutenus par la chevalerie qui combattait à pied, il fallait choisir en général des positions dominantes, si possible, accrochées entre deux massifs boisés, deux villages ou deux accidents de terrain qui empêchaient tout débordement. «Pour interdire mieux encore les accès sur les flancs droit et gauche, on travaille ou, plus exactement, on «machine» dès cette époque le terrain, accumulant obstacles, abattis et chariots, bref, tout ce que l’on peut trouver pour se retrancher et se mettre à l’abri»86. Cependant à Crécy87, le roi

82 J. F. Verbruggen, De Krijgskunst in West-Europa, p. 568. 83 Ibidem. On peut se rappeler le dispositif de combat choisi par les Germains d’Arioviste pour affronter J. César en 58 av. J.-C.: «et pour s’interdire tout espoir de fuite, ils formèrent une barrière continue sur tout l’arrière du front avec les chariots et les voitures», Jules César, Guerre des Gaules, I, 51, p. 94. Quant aux Flamands ils disposèrent les chariots sur trois lignes derrière leur formation pour se protéger contre les tentatives de débordement de la cavalerie française. 84 J. F. Verbruggen, op. cit., p. 327, 568. Comme d’habitude, dans ce genre de confrontation entre les formations d’infanterie et les chevaliers, ces derniers disposaient des effectifs presque insignifiants par rapport à leurs adversaires. Ni à Crécy (1346) ni à Azincourt (1415) ils n’ont eu de supériorité numérique sur l’ennemi qu’ils étaient en train de charger. A ce sujet, voir Ph. Contamine, Crécy (1346) et Azincourt (1415), une comparaison, dans Divers aspects du Moyen Âge en Occident. Actes du Congrès tenu à Calais en septembre 1974, Calais, 1977, p. 30-31, 35-36, 42. 85 Ph. Contamine, La Guerre au Moyen Âge, p. 340. 86 Histoire universelle des armées, tome II, 1966, p. 100. 87 Pour la bataille, consulter notamment la bibliographie donnée par Erben, op. cit., p. 127-128, ainsi que Charles Oman, op. cit., p. 136-147, F. Lot, op. cit., p. 341-347 et Hans Delbrück, op. cit., tome III (Medieval Warfare), p. 453-463; Ph. Contamine, Crécy (1346) et Azincourt (1415), p. 29-44; Idem, La vie quotidienne pendant la guerre de Cent Ans. France et Angleterre. (XIVe siècle), Paris, 1976, p. 245-250; J. G. Kerkhoven, Les Anglais ont-ils fait usage d’armes a feu a la bataille de Crécy?, dans «Revue Internationale d’Histoire Militaire», Den Haag, n° 19/1957, p. 323-331; Desmond Seward, The Hundred Years War. The English in France (1337-1453), New York, 1978, p. 53-69.

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Edouard III (1327-1377), obligé par les Français de leur livrer bataille, prépara soigneusement son dispositif défensif sans le renforcer avec des chariots, malgré ce que prétend Ferdinand Lot88. C’est le campement qui fut entouré d’une enceinte carrée pour mieux protéger les chevaux de l’armée89 et les précieuses réserves de flèches, dont il fut si prodigue au cours de cette tragique journée.

Le Wagenburg fut présent aussi à Grunwald (Tannenberg), le 15 juillet 1410 au sein du dispositif teutonique, bataille où l’armée de la branche prussienne de l’ordre fut brisée par les forces polono-lituaniennes du roi Wladyslaw II Jagellon90. La chevalerie du Grand-Maître Ulrich von Jungingen (1407-1413) dut combattre en infériorité numérique car elle comptait à peine 3 850 gens d’armes et 3 000 valets tandis que les 4.000 fantassins (piquiers, hallebardiers, archers, arbalétriers) demeurèrent dans le camp des chariots, placé derrière le dispositif constitué par les troupes à cheval91. Il faut mentionner aussi que durant la bataille, la poudre des canons teutoniques fut mouillée par une tempête et que les frères chevaliers de Kulm, opposés à l’administration de l’Ordre, auraient baissé pavillon et pris la fuite92. Quant au Wagenburg,

88 F. Lot, op. cit., p. 341: «Des abattis, des chariots en quantité bouchaient toutes les fissures de son front de bataille regardant vers le sud-est, vers la route antique, la voie romaine». Cependant, Charles Oman, op. cit., n° 2, p. 138 avait écrit que: «It is certain that the two or three foreign chroniclers who speak of the waggon park as a part of the English line are wholly wrong. None of the good authorities place it anywhere save in the rear». 89 Charles Oman, op. cit., p. 138; Desmond Seward, op. cit., p. 65. Nous retrouvons la même fonction tactique dans un plan de bataille soumis à l’approbation du duc de Bourgogne, Jean sans Peur en 1417, où on prévoit pour le cas où l’ennemi attaquerait, «de faire mettre pied à terre aussi bien l’avant-garde et les deux ailes d’archers et d’arbalétriers, que le corps de bataille principal, qui devra se tenir ou bien sur le côté de l’avant garde (si la place est large) ou bien à 50-60 pas en arrière, tandis qu’à un trait d’arc plus loin (100-200m) se tiendrait l’arrière-garde, composée de 400 hommes d’armes à cheval et 300 hommes de trait, veillant à ce que l’armée puisse être tournée. Enfin, plus loin, au-delà de l’arrière-garde, le charroi se rassemblerait pour former une sorte de camp fortifié», Ph.Contamine, La guerre au Moyen Âge, p. 384-385, ainsi que l’article de J. F. Verbruggen, Un plan de bataille du duc de Bourgogne (14 septembre 1417) et la tactique de l’époque, dans «Revue Internationale d’Histoire Militaire», 1959, p. 443-451. 90 La source principale demeure Jan Dlugosz, Historiae Polonicae, tome I, Leipzig, 1711, col. 255-270. Pour les commentaires de l’historiographie, voir: Hans Delbrück, op. cit., p. 523-526; W. Erben, op. cit., p. 130-131, avec la bibliographie allemande jusqu’en 1920; F. Lot, op. cit., p. 154-158; Otto Laskowski, Grünwald, Londres, 1945; Stephan D. Kuczinski, Wielha Woina z Zakonem Krzyzaskim wlatach 1409-1410, Varsovie, 1960, p. 30-55; S. Ekdahl, Die Banderia Prutenorum des Jan Dlugosz eine Quelle zur Schlacht bei Tannenberg, 1410, Gottingen, Zurich, 1976; Frédéric de Salles, Annales de l’Ordre Teutonique ou de Sainte-Marie-de-Jérusalem depuis son origine jusqu’à nos jours, Paris, Genève, 1986, p. 112-116; Erik Christiansen, Les croisades nordiques. La Baltique et la frontière catholique (1100-1525), Condé-sur-Noireau, 1996, p. 365-369. 91 Pour les informations concernant le Wagenburg, voir Jan Dlugosz, op. cit., col. 266; F. Lot, op. cit., p. 156 et Hugo Toman, Husitské vlenictvi za doby ikovy a Prokopovy, Prague, 1898, p. 8. Pour les effectifs, consulter notamment Hans Delbrück, op. cit., p. 523. L’adversaire comptait dans ses rangs, en dehors les Polonais et les Lituaniens, des Russes, des Tchèques, des Silésiens et des Moldaves. L’effectif total de l’armée alliée était d’environ 16 000 combattants. 92 F. Lot, op. cit., p. 157-158.

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malgré la résistance acharnée des défenseurs, il fut enlevé d’assaut à la fin des combats93.

Rapportée à notre sujet, l’importance de cette bataille prend de nouvelles dimensions car parmi les 800 combattants tchèques qui contribuèrent à la victoire polonaise se trouve mentionné aussi Jean Zizka (1376-1424), hobereau originaire de Trocnov à la tête d’une petite troupe de cavaliers9494. Nous ne savons pas si le Wagenburg de l’Ordre teutonique lui laissa une impression quelconque, malgré les propos de certains historiens qui affirment que lors de la journée de Grünwald, «il apprit peut-être quelques-unes des coutumes militaires et des règles stratégiques dont il se servit plus tard si habilement»95.

93 Ibidem, p. 158; Hans Delbrück, op. cit., p. 526. 94 Frédéric de Salles, op. cit., p. 114; E. Denis, Hus et la guerre des Hussites, Paris, 1878, p. 221; Mihail Dan, op. cit., p. 136. Parmi les autres chefs tchèques qui avaient combattu à Grunwald du côté polonais, notons la présence d’Angel de Smerpurk, Salav, Rakovec de Rakovo, Stanislvek, etc. 95 E. Denis, loc. cit. De toute manière, dès 1413 le seigneur Hjek de Hodtin, qui rédigea sur ordre du roi de Bohémie, Venceslas IV (1378-1419), la première constitution militaire tchèque, énumérait les fonctions tactiques des chariots dans la défensive, s’il s’agissait de la sécurité du campement d’une armée en campagne ou, en les mettant en ligne, pour couvrir un dispositif constitué d’archers ou d’arbalétriers, Ibidem, p. 225-226, 229; voir aussi Hans Delbrück, op. cit., p. 488-489 et Jan Macek, Jean Hus et les traditions hussites (XVe-XIXe siècles), Paris, 1973, p. 41. Pour l’art militaire des Hussites, nous renvoyons à quelques ouvrages essentiels sont: Wácslaw Wladiwoj Tomek, Jan Zizka. O sepsáni Ziwotopisu jeho pokusil, Prague, 1879; Idem, Déjini válek husitskyeh (1419-1436), Prague, 1898; Frederic Bezold, König Sigmund und die Reichskriege gegen die Hussiten, tomes I-III, Berlin, 1872-1877; Rudolf Urbánek, Jan Zizka, Prague, 1925; Jan Pekar, Zizka a jeho doba, tomes I-II, Prague, 1927-1933; Hans Kuffner, Husitské v obrazech, Prague, 1932; Jan Durdík, Husitské vojenstvi, Prague, 1954; Christian Willars, Die böhmische Zitadelle, Vienne-Munich-Molden, 1965, avec un bon appareil critique, p. 435-444; Frederic Smahel, Jan Zizka z Trocnova, Prague, 1969; F. G. Heyman, John Zizka and the Hussite Revolution, New York, 1969; Anthologie hussite (textes traduits du tchèque et commentés par Jan Làvicka), Paris, 1985; voir aussi I Taboriti. Avanguardia della rivoluzione hussita (sec. XV). Gli scritti essenziali a cura di Amedeo Molnár, Turin, 1986.

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DANS LA DOBROUDJA OTTOMANE AUX XVIe – XVIIIe SIÈCLES:

LE CHÂTEAU-FORT DE KARAHARMAN ET SON TRÉSOR

Sergiu IOSIPESCU

ntrées à la fin du XVe et au début du XVIe siècle, dans des circonstances encore obscures, dans le giron de l’empire du Grand Turc, les contrées danubiennes et pontiques de la

principauté de Valachie (Ţara Românească) ont été organisées surtout au commencement du règne du Soliman le Magnifique, «Kanunî», le grand Législateur des Ottomans.

Le règlement du sultan pour les échelles danubiennes mentionne aussi le gué de Kara Harmanliq et les taxes perçues par la douane du bourg („pazar“) et du port („iskele“, échelle)1. A la même époque dans le bien connu atlas attribué à Seyd Nuh on peut voir sur la branche d’ouest du Danube une agglomération de toits avec l’inscription osmane de Karaharmanluq2.

François de Pavie de Fourquévaux, fils du bien connu ambassadeur de Charles IX à Madrid – le baron Raymond de Beccarie de Fourquévaux –, fût le premier Français à naviguer dans les parages de Karaharman en novembre 1585: «de Bengala à Constance trente [milles], tous deux petits villages, desquels allâmes à Cararmen qui en est éloigné dix et huit milles, où desgorge l’une des branches du fleuve Danube, jadis nommé Ister qui par trois autres encore va rendre à la mer, c’est à savoir à St. George, qui est la seconde, et septante milles plus avancée; la troisième, et plus petite, est à dix et huit milles nommée Soliné Abugaz; et la quatrième et dernière Quili, dix-et-huit milles ou environ, plus éloignée sur notre chemin»3.

Quelques années après le voyage du jeune gentilhomme languedocien, Karaharman apparaisse dans un discours du ragusain Paolo Giorgi (Georgi´c), tenu en janvier 1595 devant la cour de Sigismond Báthory, prince de Transylvanie (1581-1597, 1598-1599, 1601, 1601-1602). C’était au temps du grand effort de la Ligue chrétienne contre les Ottomans et Paolo Giorgi présente l’état de

1 Hadye Tuncer, Osmanli imperatorlugunda toprak hukuku, arazi ka-nunlari ve kanun açsklamalari, Ankara, 1962, p. 215; c.r. de Mihail Guboglu, dans «Studii (Etudes). Revue d’histoire», tome XVIII, n° 6/1964, p. 1453. Pour l’analyse de ce règlement traduit par feu le grand orientaliste roumain Aurel Decei et, attribué – d’après Mihail Guboglu – à la seconde moitié du XVIe siècle, voir Tudor Mateescu, Une ville disparue de la Dobroudja – Karaharman, dans «Tarih Enstitütsü Dergisi», 2/1971, p. 319-322. Je dois ces éclaircissement concernant la bibliographie turque moderne à la bonté ineffaçable du professeur Mihail Guboglu et à l’amabilité de M-me Anca Radu-Popescu 2 Der See-Atlas des Sejid Nûh, I, éd. Joachim Kissling, Munich, 1966, pl. 17 (les bouches du Danube). 3 Publié d’après le manuscrit de la Bibliothèque Nationale de Paris, nouvelles acquisitions, mss français no. 6 277, p. 206 par Sergiu Iosipescu, François de Pavie de Fourquévaux - le voyage dans la mer Noire et en Moldavie (1585-1586), dans Sources étrangères pour l’histoire des Roumains. Coll. «Les Roumains dans l’histoire universelle», tome III3> (en roumain), Jassy, 1988, p. 43-44.

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l’empire du Grand Turc, et bien entendu, d’après ses propres souvenirs, la Dobroudja: «Caraharmaluch, Costanza, Mangalia, Tusla [...] aucune de ces terres n’est pas habitée seulement des Turcs ou des Chrétiens»4. Notre ragusain revient sur le bourg dans une lettre – supposée imaginaire – de juin 1595, adressée apparemment au Nonce apostolique en Transylvanie, Visconti, où il propose l’expédition d’une flotte chrétienne contre les côtes ottomanes d’environ Varna. Au retour il imaginait de brûler les terres de Mangalia, Tuzla, Constanta et Karaharmanluch, afin de supprimer les approvisionnements de grains d’ici pour Constantinople5. L’information est vraiment importante parce qu’elle montre le rôle de ces échelles de Dobroudja pour l’approvisionnement de la métropole ottomane.

Au moins une partie de ce plan fût mise en application par les Cosaques polonais, d’ailleurs, depuis presque un quart de siècle, audacieux pilleurs et pirates des côtes maritimes de l’Empire ottoman. Après leur échec de passer dans la principauté de Valachie pour s’engager au service de Michel le Brave, prince (1593 – 1601) de ce pays, en guerre contre les Ottomans, les Cosaques surprirent par une flottille le port de Karaharmaluch – «qui est [de Varna – S. I.] la plus proche de cinq bouches du Danube» – d’où ils reviennent avec le butin de vingt sept navires capturés (l’été de 1598)6.

Dans une vision stratégique, on peut remarquer que l’action maritime des Cosaques a du être une diversion utile à la campagne simultanée de l’armée roumaine de Michel le Brave contre les sangaqs ottomans de Vidin et de Kladova.

L’expérience de 1598 fraya le chemin a une nouvelle série d’attaques navales des Cosaques sur les côtes pontiques de l’Empire ottoman et même semant la panique jusqu’aux rivages du Bosphore (juillet 1624).

L’importance du trafic portuaire de Karaharman désignait aussi le bourg de Dobroudja comme une proie de prédilection.

Sans doute la plus importante des expéditions visant le port fût celle de 1625, dont les circonstances internationales et les très ambitieuses visées ont été débrouillées ressèment7.

Le dépouillement des sources occidentales et orientales permet de reconstituer les actions navales. Très vraisemblablement, presque simultanées, la première vers les bouches du Danube,

4 Le texte italien publié par G. Bascapé, Le relazioni fra l’Italia e la Transilvania nel secolo XVI, Roma, 1931, p. 178 et suivantes; Voyageurs étrangers concernant les Pays roumains, éd. Maria Holban, vol. III, Bucarest, 1971, p. 392. 5 Le texte italien publié par André Veress, Relationes nuntiorum apostolicorum, p. 93/97; voir aussi Voyageurs étrangers..., vol. III (éd. M. Dersca-Bulgaru et Paul Cernovodeanu), p. 397-398. 6 Lettre du même Paolo Giorgi au Pape Clément VIII (30 novembre 1598, Alba Iulia), texte italien chez Claudio Isopescu, Documenti inediti alla fine del Cinquecento, dans AARMSI, série III, tome X, 1929, p. 99-101; Voyageurs étrangers..., vol. III, p. 414. 7 Ştefan Andreescu, De l’histoire de la mer Noire. Génois, Roumains et Mongols dans l’espace pontique au XIVe – XVIIe siècles, Bucarest, 2001, p. 236-260.

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l’autre dirigée sur Trabzon/Trébizonde (mai 1625)8 et puis contre Kefe / Caffa (juin) et Azaq/Azov et de nouveau, sur les côtes anatoliennes à Sinub / Sinope9.

La réaction de la Sublime Porte ne tarda pas: une armada de 43 „quadriges“ et „kalites“ (galiotes) – dont neuf de janissaires – sous les ordres du grand amiral Regep pacha fût envoyée par Varna, Balcic, Caliacra, Mangalia, Karaharman, Sulina, Chilia, Akkerman / Cetatea Albă vers Kilburun / Kinburn et Ozü / Ocakov. Après six semaines de stationnement dans l’estuaire de Dniepr et Boug, à Ozü, avertis de la présence cosaque au large des bouches du Danube, Regep pacha décida à revenir vers les bouches du fleuve. A la hauteur de Karaharman, par un calme plat, à 7-8 milles au large, 21 „quadriges“ ottomanes – navires à voiles et à rames – ont été attaqués par presque 350 caïques cosaques, chacune forte de cinquante fusiliers. Heureusement, pour les Ottomans, le vent se leva permettant de manæuvrer aux navires de l’armada et de rassembler même les unités restées en arrière pour écraser par feux des canons et leur poids les faibles embarcations cosaques; 172 furent prises avec 781 hommes; plusieurs ont été coulées et seulement une trentaine échappèrent (6 août 1625). Un navire rapide dépêché par le grand amiral porta la bonne nouvelle à la Porte (9 août). D’après les annales de l’empire la bataille navale de Karaharman a été la plus grande victoire sur les Cosaques dans la mer Noire10.

Elle a eu comme première conséquence l’abandon de la grande idée de la campagne cosaque dans la mer Noire: la conquête d’Istanbul et l’installation du prétendant chrétien, le sultan Jachja. De son côté, la Porte remit en valeur l’ancienne stratégie byzantine pour le contrôle du couloir des steppes en plantant ou restaurant des fortifications aux guées des fleuves nord-pontiques et, premièrement deux forteresses à Doğan-Ghecidi (le gué de Doğan) dans l’estuaire d’Ozü11.

D’après les mémoires du bien connu voyageur ottoman Evlja Celebi, le sultan avait ordonné au capudan paša (grand amiral) Reğep pacha de partir avec la flotte et de faire construire une forteresse à Karaharman aussi. La décision de la Sublime Porte parait être postérieure au nouveau raid d’une flottille cosaque à Karaharman (rapport de Cornelius Haga, envoyé des Etats

8 N. Iorga, Etudes et documents, vol. XXIII, p. 153 (doc. XLVIII). 9 Ştefan Andreescu, op. cit., p. 253-255. 10 Šarih ül-Menaro lu Ahmed, Tarih, dans Mihail Guboglu Chrestomathie turque. Sources narratives concernant l’histoire de l’Europe orientale et centrale, Bucarest, 1978, p. 546-549; Kiatip Celebi, Fezeke-i Tarih, dans Chroniques turques concernant les Pays roumains, vol. II, éd. Mihail Guboglu, Bucarest, 1974, p. 88-89; cf. Mustafa Naima, Tarih, dans Chroniques turques concernant les Pays roumains, vol. III, éd. Mustafa Ali Mehmet, Bucarest, 1980, p. 67-68; les relations, indirectes, de l’ambassadeur anglais auprès la Sublime Porte, Sir Thomas Roe, et de la vie du sultan Jahja par Rafael Levakovic ont été commentées par Ştefan Andreescu, op. cit., p. 252-257, 259-260. 11 Šarih ül-Menaroglu Ahmed, Tarih, dans Mihail Guboglu, op. cit., p. 549-550.

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Généraux des Pays Bas à la Porte (8 août 1626)12. Avec l’avis des ayants du vilayet, donc des notabilités locales, en invoquant Allah, on commença la construction: «la forteresse – suivant le récit d’Evlja Celebi – fût terminé en trois mois, avant l’hiver, avec la participation d’un ost grand comme la mer et avec l’appui de plusieurs milles d’intendants et architectes; le château fût muni avec toutes les provisions nécessaires, un dizdar et trois cents guerriers comme garnison et sept canons balimezes»13.

L’exceptionnelle importance accordée par le Grand Turc au port de Karaharman est sûrement due au rôle du bourg dans l’approvisionnement des mégalopolis du Bosphore. Rôle qui sera évoqué quelques années plus tard par Emidio Portelli d’Ascoli O.P., qui à vécu longtemps à Caffa et a navigué plusieurs fois dans la mer Noire. Quant aux conditions, suivant les dires de Portelli „per la navigatione poi della Romelia non vi è altro che Carà arman“14.

On serait donc convaincu par les motifs économiques de la fortification de Karaharman. Cependant Evlja Celebi ajoute que la forteresse est située «là où le bras du Danube se jette dans la mer», érigée «au bord de la mer et sur le bras du fleuve» et que «depuis la construction du château on ne voit plus les cosaques ni dans ce passage ni dans la ville de Babadag»15. En considérant la situation géographique actuelle de Karaharman (aujourd’hui Vadu – 3 km loin de la mer, 1 km sud de la queue du lac Sinoe) les propos d’Evlja Celebi sont une véritable charade!

Des cartes nautiques italiennes du début de XIVe siècle, d’une remarquable précision pour les contours de la mer Noire – grâce à la navigation à l’estime avec le compas et le loch et du cabotage, donnent des détails significatifs sur la topographie pontique de la Dobroudja16. C’est Pietro Visconti (Petrus Vesconte) l’auteur de plusieurs cartes conservées au Vatican, à la Bibliothèque Nationale de Paris, à Vienne qui fournit les plus d’informations sur le littoral proche du delta de Danube.

12 N. Iorga, Etudes et Documents, vol. XXIII, p. 161 (doc. LXVI). 13 Evlja Celebi, Seyahatname, dans Voyageurs étrangers..., vol. VI, éd. Mustafa Ali Mehmet, Bucarest, 1976, p. 386. 14 Ambrosius Eszer O. P., Die «Beschreibung des Schwarzen Meers und der Tartarei» des Emidio Portelli d’Ascoli O. P., dans «Archivum Fratrum Praedicatorum», tome XLII, 1972, p. 217. Je dois remercier à M. le professeur {erban Papacostea pour la communication de l’étude de Ambroise Eszer. Sur Portelli, voir encore Andrei Pippidi, Voyageurs italiens en Modavie et nouvelles données concernant la navigation dans la mer Noire au XVIIe siècle, dans AIIAI, vol. XXII2, 1985, p. 611-621. Sur le quantum des régions ponto-danubiennes dans l’approvisionnement de la Porte, voir un ordre de 1690 du sultan Süleyman II dans lequel le kaza de Babadag et le nahye de Kara Harman sont inscrit avec 10 000 kilos d’Istanbul (chacun de 25,7 kilogrammes) d’orge et 3 000 kilos d’Istanbul de farine (Tahsin Gemil, Les relations des Pays roumains avec la Porte ottomane dans des documents turcs, 1601-1712, Bucarest, 1984, p. 388, 389). 15 Evlja Celebi, op. cit., p. 386, 387. 16 Voir l’ancien étude d’ensemble de N. Grămadă, La Scizia Minore nelle carte nautiche del Medio Evo, dans «Ephemeris Daco-romana», IV, 1930, p. 212-256.

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Par une chance exceptionnelle feu le professeur Bacchisio Motzo de Cagliari découvrit avant la guerre un véritable pilote de la mer Noire, le célèbre Compasso da Navigare de la fin du XIIIe siècle qui explique parfaitement la carte de Pietro Visconti. Suivant vers le nord la côte de Dobroudja Il Compasso da Navigare mentionne «de Constantza à Grosetto il y a XX milles par tramontane et la dite Grosetto est la première bouche de Vicina»17. En regardant la carte on peut suivre un bras danubien qui détaché de celui de Saint-Georges et appelé «La Doanvici» traverse le lac de Sinoe pour se jeter dans la mer entre «Grossea» et «Glossida» en terre ferme. Par une heureuse analogie avec la côte adriatique, où le promontoire sud de la baie du Valona/Vlorë a le double nom Glossa-Linguetta, grec et italien, on peut expliquer les inscriptions de la carte de Visconti. „Grossea“ est une île dont le cap sud fait face au promontoire «Glossida». En revenant à la topographie actuelle on reconnaît les parages de Karaharman/Vadu avec le promontoire nord du bourg et l’île de Kituq vers la mer. Ce qui correspond parfaitement avec la description d’Evlja Celebi – «le cinquième bras du Danube mélange ses eaux à la mer Noire tout près de la forteresse de Karaharman; [...] une des cinq bouches du Danube est précisément celle de Karaharman, la plus petite de toutes le cinq»18 et avec la carte de Seyd Nuh et de la Dobroudja de Kiatip Celebi19. L’existence d’une voie navigable de Karaharman à Tulcea explique aussi la conclusion d’Evlja Celebi: «depuis la construction de cette forteresse on ne voit plus les cosaques dans ce parage ni auprès la ville de Babadag»20.

La forteresse de Karaharman eût donc le rôle – à côté de la défense du port – de contrôler l’entrée de la bouche sud du Danube, et aussi le gué entre la terre ferme et l’île de Kituq. Par le tir des canons «balimezes» – les grandes bouches de feux de forteresse dont le nom dérive du balimezzo italien – on pourrait interdire l’accès de navires par le chenal.

L’idée n’est pas nouvelle même sur ce segment du Bas-Danube où, sous le Bas Empire romain, furent bâties de nouveau ou restaurées les fortifications de Halmyris, Argamum et sa paire, de l’autre bord, à Bisericu]a, puis Histria/Istros, dans le souci de

17 Bacchisio Motzo, Il Compasso da Navigare. Opera italiana della metà del secolo XIII, dans „Annali della Facolta di lettere e filosofia della Università di Cagliari“, VIII, 1947, p.130; pour la côte ouest de la mer Noire, voir aussi Elisaveta Todorova, More about Vicina and the Black Sea Coasts, dans «Etudes balkaniques», vol. XIV, n° 2/1978, p. 124-137. 18 Evlja Celebi, op. cit., p. 360, 387. Presque dans les mêmes termes s’exprima après un siècle et demi le médecin anglais Adam Neale, voyageur en Dobroudja à la suite de l’ambassadeur de S. M. britannique auprès la Porte (Travels through some Parts of Germany, Poland, Moldavia and Turkey, London, 1818, p. 181). 19 La dernière fût publiée par Mihail Guboglu, Chroniques turques..., vol. II, p. 117; Anca Radu-Popescu, Une carte ottomane de la Dobroudja au milieu du XVIIe siècle, dans AIIAI, XXII2, 1985, p. 631-637. 20 Evlja Celebi, op. cit., p. 387.

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contrôler et défendre l’accès par cette voie d’eau intérieure à l’abri des vents et tempêtes de la si capricieuse mer Noire21.

Il reste cependant un aspect qu’on doit éclaircir concernant la topographie de ces parages à propos de la bataille navale de Karaharman de 6 août 1625. Le récit de l’évêque d’Ohrid, Rafael Levakovic – biographe du sultan Jahja – contient le passage suivant: «Tenevano [les Ottomans] anco 70 Galere nel porto di Midia per guardia di quelle foci; hora mentre andaua il Sultano col Generale con le 130 vele suddette costeggiando, et aspettando la sua armata alli 6 Agosto 1625 cominciò rinfrescar il vento, e far marette a lui, et all’armata molto contraria, con la quale, e col vento, che tuttavia ingargliardiua, mentre li Cosacchi contrastauano, ecco dal porto di Midia spiccate le Galere Turchesche, che con vento prospero vennero a vele gonfie ad investir le 130 barche che si trovavano col Sultano»22. On serait tenté d’abord d’identifier ce port de Midia avec celui de Karaharman au large duquel la bataille se déroula. Mais connaissant les conditions de navigation à la bouche de Karaharman et le tirant à l’eau des galères on est en état de donner une autre solution pour interpréter le texte de Rafael Levakovic.

Par les soins du capudan Regep pacha la flotte ottomane s’abritait dans la baie sud du promontoire du Midia, d’où le vent aidant, elle réussit à investir les navires cosaques au large de Karaharman.

À part les différences dues à une source ennemie l’épisode a une importance exceptionnelle pour la compréhension de la nomenclature de cartes nautiques et de portulans. Car le portulan grec conservé à la Bibliothèque de Leyde dans le Codex Vossianus Graecus O.12 constate que „au-delà de Glossida, c’est à dire à Ganavarda il y à un bon port accessible du côté du Midi et tu trouveras fond bon, d’une profondeur de 4 brasses; reconnaissance de Ganavarda: on y voit des collines arrondies et si tu veux faire un bon mouillage remonte audelà de la barre 20 encablures“23. La mention d’une barre et la possibilité de remonter au-delà de la barre encore deux où trois milles (l’encablure maritime vaut 120 brasses, c’est-à-dire environ 200 mètres) donne à penser qu’il s’agit des anciens estuaires fluviatiles, aujourd’hui lacs, de Taşaul et de Gargalîq (Corbu), au XVIIe siècle encore des mouillages sûrs. 21 Pour la navigation antique par le bras sud du Danube, appelé Peuce, voir Sergiu Iosipescu, Dans la mer Noire pendant l’antiquité et le Moyen Ãge: en louvoyant à la recherche de l’ancienne bouche sud du Danube, dans «Revue roumaine d’Histoire», vol. XXI, n° 2/1982, p. 283-302. 22 Oskarre de Hassek, Sultan Jahja, dell’Imperial Casa Ottomana od altrimenti Alessandro Conte di Montenegro ed I suoi discendenti in Italia (Nuovi contributi alla storia della questione orientale e delle relazioni politiche fra la Turchia e le potenze cristiane nel secolo XVII), Trieste, 1889, p. 429-430, apud Ştefan Andreescu, op. cit., p. 257. 23 Armand Delatte, Les portulans grecs. II. Compléments, dans «Mémoires de l’Académie Royale de Belgique. Classe des Lettres et des Sciences Morales et Politiques», tome LIII, n° 1/1958, p. 45; cf. Petre S. Năsturel, Le littoral roumain de la mer Noire d’après le portulan grec de Leyde, dans «Revue des études roumaines», vol. XIII-XIV, 1974, p. 132-133.

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Commencée par le capudan Reğep pacha les fortifications du

port Karaharman ont été terminées par son successeur Hasan pacha24, ce que permet de fixer un intervalle, 1626 – 1629, pour la construction et la mise en état des ouvrages. Evlja Celebi qui à vu Karaharman plusieurs fois vers le milieu du XVIIe siècle le dépeint comme «une forteresse carrée en pierre située au bord de la mer et sur le bras du fleuve Danube, dans une plaine verte; sa circonférence est de mille cent pas; à l’intérieur elle a seulement vingt maisons [...] la forteresse n’a pas de fossé parce qu’elle est justement au bord de la mer»25. Il y avait encore, à l’intérieur, pour l’usage de la garnison la mosquée de Murad Khan IV.

Au milieu du XVIIe siècle, à l’abri de la forteresse, prospérait le bourg d’environ 300 maisons, mais avec 70-80 caravansérails et une seule mosquée tout près du port26.

À côté de ce Muslim-Karaharman, Karaharman musulman, une agglomération cosmopolite, il y avait Gyaur-Karaharman, bourg chrétien, très important pour ses troupeaux de moutons27. Grand débouchée pour les céréales de la Dobroudja centrale Karaharman suivit la fortune de cette contrée pontique de l’Empire ottoman et de la navigation dans la mer Noire.

Trente ans après la fondation – vers 1656 – les murs étaient suffisamment abîmés pour nécessiter une restauration28.

L’époque de Küprülü et la première moitié du XVIIIe siècle marquent l’apogée de la civilisation ottomane en Dobroudja et pareillement du port de Karaharman. On eût, sans doute, de vives alarmes pendant les campagnes en Moldavie de l’armée polonaise du roi Jean Sobieski après le désastre ottoman de Vienne (1683) et au temps des «zorbala» – les séditions – qui ont taché «la période des tulipes» à la fin du règne d’Ahmed III (1703 – 1730), moments qui ont pu être saisies grâce aux témoignages archéologiques. Mais, dans l’ensemble c’est la prospérité.

Quant à l’organisation territoriale, Karaharman était, toujours d’après le récit d’Evlja Celebi, une commune (nâhiye) du Kázâ de 24 Auquel Kiatip Celebi, op. cit., p. 112 lui attribue tout le mérite. 25 Evlja Celebi, op. cit., p. 387. 26 Ibidem. 27 Bistra Tzvetkova, Un document inédit du XVIe siècle concernant l’histoire de Dobroudja, dans NHMB, n° 8(23), 1972, p. 209-231, à publié un fragment d’un grand régistre de ravitaillement (ğelepkesan) ottoman de 1574, où il y a aussi le suivant recensement des hommes (propriétaires) et de leurs moutons de Karaharmanliq: Kara Yazygi Hudaverdi – 50; Lyufti Yumeran – 40; Yunus Abdulah – 40; Mehmed Yunus – 30; Hamza Safar – 25; Kara Bali Rum – 30; Bordidğe Trapezunlu – 50; Peyu Kyafir – 100; Radič Kodja, Vasile et Ioanica, ensemble – 50; Nedelco Hoğa – 50; Todoran Marin – 50; Costandin Kyučuk („le petit“) – 30; Alecsi... - 30; Mezidkal (?) Trapezunlu – 40; Iorghi Vlah – 40; Nicolae Ştefan – 25; Ioan Vasile – 30; Iorghi Diukyanğiata – 40; Terzi Todor... -25; Gheorghe gendre de Kara Bali Trapuzani – 25; Yorghi – 50; Peiu Kyucuk – 50; Dragomir Iflac – 25; Ioan le boucher – 25; Gardan Tudor – 25; Radu Şirus – 30; Tudor gendre de čengyan – 40; Ioan gendre de Nicu – 40; Tudor Staicu – 30; Dima gendre de Gamir – 30; Dumitru Nedelcu Koğa – 50, ce qui donne 60 åmes et 17 330 moutons. 28 Ibidem, p. 399.

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Babadag dans le vilayet de Silistrie; administrée par un naïb, assisté d’un conseil de notable, elle avait aussi un douanier en chef (gümrük emini).

Le déclin commence brusquement avec la guerre russo-ottomane de 1768 – 1774, pendant laquelle Dobroudja fût ravagée par les armées russes. En avril 1773, après un raid jusqu’au Karasou (actuelle Medgidia/Medjidyé), un détachement russe (colonel Kliucko – mille fantassins, 1 400 Cosaques et six canons) surprit Karaharman, incendiait les grands magasins – la „Scala Nova“ (Nouvelle Echelle) figurée sur la carte de Leonard Euler (1753) – et fit sauter une partie de la courtine de la forteresse29.

L’anarchie dans laquelle la paix de Kutchuk – Kaïnardji (1774) plongea l’Empire ottoman ne fût propice à la restauration de la forteresse pour des années. Parmi les missions envoyées par le roi Louis XVI afin d’aider la Porte de sortir de son affaiblissement pour résister à la Russie et à la Monarchie autrichienne, celle du capitaine ingénieur André-Joseph de La Fitte-Clavé et de l’enseigne de vaisseau Thomas-Laurent-Madeleine du Verne de Presle fit aussi une croisière dans la mer Noire (avril – septembre 1784)30. Au retour d’Ozü/Ocakov – où de La Fitte-Clavé aura l’occasion de montrer son courage et son expérience pendant la guerre avec la Russie, en 1787 – la mission française avait reconnu aussi les parages de Karaharman les premiers jours de juillet 1784: «Karahirman est un assez gros village situé au fond d’une anse ou golfe et sur le bord de la mer a l’extrémité du penchant d’un coteau dont le sommet est éloigné dans les terres. Il y a un château en maçonnerie de forme carrée ayant une tour ronde a chaque angle et 30 a 40 toises de coté, des créneaux à la turque: je ne sais s’il y a du canon, mais on n’a pas répondu hier à notre salut. Ce château est sur le bord de la mer et les maisons éloignées du village sur un endroit plus élevé paraissent le commander. [...] L’on nous à dit que dans la dernière guerre les Russes avaient fait sauter la partie de l’enceinte du château qui est au côté de terre ainsi que les casernes ou logements dont rien n’a été réparé»31. On ne peut pas

29 Joseph von Hammer, Geschichte des Osmanische Reiches, vol. IV, Pesth, 1936, p. 644; Colonel Boutourlin, Précis des événements militaires de la première guerre des Russes contre les Turcs sous le règne de l’Impératrice Catherine, St. Petersbourg, 1822, p. 88-89. „Scala Nova“ de la carte d’Euler (voir Bibliothèque de l’Académie roumaine, Atlas Dimancescu, f. 132) a été aménagée à mi-chemin entre le port de Karaharman – dont la profondeur diminua progressivement par ensablement – et le cap Midia; la toponymie actuelle garde le souvenir de ce port par le lieu-dit „La Magazii“ („Aux Entrepôts“). 30 V. Jacques Paviot, Une reconnaissance militaire et nautique du rivage bulgare de la mer Noire, dans «Bulgarian Historical Review», n° 3/1984, p. 107-112; Idem, La reconnaissance des bouches du Danube par La Fitte-Clavé et du Verne de Presle en 1784, dans «Revue roumaine d’Histoire», tome XXV, no 3/1986, p. 219-224. 31 La Fitte-Clavé, Journal d’un voyage sur les côtes de la mer Noire, du 28 avril au 18 septembre 1784, dans Jacques Paviot, La reconnaissance des bouches du Danube par La Fitte-Clavé et du Verne de Presle, dans loc. cit., p. 222-223. On doit remarquer que le passage du rapport de La Fitte-Clavé

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savoir si le récit de La Fitte-Clavé est totalement exact car les Français furent empêchés de débarquer par les bas-fonds et aussi par la soldatesque d’un ayan – notabilité locale – de Küstenge/Constanţa, Deli Mehemet, qui contrôlait les lieux.

Pourtant deux ans après (août 1786), Wenzel von Brognard, navigateur autrichien sur le Danube découvrit tout près de la ville de Karaharman „dans l’angle nord, vers la mer, une petite palanque quadrilatère avec des tours rondes couvertes, l’ensemble construit à neuf ou restauré tout récemment, mais, pourtant sans artillerie“32.

Après la nouvelle guerre russo-ottomane de 1806 – 1812 – accompagnée de nouvelles destructions en Dobroudja, perpétrées par les armées du tsar – on dût penser à une nouvelle restauration du château. Et par cause, le traité de paix de Bucarest (16/28 mai 1812), en faisant du Danube maritime la frontière entre les Empires russe et ottoman, promut la forteresse de Karaharman dans la défense avancée de la Porte, sur la grande route – „le chemin du Sultan“, d’après une tradition „locale“ – du bord de la mer.

Tant bien que mal, le château de Karaharman ait été reconstruit car en visitant ces parages en 1817 le baron Félix de Beaujour les trouva en assez bon état pour constituer la première ligne de défense de Măcin par Babadag à la mer33. Grâce à ces prévisions le château résista pendant la nouvelle guerre russo-ottomane de 1828 – 1829. La flotte russe ne réussit pas à approcher suffisamment à cause des bancs de sable du chenal et des feux de la forteresse. Seulement l’invasion de la Dobroudja par l’armée russe mit fin à la résistance et même à l’existence du château. Car, comme une marée brûlante, l’armée russe dévasta systématiquement la Dobroudja. Pareillement à Constanţa – où les dessins et les lithographies de Henri de Béarn sont le saisissant témoignage de la destruction de la ville et de ses fortifications34 – à Karaharman le château a été rasé.

Edouard Taitbout de Marigny, navigateur et explorateur de ces parages à l’époque de la paix d’Andrinople (1829), note dans son Portulan de la mer Noire et de la mer d’Azov: «à 16 milles S-O de la bouche de Portitsa plusieurs monticules font reconnaître la petite ville de Karakermane (château noir) dont le mouillage n’est point fréquenté»35.

Ç’était une ville fantôme parce que, épouvantée par l’épidémie de choléra la population chrétienne, épargnée concernant le château de Karaharman a été reproduit partiellement par J. B. Lechevalier, Voyage de la Propontide et du Pont Euxin, vol. II, Paris, 1800, p. 367. 32 Relation du voyage de Wenzel de Brognard (Vienne, décembre 1786), dans Gheron Netta, L’expanssion économique d’Autriche et ses explorations orientales, Bucarest, 1930, p. 211. 33 Félix de Beaujour, Voyage militaire dans l’Europe ottoman, vol. I, Paris, 1829, p. 464: «Le petit fort de Kara-Hirman, simple carré, flanqué de tours». 34 V. G. Oprescu, Les Pays roumains vus par des artistes français (XVIIIe et XIXe siècles), Bucarest, 1926, p. 18-21, pl. VI, IX. 35 E. Taitbout de Marigny, Portulan de la mer Noire et de la mer d’Azov ou description des côtes de ces deux mers à l’usage des navigateurs, Odessa, 1830, p. 119.

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partiellement au cours de l’invasion russe, fuit les lieux pour s’abriter à l’intérieur de Dobroudja à Ali bey köy (aujourd’hui Izvoarele)36. Quant à la population musulmane survivante de la guerre, revenue à ses foyers détruits37, elle dût affronter une nouvelle et terrible épidémie de peste, le village étant isolé et interdit dans le printemps de 183938.

Deux guerres encore, en 1853-1856, la guerre de Crimée, et en 1877-1878, ont été suffisantes pour anéantir presque complètement l’ancien village de Karaharman, malgré quelques efforts de l’administration ottomane de refaire le potentiel démographique par des nouvelles colonisations musulmanes.

Dans la Dobroudja roumaine, après la guerre de 1877-1878, par les soins du Service Géographique de l’Armée on procéda à la levée des plans de la province et dans feu le centre de Karaharman on délimitait „la place de la forteresse et de la ville ancienne“ (30 hectares), „le cimetière abandonné“ ainsi qu’un autre cimetière ancien au nord du village sur le bord du lac, terrains restés dans la propriété de l’État39.

A la veille de la première guerre mondiale le grand archéologue roumain Vasile Pârvan demandait au Ministère de Cultes et de l’Instruction Publique des mesures pour la sauvegarde de ruines „antiques“ de Karaharman menacées par la destruction, utilisées comme carrière de matériaux de construction par les habitants40, la plupart des colons.

Dans une région abondante dans des antiquités grecques et romaines il n’est pas surprenant que d’après quelques pièces épigraphiques on pensa que la cité de Histria pourrait être la bas et, longtemps, on a pris les traces de la fortification ottomane pour les témoignages de la présence à Vadu des aigles de Rome. D’autant que les découvertes archéologiques fortuites et quelques inscriptions latines placent ici, à Vadu, un vicus romain, fondation d’un certain Celer41. La reprise des fouilles en Roumanie après la deuxième guerre mondiale a occasionné aussi quelques sondages 36 La tradition locale communiquée (1982) par un ancien notable de Vadu, le regretté Nicolae Drăgan. Les habitants actuels de Izvoarele, d’origine grecque, gardent le souvenir de leur établissement dans le village actuel au temps de la révolution hellénique (1821-1829). 37 Les rapports du consul général anglais dans les Principautés roumaines, Robert Gilmour Colquhoûn, voyageur en Dobroudja en 1839, signalent les pires dévastations de villes et villages (Archives Nationales de Roumanie, fonds Microfilms Angleterre, rôle 10, vol. 363, f. 112, rapport adressé au vicomte de Palmerston, le 17 octobre 1839, de Bucarest). 38 Documents relatifs à l’histoire de Dobroudja, édités par Tudor Mateescu, Bucarest, 1975, p. 93 (rapport de la carantine de Br`ila, 3 mars 1839). 39 Direction des Archives départementales de Constantza, fonds L’Inspection du cadastre, dossier 211/1880-1884 (ancien no 76), f. 4, 5; voir aussi T. Mateescu, Mentions des actes de la Commission de parcellement de Dobroudja relatifs aux ruines dans les villages, dans «Revue des archives», tome X, no 2/1967, p. 242, 245. 40 Vasile Pârvan, Correspondance et actes, éd. Alexandre Zub, Bucarest, 1973, p. 162. 41 Inscriptiones Scythiae Minoris Graecae et Latinae. I. Inscriptiones Histriae et Vicinae, éd. Dionisie M. Pippidi, Bucarest, 1983, p. 465-467 (nos 351, 352).

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sur le promontoire Gyaurköy (Nord de Vadu) vite abandonné par l’immensité de la tache et par l’inextricable mélange de niveaux des différentes époques42.

L’intérêt archéologique pour Vadu tomba et seulement au début des années ’70 des recherches d’archivistique et des sources publiées aboutirent à l’élaboration d’une étude monographique43 parue en français, mais dans une revue turque et restée presque inaperçu.

Ce fût seulement en 1981 quand après des recherches de géographie historique et l’étude des photographies aériennes nous avons commencé des fouilles archéologiques systématiques à Vadu et sur le promontoire nord du village à Gyaurköy44.

Situées sur le promontoire sud du village de Vadu - aujourd’hui baigné par les eaux de Balta de Mijloc (Etang de Milieu) -, partiellement détruites par une exploitation de métaux, les restes des fondations du château de Karaharman ont été découverts de 0,35 m à 1,5 m sous le sol actuel, ravagé par les travaux de construction de l’usine.

On mit à jour les fondements en pierre de la courtine nord avec les tours ronds adjacentes, fragments des courtines d’est et d’ouest et quelques pierres appartenant à la tour Sud-Est; à l’intérieur les fondations des maisons, quelques-unes unes adossées à la courtine nord; à l’extérieur à l’Est les restes de deux grands canaux pour évacuer les eaux de l’intérieur du château. La longueur de la courtine nord est de 28 m et l’épaisseur du mur à ses premières assises varie entre 1,5 m et 1,65 m; des poutres en bois à section quadrilatère (environ 0,20 m x 0,15 m) ont constitué l’armature de ce mûr. Au milieu de la courtine nord il y avait une porte dans le mur (largeur 1,40 m) surmonté à l’intérieur par une petite construction quadrilatère (3,90 m x 2,08 m), ensemble saisissable aussi par le croisement d’ici des poutres de l’armature.

La tour Nord-Est, mieux conservée, de plan rond (diamètre extérieur 9,70 m, intérieur 6 m) a dans son parement extérieur, vers le sud-est, un bloc parallélépipédique equarissé avec des fossettes en queue d’hirondelle pour le fixer – à l’origine avec des pièces en bois ou en plomb. Près de lui, dans la même assise, il y a une partie d’un triglyphe en marbre, évidemment une spolia de Histria, appartenant à un temple qu’on n’a pas encore découvert.

La tour rond de Nord-Ouest, très abîmée, a le diamètre extérieur de 7,50 m et intérieur de 4,30 m.

42 Le chantier [archéologique] d’Histria, dans „Etudes et Recherches d’Histoire Ancienne“, Bucarest, tome IV, no 1-2 (1953), p. 145-146. 43 Tudor Mateescu, Une ville disparue de la Dobroudja – Karaharman, dans «Tarih Enstitüsü Dergisi», tome 20, 1971, p. 297-343. 44 Sergiu Iosipescu (responsable scientifique du chantier) et ses collaborateurs du Musée National d’Archéologie et Histoire de Constan]a (Roumanie).

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Au rez-de-chaussée, dans chacune des tours, sur le sol – car il n’y a pas un pavage – gisaient parmi les décombres des mures dizaines de boulets en fonte et en fer et trois fragments de canons – un d’une épaisseur de 6,7 à 7 cm pour de projectiles d’un diamètre d’environ 9 cm.

Seulement 22,50 m de la courtine ouest subsistent encore, le reste étant détruit par une halle. La courtine est existe pour une longueur de 27 m, le coin sud-est avec la tour a été complètement détruit par les travaux. Dans l’épaisseur des murs qui varie entre 1,50 et 1,65 m, en longueur il y avait les canaux pour l’armature en bois. A cette courtine se raccordaient les canaux en pierre (largeur 1 – 1,20 m) – capitonnés avec des tegulae romaines réutilisées – pour l’évacuation des eaux pluviales ou ménagères du château.

A l’intérieur nous avons trouvé les fondements de petites cédules (largeur environ 2 m, épaisseur du mur 1,5 m), adossées à la courtine nord, constituant également, à coup sûr, la base du chemin de ronde.

Partout à l’intérieur du château il y avait des fondations très abîmées des maisons, des décombres parmi lesquels beaucoup de morceaux des tuiles et des tubes pour l’adduction de l’eau.

Par sa forme et ses dimensions, le château de Karaharman parait suranné pour le XVIIe siècle, même pour son commencement. Mais en regardant de plus près les circonstances de sa construction, par les soins du capudan pacha, dont une de ses escales vers la Crimée fût toujours Akkerman/Cetatea Albă, on constate qu’on a pris justement pour modèle le château central de l’ancienne forteresse maritime de la principauté de Moldavie. Le prestige contemporain des ouvrages des Génois – prestige évoqué aussi dans l’historiographie roumaine du XVIIe siècle (voir le grand chroniquer moldave Miron Costin45) – auxquels on attribuait, à tort, la construction de Cetatea Albă, explique pourquoi ils s’en servirent de ce modèle si proche. Celui-ci, quoique très vieux, puisse encore favoriser la défense contre les embarcations et les armes des Cosaques, jugement qui s’avéra bon.

Bien que les fouilles archéologiques n’aient pas pu servir à la reconstitution de tous les éléments du château, on peut imaginer que la taille plus grosse des tours du côte de la mer et l’existence probable des plate-formes sur la courtine est s’explique par l’artillerie y placée pour contrôler et interdire le passage par le chenal navigable. Parmi les boulets retrouvés il y avait quelques-uns liés ensemble pour les lancer vraisemblablement contre le gréement des navires ennemis.

45 Miron Costin, Oeuvres, éd. P. P. Panaitescu, Bucarest, 1958, p. 205, 223, 266.

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L’époque et les buts de la fondation du château expliquent la faiblesse de la défense terrestre aussi que la manque d’un fossé46.

A côté de la céramique, la ferronnerie, l’armement, les outils et les parures la découverte la plus merveilleuse fût sans doute le trésor, mis à jour dans la section magistrale de la fouille en septembre 198747.

Caché dans un petit pot sans couvercle, enfoui sous le sol fouillé par les pieds des habitants du château au XVIIe siècle, probablement dans une maison, le trésor se compose de 247 monnaies – 176 en or et 71 en argent, pesant presque deux kilos.

La composition du trésor est tout à fait surprenante. Parmi les monnaies en or, 147 sont sequins vénitiens, émissions des ducs depuis Niccolo da Ponte (1578-1585) à Aloisio Contarini (1676-1684). Puis il y a 6 ducats avec l’effigie des Habsbourg, 11 émissions des villes de Saint Empire romain - germanique, 5 pièces frappées par les États-Généraux des Pays-Bas et seulement 7 monnaies en or (altîn) du Grand Turc.

Parmi les monnaies d’argent, 47 sont des thalers – dollars – espagnols, 27 du Saint Empire romain - germanique et un frappé par les Etats-Généraux des Pays-Bas.

Les années extrêmes des monnaies du trésor sont 1564 – un ducat de Ferdinand Ier de Habsbourg, frappé à Kremnitz/Kremnica – et 1684 – un sequin d’Aloisio Contarini.

Les 17 monnaies en or du Saint Empire romain - germanique sont des émissions depuis 1564 (Ferdinand Ier) jusqu’en 1672 (Léopold Ier), la plupart des ducats pour les villes impériales de Hambourg (A. D. 1579), Deventer (1603), Francfort-sur-le-Mein (1633, 1645, 1646-1666), Rostock (1633), Nuremberg (1635), Zwolle (1649), Kampen (1652, 1653, 1654). Les ducats des empereurs Ferdinand Ier (1654), Rodolphe II (1603), Mathias (1618), Ferdinand III (1654) et Léopold Ier (1666, 1672) ont été frappé à Kremnitz/Kremnica dans le royaume de Hongrie Supérieure (aujourd’hui en Slovaquie).

Il y a aussi dans le trésor cinq monnaies en or des États-Généraux des Pays Bas s’étalant depuis 1593 jusqu’en 1634: deux ducats frappés par la province d’Overyssel (1593, 1631), un (1608) par Gueldre, un (1634) par la Frise occidentale.

Les 7 monnaies en or (altîn) de l’empire du Grand Turc portent les noms des sultans Selim II (1566-1574), Murad III (A. D. 1574, Misir/Egypte), Ibrahim (deux pièces de 1640 frappés en Egypte), Mehmed IV (trois exemplaires de 1648: émissions de Misir – deux, et de Trablus). 46 Pendant les fouilles de 1993, nous (Sergiu et Raluca Iosipescu) avons aperçu l’entrée d’un petit fossé tout près de la courtine ouest, vers la terre ferme; elle pourrait servir également pour l’écoulement des eaux. 47 Pour les conditions de la découverte, voir Sergiu Iosipescu, Le trésor de monnaies du XVIe et XVIIe siècle de Vadu, une remarquable découverte de l’archéologie militaire roumaine, dans «Revue d’Histoire Militaire», 1987, n° 4(14) /1987, p. 86-87.

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De 71 monnaies en argent la plupart, 47, sont les réales de huit („reales de ocho“) et des demi- réales, frappés par les rois catholiques au XVIIe siècle. Découpées, très usées, les thalers espagnols ne relèvent que des fragments presque illisibles des inscriptions; on peut lire les millésimes 1621, 1657 donc des règnes de Philippe III (1598-1621) et de Philippe IV (1621-1665) et le chiffre romain III dans une position indiquant toujours le roi Philippe III.

Dans le lot des monnaies en argent, à part un très beau thaler de la célèbre abbaye de Saint-Gall (162-, le dernier chiffre est effacé), d’un Loewenthaler – le thaler avec le lion des États-Généraux des Pays Bas pour Gueldre (1647) toutes les autres sont des émissions du Saint-Empire Romain-Germanique. Elles commencent en 1592 avec un splendide thaler de Saxe frappé aux noms des frères ducs Christian, Jean, Georges et Auguste. Le dernier des thalers fût frappé à Baia Mare/Nagy Banya en 1660, au nom de l’empereur Léopold Ier, maître d’une partie de la Transylvanie, au cours des troubles de la guerre de cette principauté avec l’Empire ottoman. Dans l’intervalle s’étalent les émissions des thalers de Rodolphe Ier (1608), Ferdinand II (1620, 1623), Ferdinand III (1637, 1657, 1658) et des archiducs Maximilien (1613, 1615, 1616, 1618 – deux pièces), Ferdinand de Tyrol (un thaler sans date), Léopold de Tyrol (1621 – trois pièces, 1623, 1625, 1632 – deux pièces). Les thalers de ce dernier, de 1623 et 1625, sont particulièrement intéressants, car le premier fût frappé pour l’Alsace dont Léopold était landgrave; le second en sa qualité d’évêque de Strasbourg et Passau et administrateur de Luders et Murbach, les très anciennes abbayes de Haute Alsace.

Par leurs perforations, trente-six des monnaies en or ont été pendues et ont composé, peut être, un collier, d’une importance bien connue dans le monde oriental. Les années extrêmes des monnaies perforées sont données par un ducat de l’empereur Ferdinand Ier de Habsbourg de 1564 et par un sequin du duc Domenico Contarini (1659-1674). Il y a ici – comme d’ailleurs dans tout le trésor – une prépondérance des sequins vénitiens- six pièces du duc Francesco Malimo (1646-1655) et dix de Domenico Contarini (1659-1674) –, explicable par leurs longs gouvernements mais, quand même étonnante en pensant au déroulement contemporain de la guerre vénétoottomane de Crète (1645-1669).

Par sa composition le trésor est une véritable révélation. Dans le principal port du XVIIe siècle de la côte ouest de la mer Noire – supposé lac ottoman depuis le XVIe siècle – à Karaharman, les grandes puissances maritimes, ennemies du Grand Turc, dominent la circulation monétaire, voire l’épargne et la thésaurisation. D’autre part, on constate la confluence du commerce de la mer Noire avec celui du Danube – de villes allemandes – dont la position

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géographique de Karaharman sur le bras sud du grand fleuve européen explique très bien. A une échelle plus modeste, au XVIe-XVIIe siècles le port ottoman a le destin connu ou supposé de Histria, le grand emporium de l’Antiquité, situé dix kilomètres au nord, sur le même bras danubien. Les grandes étapes de navigabilité de cette artère fluviale ont décidé la prospérité et le déclin de deux cités. Dans une Europe classique et des Lumières, le château-fort moyen-ageux de Karaharman assura pour presque un siècle et demi le plus important débouché du Danube dans la mer Noire.

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QUELQUES MANIFESTATIONS DE LA SENSIBILITÉ BAROQUE CHEZ LES OFFICIERS FRANÇAIS DU XVIIe SIÉCLE

Jean CHAGNIOT

isons les mémoires et les correspondances du XVIIe siècle, ou encore les æuvres littéraires qui mettaient en scène des hommes de guerre. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir

que les gentilshommes qui avaient embrassé la carrière des armes, mais aussi d’autres hommes qui ne devaient d’être assimilés à la noblesse qu’à la pratique de métier ennoblissant, adhéraient majoritairement à une hiérarchie de valeurs et manifestaient des préoccupations et des goûts sensiblement différents de ceux des autres catégories socio-professionnelles. Avant 1660 surtout, on n’aurait guère apprécié des personnes de qualité ou de guerre (expression empruntée au marquis de Quincy, préférable à celle de «noblesse d’épée») dont la façon de vivre et de penser eût été celle de tout le monde. Nous croyons pouvoir qualifier de «baroque» cette sensibilité qu’avaient ou qu’affectaient alors les hommes d’épée.

Se distinguer des autres, ce n’est pas seulement afficher des convictions qui paraîtront incongrues à l’opinion commune, comme fait par exemple La Rochefoucauld quand il écrit: «On a fait une vertu de la modération pour borner l’ambition des grands hommes, et pour consol les gens médiocres de leur peu de fortune, et de leur peu de mérite»1. C’est aussi demeurer étranger à certaines idées qui se répandent, sinon dans les cercles mondains, du moins chez les clercs besogneux en qu d’une pension. Ainsi le thème de l’harmonie de la société humaine, exploité alors par certains juristes aussi bien que par des auteurs religieux traitant de la spiritualité des états de vie, devint obsédant ou simplement banal au XVIIe siècle, comme la montré de façon magistrale Yves Durand2. A l’origine se trouverait saint Denis, le premier évêque de Paris, plus ou moins confondu avec Denys l’Aréopagite converti par saint Paul; on a attribué à ce personnage protéiforme et mythique des réflexions sur l’harmonie hiérarchique du monde, de l’ordre ecclésiastique et de la société. Cette conception harmonique se retrouve notamment dans un texte fameux (trop fameux?) du juriste Loyseau, qui en 1610 met en parallèle l’ordre du monde ou ordre cosmique (pas seulement celui de la nature visible, mais en y comprenant les anges) avec l’ordre de toute société politique et humaine telle qu’elle devrait être. Notons au passage que si Loyseau distingue radicalement l’ordre ecclésiastique, l’ordre de la noblesse et l’ordre des roturiers, il classe tous les officiers de justice

1 Maxime 308. 2 Mystique et politique au XVIe siècle, l’influence du pseudo-Denys dans „XVIIe siècle“, n° 173/ oct.-déc. 1991, p. 323 - 350.

LL

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et de finance, ainsi que les hommes de lettres et les artistes, même quand ils sont nobles, dans l’ordre roturier, ce qui est un point de vue largement dominant à l’époque, comme en témoigne la représentation du tiers état aux Etats généraux de 1614 encore.

Tous ces auteurs concevaient un monde hiérarchisé et surtout parfaitement organisé où le prince était assimilé au soleil. Cela dès le règne de Louis XIII. Jean-Marc Châtelain, dans un commentaire fouillé de L’Alexandre ou les parallèles de Mgr le duc d’Anguien, une úuvre de Jean Puget de La Serre, historiographe du prince de Condé, publiée en 1645, a sans doute eu tort d’écrire que le thème solaire n’est apparu qu’en 1651, sous prétexte que jusquel’on ne connaissait pas les Métamorphoses d’Ovide mises à l’index après le Concile de Trente3. Yves Durand cite en effet de nombreuses références au Prince-soleil dès 1630 dans la production littéraire à Paris comme à Lyon.

Le prince solaire est au centre d’une constellation, d’un rayonnement de patronages, de fidélités, de clientèles, qui enserrent toute la société en l’éclairant. Toutes les grâces émanent du prince; à la manière des anges, plusieurs catégories de médiateurs (gouverneurs, intendants, magistrats) transmettent les requêtes de bas en haut, et répercutent du haut en bas de l’échelle les décrets et les bienfaits.

Cette conception tempère le scandale de la raison d’Etat; en colorant celle-ci d’une tonalité providentielle et chrétienne, elle sert à absoudre Richelieu des griefs de machiavélisme et de tyrannie. Elle apparaît assez souvent dans le discours et sous la plume de ceux qui avaient la charge d’administrer les âmes, ou d’administrer l’Etat. En revanche, Yves Durand n’a trouvé à invoquer aucun témoignage d’un homme d’épée en faveur de la doctrine du pseudo-Denys. Il n’y a là ni étourderie de sa part, ni lacune dans son information. Le fait est que les hommes dont le métier était de faire la guerre sont restés insensibles à l’harmonie providentielle des sociétés humaines. Ils voyaient les choses de façon différente, à proprement parler dialectique; c’est en cela qu’on peut les considérer comme baroques.

Les historiens ont quelquefois l’impression que leurs collègues littéraires font la part un peu trop belle à la littérature épidictique, à la production des encomiastes, dont le métier consistait précisément à exalter l’harmonie régnant autour du prince, et qui n’avaient bien souvent pas d’autre gagne-pain. Ces auteurs ont certes laissé un corpus énorme, d’autant plus important qu’il inspire les arts plastiques et les divertissements de Cour; mais il n’avait sans doute guère d’écho au-delà. La littérature de convention, de propagande si l’on veut, risque de nous faire croire que tout le monde adhérait à la conception harmonique de la société, à une

3 Cf. Maîtrise de l’Université de Paris IV-Sorbonne, 1987, p. 25.

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époque où Ernst Kossmann4, Arlette Jouanna5 et Jean-Marie Constant6, entre autres, nous montrent que les gentilshommes, mais aussi de grands magistrats, ont été conscients comme Pascal de l’hétérogénéité des ordres, des lois et des systèmes de valeurs foncièrement incompatibles. En particulier, l’autorité royale portait forcément atteinte aux droits des gouvernés. L’apparent ordre du monde n’était-il pas alors désordre, au regard de l’ordre de Dieu?

Nombre de grands écrivains, de l’abbé de Pure (dans sa belle vie du maréchal de Gassion) à Rotrou, de La Calprenède et de Gomberville à Mairet et à Pierre Corneille, ont mis en évidence l’antagonisme entre diverses lois, ou entre les intérêts et la conscience, antagonismes d’essence tout aussi providentielle que l’était, pour Antoine Godeau, ou pour Charles Loyseau, l’ordre de la société. Mieux, le Polexandre de Gomberville, de passage dans un royaume africain, y substitue la religion chrétienne et ses combats intérieurs au culte solaire et son harmonie illusoire. Tout est matière à débat pour un héros cornélien7. Ajoutons que de nombreux religieux ont réprouvé les progrès du néo-platonisme puisé dans le pseudo-Denys. Dans l’art, la production des tenebrosi ou caravagesques a eu sans doute plus d’attrait que les fades compositions de Jacques Stella, le peintre officiel de Richelieu. En somme, nous nous refusons à croire que le néoplatonisme exaltant l’ordre et l’harmonie a eu raison du stoïcisme de Sénèque, d’Epictète et de Juste Lipse, même chez les magistrats qui essayaient de se gouverner et de gouverner les autres selon des principes rationnels et cohérents. Et encore le stoïcisme chrétien, peu compatible avec la doctrine harmonique des ordres, n’est-il qu’une des facettes de la sensibilité baroque. Celle-ci nous parait pouvoir être caractérisée de trois façons.

1) C’était d’abord une recherche passionnée, inquiète, de situations critiques, extraordinaires, où la vertu trouverait à tout moment l’occasion de se manifester. L’abbé de Pure parle de „l’inquiétude naturelle“ de Gassion. Le théâtre de l’époque baroque, en France comme en Italie et en Angleterre et peut-être à un moindre degré en Espagne, propose des machineries compliquées et extravagantes. L’intrigue des pièces et des romans (le Roland furieux et ses dérivés, plus de 20 000 pages pour le Polexandre de Le Roy de Gomberville) ménage d’incessantes péripéties et des retournements de situation. Le guerrier aspire à vivre dans un monde incohérent et périlleux où la réalité et la fiction entretiennent des rapports ambigus.

Nos hommes de guerre sont tous un peu gascons. Quand le prosopographe Pinard essaie en 1763 de reconstituer la carrière

4 La Fronde, Leyde, 1954, p. 27. 5 Le Devoir de révolte ..., Paris, 1989, p. 366. 6 Les Conjurateurs ..., Paris, 1987, p. 110 sq. 7 S. Doübrovsky, Dialectique du héros cornélien, Paris, 1963.

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militaire de Claude de l’Estouf, baron de Sirot, l’un des vainqueurs de Rocroi, d’après ses Mémoires, il avoue son désarroi: «il faut observer qu’il y a beaucoup de faits qui paraissent imaginés». La question se pose aussi pour les célèbres Mémoires de Pontis élaborés par Thomas du Fossé, du moins dans la première édition, qui n’a pas subi d’altérations inspirées par le bon goût classique. Ceux de Sirot ont été publiés en 1683; il était mort le 8 avril 1652, à 52 ans, en combattant dans l’armée de Condé contre les troupes du roi; sa carrière avait commencé en 1615. Même son grade à sa mort fait l’objet de contestation: il est maréchal de camp pour le roi, et lieutenant général pour Condé. Les Lestouf prétendent descendre des Del Tufo de Naples, comme les Forbin feignent de croire que leur famille, anglaise à l’origine, est venue en France après le supplice de Jeanne d’Arc. Ces artifices généalogiques n’ajoutaient pas seulement à l’illustration du lignage; les dépaysements et les tribulations qu’ils supposaient étaient en eux-mêmes gratifiants.

Sirot nous dit avoir été très affecté dans son enfance par l’éclipse de soleil de 1605 et par une comète affreuse, qui parut avec une longue queue le 16 septembre 1607. Entre autres catastrophes (une inondation sur les côtes anglaises), cette comète a troublé l’enfant dans ses études. Il les interrompt d’ailleurs, car son père les juge inutiles pour un jeune homme qui va embrasser la carrière militaire: la noblesse «ne savait pas que, comme Pallas préside aux armes, elle préside aussi aux sciences et que le bras n’agit que suivant ce que la tête lui inspire, et qu’il y a plus de gloire à savoir se retirer du péril où nous sommes engagés, que de s’y jeter témérairement sans considérer quelle en peut être l’issue» – notons la formulation antithétique. Sirot entre en qualité de cadet au régiment des Gardes (comme Pontis), puis il part en Hollande, simple soldat, pour y apprendre son métier, quoiqu’il soi catholique. Il va participer au siège du Pouzin contre les protestants sous Lesdiguières, puis à celui de Montpellier; s’en va combattre les Génois et l’Espagne dans l’armée du duc de Savoie; puis dans l’armée de l’Empereur en Hongrie, contre Bethlen Gabor, prince de Transylvanie, à la tête de 180 maîtres (cavaliers) et de 300 fantassins, dans le régiment de Franz-Albert de Saxe-Lauenbourg, avec lequel il restera cinq ans. Il se bat contre l’armée danoise et manque de faire prisonnier le roi Christian IV, dont il tue le cheval le roi de Danemark l’en félicitera. Puis (été 1629), pendant la guerre entre la Suède et la Pologne, à Honigfelde ou à Elbing, Sirot, d’un coup de pistolet, fait tomber le chapeau de Gustave-Adolphe et l’emporte, d’où l’émoi des officiers écossais et suédois prisonniers, qui croient le roi mort. Gustave-Adolphe tient à voir Sirot, par l’entremise de l’ambassadeur de France Charnacé; Sirot, flatté, refuse pourtant de passer à son service: il n’a pas de raison de quitter l’Empereur, car celui-ci n’est pas en guerre déclarée avec le roi de France (les arguments pour et contre sont longuement pesés

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au tome 1, pages 129 à 140). Puis, en juillet 1630, Sirot passe dans l’armée de Collalto qui investit Mantoue (le siège et le sac de cette ville occupent 32 pages dans le récit). Il va ensuite diriger un secours aux Espagnols assiégeant Casal, cette fois contre les Français de Toiras, mais, brusquement, à l’automne de 1630, il passe au service du roi de France, qui l’accueille fraîchement à Dijon. Nous avons là 185 pages mal éditées, avec des dates fausses, mais la trame des faits semble à peu près véridique, quoique le récit soit passionnant comme un roman. Après 1630, le ton change à peine, mais la narration est cette fois confirmée par d’autres sources. L’histoire du maréchal de Gassion par l’abbé de Pure est d’ailleurs presque aussi riche en péripéties.

Comme Sirot, beaucoup de militaires français de tous grades ont cherché très loin les occasions de s’employer. Pontus de la Gardie, ce petit noble languedocien qui devint le favori d’un roi de Suède, fit de nombreux émules. En 1613, par exemple, Candale, un des fils du duc d’Epernon, est parti avec une quinzaine de gentilshommes en Anatoli, pour se joindre à une expédition florentine contre les Turcs. Quand Henri de Rohan séjourne à Venise, en 1629, il s’entend avec le patriarche de Constantinople pour acheter au Sultan le royaume de Chypre sur la base de 3 ou 400 000 écus, en payant à la Porte un tribut annuel de 20 000 écus; il voudrait faire de cette île un asile pour les Réformés de France, mais la mort du patriarche Cyrille fait échouer le projet.

Quelle est au juste la vertu qui cherche à s’exprimer dans une vie trépidante? On peut la qualifier de romaine et de stoïque. Juste Lipse était à la mode parmi nos officiers. Jean Bérenger nous montre que Turenne a médité cet auteur, quoique le maréchal ait été assurément moins cultivé que le comte d’Aubijoux, lieutenant général de Gaston d’Orléans en Languedoc, Claude de Bourdeille, comte de Montrésor, les frères Campion et nombre d’écrivains soldats comme Descartes, Racan, Saint-Evremond, Bussy-Rabutin ou La Rochefoucauld. On a surtout lu le De Constantia (1583), le De Militia romana (1596) et les Monita et Exempla politica (1605).

Plusieurs historiens allemands, après Gerhard Oestreich, ont attribué à la pensée de Juste Lipse une influence déterminante dans l’émergence d’une discipline sociale (Sozialdisziplinierung), grâce à l’intériorisation des exigences morales et des contraintes. Il paraît même que, en France aussi, le néo-stoïcisme aurait effectivement servi à justifier une conception autoritaire de l’Etat, et qu’il aurait notamment amené les hommes de guerre «désangoissés» à une soumission librement consentie8. Si tel est vraiment le message de Lipse, si les intérêts de l’Etat étaient au cúur de ses préoccupations, nos militaires l’ont mal compris. A lire sans úillères les Mémoires de

8 J. Cornette, Le roi de guerre. Essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, Paris, 1993, p. 50-55.

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Montrésor et de Campion, ou ceux de Coligny-Saligny, on imagine mal leurs auteurs s’astreignant d’eux-mêmes à une soumission inconditionnelle! Celle-ci semble avoir été imposée, tardivement et plus difficilement qu’on ne le croit, à la génération suivante, 80 ans après la publication du De Constantia et quand Lipse était passé de mode. Revenons donc au cæur du stoïcisme chrétien.

La vertu, selon Lipse et d’après Sénèque, est: 1) conscience; 2) constance; 3) probité; 4) prudence. C’est sans doute sa conscience qui inspire à Henri de Campion les vains efforts qu’il fait pour sauvegarder des ennemis désarmés ou blessés au siège de Turin en 1640, alors que le comte d’Harcourt les abat au contraire sans le moindre scrupule. Mais la constance et la prudence nous importent davantage ici.

La constance n’est pas toujours fidélité. Elle peut se manifester nonobstant les changements de parti et les conversions. Juste Lipse fut lui-même catholique, puis calviniste, enfin catholique à nouveau. La continuité n’engendre qu’ennui et sclérose; la durée des services confère encore peu de droits et n’inspire aucun respect particulier; seul compte leur éclat, la valeur l’emportant sur le mérite. La constance est un courage instantané, même parfois éphémère. Ainsi, Henri de Campion devait épouser la fille née d’un premier mariage de la femme de son frère aîné, mais la promise était défigurée par la petite vérole; il persiste néanmoins dans son dessein, «croyant avoir trouvé une belle occasion de prouver ma constance». Peu importe s’il s’est marié finalement avec une autre...

Relevons, toujours dans les Mémoires de Campion, une autre preuve beaucoup plus significative de sa constance. En 1636, à l’armée de Bernard de Saxe-Weimar et du cardinal de La Valette, cantonnée en Champagne, la peste se déclare. Un domestique de Campion est foudroyé par l’épidémie à l’auberge, quasiment sous ses yeux. «Nous changeâmes de logis et d’habits et n’eûmes communication avec personne de dix ou douze jours, durant lesquels le chevalier de Gout (enseigne de la compagnie dont Campion est lieutenant, tous deux couchant dans la même chambre) se trouva incommodé d’une tumeur au haut de la cuisse. Sitôt qu’il s’en aperçut, il me pressa de me retirer, se croyant attaqué de la maladie contagieuse; mais je lui répondis que, puisque nous étions ensemble dans l’origine de cet accident, je devais courir la même fortune que lui, et que je me croirais répréhensible devant Dieu et souillé d’une lâcheté devant les hommes, si je l’abandonnais. Une fois décidé à me souffrir auprès de lui9, je fis venir en dehors de la maison un chirurgien auquel il montra sa tumeur, C’était un mal qu’il avait gagné avec des femmes aussi libertines que lui, ce qui nous tranquillisa. Je rapporte ces faits

9 Nous avons ici un participe absolu, Gout étant sujet. Ce n’est pas une négligence, mais un raffinement de style.

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parce que je ne me suis jamais trouvé à la fois si chrétien et si résolu que dans cette occasion». Nous avons là une belle illustration du stoïcisme chrétien. Cette constance, cette résolution, ne sont pas autre chose que l’aptitude à réagir comme il faut en présence du danger, de façon à justifier une réputation, Dieu ayant finalement le même jugement que les hommes. Notons que ce «soldat», ce conjurateur ce duelliste qui a cent fois risqué sa vie, n’a eu vraiment peur qu’une fois, de la peste.

Quant à la prudence, c’est, comme la constance, la faculté de faire immédiatement le bon choix, mais cette fois en termes intellectuels, en débrouillant aussitôt une situation afin de trouver la solution moralement et pratiquement adéquate. Or les hasards de la guerre et de la politique soumettent la prudence humaine à l’épreuve la plus redoutable qui soit.

2) Second trait de la sensibilité baroque, plus subtil: l’homme de guerre ne tient pas en général à apparaître comme un guerrier professionnel. Il est souvent conscient de ne révéler à l’armée qu’une manière d’être, sans engager entièrement l’essence de son être. Certes, les personnes de qualité et de guerre éprouvent le plus souvent un sentiment orgueilleux de supériorité qui apparaît, chez Corneille, comme l’auxiliaire indispensable de la rigueur morale10; mais elles disposent d’atouts plus aimables pour faire bonne figure en société. Quoique légers et un peu fats, les petits marquis du Misanthrope doivent à leur art de plaire autant qu’à leur cape et à leur épée d’indéniables succès dans les salons.

Il faut cependant mettre ici un peu en marge quelques purs guerriers, protestants en général, comme Gassion et à un moindre degré de Henri Rohan, car ils sont restés délibérément à l’écart de l’intrigue, des jeux mondains et galants, de ces conversations et de ces introspections qui ravissaient la plupart de leurs compagnons d’armes. Si Richelieu appelait Gassion «la Guerre», c’est sans doute parce que cet homme lui semblait être un cas d’espèce, atypique. Les proches de Gassion, notamment son directeur de conscience, le pasteur Du Prat11 lui reprochent un défaut de sensibilité. Il avait un comportement de soldat trop vaillant pour être un vrai capitaine; il s’exposait excessivement au combat et se conduisait en cela comme un vulgaire lansquenet. Du Prat déplore aussi que Gassion n’ait pas eu, comme tous les vrais grands hommes ou presque, «la convoitise un peu licencieuse», en somme qu’il n’ait pas connu la tentation pour avoir à triompher du démon. Cette insensibilité serait responsable de sa cruauté, quand par exemple il fut appelé à réprimer la révolte des Nu-Pieds. Elle a aussi éloigné de lui ceux qui auraient pu devenir des amis. Gassion, héros solitaire et intransigeant, est à la fois le prototype et une caricature de

10 P. Bénichou, Morales du Grand Siècle, Paris, 1948. 11 Du Prat, Le Portrait du maréchal de Gassion, Paris, 1664; cf., du même, Vie de Gassion à la Bibliothèque Nationale de France, Ms français 5 768.

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l’homme de guerre de son temps. Son attitude envers les femmes fut assez extraordinaire. Quand il était à Nuremberg, jeune officier de Gustave-Adolphe auréolé de ses exploits, il repoussa tous les partis qu’on lui proposait et déclara, selon l’abbé de Pure: «J’ai beaucoup de respect pour le sexe, mais je n’ai point d’amour, et mon destin est de mourir soldat et garçon». La plus persévérante de ses soupirants serait morte du chagrin causé par cette insensibilité incurable, mais un doute subsiste, car ce l’abbé de Pure ajoute qu’elle fut peut-être victime d’une fièvre pour-preuse. Si l’on en croit Bouffard-Madiane et Tallemant des Réaux, Henri de Rohan était, comme Gassion, un homme de guerre aussi peu porté vers l’étude des lettres, quoiqu’il ait beaucoup écrit, ne lisant guère que Plutarque et César, que vers tous les plaisirs de la vie: Rohan ne buvait que de l’eau, il était «comme insensible aux femmes». Il est vrai que Gassion et Rohan étaient protestants et donc prédisposés à un certain rigorisme moral.

En général, les hommes de guerre de 1640 paraissent moins habiles dans la stratégie galante que ne l’étaient les chevaliers courtois ou même les contemporains de Bayard. Il y a ceux qui, comme Bussy-Rabutin, n’y mettent pas beaucoup de façons et enlèvent l’objet convoité à la hussarde, si l’on ose dire. D’autres, marqués davantage par la préciosité et par la réforme catholique qui ont pu combiner leurs effets, font durer le siège si longtemps que la place assiégée leur échappe à la fin. Chez Henri de Campion, par exemple, l’entreprise amoureuse reste en suspens, car il y a dissociation entre l’intention et l’acte: «Bien qu’en l’absence des femmes qui m’ont inspiré de l’amour, j’aie souhaité leurs dernières faveurs, je me suis trouvé tout autre étant avec elles, et la timidité qui m’a dominé, et quelquefois aussi les réflexions, m’ont fait éviter jusqu’à présent de les presser de m’accorder ce qu’elles n’auraient pu avouer sans honte [...]. Je me puis dire le plus licencieux de tous en pensée et quelquefois en paroles dans le particulier, et le moins en effets». Encore une antithèse, entre l’intention concupiscente et la continence effective... Il est possible que beaucoup d’hommes de guerre à l’époque baroque aient souffert de ne connaître, en raison du libertinage plus que toléré et presque indispensable à l’armée, que des plaisirs fugaces et des conquêtes trop faciles, sujets de dérision, mais non de scandale: des chansons raillaient les rapports d’Antoine III de Gramont avec son page. Les aléas du métier militaire ont toujours rendu malaisée la conclusion d’alliances solides et honorables à la fois. Il serait cependant utile de relever dans les mémoires les notations relatives aux maîtresses, aux épouses et aux enfants. A première vue, dans le discours sinon en fait, les contemporains de Quarré d’Aligny, vers 1680, avaient un peu moins de mal à fonder un foyer que la génération du Grand Condé, de Bussy et de Campion, mais cela mériterait examen.

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Quoi qu’il en soit, la mode n’est plus au chevalier sans peur et sans reproche de la Renaissance, avant tout parce que l’épouvantable crise morale des guerres de religion ne s’est pas effacée dans les esprits. La pratique de la guerre reste certes pour l’officier, du point de vue social et même politique, une activité gratifiante; n’oublions pas que le roi et les princes se doivent de paraître à l’armée. Montaigne a fait en 1587 un bel éloge de «l’occupation militaire», qui plaît en raison de son «âpreté» même12. Mais la guerre ne sera plus jamais un «noble jeu». Quelques remarques nous suffiront pour suggérer que l’éthique des gentilshommes, qui est toujours celle des hommes de guerre, n’est plus aussi étroitement associée à la profession militaire et au maniement des armes.

D’abord, André Corvisier a remarqué que, en pays latin du moins et si l’on en juge d’après les personnages qui défilent dans les danses macabres le métier des armes a cessé d’être dès le XVIe siècle l’apanage exclusif des gentilshommes13. Le discours clérical traduit ici une réalité. Or les gentilshommes français ont une formation intellectuelle principalement gréco-latine (César, Plutarque, Sénèque), italienne (l’Arioste, le Tasse), accessoirement espagnole, avec quelques apports néerlandais ou flamands, mais on sait que Juste Lipse et Saumaise étaient eux-mêmes des humanistes pénétrés de culture méditerranéenne: Saumaise correspondait régulièrement avec le Provençal Peiresc.

Il est évident que, en Italie et en Provence surtout, les armes ne servent pas seulement à la guerre, mais dans des conflits particuliers, ce qui les avilit singulièrement. Le fils de Malherbe, conseiller au parlement d’Aix, a été en 1627 la victime d’une de ces expéditions punitives où un groupe de jeunes gens assassine sans remords, et à peu près sans risques, un rival tout aussi étourdi et provocant. La victime était de robe, les assassins, dont un Fortia de Piles, des gens de guerre. Le pur bretteur est un spadassin. En outre, l’arme à feu permet au poltron de triompher du brave à distance, comme Ronsard l’a regretté en 1555 déjà.

Le guerrier professionnel, quand il quitte ses quartiers, n’est plus qu’un bretteur, un manieur d’épée, qu’on raille volontiers. Impuissant contre le mousquet, il terrorise tout au plus ceux qui pratiquent l’escrime avec moins d’habitude que lui. Les gentilshommes qui applaudissent le Cid et se reconnaissent dans Rodrigue ne s’offusquent pas de voir Corneille mettre en scène, la même année, dans l’Illusion comique, un matamore absolument grotesque, et qui n’a rien de pathétique: ce malheureux se déclare importuné de trop plaire aux dames, ce qui nuit à ses desseins guerriers; aussi menace-t-il Jupiter de «le dégrader soudain de

12 Essais, Livre 3, chapitre 13. 13 André Corvisier, Les Hommes, la guerre et la mort, Paris, 1985, p. 420-421

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l’empire des Dieux et de donner à Mars à gouverner son foudre!» Tout aussi dérisoire, le Dorante du Menteur du même Corneille (1644), un diplômé en droit, qui se fait passer pour un guerrier parce que vaillante rime avec galant.

La belle affaire, que de se flatter de n’avoir pas peur au combat! Pour l’homme bien né, il y a beaucoup d’autres périls, qu’il affronte avec moins d’assurance et qui exigent de lui une plus grande constance. Plus que l’acier et le feu, il redoute la peste, comme Campion, et surtout l’eau14. L’exploit le plus prodigieux de Gassion, c’est de s’être sauvé à la nage «tout nu» après que son cheval eut été tué, en 1637, entre Maubeuge et Landrecies. En 1666, le comte de Guiche et le prince de Monaco se sont mis en caleçon et ont plongé dans la Manche, pour échapper à l’incendie qui s’était déclaré sur le vaisseau hollandais à bord duquel ils se trouvaient, lors d’un combat naval contre les Anglais. Cela suffit à en faire des héros. Et, en 1672, ce sera le fameux passage du Rhin.

3) Du fait même qu’ils ne se considèrent pas comme des militaires de profession, mais par vocation et en vertu d’un engagement conditionnel, ces hommes se sentent à peu près affranchis des contraintes auxquelles ils se soumettraient s’ils avaient avant tout le souci de faire carrière. Rares sont ceux qui programment leur avancement et louvoient de façon à progresser sans accroc: parmi eux, le maréchal de Navailles, dont la conversion au catholicisme, telle qu’il l’a décrite, est un bel exemple de Sozialdisziplinierung. Il y a heureusement beaucoup de caractères mieux trempés et même quelque peu susceptibles. Si l’on s’acharne à solliciter une promotion, comme Barton de Montbas qui, en 1675 encore importune Louvois et même Louis XIV sans la moindre retenue pour obtenir un régiment, c’est avant tout parce qu’on ne supporte pas de passer après un cadet et de voir ainsi bafoué son honneur. Le «passe-droit» devient le pire outrage pour des hommes dont la naissance, la valeur et le mérite ne sont pas contestés. La plupart des officiers obéissent à leurs impulsions, d’autant plus brusques et incontrôlées qu’ils conçoivent le monde comme un champ de forces et de droits antagonistes, entre lesquels ils se sentent libres de choisir.

Il faudrait mettre un peu à part ceux qui se marginalisent: les libertins d’esprit et de comportement d’une part, les convertis de l’autre. L’archétype du libertin est don Juan, ses incarnations sont Guiche et Bussy-Rabutin. Notons que don Juan est bien un gentilhomme, homme d’épée, d’une vaillance à toute épreuve et néanmoins condamnable, damné mais non ridicule, à la différence du matamore, car tout vrai gentilhomme a risqué de devenir un Don Juan, mais aucun ne pouvait se reconnaître dans le matamore.

14 L. Clare, Les triomphes du corps ou la noblesse dans la paix, dans „Histoire, Economie et Société“, 3e trimestre /1984, p. 339-380

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Les hommes de guerre qui abandonnaient les armées pour rechercher la paix des cloîtres furent assez nombreux. Raymond Darricau et Dominique Dinet, malgré leurs patientes investigations, n’ont cru ni l’un ni l’autre qu’il soit possible de dénombrer un jour tous ces militaires convertis. Beaucoup se retiraient à la Trappe15. Guyet de Chevigny capitaine aux Gardes, vendit en 1664 sa compagnie pour entrer à l’Oratoire; il y devint le seul janséniste fréquentable pour l’aristocratie de Cour. Forest, lui aussi officier aux Gardes, est passé vers 1670 chez les chartreux avant d’entreprendre une carrière prometteuse chez les Oratoriens et de mourir jeune à Rome. Deux Forbin se retirent du monde l’un en 1703 et l’autre en 1710, et meurent en odeur de sainteté après une jeunesse orageuse. Ce genre de vocation a fait recette en librairie: le marquis de La Rivière, gendre de Bussy-Rabutin, devait plus tard publier dos biographies d’hommes d’épée touchés par la grâce, le chevalier de Reynel et M. de Courville.

Mais ceux qui jouent le jeu, et qui font toute leur carrière dans les armes, sont eux-mêmes très inquiets quand ils prennent conscience du fait que leur éthique n’est pas compatible avec les règles qui régissent la société de leur temps, et qu’elle n’est pas davantage en accord avec les préceptes qui guident un chrétien vers son salut. Cela, d’autant plus qu’ils aiment discuter et s’interroger.

Montaigne, déjà, a observé qu’il y avait «doubles lois, celles de l’honneur, et celles de la justice»16. Ce thème est approfondi dans un beau passage du Courtisan désabusé de Charles de Cocherel, marquis de Bourdonné, maréchal de camp, qui avait été gouverneur de la Bassée puis de Soissons et de Moyenvic, et qui devint Confrère de la Passion. L’æuvre date de 165817. On peut lire au chapitre 46, intitulé De la diversité des sentiments: «Les lois de la religion, de la justice et de l’honneur qui devraient être conformes ne le sont point. L’honneur damne celui qui endure qu’on lui fasse tort; et la justice le punit lorsqu’il se venge. La profession des armes oblige à ne souffrir point d’injures; et le christianisme nous oblige non seulement à les souffrir mais à aimer ceux qui nous les font. Tellement que celui qui implore le secours des lois pour avoir raison d’une offense s’expose à quelque sorte de déshonneur; et celui qui se veut faire justice à lui-même est condamné et puni par les mêmes lois».

Bourdonné ne cherche pas à résoudre ces antinomies; il tentera seulement avec quelques autres hommes d’épée de rendre plus accommodant l’honneur, dans la Confrérie de la Passion fondée

15 D. Dinet, De l’épée à la croix: les soldats passés à l’ombre des cloîtres, dans «Histoire, Economie et Société», 2e trimestre /1990, p. 171-183. 16 Essais, Livre 1, chapitre 23. 17 G. Banderier, Un lecteur de Montaigne au XVIIe siècle: Charles de Bourdonné et le Courtisan désabusé dans «Bulletin de la Société des Amis de Montaigne», 2e semestre /1944, p. 67-77.

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au milieu du siècle sous l’impulsion de Monsieur de Renty. On y trouve des Brancas, un Barton de Montbas, diplomate mort en 1652 et frère du mémorialiste, et un Salignac, oncle de Fénelon, dont l’influence spirituelle semble avoir été considérable sur l’homme d’Eglise apôtre de la modération.

Il y a, dans le constat de Bourdonné, comme un reflet de l’incompatibilité entre l’ordre de la nature et l’ordre de la grâce (incompatibilité que le père Malebranche allait être le premier à escamoter, au grand scandale des augustiniens et d’Antoine Arnauld), et un écho de toutes les contradictions objectives qui sont au cæur de la pensés Pascal. Répétons que la pensée baroque concevait le monde comme livré à la contradiction. Dans le domaine de la littérature, c’est l’époque où le langage précieux ou héroïque privilégie les formulations antithétiques.

On relève en particulier une incompatibilité entre l’état subalterne de l’officier au début de sa carrière d’une part, et de l’autre sa naissance et ce qu’il croit être son honneur. C’est encore Henri de Campion qui nous avoue que, jusqu’à l’age de quarante ans, une ambition démesurée a été sa passion dominante. «Une des choses qui a le plue contribué à mon peu d’avancement, est que je ne pouvais me résoudre à obéir à ceux qui n’étaient pas plus que moi en qualité (= naissance), et que je croyais moindres en suffisance (= compétence); ce qui était peu judicieux, puisqu’il est impossible d’un homme s’élève au-dessus de sa sphère sans avoir été soumis à beaucoup d’autres“. La réaction d’Henri Campion, quand il avait 21 ans, fut d’abandonner son enseigne pour s’embarquer dans un complot pitoyable comme Gaston d’Orléans en a commandité un certain nombre. Il lui fallut repartir à zéro après l’échec de cette intrigue, un an plus tard.

Il y avait enfin une incompatibilité foncière entre l’honneur tel qu’on le ressentait à l’époque baroque et la gestation de l’Etat moderne, qui supposait de la part de l’homme de guerre une subordination une disponibilité permanentes. Tous les prétextes étaient bons pour se rebeller, mais nous ne devons pas privilégier sans examen, dans le «devoir de révolte», la part des pulsions factieuses irraisonnées. Les hommes d’épée furent victimes, comme l’ensemble de la noblesse, d’un alourdissement de la pression fiscale motivé par un effort de guerre sans précédent. Ils ont encore plus mal supporté sous Richelieu la tyrannie d’un cardinal-ministre qui revendiquait et exerçait parfois le commandement militaire. Richelieu a en effet désorganisé l’encadrement de ses armées au moment même où il parvenait, pour un temps, à payer réellement les officiers et la troupe. Les biographes (très) complaisants de Richelieu justifient un peu vite ses pratiques inouïes envers les maréchaux et les officiers généraux: espionnage systématique, application rigoureuse et aveugle du principe de la responsabilité en cas d’échec (à Saint-Mihiel, à Fontarabie, à Brema), élimination de

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tous hommes qui risquaient de lui faire ombrage ou qui avaient seulement déplu à ses clients (La Meilleraye fit exécuter Jussac de Saint-Preuil, gouverneur d’Arras), dénis de justice continuels (envers Bassompierre, Ornano, Rohan, le maréchal de Marillac...).

Au contraire de Richelieu, Mazarin n’a pas heurté de front l’orgueil, l’honneur ou simplement le sentiment de justice des hommes de guerre. Ils ne lui en ont pourtant pas su gré car, à leurs yeux, si Mazarin n’avait rien d’un tyran, il était étranger et bas, c’est-à-dire tout à fait imperméable à l’éthique nobiliaire des Français, pittoresque et dérisoire aux yeux d’un Italien sans naissance. Il ne payait pas ce que l’Etat devait aux officiers, comme le montrent les Mémoires de Jean de Gangnières, comte de Souvigny. Il répondait enfin aux intrigues des conjurateurs par d’autres intrigues plus adroites, qui finissaient par les contraindre à déposer les armes.

Notre propos n’est pas d’insister sur la rébellion ouverte des factions aristocratiques. Mais, bien après 1660, et jusqu’en 1683 au moins, il y eut aussi des rébellions individuelles, qui pouvaient prendre la forme d’un exil volontaire, d’une retraite, ou le plus souvent d’une fureur contenue, voire d’un simple scrupule. L’ambition et l’intérêt n’étaient pas encore seuls en cause. Les militaires ont tenu parfois à donner aux représentants dé l’autorité civile des leçons de savoir-vivre, notamment lorsqu’un ennemi vaincu méritait à leurs yeux d’être traité de façon à ménager son honneur, cet honneur qui importait tant à un gentilhomme, et dont un ministre n’avait que faire. Le 17 mai 1677, quand la garnison espagnole de Valenciennes a capitulé, Louvois invita les cavaliers et môme leurs officiers à mettre pied à terre et à céder leurs chevaux aux Mousquetaires de la garde royale. Ceux-ci ont certes fini par accepter le beau cadeau que leur offrait le ministre, parce qu’ils «crurent ne pouvoir le refuser», mais non sans avoir au préalable témoigné publiquement leur répugnance, de façon à ce que les militaires espagnols spoliés fussent convaincus qu’ils agissaient à contrecæur.

Les officiers semblent avoir assez bien réussi jusqu’en 1668 à contenir les efforts de la monarchie pour développer l’administration militaire comme organe de contrôle et de subordination. Cela, grâce en particulier à l’esprit de corps. Il faut lire à ce sujet l’un des plus beaux passages des mémoires de Jean-François Barton de Montbas, alors capitaine à Royal cavalerie, pour l’année 165318. Les capitaines de ce régiment sont parvenus à subordonner la désignation d’un nouveau mestre de camp à leur consentement; ils réglaient les conflits entre officiers grâce à l’arbitrage d’une sorte de conseil des sages, surtout afin de prévenir les duels; ils

18 Ces mémoires, bien édités en 1926, ont été alors affublés d’un titre convenu: Au service du Roi, qui risque de faire sous-estimer l’exceptionnelle qualité de l’æuvre. Le passage le plus suggestif se trouve aux pages 58 et 59.

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s’arrangeaient pour permettre à leurs camarades prisonniers, blessés ou indisponibles à cause d’une longue maladie, de conserver leur emploi, en se cotisant pour pourvoir, sur leurs propres appointements, aux dépenses de leur compagnie; ils évitaient ainsi que le roi ne nomme des intrus à leur place. On nous pardonnera de citer l’essentiel du texte, au lieu de le dénaturer en le commentant: «Il serait trop long de décrire les générosités qui se pratiquaient dans ce régiment. Un gentilhomme pauvre de biens, mais riche en vertu, brave homme au possible, nommé Verdelin, ayant été fort blessé, dut aller à Barèges. Il ne put pas même rejoindre sa compagnie le quartier d’hiver suivant, et son lieutenant, nommé Noguez, qui était d’auprès de La Réole en Gascogne19, prenait grand soin de la compagnie de son capitaine absent. De sorte que M. le cardinal Mazarin, la chose lui étant rapportée, crut que Verdelin avait absolument abandonné sa compagnie, et étant instruit du grand soin que Noguey en prenait, le fit venir en Cour et lui témoigna le bon gré que le Roi et lui-même lui savaient du soin qu’il avait pris de cette compagnie abandonnée depuis si longtemps par son capitaine, que S.M. lui accordait la compagnie et qu’il lui en allait faire expédier la commission. A quoi Noguez répondit que si Verdelin, son capitaine, avait si longtemps demeuré absent, c’était à cause des grandes blessures qu’il avait reçues pour le service du Roi, et qu’il se croirait indigne de porter la qualité d’homme s’il acceptait sa compagnie. M. le Cardinal répondit qu’il n’était plus le temps de ces générosités, que le Roi le voulait. Noguez lui dit que le Roi était maître de sa vie, qu’il en pouvait disposer comme bon lui semblerait, qu’il l’avait bien des fois exposée pour le service de Sa Majesté, ce qu’il était toujours prêt de faire quand l’occasion s’en présenterait, mais qu’il aimerait mieux mourir que de rien faire qu’il croirait contre son honneur. M. le Cardinal lui dit que l’on l’allait donner à un autre. Noguez répliqua que si c’était à quelqu’un du régiment, l’on ne trouverait personne qui eût le cæur assez bas pour vouloir profiter du malheur d’un brave homme où il n’y avait aucun reproche à faire, et qu’il ne croyait pas qu’il y eût personne, dans les armes du Roi, qui voulût entrer dans le régiment Royal par cette porte. Effectivement Verdelin revint à peu près guéri de ses blessures dans la campagne suivante, et fut fait longtemps après mestre de camp, et enfin, fut tué en Catalogne».

Voilà assurément la plus pure expression de l’honneur du militaire milieu du XVIIe siècle. Un intrus n’aurait d’ailleurs pas pu se faire admettre à Royal cavalerie puisque, quand est mort le frère aîné de narrateur, le nouveau mestre de camp choisi par Mazarin, Trémolet de Montpezat, a dd se soumettre à une sorte d’examen probatoire et jurer à respecter les statuts du régiment avant d’être

19 Rappelons que la qualification de Gascon s’étendait alors dans l’armée aux militaires de tout le Sud-Ouest; La Réole est en Guyenne.

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reconnu par ses subordonnés. Le corps des officiers de Royal cavalerie, constitué comme une République et doté de statuts, n’a peut-être pas été une exception dans l’armée française vers 1650.

Il est étonnant que cette solidarité sans faille, cet honneur collectif et cette rébellion potentielle aient à peu près disparu en quelques années. Certes, l’autorité monarchique s’est renforcée et l’administration militaire a été bien reprise en main, conditions nécessaires à l’intériorisation de la discipline, mais non suffisantes. A moins qu’on ne précise que le rapport de forces entre le roi d’une part, les princes, les grands et les ministres de l’autre, s’est modifié. Mais il faut surtout noter qu’il n’y a plus de prince du sang ni de grand capable de fédérer les énergies de la contestation: même Condé fut un médiocre conjurateur, très inférieur dans ce rôle à Gaston d’Orléans, au comte de Soissons ou, à plus forte raison, à Henri II de Montmorency car il n’avait guère le sens de la libéralité. Coligny-Saligny, dans ses Mémoires, vomit sa haine contre celui dont il avait embrassé la cause car c’était un «bougre», égoïste, avare, incapable de récompenser et de défendre ses fidèles. Il est bien possible que Condé ait perdu la partie parce que ce n’était pas un véritable héros de l’époque baroque, malgré ce qu’il avait montré à Rocroi et malgré l’orchestration de ses exploits par les précieux.

Mais, si l’éthique baroque a disparu dans l’armée, c’est aussi parce qu’elle avait, en deux générations à peine, donné tout ce qu’elle avait à donner. Les grands courants de pensée ont une vie éphémère, tout comme les mouvements littéraires et les créations artistiques qui y sont associés.

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GUERRE ET CIRCULATION MONÉTAIRE: LE CAS DES PAYS ROUMAINS

(XVIIIe-XIXe SIÈCLES)

Matei CAZACU

l faut trois choses pour faire la guerre: de l’argent, encore de l’argent, et toujours de l’argent». Cette constatation de Napoléon permet d’introduire un élément de réflexion

supplémentaire, à savoir la question de la circulation monétaire dans la période immédiatement ultérieure à la fin des hostilités et à la conclusion de la paix.

L’expérience des deux dernières Guerres mondiales prouve à l’évidence que la croissance exponentielle de la masse monétaire durant la période des hostilités conduit par la suite à des fortes poussées inflationnistes qui sont restées dans toutes les mémoires. C’est le cas notamment de l’Allemagne de Weimar et des pays de l’Europe Centrale et Orientale occupés par les Armées soviétiques à partir de 1944. La situation de ces pays est d’autant plus grave que les armées d’occupation impriment du papiermonnaie sans couverture aucune et l’imposent sur le marché intérieur d’où est chassée la bonne monnaie selon la loi de Gresham. Tel fût le cas notamment de la Roumanie entre 1916-1918, lorsque l’Armée allemande fit circuler des lei–papier par l’intermédiaire de la Banque générale de Roumanie, une monnaie qui concurrençait celle de la Banque Nationale de Roumanie réfugiée à Jassy en territoire libre. L’Armée soviétique procéda de même en 1945-1947 avec les roubles de guerre qu’elle finit par confisquer des coffres de la Banque Nationale de Roumanie, afin de ne plus avoir à les déduire du montant des réparations de guerre dues par la Roumanie. C’est ainsi que s’explique l’inflation qui sévit en Roumanie et en Hongrie voisine et qui atteint des sommets encore inégalés dans l’histoire de ces pays1.

Dans le cas des sociétés valaque et moldave des XVIIIe-XIXe siècles d’avant leur Union de 1859, ce processus connut une évolution similaire avec toutefois une différence de taille: en effet, ces pays ne frappaient plus de monnaie propre depuis le XVIe siècle2. Les Roumains utilisaient pour leurs transactions commerciales une grande variété de monnaies métalliques étrangères en principalement ottomanes, autrichiennes et russes3. Vassales de la Porte ottomane depuis le XVe siècle, à l’exception de 1 F. Fejtö, Histoire des démocraties populaires, vol. I, Paris, 1952, p. 137. 2 C. C. Kiriţescu, Sistemul bănesc al leului şi precursorii lui, vol.I, Bucarest, 1964; O. Iliescu, Moneda în România 491 - 1864, Bucarest, 1970. 3 G. Zane, Economia de schimb în Principatele Române, Bucarest, 1930; M. N. Popa, La circulation monétaire et l’évolution des prix en Valachie 1774-1831, dans «Bulletin de l’AIESEE», vol. XIII-XIV, Bucarest, 1975-1976, p. 127-442.

««II

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quelques périodes d’indépendance, la Valachie et la Moldavie ont connu au XVIIIe siècle une formidable pression fiscale due à la crise économique de l’Empire ottoman, aux nombreuses guerres russo-turco-autrichiennes et aux besoins d’approvisionnement de Constantinople en denrées alimentaires dont environ 33% provenaient du Nord du Danube4. Ces fournitures forcées étaient en plus évaluées à des prix imposés par l’administration ottomane et inférieures à ceux du marché libre, ce qui représentait, selon un bon connaisseur de ces réalités, une perte supplémentaire de 25% de leur valeur5. On a ainsi calculé qu’environ 70 à 80% des revenus du trésor valaque et moldave allait à Istanbul et qu’en plus l’Empire ottoman absorbait plus de 90% des exportations valaques et moldaves6.

Ces chiffres sont sujets à caution ne serait-ce qu’à cause de la contrebande et des tours de passe-passe des princes roumains qui s’évertuaient par tous les moyens à tourner le «monopole commercial ottoman», un concept également remis en question ces dernières années7.

Cette situation change complètement lors des guerres portées par les Ottomans sur le territoire des Pays roumains contre la Russie et l’Autriche: 1736-1739, 1768-1774, 1787-1792, 1806-1812, 1828-1829, guerres auxquelles il faut ajouter les périodes d’occupation temporaire russe (1829-1834, 1853-1854) et autrichienne (1854-1857), Les besoins d’approvisionnement des armées belligérantes étaient assurés exclusivement par les contribuables valaques et moldaves et étaient l’occasion de nombreux abus et conflits largement décrits par les témoignages contemporains. Il n’en reste pas moins que l’arrêt momentané des échanges commerciaux „normaux“, de même que la suspension des fournitures et des livraisons obligatoires en direction de l’Empire ottoman avaient comme résultat la croissance de la masse monétaire en circulation dans les deux pays, un enrichissement relatif des producteurs et réel des intermédiaires et des agents administratifs et fiscaux. Cette situation apparemment paradoxale est relevée en 1775, après la paix de Kutchuk-Kaïnardji qui mettait fin à la guerre de 1768-1774, par un observateur digne de

4 «On a supputé que la Valachie et la Moldavie nourrissaient Constantinople au moins pendant quatre mois». F.G.Laurençon, Nouvelles observations sur la Valachie, Paris, 1822, p. 6; voir aussi M. M. Alexandrescu-Dersca Bulgaru, Contribution à l’approvisionnement en blé de Constantinople au XVIIIe siècle, dans «Studia et acta orientalia», vol.I, Bucarest, 1957, p. 13-37. 5 Il s’agit du général Paul Kiseleff, cf. A. Oţetea, Tudor Vladimirescu şi revolu]ia din 1821, Bucarest, 1971, p. 60. 6 Voir la discussion des observations du consul français Lagan chez A. Oţetea, Pătrunderea comerţului românesc în circuitul internaţional în perioada de trecere de la feudalism la capitalism (1774-1831), Bucarest, 1977, p. 60-61. 7 C.C.Giurescu, Despre caracterul relaţiilor dintre români şi turci, dans Probleme controversate în istoriografia românş, Bucarest, 1977, p. 98-122; C. Murgescu, Avatarurile unui concept: monopolul comercial otoman asupra ţărilor Române, dans «Revista istorică» (n.s.), Bucarest, n° 1/1990, p. 819-846.

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confiance, Dionisie Eclesiarhul (Denis le cérémoniaire, c. 1740 - c. 1820), auteur d’un chronographe couvrant les années 1764-1815. Après avoir enregistré dans le détail les prix des produits alimentaires, des tissus, et le cours des différentes monnaies en circulation en Valachie, Denis précise que les Ottomans avaient renoncé au tribut pour une durée de trois ans afin de permettre le relèvement de l’économie du pays. «Mais, ajoute-t-il, le prince [Alexandre] Ypsilanti, bien qu’il impose aux contribuables des taxes sous des noms nouveaux, n’a renoncé au kharatch qu’une seule année et a commencé à exiger aussi cet impôt du pays considérant que les habitants disposaient de beaucoup d’argent qui leur était resté après le passage des Moscovites»8.

Il s’agissait en fait des monnaies divisionnaires de billon frappées entre 1772 et 1774 en Bucovine, en valeur totale de 3 millions de roubles et destinées à payer les fournitures de l’armée russe9. Cette information est confirmée en 1788 par le consul autrichien à Bucarest, Ignaz Raicevich qui, parlant de la circulation monétaire dans les deux pays roumains précise: «Malgré tout cela personne ne peut réellement se dire riche, parce qu’au bout du compte tout va dans le trésor du prince et de ses Grecs, et passe de là à Constantinople d’où les marchands qui viennent de la capitale [Vienne] pour acheter des denrées, le rapportent ensuite. L’armée russe y avait laissé beaucoup d’or et d’argent de Hollande qui disparut en moins d’une année»10.

La même chose se passa en 1789-1791, lorsque l’armée autrichienne laissa en Valachie des quantités importantes de numéraire11. Mais, tout comme en 1775, «une somme assez belle, qui pouvait être enviée par les Turcs même», plus précisément 734 603 piastres (autant de thalers autrichiens ou de lei roumains) est pourtant sortie du pays. Il s’agissait d’un courant d’écoulement des monnaies d’argent autrichiennes vers Istanbul, courant qui s’inverse entre 1795-6, lorsque le métal précieux de l’Empire ottoman se dirige vers les possessions des Habsbourg.12

La guerre russo-ottomane de 1806-1812, lorsque les Principautés danubiennes furent occupées par les troupes russes plus de six ans, eut un épilogue semblable. Selon un témoin oculaire, le Français F.G.Laurençon, la circulation monétaire en Valachie à cette époque était un vrai mystère: «On peut voir, écrit-il, d’après ce court abrégé, que l’importation des marchandises étrangères dans cette province surpassait de beaucoup

8 Dionisie Eclesiarhul, Hronograf 1764-1815 (éd. D. Bălaşa et N. Stoicescu), Bucarest, 1987, p. 38. 9 J. Polek, Die ehemalige russische Münzstätte in Sadagora, dans «Jahrbuch des Bukowinaer Gandes-Museum», Cernowitz (Cernăuţi), tome II, 1894, p. 4; C.C. Kiriţescu, op. cit., vol. I, p. 113-114. 10 Ignaz Raichevich, Voyage en Valachie et en Moldavie..., traduit de d’italien par M. J. M. Lejeune, Paris, 1822, p. 54. 11 M. Popescu, Situaţia economică a Moldovei şi Munteniei în timpul ocupaţiei austriece, dans «Convorbiri literare», Bucarest, tome 63, 1930, p. 443-460; M. N. Popa, op. cit., p.145. 12 M.N.Popa, op. cit., p. 158.

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l’exportation, et je suis encore à chercher d’où provenait l’effectif nécessaire à solder ces comptes au dehors. J’ai fait souvent cette question à des boyards de la première classe, à des négociants. Jamais je n’ai pu tirer une réponse satisfaisante. On me disait que les Russes, dans le séjour qu’ils ont fait en Valachie depuis 1806 jusqu’en 1812, y avaient laissé beaucoup de numéraire. Cela est très vrai; j’en ai moi-même été témoin; mais c’était une ressource momentanée, et qui devait bientôt s’évanouir sous le gouvernement des princes grecs, ainsi que cela est arrivé. Je laisse donc ce point à discuter à ceux qui sont plus en état que moi de juger des ressources véritables de ce pays sous le rapport du numéraire»13.

Un autre contemporain, J. M. Lejeune, traducteur en français du livre déjà cité de Raicevich, précise-lui aussi que «Toutes les fois que les armées russes passent ou séjournent dans les principautés, elles les enrichissent au lieu de les obérer, et y laissent beaucoup de numéraire. Après la campagne de 1812, les finances des deux provinces étaient dans un état très florissant»14.

Vingt ans plus tard, lors de son discours d’ouverture de l’Assemblée générale extraordinaire (embryon du Parlement) de Valachie, le 10 mars 1831, le général Paul Kisseleff, le proconsul russe des deux Principautés, présenta les bienfaits de l’administration impériale en ces termes: «Vous remarquerez d’ailleurs, Messieurs, que si des inconvénients momentanés ont été amenés par la guerre, au moins de grands avantages sont venus y mêler leur influence: telle est la hausse considérable des produits des terres qui, en assurant d’un côté aux propriétaires des revenus bien plus élevés, facilita de l’autre au cultivateur le payement de l’impôt ordinaire. Cette augmentation de la valeur des produits est uniquement due à la circulation abondante du numéraire que le gouvernement russe versa dans les Principautés et qui a été calculé à plus de 60 millions de piastres»15.

Il s’agissait, à part presque égales, du coût des fournitures achetées par les armées russes dans les principautés, d’une part, et de la contribution des gouvernements des deux pays à la guerre russo-turque, d’autre part, des sommes représentant l’équivalent du budget annuel de la Valachie de 1827 sur cinq ans16. Par ailleurs, les dires du général Kiseleff étaient exacts en ce qui concernait la hausse de la valeur des terres, car le Traité d’Andrinople de 1829 prévoyait l’ouverture des Détroits et la liberté du commerce en mer Noire et sur le Danube. De la sorte, les producteurs valaques et moldaves ont commencé à exporter librement les céréales et autres

13 F. G. Laurençon, op. .cit., p. 11-12. 14 Voyage en Valachie et en Moldavie..., p. 54 et note 2; M.N.Popa, op. cit., p. 177 et note 4. 15 Hurmuzaki-Sturdza-Golescu, Documente privitoare la istoria românilor, Supplément I, vol. IV, Bucarest, 1891, p. 363; Cf. I.C.Filitti, Les Principautés roumaines sous l’occupation russe (1828-1834). Le Réglement Organique, Bucarest, 1904, p. 138-140; Th. C..Aslan, Finanţele Romîniei de la Regulamentul Organic până astăzi 1831-1905, Bucarest, 1905, p. 10 et suiv. 16 G. Zane, op. cit., p. 279-280.

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matières premières par les ports de Galaţi et de Brăila en direction des pays de l’Europe Centrale et Occidentale, ce qui a permis l’entrée de capitaux massifs dans les deux pays et l’extension considérable des surfaces cultivées17.

Enfin, la guerre de Crimée (1853-1856) et les occupations russe (1853-4) et autrichienne (1854-1857) de la Valachie et de la Moldavie ont enrichi également bon nombre d’intermédiaires, de banquiers et d’usuriers, mais une partie est allée aussi aux producteurs directs qui ont bénéficié de la très importante quantité de monnaie métallique et papier laissé par les belligérants dans les Principautés.18

Ces quelques données éparses ont comme seule ambition d’attirer l’attention des spécialistes sur un sujet autrement vaste et qui mériterait une recherche plus poussée. Les conclusions préliminaires que nous pouvons tirer sont les suivantes:

1) Dans le cas des pays ne disposant pas d’une monnaie nationale, les guerres et les occupations étrangères peuvent fournir des ressources non-négligeables en numéraire qui compensent de la sorte une partie au moins du manque à gagner du commerce intérieur et international.

2) Le cas des Pays roumains est d’autant plus intéressant qu’elles avaient aux XVIIIe - début du XIXe siècles une économie contrôlée par l’Empire ottoman, la Puissance suzeraine, qui importait en priorité des grandes quantités de produits: céréales, bétail (notamment des moutons et des bæufs pour le suif), bois de construction, miel et cire, salpêtre, etc. Ces fournitures étaient payées à des prix imposés, inférieurs à ceux du marché19 et les sommes étaient déduites du tribut et des autres obligations monétaires qui atteignent des sommets au XVIIIe siècle20.

3) Le reste des productions du pays – porcs, chevaux, bæufs, peaux de lapin, vin, etc. –pouvaient être ensuite vendues en Autriche ou en Russie aux prix du marché, mais le montant de ces exportations était moindre que celui réalisé dans les échanges avec l’Empire ottoman.

4) Les nombreuses guerres russo-turco-autrichiennes menées sur le territoire roumain entre 1736 et 1856 interrompaient le flux

17 Selon certains spécialistes (Şt. Zeletin, 1925) le Traité d’Andrinople marquerait le début du capitalisme dans l’histoire roumaine. 18 Voir le témoignage de Moritz Edler von Angeli, Alres Eisen. Intimes aus Kriege und Friedensjahren, Stuttgart, 1900, présenté dans «Revista istorică», Bucarest, tome 30, 1944, p.14-16; L. Boicu, Austria şi Principatele Române în vremea războiului Crimeei (1853-1856), Bucarest, 1972, notamment p. 154-160 et 362-363. 19 On peut comprendre cette politique dans le cas du bétail vivant qui devait parcourir à pied la distance entre le Danube et Istanbul: il y avait, en effet, le risque que des bêtes meurent, tombent malades ou perdent simplement du poids le long de ces 4 à 500 kilomètres. 20 M. Berza, Variaţiile exploatării Ţării Româneşti de către Poarta Otomană în secolele XVI-XVIII, dans «Studii. Revista de istorie», tome XI/2, Bucarest, 1958, p. 59-71; Istoria României, vol. III, Bucarest, 1964, p. 13-24, 346-352, 380-383, 907-1002; A. Oţetea, Tudor Vladimirescu..., p. 35-95.

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des exportations vers Istanbul et permettaient aux producteurs d’obtenir des prix plus élevés de la part des intendances russe et autrichienne. Ces guerres les incitaient même à augmenter la production, vu que les Roumains ne participaient pas à ces conflits et tant que soldats.

5) Le point précédent doit être amendé par l’observation que les abus et la corruption des princes et des agents administratifs écrémaient sérieusement les revenus des producteurs, tant en temps de guerre qu’en temps de paix. Toutefois, la pression fiscale ne pouvait être trop pesant car dans ce cas les paysans quittaient leurs villages et s’enfuyant dans l’Empire ottoman, en Russie ou même en Autriche (Transylvanie) voisines.

6) Les victoires russes sur les Ottomans ont obligé ces derniers à modérer leur exploitation des ressources des Pays roumains suite aux traités de Kutchuk-Kaïnardji (1774), au hattichérif de 180221, à la Convention d’Ackermann (1826) et au Traité d’Andrinople (1829).

7) Désireux de gagner la sympathie des Roumains, les Russes et, dans une moindre mesure, les Autrichiens, ont remboursé les dépenses du Trésor valaque et moldave, de même que les fournisseurs directs, en numéraire (or et argent), bien qu’à partir de 1829 on voie apparaître les assignats russes et en 1854-1857, ceux autrichiens.

8) Les principaux bénéficiaires de cet afflux de numéraire ont été, dans l’ordre, les princes des Pays roumains, les grands boyards occupant des fonctions à la Cour et dans l’administration locale, les agents du fisc et bien sûr les intermédiaires et les banquiers (usuriers, „zaraf“ en turc et en roumain). Les producteurs directs viennent en dernier, mais leur part est impossible à calculer. Ceci a permis et a accéléré l’accumulation primitive du capital dans les Pays roumains, a fait monter les prix des terrains agricoles et agrandi les surfaces cultivées, et a permis l’apparition d’un groupe social de détenteurs de capitaux qui les ont réinvesti dans les affaires et le commerce.

9) Même après la création en 1867 d’un système monétaire national et la frappe des premières monnaies, la Roumanie a bénéficié d’un important afflux de monnaie lors de la guerre russo-roumano-ottomane de 1877-1878. En revanche, les deux Guerres mondiales ont eu des répercussions désastreuses sur les finances du pays saigné à blanc par les Puissances Centrales en 1916-1918 et par les Soviétiques entre 1944 et 1958.

21 Tr. Ionescu, Hatişeriful din 1802 şi începutul luptei pentru asigurarea pieţii interne a Principatelor dunărene, în «Studii şi articole de istorie», Bucarest, vol. I, 1956, p.37-78.

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RELATIONS MILITAIRES ROUMANO - FRANÇAISES

1859 – 1877 Maria GEORGESCU

’union des Principautés roumaines de la Moldavie et de la Valachie, le 24 janvier/5 février 1859, a représenté le vrai début de l’État roumain vers la modernité. Par la double

élection du colonel Alexandru Ioan Cuza comme prince régnant des deux pays, grâce à leur habilité et leur courage, mais aussi par suite d’une admirable solidarité, les Roumains ont réussi à imposer leur volonté d’union et de mettre les Grandes Puissances européennes devant le fait accompli. Par les réformes lancées de manière rapide et énergique, le prince régnant Alexandru Ioan I Cuza (1859 – 1866) a poursuivi le but de séparer le jeune Etat roumain des influences et mæurs orientales (turcs, phanariotes, russes), d’introduire les structures et institutions occidentales, d’orienter le pays dans la direction de la civilisation occidentale, surtout de celle française, ayant la même essence latine que celle roumaine. Ces actions étaient menées à imposer le respect et l’élargissement de l’autonomie et aussi à faciliter la conquête de l’indépendance d’Etat et à mettre, en temps, les fondements de l’unité politique de toute la nation roumaine. La situation politique et stratégique du jeune Etat roumain, placé au point de jonction des intérêts des trois grands empires – ottoman, des Habsbourg (austro-hongrois partant de 1867) et russe – dont chacun avait dans sa composition des territoires habités par des Roumains et étant intéressé, à de différents degrés, à intervenir dans les affaires roumaines, a imprimé un cours extrêmement difficile à ce processus d’émancipation. Le nouveau statut international acquis par les Principautés roumaines à la suite du Traité (1856) et de la Convention de Paris (1858) – la suzeraineté de la Sublime Porte et la garantie collective des sept Grandes Puissances (l’Empire ottoman, la France, la Grande-Bretagne, la Prusse, la Russie, Autriche, Sardaigne) – avait accordé le droit à une autonomie complète, empêchant les immixtions unilatérales des Puissances, celle de l’Empire ottoman y incluse, mais imposait, quand même, une attitude prudente, dans la politique intérieure et aussi dans les relations étrangères. La diplomatie roumaine a dû utiliser des moyens variés, commençant avec l’habilité d’employer n’importe quelle possibilité née des contradictions des Grandes Puissances qui veillaient les destins de l’Europe et se confrontaient dans cette région des Balkans, de grand intérêt pour elles, et allant jusqu’à l’action d’obtenir l’indépendance d’État par lutte armée, ainsi qu’il s’est passé, à la suite de la participation de l’armée roumaine à la guerre russo - roumano - ottomane de 1877 - 1878. Cette conduite

LL

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politique, qui allait jusqu’à la solution «indépendance grâce à la guerre», va caractériser non seulement le prince Cuza, mais aussi son successeur au trône, le prince Carol I de Hohenzollern - Sigmaringen (1866 - 1914), qui «a accompli le désir de son prédécesseur». Ainsi que l’historien N. Iorga le remarquait, cette continuité a représenté «une preuve de santé politique d’un pays, quand d’un prince régnant à l’autre les traditions nécessaires s’imposent et des intérêts essentiels maintiennent la même politique»1.

Par conséquent, au cadre du vaste programme de réforme de la société roumaine, inauguré dès le début de l’année 1859, la réorganisation et le développement de l’institution militaire ont représenté une préoccupation essentielle et permanente des dirigeants politiques et militaires de Bucarest.

L’Union des Principautés avait créé le cadre favorable au progrès «de l’armée nationale et a stimulé l’idéal de tous pour le relèvement de l’armée au niveau des meilleurs armées en Europe»2. Ce processus imposait, parmi autres aspects, la diversification des relations de connaissance réciproque et coopération dans le domaine militaire avec des Etats de l’Europe Occidentale, ainsi que l’adaptation des expériences accumulées par les armées des pays respectifs aux particularités de la Roumanie.

La nouvelle orientation de la politique militaire était l’expression de l’effort entrepris par les autorités de Bucarest de repousser et limiter à l’avenir les ingérences des empires voisins sur l’armée, au but de la subordonner à leurs propres objectifs politiques et militaires, comme il avait déjà été le cas des armées de la Moldavie et de la Valachie pendant les années qui avaient précédé l’Union. En parallèle, surtout sous le règne de Cuza, mais aussi pendant les premières années du règne de Carol, on a poursuivi le but de rendre les empires voisins plus faibles, par le soutien des mouvements nationaux de libération, qui représentaient l’opposition venue de l’intérieur (les Polonais en Russie, les Hongrois en Autriche, les Bulgares, Serbes, Monténégrins et Grecs au cadre de l’Empire ottoman). Cette politique a été corroborée celle des Grandes Puissances – de la France au Centre et Sud - Est de l’Europe, de la Russie en Balkans – qui avaient leurs propres intérêts de la soutenir, mais elle s’est manifestée avec prudence, sans mêler l’Etat roumain dans des actions qui auraient pu péricliter ses intérêts majeurs3.

1 N. Iorga, Politica externă a regelui Carol I (La politique étrangère du roi Charles Ier), Bucarest, 1991, p. 17. 2 Le général Herkt, Câteva pagini din istoricul armatei noastre (Amintirile unui veteran din timpul serviciului) (Quelques pages de l’histoire de notre armée - Les souvenirs d’un vétéran du temps de son service), Bucarest, 1902, p. 58. 3 Voir Gheorghe I. Brătianu, Politica externă a lui Cuza Vodă şi dezvoltarea ideii de unitate naţională (La politique étrangère du Prince Cuza et le développement de l’Unité nationale), dans «Revista istorică română» (Revue roumaine d’histoire), 1932; Idem, La politique extérieure du roi Charles Ier de

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La France a occupé une place particulière dans cette politique

menée par les dirigeants de Bucarest. Les relations militaires roumano - françaises, promues sur le plan diplomatique, ainsi que par des contacts non-officiels, se sont basées sur les intérêts des deux parties, dominées surtout par des relations politiques et non pas économiques, mais aussi par des motivations d’ordre sentimental, normales entre deux peuples d’origine latine, ayant des affinités spirituelles et culturelles reconnues; ces contacts se sont formés et développés en étroite connexion avec les actions politiques et militaires qui se sont déroulées au cadre d’une Europe disputée en permanence entre les Grandes Puissances du temps. Ces relations ont connu deux étapes distinctes: 1) pendant le règne de Cuza, elles ont eu un épanouissement maximum et une côte sérieuse d’intérêt, à Bucarest, aussi qu’à Paris; 2) après le moment où Carol est devenu Prince régnant (1866) et le rapport des forces sur le continent s’est modifié en faveur de la Prusse(1871), on a remarqué un refroidissement évident de ces relations. Ce changement, quoique non pas brusqué, s’soit avéré toujours plus visible et surtout profond, l’intérêt diminuant des deux côtés et la situation se prolongeant pour une période de presque un demi-siècle.

Du côté roumain, l’ouverture vers la France a été promue d’une manière prioritaire et prédominante par le Prince Cuza, qui trouva un fort appui de sa politique en France de Napoléon III, le protagoniste du principe des nationalités, dont la contribution à la solution par la voie diplomatique de la «question roumaine» avait été essentielle. Le Prince régnant Alexandru Ioan I Cuza et l’administration qu’il a instituée étaient conscients de la nécessité que la «question roumaine» continuait à être soutenu sur le plan européen. «Il ne faut surtout pas laisser la France s’éloigner de nous - écrivait Costache Negri, l’un des plus importants promoteurs de la politique étrangère roumaine - car c’est la seule puissance sur la quelle nous pouvons compter vraiment»4. En effet, Paris a été le levier principal de soutien de toute l’action diplomatique audacieuse du Prince de l’Union d’affirmer une pleine autonomie et, encore plus, de préparer les conditions pour accomplir la pleine unité nationale et de supprimer la suzeraineté ottomane. L’empereur Napoléon III et la diplomatie française ont soutenu constamment la cause de l’Union des Principautés roumaines, sur les plans politique et administratif, en leur accordant protection – surtout jusqu’en 1863 – dans des moments difficiles devant l’hostilité des autres

Roumanie, Bucarest, 1940; Dan Berindei, Epoca Unirii (L’époque de l’Union), Bucarest, 1979; Constantin C. Giurescu, Viaţa şi opera lui Cuza Vodă (La vie et l’úuvre du Prince Cuza), Bucarest, 1966. 4 Alexandru Ioan Cuza, 1859 - 1866, Bucarest, 1932, p. 39.

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Puissances garantes. Dans telles conditions, il était naturel de solliciter, en premier lieu, le concours du Gouvernement français pour la réforme des institutions de l’État, celle de l’armée y inclue, par la réorganisation et instruction des troupes et aussi par dotation avec de l’armement et matériel technique de lutte. D’ailleurs, les contrats dans le domaine militaire étaient antérieurs au moment 1859, la considération et la sympathie pour l’armée française étant déjà gagnées dans le secteur militaire roumain5.

A part des raisons spéciales pour lesquelles les gouvernants de Bucarest ont dressé leurs regards vers Paris, au but de la consolidation de leur autorité et de leur armée, la direction politique et militaire roumaine a pris en considération le fait que la France représente, jusqu’en 1870, l’une des grandes forces militaires de l’Europe; son armée avait démontré sa valeur, tandis que son industrie de guerre occupait l’une des premières places.

Du point de vue de la Roumanie, le déclin des relations militaires avec la France a été causé surtout par l’orientation politique du nouveau prince régnant, Carol de Hohenzollern - Sigmaringen, vers la Prusse, mais aussi par le fait que la politique de la France avait changé au niveau européen. Celui qui s’est identifié comme protecteur du principe des nationalités va quitter cette option peu à peu et n’appuiera plus les mouvements nationaux et révolutionnaires; en fait, dès 1863, à la fois avec l’expédition du Mexique, on a enregistré un refroidissement évident de l’attitude de Napoléon III envers le Prince Cuza. Par des actions de grande puissance, la France - ainsi que la Grande-Bretagne, d’ailleurs - va poursuivre à l’avenir le maintien de l’Empire ottoman, fait qui était en contradiction avec les intérêts de l’État roumain. Par exemple, pendant les années 1867 - 1868, Napoléon III était en désaccord avec la politique promue à Bucarest par les trois Cabinets libéraux dominés par les radicaux, considérés trop «mazziniens» et «révolutionnaires». Ceux-ci comptaient sur une conjoncture européenne favorable qui mène à la destruction des empires ottoman et des Habsbourg, en leur permettant, ainsi, «de rendre la Roumanie libre et indépendante», car ils considéraient que «le moment est venu d’ériger le royaume daco – roumain», comme le baron d’Avril6, consul général de la France accrédité à Bucarest, transmettait avec inquiétude à Paris. Les manifestations de plus en plus directes du Gouvernement libéral d’aider la lutte de libération des peuples des Balkans, surtout des Bulgares, ont contrarié la France et son Souverain, contribuant ainsi au renforcement des pressions extérieures pour l’évincer (novembre 1868). En février 5 Maria Georgescu, Aspecte ale relaţiilor politico-militare româno-franceze (1830 - 1876) (Aspects des relations politiques et militaires roumains - français/1830 - 1876), dans «Anuar 1996. Studii de politică de apărare, teorie, doctrină, artă şi istorie militară» (Annuaire. Etudes de politique de défense, théorie, doctrine, art et histoire militaire - 1996), Bucarest, 1996, p. 37 - 41. 6 Archives Nationales Historiques Centrales [ANHC], fonds Microfilms France, rôle 14 (Ministère des Affaires Étrangères - Paris, Archives diplomatiques, vol. 32, f. 81-82).

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1869, l’Empereur a demandé à Ioan Strat, l’agent diplomatique de la Roumanie à Paris, que le Gouvernement roumain «poursuive la voie conservatrice, qui est la seule bonne pour les intérêts de la Roumanie“ et qui lui apportera la sympathie de la France7.

La guerre entre la France et la Prusse de 1870 - 1871 et ses conséquences ont engendré une détérioration encore plus profonde des relations officielles entre la Roumanie et la France, reflétée, évidemment, dans les rapports sur le plan militaire, quoique le déroulement de ce conflit armé ait été poursuivi avec une inquiétude évidente et sympathie déclarée envers la France, par une bonne partie des groupements politiques roumains, surtout ceux libéraux, mais aussi par l’opinion publique. Le gouvernement roumain s’est placé sur une position de neutralité, mais pourtant beaucoup de Roumains enthousiastes sont partis au bord du Rhin, où ils ont combattu, évidemment, avec un caractère non officiel, en tant que volontaires dans l’armée française. A la suite de la défaite subie, la France – préoccupée surtout par ses problèmes internes -a diminué ses actions à l’étranger et a perdu graduellement sa position dominante en Europe. L’ascension de l’Empire allemand après l’unification autour de la Prusse, son alliance avec l’Autriche - Hongrie et le rapprochement à la Russie ont accentué l’orientation conservatrice du nouvel ordre européen. Tous ces phénomènes ont eu, évidemment, des conséquences sur les relations politiques et militaires entre la Roumanie et la France8.

A son tour, la France a eu ses propres intérêts de réaliser une coopération militaire avec l’Etat roumain situé au Bas-Danube. Aussi, l’appel venu de Bucarest et adressé au Gouvernement français fut-il réceptionné de manière positive. L’empereur Napoléon III a conféré un rôle à part aux Principautés Unies en l’Europe de l’Est et de Sud - Est au cadre de sa politique, mise au service du principe des nationalités. Par conséquent, son support a été décisif pour désarmer l’opposition venue de Constantinople et Vienne vis-à-vis de la reconnaissance officielle de la double élection. L’Etat roumain pouvait être un point de soutien pour l’influence politique et l’expansion économique française au Sud - Est de l’Europe. Si nous discutions seulement l’aspect économique, le territoire roumain offrait un marché sûr pour l’industrie française d’armement et équipement militaire, dans les conditions d’une concurrence sérieuse du côté belge, autrichien et allemand, qui s’avéraient très pénétrantes. Pourtant, la décision prise à cette époque-là a répondu aux intérêts politiques. En 1859, les Principautés Unies détenaient une place importante au cadre de la diplomatie franco - sarde,

7 N. Iorga, Correspondance diplomatique roumaine sous le roi Charles Ier (1866 - 1880), 1923, p. 10 - 11. 8 Beatrice Marinescu, Şerban Rădulescu-Zoner, Le peuple roumain et la guerre franco - prussienne de 1870 - 1871, dans «Revue Roumaine d’Histoire», n° 2/1971, 329 - 343.

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guidée par Napoléon III et Camillo Benso comte de Cavour, le Premier ministre sarde, du point de vue de la question italienne; le nouvel Etat allait coopérer avec l’émigration hongroise à une action dirigée contre l’Empire des Habsbourg, dans la guerre qui se préparait, entre la France, la Sardaigne et l’Autriche. La diplomatie franco - sarde comptait sur une mobilisation de forces roumaines à la frontière orientale de l’Empire autrichien, qui aurait dû obliger la Cour de Vienne de réaliser une couverture militaire dans la région, attirant dans d’autres directions et diminuant les forces destinées au front italien. La concentration de l’armée roumaine dans le campement de Floreşti, en avril 1859, répondait aussi à ce but9.

La diminution de l’intérêt français pour le pays latin des bouches du Danube a pris contour – comme nous l’avons déjà dit – après 1863, suite du changement de la politique de Napoléon III, et s’est accentuée après la guerre de 1870 - 1871, à cause des difficultés internes et externes de la France et aussi à cause du rapprochement entre la Roumanie et les Puissances allemandes. La diplomatie française – celle qui avait soutenu, au premier lieu, la nation roumaine pendant la période de constitution de son Etat unitaire moderne – considérait, en 1876, les prétentions des Roumains à l’indépendance comme «intempestives et dangereuses»10. Cette attitude passagère ne doit pas nous empêcher de reconnaître l’apport tout spécial de la France à la création et la réorganisation des nouvelles institutions roumaines et surtout au résultat bénéfique de la politique de coopération dans le domaine militaire. Cette coopération avait visé presque tous les secteurs essentiels qui donnaient la configuration et la force d’une armée, de l’organisation et la dotation, jusqu’à l’enseignement et l’instruction pour la guerre, contribuant à l’accélération du processus d’unification et consolidation de l’armée roumaine. Le Prince Cuza présenta mieux que personne cette contribution de la France au renouvellement de l’institution militaire. Dans une lettre adressée au ministre des Affaires étrangères ottoman, Fouad-pacha, le 10/22 février 1864, il soulignait: «avant 1859, le soldat était mal nourri, mal payé, mal entretenu. J’ai emprunté de la France ses règlements administratifs et j’ai confié à son industrie, comme l’a fait la Sublime Porte elle-même, l’équipement de ma petite armée»11. En octobre 1865, le Prince envoyait une lettre à l’Empereur dans laquelle il analysait les succès obtenus dans le domaine militaire pendant son règne: «Quand j’ai été élu, les Principautés Unies ne disposaient que de quatre ou cinq milles fusils russes, du temps de l’Impératrice

9 Voir chez Dan Berindei, op. cit., p. 118-127. 10 N. Iorga, Correspondance diplomatique roumaine sous le roi Charles Ier (1866 - 1880), Paris, 1923, p. 214. 11 La Bibliothèque de l’Académie roumaine, Le Cabinet de Manuscrits, fonds Les Archives Al. I. Cuza, portefeuille IV, f. 234.

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Catherine, et environ dix cannons sans valeur, de provenance turque, russe et autrichienne. Nous recevions de la poudre, des projectiles et des capsules seulement de l’Autriche. Nous ne pouvions tirer aucun feu sans leur permission. Aujourd’hui je dispose de soixante milles fusils avec rayures achetés en France; les vingt-cinq milles fusils sans rayures que je dois à la générosité de Votre Majesté impériale ont été distribués aux communes, où j’ai institué un service de garde qui offre à la population rurale l’accoutumance des armes et la prépare pour la protection de leurs foyers dans n’importe quelles circonstances. Mon artillerie compte soixante-douze cannons avec rayures fabriquées en France, selon les modèles français. Là où j’ai trouvé à peine trois milles hommes, provenus exclusivement de la classe des paysans, mal armés, mal équipés, qui ne se soumettaient qu’aux commandements russes ou autrichiens, j’ai aujourd’hui deux milles soldats pour la garde des frontières, huit milles gendarmes pédestres et à cheval, et une armée régulière de vingt milles gens, recrutée de toutes les classes de la société, bien armée, bien équipée, capables de faire augmenter par nos doubles réserves jusqu’à trois fois son nombre normal et formée à la grande école des principes militaires de la France. J’ai créé une fonderie, des ateliers de constructions et réparations où l’on fabrique nos propres équipements. Une manutention va compléter avant peu l’ensemble de nos entreprises»12. C’était un bilan brillant, représentant des «créations considérables qui ont imposé pour le moment un grand sacrifice au pays» - comme Cuza soulignait en ce moment-là; c’était un témoignage éloquent du rôle important accordé à l’institution militaire au cadre de l’æuvre de renouvellement de la société roumaine; c’était la preuve d’une collaboration bénéfique, en dépit des difficultés financières nombreuses, des pratiques et mentalités différentes, des orgueils et suspicions manifestés des deux côtés.

Au cadre de cette collaboration bilatérale, un rôle principal a été attribué à la Mission militaire française en Roumanie qui a déployé une action complexe entre 1860 et 186913. L’idée d’impliquer des officiers français dans la réorganisation de l’armée roumaine s’est manifestée dès 1857 et appartenait au colonel Petre Scheletti, commandant ad intérim de l’armée moldave, mais pour le moment elle n’a pas été acceptée à Paris. Elle a été reprise après l’Union, par le Prince lui-même, et présentée par le poète et diplomate Vasile (Basile) Alecsandri, en février 1859, à l’Empereur.

12 Românii la 1859. Unirea Principatelor Române în conştiinţa europeană. Documente externe (Les Roumains au 1859. L’Union des Principautés roumaines dans la conscience européenne. Documents externes), vol. I, Bucarest, 1984, p. 604 - 605. 13 Voir Marcel Emerit, Le dossier de la première mission française en Roumanie; dans «Revue Roumaine d’Histoire»; n° 4/1966, p. 575 - 586; Maria Georgescu, Misiunea militară franceză I-II (1860 - 1869), dans «Anuar 1997. Studii de politică de apărare şi istorie militară» (Annuaire. Etudes de politique de défense et histoire militaire - 1997), Bucarest, 1997, p. 194 - 204; et «Anuar 1998. Studii de securitate, apărare naţională şi istorie militară», Bucarest, 1998, p. 173 - 184.

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Celui-ci a promis à détacher aux Principautés Unies «des officiers instructeurs de toute arme, ainsi que les spécialistes pour la création des fonderies et des usines nécessaires à l’armée»14. Le 13/25 mai 1860, le Prince Alexandru Ioan Cuza a promulgué La loi concernant l’instruction de l’armée des Principautés Unies15, qui préconisait qu’on demande au Gouvernement français des officiers et sous-officiers pour instruire et commander les détachements modèle, au but de former des instructeurs pour toutes les armes, ainsi que des cadres pour organiser les Etats-majors, l’administration et la comptabilité de l’armée. Cette loi a fixé, donc, les attributions de la Mission militaire française et le crédit accordé pour son entretien. La demande du Gouvernement roumain a été approuvée par Napoléon III, en partant du rapport lui présenté, le 11/23 août 1860, par le ministre de la Guerre, le maréchal Randon16. Il faut mentionner ici le nom de celui qui s’est donné tant de peine pour la réussite de cette démarche diplomatique et a qui a agi avec compétence à Paris, à l’appui de l’accréditation d’une mission militaire française aux Principautés Unies: c’était Victor Place, consul à Jassy, un grand supporteur de la cause nationale roumaine, un ami et conseiller fidèle des partisans de l’Union, du Prince et de ceux qui l’ont soutenu dans la promotion de sa politique. Celui-ci a assuré, d’ailleurs, la collaboration roumano-française dans plusieurs domaines, en réalisant, en novembre 1859, à la demande de Cuza, un projet de plan pour la réorganisation des Principautés Unies17, y inclus sur le plan militaire, mais dont la concrétisation il a laissé à la latitude des spécialistes roumains. Voilà ce que V. Place communiquait de Paris, en 1860, au Prince Cuza, concernant sa démarche auprès des autorités françaises: «Je me suis occupé des spécialistes civiles et militaires que vous m’avez recommandé de vous chercher, pour vous aider dans votre æuvre. Dans cette affaire j’ai réussi. J’ai vu tous nos Ministères et partout j’ai rencontré les meilleures dispositions. Il ne dépend donc plus de vous pour vous en prononcer. Moi, je n’ai pas voulu le faire sans une invitation formelle de votre part, après quoi je vous ferai connaître exactement les conditions et les dépenses de cette opération». A la même occasion, le diplomate français confirmait au Prince l’aide des cercles dirigeants de Paris pour ses objectifs politiques, en concordance avec la politique européenne de la France: «Je vous dirai qu’aux yeux de notre Gouvernement la question roumaine, c’est-à-dire l’autonomie et l’indépendance de votre pays, passent pour être incarnées dans votre personne. On

14 Vasile Alecsandri, Călătorii, misiuni diplomatice (Voyages, missions diplomatiques), IIIe édition, Craiova, 1966, p. 228. 15 «Monitorul oastei» (le Moniteur de l’armée), Ière année; n° 18 du 26 mai 1860, p. 273 - 277. 16 ANIC, fonds Microfilms France, rôle 80, c. 169 - 170 (Service historique de l’Armée - Vincennes). 17 Victor Place, Idées générales pour servir à la réorganisation des Principautés Unies de Moldavie et de Valachie, dans la Bibliothèque de l’Académie roumaine, Cabinet de manuscrits, fonds Archives Al.I. Cuza, portefeuille XV, f. 1 - 95.

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est facilement arrivé à la même conclusion que moi, que vous êtes le Prince nécessaire et que vous le serez longtemps encore, non seulement pour défendre la Moldo-Valachie contre les ambitions extérieures, mais aussi pour aider dans un venir qui n’est peut-être pas très éloigné à la solution de la question de l’Orient, dans le sens d’établir le droit des nationalités»18.

Les premiers militaires français sont arrivés à Bucarest le 14/26 octobre 1860. Au début, en dépit des sollicitations du Gouvernement de Bucarest, d’obtenir des instructeurs pour toutes les armes, on a envoyé seulement les services d’administration: le sous-intendant Guy Le Cler - qui y restera jusqu’au septembre 1864 et l’officier d’administration Mengel. L’année suivante une lote plus représentative a été envoyée: le 18/30 mars 1861 le commandant Eugène Lamy, chef d’escadron, un expérimenté officier d’état-major, en qualité de chef de la Mission, secondé par le capitaine de chasseurs (commandant depuis 1868) Paul Lamy, son frère, dès le 7/19 octobre 1861; ce dernier prendra la commande de la Mission en 1866, une fois Eugène Lamy rappelé en France; le 24 mai/5 juin arriva l’aide de camp administratif Serville, qui restera en Roumanie jusqu’au janvier 1864. Plus tard, la Mission a été complétée seulement avec des cadres d’artillerie et génie: depuis 1863, les sous-officiers d’artillerie Grincourt et Chambert; depuis 1864 jusqu’au 1866 le capitaine d’artillerie Guérin et depuis février 1867 les capitaines Bodin (artillerie) et Roussin (génie), plus le sergent d’artillerie Gastal. Les demandes pour un accroissement plus consistant en l’effectif de la Mission, venues autant de la part roumaine, que du chef de la Mission, n’ont pas été honorées que partiellement. Le Ministère roumain de la Guerre n’a plus insisté, car il éprouvait des difficultés financières, tandis que le Gouvernement français ne s’est pas montré trop impatient d’élargir sa Mission, ainsi qu’Eugène Lamy remarquait dans ses rapports. C’est toujours lui qui considérait, en avril 1861, que l’infanterie et la cavalerie pouvaient se passer des instructeurs français, l’artillerie pouvait en attendre et seulement les chasseurs pédestres en ressentaient un besoin aigu, raison pour laquelle son frère a été détaché.

La Mission militaire française a accéléré le processus d’unification de l’armée et a déterminé le perfectionnement de l’instruction; elle a introduit dans l’armée roumaine les règlements tactiques et administratifs en vigueur dans l’armée française; sa présence s’est fait sentir aussi dans le domaine de l’enseignement militaire; on lui doit aussi la constitution du corps d’état-major, ainsi que du corps des officiers d’administration, de l’intendance militaire, du train des équipages et des ateliers militaires. Les membres de la Mission ont reçu le statut de conseillers techniques dans les problèmes d’organisation, d’administration et instruction militaires,

18 Bibliothèque de l’Académie roumaine, Cabinet de manuscrits, fonds Archives Général Radu R.. Rosetti, I. Mss 21.

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étant également investis par le Prince du pouvoir de contrôle, avec le droit d’effectuer des inspections dans les unités de toute arme, leurs recommandations ayant la valeur des ordres. Ils se sont réjouis de la confiance et du support total du Prince Cuza, ainsi que de certains titulaires du Ministère de la Guerre, tels les généraux Ioan Emanoil Florescu, Iancu Ghica ou le colonel George Adrian.

Dans une lettre adressée au Prince Cuza, le 17/29 novembre 1862, le maréchal Randon exprimait son contentement pour le bon accueil des militaires français et pour la collaboration initiée, en l’assurant en même temps de sa solidité: «J’ai répété à Monsieur le Commandant Lamy qu’il ne pouvait mieux entrer dans la pensée de l’Empereur qu’en contribuant de tout son pouvoir à réaliser ce que Votre Altesse veut bien attendre du concours dévoué de nos officiers»19.

En ce qui concerne les règlements militaires français, ils ont été mis en pratique à mesure qu’ils étaient traduits par les officiers roumains, mais adaptés aux réalités spécifiques de leur armée, pour être plus facilement assimilés. Les unités d’infanterie, cavalerie et artillerie ont commencé, à partir de 1861, l’instruction selon le modèle français, quoique la Mission française ne comprît pas d’instructeurs de ces armes; là où il était possible, on a employé l’expérience des officiers roumains formés dans les écoles militaires de France; au début, seulement le bataillon de chasseurs a bénéficié du conseil direct d’un officier de la Mission - le capitaine Paul Lamy; celui-ci s’est aussi occupé, en même temps, de l’organisation d’un bataillon-modèle, qui devait préparer des instructeurs pour toutes les unités d’infanterie. Un moyen pratique d’introduire le système français d’instruction a été celui d’aménager des camps d’instruction pour tous les genres d’armes – en 1861 au bord du lac Colentina et en 1863 à Cotroceni – selon le modèle des camps de manæuvres de France, surtout celui de Châlons. L’instruction des troupes conformément aux nouveaux règlements est revenue au chef de la Mission, le chef d’escadron Eugène Lamy; après son départ, ce fut son frère qui s’occupa de l’instruction et formation des cadres. En dépit des difficultés apparues dans le déroulement de cette activité, des relations souvent tendues survenues entre quelques-uns des officiers roumains et ceux français, consignées attentivement par le commandant Lamy dans ses amples rapports adressés au maréchal Randon20, les résultats se sont avérés bénéfiques, en temps, pour le processus de modernisation et consolidation de l’armée roumaine. Lamy considérait toujours que «le désordre général, les abus de pouvoir, la violation des lois et règlements» représentaient la note dominante de la vie militaire du pays, mais il remarquait, pourtant, certains progrès et signalait, par exemple, qu’il a trouvé de la soumission aux sous-officiers de troupe, que ceux-ci ont profité, en

19 Ibidem, fonds Archives Al.I. Cuza, portefeuille X, f. 298. 20 Voir ANHC, fonds Microfilms France, rôle 78 (Service historique de l’Armée - Vincennes), passim.

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général, des leçons reçues, tandis que, dans le cas des officiers, il ne pouvait pas ignorer ceux d’entre eux qui désiraient accomplir leurs devoirs sérieusement, avec compétence. Par exemple, dans un rapport du 25 juillet/ 6 août 1862, il notait: «auparavant, les officiers étaient très peu habitués au travail organisé, maintenant ils ont pris le goût des cours et manæuvres et un grand nombre d’entre eux fait épreuve d’un zèle et d’une diligence dignes de louer»21.

Une fois la Mission complétée, en 1867, avec les capitaines Bodin et Roussel, l’instruction dans les unités d’artillerie et de génie s’est déroulée sous leur direction, assistés par les officiers roumains qui avaient suivi les cours de l’Ecole d’application de Metz. Les officiers du Régiment d’artillerie et du Bataillon de génie ont collaboré avec les Français à l’élaboration des projets de règlement pour l’instruction théorique et pratique de leurs unités, aux ordres du colonel George Adrian, en qualité de ministre de la Guerre. Celui-ci a soutenu l’activité de la Mission militaire française, même si le rôle de celle-ci commençait à diminuer, l’influence prussienne devenant évidente une fois le nouveau Prince installé. Pourtant, les militaires français ont été consultés, en ce qui concernait l’instruction, pendant qu’ils étaient en Roumanie et, après leur départ, le système d’instruction allait se faire toujours selon les règlements français, exceptant la cavalerie.

A la demande du Prince, le commandant Lamy s’est aussi impliqué dans l’action de réorganisation de l’enseignement militaire, qui a inclus l’unification des deux écoles militaires, de Jassy et de Bucarest. Il a élaboré le règlement de fonctionnement de la nouvelle institution d’enseignement militaire, approuvé par Cuza et entré en vigueur le 1/13 mars 1862. L’acte maintenait une partie des anciennes dispositions, mais introduisait des éléments nouveaux, du règlement de l’Ecole de Saint-Cyr. Paul Lamy a continué le travail commencé par son frère dans ce domaine; en outre, il a dirigé, entre 1866 - 1868, l’Ecole de tir; ici on réalisait une forme spéciale de préparation de certains instructeurs de tir, au début pour l’infanterie, la cavalerie, l’artillerie, le génie et les chasseurs et, partant de 1867, également pour les pompiers et, de 1868, pour les soldats d’infanterie et garde-frontières formant les troupes territoriales spécifiques du système militaire roumain.

La Mission militaire française déploya une très attentive action dans la réorganisation de l’administration militaire, le rôle essentiel revenant au sous-intendant Guy Le Cler. Sous sa direction, l’Administration centrale de l’armée roumaine a été divisée en deux directions: 1) Personnel et opérations militaires et 2) Administration. De cette façon, le travail fût simplifié en supprimant 21 Ibidem, rôle 78, c. 282 - 292.

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le personnel inutile, ce qui a permis la création, sans grandes dépenses, des deux structures importantes: le corps de l’intendance militaire et le corps des officiers d’administration. Toujours sous la direction de Le Cler, on a introduit des pratiques nouvelles dans le domaine de la comptabilité générale, on a élaboré des règlements concernant l’administration militaire et on a créé, en bonne mesure, les services administratifs tellement nécessaires au bon fonctionnement d’une armée en temps de paix ou en campagne. L’activité de la Mission française dans ce domaine a été si laborieuse et ample qu’il a été difficile de mettre en pratique la législation et les décisions prises. Des obstacles, des difficultés causées surtout par des mentalités et comportements inadéquats – quelques-unes inhérents, d’autres que l’on pouvait éviter – ont surchargé l’activité des officiers et sous-officiers français, empêchant le bon fonctionnement général de l’administration militaire. Audelà de ces aspects négatifs, surpris aussi par Le Cler dans ses rapports22, les premiers résultats positifs ont été enregistrés dès 1863, quand le Prince Cuza appréciait que: «l’on s’est habitué avec l’ordre, on a assuré le bien-être du soldat par une nourriture plus abondante avec des frais plus réduits, les vêtements et l’équipement sont meilleurs chaque jour; l’armée a surmonté une crise financière sans en avoir à souffrir, la base de maintenance se trouvait dans une bonne situation et, pendant ce temps, le budget militaire a laissé disponibles 14 milliards piastres (4,5 milles francs) dans deux ans; ce sont vraiment des résultats notables»23. Ceux-ci ont été dus autant au caractère sérieux étalé par les militaires français, qu’à la réceptivité des militaires roumains, surtout les jeunes, qui ont réussi à collaborer avec les Français, créant ainsi un noyau d’officiers désireux de mettre de l’ordre dans l’administration de l’armée roumaine.

Par les résultats obtenus entre 1860-1869, la Mission militaire française a prouvé, entièrement, son utilité et rendement. Les obstacles rencontrés ont rendu souvent son activité ardue, mais n’ont pas stoppé les démarches dans la direction de la modernisation de l’institution militaire. Entout-cas, les facteurs de décision politiques et militaires roumains, ainsi qu’une bonne partie des cadres de commande, ont été sensibles aux conseils et suggestions des militaires français. Les complications provenaient soit d’un sentiment de refus, provoqué par la fierté et parfois par la rancune de certains officiers roumains, ou des habitudes de certains d’entre eux, inconcevables pour la partie française, ou bien encore du fait que les membres de la Mission n’ont pas pu comprendre certains poids dans le déroulement de ce processus ni les susceptibilités au niveau du corps d’officiers roumains.

22 Ibidem, rôle 78, passim. 23 Ibidem, c. 333 - 334, 335.

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En analysant les raisons pourquoi «aucune des missions que le Gouvernement de l’Empereur a envoyées il y a quelques années dans les Principautés n’a complètement réussi», donc celle militaire non plus, le baron d’Avril, agent et consul général de la France à Bucarest, arrivait à toute une série de conclusions, qu’il transmettait en juillet 1866 à Paris, au ministre des Affaires étrangères, Drouyn de Lhuys. Selon l’avis du diplomate français, parmi les causes de ces insuccès on pouvait mentionner: «au premier plan, la mauvaise volonté de ceux qui profitaient d’un état des choses irrégulier et de la susceptibilité des gens»; une autre cause résidait „dans le caractère personnel de ceux qui étaient chargés d’enseigner“. Sans reprocher aux militaires français de manque d’honnêteté, pourtant «à peu d’exceptions, nos fonctionnaires sentent leur supériorité et, irrités des obstacles qu’ils rencontrent, ont traité les indigènes avec une hauteur dédaigneuse et avec une raillerie blessante». Le diplomate français a surpris aussi un autre aspect qui expliquait mieux, selon son avis, la cause de nombreuses animosités: «Pillés par les Russes, humiliés par les Français, les Roumains sont arrivés en ce moment à avoir moins de goût pour les missions étrangères». Chaque année l’on trouvait des députés dans le Parlement qui tenaient des discours désagréables à l’adresse des missions françaises quand on votait le budget, quoique l’Exécutif garde une certaine réserve. Le baron d’Avril considérait que ces missions françaises - celle militaire y incluse - n’ont pas apporté à la Roumanie les services escomptés, par rapport aux dépenses, mais, à cause des raisons exposées, ont porté préjudice, plus qu’elles n’ont pas servi au développement de l’influence française. Etant données les nouvelles circonstances politiques, il considérait que la réduction graduelle des membres du personnel de toutes les missions était une solution raisonnable. Il était encore convaincu que les Roumains exprimeraient toujours le désir «de prendre et d’apprendre de la France» et le Gouvernement de Paris pouvait en trouver des méthodes beaucoup plus efficients24.

Les divergences se sont accentuées après l’abdication du Prince Alexandru Ioan I Cuza et l’avènement au trône du Prince Carol de Hohenzollern-Sigmaringen. Elevé au sein de l’armée prussienne, où il avait avancé au grade de capitaine, il était naturel que le nouveau Prince régnant soit incliné vers l’adoption d’une organisation militaire plus proche de celle de son pays et, par conséquent, qu’il désira remplacer la Mission militaire française par une mission allemande. Même si, en janvier 1867, le baron d’Avril assurait le maréchal Niel, son ministre de la Guerre, que le Prince Carol voulait maintenir et faire croître le personnel de la Mission française en Roumanie, fait accompli par l’envoi des capitaines

24 Ibidem, rôle 12 (Ministère des Affaires Étrangères - Paris, Archives diplomatiques, vol. 28, f. 216 - 219).

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Bodin et Roussel; même si en mars, la même année, le Prince Carol et le ministre de la Guerre ont consulté le capitaine de frégate D. de la Richerie dans le problème de l’organisation de la flottille, en fonction des moyens et intérêts de la Roumanie et que celui-ci ait accepté avec intérêt de s’occuper de l’instruction du corps de la Flottille roumaine; même si le Parlement approuvait, en 1867 également, des fonds pour la Mission militaire française, en commençant de cette année-là on a fait appel de moins en moins à ses services.

L’adoption de la doctrine et des règlements militaires prussiens au détriment des règlements français commençait à se faire sentir. La valeur du système d’organisation et instruction militaire de la Prusse, relevés pendant la guerre victorieuse de 1866 contre l’Autriche, a déterminé le nouveau Gouvernement libéral roumain de 1867 - 1868 à soutenir cette nouvelle orientation de la politique militaire, promue surtout par le Prince Carol. Cependant, l’intérêt de ne pas provoquer des susceptibilités au sein des cercles dirigeants de Paris, qui n’agréaient point la nouvelle orientation politique de Bucarest, ainsi que la présence, en vertu d’une loi, de la Mission militaire française, n’autorisaient pas l’installation d’une autre, venue de Prusse. Le Prince Carol voulait «bien être agréable à la Prusse, sans déplaire à l’Empereur et trouver une combinaison qui lui permette d’appliquer les deux systèmes militaires, français et prussien“, écrivait Paul Lamy, le 15/27 mai 1867, au ministre français de la Guerre, le maréchal Niel25.

Pour atteindre son but, le Prince Carol a fait recours à une formule masquée: celle d’appeler des officiers prussiens, commandés par le lieutenant-colonel Krensky, en qualité de conseillers pour des problèmes militaires. Leur présence a occasionné le vif mécontentement des officiers français, qui accusèrent le Prince de la «prussification» de l’armée, mais aussi des officiers roumains, formés presque tous à l’école française, et même de l’opinion publique roumaine. On avait créé une telle situation que le consul général de la Belgique à Bucarest caractérisait comme une «anomalie», en se demandant lequel des deux systèmes allait être choisi par le Ministère roumain de la Guerre, qui préparait alors la modification de la loi d’organisation de ses forces armées26.

La réponse a été donnée le 14/26 décembre 1868, au cadre de l’Assemblée des Députés, par Mihail Kogălniceanu, ministre de l’Intérieur dans le nouveau Cabinet conservateur - libéral modéré, instauré en novembre 1868: «On a parlé tant du règlement français et aussi du règlement prussien. Il s’agit de passions politiques, Messieurs, car j’ose dire que les règlements français sont

25 Ibidem, rôle 78, c. 641. 26 Ibidem, fonds Microfilms Belgique, rôle 3, c. 536 (Ministère des Affaires Étrangères et du Commerce extérieur - Bruxelles, Correspondance diplomatique).

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exactement comme les règlements prussiens, se sont les règlements de Frédérique le Grand et nous n’avons aucune intention de les changer; nous prendrons ce qui est bon des règlements français et ce qui est bon des règlements prussiens et nous ferons ainsi notre règlement». Pour la réorganisation de l’armée on avait été créée une commission formée «d’officiers de la Mission française et d’autres; mais aucun officier, Messieurs - continuait le même homme politique - soit-il Français ou Prussien, ne nous imposera d’autres dispositions que celles que nous considérons bonnes pour notre armée»27.

En effet, cette conduite s’est reflétée dans l’æuvre de réorganisation du système militaire. La loi d’organisation des forces armées de 1868 a représenté une combinaison vraiment ingénieuse d’éléments militaires traditionnels roumains avec des éléments du système militaire prussien – plus ou moins adaptés au caractère spécifiquement indigène. L’assimilation du modèle prussien d’organisation militaire et non pas de celui français a eu surtout des raisons pragmatiques et non pas politiques. Le système mixte d’organisation de l’armée prussienne, formé d’un noyau permanent et d’éléments territoriaux, où le principe doctrinaire de la «nation armée» se reflétait mieux que dans l’armée de tout autre pays européen de ce temps-là, a été considéré le plus adéquat pour la Roumanie. Celle-ci, un Etat ayant un territoire restreint et ne bénéficiant pas d’importantes ressources humaines et matérielles, ne pouvait pas entretenir une forte armée permanente. Notamment, ce principe doctrinaire avait une tradition dans l’organisation des armées roumaines au Moyen Âge. La promulgation de cette loi d’organisation des forces armées a donné au Gouvernement roumain des raisons pour expliquer l’interruption de l’activité de la Mission militaire française en Roumanie. Ainsi qu’on peut saisir dans la lettre adressée, le 26 janvier/7 février 1868, par Ioan Strat, l’agent diplomatique roumain à Paris, au Prince Carol, le Gouvernement français n’a pas attaché une teinte politique au rappel de la Mission. Le diplomate roumain avait déjà expliqué la préférence du Prince roumain pour les règlements prussiens et le fait que cette situation n’soit pas due à une attitude contre la France, mais à «un sentiment très naturel et facilement à expliquer et ne devait surprendre personne»28. En dépit de ces garanties de compréhension, d’autres sources attestent le mécontentement causé, au niveau des cercles politiques français, par la présence des instructeurs allemands dans l’armée roumaine et par les commandes multipliées d’armement en Prusse.

A la suite de tergiversations qui ont duré de novembre 1868 jusqu’au janvier 1869, la Mission militaire française - au fait, ce qui

27 «Monitorul oficial al României» (le Moniteur officiel de la Roumanie), no 292 du 31 décembre 1868/12 janvier 1869, p. 1 448. 28 ANHC, fonds Casa Regală (la Maison royale), dossier no 26/1869, f. 1 - 6.

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restait encore de cette mission – a été décidément retirée de Roumanie, les Gouvernements des deux pays trouvant cette solution comme opportune. Il y a eu quelques voix de proteste au Parlement, quelques regrets, mais à la fin le départ de la Mission militaire française a été accepté. Le Prince Carol - en dépit de ses intentions initiales – ne l’a plus remplacée avec celle prussienne. La raison l’a poussé à se rendre compte que l’opinion publique, mais surtout les officiers roumains, ne l’auraient pas agréée en ce moment-là et la France ne devait pas être provoquée plus qu’il ne l’était pas nécessaire.

La réorganisation de l’armée avec le conseil d’une Mission militaire française, l’introduction du système d’instruction de l’armée française ont créé un cadre adéquat pour la dotation de l’institution militaire armée avec de l’armement et technique de lutte importée de France. Pendant la période 1859 - 1866 on a remplacé presque tout l’armement de la dotation des diverses catégories de troupes existantes dans les structures militaires roumaines et on a introduit des types nouveaux, modernes.

Les transactions d’armement et d’autres fournitures de guerre ont été faites par l’intermédiaire de la firme Alexis Godillot – l’un des fournisseurs de l’armée française. L’agent diplomatique roumain à Paris, Ioan Alecsandri, ainsi que le consul français de Jassy, Victor Place, et son père, Philippe Place, un autre ami fidèle du Prince Cuza et des Roumains, en général, ont joué un rôle très important. Philippe Place avait un mandat spécial de la part du Gouvernement roumain, celui de présenter des rapports sur la situation du matériel de guerre, sur sa qualité, et aussi le mandat d’agir comme intermédiaire dans la conclusion des contrats, dans un mot, d’être un bon conseiller29.

En dehors des 25 000 fusils à capsule, de provenance française, sans rayures, à charger par la gueule du canon, entrés dans le pays dès 1859, la Roumanie a acheté, par l’intermédiaire de la firme Godillot, à partir de 1861, les premières armes à rayures (carabines et fusils), ainsi que des munitions. La plus importante transaction a été celle réalisée aux années 1864 - 1865 pour équipement, épées, armes à feu avec rayures et munitions fabriquées aux plus hauts standards de l’époque et destinées aux troupes d’infanterie, de cavalerie et d’artillerie. L’arrangement fut réalisé en partant du contrat signé entre Alexis Godillot et le Ministère roumain de la Guerre, pour toutes les fournitures de l’armée et pour une période de 12 ans, pendant laquelle on visait même la création d’une manufacture dans notre pays. Pour les canons, au commencement, les autorités roumaines ont fait aussi appel aux firmes de Liège, mais en 1865 des canons ont été

29 Bibliothèque de l’Académie roumaine, Cabinet de manuscrits, fonds Archives Al.I. Cuza, portefeuille IV, f. 45 - 46, 48; Ibidem, portefeuille XV, f. 110.

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importés de la France par l’intermédiaire de la même firme Godillot. Ces canons étaient toujours en bronze, avec rayures, exécutés à Nantes, au cadre de l’Arsenal de la Marine française et se trouvaient dans la dotation de l’armée française (type „La Hitte - Napoléon III“, 48 canons, dont 36 canons de campagne - 6 batteries et 12 canons – obusiers, 2 batteries). Ces achats massifs, faits par l’intermédiaire de la firme française A. Godillot, ont éloigné le concurrent belge, qui n’a plus réussi à nous livrer que 24 canons.

Après 1866, pourtant, le marché d’armement français a perdu peu à peu son terrain, en faveur de celui allemand et américain. Ce changement se produit à cause des facteurs politiques, mais aussi par la nécessité de procurer des armes et munitions à des paramètres techniques et tactiques plus performants. Par conséquent, les acquisitions d’armement de France se sont limitées à une commande de quatre canons-montagne, aux années 1867 - 1868. D’ailleurs, le contrat conclu par le Ministère roumain de la Guerre avec Alexis Godillot, considéré comme désavantageux pour l’Etat roumain, était annulé par un décret de mars 1867, signé au nom du Prince. L’an suivant, le Parlement a voté l’annulation de la concession Godillot, avec des dédommagements de 400 000 lei, accordés comme indemnisation pour la résiliation de son contrat et payés au cours d’une période de quatre années, sans intérêts. Par les lois du 23 mai 1867 et du 7 juin 1868 (ancien style) ont été ouverts des crédits nécessaires pour acquitter les créances de l’ancien partenaire français, faites au cours des années 1862 - 1866, pour les différentes fournitures de vêtements, matériel d’artillerie, armes et constructions de machines pour la fonderie de canons de Târgovişte. Les travaux pour la construction de cette fonderie, commencés en 1864, ont été arrêtés, surtout parce que le Gouvernement roumain manquait les fonds nécessaires, le bâtiment initial étant ensuite transformé en dépôt. Dès l’année 1866, cette collaboration a été limitée à l’exécution d’installations pour la fabrique de poudre de Târgşor, mais en coopération avec un autre partenaire, cette fois belge, qui s’était avéré plus pénétrant et actif dans cette direction. Ce fut toujours avec des compagnies françaises et belges que l’Arsenal de constructions de l’armée a connu un processus de renouvellement au point de vue technologique, recevant les outillages nécessaires30. La collaboration roumano-française commencée au domaine des entreprises pour la fabrication, réparation et stockage de l’armement et munitions et pour la fabrication des munitions et d’autres accessoires n’a pas enregistré des résultats notables, mais elle a marqué, pourtant, la naissance de l’industrie roumaine de défense.

30 Ibidem, portefeuille X, f. 218 - 220; 317 - 318; Cf. «Monitorul oastei» (le Moniteur de l’armée), no 43 du 20 décembre 1865, f. 618 - 653.

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D’autres contacts militaires étroits avec la France furent occasionnés par la participation des officiers roumains aux diverses études militaires ou cours d’application, à des manæuvres et campagnes d’instruction. En effet, la France a représenté le pays vers lequel se sont dirigés beaucoup de jeunes officiers roumains pour accomplir leur préparation de spécialité dans les renommées écoles de Saint-Cyr, Saumur, Paris, Metz, Brest ou au Centre d’instruction de Châlons. La plupart d’entre eux ont avancé dans la hiérarchie militaire jusqu’au grade de général, en constituant l’élite de l’armée roumaine, qu’ils ont préparée et commandé avec succès dans la guerre d’indépendance de 1877 – 1878.

L’agrément pour que les jeunes Roumains puissent fréquenter les institutions d’enseignement militaire de France a été donné, dès 1860, par les autorités françaises. Même après 1866, le nombre des coursants roumains dans les écoles militaires françaises était plus grand que le nombre de ceux qui étudiaient, par exemple, en Allemagne, même si la politique menée à Bucarest avait changé de direction. Depuis 1860, des officiers roumains ont été envoyés à assister aux manæuvres et exercices des unités de l’armée française concentrées dans le camps d’instruction de Châlons, devenu modèle pour les camps organisés par l’armée roumaine aux années de Cuza. Les documents concernant l’organisation et le fonctionnement du camp d’instruction de Châlons ont été gardés dans les archives personnelles du Prince. Pour aider les officiers roumains à se familiariser avec les demandes et réalités d’une campagne, le Gouvernement impérial leur a donné la permission (c’est le cas du capitaine Alexandru Iarca) de participer aux campagnes militaires déroulées par les corps expéditionnaires français en Algérie et au Mexique en 1862 - 186331.

Sans occuper une place centrale, les contacts avec le milieu militaire français ont continué à se développer même après 1870. Par exemple, en 1872, le capitaine Constantin Căpităneanu, du corps d’état-major, effectuait des études d’astronomie et géodésie à l’Observatoire astronomique de Paris, tandis que le capitaine Constantin I. Brătianu se trouvait en France «pur mesurer la ligne médiane»; en 1873, le colonel Alexandru Grammont étudiait également, au cadre de l’armée française et de celle allemande, le système de comptabilité; en 1875, le capitaine Pavel Stătescu bénéficiait d’un congé de deux ans pour étudier l’organisation de la justice militaire française et le commandant Zamfir Gheorghiu de l’Etat-major du génie allait à Paris, mais aussi à Vienne et Bruxelles, pour mieux connaître le système de casernement; en septembre 1875, le colonel Constantin Barozzi participait, à Paris, aux travaux de «l’Association géodésique pour le mesurage des degrés en Europe», mais une année auparavant, le docteur Carol Davilla,

31 Ibidem, f. 123; 458 - 471; «Luptătorul» (le Combattant), no 18 du 28 novembre 1866; «Gazeta Transilvaniei» (la Gazette de Transylvanie), no 47 du 19 juin 1863.

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inspecteur général du Service sanitaire de l’armée roumaine, avait étudié, à Paris, la question des ambulances militaires.

En conclusion, nous pouvons apprécier que, en tenant compte de ses résultats enregistrés, soit-ils positifs or négatifs, la collaboration militaire roumano-française pendant la période 1859 – 1878 a joué un rôle considérable dans la constitution et le développement de l’armée roumaine moderne.

L’aide du Gouvernement ami français a été à la fois réel et efficace, indifféremment des causes et intérêts qui l’ont poussé à l’accorder. Il s’est avéré d’autant plus précieux que ce concours bienveillant de la France de Napoléon III était, en ce moment-là, presque singulier, pendant que les empires voisins se montraient hostiles à la constitution d’une force militaire roumaine, solide et bien structurée, dans un espace occupé, contrôlé ou désiré par ces Puissances. En effet, pendant le règne d’Alexandru Ioan I Cuza, l’armée roumaine s’est trouvée entièrement sous l’influence militaire française; celle-ci a été remplacée peu à peu par celle allemande, mais sans atteindre, jusqu’au 1877, les espoirs du Prince Carol. La mentalité du militaire roumain est restée, pourtant, dominée, en temps, par une admiration constante envers l’armée française, phénomène qui s’explique, probablement, non seulement par les affinités culturelles et d’ordre sentimental.

Sur de telles bases profondes, auxquelles s’ajouteront des nécessités de haute politique et l’acceptation des valeurs morales supérieures, la collaboration militaire roumano-française, reprise à la veille de la Grande Guerre et transformée dans une alliance mémorable entre 1916-1919, s’avéra tellement fructueuse au bénéfice des deux nations et pays, ainsi que pour le nouvel équilibre de l’Europe.

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LA PRESSE MILITAIRE ET LES PROBLÈMES

DE L’ÉDIFICATION DE LA ROUMANIE MODERNE,

UNITAIRE ET INDÉPENDANTE (1859-1914)

Dumitru PREDA

ans un monde où nous reconnaissons tous aujourd’hui l’influence et la véritable autorité de la presse dans le déroulement de toute la vie publique, la radiographie que

nous consacrons aux débuts des publications militaires roumaines et à la manière dont elles ont reflété et stimulé la solution des certains problèmes fondamentaux de l’édification de l’État national moderne – thème d’un évident et ample intérêt – se propose d’être non seulement une simple rétrospective historique. Elle aspire à ouvrir un nouveau sens à la recherche de l’évolution de la presse militaire, jusqu’à présent appuyé sur l’analyse du phénomène militaire proprement-dit avec ses multiples aspects et implications; notre travail a commencé il y a presque 15 ans, et il n’est pas encore achevé, mais l’investigation minutieuse des périodiques, l’un après l’autre, nous a permis de détacher certaines conclusions. Je ne peux, également, ne pas me rappeler à cette occasion l’introduction du général Constantin Antip, dédiée au journalisme de spécialité, véritable guide pour celui qui essaie d’aborder un thème pareil.

La période soumise à notre recherche 1859-1914, c’est-à-dire un intervalle historique compris entre l’acte de naissance de la Roumanie moderne (24 janvier 1859) et le déclenchement de la première guerre mondiale – y compris le moment capital de la conquête de l’Indépendance d’Etat (1877-1878) – représente en fait l’étape de début du journalisme militaire roumain. C’est l’étape où paraissent les premiers hebdomadaires, bimensuels et mensuels de profil militaire bien évident, fruit des préoccupations intellectuelles d’un corps de cadres qui se trouvait à son tour en plein processus d’organisation et d’instruction à l’école difficile de l’art de la guerre, soutenues et stimulées souvent par la direction de l’armée elle-même.

En partant d’une première publication «Observatorul militar» (l’Observateur militaire), parue pendant cinq mois entre juillet - décembre 1859, suivie par l’officieux «Monitorul oastei» (le Moniteur de l’armée) en 1860, on est arrivé dans un intervalle d’un demi-siècle, dans les conditions techniques de l’époque, à enregistrer plus de 35 périodiques - revues, gazettes, bulletins - imprimés non seulement dans la Capitale, mais aussi dans d’autre villes du pays, certaines publications, telles comme «România militară» (la Roumanie militaire - 1864-1866, 1891-1916) ou

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«Publicaţiunile militare» (les Publications militaires - 1890-1904), devenues ultérieurement «Buletinul Armatei şi Marinei» (Bulletin de l’Armée et de la Marine - 1905-1913) – dans lesquelles écrivaient les plus compétents et doués officiers roumains, et qui jouissaient aussi de la collaboration de certaines personnalités de la culture roumaine – ont marqué clairement même le sens du journalisme national.

À la fin de cette étape, ce qui coïncide au bonne mesure à l’époque romantique du journalisme dans mon pays, la presse militaire se présente avec un profil et un schéma d’organisation bien définis, avec une structure de thèmes et un air d’originalité caractéristiques, tout en ayant un nombre substantiellement accru de collaborateurs et d’abonnés, ce qui a influencé de manière positive la situation financière aussi.

Témoin vivant d’une époque agitée, mais riche en réalisations dans tous les domaines d’activité, y compris l’armés, la presse militaire – en franchissant des obstacles et des mentalités bien souvent très vieillies– s’est affirmée comme un important élément catalyseur et unificateur de la culture militaire et de la conscience nationale. En se référent au rôle joué par ces publications, le général Constantin I. Brătianu, membre correspondent de l’Académie roumaine, soulignait en 1905: „Grâce à ces foyers intellectuels, les officiers instruits n’ont point cessé d’informer toujours ceux intéressés, non seulement sur l’état actuel et sur les progrès de la science militaire, mais ils ont travaillé en même temps pour diffuser les connaissances utiles concernant l’histoire, les lois et la substance de la langue roumaine, ainsi que d’exposer les événements qu’on découvre dans le passé glorieux de la nation, destinés à développer dans l’esprit et dans le cæur de l’officier encore le côté moral de la carrière, le côté sublime qui élève les âmes, qui offre la force et la ténacité indispensable a la famille militaire et qui fait de l’armée nationale une vraie famille d’élite de la nation“.

Le trait essentiel de la presse militaire, pareil à toute la presse roumaine, dès ses débuts, fut le caractère national, patriotique. «La presse roumaine - allait affirmer N. Iorga en 1922 - a été le facteur essentiel [...] vers l’accomplissement de Grande Roumanie».

Les revues et les gazettes militaires, en ajoutant à l’argumentation ordinaire de nombreux éléments spécifiques aux conflits armés vus à travers les traditions historiques, ont milité conséquemment pour l’élaboration et la promotion d’une politique propre de défense où les intérêts du pays et de la nation soient sauvegardés en particulier par des efforts et des ressources intérieures; en mettant en évidence les droites légitimes du peuple roumain de vivre en liberté et la nécessité de l’existence d’un État national unitaire pour son avenir même, elles les ont présentées en

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étroite corrélation avec les intérêts généraux européens, en soulignant que la Roumanie constitue un facteur de stabilité et d’ordre dans le Sud-Est du continent. Les publications de la presse militaire ont pu ainsi contribuer à la formation d’une opinion parmi les cadres et les soldats, où la confiance dans la réussite de la lutte pour l’indépendance et le parachèvement de l’État national a été toujours nourrie par l’inoculation du sentiment de l’honneur et du patriotisme. En prenant la parole à l’occasion d’un banquet offert par ses camarades en 1891, Grigore Crăiniceanu - le futur général, membre de l’Académie - déclarait que «le soldat a besoin plus que tout autre citoyen du sentiment de patriotisme, qui est aussi le sentiment du devoir et de l’honneur. Le patriotisme, ajouta celui qui a été l’un des animateurs et des plumes les plus instruites de la presse militaire, naît avec la nation et s’épanouit par le progrès culturel».

A la veille de l’explosion de la Grande Guerre, dans les circonstances où l’ancienne alliance secrète avec les Puissances Centrales (1883) se rompait irrémédiablement, on constate dans la presse militaire aussi l’option toujours plus clairement exprimée de la décision de commencer la lutte d’affranchissement et de parachèvement de l’unité nationale: «N’ayons plus peur de personne, ne cachons plus ce que nous désirons tellement, ce que nourrit dans son âme tout bon Roumain [...] et qu’on sache par tous que nous voulons l’union de tous les Roumains en un seul bouquet, sous un seul et même sceptre». («Revista armatei» - Revue de l’armée – n° 7-8/ juillet - août 1913, p. 444).

Les événements, les faits d’armes de la guerre de 1916-1918, ainsi que ceux de 1877-1878 vont donner la preuve des résultats positifs de cette æuvre collective d’éducation.

La soif de culture, la nécessité de l’augmentation ininterrompue du niveau de connaissances des jeunes - recrus, issus dans la plupart du milieu rural (les paysans formaient 80-85 % de la population à cette époque-là), sans instruction ou très peu instruits, jusqu’aux plus hauts échelons de la hiérarchie militaires par une efficiente application du principe «armée - école de la nation», ont représenté les problèmes auxquels les auteurs militaires – beaucoup d’entre eux, surtout vers la fin de la période, provenus de la couche rurale – ont cherché leurs explications et les solutions conformes aux réalités. Certainement, lorsque la revue ou la gazette était indépendante on peut remarquer un aigu esprit critique, ainsi que des propositions plus courageuses, sans dire, cependant, qu’elles étaient toujours les meilleures.

La presse militaire a prouvé ainsi qu’elle est un laboratoire non seulement pour la diffusion de la culture militaire, mais elle a réussi à introduire aussi le soldat dans les problèmes généraux de l’Etat, dans les rapports de l’armée avec le facteur politique et les

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autres institutions fondamentales de la société - l’école, l’église etc. On rencontre, soit sous la forme de certains articles de fond, soit même des reportages la mise en débâte des problèmes d’actualités de l’époque, comme par exemple l’étroite liaison entre le développement socio-économique et la capacité de défense, «ce développement simultané et progressif – nous lisons – faut-il le suivre attentivement et sans répit».

«La patrie – dit-on, par exemple, dans la revue „Cercul studiilor militare“ (Cercle des études militaires) du 15 novembre 1903 – est une raison sociale et si elle est prospère ou en danger, les milliers de paysans qui labourent la terre nationale seront eux aussi prospères ou en misère»; dix ans plus tard dans le «Buletinul Armatei şi Marinei» (Bulletin de l’Armée et de la Marine) on parlait déjà de la «grande époque de justesse envers les paysans» – la distribution des terres aux paysans, la seule source de renforcer «la solidarité nationale» aux moments décisifs que le pays allait traverser.

Les problèmes de l’introduction du progrès technique, de l’élargissement des moyens de communication, de la valorisation des ressources de matière première, le soutien des initiatives de ce genre comme d’ailleurs celles intéressant la sauvegarde du patrimoine national - archéologique, peuvent être retrouvés dans les pages des publications militaires, en mettant en évidence la position des cadres dans leur qualité fondamentale de citoyens responsables.

Sans s’élever au niveau de la complexité des débats polémiques et parfois virulents des journaux civils, le rapport armée - politique n’a pas été omis, de ce point de vue excellant «Ecoul armatei» (l’Écho de l’armée), hebdomadaire indépendant rédigé en partie par des officiers en réserve, paru à Bucarest entre 1890-1899. «Le rôle du soldat – on mentionnait dans cette publication le 17 mars 1894 – est de défendre son pays contre ses ennemis, et ne pas garder au pouvoir tel ou tel gouvernement libéral ou conservatoire. L’armée ne peut pas jouer le rôle de la police, l’armée ne doit pas être le bourreau des citoyens». Une position plus active concernant ce problème, on rencontre vers la fin période même dans les périodiques officiels ou semi-officiels liés eux-aussi aux cercles dirigeants de l’armée: «Nous comprenons par la politique d’une nation, l’orientation, plus ou moins juste, donnée par la pouvoir exécutif aux forces vives de la nation pour maintenir l’ordre, aider le progrès à l’intérieur et obtenir la sûreté à l’extérieur» – on faisait la remarque dans «România militară» (la Roumanie militaire) du mois d’avril 1913, en soulignant en même temps «la nécessité de la défense des intérêts nationaux, outre ceux de parti ou personnels» et de «l’unité d’opinions dans la direction des gouvernements».

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La présence du soldat dans la vie publique, son rôle dans le

Parlement et l’importance de la liberté d’opinion ont été aussi reflétés dans les ouvrages qui témoignent du niveau moral - civique élevé propagé dans et par le journalisme militaire, particulièrement dans les conditions où, après 1900, la reformes constitutionnelles et les efforts de démocratiser la vie publique étaient au centre des débats de la société roumaine.

Par l’esprit équilibré, constructif d’entamer les questions d’intérêt général du développement de l’État roumain moderne, par le vrai patriotisme promu conséquemment, les revues et les autres publications militaires ont rendu de grands services à l’armée, à la société dans son ensemble, en justifiant la confiance et les efforts matériels qui ont accompagné leur parution.

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LES PAYSANS FRANÇAIS ET LA GUERRE

DU XVIe AU XXe SIÈCLES André CORVISIER

ans un bref article il ne saurait s’agir de traiter un sujet qui exigerait des recherches en vue de plusieurs thèses, mais seulement de présenter un essai concernant l’attitude des

paysans français devant la guerre et devant l’obligation du service militaire. Comme les paysans, si l’on englobe sous ce terme l’ensemble des campagnards, petits propriétaires, fermiers, métayers, journaliers, mais aussi bûcherons, artisans ruraux dont les activités ne se différencient que progressivement du travail de la terre, constituent sous l’Ancien Régime 85% de la population et encore en 1914, la moitié, c’est l’histoire de la majeure partie du peuple français avant le XXe siècle qui devrait être évoquée.

On connaît les grands traits de cette histoire: le paysan peu porté à la guerre, victime de celles qui ravagent son sol, le paysan hostile au service des armes, puis à la conscription, jusqu’au moment où il accepte en 1914 le sacrifice suprême qui conduit à un véritable holocauste. Si ce dernier trait qui a marqué la France contemporaine est encore présent dans les mémoires, il n’est pas facile d’évoquer l’attitude du paysan dans les périodes précédentes pour lesquelles les études de base sont fragmentaires ou même absentes. En réalité cette attitude varie suivant la diversité des provinces de l’ancienne France et suivant les circonstances. Si l’on veut malgré tout rechercher des tendances générales, on constate une évolution lente mais importante, en rapport avec la formation de la nation française. C’est dire que cet essai posera plus de questions qu’il n’apportera de certitudes. Il est nécessaire pour suivre cette évolution de distinguer plusieurs phases qui ne peuvent s’inscrire dans une chronologie trop stricte.

I. Avant le règne personnel de Louis XIV: La guerre présente dans le royaume

Un demi-siècle après la Guerre de Cent Ans terminée en

1453, le royaume, à peine troublé par quelques révoltes féodales, a réparé ses ruines. Le règne de Louis XII (1498-1515) laisse le souvenir d’une époque (relativement) heureuse. Le duel franco-espagnol amorcé par les Guerres d’Italie, n’atteint que la Provence (1536 et 1552), la Champagne et la Picardie (1553 et 1557), Metz qui ne fait pas encore partie du royaume en 1552. Les effectifs des armées sont limités. Le roi de France ne dispose au plus que de 50 000 hommes parmi lesquels des étrangers, Suisses ou reîtres et lansquenets allemands. Sur une population de 18 millions

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d’habitants, le poids du recrutement est faible. La guerre ne se traduit pour la majeure partie de la population que par une augmentation des impôts.

Avec les Guerres de religion (1560-1598), la guerre étend une présence qui n’est pas constante, mais entretient un sentiment d’insécurité. Dans quelle mesure les campagnards sont-ils impliqués? Les guerres sont alors l’affaire des villes, principaux objectifs tous désignés des opérations militaires. Paris subit trois sièges. Cependant ce sont les campagnes qui nourrissent les armées. Faute de logistique organisée et de soldes régulièrement versées, les armées pillent et exercent des violences. Cela est d’autant plus cruellement ressenti quand il s’agit de troupes composées de mercenaires étrangers au service du roi, ou Allemands de Jean Casimir, fils de l’Electeur palatin appelés par les protestants révoltés qui ravagent la Champagne en 1568 et la Bourgogne en 1576, ou encore contingents espagnols venus soutenir la Ligue catholique contre Henri IV, qui opèrent en Picardie en 1595-1598. Les villages situés sur les voies de passage souffrent particulièrement, ainsi que ceux qui avoisinent les villes assiégées. Transformés en théâtre d’opérations, ils sont pillés par les assiégeants et par les razzias que tentent les assiégés pour se ravitailler. La région parisienne fut dévastée cruellement comme l’a montré Jean Jacquart1. Les paysans ne font que subir. Sans doute, ce sont les villes et les seigneurs qui prennent parti dans ces guerres civiles, mais les seigneurs entraînent parfois leurs paysans qui s’attirent alors les violences du parti adverse.

Ces prises d’armes sont rendues possibles par les structures militaires du royaume. En effet s’il n’existe pas de service militaire dans le sens moderne du terme subsiste le devoir militaire. En cas d’invasion le roi peut appeler le ban et l’arrière ban de ses vassaux et faire appel à l’aide de ses sujets. D’origine féodale, l’aide consiste à contribuer à l’entretien de l’armée, l’ost, par l’impôt, les réquisitions, le logement des gens de guerre car il n’existe pas de casernes, et les prestations qui y sont attachés: couches, place au feu et à la chandelle, ustensile, c’est à dire fourniture des objets nécessaires à la cuisine, sel, etc. Ces obligations imposent une cohabitation redoutée entre soldats et habitants, constamment dénoncée dans les cahiers de doléances des Etats Généraux sous l’expression d’ «abus des gens de guerre»2. De plus, le roi donne ordre aux hommes en âge et état de combattre de «courir sus» à l’envahisseur. La Guerre de Cent Ans en avait donné des exemples.

1 Jean Jacquart La crise rurale en Ile-de-France, 1550-1670, Publications de la Sorbonne, Paris, 1974. Voir également pour la Franche-Comté, Gérard Louis, La Guerre de Dix Ans, Annales littéraires de Franche-Comté, Besançon, 1998. 2 André Corvisier, L’opinion et le fait militaire sous l’Ancien Régime d’après les Cahiers de doléances de l’Ancien Régime, dans Société, politique, culture en Méditerranée occidentale, les XVIe-XVIIIe siècles. Mélanges en l’honneur du professeur Anne Blanchard, Université Paul Valéry, Montpellier, 1998, p. 97-104.

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D’ailleurs l’autodéfense reste un idéal pour tous les hommes libres et les paysans peuvent à l’occasion faire de leurs fourches des armes. Les mæurs sont encore violentes et bien des soldats isolés ou en retraite sont attaqués par surprise et par vengeance. Souvenir des obligations féodales, le seigneur reste le chef naturel de ces combattants improvisés. Dans les régions fréquemment exposées aux invasions, les retrahants, paysans vassaux, en échange de la protection que leur offre le château seigneurial, doivent venir défendre celui-ci3. Dans certaines provinces frontières, Pays basque, Boulonnais, nord de la Champagne, particulièrement menacées, existent des milices locales aux ordres des gouverneurs. Lorsque le pouvoir royal est contesté ou affaibli, ceux-ci, en révolte, peuvent agir pour le compte de la faction à laquelle ils adhèrent, voire pour leur propre compte.

Bien sûr dans leur grande masse, les paysans évitent les combats, cherchent refuge en lieu sûr, mais il arrive qu’ils soient contraints de prendre parti. Il arrive également pendant les Guerres de religion, qu’endoctrinés par les seigneurs, les curés ou les pasteurs protestants qu’ils sortent de leur indifférence, car leur foi est profonde. Les destructions d’églises et les sacrilèges ont un effet particulièrement mobilisateur. Quoiqu’il en soit, les Guerres de religion ont développé la violence naturelle et multiplié les vengeances. La paix rétablie par Henri IV (1589-1610) apporte un grand soulagement, mais la violence demeure au quotidien sous Louis XIII (1610-1643): révoltes passagères et localisées des Grands du royaume en 1615 et 1621, et, en 1621 et 1627-1628, des protestants à qui l’Edit de Nantes a accordé des places de sûreté et qui se sont dotés d’une véritable organisation militaire. On sait aussi que cette époque connaît une véritable épidémie de duels entre gentilshommes, mais l’exemple est contagieux et les querelles entre gens du peuple sont souvent sanglantes. Cependant l’ensemble du royaume connaît un calme relatif.

La reprise de la guerre avec l’Espagne en 1635 réveille ces tendances. Confronté à un grand péril par la prise de Corbie qui en 1636 ouvre la route de Paris, le cardinal ministre Richelieu impose une véritable dictature de guerre. Les effectifs des armées, avec leurs exigences, logement des gens de guerre, réquisitions, etc., sont quadruplés. Vu la multiplicité des théâtres d’opérations, Nord de la France, Pays basque, Provence, et aussi Lorraine, Franche-Comté, Savoie, Roussillon, qui ne font pas encore partie du royaume, les armées sillonnent la France. Quand en hiver les opérations s’arrêtent, on envoie les troupes se «rafraîchir» dans les provinces épargnées par la guerre. Une grande partie du royaume connaît, avec plus ou moins d’intensité les misères de la guerre décrites par Grimmelshausen ou par Jacques Callot. Dans les 3 Gérard Louis, op. cit., passim.

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provinces envahies, des paysans abandonnent leurs terres et se réfugient dans les forêts. Paris voit à plusieurs reprises arriver de lamentables défilés de paysans picards ou champenois. L’abandon des terres provoque la famine. Armées et réfugiés véhiculent des épidémies de peste. Les villes mieux protégées et possédant des institutions charitables ne peuvent accueillir tous ces déracinés. La mendicité se répand, particulièrement préoccupante quand elle est le fait d’anciens soldats mutilés sans secours, qui se montrent agressifs. Par contre le recrutement n’offre pas de grandes difficultés.

La contagion de la violence explique que les mécontentements prennent la forme de révoltes armées. Dans cette situation de détresse, l’augmentation des impôts multipliés par deux à trois suscite les révoltes populaires étudiées par Yves Marie Bercé4. Le mouvement part des villes, mais entraîne des paysans réfugiés, puis, gagne certaines campagnes: Croquants de Saintonge, Angoumois, Poitou en 1636, ou du Périgord en 1637, Nu-Pieds de Normandie en 1639, encadrés par de petits seigneurs et par d’anciens soldats. Les habitudes des révoltes populaires dureront jusqu’en 1675 (Bonnets rouges de Bretagne). Le sommet de la crise est atteint pendant la guerre civile de la Fronde soutenue par l’Espagne, qui se superpose à la guerre étrangère. Une grande partie du royaume est ravagée par les armées, d’autant plus que celles-ci pratiquent souvent le dégât qui consiste à dévaster une région pour empêcher l’adversaire de s’y ravitailler. Ainsi en 1652, l’armée de Condé en révolte contre le gouvernement, trouve les pays de la Loire ravagés par l’armée de Turenne qui combat pour le roi ! La Guerre de Trente Ans, le duel franco-espagnol et les soulèvements intérieurs ont particulièrement éprouvé les paysans français.

II. Le règne de Louis XIV (1643-1715): La guerre repoussée aux frontières

Louis XIV rétablit l’ordre intérieur et une prospérité

momentanée, mais pratique une politique guerrière: guerre de Hollande (1672-1679), de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697), de Succession d’Espagne (1702-1714). Cependant le poids de la guerre a changé de caractère. Grâce à des conquêtes et à la constitution de la „frontière de fer“– les fortifications de Vauban – la France ne connaît plus que des invasions limitées dans les pays récemment annexés. Un vaste espace de paix s’est développé dans l’intérieur du royaume. Aux marges du royaume qui connaissent une présence constante des troupes, d’ailleurs mieux disciplinées, s’oppose une France de l’intérieur beaucoup plus paisible.

4 Yves-Marie Bercé, Histoire des Croquants, Paris, Genève, 2 vols., 19.

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Ce ne sont plus les misères des guerres précédentes qui frappent les paysans, mais le poids du recrutement et des impôts. En effet les effectifs augmentent rapidement de 1672 à 1690. L’armée régulière avoisine 400 000 hommes. Il faut y ajouter les milices traditionnelles et les petites milices levées en Languedoc pour réprimer le soulèvement des Camisards des Cévennes, protestants révoltés par suite de la Révocation de l’Edit de Nantes, encouragés par les adversaires de la France pendant la Guerre de Succession d’Espagne (1702 - 1705).

Pour se procurer des soldats, les recruteurs procédant par racolage usent de ruses et de brutalités. A Paris, on trouve des «fours», souvent des caves, où des jeunes gens sont enfermés jusqu’à ce qu’ils consentent à s’engager. Les victimes sont souvent des paysans venus à la ville pour chercher de l’emploi ou simplement pour leurs affaires. Comme cela ne suffit pas, le roi, s’appuyant sur le devoir militaire de ses sujets, institue des formes de conscription. C’est d’abord en 1669, le système des classes, devenu l’inscription maritime pour fournir des marins, puis en 1688 la milice royale, levée par tirage au sort à partir de 1693 et la milice garde-côtes en 1689. Les paroisses sont imposées proportionnellement à leur population d’un nombre de miliciens dont elles doivent assurer une partie de l’équipement. Les bataillons de miliciens sont envoyés dans les garnisons pour remplacer les troupes en opération. Bientôt on y puise des soldats pour combler les vides de l’armée et pendant la Guerre de Succession d’Espagne on les verse directement dans les régiments d’infanterie. Au total à certains moments Louis XIV dispose d’au moins 500000 hommes sous les armes5. La milice devient vite impopulaire et l’on hésite à la lever sur les citadins. Son poids retombe sur les campagnards. Le paysan accepterait le service militaire pour défendre son propre sol si la guerre venait à lui, mais aller à la guerre impose de quitter sa province pour d’autres horizons où il se sent dépaysé. Rappelons que la France est alors fort diverse par ses coutumes et ses langages. On voit même des paysans s’engager à un capitaine de leur pays, souvent le fils d’un seigneur, pour fuir la milice abhorrée!

Dans les provinces frontières, souvent récemment annexées, l’état d’esprit est un peu différent. Ce sont des régions particulièrement dévastées par les guerres précédentes où, malgré des réticences à l’égard de leur nouveau maître, on y apprécie le retour à l’ordre assuré par la France. De plus la présence de troupes, beaucoup mieux disciplinés qu’avant, est source d’activité économique et la construction des fortifications, même si elle exige des réquisitions de main d’æuvre, offre des emplois et éloigne les théâtres d’opérations, au moins jusqu’en 1708 où la Flandre est

5 Histoire militaire de la France (sous la direction d’André Corvisier et Philippe Contamine), Paris, 1991, chap. XVI.

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envahie. Il est à noter que dans ces populations habituées à la guerre et à la présence des troupes, le recrutement est moins difficile que dans le reste du royaume.

Cependant le recrutement devient plus facile dans l’intérieur à la fin du règne à cause de la misère. Après une baisse sensible, les impôts ont recommencé à augmenter sans atteindre toutefois le niveau du temps de Richelieu. Beaucoup plus graves sont les effets de la crise frumentaire de 1693-1694 qui déclenche une famine pendant laquelle le royaume perd 1,5 millions d’âmes. La crise de 1709, moins grave, ravive les plaies. Comme le roi fait son possible pour éviter à ses troupes les effets de la famine, il se trouve des jeunes gens qui s’engagent pour des primes minimes, voire nulles. «La misère des peuples fut le salut de l’armée» a dit le maréchal de Villars. Toutefois il ne faut pas sous-estimer le sursaut patriotique qui se produisit en 1709 au plus fort de la crise, à l’appel pathétique de Louis XIV à ses peuples alors que le royaume était menacé d’invasion, ni l’aspect religieux de ce sursaut, le peuple profondément catholique étant reconnaissant à son roi d’avoir «extirpé» l’hérésie en révoquant l’Edit de Nantes. Au bord de l’effondrement, la France est sauvée par ce sursaut auquel participèrent les paysans6.

III. Les paysans paisibles du XVIIIe siècle

La paix revenue, les transformations intervenues pendant le

règne de Louis XIV se confirment. La paix intérieure et la sécurité reposant sur des frontières bien gardées ont influé sur la mentalité des Français, en particulier des campagnards. Malgré la persistance de guerres menées hors du territoire, guerre de Succession de Pologne, Guerre de Succession d’Autriche, Guerre de Sept Ans, Guerre d’Amérique, la réalité de la guerre s’est éloignée. D’ailleurs les effectifs de l’armée n’atteignent plus au maximum que 280000 hommes pour une population passée de 20 à 26 millions d’habitants. Cependant le recrutement reste difficile car les Français répugnent davantage à quitter leur paisible village pour servir. Bien que fixées par ordonnance, les primes d’engagement augmentent en fait, suivant en cela la loi de l’offre et de la demande. Comme les autorités veillent à limiter les abus des recruteurs, les familles se plaignent d’autant plus qu’elles ont des chances d’être entendues. Supprimée à la paix, la milice royale est rétablie en 1719, puis en 1726. Les miliciens, qui sont surtout les paysans résistent par des procédés divers: mariages anticipés, fuite au moment du tirage au sort, notamment vers les régions côtières proches car la milice garde-côte est un service sédentaire moins contraignant, achat de remplaçants malgré l’interdiction, ce qui permet aux communautés 6 André Corvisier, La bataille de Malplaquet 1709. L’effondrement de la France évité, Paris, 1997.

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rurales de se débarrasser de miséreux indésirables. Pour tourner la législation, ceux-ci ne se présentent pas au tirage au sort, sont déclarés miliciens d’office et ... rejoignent leur bataillon. Avant tout les paysans recherchent des exemptions de service. Comme il était établi que la milice ne devait pas modifier les conditions de vie des familles, étaient exemptés, non seulement les fils uniques, considérés en l’absence de pensions de retraite comme soutien obligé de leurs parents âgés, mais aussi les fils de riches fermiers et des patrons artisans dont le départ compromettrait l’activité économique et même jusqu’en 1745 les domestiques des seigneurs et des curés dont l’absence perturberait le genre de vie, ce qui fait qu’à l’annonce d’un tirage au sort, châteaux et presbytères se remplissent des serviteurs7.

Certes les provinces frontières échappent toujours quelque peu à cette désaffection générale pour le service. Les engagements volontaires y restent assez nombreux. Flandres, Lorraine, Franche-Comté fournissent les deux tiers des recrues8. La présence constante des troupes y offre un exemple aux jeunes gens. Bien que ne touchant que 60 000 hommes dans l’ensemble du royaume, la milice est devenue très impopulaire, comme le prouvent les cahiers de doléances des Etats Généraux de 17899. Elle pèse surtout sur les plus pauvres sans appui. Les paysans travailleurs de la terre qui constituent les trois quarts de la population ne fournissent plus que 40% des soldats10. Le service militaire ne tente plus guère outre les plus pauvres que des jeunes gens se sentant mal à l’aise dans leur entourage familial ou professionnel ou des hommes issus de l’exode rural qui n’ont pu s’intégrer dans les villes.

La guerre n’est plus présente physiquement et les mæurs s’adoucissent. L’autorité de l’Etat s’est renforcée grâce à une meilleure police qui a fait reculer la violence. En France il n’y a plus de soulèvements populaires avant 1789. La majorité des Français ne connaît plus la guerre que par l’augmentation des impôts. Comme ceux-ci sont mal répartis et pèsent notamment sur les paysans, pendant et après les guerres, le mécontentement s’accroît et finalement mobilise les paysans contre les charges seigneuriales qui s’ajoutent aux impôts royaux et aux effets des mauvaises récoltes, d’où en 1789 les émeutes appelées la Grande Peur.

IV. Les guerres révolutionnaires et napoléoniennes et le mythe de la levée en masse

7 Idem, L’armée française de la fin du XVIIe siècle au ministère de Choiseul - le soldat, tome I, Paris, 1964, p. 197-258. 8 Idem, dans La Révolution française (sous la direction de Jean Meyer), coll. „Peuples et civilisations», Paris, 1991. Voir carte, p. 514. 9 Idem, L’opinion et le fait militaire..., loc. cit. 10 Bernard Deschard, L’armée et la Révolution. Du service du roi au service de la nation, Paris, 1989, p. 116.

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Sur le plan militaire, l’Assemblée Nationale commence par

rejeter toute forme de conscription en décidant le 16 décembre 1789 que le recrutement se fera uniquement par engagements volontaires. Le 25 mai 1790, elle vote la renonciation à toute conquête, ce qui sonne comme une véritable proclamation de paix au monde. Cependant les populations qui refusent le service militaire obligatoire restent capables de prendre les armes spontanément pour défendre leur sécurité. Le mythe des brigands armés par les aristocrates pour défendre leurs privilèges est l’étincelle qui déclenche la Grande Peur. Les milices bourgeoises et locales se réveillent pour assurer l’ordre. Elles donneront naissance aux Gardes nationales. Le mouvement gagne les campagnes. Des compagnies de Gardes nationales se forment même dans les villages, avec des armes de fortune, mais chez les paysans la fièvre retombe vite quand l’ordre est rétabli.

Après la fuite du roi à Varennes le gouvernement fait appel à 92 000 volontaires tirés des Gardes nationales. Les campagnes n’en fournissent que 15%. Pour obtenir les volontaires exigés les années suivantes, il a fallu parfois recourir aux procédés de l’Ancien Régime: tirage au sort et primes. Contrairement à la légende, à part deux bataillons venus de Lorraine et de Franche-Comté, les volontaires ne seront pas présents à Valmy. D’ailleurs selon l’idée établie qu’un appel extraordinaire ne peut répondre qu’à la nécessité de défendre le sol national, une fois le danger passé, nombreux sont les volontaires qui quittent leur régiment et reviennent chez eux. Si l’armée se maintient, comme l’a remarqué Samuel Scott11, c’est à cause des engagements dans l’armée suscités par la misère, conséquence des troubles révolutionnaires. Cependant la France étant en guerre contre presque toute l’Europe a besoin de beaucoup de soldats. D’où la levée autoritaire de 300 000 hommes le 24 février 1793 puis la levée en masse de tous les hommes de 18 à 25 ans le 23 août suivant, qui ressemble plus à l’arrière-ban de l’Ancien régime qu’à une conscription régulièrement établie. Cet effort de la Nation en armes porte sur 1 100 000 hommes. En réalité 732 000 sont incorporés dont 430 000 complètement armés12. Certes il y eut des volontaires motivés, surtout dans les villes, des hommes acceptant de servir par patriotisme, mais aussi pour un certain nombre une répugnance réelle pour le service.

Comment expliquer que se soient produits des soulèvements armés? On a vu dans la Vendée qui éclate du 10 au 15 mars 1793 une réponse à la levée des 300 000 hommes. En réalité à cette

11 The Response of the Royal Army to the French Revolution, Oxford, 1978. 12 Gilbert Bodinier dans Histoire militaire de la France, tome II (sous la direction d’André Corvisier et Jean Delmas), Paris, 1992, p. 205 et sq.

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raison s’ajoute le refus de la déchristianisation imposée par le gouvernement révolutionnaire à des populations dont la foi avait été réveillée au XVIIIe siècle par la prédication notamment de saint Grignion de Montfort. Profondément blessés dans leurs convictions religieuses, les campagnards de l’Ouest retrouvèrent le sens traditionnel de l’autodéfense, ainsi qu’une certaine animosité contre les villes, devenues foyers de la Révolution. La répression par l’armée et les troupes de l’«armée révolutionnaire» parisienne provoqua le «populicide» suivant l’expression de Gracchus Babeuf, qui fit 200 000 victimes (?), hommes, femmes, enfants et entretint pendant de longues années la chouannerie, résistance armée clandestine et terroriste et la contrechouanerie. Toutefois les chefs vendéens ne réussirent jamais à faire de leurs troupes une véritable armée, les Vendéens étant tentés de regagner leur village quand ils en avaient chassé leurs adversaires.

Sous l’Empire, le calme intérieur est rétabli, mais les guerres extérieures continuent, exigeant toujours plus de combattants. Par suite des pertes et des désertions les effectifs de la Nation en armes en l’An II avaient fondu. La loi Jourdan du 5 septembre 1798 établit la conscription. Pour la rendre acceptable, le gouvernement permit le remplacement par achat d’hommes consentant à servir. Jusqu’en 1805 ne furent appelés que 20% des conscrits, de 1805 à 1810, 30%, puis à partir de 1812, 73%, en 1814 la presque totalité avec des classes levées par anticipation. Au total pendant l’Empire, dans les limites de la France de 1789, deux millions et demi d’hommes furent levés sur 28 millions d’habitants13. La conscription devint le cauchemar des populations, la plupart des Français n’ayant aucun goût pour participer à des campagnes les entraînant en Allemagne, Espagne...ou Russie.

Les pratiques de résistance de l’Ancien Régime réapparurent. Comme la conscription visait les célibataires, les appels suscitèrent nombre de mariages anticipés. L’insoumission, d’abord très forte, diminua à cause de l’efficacité des mesures policières. Néanmoins en 1812, on comptait 138 000 réfractaires issus surtout des régions pauvres et isolées et des montagnes d’où la chasse aux réfractaires protégés par les habitants. En outre, bien que devenue plus périlleuse, la désertion atteignait 15%. Aussi lors de la Restauration le roi s’engagea à ne pas rétablir la conscription. L’article 12 de la nouvelle constitution, la Charte, établissait que le recrutement serait déterminé par une loi. La condamnation de la conscription en 1814 faisait écho à celle de 1789.

V. Le XIXe siècle: répugnance pour le service militaire et prise de conscience après le désastre de 1871

13 Ibidem, p. 395 et sq.

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Après 1815, bien que réduite en nombre, l’armée ne put trouver assez de volontaires. Aussi dès le 10 mars 1818, la loi Gouvion Saint-Cyr proclamait le principe suivant lequel «l’armée se recrute par engagements volontaires et en cas d’insuffisance par des appels...». En fait la conscription réapparaissait mais, fait remarquer Jean Delmas, si ce procédé établissait l’égalité devant les obligations militaires, le remplacement créait une inégalité devant la fortune14. Au cours du XIXe siècle furent appelés chaque année 60 000 hommes pendant la Restauration, 80 000 sous la Monarchie de Juillet, 140 000 sous le second Empire pour une population qui passait de 30 à 36 millions d’âmes. Des agences de remplacement se chargèrent de fournir des hommes aux familles qui le désiraient, moyennant une certaine somme. Il se créa même des assurances contre un tirage au sort malchanceux, souscrites au nom de jeunes garçons. Le nombre des remplaçants varia entre 22,4% et 27,4%, plus fort pendant les guerres et les menaces de guerre. Les remplaçants se recrutaient dans les villes et parmi des journaliers agricoles. Le niveau de vie des paysans s’étant dans l’ensemble amélioré, les remplacés étaient de plus en plus souvent des fils de cultivateurs.

Ce système provoquait des mécontentements, aussi en 1855, au remplacement succéda l’exonération, qui consistait dans le versement d’une somme d’argent à l’Etat par ceux qui avaient tiré un mauvais numéro. Le projet primitif du général Lamoricière plus efficace, avait été édulcoré pour apaiser l’opinion publique. Après Sadowa (1866), devant la montée des périls, Napoléon III désirant doter l’armée de réserves, songeait à établir un service militaire obligatoire. Les préfets l’avertirent qu’il risquait de s’aliéner la confiance de ses plus fidèles électeurs, bourgeois et paysans. La loi Niel du 4 février 1868 se borna à créer un service de réserve de quatre ans après le service actif de cinq ans et une garde nationale mobile regroupant les jeunes gens ayant tiré un bon numéro, les remplacés (le remplacement avait été rétabli), et des volontaires, pour un service de quinze jours par an15. L’effondrement de l’armée française en 1870 prouva l’insuffisance de cette réforme alors en cours d’application.

La défaite provoqua une humiliation ressentie par l’ensemble du peuple français et explique la formation de groupes de francs-tireurs pendant l’invasion, puis une prise de conscience nourrie par un désir de revanche. Les gouvernements de la IIIe République comprenant que l’on allait vers la guerre de masse, firent voter des lois militaires de plus en plus contraignantes qui furent acceptées par une opinion gagnée aux idées démocratiques. La loi du 27 juillet 1872 réaffirmait le principe que tout Français devait le service militaire personnel et supprimait le remplacement. Le tirage au sort

14 Jean Delmas dans Ibidem, p. 410. 15 Ibidem, p. 419 et sq.

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désignait les conscrits qui serviraient cinq ans, appartiendraient à la réserve de l’active pendant quatre ans, puis à l’armée territoriale pendant onze ans. Les «bons numéros» feraient un service court de six mois à un an. Des dispenses étaient accordées aux hommes soutiens de famille. La loi du 15 juillet 1889 fixait la durée du service à trois ans dans l’active et sept ans dans la réserve plus quinze ans dans la territoriale. La loi du 4 mars 1905 supprimait le tirage au sort et ce qui restait des exemptions, sauf pour causes d’inaptitudes physiques. Enfin la loi du 7 août 1913 portait la durée de service à trois ans. Les obligations militaires ne cessaient qu’à l’âge de 48 ans16.

Alors que ces obligations s’alourdissaient, la population et notamment les paysans les acceptait sans rechigner. Le conseil de révision devenait pour les hommes un rite de passage à l’âge adulte, donnant lieu à une fête. Les jeunes gens déclarés inaptes au service étaient considérés avec une pointe de commisération. Les instituteurs, le clergé, la presse, les cérémonies, préparaient les esprits au service et entretenaient un esprit militaire dans la population. C’est seulement à partir de 1890 que s’éveille un antimilitarisme, d’ailleurs très minoritaire, qui ne touche guère les paysans17.

En 1914 les Français y compris les paysans qui constituaient encore plus de la moitié de la population, étaient prêts à défendre la patrie. Près de 8 millions d’hommes furent mobilisés pendant la Grande Guerre pour 39 millions d’habitants. Nul ne pensait alors que la guerre durerait quatre ans, et qu’elle exigerait le sacrifice suprême de 1 400 000 hommes, soit 16,1% des mobilisés, un nombre considérable de blessés et mutilés18. Les paysans qui virent d’abord leurs chevaux réquisitionnés, abandonnèrent leurs fermes privés d’une partie de leur main d’úuvre, aux mains de leurs femmes et de leurs enfants et rejoignirent leur régiment sans enthousiasme, mais sans faiblesse. Fournissant les gros bataillons de l’infanterie, car ils comptaient peu d’affectés spéciaux dans les usines, ils subirent des pertes proportionnellement supérieures à celles des autres catégories sociales. Les monuments aux morts des villages l’attestent.

En 1939, malgré des désillusions, peu accessibles à la propagande antimilitariste, ils partirent de nouveau, résignés, mais sans faiblesse. Après l’effondrement de 1940, le vainqueur, voulant réduire la France à un Etat agricole, libère un certain nombre d’agriculteurs prisonniers de guerre. Signalons enfin que sans l’aide risquée de nombreux paysans, les maquis n’auraient pu se maintenir pendant l’occupation. Depuis lors, après l’abandon des

16 Jean-Charles Jauffret dans Histoire militaire de la France, tome III (sous la direction d’André Corvisier et Guy Pedroncini), Paris, 1992, p. 80 et sq. 17 Ibidem, p. 90 et sq. 18 André Corvisier dans Ibidem, p. 308 et sq.

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colonies à la suite des guerres de décolonisation impopulaires, qui réveillèrent la répugnance au service, la sécurité extérieure semblant assurée, le gouvernement supprima la conscription en 1997.

De ce survol on peut retenir que les paysans français restés très longtemps attachés à l’autodéfense ont le plus souvent répugné au service militaire obligatoire dont le poids avant l’institution du service militaire universel n’a vraiment été lourd qu’à la fin du règne de Louis XIV, et pendant la Révolution et l’Empire. Cependant, motivés, beaucoup acceptèrent de prendre les armes comme le firent momentanément les volontaires de la Révolution, les Vendéens, les Francs-tireurs de 1870, les maquisards et résistants de la Seconde Guerre Mondiale et surtout les soldats de la Grande Guerre.

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LA CONTRIBUTION

DE LA MISSION MILITAIRE FRANÇAISE À LA DEUXIÈME CAMPAGNE DE LA GUERRE ROUMAINE

POUR L’UNITÉ NATIONALE - 1917

Gheorghe NICOLESCU

’été de l’année 1917 trouvait l’armée roumaine prête à lutter et à prouver que les efforts des six mois d’activité infatigable menée à refaire ses forces - pour la rendre capable de

continuer la guerre à côté de ses alliés, pour libérer le territoire et pourchasser l’ennemi - n’avaient pas été inutiles. La peine titanesque que s’est donné le peuple roumain dans ce but a été énergiquement soutenue par la présence et l’activité de la Mission militaire française, en tête avec le général Henri Mathias Berthelot.

Cette armée roumaine régénérée provoquait la surprise de ceux qui avaient l’occasion de la connaître en ces moments-là. Le ministre français de l’Armement, Albert Thomas, en visite du front roumain, exclamait enchanté lors de sa présence aux manæuvres organisés par la 13ème Division: «On dirait que se sont nos poilus!»1. «Tous ces exercices - notait à son tour le général Berthelot - ont démontré à Albert Thomas et à tous ceux qui y ont assisté que les troupes roumaines sont maintenant en mesure à reprendre leur place sur le champ de bataille. Beaucoup s’en doutaient, les Russes le niaient, pour excuser leur propre manque d’activité, mais, quoiqu’on dise, la renaissance de l’armée roumaine a jailli maintenant aux yeux de tous. Ainsi que je l’ai déjà dit dans une allocution, l’armée roumaine est même meilleure en ce moment que le premier jour d’entrée en lutte, car maintenant elle sait ce que cela veut dire la guerre. Et elle comprend mieux le besoin de l’effort fait»2.

Conformément aux plans des Alliés, au printemps de 1917 allaient se dérouler des amples actions offensives sur tous les fronts, y inclus le front roumain. Leur déclenchement dans la partie orientale du front de l’Entente a été ajourné jusque l’été, surtout à cause de la situation dans l’armée russe, bouleversée sur l’impact de la révolution, et en attendant la complète réorganisation des forces roumaines. Mais, enfin, le moment était arrivé: les unités, les grandes unités et les commandements de l’armée roumaine, réjouissant d’un potentiel combatif vigoureux et d’un appréciable

1 Cf. Général Henri Berthelot, Jurnal şi corespondenţă, 1916-1919 (Journal et correspondance, 1916-1919), Iaşi, Craiova, 1997, p. 164. 2 Ibidem.

LL

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niveau de l’état moral, se montraient décidées à s’opposer aux ennemis, en contrecarrant leurs plans ambitieux de percer le front de résistance établi dès la fin de 1916 aux Portes de la Moldavie3.

À côté de l’armée roumaine, les membres de la Mission militaire française, dont les effectifs avaient été accrus considérablement, vont participer aux opérations qui conféreront aux troupes roumaines alliées une gloire éternelle. Leur prestation peut être structurée sur deux plans distincts:

a) la participation à l’élaboration des plans d’opération et leur application conformément aux attributions données dans ce domaine;

b) la participation directe, l’arme à la main, aux grands combats.

Le mois de mai 1917, l’élaboration du plan d’opérations sur le front roumain était entrée dans la phase finale. Le Commandement russe, tout comme celui roumain, cherchait à établir la manière d’agir et le rôle que leurs grandes unités devaient jouer dans les prochaines confrontations. C’est dans ce moment que des différences d’opinion apparaissent à l’intérieur du Commandement roumain, mais aussi entre les directions des deux alliés, russe et roumain4.

Le général Berthelot signalait, le 15/29 mai, dans un rapport adressé au Grand Quartier Général français, que, pour mettre en évidence son idée d’offensive, le Haut Commandement russe avait réuni, dans une conférence, les généraux Tcherbatcheff et Presan, pour discuter l’offensive sur le front russo - roumain. «Il s’agissait de décider – soulignait-il – d’une part la date, d’autre part le mode d’action de cette offensive [...] Quant au mode d’action des deux armées, il vient seulement d’être fixé entre les Généraux Tcherbatcheff et Presan, qui jusqu’à présent n’avaient pu réaliser une entente, parce que le Général Tcherbatcheff désirait que tout le front appartienne à l’armée russe et voulait ne considérer l’armée roumaine que comme une armée d’exploitation, tandis qu’au contraire, le Général Presan demandait que son armée ait une partie du front et intervienne dans la bataille au même titre que l’armée russe. Cette dernière idée, que je partage pleinement, a enfin prévalu. L’entente est réalisée entre les deux commandants-en-chef; les deux armées d’attaque, russe et roumaine, combattront donc côte à côte, ayant chacune un secteur et des objectifs particuliers»5.

3 România în anii primului război mondial (La Roumanie pendant les années de la Première Guerre mondiale), vol. 2, Bucarest, 1987, p. 143. 4 Costică Prodan, Planuri de campanie ale beligeranţilor pe frontul român (Plans de campagne des belligérants sur le front roumain), dans 1917 pe frontul de Est (1917 sur le front de l’Est), p. 37. 5 Archives nationales de Roumanie (Bucarest), fonds Microfilms France, rôle 176, c. 468.

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Vers la fin du même mois, la Directive no 46 était transmise aux armées; elle établissait définitivement le commencement de l’offensive entre les Carpates et le Danube pour le mois de juillet et son but qui, en dehors de la fixation sur le terrain de l’ennemi, devait arriver à l’anéantissement des groupements adverses surtout de la zone Focşani - Nămoloasa. Le contenu de ce plan fût révélé par les Instructions d’opérations no 29 du 1er juin 1917, qui détaillaient la Directive6.

La discussion du plan a été reprise par le Haut Commandement du front roumain, le 12 juin. A cette occasion, le roi Ferdinand a convoqué un conseil de guerre, auquel ont participé le Premier Ministre Ion I.C. Brătianu, le prince héritier Carol, le général russe Dimitri G. Tcherbatcheff - adjoint du commandant suprême du front roumain, le général Constantin Presan, chef du GQG roumain, le général Henri M. Berthelot, le général russe Nikolaï Golovin - chef d’Etat-major du Haut Commandement du front roumain, le général Constantin Christescu - commandant la Ière Armée roumaine et le général Alexandru Averescu - commandant la IIème Armée roumaine7.

En conclusion, à la fin des discussions, on a établi que le commencement de l’offensive soit déplacé pour le 22 juillet. Ion I.C. Brătianu voulait ajourner l’offensive, car il craignait que ni cette fois, comme en automne 1916, les Alliés n’aillent pas respecter leurs engagements. En se référant à cet aspect, Berthelot, qui devait se présenter devant le Roi avec Brătianu, Tcherbatcheff et Presan, télégraphiait à Paris, le 18 juillet 1917: «Il s’agissait d’examiner les objections que le Président du Conseil élève contre l’exécution immédiate de l’offensive projetée [...]. Il prétend savoir qu’on ne va rien faire sur notre front d’Occident, que les Anglais retirent des divisions de Macédoine, que l’offensive russe de la Galicie est arrêtée, que les autres offensives prévues plus...»8. Le chef de la Mission française s’opposa aux opinions de Brătianu, ses contre - arguments étant les effectifs réduits de l’ennemi, l’état moral médiocre des troupes adverses et leur difficulté de ravitaillement, ainsi que la qualité des moyens dont il disposait sur le front roumain. Il considérait également qu’un ajournement aurait créé des difficultés, car les préparations ne pouvaient pas être dissimulées pour long temps9. Dans le même document, il précisait que la décision d’attaquer le jour établi était maintenue. Mais il n’a pas perdu, pourtant, l’occasion de remarquer l’effet de la pénurie d’information à l’égard des intentions des alliés occidentaux: «Dans la discussion, j’ai cru remarquer, et je crois devoir le signaler, le mauvais effet produit sur les conférants par l’ignorance dans

6 Archives militaires roumaines [AMR], fonds Microfilms, rôle P. II. 5 188, c. 818. 7 Ibidem, fonds Grand Quartier Général, dossier 806, f. 11 - 14. 8 Archives nationales, fonds Microfilms France, rôle 176, c. 480. 9 Ibidem, c. 481.

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laquelle nous sommes tous ici des projets d’activité sur le front occidental, italien et de Macédoine»10.

Les préparations pour le déclenchement des opérations captaient tout l’effort du Commandement roumain et des membres de la Mission. Berthelot exécutait de nombreuses inspections des troupes et, les derniers jours de juin, il adressa un rapport au Souverain, dans lequel il remarquait la bonne instruction des troupes, de nature à inspirer une confidence légitime dans l’avenir. En même temps, il signalait une série d’inconvénients qu’il avait constatés11. De retour d’une telle inspection, le 13 juillet, il consignait que: «Les troupes sont pleines d’entrain, elles sont remarquablement organisées sur leur secteur, tous les travaux en vue de l’attaque prochaine seront terminés dans deux jours; presque toutes les batteries sont en place et leur approvisionnement à pied d’æuvre»12. La Ière Armée quitta bientôt les zones de reconstruction, du nord de la Moldavie, pour occuper les secteurs de combat au long du Siret.

C’est à ce moment qu’il intervient auprès du Grand Quartier Général roumain, pour délivrer de nouveaux ordres de service pour ses officiers, en considérant que leur place devait changer, tenant compte de la situation qui allait être créée par le déclenchement des opérations. Au but d’éviter les mésententes avec le Commandement roumain aux différents échelons, il désirait que ces nouveaux ordres de service prévoient que les Français, chefs adjoints d’état-major des divisions, devaient connaître les plans d’opérations et participer à toutes les études et travaux que ces plans comportaient. Il demandait aussi que les officiers détachés aux unités, en tant qu’adjoints des chefs, eussent les mêmes attributions que leurs camarades, les adjoints roumains, pour toute l’activité du régiment, y inclus les opérations. D’autre côté, les colonels et les lieutenants-colonels français détachés jusqu’à cette date-là auprès les Etats-majors de Corps d’armée et portant le titre de chefs adjoints d’Etat-major devaient recevoir de nouveaux ordres de service, menés à élargir leurs attributions aussi sur les opérations.

A la fin de son intervention, Berthelot exigeait «qu’on donne ces droits aux officiers en mission, car ceux-ci ne demandent que d’être mis sur pied d’égalité avec leurs camarades roumains, auprès desquels ils auront l’honneur de participer au combat»13.

Le général Constantin Presan, chef du Grand Quartier Général roumain, a donné une réponse favorable à cette sollicitation. Dans sa résolution il écrivait «qu’il reçoit avec beaucoup de plaisir le

10 Ibidem. 11 Michel Roussin, La Mission militaire française en Roumanie pendant la Première Guerre mondiale, vol. II, Paris, 1972, p. 72. 12 Ibidem. 13 AMR, fonds Microfilms, rôle P II. 5 193, c. 696.

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concours des camarades français dans le sens montré par le général Berthelot»14.

Le fait que les officiers français étaient mis sur plan d’égalité avec les officiers roumains peut être analysé et interprété de deux manières différentes: cela créait une dualité de commande qui pouvait devenir dangereuse, car on violait un principe fondamental, celui de la direction et de la responsabilité uniques dans le domaine militaire; en même temps, c’était un geste de reconnaissance des mérites de l’allié français et du fait que l’influence russe sur ce plan avait beaucoup diminué, dans des conditions changées de celles de la fin de l’année 1916. Du point de vue du chef de la Mission, cela marquait l’accomplissement d’un attribut qui lui avait été fixé par ses supérieurs au moment de son arrivée en Roumanie, auquel il avait été obligé de renoncer. Il est certain que le geste a engendré des réactions justifiées, le fait étant considéré, par certains officiers roumains, comme une ingérence dans l’exercice de leur commande. Un rapport du 17 juillet, adressé au Grand Quartier Général, sanctionnait justement cet aspect: «La Mission française a, dans toutes les occasions, l’air d’une tutelle absolue et semble ne pas comprendre les désirs du commandement roumain en matière d’organisation et dotation, mais plutôt à imposer son plan, sous une forme qui, en apparence, n’offense pas»15.

Quelques jours plus tard les Roumains, à coté des Français et des Russes, entraient dans le fourneau des plus grandes batailles de 1917 sur le front oriental de l’Entente, oubliées souvent dans les livres d’histoire d’aujourd’hui, même si ces combats - en produisant la première défaite du fameux feld-maréchal August von Mackensen - ont sauvé les intérêts des Alliés pour encore six mois, dans l’attente de l’arrivée des troupes américaines en Europe.

Le déroulement victorieux de l’offensive de la IIème Armée roumaine a Mărăşti, commencée le 22 juillet 1917, a été brusquement stoppé aux ordres du Gouvernement provisoire russe. Stupéfait, le général Berthelot notait dans son journal: «Le 25 juillet [...] A midi, coup de théâtre ! Le général Presan vient et me dit qu’un télégramme de Kerenski ordonnait l’arrêt des attaques et la cessation de tout offensive. Je vais vite à Tcherbatcheff, qui me confirme l’information. Je lui demande de télégraphier à Kerenski, pour retirer l’ordre concernant le front roumain. J’ajoute même que, si un tel ordre m’arrivait dans un tel moment, je le mettrais, tout simplement, dans ma poche. Tcherbatcheff me répond qu’il est impossible: le télégramme est arrivé sans être codifié, le coup moral est donné, tous les soviets du front roumain en savaient une heure avant lui et l’ont communiqué aux troupes russes. Même s’il voulait l’ignorer, personne ne lui obéirait. Ses troupes ne s’impliqueraient plus au combat et seraient même capables de tirer derrière les

14 Ibidem. 15 Ibidem.

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Roumains. Si nous insistions, les lignes seraient abandonnées»16. Ultérieurement, il a constaté que Tcherbatcheff l’avait trompait. En réalité, c’était justement l’Etat-major russe du front roumain qui avait fait connaître aux Soviets de Jassy le contenu du télégramme de Kerenski17, ce qui a conduit le général français à noter dans son Journal de mots peu flatteurs à l’adresse de l’allié russe. Il rapportait à Paris que la décision était très grave pour l’avenir de la Roumanie. D’après son opinion, si les Russes de Bucovine continuaient à se retirer vers l’est sans résister, la Roumanie pouvait être percée au nord. Le problème était d’évacuer, dans ce cas, le territoire national et de se retirer en Russie ou de conclure une paix séparée18.

Comme résultat de son intervention, les autorités de Paris lui ont communiqué que la France exerçait une action énergique sur le Gouvernement provisoire russe, au but d’arrêter la retraite de ses troupes, surtout en Bucovine, pour couvrir le flanc droit du front roumain. Le Gouvernement français venait attirer l’attention au Gouvernement de Petrograd sur la grave responsabilité qu’il s’assumait vis-à-vis de ses alliés, si le Haut Commandement russe continue l’évacuation de la Moldavie, sans tenir compte de la solidarité qui liait toutes les Grandes Puissances aux autres alliés19.

Le chef de la Mission française était très préoccupé de la possibilité que le front roumain aurait pu être pénétré à cause de la défection des forces russes. Il concevait cette situation comme un grave danger pour les intérêts de la France et il cherchait, donc, des solutions pour éviter une telle éventualité. Il s’agissait de contrecarrer le plus vite possible la menace de l’ennemi d’encercler la Moldavie. D’après son opinion, il y avait deux conceptions: la première, qu’il soutenait, prévoyait la concentration de quelques divisions de cavalerie russes et roumaines au Nord de la Moldavie, pour barrer tout offensive de l’ennemi sur son flanc droit et dégager ainsi la Bucovine, tandis que sur le reste du front roumain on allait organiser définitivement les positions conquises ou les anciennes positions. L’autre envisageait le remplacement d’une partie des forces russes avec des forces roumaines et, en même temps, la concentration d’une masse de manæuvre russe pour agir dans les mêmes conditions; la dernière solution avait l’avantage de ne pas mêler les forces roumaines aux forces russes. «Mon opinion n’a pas prévalu parce que l’Etat-Major roumain a objecté au mélange des unités russes et roumaines»20, ce qui mène à des difficultés dans l’approvisionnement, à la création de nouvelles étapes dans les services. «Tout cela était peu de chose devant le but à atteindre,

16 Henri Berthelot, op. cit., p. 182-183. 17 Archives nationales, fonds Microfilms France, rôle 176, c. 517. 18 Ibidem, c. 487-489. 19 AMR, fonds GQG, dossier 1 035, f. 1. 20 Archives nationales, fonds Microfilms France, rôle 176, c. 490.

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mais je me suis heurté à une opposition absolue de la part des Roumains, qui tenaient à avoir leur armée réunie, groupée pour couvrir la partie centrale de leur territoire»21.

Dans ces conditions, les généraux Tcherbatcheff et Presan ont décidé de libérer quelques corps d’armée russes et de les remplacer par des divisions roumaines qui supportent l’effort sur le flanc droit de l’ennemi. En conséquence, deux divisions 7 et 12 (la réserve de la Ière Armée) ont été déplacées vers le nord, pour remplacer le 40e Corps d’armée russe, disloqué à la droite de la IIème Armée roumaine. «J’ai dû m’incliner»22 - affirmait Berthelot.

Au milieu des combats, les officiers français qui se trouvaient à la commande des grandes unités roumaines continuaient d’accomplir leur rôle de «conseillers et contrôleurs». Ils adressaient régulièrement des rapports complets à l’Etat-major de la Mission. Celui-ci les centralisait, en élaborant ensuite les conclusions, qui étaient communiquées au GQG roumain: ils saisissaient les défections produites pendant le déroulement des opérations, en proposant des solutions, remarquaient certains aspects du comportement des unités russes, leur état d’esprit vis-à-vis des troupes roumaines, en soulignant chaque fois avec admiration l’héroïsme et l’esprit de sacrifice du soldat roumain, qui se trouvait souvent seul devant l’ennemi, car les unités russes quittaient la lutte.

En même temps, nous trouvons aussi des officiers supérieurs français à la direction des opérations: c’est le cas du lieutenant-colonel Caput, désigné – à l’intervention de Bertherlot – au Bureau des Opérations de la Ière Armée roumaine, commandée par le général Christescu; du colonel Lafont qui «a autorité sur toute l’artillerie de la Ière Armée» or du lieutenant-colonel Steghens, commandant effectif toute l’artillerie lourde roumaine, y compris les batteries qui agissaient dans la zone des unités russes, à la droite de la VIème Armée23.

Quelques exemples, extraits des rapports français, sont encore suggestifs sur leur manière d’action: ainsi, le 9 août, le lieutenant-colonel Caput, en se référant à la coopération entre les généraux Christescu et Ragoza, tenait à exprimer la surprise que ce dernier ait installé son Quartier à Bârlad et se promenait chaque jour jusqu’à Nicoreşti (village situé à distance de Bârlad), pour établir les détails des opérations avec le commandant de la Ière Armée roumaine: «Et l’on s’imagine que c’est ainsi que l’entente peut être réalisée entre les deux commandants d’armée ! L’ordre avait été donné que les deux commandants d’armée aient leurs postes de commandement juxtaposés. Le Général Ragoza n’a pas voulu quitter Bârlad et a trouvé la solution hybride susvisée.

21 Ibidem. 22 Ibidem. 23 Michel Roussin, op.cit., vol. II, p. 84.

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Quant au Général Christescu, il a estimé, à juste titre, qu’il devait être à l’avant à Tecuci et non à Bârlad»24. La 5ème Division, la première des grandes unités roumaines engagée dans les combats autour de Mărăşeşti, se trouva très vite isolée à cause de la retraite précipitée des Russes et subira des pertes immenses: «Je ne sais si c’est par suite de fatigues ou par suite du mouvement désordonné des Russes à sa droite [...]. Cette division que de Courson a vu ce matin ne semble pas dans un parfait état moral; elle a besoin de se reprendre au moins pendant quelques heures»25.

Inquiet par l’évolution des opérations, en partant des rapports reçus de ses subordonnés, Berthelot adressait, le 28 juillet/10 août, un ample rapport au chef du GQG roumain, dans lequel il soulignait: «Bien que je n’aie pas d’autorité dans la conduite actuelle des opérations, je tiens à attirer votre attention sur des éléments qui me paraissent de nature à compromettre gravement les succès des opérations militaires.

1. On a beaucoup trop de tendances, dans les armées roumaines, à mettre tout le monde en ligne. Actuellement, à la IIème Armée, les 6 divisions sont en ligne; il n’y a, pour ainsi dire, pas de réserves à la disposition du commandant de l’Armée [...].

2. Nous avons également souffert, dans la première partie de la campagne, de certaines tendances à la désorganisation tactique des grandes unités. Je vois, avec peine, que l’on commence à entrer dans cette voie [...].

3. J’apprends, à ma profonde stupéfaction, que les régiments de marche de la IIème Armée sont également employés comme réserves d’opération, contrairement au principe qui les avait fait créer. Ces unités ont tout simplement pour but de maintenir les régiments normaux à leurs effectifs aussi complètes que possible en cadres et soldats. La valeur des régiments de marche ne saurait être sérieuse, puisque leur encadrement est tout à fait insuffisant. J’estime qu’engager ces unités sous la forme de régiments de marche n’aboutira qu’à faire tuer de braves soldats sans aucun bénéfice pour les opérations.

4. J’estime donc que la IIème Armée peut maintenir son front intact avec 3 divisions en première ligne et 4 au grand maximum. En ce qui concerne la Ière Armée, j’estime que dès que la situation sera rétablie au Nord de Faurei, il sera également nécessaire de tenir complètement en réserve un minimum de 2 divisions [...].

5. De cette manière, chacune des armées disposera d’une réserve égale au tiers de son effectif, au minimum»26.

Le 11 août, de Courson rapportait, de nouveau, que les attaques de l’ennemi avaient été très dures dans le secteur des

24 AMR, fonds GQG, dossier 840, f. 9. 25 Ibidem. 26 Ibidem, dossier 857, f. 139.

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divisions roumaines 5 et 9. «Plus de 5 000 personnes mortes et blessées restées sur le champ de bataille. Quatre divisions allemandes d’infanterie, la 12ème de Bavière, 216, 76 et 89 s’opposaient à deux divisions roumaines. Quatre autres se trouvent devant les Russes et trois en réserve générale. Demain commencera le combat. Le capitaine Gras - blessé à une épaule par deux balles de mitrailleuse».27

Sur le front de la bataille de Mărăşti, le commandant Vesperini dépêchait au Chef de la Mission militaire française un résumé du combat, en faisant l’éloge aux soldats de la IIème Armée roumaine. Il relevait la bonne préparation des Roumains, qui était aussi le résultat des efforts des officiers de la Mission: «Ce beau succès, dû tout d’abord à l’artillerie, qui a exécuté avec maîtrise un plan savamment et consciencieusement étudié. Les ouvrages de flanquement ennemis ont été bouleversés et le moral des boches a été atteint par nos tirs sur la zone arrière, tirs dont la précision a pu être constatée par tous [...]. L‘infanterie a montré de l’allant et de l’entrain, grâce aux efforts de tous pour développer l’instruction, grenadiers et mitrailleurs ont été à la hauteur de leur tâche...»28.

La bataille de Mărăşeşti, la plus importante bataille du front oriental des Alliés en 1917, qui a duré 29 jours, dont 16 jours de luttes ininterrompues, a provoqué l’admiration des officiers français envers l’élan des troupes roumaines, leur esprit d’offensive et leur énergie remarquable, une vraie révélation même pour l’ennemi qui, sachant les difficultés terribles subies par les Roumains pendant l’hiver, ne s’attendait pas à une telle résurrection.

A son tour, le général Berthelot constatait les progrès réalisés par l’armée roumaine, en lisant aussi les rapports de ses subordonnés. «Le soldat est bon, écrivait, par exemple, le commandant Vesperini, adjoint à la 3ème Division, très solide, très résistant, excellent marcheur, ne se plaignant jamais. Le Roumain n’a pas peur des balles. Il attaque avec bravoure malgré les mitrailleuses et la fusillade de l’ennemi. Quant aux officiers, à part quelques exceptions, ils ont fait preuve de courage et de dévouement, surtout les officiers mitrailleurs»29.

Le capitaine Streicher s’exprimait de la même manière élogieuse: «Les pertes subies énormes, mais la dernière offensive a fait ressortir les qualités brillantes de la troupe et des officiers. Les officiers français attachés aux régiments ont joué leur rôle»30. Dans ce sens, le commandant de la 10ème Division roumaine (le 5ème Corps d’Armée), remarquait l’héroïsme des officiers français et signalait le cas du capitaine Daru, blessé pendant les premières

27 Ibidem, dossier 840, f. 5. 28 Michel Roussin, op. cit., vol. I, p. 76. 29 Ibidem, p. 82. 30 Ibidem, p. 83.

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attaques. Le capitaine Amiable avait été également blessé tandis qu’il commandait le 38e Régiment d’Infanterie; à son tour, le commandant Boisflémy a conduit activement les opérations31. En signe de reconnaissance pour sa bravoure, le capitaine Daru sera récompensé avec la plus haute décoration de guerre roumaine, l’Ordre militaire «Mihai Viteazul», IIIe classe, «pour la vaillante attitude qu’ils ont eue le jour de 1er août 1917, pendant les luttes de Mărăşeşti quand, de bon gré, le capitaine Daru s’est offert à conduire le bataillon à l’attaque de la position allemande de la côte 334 Panciu»32. Le lieutenant Binsse Patriciu, à son tour, recevait, le 25 janvier 1918, la haute distinction roumaine «pour le courage et l’élan prouvés pendant la lutte de Mărăşeşti de juillet 1917, quand il s’est distingué par son sang froid et a contribué au succès du 36e Régiment 6»33.

Le capitaine Soubilleaut de la Mission française s’est fait remarquer au moment de la légendaire contre-attaque du 32e Régiment d’Infanterie «Mircea», le août, quand les officiers et les soldats avaient enlevé leurs tuniques et s’étaient lancés à l’attaque «en chemises, contre l’ennemi»34.

Beaucoup d’autres officiers français ont inscrit des mémorables pages dans l’épopée du front roumain, en participant directement aux luttes aux côtés de ceux qu’ils ont aidés à s’instruire, pendant plus de six mois. Il serait difficile de les énumérer tous. Il s’impose, pourtant, de présenter quelques exemples significatifs. Ainsi, le 19 août, le capitaine Gond, qui avait abattu, de nouveau, un avion allemand dans la région Bârlad, était proposé par le général Berthelot pour la «Légion d’honneur». Le Chef de la Mission mentionnait, dans le même rapport, que le lieutenant Berge, du 46e Régiment d’Infanterie, ait été blessé le 10 août et avait disparu au cours de l’attaque allemand dans la région de Slănic35.

Pendant les luttes acharnées de Cosmeşti, près du Siret, le capitaine Vernay, attaché au 8e Régiment d’Infanterie, s’est remarqué dans une action déroulée la nuit de 15/16 juillet 1917; à la tête d’un groupe de fantassins roumains, il essaya d’empêcher l’ennemi de capturer le pont sur le Siret. Quand la situation devint impossible et ses camarades furent comblés par les forces ennemies, le capitaine français garda sa position, pour attarder leur avancement et pour rendre possible la retraite. Choisissant la mort que tomber dans les mains de l’ennemi, il se jeta dans les eaux

31 Ibidem. 32 Anuarul Ordinului „Mihai Viteazul“, 1916-1920 (L’Annuaire de l’ordre «Mihai Viteazul», 1916-1920), p. 46. 33 Ibidem, p. 47. 34 Michel Roussin, op. cit., vol. I, p. 78. 35 Archives nationales, fonds Microfilms France, rôle 176, c. 511.

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tourbillonnantes de la rivière, où il a été touché par l’éclat d’un obus36.

Le capitaine Berge eut une mort héroïque le 10 août, à la tête des braves soldats du 16e Régiment d’Infanterie. Il participait à l’attaque d’un mamelon occupé par l’ennemi et, les grenades à la main, en donnant un exemple de prouesse, s’en approcha et mourut sur le champ de bataille roumain37.

A ces noms il faut ajouter celui du capitaine Streicher, l’un des plus appréciés instructeurs français, tombé dans la première ligne, tandis qu’il essayait à repérer l’emplacement des mitrailleuses allemandes38.

L’artillerie vient compléter la liste des héros avec les noms du lieutenant Casanova et du capitaine Clayeux39.

D’autres Français ont été blessés ou se sont distingués par leur courage sur le champ de bataille, étant décorés avec de hauts ordres et médailles roumains. Parmi ces braves, le capitaine Vincent François qui «pour ses bons services au cadre de l’artillerie antiaérienne sur le front du 2ème Corps d’Armée, avant et pendant l’offensive de juillet 1917» a été décoré avec l’Ordre «l’Étoile de la Roumanie», avec d’épées, dans le grade de chevalier. La haute distinction a été également accordée au capitaine E. Prevost «pour son courage et son dévouement avant et pendant l’action offensive de la 3ème Division d’Infanterie», au capitaine Richardeau, instructeur au 2ème Régiment de Marche, au capitaine Pierre Triollet, attaché au 2ème Régiment d’Infanterie, «pour le courage et le dévouement dont il a secondé le commandant du régiment dans les luttes déroulées entre les 11 et 15 juillet 1917»40. Le 9 août 1917, le Souverain de la Roumanie accordait les plus hautes distinctions de guerre à 11 officiers de la Mission française, en reconnaissance de leur contribution directe au déroulement des luttes héroïques de l’armée roumaine pendant l’été de cette année-là41.

La participation des membres de la Mission française à la campagne de 1917 s’est éprouvée le plus directement dans le domaine de l’aéronautique. Dès leur arrivée, les alliés français, dirigés par le commandant, ultérieurement le lieutenant-colonel De Vergnette, se sont remarqués, ainsi que nous l’avons déjà montré, non seulement pendant la réorganisation d’une nouvelle armée roumaine, mais aussi par leur implication directe dans les batailles aériennes. L’été de 1917, ils ont participé, aux côtés de leurs camarades roumains, à des nombreuses missions, en contribuant substantiellement aux victoires de Mărăşti, Mărăşeşti et Oituz. 36 Colonel Bujac, Campagnes de l’armée roumaine 1916-1919, Paris, 1993, p. 22. 37 Ibidem. 38 Ibidem. 39 Ibidem. 40 AMR, fonds Etat-Major royal, dossier 184, f. 2. 41 Ibidem, f. 2-8.

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L’aéronautique roumano-française a effectué plus de 8 160 heures de vol, au parcours desquels ont été exécutées 185 reconnaissances aériennes, 703 réglages d’artillerie, 6 981 photographies aériennes. Les équipages des avions ont lancé sur l’ennemi 23 871 kg de bombes et ont donné 460 luttes aériennes42. Le long de la campagne, les pilotes roumains et français ont remporté plusieurs victoires sur l’ennemi: des 29 avions, 14 ont été abattus par les Roumains et 14 par les aviateurs français, une victoire appartenant au lieutenant anglais Jacob43.

Pendant les missions d’observation et de réglage du tir de l’artillerie, les aérostiers ont exécuté plus de 1 703 heures d’ascension et 410 réglages d’artillerie. Ils ont subi 45 attaques de l’aviation ennemie44. En dehors de leur participation aux luttes aériennes contre l’aviation allemande et austro-hongroise, les aviateurs français ont exécuté de nombreuses actions de reconnaissance au bénéfice des armées roumaines et russes. Impressionné par leur apport aux opérations, le général Eremia Grigorescu, commandant la Ière Armée roumaine, dans l’ordre du jour no 98 du 12 août 1917 de son Armée, citait le 2ème Groupe aéronautique: «Les reconnaissances d’armée, qui montraient les mouvements de l’ennemi derrière le front, les reconnaissances de secteur, les réglages de tir, les photographies, les vols de chasse, les ascensions permanentes ont été exécutées avec un élan formidable. Mais les faits qui ont provoqué l’admiration de tous et où vous avez démontré un magnifique esprit de sacrifice ont été les vols de liaison avec l’infanterie, quand, sans tenir compte du danger, je vous ai vu voler très bas, au-dessus des lignes de l’ennemi, pour pouvoir remporter des informations précises dans l’obscurité causée par les bombardements d’artillerie quand, au milieu du bruit assourdissant, nous ne voyions que vous, nous ne recevions que de vous les nouvelles que les envahisseurs avaient été arrêtés, que les vagues ennemies s’étaient brisées et reculaient ...»45.

Pour leurs exploits, les aviateurs de la Mission française ont reçu nombreuses décorations, en signe de reconnaissance, de la part des autorités roumaines. Quatre d’entre eux ont reçu l’ordre «Mihai Viteazul». Le capitaine Maurice Gond, commandant de la 3e Escadrille Nieuport, a remporté 9 victoires aériennes avec ses subordonnés, dont deux ont appartenues à lui-même46. Sa vaillance a été récompensée le 4 octobre 1917, un Haut Décret Royal lui

42 Escadrila Nieuport 3. Jurnal de front 1916-1917 (L’Escadrille Nieuport 3. Journal de front 1916-1917), Edition soignée par Valeriu Avram, Bucarest, 1986, p. 17. Voir aussi chez Dumitru Preda, Neculai Moghior et Tiberiu Velter, Berthelot et la Roumanie, 1916-1918. Album, Bucarest, 1997 (le paragraphe dédié à la Mission aéronautique). 43 Lieutenant-colonel Radu Theodor, Zborul nostru (Notre vol), Bucarest, 1930, p. 137. 44 Escadrila Nieuport 3 ..., p. 18. 45 AMR, fonds Direction de l’Aéronautique, dossier 358, f. 3. 46 Ibidem, fonds Etat-Major royal, dossier 232, f. 3.

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accordant l’Ordre «Mihai Viteazul», 3ème classe47. Dans la note explicative il était soulignée la sagesse avec laquelle ce brave avait commandé son escadrille pendant toute la campagne, en ajoutant qu’il «s’est remarquablement distingué par le courage avec lequel il a attaqué deux avions ennemis, qu’il a abattu à Nămoloasa et Bârlad, les jours de 16 juillet et 3 août 1917». La haute distinction roumaine fut aussi accordée aux capitaines aviateurs Charles Mallet, Augustin de Mailly-Nesle et au lieutenant Roger Lucy.

Pendant les luttes sanglantes de l’été de 1917 auxquelles ils ont participé, plusieurs pilotes français ont été blessés et l’aide aviateur James Texier a perdu sa vie. Etant en mission, le 2 août, le vaillant pilote français, qui avait remporté la première victoire aérienne sur le front roumain le 10 décembre 1916, s’est engagé en lutte avec trois avions ennemis. Gravement blessé, il a dû atterrir sur nos lignes de Pufeşti. Evacué à l’hôpital, il mourra le lendemain48. «Le 3/16 août. Il fait beau temps. C’est un jour de gloire et de deuil pour l’escadrille, - note l’auteur anonyme du Journal d’opérations de l’Escadrille Nieuport 3 - notre pauvre petit Texier, blessé dans l’abdomen au cours de la lutte d’hier, a été transporté à l’hôpital de Ţigăneşti et il est mort le soir, à la suite d’une hémorragie interne [...]. Le soir, à dix heures, quand le colonel Vergnette est venu lui remettre la médaille militaire, accordée en fin, Texier s’est éteint tranquillement, comme un petit oiseau».

L’une des pages les plus glorieuses de ce jour-là est écrite par le capitaine Gond. «Parti à la poursuite d’un avion ennemi qui avait survolé l’aérodrome et se dirigeait vers Bârlad, il l’a abattu avec une élégance extraordinaire dans un jardin de la ville [...]»49.

Les aviateurs français de la fameuse Escadrille Nieuport 3, «les Cigognes», comme on la nommait, de la puissante formation de bombardement «B-M.8» ou des équipages «Farman» de reconnaissance, à côté des aviateurs roumains, se sont imposés sur le ciel de la Roumanie en 1917 et ont contribuée par des succès de résonance aux grandes réalisations de l’armée et du peuple roumain. Pour leur dévouement et l’esprit de sacrifice beaucoup d’entre eux ont été récompensés avec différentes distinctions roumaines: l’Ordre «l’Étoile de la Roumanie», avec d’épées, dans les grades d’officier et chevalier, la médaille «la Vertu militaire» de guerre, Ière et IIème classe, la médaille «Courage et Loyauté», avec d’épées, Ière, IIème et IIIème classe, la «Croix commémorative de la guerre de 1916-1919»50.

Dans son rapport no 17 du 25 juillet/7 août 1917, adressé au ministre français de la Guerre, Berthelot soulignait aussi «la

47 Ibidem. 48 Lieutenant-colonel Radu Theodor, op. cit., p 71-72. 49 Escadrila Nieuport 3, p. 110. 50 AMR, fonds Etat-Major royal, dossier 256, f. 1-2.

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grandeur de l’effort fourni tant par l’artillerie lourde, qui a été complètement organisée et commandée par le Lt. Col. Steghens, que par l’aviation, dont les pilotes et les observateurs, presque tout français, ont fait merveille sous la direction du Commandant de Vergnette. J’ai d’ailleurs proposé ces deux officiers, le premier pour le grade de colonel à titre temporaire, le second pour la croix d’officier de la Légion d’Honneur»51.

Au cours des combats dramatiques de l’été de 1917, le général Berthelot reçut lui-même la haute récompense des efforts donnés, dès son arrivée en Roumanie, pour la défense des intérêts de la Coalition, de la France et du pays qui allait devenir sa patrie adoptive. Le 23 juillet, le roi Ferdinand I lui décernait l’Ordre national «Mihai Viteazul», IIIème classe, puisqu’il «a contribué avec pleine compétence à la direction des opérations de 1916 et à l’organisation de l’armée roumaine en 1917»52. L’explication, lapidaire, masquait l’effort gigantesque fourni par le général bonhomme et ses subordonnés, dès le mois d’octobre 1916 et jusqu’à ce moment-là.

La reconnaissance de ses mérites et, implicitement, de la Mission, en général, venait quelques semaines plus tard aussi de la part du ministre de la Guerre, Pierre Painlevé qui, le 28 août 1917, citait dans l’Ordre du jour de l’Armée française la Mission militaire auprès de l’armée roumaine: «Sous l’éminente direction de son chef, le général Berthelot, qui a donné à tous ses collaborateurs une impulsion vigoureuse et brillante et leur a communiqué sa conviction ardente et le sentiment élevé du devoir, la Mission française auprès l’armée de la Roumanie a réussi brillamment à accomplir son rôle délicat, d’organisation, qui lui avait été confié.

Au cours des luttes difficiles et glorieuses qui ont consigné l’échec de l’offensive allemande dans la région du Siret, le personnel de la Mission militaire française a fait preuve, sur le champ de bataille, d’un dévouement et esprit de sacrifice auquel le Commandement roumain a apporté hommage, en contribuant ainsi, par son exemple, à l’accroissement du moral de l’armée roumaine et apportant un service significatif à la cause des alliés»53.

Ainsi, par sa présence active et dévouée sur le front roumain, par le sang versé à côté de ses camarades roumains, la Mission militaire française a joué un rôle qui dépasse considérablement l’intervalle historique 1916-1918; son souvenir est gardé partout en Roumanie comme une preuve de fraternité et de solidarité exemplaire avec la France.

51 Archives nationales, fonds Microfilms France, rôle 176, c. 517. 52 Anuarul Ordinului «Mihai Viteazul»..., p. 38 (Haut Décret Royal, no 474 du 23 juillet 1917). 53 Archives nationales, fonds Microfilms France, c. 591.

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THE BRITISH ARMY IN THE FIRST WORLD WAR:

NEW EVALUATIONS

Ian F. W. BECKETT

he major international conference held at the University of Leeds in September 1994 to commemorate the 80th anniversary of the outbreak of the Great War provided a

suitable moment for reflection on the developments in the historiography of the warm, because the 70th anniversary had also been commemorated with a conference associated with the Liddle Archive, but held on that occasion at the then Sunderland Polytechnic. The proceedings of the Leeds conference were published subsequently in 1996 as Facing Armageddon, just as the proceedings of the earlier conference had been published in Home Fires and Foreign Fields in 1985. Three papers delivered at Sunderland in 1984 addressed those aspects of the British presence on the Western Front with which this paper is concerned, as did a number of those presented at Leeds in 1994. Together, these might be regarded as evidence of the advancement in the state of knowledge over that ten years period. However, work has continued and the opportunity has been taken to update the original version of this paper as presented at Leeds and originally published in the journal of the Western Front Association, Stand To, in 19951. As with the original version, this paper is confined to British forces and not those of the Dominions and to that research considered most significant.

A starting point would be to observe that one manifestation of the increasing interest in the Great War between 1984 and 1994 was the appearance of an extraordinary number of guides to the Western Front. Nigel Jones had produced The War Walk in 1983, but the late Rose Coombs still held the field with Before Endeavours Fade, originally published in 1976. Now there is even the Alternative Guide to the Western Front; an original approach to the familiar landscape of the Somme in When the Barrage lifts; and guides to cemeteries including one devoted to soldier poets2. 1 Ian Beckett, The Territorial Force in the Great War, John Terraine, British Military Leadership in the War and Keith Simpson, The British Soldier on the Western Front, dans Peter Liddle (ed.), Home Fires and Foreign Fields, London, 1985, p. 39-52,21-38, 135-158; Peter Simkins, The War Experiences of a Typical Kitchener Division, Edward Spiers, The Scottish Soldier at War, John Bourne, The British Working Man in Arms, Gary Sheffield, Officer-man Relations, Discipline and Morale in the British Army of the Great War, dans Hugh Cecil and Peter Liddle (eds.), Facing Armageddon: The First World War Experienced, London, l966, p. 297-313, 314-335, 336-352, 413-424; Ian Beckett, Revisiting the Old Front Line, Stand No 43, 1995, p. 10-14. 2 Nigel Jones, The War Walk, London, 1983; Rose Coombs, Before Endeavours Fade, London, 1976; Alf Peacock, An Alternative Guide to the Western Front, dans «Gunfire», N° 21, 1990; Idem, A Second Alternative Guide to the Western Front, dans Ibidem, N° 26, 1993; Gerald Gliddon, When the Barrage

TT

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The ubiquity of the Somme in the title of many guides is significant for, years on from 1984, it continued to exert its hold on at least popular historiography. Curiously, the focus of the ‘angry young men’ of the late 1950s and early 1960s such as Leon Wolff and Alan Clark was on Passchendaele and 1915 respectively3, the seeming obsession with the Somme being a product of the 1970s. Certainly, much of the output based on oral testimony in the 1970s and 1980s rarely looked beyond 1 July 1916 and that has continued the pattern, with the burgeoning number of illustrated accounts of the Pals battalions of Kitchener’s New Armies. Equally, there is now British Battalions on the Somme, detailing the location and movements of all 616 British battalions passing through the Department of the Somme between 1 July and 18 November 19164.

This is not to deny that such a compilation provides a useful research tool and the same could be said to some extent of the series of histories of individual Pals battalions, which began with a study of the Barnsley Pals in 1986 and has since not only expanded to cover the entire 3lst Division but also spawned similar publications5. In fact, some of the accounts of battalions, divisions or individual combat actions produced by nonprofessional historians have been extremely commendable, including studies of the l6th, 36th and 5lst Divisions and of the action at High Wood. Equally impressive is one of the relatively few non-professional studies not concerned with the Somme, a volume on the battle of Arras6.

The high tide of oral history with respect to the Great War has now passed, not least because of the dwindling number of veterans although Lynn Macdonald still works in the genre. However, the most interesting use of oral testimony has been by historians of the Dominion forces such as Maurice Shadbolt in New Zealand and the Australian-born but British-based Alistair Thomson, who controversially exposed the „hidden texts“ in such evidence in 1995. The kind of general surveys of the personal experience of the ordinary soldier common in the 1970s has also largely disappeared, although Peter Liddle continues to make productive use of his archive at Leeds7.

Whatever the obsession with the Somme, the continued popularity of the Great War amongst the reading public is to be welcomed and, in 1984, few would have predicted the spectacular Lifts, Norwich, 1987; Anne Powell, A Deep Cry, Aberporth, 1993. See also M. and M. Middlebrook, The Somme Battlefields, London, 1991. 3 Leon Wolff, In Flanders Fields, London, 1959; Alan Clark, The Donkeys, London, 1961. 4 Ray Westlake, British Battalions on the Somme, dans «Barnsley Chronicle», 1994. 5 J. Cooksey, Pals Barnsley, dans «Barnsley Chronicle», 1986. 6 Philip Orr, The Road to the Somme, Belfast, 1987; Terry Denman, Ireland’s Unknown Soldiers, Dublin, 1992; Terry Norman, The Hell They Called High Wood, London, 1984; G. Y. Cheyne, The Last Great Battle of the Somme: Beaumont Hamel, 1916, Edinburgh, 1988; J. Nicholls, Cheerful Sacrifice, London, 1990. 7 Peter Liddle, The Soldier’s War, 1914-18, London, 1988; Idem, The 1916 Battle of the Somme: A Reappraisal, London, 1992

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growth in the membership of the Western Front Association, founded in 1980. Arguably, nothing else could have stimulated such a large number of publications since 1984, including the welcome reprinting of so many classics, such as previously unobtainable volumes of the Official History and The War the Infantry Knew in 1987. The useful milking of memoirs and memorial volumes in Hot Blood and Cold Steel is also to be recommended8. Such interest is almost worth the appearance of books such as British Butchers and Bunglers of World War One and Haig’s Command, the latter attracting arguably some of the most entertaining reviews ever penned9. In their different ways, of course, these two books were equally representative of the tired old ‘lions led by donkeys’ theme of the 1960s, which merely refought the historiographical battles of the 1920s and 1930s.

All this may suggest a rather jaundiced view of much of the output between 1984 and 1994 but, in reality, our knowledge of the British Army on the Western Front has continued to advance materially. Indeed, as perusal of the articles in Home Fires and Foreign Fields will demonstrate, new parameters for scholarship had been established already. Indeed, in the same year of 1985, A Nation in Arms attempted a study of the social aspects of the British presence, which consciously broke away from a concern with generalship. Its themes included patterns of recruitment and the subsequent social composition of an institution comprising distinctly separate contingents of pre-war regulars, Territorials and Kitchener volunteers. Surprisingly, little more has been done on recruitment and enlistment patterns in England and Wales to add to those studies of Birmingham, Bristol, Gwynedd and Leeds available in 1985, but considerable attention has been devoted to Ireland10. By contrast, Scotland appears to have been neglected totally. There is also a pioneering study of Jewish enlistment. However, there is the benefit of Jay Winter’s essays on military participation, collected in one volume, in The Great War and the British People and Keith Grieves and the late F W Perry have illuminated the slow evolution of a coherent manpower policy by late 1917. Above all, there is arguably the greatest single contribution to our knowledge of the army’s social organisation in Peter Simkins’s Kitchener’s Army, published in 1988. It represents a formidable study of the political, 8 Keith Simpson (ed.), The War the Infantry Knew, London, 1987; Andy Simpson, Hot Blood and Cold Steel, London, 1993. 9 John Laffin, British Butchers and Bunglers of World War One, Stroud, 1988; Denis Winter, Haig’s Command, London, 1991. 10 Ian Beckett and Keith Simpson (eds.), A Nation in Arms: A Social Study of the British Army in the First World War, Manchester, 1985, p.10; Patrick Callan, British Recruitment in Ireland, 1914-16, dans la «Revue Internationale d’Histoire Militaire», vol. 63, 1985, p. 41-50; Idem, Recruiting for the British Army in Ireland during the First World War, dans «Irish Sword», vol.17, 1987-88, p. 42-56; Terry Denman, Sir Lawrence Parsons and the Raising of the l6th (Irish) Division, dans Ibidem, p. 16-24; Nick Perry, Nationality in the Irish Infantry Regiments in the First World War, dans «War and Society», N° 12/1994, p. 65-95.

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social and economic effects of the creation of a mass army from scratch11. Peter Simkins’s essay in A Nation in Arms concentrated upon the relationship between soldiers and civilians in both Britain and France and, happily, this interesting theme is now to be taken up by doctoral research at Leeds by Craig Gibson on the British as an army of occupation in France and Belgium.

Together with A Nation in Arms, these more recent studies not only provide a general guide to the social and other consequences of massive wartime expansion but also a context for the more detailed examination of individual units. These appear particularly important given that it is now generally accepted that no unit was the same and that the individual’s experience consequently varied enormously. While some of those accounts of Pals battalions to which reference has been made do fulfil partly the function of building the data base for unit individualities, more scholarly studies are still needed along the lines of those on the Hull Pals, the Leeds Rifles and the Kensingtons12. Currently, Helen McCarthy is undertaking such a study at Cambridge on the Territorials in Liverpool. Moreover, it should be noted that, while other aspects of military participation such as the Volunteer Training Corps, the Women’s Auxiliary Army Corps and even the recruitment of blacks into the army have been covered13, one large void left by A Nation in Arms which still requires to be filled, is the study of conscripts other than conscientious objectors. One paper in 1990 did attempt to provide a general framework for such a study but, as yet, there is only one doctoral thesis, which simply does not display a sufficient understanding either of the army in general or of the distinctions to be drawn between Derbyites, youths coming of military age post-1916 and what might be termed genuine conscripts14. Hopefully, the gap will be rectified by the projected collaboration of John Lee, Gary Sheffield and Peter Simkins on a book provisionally titled Haig’s Army.

A fuller knowledge of the role of conscripts is important if a proper understanding of morale and discipline is to be achieved. Rather as in the case with the emphasis upon the Somme in terms 11 Harold Pollins, Jews in the British Army in the First World War, dans «The Jewish Journal of Sociology», vol. 37, N°2/1995, p. 100-111; Jay Winter, The Great War and the British People, London, 1986; Keith Grieves, The Politics of Manpower, 1914-18, Manchester, 1988; F. W. Perry, The Commonwealth Armies, Manchester, 1988; Peter Simkins, Kitchener’s Army, Manchester, 1988. 12 Patricia Morris, Leeds and the Amateur Military Tradition: The Leeds Rifles and their Antecedents, 1859-198, Unpub. Ph.D., Leeds, 1983, 2 vols.; Gary Sheffield, The Effect of War Service on the 22nd Battalion, Royal Fusiliers (Kensingtons), 1914-18 with Special Reference to Morale, Discipline and the Officer/Man relationship, Unpub. MA, Leeds, 1984; B. S. Barnes, This Righteous War, Huddersfield, 1990. The latter is based on the original Hull M.Phil. 13 Beckett and Simpson, Nation in Arms, p. 14-17; David Killingray, All the King’s Men: Blacks in the British Army in the First World War, dans R. Lotz and I. Pegg (eds.), Under the Imperial Carpet, Crawley, 1986, p. 164-181. 14 Ian Beckett, The Real Unknown Army: British Conscripts, 1916-19, dans J-J. Becker and S. Audoin-Rouzeau (eds.), Les Sociétés européennes et la guerre de 1914-18, Paris, 1990, p. 339-356; Ilana Bet-el, Experience into Identity: The Writings of British Conscripts, 1916-18, Unpub. Ph.D., London, 1991.

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of combat, or upon conscientious objection in terms of conscription, popular interest has tended to concentrate on the relatively minor matter of 312 wartime executions. The first edition of For the Sake of Example appeared in 1983 and, since, there has been the more extensive examination in Shot at Dawn. However, the attempt that has been generated by the publicity accorded these executions to apply modern morality to past standards of conduct by pressing for a parliamentary pardon for those executed is absurd. Again, there is the obsession with mutinous disorder manifested by another publication in 1985, The Unknown Army, notwithstanding the fact that the majority occurred only after the cessation of hostilities under the pressure for rapid demobilisation: the title of an article by David Englander published in 1987, Mutiny and Myopia is particularly apposite. Moreover, the obsession obscures the very real progress in establishing why it was that British morale was maintained when that of other armies cracked. That progress was suggested by the papers presented at Leeds in 1994 by John Bourne, Gary Sheffield and Peter Simkins while David Englander has since contributed a further essay on morale and discipline15.

To those works on morale and discipline available in 1985, there are now additional studies on citizenship education, shell shock, medicine and the role of medical offices16. In addition, Denise Poynter is investigating the effect of shell shock upon nurses and other women working close to the front line. Of course, there is also John Fuller’s Troop Morale and Popular Culture in the British and Dominion Armies, published in 1990, which argued that the export of mass popular culture to the army’s rear areas in France and Flanders was the essential element in the maintenance of British morale. Based perhaps too narrowly on surviving trench journalism, Fuller’s study was unnecessarily dismissive of other factors such as patriotism, pre-war industrial work discipline and the officer-man relationship. Indeed, Gary Sheffield, who has also studied the role of the Royal Military Police, has completed his doctoral thesis on officer-man relations. As suggested by his paper at Leeds, paternalism on the part of officers and a culture of 15 Anthony Babington, For the Sake of Example, London, 1983; Julian Putkowski and Julian Sykes, Shot at Dawn, Barnsley, 1989; G. Dallas and D. Gill, The Unknown Army, London, 1985, David Englander, Mutiny and Myopia, dans «Bulletin of the Society for the Study of Labour History», vol.52, 1987, p. 5-7; Idem, Discipline and Morale in the British Army, 1917-1918, dans John Home (ed.), State, Society and Mobilisation in Europe during the First World War, Cambridge, 1997, p. 125-143. 16 Ian Beckett and Keith Simpson, A Nation in Arms, p. 20-26; S. P. Mackenzie, Politics and Military Morale: Current Affairs and Citizenship Education in the British Army, 1914-50, Oxford, 1992; S. P. Mackenzie, Morale and the Cause: The Campaign to Shape the Outlook of Soldiers in the BEF, 1914-18, dans «Canadian Journal of History», vol.25, 1990, p. 215-232; P. J. Leese, The Social and Cultural Impact of Shell Shock in Britain, 1914-23, Unpub. Ph.D., Oxford, 1989; Ted Bogacz, War Neurosis and Cultural Change in England, 1914-22: The Work of the War Office Committee of Enquiry into Shell-shock, dans «Journal of Contemporary History», 1989, 24, pp. 227-256; C Herrick, Of War Wounds: The Propaganda, Politics and Experience of Medicine in World War One on the Western Front, Unpub. Ph.D., Manchester, 1996; Ian Whitehead, Medical Officers and the Army during the First World War, Unpub. Ph.D., Leeds, 1993.

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dependency upon the part of other ranks was equally part of the conditioning of the army17. However, there is still much to explore in the area of morale and discipline. Julian Putkowski’s monograph on disorders is eagerly awaited, while Alf Peacock’s preliminary sampling of the newly-released official files at the Public Record Office on courts martial suggests that this will be as significant a source, as was indicated by Doron Lamn’s similar sampling of personnel files then still at Hayes. Indeed, Tim Bowman is completing a doctoral thesis at the University of Luton on the morale and discipline of Irish regiments, that draws heavily on the new disciplinary sources. The surviving personnel files of other ranks were opened in November 1996 and the personnel files of officers in February 1997. They offer enormous potential for illuminating not only discipline and morale but, of course, remaining mysteries concerning patterns of enlistment18.

One aspect of Gary Sheffield’s findings is to suggest that, whatever the feelings of regulars with regard to the likely performance of conscripts, the means by which an individual enlisted did not in itself affect combat performance. This brings us neatly to the actual conduct of operations. John Terraine was quite right, while reviewing A Nation in Arms, in remarking that «at times one has the feeling that something essential is escaping - the war itself, in tact». Similarly, Peter Simkins was also correct in pointing out in 1991 that «all too few military historians in this country possess intimate knowledge of the tactical and sociological factors affecting the conduct of units in battle»19. His call, therefore, was for more operational studies and one clear development since 1984 has been a new emphasis upon the actual conduct of combat on the Western Front.

The wider context of British strategy has been well served by the continuing investigations of David French, with an important article on the «meaning» of attrition in 1988 providing a foretaste of the final volume of his trilogy on war aims and strategy, The Strategy of the Lloyd George Coalition, published in 1996. Useful overviews have also been provided by Trevor Wilson, John Bourne, David French himself in the edited compilation, Britain and the First World War and, perceptively, in Paul Kennedy’s contribution to the Great War volume of Military Effectiveness. The particular problems of partnership with France and Belgium have also been examined 17 John Fuller, Troop Morale and Popular Culture in the British and Dominion Armies, Oxford, 1990; Gary Sheffield, British Military Police and their Battlefield Role, 1914-18, dans «Sandhurst Journal of Military Studies», N° 1/1990, p. 33-46; Idem, Officer-Man Relations: Morale and Discipline in the British Army, 1902-22, Unpub. Ph.D., London, 1994. 18 Al Peacock, Sentenced by Court Martial: Some Notes, dans «Gunfire», vol. 29, 1994, p. 2-21; Doron Lamn, British Soldiers of the First World War: Creation of a Representative Sample, dans «Historical and Social Research», vol.13, 1988, p. 55-98; Ian Beckett, Service Records of the Great War and the Military Historian, Archives (forthcoming) 19 John Terraine, Compte rendu dans «The Daily Telegraph», 21 juin 1985; Peter Simkins, Everyman at War, dans Brian Bond (ed.), The First World War and British Military History, Oxford, 1991, p. 312.

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closely by William Philpott in Anglo-French Relations and Strategy on the Western Front20. However, the really revolutionary advance has been on the operational and tactical level of war. On the one hand, Tim Travers, in a series of articles and two major monographs, sought an explanation for the difficulties of the British Army in coming to terms with the new conditions of warfare, in what might be characterised as managerial terms. On the other, Dominick Graham, in an additional article to his pre-1984 work, and, especially, Robin Prior and Trevor Wilson in their study of Rawlinson chose to focus more on the technical problems of achieving a break-in and converting this to a break-through21.

While undeniably illuminating on the problems facing all soldiers on the Western Front and for the British in particular given the massive expansion and the long and painful learning curve in grappling with difficulties well beyond previous experience, neither party’s contribution to this on-going debate has altogether convinced as an explanation for the sudden transformation of British fortunes in mid-1918. Prior and Wilson, for example, have provided an invaluable analysis of artillery techniques but completely ignore the complex personalised command structure when the managerial and technical aspects of command were clearly intimately related. Travers devotes little attention to events after June 1918 and, while far more aware of the personal element of command, cannot actually explain how such an attitudinal transformation from the previous hierarchical structure he describes became possible.

Clearly, it was not possible until late 1917 to contemplate a technical solution to deadlock but, even then, there were other factors. Graham is surely right to stress the emergence of a tougher and younger core of natural leaders among the surviving officers and of a young conscript army, which seemingly rekindled some of the enthusiasm of the Kitchener volunteers and who died just as willingly and even more numerously22. There is the need, too, to consider the co-ordination of Allied effort after March 1918; the abandonment of wider strategic objectives in favour of localised and 20 David French, The Meaning of Attrition, 1914-16, dans «Historical Journal», vol. 103,1988, p. 385-405; Idem, The Strategy of the Lloyd George Coalition, Oxford, 1996; Idem, Allies, Rivals and Enemies, dans John Turner (ed.), Britain and the First World War, London, 1988, p. 22-35; William Philpott, Anglo-French Relations and Strategy on the Western Front, London, 1996; Trevor Wilson, The Myriad Faces of War, Cambridge, 1986; John Bourne, Britain and the Great War, London, 1989; Paul Kennedy, Britain in the First World War, dans A. R. Millett and W. Murray (eds.), Military Effectiveness I: The First World War, Boston, 1988, p. 31-79. 21 Tim Travers, The Killing Ground, London, 1987; Idem, A Particular Style of Command: Haig and GHQ, 1916-18, dans «Journal of Strategic Studies», N° 110/1987, p. 363-376; Idem, The Evolution of British Strategy and Tactics on the Western Front in 1918: GHQ, Manpower and Technology, dans «Journal of Military History», vol. 54, 1990, p. 173-200; Idem, How the War Was Won, London, 1992; Dominick Graham, Observations on the Dialectics of British tactics, 1904-45, dans R. Haycock and K. Neilson (eds.), Men, Machines and War, Waterloo, 1988, p.51-73; Robin Prior and Trevor Wilson, Command on the Western Front, Oxford, 1992. Il y a un compte rendu très utile chez Andy Simpson, The Evolution of Victory, London, 1995. 22 Shelford Bidwell and Dominick Graham, Firepower, London, 1982, p. 117.

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limited attack; and, above all, the failure of the Germans to maintain the momentum of their own offensives. Moreover, while they may disagree over the capability of the tank23, all parties to the debate accept the overwhelming weight of allied materiel and that British success owed most to German failure.

Prior and Wilson produced a further examination of the pivotal and neglected year of 1917, Passchendaele: The Untold Story, in 1996, and Peter Liddle edited a somewhat unsatisfactory study of the same campaign, Passchendaele in Perspective, in 1997, which has at least served to highlight the continuing debate. However, there are also increasing number of tactical studies appearing which can throw light on the lower levels of the command structure. Stephen Badsey, who earlier contributed a defence of the only arm of exploitation available - the cavalry - has also published an intriguing tactical study of a single trench raid, while Donald Richter has dealt with the British use of gas, also reprised in a conference paper. There has been a study by Martin Samuels contrasting British and German infantry doctrine, while Paddy Griffith has followed up an interesting survey of light machine guns with British Tactics on the Western Front, arguing for the tactical excellence of the army by 1917. Griffith has also edited an interesting series of essays upon tactical development - British Fighting Methods in the Great War. One of the contributors, Paul Harris, has also added materially to the understanding of the limitations of tank warfare in Men, Ideas and Tanks, published in 1995. A recent thesis by David Jordan has illuminated the evolution of ground in air co-operation between army and RFC24.

The discussion of tactics raises the matter of a debate, which appears to exist as to whether corps or divisions represent the true level of tactical command.

In fact, the focus is rapidly moving down the chain of command. Andy Simpson is currently undertaking doctoral research on corps commanders, while John Bourne is coordinating a research project at Birmingham to construct a computer-based multi - biography of the 222 individuals who exercised permanent divisional command, now to be extended further to include brigade

23 Tim Travers, Could the Tanks of 1918 have been War-winners for the British Expeditionary Force? dans „Journal of Contemporary History“, vol. 27, 1992, p. 389-406; Robin Prior and Trevor Wilson, What Manner of Victory? Reflections on the Termination of the First World War, dans la «Revue Internationale D’Histoire Militaire», vol. 72, 1990, p. 80-96. 24 Robin Prior and Trevor Wilson, Passchendaele: The Untold Story, New Haven, 1996; Peter Liddle (ed.), Passchendaele in Perspective, London, 1997; Stephen Badsey, The Trench Raid at Cerisy, 15 September 1917, dans «Imperial War Museum Review», N° 4/1989, p. 87-95; Donald Richter, Chemical Soldiers, Barnsley, 1994; Martin Samuels, Doctrine and Dogma: German and British Infantry Tactics in the First World War, Westport, 1992; Paddy Griffith, The Lewis Gun Made Easy: The Development of Automatic Rifles in the Great War, N° 3/1991, p. 108-115; Idem, British tactics on the Western Front, New Haven, 1994; Idem (ed.), British Fighting Methods in the Great War, London, 1996; Paul Harris, Men, Ideas and Tanks, Manchester, 1995; David Jordan, The Army Co-operation Missions of the RFC/RAF, 1914-1918, Unpub. Ph.D., Birmingham, 1997.

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commanders. Another exciting prospect is the SHLM project, so named after Peter Simkins, Bryn Hammond, John Lee and Chris McCarthy. This aims to establish a detailed data base to be interrogated to provide a comparable basis for divisional combat performance, taking into accounts such variables as weather, terrain, hostile defences and artillery support. Some of John Bourne’s conclusions have already appeared in articles, while aspects of the problems of command will be further examined in a forthcoming work edited by Brian Bond and Gary Sheffield, Britain and the First World War: A Re-assessment on the 80th Anniversary of the battle of the Somme, to be published by the British Commission for Military History. Martin Samuels has also contributed to the debate in a comparative study of the British and German command system, mirroring his earlier work on tactical doctrine25.

Another area of specialist studies, which has developed, and requires mention for its impact upon both strategy and operations, is intelligence. Michael Occleshaw’s Armour against Fate, published in 1989, is somewhat uneven, not least through a misguided attempt to rescue the reputation of John Charteris and an obsession with proving the case for Richard Meinertzhageri’s rescue of the Grand Duchess Tatiana. However, it is persuasive with regard to Macdonogh’s effectiveness in undermining German morale. David French has added to his earlier work in this field, while John Ferris has produced an exhaustive study for the Army Records Society on signal intelligence. This may prove hard going for the nonenthusiast but the introduction and an article on the same theme is sufficient to convey the importance of the subject. Ferris and French have also contributed pertinent essays to the edited collection, Strategy and Intelligence: British Policy during the First World War26.

The emergence of such detailed operational and tactical analysis has drawn attention away from army commanders. Nonetheless, it is still the case that some require modern revisionist evaluation. Keith Jeffery provided some insights on Henry Wilson in his introduction to Wilson’s correspondence as CIGS for the Army Records Society in 1985 and his full-length biography is urgently needed. Similarly, David Woodward’s 1989 edition of Robertson’s papers, also for the Army Records Society, and the recent edition of 25 John Bourne, British Generals in the First World War, dans Gary Sheffield (ed.), Leadership and Command: The Anglo-American Experience since 1861, London, 1997, p. 93-116; Idem, British Divisional Commanders during the Great War: First Thoughts, dans «Gunfire», vol. 29, 1994, p. 22-31; Martin Samuels, Command or Control? Command, Training and Tactics in the British and German Armies, 1888-1918, London, 1995. 26 Michael Occleshaw, Armour Against Fate, London, 1989; David French, Watching the Allies: British Intelligence and the French Mutinies of 1917, dans «Intelligence and National Security», N° 6/1991, p. 573-592; John Ferris, The British Army and Signals Intelligence in the Field during the First World War, Ibidem, N° 3/1988, p. 23-48; Idem, The British Army and Signals Intelligence during the First World War, Stroud, 1992; Michael Dockrill and David French (eds.), Strategy and Intelligence: British Policy during the First World War, London, 1996.

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Smith-Dorrien’s post-war defence of his reputation cannot answer all the necessary questions. Plumer has now been adequately served but nothing is known of Henry Horne and, apart from a recent popular biography, for Allenby there is only a suggestive article, although postdoctoral research is now underway. The much-maligned staffs is also worthy of more examination beyond Peter Scott’s article in Stand To, the brief coverage of Johnnie Gough’s role as Haig’s first wartime chief of staff, and the edition of Lord Moyne’s diaries edited by Brian Bond and Simon Robbins27. It is to be hoped that the latter’s postdoctoral research on GHQ will be completed, while Nigel Cave has begun work on the General Staff as a whole.

Not surprisingly, no such lack of modern interest relates to the figure of Haig, who has the same capacity after 10 years as after 80 years to generate either extreme hostility as manifested by Haig’s Command or extraordinary praise. John Terraine still acts as counsel for the defence, the central tenet of that defence as outlined in Home Fires and Foreign Fields remaining the army’s problems in facing the main body of the main enemy on the main front of a continental war as a junior alliance partner, the losses of 1916 and 1917 contributing to the necessary attrition of German strength which alone made possible the unjustly neglected achievements of the last 100 days of victory. While Terraine’s last book on the Western Front, White Heat, appeared as long ago as 1982, the message has been beaten out in book reviews and the annual presidential addresses to the Western Front Association. Somewhere in the middle is Gerry de Groot’s 1988 biography which, reflecting his original postdoctoral research, is stronger on Haig’s pre-war career than on the wartime command. Consequently, while still the most acceptable study available, de Groot is not definitive and it might also be said that a new edition of Haig’s papers to supplement the 1952 version would be distinctly useful28.

Haig merely personified much that was wrong with the military establishment as a whole but it is clear from the studies of Travers, Prior and Wilson and de Groot that Haig’s own inconsistencies stultified the system at the top. He was wholly inconsistent in his approach to operational planning with army

27 Keith Jeffery (ed.), The Military Correspondence of Field Marshal Sir Henry Wilson, 1918-22, London, 1985; David Woodward (ed.), The Military Correspondence of Field Marshal Sir William Robertson, 1915-18, London, 1989; Ian Beckett, The Judgement of History: Sir Horace Smith-Dorrien, Lord French and 1914, London, 1993; Geoffrey Powell, Plumer, London, 1990; L. James, Allenby, London, 1994; Jonathan Newell, Allenby and the Palestine Campaign, dans Brian Bond (ed.), First World War and British Military History, p. 189-226; Peter Scott, The Staff of the BEF, Stand To, vol. 15, 1985, p. 44-61; Ian Beckett, Johnnie Gough, VC, London, 1989, p. 173-210; Brian Bond and Simon Robbins, Staff Officer, London, 1987. Voir aussi John Hussey, The Deaths of Qualified Staff Officers in the Great War: A Generation Missing? dans «Journal of the Society for Army Historical Research», 75, 304, 1997, p. 246-259. 28 John Terraine, White Heat, London, 1982; Gerard de Groot, Douglas Haig, 1861-1928, London, 1988; Robert Blake (ed.), The Private Papers of Douglas Haig, London, 1952.

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commanders compelled frequently to operate in a vacuum created by his alternating detachment from or interference in the planning process and, what is more, in an atmosphere of fear, engendered by his demand for an absolute loyalty abrogating constructive dialogue. It is now generally accepted that Haig’s views on the immutability of warfare were unhelpful and, whatever the post-facto justification of the Somme or Passchendaele as necessary attrition, he remained wedded to a vision of decisive breakthrough that was unobtainable. Thus, both offensives were unnecessarily prolonged. While he did recognize the significance of some technical developments, others he perceived only dimly and his GHQ remained both physically and mentally isolated from the army as a whole. It is also now generally accepted that Haig played little role in the victories of 1918, the pressures for tactical changes coming from below rather than above, the changes at GHQ and the acceptance of Allied co-operation and of the more limited strategic vision equally forced upon him. This is not to argue that there was neither an alternative to the Western Front nor, indeed, an alternative to Hag and is army did eventually triumph. However, Haig had presided over the earlier defeats, which owed more to his personal influence than final victory, and those defeats eclipse the achievement of victory not only in collective memory but also in reality.

That collective memory is the last theme to be addressed. Inevitably, one begins with Paul Fussell’s The Great War and Modern Memory, which, although published in 1975, still dominates the popular image. While Gary Sheffield has challenged the assault on a war generation mounted in A Nation in Arms in his study of Christopher Stone, it is now generally accepted that soldier-poets and the like were entirely unrepresentative of the mass of wartime servicemen. More recently, Prior and Wilson have launched a devastatingly effective critique of Fussell’s pretensions to any historical reality29. In the meantime, to add to those earlier studies of veterans’ organisations available in 1984, here has been a growing interest in the varying dimensions of commemoration. Thus, dissertations have been completed or are under way on Scottish and Welsh war memorials, the language of suffering and sacrifice, the British Legion and Armistice Day in addition to popular works on war memorials30. What might be termed the visual

29 Paul Fussell, The Great War and Modern Memory, Oxford, 1975; Gary Sheffield, The Effect of the Great War on Class Relations in Great Britain: The Career of Major Christopher Stone, dans «War and Society», N° 7/1989, p. 87-105; Gary Sheffield and G. Inglis (eds.), From Vimy Ridge to the Rhine, Ramsbury, 1989; Robin Prior and Trevor Wilson, Paul Fussell at War, dans «War in History», N° 1/1994, p. 63-80. 30 G. Ball, Monuments to the Fallen: Scottish War Memorials of the Great War, Unpub. Ph.D., Strathclyde, 1993; Adrian Gregory, The Silence of Memory: Armistice Day, 1919-46, Oxford, 1994; L. Stryker, Languages of Sacrifice and Suffering in England in the First World War, Unpub. Ph.D.,

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memory of the war in both photography and Stephen Badsey, Jane Carmichael, Nicholas Reeves and Roger Smither have also usefully examined film31. Finally, the historiography of the war has claimed increasing interest as represented by the work of Travers and French on the compilation of the Official History and, comprehensively, in the essays in Brian Bond’s invaluable The First World War and British Military History, published in 199132.

In conclusion, some may recall a memorable review of John Terraine’s To Win a War in 1978 from the pen of John Keegan, which visualised a strangely familiar figure coming down from the trenches: „dirt has worked its way into his medal ribbons, so that one peers to make them out. Can the first be the Star for Mons...? Has he been out that long?“33 Well, of course, we have nearly all been out that long now - far longer, in fact, than the wax’s duration. We are a mixture of regulars, Territorials, volunteers, perhaps even conscripts. Our front keeps getting extended but also, fortunately, we are still receiving batches of young drafts and, of course, not only have we long enjoyed the support of the Dominions but also even the Americans have arrived. We have been in quiet and in active sectors; we have spent time in rear areas and in support; we have been absent on courses. However, even the town majors amongst us are being drawn increasingly into the front line as we heed Peter Simkins’s warning note that it is now operational rather than social studies, which will alone correct the myths and half-truths still current among the wider public. Professional historians have probably arrived at that point to which Brian Bond looked forward when the Great War would be studied ‘simply as history without polemic intent or apologies’34. In fact, after the work since

Cambridge, 1992; Neil Barr, Service Not Self: The British Legion, 1921-39, Unpub. Ph.D., St Andrews, 1994; Colin McIntyre, Monuments of War, London, 1990; Angela Gaffney, Poppies on the Up Platform: Commemoration of the Great War in Wales, Unpub. Ph.D., Wales, 1996; C Jamet, Commemorating the Lost Generation: The First World War Memorials in Cambridge, Oxford and Some English Public Schools, Unpub. M.Litt., Cambridge, 1995; Andrew Latcham, Journey’s End: Ex-servicemen and the State during and after the Great War, Unpub. D.Phil., Oxford, 1997. Two monographs are promised from Berg in 1998 by David William Lloyd, on post-war battlefield pilgrimages and by Alex King, on war memorials. 31 Stephen Badsey, The Battle of the Somme: British War Propaganda, dans «Historical Journal of Film, Radio and Television»N° 3/1983, p. 99-115; Nicholas Reeves, Official British Film Propaganda during the First World War, London, 1986; Roger Smither, A Wonderful Idea of the Fighting: The Question of Fakes in the Battle of the Somme, dans «Imperial War Museum Review», N° 3/1988, p. 4-16; Jane Carmichael, First World War Photographers, London, 1989. 32 David French, Sir Douglas Haig’s Reputation: A Note, dans «Historical Journal», vol. 28, 1985, p. 953-960; Idem, Official but Not History: Sir James Edmonds and the Official History of the Great War, dans «Journal of the Royal United Services Institute for Defence Studies», vol.121, 1986, p. 58-63; Tim Travers, Allies in Conflict: The British and Canadian Official Historians and the Real Story of Second Ypres, dans «Journal of Contemporary History», vol. 24,1989, p. 301-325; Brian Bond (ed.), First World War and British Military History, passim. 33 John Keegan, Whole Stunt Napoo, «New Statesman», 17 Nov. 1978. 34 Peter Simkins, Everyman at War and Brian Bond, Introduction, dans Brian Bond (ed.), First World War and British Military History, p. 12, 312.

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1984, it might be argued that we have broken the Hindenburg Line, we are somewhere around the end of October 1918 and we can see those green fields beyond. It is only a pity that, back in Blighty, it is still 1 July 1916 and that the flawed popular image of disillusionment and futility still persists35.

35 Ian Beckett, The Military Historian and the Popular Image of the Western Front, 1914-1918, dans «The Historian», vol. 53, 1997, p. 11-14; Brian Bond, The Pursuit of Victory, Oxford, 1996.

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L’ODYSSÉE DES AVIATEURS ROUMAINS DANS LES ÉCOLES FRANÇAISES PENDANT LES ANNÉES 1917-1918

Lenuţa NICOLESCU

u moment de la décision du Gouvernement roumain de signer le Traité d’alliance et la Convention militaire avec l’Entente, le 4/17 août 1916, l’aéronautique était une arme nouvelle,

récemment apparue dans la structure de l’armée roumaine. Pour son expansion des efforts considérables avaient été déployés pendant les deux années de neutralité. Ainsi, par l’intermédiaire de la commission dirigée par le colonel (ensuite le général) Vasile Rudeanu, auprès du GQG français, le Ministère de la Guerre roumain avait commandé en France des avions, des pièces détachées et munitions qui, en dépit des difficultés de transport causées par la guerre, étaient déjà arrivées au moment de l’offensive. Le 15 août 1915, par le Décret No 305, le Corps d’aviation était créé; dès le mois de novembre 1914, il comptait 44 avions livrés par les usines françaises1. Les quatre écoles de pilotage établies en Roumanie entre 1909 et 1912 (les écoles de Chitila et Cotroceni, l’Ecole militaire de pilotage et l’Ecole de pilotage de la Ligue nationale de l’air) avaient préparé de nombreux pilotes. Quand la mobilisation fût décrétée, le 14/27 août 1916, l’armée disposait de 57 pilotes, à côté d’un nombre d’observateurs et quelques mécaniciens d’avion préparés depuis 19152.

Pendant la première campagne de 1916, l’aéronautique roumaine a développé surtout des activités d’observation et reconnaissance, au bénéfice des grandes unités, mais elle a subi des pertes importantes en matériel aéronautique et effectif (surtout des pilotes).

La fin de l’année 1916 trouva l’armée roumaine dans une situation très critique, presque deux tiers du pays étant sous l’occupation ennemie. L’arrivée en Roumanie, le 15 octobre 1916, de la Mission militaire française, dirigée par le général Henri M. Berthelot et, ensuite, d’une mission aéronautique, sous la direction du colonel Malherbe, ainsi que leur implication dans l’organisation de l’armée, et même dans l’élaboration et la mise en application des plans d’opérations, n’ont pas réussi à modifier le cours des événements3.

Avec des forces sensiblement diminuées, l’armée roumaine - retirée sur le territoire libre de la Moldavie, en coopération avec les troupes d’un allié qui s’avéraient déjà incertaines - réussit à

1 Istoria aviaţiei române (L’histoire de l’aviation roumaine), Bucarest, 1984, p. 81. 2 Ibidem, p. 71-77, 82-83. 3 România în anii primului război mondial (La Roumanie aux années de la première gurre mondiale), vol. I, Bucarest, 1987, p. 468.

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défendre l’existence de son Etat indépendant, en décembre 1916/janvier 1917 l’offensive ennemie étant enfin arrêtée.

La réussite des opérations d’évacuation des principales institutions de l’Etat, des ressources matérielles devenait, dans ces conditions, un problème de survivance. Au début de l’année 1917, la réalisation avec succès d’un ample processus de réorganisation et dotation de l’armée représentait aussi un problème de survivance. Dans le cas de l’aéronautique, il faut préciser que dès les premiers jours du mois d’octobre 1916, l’école de pilotage avait été évacuée en Moldavie, à Bârlad et ensuite à Botoşani (plus tard elle sera installée à Odessa), pour assurer la continuité de l’instruction4. A la suite des interventions du général Berthelot auprès le Gouvernement et le GQG français, les demandes initiales de matériel aéronautique pour l’armée roumaine ont été supplémentées, en fonction des nécessités immédiates du front, mais aussi tenant compte de la perspective d’une ample et nécessaire réorganisation. Environ cent avions, suivis des pièces détachées nécessaire arrivaient en décembre5.

Un nombre plus grand d’avions signifiait évidemment plusieurs cadres aptes à les utiliser. Cette question a été partiellement résolue par les effectifs du détachement aéronautique français (leur nombre fût sollicité et obtenu par le général Berthelot dès son arrivée)6. Impliqués dans la formation des cadres autochtones, en tant qu’instructeurs, mais aussi dans l’activité des escadrilles, les officiers et sous-officiers français ont fait que la réorganisation de l’aéronautique roumaine, au cadre général de la réorganisation de l’armée roumaine, devienne «un problème français», en ce qui concerne la nouvelle structure de l’armée, l’attribution des organes de commandement, la conception et le processus d’instruction mené à former des pilotes et observateurs, photographes et mécaniciens d’avion7. La réussite de l’opération de réorganisation sera vérifiée pendant les grands combats de 1917.

La désagrégation des unités russes qui agissaient sur le front roumain va déterminer bientôt l’arrêt des actions offensives de l’armée roumaine déclenchées en juillet. La situation politique de Russie de plus en plus compliquée préfigurait clairement la perspective sombre de la conclusion d’une paix séparée avec les Puissances Centrales, par laquelle la Russie allait quitter la guerre. Dans ce cas, la Roumanie devait se trouver isolée autant du point de vue militaire, par l’interruption des voies de communication employées à son entrée en guerre et de ses ressources

4 Istoria aviaţiei..., p. 122-123. 5 Pierre Guilhem Grousset, Les relations aéronautiques franco-roumaines de 1906 à 1989, dans Mémoire de D.E.A., préparé sous la direction de M. René Girault, Année 1992-1993, Université de Paris, Panthéon – Sorbonne, p. 6 – 7. 6 Ibidem, p. 7. 7 România în anii primului război mondial (La Roumanie aux années de la première gurre mondiale), vol.2, Bucureşti, 1987, p. 73.

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d’approvisionnement, que politique; ainsi, elle pourra être obligée, à son tour, de signer une paix séparée. Comme conséquence directe, elle aurait perdu également le concours de la Mission militaire française, tellement précieux surtout pour la formation des cadres nécessaires à l’aéronautique roumaine. Pour prévenir cette éventualité, qui semblait être de plus en plus une certitude, le Ministère roumain de la Guerre a obtenu des Alliés l’accord d’envoyer en France et Grande-Bretagne un nombre d’officiers et sous-officiers pour être instruits comme pilotes. A la suite d’un examen, organisé au mois de septembre 1917, toujours avec le concours de la Mission française, ont été choisis 23 officiers et 23 sous-officiers, provenant de différentes armes. Pour la période où ils se trouvaient à l’étranger, ceux-ci étaient à la disposition de la Mission Rudeanu, qui s’occupait aussi de leur rétribution. Les militaires sélectionnés ont été répartis en trois séries, deux pour la France et une pour le Royaume-Uni. La première série - 8 officiers et 10 sous-officiers, placés sous les ordres du capitaine français Gond, désigné à coordonner l’installation des élèves roumains, arrivait à Paris, le 30 novembre, après un long voyage via Petrograd, Mourmansk, Londres (4 octobre - 30 novembre 1917). Le sous-lieutenant en réserve Horia Hulubei, futur membre de l’Académie Roumaine, était parmi les huit officiers. Le 6 décembre les Roumains ont été distribués à l’Ecole de Pilotage d’Avord, d’où, après avoir reçu les notions de base, ils vont perfectionner leur instruction au cadre des écoles de Cazeau et Pau (la dernière, d’acrobatie aérienne). 13 d’entre eux réussiront à obtenir le brevet «supérieur» de pilote, le 15 mai 1918. Malheureusement, l’élève adjudant Micu Hondrason et le soldat volontaire Laurenţiu Teodoreanu ont trouvé leur morte dans des accidents d’avion durant les cours d’acrobatie de Pau; le soldat Cuciuc Emil a été classé comme inapte pour le service aéronautique; deux autres élèves de cette série ont continué leur préparation avec la série suivante8. Les résultats étaient en général notables, surtout que les élèves- pilotes se confrontaient avec d’importantes difficultés matérielles. Constatant cet état de choses, compromettant pour le prestige du pays et démoralisant pour les pilotes, le général Dumitru Iliescu, le représentant roumain auprès le GQG français, demandait, le 17 janvier 1917, qu’ils soient payés comme les aviateurs français9.

Les séries suivantes sont arrivées à Paris, le 8 février 1918 (la deuxième série - 6 officiers et 2 sous-officiers), et à Londres, le 11 février 1918 (la troisième série - 10 officiers et 1 sous-officier), suivant la même route, cette fois beaucoup plus dangereuse, interceptée à plusieurs reprises par des troupes maximalistes russes10. En ces moments-là, la Roumanie était engagée dans des

8 Archives Militaires Roumaines, fonds Bureau des attachés militaires, dossier nr. 148, f. 28, 29. 9 Ibidem, f.172 10 Ibidem, f. 187

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négociations préliminaires, pour signer le traité de paix séparée avec les Puissances centrales, ce qui compliquait beaucoup la situation des élèves-pilotes11. Les déficiences apparues dans la collaboration avec la Direction Aéronautique du Ministère français de la Guerre ont fait que les élèves de la deuxième série ne puissent pas être admis dans les écoles françaises; le 20 avril 1918 ils sont revenus en Angleterre, étant distribués à l’Ecole technique de Pilotage d’Oxford, que les élèves de la troisième série avaient suivie entre 11 février - 20 avril 191812.

Le 24 avril/7 mai 1918, la Roumanie a dû signer le traité de paix avec ses ennemis, un véritable diktat, ayant des conséquences dramatiques pour la nation et l’armée roumaine. Après une courte période de pratique (20 avril - 8 juin 1918), l’accès sur les aérodromes anglais a été interdit aux pilotes de la troisième série qui sont rentrés en France. Un seul pilote a obtenu le brevet en Grand-Bretagne: le sous-lieutenant Ioan Simionescu. Défavorisée encore une fois par la situation, la deuxième série terminait les cours théoriques de l’Ecole d’Oxford et rentrait-elle aussi en France le 7 juin 191813.

L’ordre du Ministère roumain de la Guerre, de démobilisation de l’armée, transmis par le Département des Affaires étrangères avec le No 3509/1918 trouvait ainsi les élèves-pilotes en France. L’ordre prévoyait que «tous les officiers en réserve, y compris les aviateurs, étaient démobilisés dès le 30 juin 1918» et devaient rentrer immédiatement en patrie14.

Le statut des aviateurs se modifia bientôt radicalement: en juillet 1918, il leur était interdit le porte l’uniforme militaire et on ne leur reconnaît pas le droit de s’enrôler dans une armée étrangère, «à présent la Roumanie étant un pays neutre»; par leur démobilisation, ils perdaient le droit d’être entretenus par l’Etat roumain et même la qualité d’officiers alliés dans un pays allié15. Dans ces circonstances, quand les voies de communication avec la Roumanie étaient interrompues, le Ministère de la Guerre approuva ensuite la démobilisation sur place des réservistes «en leur accordant l’autorité de travailler en France pour gagner leur existence».

Au moment de la démobilisation, la plupart des pilotes roumains n’avaient pas obtenu le brevet de pilote et ne désiraient pas rentrer en patrie dans ces conditions. Le général Rudeanu et l’attaché militaire roumain, le lieutenant-colonel Constantin Ionescu-Munte, étaient du même avis et ils ont obtenu l’accord de la Légation roumaine en France de continuer à payer les soldes

11 Ibidem, f. 98 12 Ibidem, f. 78 13 Ibidem, f. 227 14 Ibidem, f.16 15 Ibidem, f. 25 - 26

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d’après le grade16. D’ailleurs, les aviateurs brevetés (de la première série) ne désiraient pas rentrer en Roumanie, non plus. Les ressources monétaires de la Mission Rudeanu étaient, pourtant, extrêmement limitées et l’inactivité ne représentait pas une solution pour ces cadres d’élite. Soutenus par les autorités françaises, les pilotes roumains ont cherché à s’adapter aux conditions concrètes, ignorant le statut de neutralité, conféré à la Roumanie par la paix de Buftea - Bucarest. Durant la période juillet – fin d’octobre 1918 une bonne partie des pilotes se sont engagés dans les usines aéronautiques françaises, complétant leurs connaissances techniques17. Mais, la solution la plus convenable pour la majorité d’entre eux a été de s’engager comme volontaires dans l’armée française «à titre de légation étrangère». Le Ministère français de la Guerre a approuvé seulement les demandes d’enrôlement qui lui avaient été adressées avant la conclusion de l’armistice de décembre 1917 sur le front roumain18. Pour tous ces soldats, C. Ionescu-Munte sollicita à son ministre de Paris l’approbation de continuer leur payement «car l’acte accompli par une partie d’aviateurs est digne d’éloges et on a trouvé le moyen d’éluder cette situation incertaine qui les empêchait à étudier et devenir aviateurs, le but pour lequel ils ont quitté le pays, vu que ils auraient touché les sommes accordées par l’Etat sans aucun profit pour l’armée»19.

Trois de ces volontaires enrôlés, déjà brevetés, ont été distribués aux formations aériennes d’opérations de l’armée française et se sont distingués pendant les combats aériens auxquelles ils ont participé. Par exemple, le lieutenant Demostene Rally, pilote de l’Escadrille «Spad 92», a participé et s’est distingué aux combats de la 4ème Armée où «il a été cité par ordre du jour et décoré avec la Croix de Guerre»20. Les volontaires non-brevetés ont été admis à l’école de pilotage d’Istres et ont y continué leur instruction. En remerciant au colonel Pouderoux, le commandant le l’école, pour la manière chaleureuse dont les officiers et les sous-officiers roumains ont été reçus, l’attaché militaire roumain, dans une lettre envoyait le 3 décembre 1918, écrivait: «ils m’ont informé qu’ils ont été reçus d’une manière émouvante par la direction de l’école et les camarades français, ce qui représente une raison de plus de s’avérer dignes de tous ce que vous faites pour l’aviation roumaine, par leur intermédiaire»; C. Ionescu-Munte intervenait, en même temps, pour que le lieutenant Bogdan soit distribué au cours d’hydravions, spécialisation nécessaire pour un pays avec une tronçon de frontière maritime21. 16 Ibidem, f. 78 17 Ibidem, f. 78, verso 18 Ibidem, f. 475 19 Ibidem, f. 78, verso 20 Ibidem, f. 387 21 Ibidem, f. 72

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Après une série d’hésitations, qui ont créé des difficultés de nature administratives à la direction de l’école, on a décidé que la solde et l’entretien des pilotes roumains reviennent toujours au Gouvernement roumain, par la Mission Rudeanu22.

Le 9 novembre 1918, l’armée roumaine était de nouveau mobilisée et entrée en guerre aux côtés des Alliés. La situation des pilotes qui se trouvaient en France est devenue claire. Par un Décret royal du 5 janvier 1919, on a décidé de réintégrer dans l’armée roumaine tous les officiers roumains enrôlés dans les armées étrangères. Sous l’incidence de ce Décret sont entrés aussi les combattants roumains de l’armée française23. A la suite des sollicitations du ministre roumain en France et avec l’accord du président du Conseil, Ion I.C. Brătianu, les autorités militaires françaises ont accepté de recevoir dans les écoles françaises tous les pilotes roumains restés sans brevet. Le Commandement de l’armée avait l’intention de former des cadres pour toutes les spécialités (bombardement, chasse, observation), offrant aux coursants la liberté de choisir le type d’instruction de spécialité qui leur convenait, en fonction de leurs aptitudes24. Le 22 janvier 1919 ils ont été inscrits dans les évidences de l’école d’Istres, dans les conditions où l’attaché militaire obtenait la réduction du coût d’une heure de vol de 650 à 350 francs, étant données «les nouvelles circonstances». On désirait réaliser une instruction intensive, basée sur les connaissances théoriques déjà assimilées. Pendant la durée du cours (février - mai 1919), le colonel C. Ionescu-Munte a fait de nombreuses interventions auprès la direction de l’école d’Istres et de la Direction Aéronautique française (14 février, 16 mars, 23 avril) pour accélérer le processus d’instruction, rendu très lent par les conditions atmosphériques défavorables. Au début du mai 1919, la Direction Aéronautique va déclencher même une enquête, effectuée par le colonel Giraud; celui-ci constatait que le détachement polonais se trouvait dans la même situation, le vrai coupable pour le retard étant, en effet, le temps défavorable. En conséquence, un programme spécial de vol a été fixé pour les Roumains et Polonais «et ainsi, avec le risque d’innombrables accidents, qui se produisent chaque jour, on emploie chaque minute de temps favorable»25.

Après s’être habitués aux éléments de base sur un avion du type Caudron et après avoir obtenu le brevet inférieur de pilotage au cadre de l’école d’Istres, les pilotes roumains ont été distribués à l’école de Miramas pour se spécialiser sur un avion du type Nieuport. On envisageait aussi une spécialisation ultérieure pour la chasse sur le type Spad, au cadre de l’école de Pau, ainsi qu’à

22 Ibidem, f. 90, 302 23 Ibidem, f. 475 24 Ibidem, f. 93, 320 25 Ibidem, f. 247

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l’école d’Avord, pour le bombardement et la reconnaissance26. De cette manière, l’aviation militaire roumaine recevait les spécialistes nécessaires pour mettre en valeur le matériel qu’on était en train de recevoir de France et Grande-Bretagne.

Les insistances étaient causées par le fait que l’armée roumaine mobilisée était encore engagée contre la République hongroise des Conseils et avait besoin, plus que jamais, de son groupe aéronautique. Pendant les premiers mois de 1919, les aviateurs de la première série sont rentrés individuellement en Roumanie, profitant de n’importe quelle occasion (courriers, accompagnants des groupes de prisonniers roumains rapatriés)27.

A la fin du juin 1919, après cinq mois d’instruction, les autres aviateurs roumains n’avaient pas encore obtenu le brevet de pilote. C’est dans le but d’accélérer leur départ que l’attaché militaire roumain va conjuguer ses insistances en France avec celles du général Presan, le chef du GQG, qui ordonna que tous ces soldats rentrent dans leur pays et y obtenir le brevet, dans des conditions similaires de la I-ère série, «d’autant plus que les avions commandés en France et Angleterre seront expédiés en patrie, où nous aurons besoin d’un nombre accru de spécialistes»28.

La décision du Ministère de la Guerre a été très claire: «Brevetés ou sans brevet», tous les élèves roumains devaient se présenter immédiatement en patrie. L’attaché militaire a réglé les aspects administratifs de leur séjour en France et a adressé «de vifs remerciements à la direction de l’école pour le bon accueil et l’intérêt accordé aux pilotes roumains». Le commandement, ainsi que les cadres de l’aéronautique française méritaient à profusion les remerciements et la reconnaissance de l’armée roumaine, qui avait enrichi ses effectifs de 46 pilotes-aviateurs29.

Arrivés en Roumanie au début du mois d’août 1919, l’odyssée des aviateurs roumains prendra ainsi fin30.

26 Ibidem, f. 117 - 118 27 Ibidem, f. 69, 113, 118, 145, 391 28 Ibidem, f. 118 29 Ibidem, f. 107 - 108 30 Ibidem, f. 525

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LA GUERRE TOTALE DANS LA PENSÉE ET LA PRATIQUE MILITAIRE ROUMAINE

PENDANT LA PREMIÈRE MOITIÉ DU XXème SIÈCLE

Colonel Petre OTU

la fin du XIXème siècle, l’organisme militaire roumain, dont les bases avaient été mises en place en 1859-1866, était en pleine transformation. Les mesures adoptées après la guerre

d’indépendance (1877-1878) mettaient clairement en évidence la tendance de passer du système mixte de jusqu’alors, qui englobait des troupes permanentes et territoriales, à un niveau composé presque exclusivement de forces strictement professionnalisées. En ce sens, il est à invoquer la loi de 1891, grâce à laquelle les régiments d’infanterie de ligne (permanents) ont été combinés à ceux de dorobantzi (territorials)1.

Le problème de la réorganisation de l’armée a suscité de vives débats dans le monde militaire et non seulement. Certains théoriciens militaires soutenaient que la Roumanie devait préserver l’ancien système, ayant des forces permanentes (armée active) et des troupes territoriales (armée territoriale), puisque les ressources matérielles pouvant y être allouées permettaient la préparation d’un grand nombre de citoyens. D’autres généraux et officiers, auxquels s’ajoutaient des hommes politiques de différentes orientations, appréciaient que le système mixte n’assure plus une instruction adéquate des effectifs. En plus, il n’y avait pas une concordance du point de vue de l’organisation et de l’instruction, ce qui se reflétait négativement dans la capacité de combat de l’armée. Voilà, par exemple, le général Alexandru Averescu (avancé ultérieurement maréchal) qui affirmait dans le Parlement que les troupes territoriales n’avaient pas la capacité de manæuvrer exigée par la guerre moderne2.

Finalement, c’étaient les adeptes du système de la permanence qui ont eu gain de cause. Le 29 mars 1908, le Parlement a adopté une nouvelle Loi d’organisation de l’armée. Celle-ci statuait comme éléments combatifs: l’armée active (avec sa réserve), les milices et l’armée territoriale. L’armée active avec sa réserve représentait, en temps de guerre, l’armée d’opérations. Elle avait dans son organigramme plusieurs unités et sous-unités d’infanterie, de cavalerie, d’artillerie, génie, marine, etc. Les milices avaient la tendance de devenir la réserve de l’armée d’opérations et l’armée territoriale était distincte de celle qui avait existé

1 Istoria militară a poporului român (Histoire militaire du peuple roumain), vol V, Bucarest, 1998, p. 83. 2 Le Ministère de la Guerre, Loi pour l’organisation de l’armée avec les débâts de la Chambre et du Sénat, Bucarest, 1908, p.129.

AA

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jusqu’alors; elle sera assimilée à «toutes les personnes ayant accompli le terme de service militaire dans d’autres corps»3.

Le processus de rendre permanents la plupart des éléments du système militaire roumain s’est pratiquement concrétisé dans La loi d’organisation du pouvoir armé du 19104. Conformément à cet acte normatif, le système militaire comptait: l’armée active, la réserve de l’armée active (les deux éléments constituant l’armée d’opérations) et les milices, chargées avec la protection et la défense du territoire (des frontières, des cibles stratégiques, etc.). Pratiquement l’armée territoriale prévue par la loi précédente avait disparue, ses attributions revenant à la milice.

On ressentait la tendance générale de développer un système militaire qui dispose, à côté des troupes régulières, d’autres catégories de forces de réserve, au stage exécuté dans l’armée active et ayant une structure identique à celleci.. C’était un phénomène largement répandu en Europe, autant dans les armées des Grandes Puissances (l’Allemagne, la France, l’Autriche-Hongrie, la Russie) que dans les forces des petits Etats (la Bulgarie, la Serbie etc.).

En ce qui concerne la physionomie de la guerre, la pensée militaire roumaine s’est intégrée aux conceptions de l’époque qui indiquaient une accentuation du caractère destructif du conflit armé et encore le fait que son déclenchement soit l’æuvre de toute la nation et non seulement de l’armée comme auparavant5. Dans ce but, nos théoriciens ont proposé des formes distinctes d’instruction militaire pour tous les citoyens, notamment de la jeunesse. En 1888, le général Ion Emanoil Florescu, ancien ministre de la Guerre, affirmait: «Le plus grand enseignement est celui qu’à travers les écoles peut non seulement développer, mais aussi renforcer l’institution militaire chargée à préserver l’indépendance du pays obtenue avec le sang le plus précieux de notre peuple»6. Un autre théoricien militaire important, le colonel George Iannescu, constatait que: «Le principe de la nation armée suppose [...] de confier la sûreté nationale au bras personnel de toute la nation. Ce dernier a existé dans l’organisation de notre ancienne armée, dans laquelle le métier des armes passait de père à fils. Le rétablissement de ce principe parmi les normes de notre organisme

3 Ibidem, p. 8. 4 „Monitorul oastei „ (Le Moniteur de l’Armée), No 18 du 28 avril 1910, la partie réglementaire, No 19, p. 241-246. 5 Petre Otu, Teofil Oroianu, Ion Emil, Les personnalités de la pensée militaire roumaine, tome 1, Editions de l’Académie de Hautes Etudes Militaires, Bucarest, 1997, p.10-20; voir aussi le volume La stratégie militaire roumaine dans l’époque moderne, Bucarest, 1999, p. 40-54. Les officiers roumains étaient au courant avec les idées et les conceptions véhiculées sur le plan militaire par suite des différentes formes d’enseignement ou des stages de préparation suivies soit en Allemagne, l’Autriche-Hongrie ou l’Italie, soit en France et la Grande-Bretagne. 6 Général Ioan Emanoil Florescu, L’institution militaire basée sur l’école, conférence tenue dans la salle de l’Athénée roumain, le 14 février 1888, p.7.

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militaire doit être considéré comme la satisfaction juste d’un sentiment naturel du peuple roumain»7.

Les mesures adoptées en vue de l’intégration de toute la population mâle dans des diverses structures d’éducation militaire ont été malheureusement modestes. Au printemps 1906, il était promulguée La loi sur l’introduction de l’instruction militaire obligatoire dans les écoles primaires, secondaires et professionnelles, publiques et privées, pour les garçons. Dans le but d’implémenter la loi, auprès du Ministère des Cultes et de l’Instruction Publique était créé un service spécial nommé le Corps des instructeurs militaires. A sa tête, fut nommé un officier au titre d’inspecteur militaire général des écoles publiques et privées roumaines, assisté par un groupe d’officiers et sousofficiers. Le territoire de la Roumanie a été divisé en cinq régions écolières militaires, chacune d’entre elles étant sous-divisée en inspectorats et sous-inspectorats écoliers. Chaque école élémentaire du milieu urbain et rural devait avoir un instructeur militaire recruté parmi les grades inférieurs de l’infanterie. Le Ministère de la Guerre déléguait des cadres permanents (officiers et sous-officiers) dans chaque ville pour contrôler l’activité d’instruction des jeunes garçons.

La loi d’organisation de l’armée de 1908, à laquelle nous avons fait déjà des références, a apporté des précisions importantes sur l’éducation militaire de la jeunesse et les obligations fixées pour les garçons entre 19-21 ans. L’ensemble de ces mesures n’a été que partiellement mis en pratique, tout d’abord à cause de l’absence de ressources.

Au contraire, l’initiative privée de 1913, par laquelle a pris naissance l’Association des éclaireurs (Scouts) de Roumanie, a eu plus de succès. Juridiquement reconnue le 8 avril 1915, la nouvelle organisation avait comme but de «développer chez tous les jeunes des traits individuels comme: la vigueur, la dextérité physique, l’esprit d’initiative, le courage, la dignit黓8. Même si elle n’était pas une association paramilitaire, elle pouvait répondre dans une certaine mesure aux besoins de l’armée. «Si le corps des éclaireurs n’est pas une organisation de l’armée, appréciait l’un de ses dirigeants, il est naturel qu’elle apporte de grands services à l’armée, et qu’elle préparera les éléments les plus capables du point de vue physique et spirituelle»9. D’ailleurs, le président de la nouvelle organisation a été un officier actif, le colonel Grigore Berindei. A la fin de l’année 1915, le Corps des éclaireurs disposait de 34 légions avec 56 cohortes et plus de 9 000 membres, la plupart d’entre eux provenant de l’enseignement secondaire.

7 Colonel George Iannescu, Etudes d’organisation militaire. L’Armée roumaine. Ce qui a été, ce qui est, ce qui pourra être, Bucarest, 1906, p.193. 8 Gh. Adamescu, Paroles sur les éclaireurs, Bucarest, 1919, p. 70. 9 Ibidem, p.7.

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Des mesures importantes, soutenues par un considérable effort financier de l’Etat, ont été prises pour l’aménagement défensif du territoire national. Il est à remarquer, dans ce contexte, surtout la construction, suivant les plans du fameux général belge Henri Alexis Brialmont, à la fin du XIXème siècle, de la „la Cité de Bucarest“10. La principale ligne de résistance de celle-ci était organisée selon le système des points d’appui à double fonction et avait 18 forts, d’habitude situés à 4 km l’un de l’autre. Ils étaient placés à une distance de 12-13 km du centre de la Capitale, le périmètre total étant de 72 km. Une autre mesure importante a été la construction de l’alignement fortifié de Focşani-Nămoloasa-Galaţi, réalisé conformément les plans du commandant allemand Maximilian Schumann, ultérieurement révisés par les spécialistes roumains. Il était censé à résister, grâce à une fortification du grand tournant entre les Carpates de courbure et le Danube, à tout offensive venant de l’Est11.

Enfin, il faut distinguer la tête de pont de Cernavodă, érigée en deux étapes: 1900 et 1905-1912; sa fonction était la défense du pont sur le Danube, entre Feteşti et Cernavodă, création de l’ingénieur roumain Anghel Saligny.

Il est juste à dire, que, jusqu’à la première guerre mondiale, le système militaire roumain a été remodelé dans la direction de rendre permanentes les principales catégories de forces de combat (seules les unités de cavalerie conservaient le service par relève), mais aussi pour augmenter le niveau professionnel des cadres et pour améliorer la dotation et l’instruction des troupes. Les principes ayant gouverné cette activité de restructuration étaient issus de conception de la „nation armée“, largement répandue sur tout le continent européen.

Quoique la pensée militaire roumain fût particulièrement active dans la promotion de cette conception, sa mise en place a eu beaucoup à souffrir. Cela s’explique par l’absence d’une constante préoccupation des classes dirigeantes, par la faible réceptivité de l’opinion publique et surtout par les insuffisantes ressources financières.

A l’aube de la première guerre mondiale, le potentiel militaire de la Roumanie était insuffisamment exploité, l’armée roumaine se heurtant à des sérieuses difficultés quant à la dotation avec armement et munitions, l’encadrement des officiers et des sous-officiers et l’instruction des troupes.

10 Lieutenant-colonel Niculae Niculae, Les fortifications dans le système de défense de la Roumanie en 1812-1912, dans le recueil d’études Pages de l’histoire militaire du peuple roumain, tome l, Bucarest, 1973; Lt. Col. D.I. Vasiliu, Etudes et documents sur les fortifications roumaines du XIXème siècle, Bucarest, 1934, passim. 11 Colonel C. N. Herjeu, L’histoire du Génie, Bucarest, 1902, p.389-430.

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En août 1916, au moment de l’entrée de la Roumanie dans la guerre mondiale, les forces mobilisées comprenaient: le Grand Quartier Général, 4 commandements d’armée, 6 commandements de corps d’armée, 20 divisions d’infanterie, 2 divisions de cavalerie, 1 brigade de garde-frontières, 5 brigades de cavalerie, 2 brigades d’artillerie lourde, 13 batteries d’artillerie de montagne, 4 escadrilles d’aviation, la marine militaire avec 2 escadres sur le Danube, „la Cité de Bucarest“, la région fortifiée F-N-G etc.12.

Les effectifs totaux s’élevaient à 833 601 militaires distribués comme il suit: l’Armée d’opérations - 658 088 (15 949 officiers et 642 139 sous-officiers et troupe), et les parties sédentaires - 133 921 (3 041 officiers et 139 520 sousofficiers et troupe). Sauf l’effectif mobilisé, on pouvait encore compter 420 870 personnes. Au total, l’effectif mobilisable de la Roumanie dans la guerre était de 1 254 471 personnes, ce qui représentait 16 % du total de la population et 32 % de la population mâle13. Du total de l’armée d’opérations, l’infanterie représentait 81 %, la cavalerie 4 % et l’artillerie 9 %, le reste appartenant à d’autres armes et services.

La mobilisation des forces militaires de la Roumanie a été une opération particulièrement complexe (l’effectif prêt pour la guerre a été sept fois plus grand que celui en temps de paix); elle s’est rapidement déroulée et avec de bons résultats. A l’époque, elle a été la plus grande opération de l’histoire de l’armée roumaine.

Les opérations militaires ont eu un trajet difficile. Selon le plan de campagne de l’armée roumaine (l’hypothèse „Z“), dans les premiers jours se sont déroulées avec succès les actions offensives des trois armées roumaines au Nord et à l’ouest des Carpates contre les forces austro-hongroises. Mais, après l’intervention dans la guerre de l’Allemagne et de la Bulgarie, la dernière ayant déclenché une attaque surprise sur la tête de pont de Turtucaia, au Sud du Danube, l’opération offensive a été arrêtée, l’armée roumaine étant poussée vers l’ancienne frontière.

Au début du mois novembre 1916, les troupes allemandes et austro-hongroises se dirigeaient vers le Sud des Carpates, et celles bulgares, allemandes et ottomanes sont passées au Nord du Danube, en pénétrant profondément en Dobrogea. Vers la fin de l’année 1916, le sud du pays (l’Olténie et la Munténie), y compris la Capitale et la Dobrogea, était occupé par l’adversaire. Le front s’est stabilisé sur l’alignement des Carpates Orientaux, le cours supérieur du Siret et le Danube maritime. Le seul territoire resté libre a été la province de Moldavie, la plus importante ville de cette région, Iassy, devenant pour une période de deux ans la capitale de la Roumanie, où la Famille Royale, le Parlement, le Gouvernement, une partie de la population civile se sont retirées.

12 La Roumanie dans la guerre mondiale, tome 1, Bucarest, 1934, p.57-58. 13 Ibidem, p.59.

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Pendant l’été de 1917, il y a eu des amples opérations à Mărăşti (offensive), Mărăşeşti et Oituz (défensives). Les forces militaires roumaines ont enregistré des victoires remarquables, les Puissances Centrales ne pouvant pas accomplir leurs objectifs - l’anéantissement de la Roumanie et l’arrivée au sud de la Russie.

Les événements survenus dans ce dernier pays, à savoir le coup d’Etat bolchevique de Petrograd (le 25 octobre/le 7 novembre 1917), ont influencé d’une manière décisive l’évolution de la guerre dans l’Est de l’Europe, dans l’espace entre la Mer Baltique et la Mer Noire. La Russie soviétique est sortie de la guerre, en signant l’armistice et ensuite la paix de Brest-Litovsk (le 3 mars 1918). Complètement isolée (le front anglo-français de Salonique fut inactif jusqu’à l’automne de 1918), la Roumanie s’est vue obligée à conclure la paix de Bucarest avec les Puissances Centrales (le 7 mai 1918).

Au début du novembre 1918, après les victoires des Alliés dans la Péninsule balkanique, la Roumanie est rentrée de nouveau dans la guerre à côté de l’Entente, tout en procédant au „nettoyage“ du territoire national des troupes des Puissances Centrales14. Entre temps, sur la voie plébiscitaire, la Roumanie a accompli son unité nationale, les anciennes provinces roumaines occupées au long des derniers siècles par les Grandes Puissances environnantes se rattachant au Royaume roumain (la Bessarabie, la Bucovine, la Transylvanie). Cette réalité a été ensuite juridiquement reconnue par les traités signés dans le cadre de la Conférence de Paix de Paris (1919-1920).

Pour la Roumanie, mais aussi pour d’autres pays, la guerre a eu un caractère total, ainsi que l’effort humain et matériel déployé le prouve. Au moment de l’entrée de la Roumanie dans la Grande Guerre, les effectifs mobilisés s’élevaient à 11 % de la population du pays, et vers la fin de 1916, ils sont parvenus au pourcentage de 13 %. Ces très importants effectifs ont été nécessaires pour couvrir le front qui, au début de la campagne, était de 1 600 km, le plus long de l’Europe.

Les pertes humaines ont été particulièrement graves; au sujet du nombre des celles-ci il y a des opinions différentes. Par exemple, Constantin Kiriţescu, l’auteur de la première et la meilleure monographie consacrée à la guerre de l’unité nationale, estimait que l’armée roumaine a eu 2 330 officiers et 217 016 soldats morts (sur le front, à la suite des blessures, dans la captivité)15.

14 Pour la participation de la Roumanie à la première guerre mondiale, les plus importants ouvrages sont: Constantin Kiriţescu, L’Histoire de la guerre pour l’unification de la Roumanie, 2 tomes, Bucarest, 1921 (la IIIe édition en 1989); La Roumanie pendant les années de la première guerre mondiale, vol. 1-2, Bucarest, 1987. Très utiles sont aussi les quatre volumes de l’ouvrage édité par l’Etat Major Général, La Roumanie dans la guerre mondiale, Bucarest, 1934-1940, malheureusement inachevé. 15 Constantin Kiriţescu, op. cit., vol.2 ( éd. 1989), p 497.

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Ion I.C. Brătianu, le Premier ministre roumain et chef de la Délégation roumaine à la Conférence de Paix de Paris, a remis au Conseil Suprême Allié de Paris un document, dans lequel il appréciait que la Roumanie ait perdu 330 000 soldats, environ 1/20 de la population totale. Avec des civils morts à cause des maladies, de la misère, de la faim, les chiffres s’élèvent à 800 000 personnes, ce qui représente une perte de plus de 1/10 de la population totale16. Dans le document remis par la délégation roumaine à la Commission de réparations, en février 1921, les pertes de l’armée roumaine ont été estimées à 335 000 personnes mortes et disparues, et à 75 491 soldats invalides. Parmi la population civile, il y a eu approximativement 650000 personnes mortes à cause des maladies, de la faim, de la pauvreté, mais aussi à cause du déroulement luttes17. La dernière contribution parue en 1988, le V-ème volume du Traité d’histoire militaire du peuple roumaine, précise que les pertes dépassent 1/10 de la population du pays, c’est-à-dire plus de 700 000 morts, disparus, mutilés, gravement blessés et prisonniers militaires18.

Ces dates successivement présentées illustrent pleinement le caractère total de l’effort roumain pendant la première guerre mondiale.

16 Mircea N. Popa, La première guerre mondiale 1914-1918, Bucarest, 1979, p.468-469. 17 Ibidem. 18 Istoria militară a poporului român, vol. V, Bucarest, 1988, p. 801.

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LES EFFECTIFS DES FORCES ARMÉES MOBILISÉES PAR LES GRANDES PUISSANCES ET LA ROUMANIE

FORCE MILITAIRE APRES MOBILISATION

EFFECTIFS PARTICIPANTS

PAYS

POPULATION AVANT

L’ENTRÉE DANS LA GUERRE

Mobilisés

Pour-centage

en population du pays

Mobilisés

Pour-centage

en population du pays

Grande- Bretagne

421 mill. 658 000 0,02% 9,5 mill. 2,26%

France 86 mill. 3 781 000 4,39% 7,8 mill. 9,06% Russie 9,46% Roumanie 7,77 mill. 834 000 10,73% 1 mill. 12,87%

Dans l’évolution de la pensée militaire roumaine, la période de l’entre-deux guerres mondiales, souvent surnommée interbéllique, a représenté une étape féconde, les débats théoriques ayant enregistré un dynamisme accentué. Au centre des préoccupations s’est situé le problème de la défense de la Roumanie unifiée, qui maintenant avait une autre position géopolitique et géostratégique et un potentiel militaire considérablement supérieur à la période avant la guerre19.

Les théoriciens militaires étaient convaincus que le principe fondamental qui devait être appliqué dans l’organisation du pouvoir armé était celui de la „nation armée“. Parmi les eux, le commandant Radu Dinulescu mentionnait que «l’organisation militaire d’un Etat ne peut plus être comprise que dans le cadre de l’organisation générale de la nation pour la guerre»20. A son tour, le général Ion Jitianu soulignait que le principe de la „nation armée“ doit retrouver «sa vraie caractérisation dans l’avenir, lorsque toute personne capable, qui peut travailler, jeune ou vieille, homme et femme, doit avoir une position bien établie et contenue dans le carnet de mobilisation. Non seulement sur le front, mais aussi derrière le front»21. Le général Radu Rossetti, commandant et historien militaire d’une valeur reconnue dans l’époque, constatait lui aussi que: «Toute la nation, ensemble avec son potentiel militaire et spirituel, qui va préparer et mener une guerre par ses

19 Mircea Muşat, Ion Ardeleanu, La Roumanie après la Grande Union, vol II, Partie I, Bucarest, 1986, p.4. 20 Commandant Radu Dinulescu, L’armée moderne. Des conceptions modernes dans l’organisation des armées, Craiova, 1930, 1936. 21 Général Ion Jitianu, Quelques mots sur le désarmement, Bucarest, 1923.

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propres forces, sera à l’avenir victorieuse»22.

Les spécialistes militaires ont débattu les aspects majeurs de la conception concernant la „nation armée“, ce qui impliquait des éléments d’ordre politique, économique, administratif, technico-scientifique, etc. Autrement dit, „la nation armée“ supposait, selon les mots du général Nicolae Alevra, «la coordination de bonne heure, avec habileté et compétence de toutes les forces de la nation, en vue de leur future collaboration, la création d’une industrie nationale de défense, la participation du pays aux combats avec des moyens propres, dans toute situation politique et contre tout ennemi»23.

Au premier lieu, il y avait la préparation de la population pour la défense de manière que «en chaque habitant se développe le sentiment qu’il représente quelque chose dans l’ensemble de la défense nationale, que ses efforts réunis à ceux des autres habitants vont apporter la victoire à son pays, c’est-à-dire la justesse de la cause qu’il soutient avec les armes contre ceux qui veulent nous violer les droits»24. Des propositions pour la préparation pré- et post-régimentaire des citoyens capables d’effort militaire ont été avancées pour accoutumer les autres citoyens aux nouvelles caractéristiques de la guerre moderne, surtout avec le danger aérochimique.

Une dimension très importante était la construction d’une industrie militaire propre et cela parce que la Roumanie unifiée disposait de nombreuses possibilités dans ce sens, et l’armée roumaine s’est confrontée pendant la première conflagration à beaucoup des ennuis dans ce sens. «La grande guerre, écrivait Mihail Manoilescu, un grand économiste roumain, a prouvé que seulement ce que nous avons pu improviser, tout seuls, et ce qui a uniquement dépendu de notre volonté et détermination, nous avons reçu à temps et nous ont aidés dans les moments les plus difficiles et critiques»25.

Le général Vasile Rudeanu, le représentant de la Roumanie auprès des GQG alliés pendant la première guerre mondiale, écrivait: «II faut comprendre, sans obstination, qu’aucun pays ne peut parler d’une souveraineté nationale totale, s’il ne dispose pas non plus d’un potentiel national de guerre»26. De similaires opinions 22 Général Radu Rosetti, La Roumanie face à la future guerre. Les devoirs des officiers de réserve, Bucarest, 1928. 23 Général Nicolae Alevra, L’organisation de l’armée après la guerre, Bucarest, 1930, p.l. 24 Colonel Ştefan Georgescu, Propositions sur I’organisation des cercles de recrutement, dans „La Roumanie Militaire“, No 7-8, 1926, p.31. Pour cette problématique, voir aussi Petre Otu, Teofil Oroian, Ion Emil, op. cit. p. 25-37; cf. Petre Otu, Considération sur la préparation de la jeunesse pour la défense de la patrie dans la période de l’entre deux guerres, dans La préparation de la jeunesse pour la défense. Traditions et actualité, Bucarest, 1984, p. 98-155. 25 Mihail Manoilescu, La mobilisation industrielle, Bucarest, 1940, p.7. 26 Général Vasile Rudeanu, La défense nationale et les richesses de la Roumanie unifiée, Timişoara, 1936, p. 34.

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ont formulé aussi d’autres théoriciens militaires, parmi lesquels on rappelle B.A. Slătineanu, Victor Slăvescu, Ioan Vitzu, D. Popescu, Constantin Verdeş et beaucoup d’autres.

En ce qui concerne la préparation pour la défense du territoire, les spécialistes militaires ont insisté sur l’idée de développer un réseau de communications (ferroviaires et routières) absolument nécessaires pour l’exécution des manæuvres d’un théâtre d’opérations militaires à un autre.

De même, le caractère et la physionomie de la future guerre ont suscité d’amples discussions, les opinions des théoriciens roumains à cet égard étant partagées. Certains d’entre eux, adeptes de la doctrine française, ont apprécié que le prochain conflit armé aura, en lignes générales, un aspect similaire à celui rencontré les dernières années de la première conflagration mondiale. Ainsi, le général Florea Ţenescu appréciait que la guerre de position aille dominer. D’autres, parmi lesquels Ion Cernăianu et Radu Dinulescu, soutenaient l’idée de la guerre de mouvement, déterminée par les nouveaux moyens techniques qu’elle va utiliser. Il y a eu une convergence d’idées seulement sur un point – le caractère total de la guerre. La guerre de l’avenir sera, précisait le général Virgil Economu, une guerre totale, dans laquelle seront engagées les nations «groupées par axes ou figures géométriques, à la remorque desquelles on trouvera tout comme dans le passé des petits Etats [...] de la guerre d’ondes d’espionnage, industrielle, aérienne, terrestre, menée avec des armes automates, des engins blindés et cannons de tous les calibres, cependant aussi comme dans le cas de toute bataille, de la guerre maritime, menée avec des gaz et microbes, de mines et de moteurs, mais aussi avec des âmes fortes»27.

Les spécialistes militaires roumains ont apprécié que la violence, le caractère destructif du prochain conflit armé soient plus considérables qu’auparavant. Certains d’entre eux soutenaient que la future guerre sera plus courte, grâce aux moyens utilisés, mais cette idée n’a pas été confirmée dans la pratique, la seconde conflagration mondiale ayant une durée plus grande que la première.

Nos théoriciens continueront être au courant avec les discussions suivies au niveau international sur le rôle des nouvelles armes - les engins blindés et l’aviation. Ils ont appris directement de sources, ou par des traductions, les idées et les conceptions de certains spécialistes militaires de l’Occident, tels comme B. H. Liddel Hart, J. C. Fuller, Giulio Douhet etc. Voilà, par exemple, les opinions de Giulio Douhet sur le rôle décisif de l’aviation dans la future conflagration qui n’ont pas été partagées par tous les officiers

27 Général de division Virgil Economu, La guerre qui vient, dans „La Roumanie militaire“, No 2, 1939, p.4.

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roumains. Ainsi le général Radu R. Rosetti s’est prononcé contre la constitution des armées d’aviation, en considérant que ce type d’armée «ne pourra pas conquérir et garder les objectifs d’importance stratégique et tactique»28. Ce même point de vue a été partagée par le général Florea Ţenesco qui envisageait l’aviation comme arme de liaison, de surveillance, à la limite de destruction, mais qui «ne peut aucunement maîtriser le terrain»29. En échange, deux autres auteurs, G. Vizanti et Scarlat Urlăţianu considéraient que «le développement de l’aviation va mener à la modification de la physionomie de la guerre, tout en pouvant aussi parler de la bataille aérienne»30.

On peut affirmer que les théoriciens militaires roumains, en général, ont bien remarqué le caractère total de la future guerre. En même temps, ils ont avancé de nombreuses propositions concernant l’adaptation de ce principe aux conditions concrètes de la Roumanie, qui se sont partiellement retrouvées dans les mesures adoptées par les autorités militaires, notamment dans la quatrième décennie.

La restructuration du système militaire roumain aux dimensions de l’espace roumain unifié a commencé immédiatement après la fin de la première guerre mondiale. Ainsi, en 1923 on a adopté une nouvelle Constitution, dans laquelle il y avait un chapitre spécialement dédié au problème de la défense du pays intitulé Sur le pouvoir armé; il établissait les principes fondamentaux de la politique militaire, les obligations militaires de tous les citoyens du pays, l’exécution des droits souverains de l’Etat roumain dans le domaine de la défense etc31.

L’acte normatif le plus important de cette période de début a été La loi d’organisation de l’armée, adoptée le 23 juin 192432. Rédigée sur la base de la nouvelle Constitution, la loi établissait les principes et la structure des forces armées: l’obligation du service militaire pour tous les citoyens du pays; le recrutement des effectifs se faisait dans le système national et non pas territorial; l’institution de l’instruction préregimentaire des jeunes entre 19-21 ans; la création des commandements territoriaux de corps d’armée ayant comme attributions la mobilisation des ressources humaines et matérielles en temps de paix et de guerre; la constitution de sept corps d’armée et des zones rattachées; la création des inspectorats d’armée qui pendant la guerre se transformaient en armées. En 1930 et 1932 on a adopté des nouvelles lois d’organisation de

28 Général Radu R. Rosetti, Le problème militaire roumain, hier - aujourd’hui - demain, dans les «Mémoires de la Section historique de l’Académie roumaine», IIIème série, tome XV, 1934. 29 Colonel Florea Ţenescu, Informations générales sur la guerre et son étude, vol. I, Bucarest, 1921, p.102. 30 G. Vizanti, Scarlat Urlăţianu, La stratégie roumaine dans la future guerre, Bucarest, 1942, p.631. 31 Constitution de la Roumanie, p. l l. 32 „Le Moniteur officiel“, No 134 du 24 juin 1924 (Loi no 174).

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l’armée, mais celles-ci n’ont pas modifié d’une façon radicale la structure établie en 1924.

Dans la période de l’entre-deux-guerres le système militaire roumain était composé de: trois inspectorats d’armée; sept corps d’armée chacun avec trois divisions d’infanterie, le Corps de chasseurs de montagne avec deux divisions; le Corps des garde-frontières avec trois brigades; le Corps des gendarmes avec quatre brigades; l’Inspectorat des pompiers militaires, la cavalerie de l’armée avec trois divisions et une brigade, l’Aéronautique et la Marine Militaire.

La nouvelle organisation a eu à la base l’idée d’une armée des grandes dimensions, s’appuyant sur les grandes unités d’infanterie et capable d’affronter les potentielles menaces venant de trois directions: de l’est, de l’ouest et du sud. Cependant, l’Etat roumain n’a pas été capable de consolider une telle armée nombreuse, ce qui a mené à des solutions de circonstance, surtout dans la première décennie, comme par exemple: l’instruction des effectifs restreints, en les accordant de congés budgétaires; la réduction des sommes allouées à la dotation etc.

Après 1935, dans les conditions de l’aggravation du climat international et d’un épanouissement économique soutenu, l’Etat roumain a alloué des ressources de plus en plus grandes, ce qui a eu des implications positives pour la dotation de l’armée. A côté des commandes lancées à l’étranger (en Tchécoslovaquie, France, Grande-Bretagne et l’Italie), le Gouvernement roumain a développé les bases d’une industrie nationale de défense, qui a réussi à produire outre l’armement d’infanterie (fusils, mitrailleuses, etc.) avec la munition adéquate, des cannons de terrain et artilleries antiaériennes, des obusiers et avions (I.A.R.-14, I.A.R.-16, I.A.R.-80, le dernier étant très compétitif; S.E.T.-KB, S.E.T.-7K.D.) etc.

A la différence de la période d’avant la Grande Guerre, les autorités ont adopté des mesures plus énergiques pour la préparation de la population et du territoire. En avril 1933, le Parlement a approuvé La loi sur l’organisation de la nation et du territoire pour le temps de guerre33, le premier acte normatif qui a essayé la mise en place du concept de la „nation armée“, de la guerre totale, tellement débattu par les théoriciens militaires. Le document soulignait que «l’organisation de la nation et du territoire pour temps de guerre a comme but la mise en valeur de toutes les forces et de toutes les ressources censées assurer la défense nationale»34. Sur cette base législative, on a adopté toute une série de mesures destinées à la préparation des citoyens et surtout de la jeunesse, sanctionnée ensuite officiellement par le Décret No 1 329

33 Ibidem, No 96 du 27 avril 1933. 34 lbidem.

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du 8 mai 1934“35. Cette forme d’instruction visait les jeunes de 18, 19 et 20 ans. La durée a été établie à 40-50 séances par an, fixées d’habitude dans les jours de fête, auxquels s’ajoutait une concentration annuelle de 4-7 jours.

Le Ministère de la Défense Nationale, par le Grand Etat Major, coordonnait cette activité; la direction de celle-ci était confiée à l’Inspectorat de l’Instruction Prémilitaire. On essayait par cette mesure la familiarisation des jeunes incorporables avec la vie militaire, en facilitant ainsi le processus de leur instruction pendant le service militaire actif. Le personnel instructeur était formé d’officiers actifs et de réserve, de sous-officiers actifs ou de réserve. L’activité se déroulait par différents centres, créés selon la structure des unités administratives-territoriales (les communes urbaines et rurales) et par les unités d’enseignement secondaire.

Simultanément, on a adopté des mesures pour l’entraînement des femmes, capables de participer au renforcement de la capacité de défense. Ainsi, le mois du septembre 1939, il fut promulguée La loi pour l’enrôlement des femmes dans le service de la patrie au cas de guerre36. Malheureusement, jusqu’au déclenchement de la deuxième guerre mondiale, le règlement de la loi n’a pas été adopté. Par conséquent, le cadre organisationnel pour l’implémentation de la loi n’a pas été adopté.

Toujours dans l’idée de l’entraînement de la population pour la défense, les responsables militaires ont élaboré une série de mesures pour l’organisation de la défense passive, à savoir la protection contre l’aviation et les armes chimiques. Les préoccupations ont devenu plus visibles après 1930, le plus important événement législatif étant La loi pour la défense antiaérienne active et passive du territoire, adoptée le mois du mars 193937. L’acte normatif stipulait l’obligation de la participation de toute la population valide indifféremment du sexe, entre 16-35 ans, à l’exécution des activités de défense passive et aux séances de préparation dans cette direction. La responsabilité pour cette activité revenait au Ministère de l’Air et de la Marine, créé en 1936.

De même, dans la période de l’entre-deux-guerres fonctionnaient des associations et organisations sportives, d’éducation patriotique et civique qui par leurs activités destinées aux différentes catégories de citoyens, notamment de la jeunesse, ont contribué à les familiariser avec les questions de la défense, quoiqu’elles n’étaient pas des organisations paramilitaires. Parmi celles-ci, il faut rappeler l’Association roumaine pour la Propagande de l’Aviation (A.R.P.A.), créée en 1927, l’Aéroclub roumain (1926), l’Aéroclub Bleu (1931) La Ligue Navale, Les éclaireurs de la

35 Ibidem, No 107 du 11 mai 1934. 36 Les Archives Militaires Roumaines [AMR], fonds 5416, dossier 1476, f.156-163. 37 „Le Moniteur officiel“, No 55 du 6 mars 1939.

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Roumanie, Les Vaillants des Carpates, les Archers de la Roumanie etc.

Pour l’aménagement défensif du territoire national, la région prioritaire a été considérée la frontière de l’ouest, où l’on a construit, jusqu’au 1940, un alignement fortifié qui avait des casemates pour les points de commande (peloton, compagne, bataillon) et pour les mitrailleuses, des tranchées antichars, des réseaux de fil de fer barbelé. De même, on a construit des nouveaux chemins de fer destinés à améliorer dans une certaine mesure la capacité de manæuvre des forces. Parmi elles, il y avait le chemin de fer Ilva Mică-Vatra Dornei (62 km) qui facilitait les communications entre l’est du pays et le plateau de la Transylvanie.

Tout comme avant la première guerre mondiale, le potentiel militaire de la Roumanie fut suffisamment mis en valeur. Par exemple, dans l’intervalle 1937-1938, le disponible de mobilisation de la Roumanie s’élevait à 3 437 267 personnes, ce qui représentait 17,60 % du total de la population. A cause des difficultés financières, dans les activités de mobilisation ont été inclues seulement 1 546 641 hommes, auxquelles s’ajoutaient encore 236 000, maintenus en évidence pour la supplémentaire du plan. Au début du septembre 1939, dans les circonstances du déclenchement des hostilités, 760 000 personnes ont été mobilisées et encadrées dans 4 armées, 10 corps d’armée, 34 divisions (parmi lesquelles 31 d’infanterie et trois de cavalerie); 5 brigades mixtes (parmi lesquelles 4 de montagne et une des garde-frontières), une brigade moto mécanisée38. La plupart (72,36 %) était repartisée à l’armée d’opération, mais l’échelon services absorbait 21 %, pourcentage considéré trop élevé par plusieurs théoriciens militaires. L’Aéronautique comprenait 1,75% et la marine 1,48% de l’effectif mobilisé, ce qui reflète le niveau modeste de ces armes“39.

Si la Roumanie avait des effectifs nombreux qui satisfaisaient les nécessités, on ne peut pas dire la même chose sur la dotation des grandes unités et des unités de diverses armes. Des sérieux ennuis persistaient en ce qui concerne les engins blindés, l’artillerie lourde et antiaérienne, les moyens motorisés, les avions, les navires. En 1939, le GEM tirait la conclusion: «Il y a des forces humaines. Pour le moment, l’absence des matériaux de guerre limite le nombre des grandes unités que nous pouvons mobiliser, bien que les besoins opératifs eussent imposé une majoration des réglementations de l’actuel plan de mobilisation»40.

Les causes de cet état étaient le niveau relativement modeste du développement économique de la Roumanie et comme conséquence l’insuffisance des sommes allouées; la surestimation des alliances politiques et militaires dans l’ensemble des facteurs de

38 A.M.R., fonds 948, section 1, dossier 1604, p.120. 39 Ibidem, p.27. 40 Ibidem, p.21.

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sécurité; l’absence de préoccupation de la classe politique roumaine qui s’est laissée proie tout au long des années à un état d’attente, en confondant „la légitimité“ de l’Union de 1918 avec son „irréversibilité“; des diverses difficultés à assurer les sources d’alimentation, les Grandes Puissances donnant priorité à la satisfaction des leurs propres besoins etc. Toutes ces choses ont marqué sensiblement l’évolution de la Roumanie pendant la deuxième conflagration mondiale.

Déclenché le 1 septembre 1939, en même temps avec l’attaque de l’Allemagne sur la Pologne, la deuxième guerre mondiale s’est achevée six ans plus tard, le 2 septembre 1945, la date de la capitulation de l’Empire japonais.

Dans cette période, la Roumanie a parcouru plusieurs étapes: entre 6 septembre 1939 - 28 mai 1940 - la neutralité; 28 mai 1940 - 22 juin 1941 – la non-belligérance avec l’adhésion à l’Axe Berlin-Roma-Tokio; 22 juin 1941 – 23 août 1944 – la belligérance à côté de l’Axe; 23 août 1944 - 9 mai 1945 – la belligérance à côté de la coalition des Nations Unies.

Cette évolution inégale a eu à la base la position géopolitique et géostratégique de la Roumanie et l’évolution des rapports de pouvoir durant la guerre. Située dans l’immense espace tampon entre la mer Baltique et la mer Noire qui lie les deux Europe, continentale et péninsulaire, la Roumanie a pleinement subi les conséquences du Pacte Ribbentrop-Molotov de 23 août 1939, en faisant, l’été de 1940, l’objet de massives amputations territoriales qui ont représenté 1/3 de sa surface et de sa population. Pris entre les deux Puissances totalitaires, l’U.R.S.S. et l’Allemagne, Les gouvernants roumains ont choisi l’alliance avec la seconde. Le but a été la récupération de la Bessarabie et du Nord de la Bucovine, arrachées en juin 1940 par les Soviétiques, objectif qui fut finalisé dans la période 22 juin – 26 juillet 1941. Les exigences de la guerre de coalition ont déterminé le «Conducator» Ion Antonescu, le chef du Gouvernement et le vrai dirigeant du pays, à poursuivre la guerre, en espérant, dans le cas d’une victoire allemande, qu’il puisse récupérer le Nord-Ouest de la Transylvanie, territoire cédé à la Hongrie à la fin d’août 1940, sous les pressions de l’Allemagne nazie et de l’Italie. Mais, après trois autres années de grands combats et sacrifices, le cours de la guerre a changé; le roi Michel et les principaux partis du pays, parmi lesquels le Parti Communiste, directement subordonné au Kremlin, se sont associés et ont décidé, le 23 août 1944, le passage de la Roumanie à côté des Nations Unies, l’armée roumaine participant aux batailles jusqu’à la fin de la guerre.

En même temps, le pays est entré sous la domination soviétique, sanctionnée par les accords conclus entre les Grandes Puissances de la Coalition des Nations Unies. Dès le printemps

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1945, quand le Parti Communiste Roumain et ses alliés politiques ont pris le pouvoir, on assista au processus accéléré de la „communisation“ et de la „soviétisation“ de la société roumaine.

L’effort roumain de guerre a été impressionnant, si l’on se rapporte aux dimensions et aux possibilités du pays. Entre le 22 juin 1941 et le 9 mai 1945, des grandes unités roumaines sont arrivées jusqu’à Stalingrad, sur la Volga, et dans le centre de Caucase (à l’Est) et jusqu’au centre de Bohème, près de Prague, et en Autriche (à l’Ouest), en menant des opérations et des luttes offensives et défensives sur toutes les formes de relief (plaine, colline, montagne, sur la mer et dans l’air41.

Les pertes humaines ont été notables et, selon certaines statistiques, elles s’élèvent comme il suit42:

Morts Blessés Disparus Morts Blessés Disparus Total Officiers 3 113 8 539 6 042 859 3 289 930 22 772 Sous- officiers 1 823 4 983 5 670 776 3 084 1 124 17 460

Soldats 66 649 230 280 297 821 19 400 82 971 56 389 75 510

TOTAL 71 585 243 622 309 533 21 035 90 344 58 443 794 562

Une grande partie de notre territoire national a été dans cette

période le théâtre des opérations, ce qui a causé d’autres nombreuses pertes. En outre de la participation avec d’importantes forces combattantes et auxiliaires à l’effort de guerre, il faut aussi prendre en considération l’utilisation, par l’Allemagne, jusqu’au 23 août 1944 et après cette date par l’Union Soviétique, des ressources et de l’économie roumaine. Parmi les principaux produits sollicités par l’Allemagne dans l’intervalle 1940-1944, il y avait le pétrole et les produits agricoles. Ainsi, dans cet intervalle, le IIIe Reich a reçu 10,32 millions tonnes de produits pétroliers (2/3 de l’exportation roumaine) et 1,38 millions tonnes de grains. Le tableau doit être complété avec les produits agroalimentaires consommés par les troupes allemandes stationnées en Roumanie, avec les paquets que les soldats allemands envoyaient régulièrement dans leur pays et le non-paiement des droits de douane et des loyers pour les espaces utilisés, etc. Toutes ces contributions atteignaient la somme de 441 millions dollars au cours de l’année 193843.

Après son passage du côté des Nations Unies et la signature de la Convention d’Armistice (le 13 septembre 1944), la Roumanie a été obligée à payer des dommages de guerre en valeur de 300 millions dollars, à entretenir les troupes soviétiques d’occupation, à

41 Gheorghe Buzatu, La Roumanie dans la guerre de 1939-1945, Iassy, 1995, p.10-48. 42 Voir L’Armée roumaine dans la deuxième guerre mondiale (coordinnateur colonel Dr Alesandru Duţu), Bucarest, 1999, p. 320. 43 Ibidem, p. 251.

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soutenir par des moyens propres l’effort de guerre. En plus, le conquérant soviétique a confisqué comme dommages de guerre de nombreuses usines, des fabriques, des installations, des équipements et d’autres biens. L’effort total de guerre enregistré du côté des Nations Unies et les conséquences de l’occupation soviétique jusqu’à la fin des hostilités ont représenté 1,2 milliards de dollars au cours de l’année 193844.

Dans la première moitié du XXème siècle, la guerre totale est passée des écritures des théoriciens militaires dans la réalité, en devenant un événement dramatique et tragique avec de multiples conséquences sur l’évolution de l’humanité. La révolution dans la science et la technique a déterminé un épanouissement considérable de la violence, le conflit armé cessant d’être un problème qui intéresse seulement une partie de la nation sur le plan interne ou quelques Etats sur le plan externe. Il est devenu total par les causes, le déroulement et les conséquences, les notions de front et de derrière, tout en perdant sa signification initiale. La population civile a eu plus à souffrir que les forces militaires, et la victoire et la défaite d’une armée aient été décidées plus d’une fois sur „le front“ interne. Ce type de guerre a aussi impliqué une allocation d’immenses ressources, pour un combattant travaillant 6-10 civils.

Dans la même période, la pensée militaire roumaine a attentivement étudié les mutations intervenues dans l’évolution de la guerre sur le plan mondial. Elle est allée encore plus loin de cette analyse, en essayant d’offrir aux autorités militaires et aux facteurs de décision des solutions pour que la Roumanie soit raccordée aux nécessités de ce type de guerre. La plupart de ces projets partait de la situation et de la condition de la Roumanie, un Etat des dimensions relativement réduites qui préconisait le renforcement du potentiel militaire propre. Pourtant, la rétrospective historique prouve que seulement quelquesuns uns de ces projets et solutions ont été mises en pratique pour des raisons très différentes. De ce point de vue, la pensée militaire a été plus dynamique, plus productive, plus engagée face à la solution des problèmes du pays que la classe politique et les autorités militaires qui n’ont pas toujours manifesté un maximum de disponibilité face aux besoins de l’armée et aux exigences du nouveau type de guerre. Ainsi se fait-il qu’il y a eu dans toute cette période une contradiction entre les besoins militaires du pays et les degrés de valorisation du potentiel dont il disposait. L’effet le plus visible en est l’absence de préparation de l’armée, qui a été obligée à lutter pendant deux guerres mondiales dans des conditions d’infériorité technique et matérielle par rapport aux adversaires et aux alliés. Cette infériorité a été d’une certaine manière compensée par la bravoure de la

44 L’histoire militaire du peuple roumain, vol. VI, Bucarest, 1989, p. 598.

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troupe, qui a enregistré, comme nous l’avons présenté, des pertes sérieuses.

En dépit de tout cela, l’analyse historique nous met en évidence, pour la première moitié du XXème siècle, que la pensée et la pratique militaire roumaine ont évolué d’une manière synchrone avec les phénomènes et les processus produits dans le monde. Et l’expérience accumulée représente un trésor qui peut aider les démarches actuelles.

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L‘EVOLUTION DES RAPPORTS DIPLOMATIQUES FRANCO- ROUMAINS DE JUIN AU SEPTEMBRE 1940

Ana-Maria STAN

I. Situation internationale de la Roumanie de 1939 jusqu‘au mai 1940 – quelques considérations:

our que la Roumanie puisse trouver le chemin vers l‘Allemagne, il nous a fallu d‘abord l‘occupation de Paris». Ainsi s’adressa Joachim von Ribbentrop au

général Ion Antonescu lors de la première visite de celui-ci à Berlin, en novembre 19401. Rien de plus vrai, en effet, pour souligner le lien étroit existant entre la défaite française de juin 1940 et l‘accélération des changements territoriaux et politiques en Europe Centrale et Orientale et dans les États baltes.

Même si depuis le milieux des années 1930 l‘influence allemande (politique et économique) avait commencé à entrer en concurrence de plus en plus acerbe avec les influences française et anglaise, qui ont dû y céder progressivement le terrain, la balance entre les Grandes Puissances continentales dans cette zone centrale-orientale et balkanique était tellement fragile que la simple modification ou disparition d‘un seul élément menaçait l‘équilibre instauré ici par le Traité de Versailles. En 1938 et 1939 les changements subis par l‘Autriche et ensuite par la Tchécoslovaquie avaient été de bons exemples, illustrant les effets produits par la faiblesse et par la politique conciliante des Français et des Anglais face à la montée en puissance des Allemands.

Quant à la Roumanie, elle a réussi à sauvegarder un peu plus longtemps son intégrité territoriale, protégée surtout par une meilleure position géographique2, et grâce aussi à des facteurs politiques et stratégiques; mais l‘enchaînement des événements à la fois diplomatiques et militaires va conduire, entre 1939-1940, à un changement brutal autant de sa politique extérieure et intérieure que de ses frontières.

Après Munich, le roi Carol II et ses ministres ont essayé de ménager tous les trois pôles de pouvoir qui se disputaient à ce moment l‘influence en Europe, c‘est-à-dire les couples France-Grande Bretagne, Allemagne-Italie et d‘autre part l‘URSS; en gardant des relations amicales avec la majorité des puissances européennes, la Roumanie se dirige vers une position de relative neutralité dans l‘arène internationale3, en essayant aussi longtemps

1 Gheorghe Barbul, Al treilea om al Axei, Iaşi, 1992, p. 20. 2 Georges Castellan, A History of the Roumanians, Boulder, 1989, p. 200. 3 Paul D. Quinlan, 1977, p. 32, Keith Hitchins, Romania 1866-1947, Oxford, 1994, p. 440.

««PP

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que possible d‘„exploiter“ à son profit les différentes rivalités qui existaient entre les grands.

Ainsi, à la veille de la seconde guerre mondiale, la Roumanie était liée autant aux grandes démocraties du continent, qu‘à l’Allemagne. Elle avait également signé à côté de l‘URSS le Protocole de Moscou de février 1929, qui mettait en vigueur plus rapidement le Pacte Briand-Kellog, mais les liaisons entre Bucarest et Moscou étaient assez froides en cette fin des années trente. En ce qui concerne les relations avec la France, en plus du Traité d‘amitié de 1936, un protocole commercial et un accord de paiement vont être signés le 31 mars 19394. Ils prévoyaient une augmentation des exportations des produits pétrolifères de la Roumanie vers la France pour l‘année en cours (exportations qui auraient dû atteindre le niveau de 490 000 tonnes ); la Roumanie se voyait payer ces exportations en devises libres (90% FF et 10% $) et en des produits industriels5. A la même date, un accord pour le développement culturel qui réglementait la forme et les moyens de la collaboration franco-roumaine et, notamment, le statut de l‘Institut français de Hautes Études de Bucarest6, compléta de façon harmonieuse les relations existantes entre les deux pays. Pourtant, la portée pratique de ces actes restera limitée d‘une part par le traité économique déjà conclu entre la Roumanie et l‘Allemagne et, de l‘autre, par le commencement de la guerre.

Ce traité entre l‘Allemagne et la Roumanie fut finalement entériné après de longues négociations et pressions le 23 mars 19397 et portait en lui les prémices de la future „colonisation“ économique et politique du royaume danubien par le Reich. Valable pour cinq ans, le traité prévoyait la création d‘entreprises communes pour l‘exploitation des matières premières (le pétrole, la bauxite, le chrome), le développement de l‘agriculture roumaine au profit de l‘Allemagne (notamment un accroissement de la production de fourrages, de bois, de plantes textiles et oléagineuses) et la création de „hinterland“ en Roumanie pour les industries allemandes. En échange, Berlin s’engage à participer à la réorganisation du réseau de voies de communication, au capital bancaire roumain et à la dotation de l‘armée roumaine. Salué par beaucoup d‘économistes roumains comme bénéfique, le traité va quand même être appliqué avec retard, à cause de la résistance manifestée par certains cercles gouvernementaux et même économiques de Bucarest, résistance qui durera autant que les

4 Politica externă a României. Dicţionar cronologic, Bucureşti, 1986, p. 227. 5 Ibidem. 6 André Godin, Une passion roumaine. Histoire de l’Institut Français de Hautes Etudes en Roumanie 1924-1984, Paris, 1998, p. 118. 7 Pour les circumstances entrant la signature du traité roumano-allemand voir, entre autres, Viorica Moisuc, Diplomaţia României şi problema apărării suveranităţii şi independenţei naţionale în perioada martie 1938-mai 1940, Bucureşti, 1971, p.107-148; Andreas Hillgruber, Hitler, Regele Carol şi mareşalul Antonescu (Relaţiile româno-germane 1938-1940), Bucureşti, 1994, p.68-88, 114-118.

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conditions de la vie politique internationale le permettent8. En effet, jusqu‘en septembre 1939, le commerce roumano-allemand a été moins intense qu’avant la conclusion du traité, à l‘exception du mois de juillet9.

En dépit de tout ça, le rapprochement roumano-allemand (considéré par Hitler et ses proches comme un modèle de coopération entre deux états dans le cadre de la grande zone économique qu’ils envisageaient de créer en Europe centrale), inquiète les Occidentaux. Ils essaient de le neutraliser: d‘une part, par la conclusion d‘autres traités économiques (comme celui franco-roumain déjà mentionné); et, d‘autre part, par un engagement plus clair du point de vue politique envers les pays visés par le Reich. Après avoir donné des garanties à la Pologne10, la Grande Bretagne et la France vont faire la même chose pour la Roumanie et la Grèce (le 13 avril 1939). Cette garantie, se limitant-elle aussi à l‘indépendance des deux États, fonctionnait seulement en cas d‘attaque (implicitement de la part de l‘Allemagne) et si la décision de réaliser était prise, avait partiellement mécontenté les milieux politiques roumains. Ils auraient aimé qu‘elle se réfère plus spécialement aux frontières, donc à l‘intégrité territoriale du royaume danubien, et qu‘elle fonctionne aussi contre la Russie; mais, malgré son caractère limité, cette garantie renforçait la position diplomatique de la Roumanie dans ces moments de tension. En plus, pour compléter tout cela, en mai 1939 un traité commercial roumano-anglais prévoyait lui aussi la création de zones libres dans les portes roumains pour les intérêts britanniques11.

Quant à l‘URSS, les relations avec Bucarest étaient plutôt tendues, un signe de plus en ce sens était le fait que depuis 1938 il n‘y ait pas de ministre soviétique en poste dans la capitale roumaine12. Mais du côté roumain, jusqu‘en août 1939, toutes les déclarations du ministre des Affaires étrangères, Grigore Gafencu, insistaient sur les rapports de bon voisinage qui étaient entretenues avec Moscou et sur le désir de les maintenir aussi longtemps que possible13.

L’échec des négociations anglo – franco - soviétiques14 et l’aboutissement extrêmement rapide des négociations entre Moscou et Berlin, ainsi que la conclusion du traité de non-agression entre Molotov et Ribbentrop va bouleverser la scène diplomatique européenne, changeant complètement les groupes d’influence et de

8 Politica externă a României (...), p.230. 9 Viorica Moisuc, op.cit., p.163. 10 Jean-Baptiste Duroselle, Histoire diplomatique de 1919 à nos jours, Paris, 1993, p.239. 11 Politica externă a României (...)., p.221. 12 Ioan Scurtu şi Constantin Hlihor, Anul 1940. Drama românilor dintre Prut şi Nistru, Bucureşti, 1992, p.15. 13 Politica externă a României (...), p. 228-229. 14 Voir dans ce sens J.B.Duroselle, Politique étrangère de la France. La décadence 1932-1939, Paris, 1979, p. 405-435.

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pouvoir actifs sur le continent. Tout le monde en était choqué, et d‘autant plus la Roumanie qui voyait ses positions et sa politique extérieure ébranlées, puisqu‘elles se basaient en grande partie sur l‘opposition avouée entre nazisme et bolchevisme. Même si à l‘époque le protocole qui définissait les sphères d‘influence en Europe Centrale avait demeuré secret, les menaces sur l‘intégrité territoriale du royaume danubien étaient soupçonnées. Parmi les premières réactions diplomatiques au sujet de ce pacte soviéto-allemand, il faut mentionner celle de Coulondre, le ministre français de Berlin, qui indiquait au Département qu‘une de ses conséquences serait la révision des frontières des États baltes et de la Roumanie15. De Bucarest, le ministre Thierry communiquait lui aussi que les Roumains se sentaient menacés par l‘accord Ribbentrop-Molotov, qui risquait de remettre sur le tapis le problème de la frontière du Nistre16. On craignait aussi des problèmes de la part de la Hongrie, pour la révision de sa frontière avec la Roumanie. D‘ailleurs, dans cette même journée de 23 août 1939, la Hongrie va mobiliser à la frontière transylvaine 250.000 soldats et cela à la demande de l‘Allemagne. La guerre contre la Pologne était déjà décidée par Hitler, il se peut que ce mouvement ait comme seul but d‘empêcher la Roumanie de venir en aide à son allié (la Pologne); de nos jours on sait qu‘il y a eu de plans d‘opérations militaires communes hungaro-allemandes contre la Pologne et la Roumanie, ce qui permet de faire l‘hypothèse qu‘en 1939, à Berlin, on n‘excluait pas une intervention contre le royaume danubien17.

Avec habilité, la diplomatie roumaine va écarter le danger, mais seulement pour le moment. Gafencu proposera à la Hongrie la conclusion d‘un pacte de nonagression. En réponse, Budapest refuse ce pacte et se déclare prêt à conclure un traité sur les minorités qui, d‘après Csaki, ministre hongrois des Affaires étrangères, était conçu d‘une telle façon „que les Roumains le refuseraient et que dans l‘avenir, en se basant sur ce refus, la Hongrie pourrait demander la solution territoriale“18.

L’attitude de Bucarest sera celle prévue, mais dans la précipitation des événements, ce problème va être abandonné jusqu’en 1940. Néanmoins, cette première menace concernant les frontières annonce les prémisses des grands changements que subira la Grande Roumanie autant à l‘Ouest qu’à l’Est.

Dans le court délai qui sépare le 23 août 1939 de l‘éclatement de la deuxième guerre mondiale, Bucarest précisera ses positions. Fabricius, le ministre allemand dans la capitale roumaine, recevra des assurances quant à la neutralité roumaine en cas 15 V. F. Dobrinescu, Bătălia diplomatică pentru Basarabia 1918-1940, Iaşi, 1991, p.58. 16 Ibidem. 17 Viorica Moisuc, op.cit., p. 241. 18 Ibidem, p.242-243. Pour plus de détails sur l’évolution des rapports roumano-hongrois dans cette période, voir, entre autres, Ion Calafeteanu, Diplomaţia românească în sud-estul Europei 1938-1940, Bucureşti, 1980, p.136-147.

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d‘affrontement militaire entre l‘Allemagne et la Pologne et cela même en cas d‘intervention conjointe anglo-française. Le gouvernement lui promettra aussi de respecter ses engagements économiques envers Berlin19.

Une fois le conflit militaire commencé, la Roumanie confirmera officiellement sa neutralité le 6 septembre 1939. Cette attitude sera bien reçue par la majorité des grandes puissances continentales. Ainsi, l‘accueil chaleureux fait à Paris, le 7 septembre 1939, au nouveau ministre roumain, Franassovici, confirmait que la France approuvait la neutralité roumaine20. En fait, Bucarest n‘observera pas une neutralité absolue, car il aidera la Pologne. Armement britannique et pétrole roumain seront acheminés jusqu‘à Lemberg à travers le territoire roumain, provoquant ainsi les protestations des Allemands. Après la capitulation polonaise, ses dirigeants et le trésor national trouveront refuge dans le royaume danubien, ça qui va accentuer les tensions entre Berlin et Bucarest21.

En même temps, les responsables de la politique extérieure roumaine essayeront d’assurer par tous les moyens possibles une position favorable pour leur pays dans le nouveau contexte international. Ainsi, le 17 septembre, le ministre roumain à Moscou recevra des instructions pour sonder la possibilité de conclure un pacte de non-agression avec l‘URSS, „mais sans faire des propositions concrètes pour ne pas être exposé à un refus ou aux conditions irrecevables“22. Le 21 septembre prochain, le gouvernement Tatarascu enverra une déclaration de neutralité au gouvernement soviétique, en demandant en même temps à la Grande-Bretagne d’élargir les garanties données le 13 avril aussi contre un éventuel attaque de la part de l‘URSS23. Tout au long de l‘automne de 1939 les milieux politiques roumains essaieront d’obtenir cet élargissement, en fait une assurance supplémentaire face aux menaces implicites de ses voisins. La réponse sera faite en deux parties. Premièrement, la signature du traité anglo-franco-turc en octobre 1939 va renforcer la position de la Roumanie, car la Turquie s‘engage à coopérer avec les alliés pour appliquer les garanties données pour Bucarest et Athènes, sous réserve qu‘elle ne peut être obligée à actionner militairement contre l‘URSS. Deuxièmement, le 11 décembre 1939, le gouvernement britannique communique à Gafencu que la garantie fonctionnera aussi pour la frontière orientale de la Roumanie, à condition que les positions turques et italiennes soient favorables en ce sens, le cas échéant24. Quand même, la Roumanie est d‘accord pour que la Grande-Bretagne ne prononce pas une nouvelle déclaration publique dans 19 Politica externă a României (...), p. 231. 20 V. F. Dobrinescu, op.cit., p.62. 21 Viorica Moisuc, op. cit., p. 254-256. 22 Politica externă a României (...), p. 231. 23 Keith Hitchius, op.cit., p. 444. 24 Politica externă a României (...)., p. 232.

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ce sens, pour ne pas encourager les actions de l‘URSS25. Pendant tout ce temps, le Foreign Office maintenait un contact étroit avec le Quai d‘Orsay. Les hommes politiques français, même s‘ils se gardaient au deuxième plan, ont fait beaucoup de suggestions au sujet de la garantie accordée à la Roumanie, de son fonctionnement et de son application et ils ont insisté sur la nécessité de ne pas décourager le gouvernement roumain dans ses efforts de résister aux pressions soviéto-allemandes26.

Mais en même temps que les démarches de la diplomatie de Bucarest qui visait à protéger les territoires gagnés en 1918-1919 en s‘appuyant sur les alliances traditionnelles (comme l‘Entente Balkanique – tentative de créer un bloc des neutres dans l’automne de 1939) et les garanties occidentales, l‘offensive allemande pour „satelliser“ la Roumanie se poursuite-elle aussi. En septembre et puis en décembre 1939, les nouveaux accords économiques vont être signés avec Berlin, prévoyant notamment une augmentation des livraisons de pétrole et de produits agricoles en contrepartie de livraison d‘armement27.

Quant aux Russes, ils ne tiendront pas compte de bonnes intentions roumaines, mais petit à petit ils se dirigeront vers l‘accomplissement des termes du pacte avec l‘Allemagne. Ainsi, en automne 1939, un premier pas vers l’annexion des États baltes est fait, car Moscou signe des traités d’assistance mutuelle avec la Lituanie, l’Estonie et la Lettonie, qui lui octroyaient le droit de maintenir des troupes de l‘Armée Rouge sur leur territoire28. Peu de temps après, dans la presse du Komintern, on affirmait que «l‘avenir des peuples de la Roumanie est impossible sans la signature d‘un traité d‘aide avec l‘URSS, d‘après le modèle de ceux déjà signés avec les États baltes»29. Le 5 décembre 1939, Molotov affirmait dans une discussion avec le ministre français à Moscou, Payart, que Odessa est devenue un port mort, étant privée de son hinterland agricole, la Bessarabie30. Il ajoutait aussi que le gouvernement soviétique va aborder le problème bessarabien sans délais, à condition que la guerre contre la Finlande finisse vite31. Le journaliste W. Shirer écrivait à l‘époque dans son journal qu‘à Moscou tout le monde croyait que l‘Armée Rouge avait fixé le jour de 6 septembre 1939 pour attaquer la Bessarabie, et qu‘ils l‘ont changé au dernier moment32.

25 V. F. Dobrinescu, Ion Constantin, Basarabia în anii celui de-al doilea război mondial, Iaşi, 1995, p. 116. 26 Ibidem, p. 115. 27 Politica externă a României (...), p.232. 28 Jean-Baptiste Duroselle, Histoire diplomatique (...), p.261. 29 Florin Constantiniu, O istorie sinceră a poporului român, Bucureşti, 1998, p. 369. 30 Keith Hitchins, op.cit., p. 444. 31 V.F. Dobrinescu, Ion Constantin, op. cit, p. 122. 32 Ibidem.

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Mais tous ces signes prémonitoires d‘une prochaine action soviétique envers la Roumanie pour récupérer la Bessarabie passeront au second plan à cause de la guerre avec la Finlande. Face à l’inattendue résistance finlandaise, les visées de Moscou d‘accroître rapidement sa sphère d‘influence prennent un tournant différent. L‘approche dévoilée par l‘article de Boris Stefanov33 dans la presse cominterniste est officiellement désavouée et Kukoliev, chargé d‘affaires soviétiques à Bucarest, déclarait à Gafencu que l‘URSS a une attitude pacifique envers Bucarest34. Dans ce contexte, la visite de Victor Antonescu35 en Italie, à la fin de 1939, pour sonder l‘attitude de Rome en cas d‘attaque soviétique contre la Roumanie et pour obtenir la neutralité de la Hongrie dans une telle situation, prouve bien que les politiciens roumains se méfient des assurances données par Molotov. Même si Ciano refuse de s‘engager fermement, il va intervenir auprès du ministre hongrois des Affaires étrangères, Csaki, et obtient un engagement de neutralité dans l‘hypothèse d‘une action soviétique sur la frontière orientale roumaine. Mais, cet engagement étant grevé des conditions précises, sa valeur est pratiquement celle d‘un nouvel avertissement, car la Hongrie garderait la liberté d‘intervenir s‘il y avait des atteints contre la minorité magyare de Transylvanie, ou si un régime bolchevique s’emparait du pouvoir à Bucarest, ou bien si la Roumanie décidait de satisfaire sans résistances les revendications territoriales présentées par n‘importe quel de ses voisins36.

Dans ce contexte international agité, complexe et rendu d‘autant plus délicat par la marche des opérations militaires, la Roumanie s‘apprête à affronter l‘année 1940. De plus en plus, la diplomatie deviendra soumise aux résultats enregistrés sur divers fronts européens. Les soucis accordés aux problèmes bessarabiens par la guerre russo-finlandaise se termine avec la signature du traité de Moscou, le 12 mars 1940, qui imposait des conditions très sévères pour les vaincus. Le calme qui régnait encore entre l’Allemagne et les alliés occidentaux donnait à la diplomatie roumaine la confirmation que la ligne à observer était celle d’une prudence extrême envers toutes les puissances continentales et qu’on devait essayer de résister, de gagner du temps et de maintenir l’indépendance du pays, jusqu’à un dénouement sur le front de l’Ouest37 (preuve de foi dans une victoire des démocraties et, donc, de la France). Pourtant, en ce qui concerne l‘aide effective qu‘on pouvait espérer de la part des Français et des Anglais, les perspectives sont assez sombres. Le caractère déjà limité de la 33 Boris Stefanov (1883-1969), occupait à l’époque la fonction de secrétaire général du PC Roumain; il est à noter qu’un nombre important de dirigeants du parti vivaient en exil en Union Soviétique. 34 Florin Constantiniu, op. cit., p. 369. 35 Ibidem, p. 234. 36 Politica externă a României (...), p. 233. 37 Ibidem, p. 234.

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garantie d’avril 1939 se restreint encore, car, suite à une des conférences des ambassadeurs britanniques de l’Europe centrale et orientale, qui a lieu en avril 1940, le Foreign Office décide d’informer Bucarest que la Grande-Bretagne aidera la Roumanie à condition que l’attitude de la Bulgarie soit favorable, en plus de celle de l’Italie et de la Turquie38 (chose qui avait été établie en décembre 1939). Cette décision sera communiquée au Quai d‘Orsay, pour être approuvée et soutenue, mais les événements laisseront le problème sans une réponse claire de la part française39. En parallèle, les Soviétiques entament officiellement la campagne visant la rétrocession de la Bessarabie. Dans un discours fait devant le Soviet suprême, Molotov déclare le 29 mars 1940 qu‘entre la Roumanie et l‘URSS il y avait un point litigieux, celui bessarabien, chose qui expliquait le manque d‘un traité de non-agression entre les deux pays. Mais les résultats encore incertains de „le drôle de guerre“ imposent la reprise du modèle baltique par Moscou avec quelques modifications pour résoudre ce différend territorial. Durant le mois d‘avril les escarmouches à la frontière orientale roumaine se multiplient; en même temps, à Bucarest on décide de résister militairement contre tout attaque visant l‘intégrité territoriale, par l‘intermédiaire du chargé d‘affaires soviétiques en Italie, on reprend l‘idée d‘une mise en cause des rapports roumano-russes. On fait l‘hypothèse que Molotov souhaitait seulement la cession des bases navales de Bessarabie (comme ça a été le cas en Estonie) pour renforcer la sécurité maritime de son pays contre la possible ouverture d‘un front orientale commandé par Weygand40, ce qui montre le poids détenu encore dans cette région par la France et la Grande-Bretagne. En effet, les facteurs de décision de Londres analysaient à ce moment le rôle que l’armée Weygand -Wavel du Proche Orient pouvait avoir dans cette zone de l’Europe centrale et orientale, et se montraient intéressés par le plan de destruction de la zone pétrolifère en cas d’une possible agression soviétique41.

II. L’évolution des problèmes territoriaux roumains entre 10 mai et 22 juin 1940; les réactions françaises

Le commencement des opérations militaires contre la France

et le rythme de sa débâcle imposera des réactions aussi rapides à l‘Est. Après la reddition inconditionnée de l’armée belge le 21 mai, le roi Carol II devenait conscient du fait que pour la Roumanie la seule solution viable était celle d’une collaboration encore plus étroite avec l’Allemagne, chose déclarée officiellement et prouvée

38 V. F. Dobrinescu, Ion Constantin, op. cit., p.117-118. 39 Ibidem, p. 147. 40 Fl. Constantiniu, op. cit., p. 370. 41 Ibidem, p.117.

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par la nomination d’un nouveau ministre des Affaires étrangères, Gigurtu, «pas très intelligent, mais pondéré, marqué comme germanophile, mais étant en fait le contraire»42, qui remplaçait Gafencu, plus favorable aux occidentaux. De son côté, la France était-elle aussi en proie de remaniements. Tandis que les militaires entamaient sous le commandement de Weygand une tentative de défense sur la Somme et l‘Aisne, le 5 juin 1940 le gouvernement Reynaud se sépare des ministres soupçonnés de pencher pour un armistice. Ainsi, le président du Conseil ajoute à sa charge le portefeuille des Affaires étrangères, en renvoyant Daladier, les Finances sont reprises par Yves Bouthillier, Frossard devient ministre des Travaux Publics et Charles de Gaulle est nommé sous-secrétaire d‘État à la Défense.

La gravité de la situation imposait donc des deux côtés des analyses approfondies et des actions claires et bien déterminées. Tout comme au début de la première guerre mondiale, il n‘y avait pas d‘alliance militaire entre la France et la Roumanie; il se peut que l‘idée d‘encourager une action roumaine pour soulager le front français ait été envisagée dans les rouages des décisions au Quai d‘Orsay, car le 8 juin une très longue dépêche de la part de Thierry, adressée à Paul Reynaud, analysait en détail la capacité de résistance de la Roumanie, en insistant surtout sur les facteurs militaires. Diplomate expérimenté, en poste à Bucarest depuis 1936, Adrien Thierry était une fin connaisseur des réalités roumains ayant de nombreux contacts dans les milieux politiques du pays. Pour lui, Gigurtu, le nouveau chef de la diplomatie roumaine, illustrait bien la pénurie de véritables hommes d‘État, qui était une des caractéristiques du régime carliste:«lorsqu’un pays arrive à choisir Ministre des Affaires étrangères, dans une période critique, un personnage aussi inconsistant que M. Gigurtu, il établit par-là même, la puvreté de son personnel politique»43. Mais, le fait que Gigurtu se déclare dans son premier entretien avec le ministre français un fidèle adepte de Charles Maurras, mène Thierry à conclure que, même si «dans ce pays ou les adeptes de l’Action française se recrutent parmi les éléments les moins favorables à notre cause et les plus enclins à prôner ou tout au moins à excuser le régime hitlérien», le fait de garder une apparence de francophilie prouvait que «l’affection de la masse de pays nous reste au fond acquise et [...] qu’aussi tôt la ruée allemande enrayée, la France reprendrait en Roumanie la place de premier plan à laquelle lui donne droit une tradition ancienne et vivace»44.

En dépit de ce contexte émotionnel plus que favorable à la France, Thierry était entièrement conscient des menaces qui

42 Carol al II-lea, Între datorie şi pasiune. Însemnări zilnice, tome II, Bucureşti, 1996, p. 179. 43 Archives MAE – France, série Guerre 1939-1945. Vichy, soussérie Europe (Roumanie), dosier 686, f. 14-.20, (dépêche n° 357, secrète, 8 juin 1940, Bucarest, signé Thierry). 44 Ibidem, dossier 681, f. 1-2 (dépêche n° 358, 8 juin 1940, Bucarest, signé Thierry).

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planaient sur la Roumanie et de ses faiblesses internes, qui ne lui permettaient pas de faire un geste utile pour les alliés occidentaux dans cette phase de la guerre. Sans approuver la nouvelle orientation prise par Bucarest, il l‘a justifiée dans un autre rapport daté également le 8 juin par les conditions objectives qui faisait de la Roumanie un État „environné de voisins hostiles, puissants par euxmêmes ou par leurs amitiés qui ont tous des revendications précises à son encontre“45. Quant à la capacité de résistance du royaume danubien, le ministre français la voyait faible, surtout à cause de deux facteurs: „l’insuffisance de la cohésion nationale et du patriotisme «à laquelle s’ajoutait „la médiocrité des qualités de la race“. En plus, Thierry affirme que la Grande Roumanie restait jusqu‘à ce pas lui jour-là profondément divisée entre ses provinces, que la politique menée depuis 1919 avait échoué à faire naître dans le pays „un véritable patriotisme au sens occidental du mot“ (ce qui, à notre avis, est une opinion trop catégorique). La profondeur de la crise sociale roumaine est entièrement dévoilée aux yeux attentifs qu‘il pose sur ce pays et, si son jugement nous paraît à la fois trop s’avère, il reste néanmoins assez réaliste. Dans la tourmente de la guerre, „les seuls sentiments positifs, suffisamment nets sont l‘antisémitisme et, dans un grand nombre de provinces, l’anti-bolchevisme. Contre une invasion soviétique, la résistance à tout prix peut se concevoir, contre une agression allemande, elle paraît chimérique“46. Après avoir relevé l‘état d‘esprit des Roumains, Thierry dresse un bilan sur la situation de l‘armée et note le manque de matériel de guerre moderne „notamment de la défense antichare et antiaérienne. À cela il ajoute l‘absence de vrais travaux de fortification: „les régions du Banat et du Maramures sont entièrement ouvertes, ce qui devrait permettre à un éventuel ennemi de tourner assez facilement la ligne de défense occidentale“; quant à la frontière orientale, là les conditions sont modestes et il est à remarquer aussi la pauvreté des stocks de munition qui „seraient épuisés au bout d‘un mois d‘opérations“. En s’appuyant sur ces données, il conclut qu’au cas d’une attaque germano-hongroise, la moindre résistance serait impossible, d’autant plus que la conception militaire de l’État Major Roumain se concentrerait presque en exclusivité sur la menace de la part de l’URSS, sans tenir compte des observations faites à maintes reprises par le général Delhomme et par lui-même pour souligner l’erreur de cette approche47.

Autre facteur qui fragilisait dans les yeux du diplomate français la situation du royaume danubien était la présence d‘une importante minorité allemande, qui avait déjà noyauté, avec l‘appui

45 Ibidem, dossier 686, f. 14-20 (dépêche n° 357, secrète, 8 juin 1940, Bucarest, signé Thierry). 46 Ibidem. 47 Ibidem.

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considérable des gardistes48 de nombreux domaines d‘activité, fait qui, à son avis, faciliterait si besoin en était des actions de sabotage et d‘espionnage dans l‘ensemble du pays et pas seulement sur le front de bataille. Les prochains événements n‘allaient donner entièrement raison dans ce sens. En plus, Thierry considérait que la dictature instaurée en 1938 par le roi Carol II n‘avait pas encore d‘attaches suffisamment profondes pour réussir à rassembler le pays dans une „union sacrée“ si la guerre (ou une autre crise) se déclenchait.

Prémonitoire donc sur plusieurs aspects, la dépêche de Thierry signalait au Département que, dans le déroulement des événements, la Roumanie comptait très peu à ce moment là, qu’elle était un des plus impuissants acteurs de la zone et que „la faible capacité de résistance qu’elle aurait au jour de l’épreuve (...) excuse dans une certaine mesure la prudence excessive et même la pusillanimité dont fait preuve le gouvernement de Bucarest à l’égard des pays qui lui inspire de la crainte“49.

Au fur et à mesure que le sort des armes sur le front occidental tournait en défaveur la France, le régime de Bucarest ménageait de plus en plus les puissances de l‘Axe. Ainsi, après l’entrée en guerre de l’Italie, les contacts de l’attachée militaire et de l’attaché de l’air français avec l’état majeur roumain deviennent de moins en moins fréquents et les rapports normaux avec les autorités roumains sont pratiquement paralysés. Toutefois, l‘effort combiné de Thierry et de sir Hoare50, le ministre britannique, aboutissait à obtenir l‘interdiction officielle du départ des jeunes Allemands de Roumanie pour faire le service prémilitaire en Allemagne. Maigre victoire et pas respecté en réalité: «le recrutement [...] se poursuit encore [...]. De fait, il semble bien que les Allemands aient pu au moins se ménager certaines complaisances puisque quelques-uns de ces jeunes gens se sont rendus le 14 juin à la gare de Timişoara où ils embarquaient pour l’Allemagne après avoir défilé dans les rues de la ville»51.

Comme dans sa précédente communication, le diplomate français insiste à al fin de son message sur les sentiments profondément et sincèrement francophiles des Roumains, malgré le fait „qu‘ils ne puissent pas se manifester d‘une manière utile pour nous avant quelque temps“. A partir de cette date, l’analyse de l’opinion publique roumaine envers la France constituera une constante dans presque toute la correspondance diplomatique partie

48 Membres de la Garde de Fer, mouvement d’extrême droite créé en 1923; en 1937, la Garde de Fer comptait comme le troisième parti politique dans le paysage électoral roumain; entre 1938 et juillet 1940 le mouvement a ete intérdit, mais il resta très actif et influent; il participa au Gouvernement Gigurtu, formé après la cession de la Bessarabie. 49 Archives MAE-France, serie Guerre 1939-1945. Vichy, sous-serie Europe, dossier 686, f.14-20 (dépêche n° 357, secrète, 8 juin 1940, Bucarest, signé Thierry). 50 Sir Reginald Harvey Hoare a été l’ambassadeur du Royaume-Uni en Roumanie entre 1935 et 1941. 51 Ibidem, dossier 686, f. 21-23 (télégrammes n° 1267-1271, 16 juin 1940, Bucarest, signés Thierry).

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de Bucarest et il serait intéressant de faire une étude sur son évolution en s’appuyant sur ces documents encore inédits. De toute façon, on peut conclure que la francophilie des Roumains („la masse de pays“) représente un argument de plus pour la continuation des relations avec Bucarest, car il pouvait redevenir un allié assez important dans un meilleur contexte.

La décision prise par Pétain - de cesser le combat - va être perçue à sa vraie valeur par le gouvernement Tatarescu. Convoqué par le Premier ministre le 18 juin 1940, Thierry peut prendre le pouls de la Roumanie. Tous les facteurs politiques roumains étaient conscients que la défaite de la France serait, dans une proportion encore plus grande, celle du royaume danubien, car „les Russes et les Hongrois, qui se sont faits dans cette partie de l‘Europe les ´gendarmes du Reich´, ne tarderaient pas à demander leur salaire à notre dépens“52. Pendant son entretien avec Tatarescu, le diplomate français lui conseille de ne pas céder aux demandes de l‘Axe sans esquisser aucune résistance et se prononce contre la constitution d‘un cabinet entièrement germanophile. Mais, réaliste dans le contexte de la nouvelle situation, Thierry déclare que dans le cas où diverses revendications seraient proposées au gouvernement de Bucarest, il était préférable de faire des concessions à la Russie ou à la Bulgarie qu’aux puissances de l’Axe et à leur allié hongrois53. D’après des informations recueillies à la même occasion par le diplomate français, il apparaît qu’à Bucarest on envisageait à ce moment-là de «constituer dans les Balkans un [groupe – notre note] indépendant bénéficiant de la collaboration de la Bulgarie, celle-ci recevant dans le cadre de l’Entente Balkanique certaines satisfactions d’ordre territorial»54. Si vraiment à cette date une telle ligne de concessions territoriales était sérieusement envisagée par les responsables politiques roumains, cela peut expliquer – en partie – la manière rapide et même cordiale des négociations de Craiova au sujet de la Dobroudja de Sud, qui sera cédée à la Bulgarie. Il se peut aussi que dans la conception du gouvernement Tatarescu, cela ait suffi pour amadouer les autres revendications de ses voisins (notamment de l‘URSS) et les retarder le plus longtemps possible.

Mais l’arrivée surprise du nouveau ministre soviétique, Lavrentiev (il prend ses fonctions le 22 juin), et la manière agressive dont il commence à se mêler des affaires intérieures roumaines, témoignait au contraire clairement le vif intérêt de l’URSS au sujet de la Roumanie. Lavrentiev se préoccupait, par exemple, de «faire étendre aux communistes incarcérés les récentes mesures d‘amnistie prises par le roi Carol». Décidée spécialement en faveur des gardistes, dans le but de souligner la

52 Ibidem, f. 24-25 (télégrammes n° 1274-1276, 18 juin 1940, Bucarest, signés Thierry). 53 Ibidem. 54 Ibidem, f. 26 (télégramme n° 1277, 17 juin 1940, Bucarest, signé Thierry).

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volonté de rapprochement avec l’Allemagne, cette amnistie – dont les Soviétiques voulaient faire usage eux aussi – peut être vue comme un signe supplémentaire de la croissante rivalité germano-russe sur le sujet du royaume danubien. Avec beaucoup de clairvoyance, le ministre français concluait que «évidemment c‘est l‘évolution des opérations militaires qui déterminerait l‘orientation définitive, soit que ce pays tombe sous le contrôle du Reich ou sous l‘influence soviétique»55.

D’ailleurs, le compte à rebours dans le problème bessarabien avait déjà commencé, car à la frontière orientale de la Roumanie l’Armée Rouge massait de plus en plus d’unités et recevait des instructions pour arracher cette province dans le plus court délai et avec le moins de pertes possibles; on envisageait également de s‘appuyer sur une vive propagande communiste au rang de l‘armée roumaine, pour parvenir à sa „décomposition“56. Il ne faut pas croire quand - même que la propagande était le seul moyen employé par Moscou pour arriver à ses fins, ni qu’elle était faite seulement par les soldats. Les adhérents du Parti Communiste Roumain et les minoritaires (Juifs, Russes, Ukrainiens) de Bessarabie déployaient déjà une activité soutenue de sabotages et de distribution de tracts pro soviétiques57 pour faciliter la tâche de l‘Armée Rouge. En plus, les actions militaires proprement dites s‘intensifiaient au fur et à mesure qu‘on approchait de 26 juin 1940. Témoin attentif de la montée de tension, Thierry remarquait ainsi que «le 23 juin, quelques batteries soviétiques auraient envoyé des obus près de la ville roumaine de Soroca et [...] de même les avions qui seraient au nombre de 1500 à proximité de la frontière de Dniestr ne cesse de survoler et de photographier depuis quelques jours la Bessarabie sans qu’aucune réaction n’ait été observée du côté roumain. Hier encore [le 25 juin – notre note] un vol de reconnaissance d’environ 200 appareils soviétiques a pu être observé»58. Autre indice significatif de ce raidissement entre la Roumanie et l’URSS était le fait que Lavrentiev ne présente pas ses lettres de créance au Roi Carol après sa nomination à Bucarest, comme l’usage diplomatique l’exigeait59.

De surcroît, l‘effervescence révisionniste à l‘encontre de la Roumanie devenait aussi de plus en plus forte chez ses autres voisins dans ce mois de juin 1940.

Ainsi, Pierre Guerlet, ministre français en poste à Budapest remarquait l’apparition dans la presse hongroise d’articles hostiles au système de Versailles en général et, en particulier, au royaume danubien, qui avait été un de ses grands bénéficiaires. L’idée 55 Ibidem, f. 27 (télégramme n° 1297, 22 juin 1940, Bucarest, signé Thierry). 56 Florin Constantiniu, op.cit, p. 371. 57 Ioan Scurtu, Constantin Hlihor, op. cit, p. 23-24. 58 Archives MAE - France, série Papiers 1940, sous-série Papiers Baudouin, dossier 7, f. 162 (télégramme n° 1300, 26 juin 1940, Bucarest, signé Thierry). 59 Ibidem, f. 162 (télégramme n° 1301, 26 juin 1940, Bucarest, signé Thierry).

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centrale de l’éditorial du 21 juin du journal «Pester Lloyd» (publié en allemand à Budapest) insistait sur le fait que Bucarest fait double jeu pour essayer d’éviter la mise en question de ses territoires: «Existe-t-il dans le contrat de garantie que la Roumanie a cru bon de conclure peu de temps avant la déclaration de la guerre avant la France et l’Angleterre, ennemis de l’Allemagne, la promesse que les Alliés, après la soumission de l’Allemagne, étendront les frontières de la Roumanie jusqu’à la Tisza? Cette supposition se trouve confirmée de curieuse manière par une certaine carte, généralement connue et dont il a été question assez détaillée dans la presse mondiale. La politique roumaine s’efforce, par des arguments et des manifestations, de flatter les puissances de l’Axe, mais en même temps elle ne renonce en rien aux traités de garantie, manifestant ainsi l’espoir de pouvoir en tirer profit à l’avenir»60. En saluant le récent tournant intervenu en Europe et les succès allemands, l’article exprimait en guise de conclusion l’espoir que Mussolini et Hitler décideraient d’établir une nouvelle Europe, sur les ruines du traité de Trianon, considéré comme un ordre «égoïste et injuste».

En Bulgarie, les diplomates français notaient une agitation croissante des milieux ouvriers en réponses aux organisations nationalistes et germanophiles très actives dans leur militantisme révisionniste61.

Et tandis que ces signes de tension extérieure s’accumulaient en Europe centrale, le régime de Carol II se préoccupait dans ces jours-là de la refonte du Front de la Renaissance Nationale (FRN) en Parti de la Nation. Cette transformation, qui «reléguait presque au second plan les événements internationaux dans les journaux roumains», avait comme but d’offrir au roi la possibilité «d’appliquer plus au moins intégralement les doctrines nazies»62 et donc d’accentuer le rapprochement avec l’Allemagne. On peut considérer que les milieux politiques roumains, sachant que la capacité de résistance militaire du pays est insuffisante, espéraient que par de telles manæuvres agréables à Hitler ils se mettaient à l’abri des visées de l’URSS. Selon Thierry, les milieux roumains, à commencer par le Premier ministre Tatarescu, appréhende une attaque soviétique et sont persuadés que le gouvernement de Moscou «voulait établir une ligne de défense sur le trajet Carpates, Moldavie, Moravitza, Siret, bouches de Danube pour agrandir les chances de résistances face à une éventuelle attaque allemande».

Mais, déjà, le sort de la Roumanie (plus exactement de la province de Bessarabie) était décidé. Les Allemands avaient donné 60 Ibidem, série Guerre 1939-1945. Vichy, sous-série Europe (Roumanie), dossier 686, f. 28-34 (dépêche n° 341, 22 juin 1940, Budapest, Pierre Guerlet à Baudouin). 61 Ibidem, Papiers 1940. Papiers Baudouin, dossier 7, f. 18 (dépêche n° 364, 24 juin 1940, Sofia, signé Blondel). 62 Ibidem, Guerre 1939-1945. Vichy, sous-serie Europe (Roumanie), dossier 681, f. 8-9 (dépêche n° 378, 25 juin 1940, Bucarest, Thierry à Baudouin).

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leur consentement aux prétentions des Russes envers la Bessarabie et la Bucovine en les obligeant néanmoins de se limiter au Nord de cette province)63. En plus, déjà ils avaient accompli leur mission de conseiller le royaume danubien d’arriver à une réglementation pacifique et amicale du problème, comme le témoigne le journal de roi Carol: «Urdareanu [ministre de la Maison Royale et depuis 22 juin 1940 chef d’état-major du Parti de la Nation et ministre d’état – notre note] vient me rapporter une conversation qu’il a eu ce matin [le 26 juin 1940 – notre note] avec [...] von Killinger. [...] Il déclare que les Allemands ne peuvent rien faire pour nous défendre des Russes, et aucune chose précise contre les Hongrois et les Bulgares. Il nous recommande de nous entendre avec l’URSS, en cédant, si besoin, un peu de territoire qu’on va récupérer après».64

Sans entrer dans tous les détails des négociations internationales qui ont abouti à la forme finale de l’ultimatum soviétique65, il faut quand-même souligner que la position du ministre allemand à Bucarest (citée ci-dessus) a une valeur prémonitoire car elle précède de très peu les revendications officielles de l’URSS faites par Molotov le 26 juin à 22 heures (donc quelques heures plus tard dans la même journée).

III. La perte de la Bessarabie et ses conséquences (du 26 juin au 30 août 1940)

A près s‘être assuré de l‘entier succès diplomatique et

militaire de l‘opération auprès des puissances intéressées dans les Balkans, l‘URSS communique à la Roumanie son désir non-négociable de récupérer la Bessarabie et la Bucovine de Nord. Le texte qui justifiait la démarche soviétique insistait sur le fait que le Royaume danubien avait profité de la faiblesse militaire de la Russie en 1918 et lui avait ainsi arraché la Bessarabie (partie intégrante de l‘Ukraine); Quant à la Bucovine de Nord, elle n‘était qu‘un faible dédommagements pour 22 ans de domination roumaine dans le teritoire bessarabe.

Mis au courant par Alexandru Cretzianu (sous-secrétaire d’État au Ministère des Affaires Étrangères roumain), Thierry informe rapidement son gouvernement, en saisissant bien le caractère impératif des demandes de Moscou66. Il souligne aussi que les milieux diplomatiques roumains ont le sentiment (d‘ailleurs erroné, comme nous le connaissons aujourd’hui) qu’il n’y avait pas

63 Émile C. Ciurea, L’effondrement des frontières roumaines en 1940. Ses conditions internationals, dans la «Revue d’histoire de la deuxième guerre mondiale», n° 20/1955, Paris, p.21-23. 64 Carol al II-lea, op. cit., p.198. 65 Voir pour le déroulement en détail de ce problème Ioan Scurtu, Constantin Hlihor, op. cit, p. 17-23; Émile C. Ciurea, op. cit., p. 20-24, Ion Constantin, România, Marile Puteri şi problema Basarabiei, Bucureşti, 1995, p. 62-72 . 66 Archives MAE-France, Papiers 1940. Papiers Baudouin, dossier 7, f. 165 (télegramme n° 2091, 27 juin 1940, extrême urgence, Bucarest, signé Thierry).

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d‘accord préalable entre les Allemands et les Russes quant à cet ultimatum67, ce qui nous donne une idée de l‘incompréhension des avertissements et des évolutions continentales précédentes qui régnaient à Bucarest et aussi de grand secret qui avait entouré les événements.

Une fois de plus, le diplomate français surprend en détail les hésitations et les incertitudes des facteurs de décision de Bucarest: «cependant, j’apprends à l’instant que les mesures de mobilisation générale décidées cette après-midi viennent d‘être contremandées, ce qui ne changera de reste pas grande chose, les mesures militairement prises ayant déjà appelé sous les drapeaux la quasitotalité des hommes disponibles»68.

Après des consultations avec l‘Italie, l‘Allemagne et les États de l‘Entente Balkanique et deux Conseils de couronne, la Roumanie décide, le 28 juin à l‘aube, de céder sans aucune résistance à l‘ultimatum soviétique69.

Pendant qu’à Bucarest on essayait de gérer cette grave crise dans la confusion, la panique et l’appréhension dans les autres capitales de l’Europe centrale et orientale, les événements de Roumanie étaient interprétés avec beaucoup plus de lucidité en fonction des enjeux de chacun.

Ainsi, à Belgrade «bien qu’on ne s’attendit pas à un déclenchement aussi immédiate de cette nouvelle et importante avance de la Russie vers le Danube et les Balkans, on affecte de croire que ce coup de force a été exécuté avec l’assentiment passif de l’Allemagne et qu’il n’y aura pas en conséquence pour le moment d’autres suites»70. Mais la rigueur et le réalisme de l‘interprétation s‘arrête ici, car les politiciens yougoslaves estimaient en outre, que la rétrocession de la Bessarabie et de la Bucovine de Nord, allant de pair avec le changement du ministre des Affaires Étrangères roumain (le 28 juin 1940 Gigurtu est remplacé par Argetoianu), représentaient des signes clairs d’un recul de l‘influence allemande dans tout le Sud-Est de l‘Europe.

En ce qui concerne la Bulgarie, dans un premier temps, elle déclare par la voie de son ministre des Affaires Étrangères qu’elle s’abstiendrait de toute mesure militaire en relation avec l’ultimatum russe à la Roumanie et qu’il ne serait plus question de présenter ses revendications sur la Dobroudja de Sud71. Cette attitude, corroborée le fait que les relations russo-bulgares n‘étaient pas très confiantes depuis un moment, amenait le représentant français à Sofia à

67 Ibidem, f. 163 (télégramme n° 1304, 27 juin 1940, Bucarest, signé Thierry). 68 Ibidem. 69 Florin Constantiniu, op. cit., p. 374-375. 70 Archives MAE-France, Papiers 1940, Papiers Baudouin, dossier 7, f. 4 (telegramme n° 781 du 28 juin 1940, Belgrade, signé Brugère). 71 Ibidem, f.5 (télégramme n° 370 du 28 juin 1940, Sofia, signé Blondel).

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conclure que la Bulgarie n‘avait pas été avertie des projets soviétiques avant leur mise en oeuvre72.

Mais très peu de temps après cette prise de position, la Bulgarie modifie sa politique. Assuré par le Reich de son intérêt de maintenir le statu-quo dans la région des bouches de Danube et de ne plus accepter une autre avance soviétique73, le gouvernement du roi Boris III entame des consultations avec les ministres de l‘Allemagne, de l‘Italie et de l‘URSS. Même si leur contenu demeure secret pour l‘instant puisque «interrogé par le représentant de l‘agence Havas, le directeur de service de presse n‘a ni confirmé, ni nié que la délibération en cours eut pour sujet la présentation des revendications territoriales de la part de la Bulgarie»74, il est évident qu‘à Sofia on envisageait cette possibilité.

Quant à la Hongrie, après la perte de la Bessarabie et de la Bucovine de Nord, elle renforce la surveillance sur la frontière ouest de la Roumanie et intensifie la campagne de presse qui fait état de sa certitude d‘une prochaine révision du Traité de Trianon en plein accord avec les puissances de l’Axe75.

Du côté français, les événements de l‘Europe centrale ne pouvaient être que déplorés, mais aucune action concrète n’était possible pour le moment pour aider l’allié garanti en avril 1939. On était encore dans la débâcle, le régime républicain vivait ses derniers jours et le pays commençait à s’accommoder tant bien que mal avec les conditions de l‘armistice. Mais si la France était impuissante à ce moment-là, les membres de la colonie française vivant dans la capitale roumaine interprétaient la crise bessarabienne comme un des premiers bons signes de la deuxième guerre: «cette invasion, accomplie au moment où la France vient de subir l‘armistice, fait éclater la fin de l‘entente entre l‘Allemagne et la Russie. Nous, les Français de Roumanie, nous en avons tout suite conscience; et notre espoir commence dès maintenant. [...] Le Prince Vladimir Mavrocordato, descendent d’une vielle famille roumaine, nous dit en apprenant la perte de la Bessarabie: «si cela peut servir un jour au relèvement de la France, je m‘y résoudrai». L‘on ne voit guerre ici le rapport de cause à effet; reste que cet événement, que les Français ignoreront, est le premier signe, encore faible de la future défaite de l‘Allemagne76. Cette citation montre une conviction assez répandue dans les milieux avisés de l‘époque, nettement que l’entente soviéto-allemande (inaugurée par le Pacte Ribbentrop-Molotov, en août 1939, et continuée par le Traité de Moscou de septembre 1939) n‘allait pas durer longtemps et qu‘elle aboutira à un conflit. Premièrement un léger 72 Ibidem, f.6 (télégramme n° 371 du 29 juin 1940, Sofia, signé Blondel). 73 Ibidem, f.7-8 (télégrammes n° 375-376 du 289 juin 1940, Sofia, signés Blondel). 74 Ibidem, f.9 (télégramme n° 377 du 29 juin 1940, Sofia, signé Blondel). 75 Ibidem, f. 27 (télégramme n° 438 du 29 juin 1940, Budapest, signé Guerlet). 76 Jean Mouton, Journal de Roumanie 29 août 1939 – 19 mars 1946. La deuxième guerre mondiale vue de l’Est, Lausanne, 1991, p. 30.

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mécontentement était déjà installé entre les deux alliés à cause de la façon dont l‘Union Soviétique avait déclenché sa campagne pour annexer les États baltes. Deuxièmement, l’annexion de la Bessarabie et de la Bucovine de Nord (à mentionner que l’annexion de cette dernière province n’était pas prévue dans le Pacte Ribbentrop - Molotov) se faisait pendante que l’Allemagne était encore fort sollicitée à l’Ouest, avec la réorganisation de la France, suit à l’armistice du 22 juin 1940. On peut voir ici les raisons qui conduisent – dès fin juillet 1940 – à l’initiation du plan Barbarossa. De son côté, Jean Mouton entrevoyait donc avec beaucoup de lucidité le prochain conflit entre l’Allemagne et l’Union Soviétique, et même en nourrissant l’espoir, car un deuxième front aurait aidé la résistance de l’Angleterre et contribuait à la défaite de l’Allemagne.

Le journal de Jean Mouton montre que ces collègues diplomates étaient constamment à la recherche de „détails qui pouvaient confirmer l‘hypothèse d‘un conflit soviétique. L‘influence dont il jouissait à Bucarest dans différents milieux nous fait penser que son interprétation de la situation était assez partagée et qu’il faisait également fonction d‘interface entre l‘ambassade et la colonie française. Il est donc plausible de croire qu’à partir de ce moment (fin juin 1940, après la perte de la Bessarabie), un grand nombre de français de Roumanie choisiront la voie de la résistance, sauf si ce «choix» n‘était pas déjà fait par certains d‘entre eux.

Néanmoins, à Bucarest, une partie de la presse et en spécial le journal «Curentul»77 attaquait indirectement la France, en affirmant «que la capitulation de la Roumanie est uniquement due à la politique d‘erreurs du gouvernement de Bucarest qui s‘est appuyé sur les puissances occidentales au lieu de s‘allier avec l‘Allemagne et l‘Italie“78. Sur un plan plus pratique, le premier effet de l’Armistice français (mais aussi peut-être des changements territoriaux roumains) pour les intérêts du gouvernement Pétain en Roumain se manifeste après l’interdiction de „poursuivre l’évacuation de la flotte [française de Danube – notre note]. Tous nos navires ont été frappés d‘une interdiction d’appareiller et ceux qui n‘étaient pas encore prêts à partir ont été en outre sous le prétexte d‘un encombrement du port de Sulina“79.

Pendant tout le mois de juillet 1940 une riche correspondance diplomatique française émanant de toutes les capitales balkaniques et communiquée entre les diverses postes, pas seulement au Département, témoignait de la montée de tension autour de la Roumanie et de la place de plus en plus importante occupait par les puissances de l’Axe dans ses affaires. 77 Un de plus influents quotidiens de Bucarest, dirigé par Pamfil Seicaru, un représentent de „la génération des tranchée“, groupe littéraire de droite déçue par l’évolution de la politique roumaine d’après la Première Guerre mondiale. 78 Archives MAE-France, Papiers Baudouin. Papiers 1940, dossier 7, f. 166 (télégrammes n° 1319-1320 du 30 juin 1940, Bucarest, signés Thierry). 79 Ibidem, f.167 (télégramme n°1323 du 30 juin 1940, Bucarest, signé Thierry).

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Sur le plan intérieur, la population roumaine éprouvait une réelle malaise à la suite des pertes territoriales. On craignait de plus en plus des revendications de la part des voisins hongrois et bulgares, chose rendue d‘autant plus crédible par „le ton étrangement agressif des radios de Sofia et surtout de Budapest“80 en début de juillet, mais apaisé quand même très vite sur l‘ordre de Berlin.

De surcroît, la rapide avance des troupes soviétiques amenait à penser dans beaucoup de milieux que Moscou outrepasserait les limites de la Bessarabie et de la Bucovine de Nord convenues dans l’accord81 et les rumeurs sur l’imminence de la formation d’un gouvernement militaire dirigé par le maréchal Presan ou par le général Antonescu82 se répandaient dans la capitale. Le désarroi et la peur d‘une invasion totale de la part de l‘URSS étaient tels que «des émeutes sont signalées dans plusieurs villes et à Galati la police a dû tirer sur la foule»83. Comme en France au même moment, un grand sentiment d‘anglophobie régnait dans tout le pays, qui craignait que «la Grande Bretagne ne pût pas l’URSS à agir contre la Roumanie»84.

D‘après Thierry, cette atmosphère presque incendiaire expliquait en grande partie la décision prise par le gouvernement de Bucarest de renoncer au 1er juillet 1940 aux garanties anglo-françaises données le 13 avril 1939. À cela s‘ajoutait, comme lui déclarait le nouveau ministre des Affaires étrangères, Argetoianu, le fait que «la défaite de la France, à laquelle notre sort était lié depuis 20 ans ne nous laisse qu‘à choisir entre l‘influence russe et l‘influence allemande; pour nous préserver de bolchevisme, nous devons donc subir la volonté du Reich, tout en nous efforçant dans la mesure du possible à gagner du temps; mais je ne dissimule pas que si la Roumanie n‘est pas encore un pays occupé, elle est déjà un pays conquis»85. Prise donc sous la pression des circonstances et aussi sous une intervention directe du Reich, la renonciation roumaine aux garanties occidentales n‘était que la première mesure mettant en pratique le ralliement de Bucarest aux puissances de l‘Axe, comme on va le voir plus tard.

Dans une longue série de télégrammes adressés au Département le 2 juillet 1940, le ministre français évaluait les conséquences de la perte de la Bessarabie et de la Bucovine de Nord pour le royaume danubien. Il observait avec justesse que les Roumains se sont désintéressés de ces provinces en dépit de leur richesse agricole (céréales, vignobles, cheptel vif) parce qu‘ils

80 Ibidem, f.168 (télégramme n°1333 du 1 juillet 1940, Bucarest, signé Thierry). 81 Ibidem. 82 Ibidem, f.171 (télégramme n°1345 du 1 juillet 1940, Bucarest, signé Thierry). 83 Ibidem, f.176 (télégramme n°1344 du 2 juillet 1940, Bucarest, signé Thierry). 84 Ibidem. 85 Ibidem, Guerre 1939-1945. Vichy, sous-serie Europe (Roumanie), dossier 686, f. 37-38. (télégrammes n° 1348-1350 du 2 juillet 1940, Bucarest, signés Thierry).

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n‘avaient pas avec elles des attaches affectives aussi fortes qu‘avec la Transylvanie. Faute des efforts soutenus par l‘administration royale pour le développement de ces territoires, l‘équilibre économique de la Roumanie ne serait pas gravement atteint par les pertes souvenues, malgré l’importance de leurs superficies et ressources. Au contraire, cette avance de l‘URSS gênait sérieusement l‘Allemagne et cela pour plusieurs raisons. Comme le dit Thierry, «avec la complicité de leurs minoritaires (environ 150 000) les Allemands tendaient à leur expansion économique et y avaient investi d‘importants capitaux», notamment dans la production du soja et du tournesol. En plus, Cernauti était la ville de Bucovine qui commandait le transit de la moitié des exportations ferroviaires roumaines vers l‘Allemagne (pétrole exclu)86 et son passage sous contrôle russe modifierait la balance des relations commerciales entre les deux pays.

Ces documents nous permettent ainsi de mieux éclairer les causes de la pression croissante de Berlin envers la Roumanie et aussi de comprendre les grands changements politiques qui vont avoir lieu à Bucarest, justement pour contenir l‘expansion soviétique.

Le désir de Carol II «de former un cabinet orienté à droite pour satisfaire aux demandes de Reich, comprenant cependant le plus possible d‘anciens chefs de parti»87 ayant échoué, le 4 juillet 1940 on constitue le gouvernement Gigurtu, fortement germanophile et dont tous les membres avaient des conceptions de droite. Le ministre français à Bucarest analysait ce nouveau cabinet et observait que la seule personne favorable à la France était le général Mihail «nommé vice-président du Conseil; peut-être tentera-t-il avec le général Antonescu, qui sera sans doute nommé chef de l‘État Major Général, d‘enrayer la propension germanophile du gouvernement Gigurtu»88. Mais finalement, la nomination d’Antonescu n’intervient pas à ce moment-là et, de surcroît, le Premier ministre roumain déclarait officiellement sa volonté d‘intégration sincère dans l‘Axe Rome – Berlin. En plus, le 10 juillet 1940 la Roumanie quittait officiellement la Société des Nations, organisme impuissant face à la voix des armes. Justifié comme «expression de réalisme politique mais aussi comme conséquence logique des conceptions politiques et idéologiques du nouveau gouvernement»89, ce choix amènerait aussitôt une vive réaction de la part de la France.

Le 5 juillet 1940, le ministre des Affaires étrangères Français, Paul Baudouin (nommé le 16 juin 1940), se servait du changement 86 Ibidem, Papiers 1940. Papiers Bandouin, dossier 7, f. 172-175 (télégrammes n° 1339-1343 du 2 juillet 1940, Bucarest, signés Thierry). 87 Ibidem, Guerre 1939-1945. Vichy, sous-série Europe (Roumanie), dossier 681, f. 11. (télégramme n° 1357 du 4 juillet 1940, Bucarest, signés Thierry). 88 Ibidem, f. 12-13 (télégrammes n° 1359-1361 du 5 juillet 1940, Bucarest, signés Thierry). 89 Ibidem, dossier 686, f. 40 (télégrammes n° 1362-1363 du 5 juillet 1940, Bucarest, signés Thierry).

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du cabinet roumain et de ses déclarations comme prétexte pour rappeler Thierry de son poste: «me faire savoir s‘il vous paraît possible de continuer votre tâche avec toute l‘autorité et l‘efficacité nécessaire, ou si au contraire, le moment vous paraît venu de procéder à un changement du titulaire du poste pour permettre une adaptation de notre action diplomatique aux possibilités actuelles»90.

En réponse, le ministre français se montrait d‘accord avec la position prise par le département, même s‘il soulignait que d‘après toutes les apparences «ce gouvernement pourrait n‘avoir qu‘une existence éphémère». Il proposait d’ailleurs une attitude encore plus radicale, c’est à dire de ne maintenir à Bucarest qu’un chargé d’affaire, signe clair de réserve et d’avertissement de la part de la France, auquel „l’opinion de ce pays, qui nous reste fidèle en sa majorité, ne serait pas insensible91. Aussi étonnant que ça puisse paraître, tandis que la prise de Mers El-Kébir prouvait la détermination de la France d‘appliquer l‘armistice92, donc de collaborer avec l‘Allemagne, en Europe centrale elle entendait condamner un gouvernement de tendance germanophile, qui voulait faire la même chose qu‘elle pour diminuer les conséquences possibles de la victoire du Reich.

Bien-entendu, à cause de la situation internationale (militaire et diplomatique) et surtout à cause des événements qui se passaient en France à ce moment-là, le renvoi de Thierry ne pouvait pas être effectif toute suite. Se trouvant en Roumanie avec son fils âgé de 19 ans93, Thierry commençait à faire les démarches nécessaires pour obtenir un permis de sauf-conduit pour l’Italie, car «il ne peut être, en effet, question pour moi de rester [en Roumanie – notre note] à titre privé»94. Il va arriver à Berne seulement en début août95 continuons ainsi à remplir dans l‘intervalle ses fonctions. En dehors de ses télégrammes sur la situation de la Roumanie, il obtiendrait l’agrément du Ministère des Affaires étrangères de Bucarest, aidé par Richard Franassovici (l’ambassadeur roumain en France), pour son remplaçant, Émile Charveriat, nommé le 9 juillet par Baudouin96. Finalement, ce ne sera pas Charveriat qui arrivera à Bucarest, mais Jacques Truelle

90 Ibidem, dossier 681, f. 15 (télégramme n° 13 CF du 5 juillet 1940, Vichy, Baudouin à Thierry). 91 Ibidem, Papiers 1940. Papiers Baudouin, dossier 7, f. 177-178 (télegrammes n 1374-1376 du 9 juillet 1940, Bucarest, signés Thierry). 92 Jean Baptiste Duroroselle, L’abîme. Politique étrangère de la France, 1939-1940, Paris, 1986, p. 297-298. 93 Archives MAE-France, Guerre 1939-1945. Vichy, sous-série Europe (Roumanie), dossier 675, f. 9 (télégramme n° 1394 du 21 juillet 1940, Bucarest, signé Thierry). 94 Ibidem, Papiers 1940. Papiers Baudouin, dossier 7, f. 177-178 (télégramme n° 1374-1376 du 9 juillet 1940, Bucarest, signés Thierry). 95 Ibidem, Guerre 1939-1945. Vichy, sous-série Europe (Roumanie), dossier 675, f. 14 (télegramme n° 1830 du 9 août 1940, Berne, signé Coulondre). 96 Ibidem, dossier 675, f. 6 (télegramme n° 17 CF, 9 juillet 1940, Vichy, signé Baudouin).

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(nommé par Vichy en septembre 194097 mais qui prendra ses fonctions seulement en mars 1941). Entre août 1940 et mars 1941, la solution proposée par Thierry prendra effet: l‘ambassade de France sera dirigée par Henry Spitzmuller conseiller d‘ambassade promu à la fonction de chargé d‘affaires.

Si à ce stade de notre recherche, on ne peut pas expliquer les raisons de ce changement (Truelle et non plus Charveriat), il faut quand-même noter qu‘on accordait à l‘ambassade de Bucarest une attention particulière, si on pense que la nomination de Charveriat intervenait dans le contexte très trouble du début juillet quand en France on préparait la modification du régime républicain.

À part les changements mentionnés ci-dessous, décidés par l’administration française, la perte de la Bessarabie et de la Bucovine de Nord affectera aussi la colonie française de Roumanie et ses intérêts. Depuis 1920, il existait à Kichinev un consulat français qui sera fermé après l‘entrée des troupes de l‘Armée Rouge, car le gouvernement de Moscou ne reconnaissait pas les consulats étrangers en URSS. Un délai de deux semaines sera accordé au personnel diplomatique se trouvant sur place, pour se conformer à la nouvelle situation. Voici comment les choses se sont passées, d‘après le rapport de Ségouinaud, le dernier agent consulaire en fonction en Bessarabie: «j‘ai brûlé toutes les archives, à l‘exception de quelques registres officiels que j‘ai rapporté à Bucarest. Les intérêts français ont été réglés en théorie sur la base suivante: liberté pour les étrangers quittant la Bessarabie de réaliser leur bien mobilier, la question des biens immobiliers devant être réglée par l‘ambassade de Moscou. En pratique, je me suis heurté dans la plupart des cas, au cours des démarches répétées et pénibles auprès des autorités soviétiques, à l’incompréhension, l’incompétence et le mauvais vouloir. Après avoir fait enregistrer ceux de mes compatriotes qui ont voulu rester, tout au moins provisoirement, en Bessarabie, j‘ai été rapatrié sur Bucarest, le 25 juillet avec les autres consuls étrangers et quelques Français»98. Ce témoignage détaillé constitue, si besoin était, une preuve de plus sur le caractère extrêmement brutal de la prise du territoire roumain par les Soviétiques. La situation particulière de la France en ces moments-là (pays vaincu et soumis à un armistice très lourd) peut expliquer-elle même la dureté des Soviétiques, alliés du Reich, envers les ressortissants français. On pourrait penser que cette même situation, très difficile et pour le moment sans issue qui a fait qu’une partie de la colonie française est restée sur place, en attendant des meilleures circonstances pour se rapatrier. Parmi ceux qui avaient refusé en début de juillet 1940 de quitter la Bessarabie se trouvait la famille de la directrice du lycée français

97 Ibidem, f. 50 (télégramme n° 533 du 25 septembre 1940, Vichy à Washington, signé Baudouin). 98 Ibidem, f. 16-17 (télégramme n° 36 du 12 août 1940, de la part du Consulat français de Galaţi qui transmettait le rapport de Séguinaud, ancient agent consulair en Bessarabie, daté 1 août 1940).

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Jeanne d‘Arc de Kichinev99. Cela constitue un chapitre de l’histoire culturelle française en Roumanie pendant la deuxième guerre mondiale qui sera approfondie au cours de nos recherches.

Quoique les arrangements qui se faisaient dans les relations franco-roumaines pendant le début du mois de juillet 1940 à cause des modifications internes et internationales étaient nombreux, ils n‘auront pas des effets profonds dans l‘opinion publique roumaine. L‘attaque de Mers El-Kébir va augmenter les sentiments d‘anglophobie à Bucarest, à tel point que dans les milieux politiques on déclarait ouvertement que «dans ce moment votre position spirituelle [celle de la France – notre note] est plus haute qu‘elle ne l‘a été jamais». D‘ailleurs Thierry en était bien conscient que le secret espoir de chaque Roumain était que la France se redressera assez vite pour que le royaume danubien puisse recommencer à s‘appuyer sur la grande puissance traditionnellement amie, même si officiellement tous reconnaissaient la nécessité de mener une politique à côté de l‘Axe100.

Le redressement de la France était non seulement souhaité par le régime de Carol II, mais il était d‘autant plus nécessaire que la perte de Bessarabie et de la Bucovine de Nord sans résistance armée fomente le désir de la Bulgarie et de la Hongrie de récupérer des territoires appartenant au royaume danubien (la Transylvanie et la Dobroudja de Sud, dont l’appartenance avait été sanctionnée par le système de Versailles). Si le nouveau gouvernement se déclarait, le 6 juillet, ouvert à commencer des négociations pour aboutir à des échanges de populations et, le cas échéant, à des modifications mineures de frontières101, l‘état d‘esprit de la population au même moment inclinait vers un fort mouvement de résistance „en particulier dans l‘armée et les milieux gardistes“102.

Les puissances de l’Axe étaient inquiétées par l’avance russe et par le fait que cela pouvait nuire à leurs plans de guerre contre l’Angleterre, car les bruits couraient dans beaucoup de chancelleries que „l’URSS a l’intention de pousser ses avantages vers la région sous-carpatique d’un côté, d’exercer le contrôle des puits de pétrole roumain de l’autre“103. À cela s’ajoutent les appétits croissants de Budapest et de Sofia à l’encontre de la Roumanie, ce qui finalement décident les puissances de l’Axe d’intervenir avec fermeté dans les affaires balkaniques. Tout au long des mois de juillet et d‘août 1940 un complexe «ballet» diplomatique entre les diverses capitales européennes concernées tentera de résoudre les problèmes du royaume danubien. Cela aboutira le 30 août par la cession d‘une

99 Ibidem. 100 Politica externă a României (...), p.236. 101 Ibidem. 102 Archivesa MAE-France, Papiers 1940. Papiers Baudouin, dossier 7, f.180 (télegrammes n°1386 du 11 juillet 1940, Bucarest, signé Thierry). 103 Archives MAE-France, Guerre 1939-1945.Vichy, sous-série Europe (Roumanie), dossier 686, f. 42-44 (télegramme n° 99 du 12 juillet 1940, Cité du Vatican, signé d’Ormesson).

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partie de la Transylvanie à la Hongrie et le 7 septembre par le retour de la Dobroudja de Sud à la Bulgarie. Pendant cet intervalle les diplomates français en poste dans les Balkans et dans les grandes capitales surveillent attentivement l‘évolution des différentes entrevues et négociations. Les informations contenues dans leurs télégrammes et dépêches feront l‘objet d’une analyse dans des recherches prochaines. Sans vouloir se pencher donc ici sur ces détails, il faut noter que les relations franco-roumaines vont connaître un raidissement progressif, au fur et à mesure que les débats sur les problèmes territoriaux s’aiguisaient et que l’emprise allemande sur la politique roumaine augmentait.

Après avoir expulsé au début juillet les ingénieurs et les techniciens britanniques travaillant dans les sociétés pétrolières de Roumanie104, chose qui envenimera les relations entre Londres et Bucarest, ce sera le tour des tours des Français de subir le même sort, preuve de l’importance croissante donnée par l’Allemagne au contrôle de l’or roumain, qu’elle voulait détenir en exclusivité.

Les incidents, qui occuperont une grande importance dans les rapports diplomatiques franco-roumaines de l‘époque, sont déclenchés par la partie roumaine et d‘une manière assez curieuse. Ainsi, le 10 août 1940, Franassovici (l‘ambassadeur de Roumanie à Vichy), protestait auprès du Ministre des Affaires étrangères français «contre l‘attitude de l‘attaché militaire à Bucarest, de son adjoint, de l‘attaché naval et de deux officiers qui, accompagnant le 26 juillet dans le port de Giurgiu des Français qui s‘y embarquaient, auraient injurié des fonctionnaires roumains et proféré des insultes à l‘égard de la Roumanie. Ils auraient en même temps apostrophé l‘équipage d‘une barque à moteur sous pavillon allemand»105. Inquiété par la gravité des accusations, surtout parce qu’elles impliquaient aussi l‘Allemagne, Baudouin ordonnera à l‘ambassade française de Bucarest d‘enquêter d‘urgence les faits, même s‘il se doutait déjà du bien-fondé de cette démarche roumaine106.

Presque simultanément, un rapport venant de la part de Spitzmuller soulignait l’accroissement constant des mesures germanophiles prises par le cabinet Gigurtu, allant bien entendu de paire avec des attitudes et des décisions anti-françaises. Dans un contexte rendu délicat par les visées de ses voisins sur son territoire, la Roumanie essayait de faire des concessions dans différents domaines envers le Reich, pour pouvoir payer un moindre prix en ce qui concerne les prochaines modifications de frontières.

Par conséquent, une campagne de plus en plus intense visait à mettre l‘enseignement de la langue allemande sur le premier plan

104 Politica externă a României (...), p. 235. 105 Archives MAE-France, Guerre 1939-1945.Vichy, sous-série Europe (Roumanie), dossier 675, f.19 (télégramme no 75 du 13 août 1940, Vichy, Baudouin à l’Ambassade de Bucarest). 106 Ibidem, f. 19 bis (adresse no V 1531, confidentielle du 13 août 1940, Vichy, Baudouin vers le Ministère de la Guerre, État Major, 2ème bureau).

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dans le pays et de porter donc un coup décisif à l‘influence intellectuelle française prédominante jusqu‘alors en Roumanie. De nombreux articles et mémoires publiés dans la presse ou par l‘Institut allemand de Bucarest insistaient sur la nécessité de rendre officielles aussi vite que possible ces décisions107.

Les mêmes journaux abritaient beaucoup d‘informations sur les diverses personnalités allemandes de passage dans le royaume danubien. La tonalité de ces récits, qui employaient «les mêmes termes dithyrambiques et les mêmes clichés dont les Français de marque ont été abreuvés dans ce pays au lendemain de la grande guerre et jusqu‘à une époque récente»108, reflétait avec justesse le climat de plus en plus tendu existant entre la France et la Roumanie.

L’incident auquel faisait allusion l’ambassadeur Franassovici n’était donc pas isolé, mais par contre une preuve supplémentaire d’une véritable ligne de conduite anti-alliés (et notamment anti-française) du gouvernement Gigurtu. C’est d’autant plus étonnant que pour son application, les Roumains jouent les victimes. Comme le soupçonnait Baudouin, la démarche de l‘ambassadeur roumain à Vichy avait lourdement déformé les faits en s‘appuyant partiellement sur la difficulté de communication entre les diplomates français de Bucarest et ceux du Département.

En réalité, il s‘agissait de l‘expulsion de huit personnalités françaises, qui avaient été accusées de sabotage par le cabinet Gigurtu et dont la seule faute était d‘avoir collaboré auparavant avec les autorités roumaines aux préparatifs de destruction des puits de pétrole109. Bien entendu, cette mesure avait été prise sous la pression des Allemands, et de surcroît à cause d‘étonnantes découvertes faites en France. Le témoignage de Jean Mouton nous aide à saisir mieux les circonstances entourant l‘affaire: «En France, dans un train de marchandises qui transportait, pendant la retraite, les archives du ministère des Affaires étrangères, les Allemands ont trouvé des dossiers faisant état de la destruction éventuelle de puits de pétrole dans la région de Ploiesti. Ces projets de destruction, établis par les ingénieurs français qui seraient sacrifiés au rapprochement de l‘Allemagne et de la Roumanie»110.

Les conclusions de l‘enquête menée par Spitzmuller au sujet de ce problème recoupent les détails donnés ci-dessus, en leur ajoutant de nouvelles données. Elles soulignaient la manière brutale de leur arrestation: «au milieu de la nuit, revolver au poing, coups au personnel domestique et aux membres de la famille, perquisitions violentes, incarcérations pendant 48 heures...», tandis 107 Ibidem, Papiers 1940. Papiers Baudouin, dossier 7, f.185 (télégramme no 1497 du 15 août 1940, Bucarest, signé Spitzmuller). 108 Ibidem, f. 185-186 (télégrammes n° 1498-1499 du 15 août 1940, Bucarest, signés Spitzmuller). 109 Pour le contexte économique de cette expulsion, voir Philippe Marguerat, Le 3ème Reich et le pétrole roumain. 1938-1940, Leiden, 1977, p.198-199. 110 Jean Mouton, op.cit., p.31-32.

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qu‘on essayait de cacher aux autorités de l‘ambassade de Bucarest les conditions de leur renvoi, sans succès d‘ailleurs. A Giurgiu, où les ingénieurs français devaient embarquer, les choses étaient devenues extrêmement tendues, car certains membres de la mission diplomatique française s‘y trouvaient pour assister à leur départ et sont entrés en conflit ouvert avec l‘administration roumaine. Ainsi, l‘attaché de l‘air avait été arrêté et empêché d‘atteindre l‘embarcadère, pendant que des propos forts avaient été échangés, allant jusqu‘à reprocher à la France de ne pas être venue défendre la Bessarabie111. En ce qui concerne la barque allemande apostrophée par les Français, ceci n‘était pas vrai non plus, car elle «se trouvait à hauteur de l‘embarcadère lorsque le cri de „Vive la France“ a été poussé et que les autorités roumaines ont du frémir à l‘idée que l‘occupant du dit bateau aurait pu l‘entendre»112.

C‘est donc avec beaucoup d‘indignation et de fermeté que le chargé d‘affaires français à Bucarest recommandait au Département d‘adopter une attitude décidée et conforme aux circonstances, de ne pas permettre au gouvernement Gigurtu d‘esquiver sa responsabilité en se transformant d‘accusé en accusateur. De surcroît, l’expulsion des ingénieurs français devait être la première d’une longue série de mesures anti-françaises, car se préparait déjà le renvoi „du correspondant du „Jour-Echo de Paris“ que mes efforts (ceux de Spitzmuller - notre note) n’ont pu jusqu’à présent que retarder jusqu’au 1er septembre“, tout comme continuait la mise sous contrôle des sociétés pétrolières113. En parallèle, Spitzmuller notait que les Allemands menaient une action de diffamation de l‘activité de l‘ambassade française, en publiant des documents compromettants et en mettant en cause nommément son personnel et Thierry en particulier.

Ayant comme appui de telles preuves, Spitzmuller opinait qu‘il fallait suivre l‘exemple des Britanniques (qui s‘étaient élevés contre l‘expulsion de leurs ingénieurs et avaient même demandé des indemnités) et protester vivement contre ce traitement infligé aux représentants de la France en Roumanie, d‘autant plus qu‘à Bucarest le cabinet Gigurtu semblait, par son attitude, «nier la dette immense de la nation roumaine envers le pays auquel elle doit sa naissance et son agrandissement et [...] prétendre en outre nous traiter de vainqueur à vaincu comme si c‘était lui qui nous avait battus militairement»114.

Par conséquent, le ministre français des Affaires étrangères, Paul Baudouin, allait partager aux autorités militaires les résultats de l’enquête menée dans la capitale du royaume danubien au sujet 111 Archives MAE-France, Guerre 1939-1945. Vichy, sous-serie Europe (Roumanie), dossier 675, f.20-22 (télégramme n° 1504-1509 du 16 août 1940, Bucarest, signés Spitzmuller). 112 Ibidem. 113 Ibidem, Papiers 1940. Papiers Baudouin, dossier 7, f.187-189 (lettre chiffrée no 374, 17 août 1940, Bucarest, Spitzmuller à Baudouin). 114 Ibidem.

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des incidents de Giurgiu, montrant qu’on n’assumera aucune responsabilité dans l’affaire115. Le secrétaire général du Département, Charles-Roux recevra lui aussi des dispositions pour convoquer l’ambassadeur roumain à Vichy et protester énergiquement contre cette attitude anti-française du cabinet Gigurtu116. Mais, même si les responsables français avaient agi avec rapidité face à cette crise dans les relations bilatérales avec le royaume danubien, la tension continuera à régner entre Vichy et Bucarest, surtout après le 30 août 1940.

Comme s’il voulait résumer la vision française sur l’évolution des rapports diplomatiques entre les deux pays dans cette année très difficile qui étaient 1940, Baudouin concluait dans un télégramme daté du même jour et adressé à Spitzmuller: «L’integrité territoriale de la Roumanie n ayant pas survécu deux mois à la défaite de la France, l’événement aurait dù faire sentir au gouvernement roumain ce qu il y avait d’inconvenient de sa part à prendre envers nous l’attitude d’arrogance et d animosité qui se traduit par sa presse et par ses actes»117.

La justesse de son analyse venait toutefois en contradiction avec la politique menée par les hommes de Bucarest, qui n’avaient plus les mêmes conceptions. La marche de la deuxième guerre mondiale avait imposé dans les deux pays une nouvelle évaluation des alliances et les priorités avaient changé. Autant la Roumanie, que la France étaient obligées dans le nouveau contexte européen d‘avoir comme principal interlocuteur le troisième Reich. Mais si la France – plus exactement le régime de Vichy – entre dans la voie de la collaboration, obligée par la défaite écrasante que lui avait été infligée et essaiera, au moins dans cette première période, de minimiser ses effets, le „choix“ de la collaboration pour la Roumanie avait des motivations différentes. Pour elle, qui était un des plus grands gagnants du traité de Versailles, il n‘en était pas question de renoncer à ses avantages territoriaux ainsi acquis. Ayant échoué à établir de bons rapports avec ses voisins, elle tentera d‘obtenir le maintien de ses frontières et du régime du roi Carol II; en se rendant compte que cela n‘était plus possible du côté des grandes démocraties du continent, elle choisira, elle aussi, de se rapprocher de l‘Allemagne et à le prouver par tous les moyens possibles, y compris en accablant la France.

Mais cette politique aura des effets contraires, car très rapidement le royaume danubien va perdre presque entièrement les provinces gagnées en 1918-1919, avec le consentement du Reich et, par conséquent, elle changera, elle aussi de régime politique.

115 Ibidem, Guerre 1939-1945.Vichy, sous-série Europe (Roumanie), dossier 675 (adresse no V 1692 du 20 août 1940, Vichy, Baudouin au Secrétaire d’Etat à la Guerre). 116 Ibidem, f. 27 (télégramme no 82, 22 août 1940, Vichy, Baudouin à l’Ambassade de Bucarest). 117 Ibidem, f.31 (télégramme no 90 du 30 août 1940, Vichy, Baudouin à l’Ambassade de Bucarest).

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L‘histoire prouvera finalement combien ces choix étaient erronés pour les deux régimes, qui continueront sur la même voie presque jusqu‘à la fin de la guerre, mais pendant l‘été 1940 ces choix leur semblaient être les plus appropriés. Les rapides changements intervenus sur la scène internationale entre mai et fin août 1940 affecteront beaucoup l’évolution des rapports franco-roumains.

L’analyse des documents présentés ci dessus montre qu‘en dépit des changements politiques et militaires intervenus sur la scène internationale pendant l‘été 1940, les relations franco-roumaines continuent, elles restent même assez soutenues. En dépit du raidissement qui apparaît à cause du traitement infligé pendant l‘été 1940 aux sujets français qui se trouvaient en Roumanie, à cause de l‘attitude inamicale d‘une partie de la presse roumaine et des facteurs politiques, en dépit des difficultés et des interruptions temporaires intervenues dans les communications entre le Département et ses diplomates se trouvant en poste à Bucarest, malgré les différences d‘opinion existantes entre les fonctionnaires français de Bucarest et ceux du ministère, la France essaie de rester active dans ce pays. Après avoir laissé pour une bonne période de temps (en automne 1939 et en printemps 1940) l‘initiative des rapports avec la Roumanie à la Grande Bretagne, tout en la secondant, la France commence à se détacher petit à petit de son allié anglais et se dessine une autre stratégie diplomatique dans cette région.

Je me propose que les aspects présentés dans ce travail soit approfondis et mis en perspective dans de futures recherches, après des investigations des autres sources de même type.

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ANNEXES

NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES

1. THIERRY, Adrien Ambassadeur de la France en Roumanie

entre 1936 et 1940

- né le 4 janvier 1885 - licencié en droit, diplômé de l‘École de Sciences politiques - entre dans la carrière diplomatique en 1910, comme attaché

d’ambassade au cabinet du ministre - chevalier du „Mérite agricole“ en 1913 - chevalier de la „Légion d’honneur“ en 1921, puis officier en

1929 - détaché à Madrid en 1917 - chargé de fonctions de 2ème secrétaire à Madrid en 1918 - après un court passage à la Direction politique et

commerciale du Quai d‘Orsay et puis à Londres en 1919, il revient à Madrid en 1927, ayant la fonction de conseiller d‘ambassade

- le 16 décembre 1929 il devient ministre plénipotentiaire de 2ème classe

- il est gérant de l‘ambassade de Madrid entre 20 décembre 1929 et 10 mars 1930

- délégué général de la France aux commissions de l‘Elbe et de l‘Oder, en 1931

- envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire à Athènes à partir de septembre 1933

- il est nommé envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire à Bucarest le 30 mai 1936

- promu au rang d‘ambassadeur le 14 avril 1939 - le 25 mai 1940 il est nommé ambassadeur extraordinaire et

plénipotentiaire à Buenos Aires, puis la décision est rapportée le 3 juin 1940

- il est rappelé Bucarest le 5 juillet 1940 (voir document en annexe)

- il est mis en disponibilité le 22 juillet 1940 - en 1942 il est membre du jury d‘examen au concours

d‘admission dans les carrières diplomatiques et consulaires - replacé en activité à compter du 1er mai 1945, le 21 mai

1945 - placé hors cadre et président de la commission centrale pour

la navigation du Rhin, le 21 mai 1945

SOURCES: MAE FRANCE, ANNUAIRE DIPLOMATIQUE

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pour 1936, 1937, 1938, 1947

2. CHARVERIAT, Emile Diplomate nommé ambassadeur de la France

en Roumanie après Thierry, mais jamais installé en poste

- né le 9 février 1889 - licencié es lettres et en droit - diplômé d’études supérieures d’histoire et de géographie - commence sa carrière comme attaché d‘ambassade le 13

mai 1914 - à la Direction politique et commerciale, 23 mai 1914 - cité à l’ordre de la 132 Division, 10 août 1915; cité à l’ordre

de l‘armée, 20 novembre 1915, 5 février 1916, 25 mars 1916 - chevalier de la „Légion d’honneur“ (au titre militaire), le 16

juin 1920, puis officier, 7 août 1931 - sous-directeur de la Direction d’Asie, le 15 janvier 1932 - sous-directeur de la Direction Europe, le 24 mars 1933 - ministre plénipotentiaire de 2ème classe, 7 janvier 1940 - délégué adjoint à la conférence de Nyon, 9 septembre 1937 - directeur adjoint de la direction des affaires politiques et

commerciales, 16 octobre 1937 - directeur de la direction des affaires politiques et

commerciales, 24 octobre 1938 - ministre plénipotentiaire de 1ère classe, 17 mars 1939 - nommé en poste en Roumanie, mais pas installé, juillet

1940 - en disponibilité, 27 septembre 1940 - réintégré dans le cadre à compter du 27 septembre 1945,

14 octobre 1946

SOURCES: MAE FRANCE, ANNUAIRE DIPLOMATIQUE pour 1936, 1937, 1938, 1947

3. SPTZMULLER, Henry Chargé d’affaires de l’ambassade, puis de la légation

de la France en Roumanie entre août 1940 et mars 1941

- né le 17 mars 1900 - licencié es lettres et en droit, diplômé de l‘Ecole de Sciences

Politiques - cité à l’ordre de 23e Régiment de dragons, 16 juillet 1916 - commence sa carrière comme attaché d‘ambassade, le 20

novembre 1925

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- décoré de la médaille militaire, 8 décembre 1933 - chevalier de la „Légion d’honneur“, le 14 février 1935, puis

officier, 12 avril 1947 - rédacteur, puis sous-chef au service français de la SDN en

1933 - chargé des fonctions de secrétaire 2ème classe à Varsovie, 19

octobre 1935 - chargé des fonctions de consul adjoint à Genève, 22 janvier

1936 - chargé de l‘intérim des fonctions de 1er secrétaire à Bucarest

entre 29 janvier et 1 mai 1936 - il est secrétaire général de la Délégation française à la

conférence de Montreux, en 1936, puis de Nyon, en 1937 - chargé des fonctions de 1er secrétaire à Bucarest, 1 avril

1938 - il est promu secrétaire d‘ambassade de 1ère classe, le 10

août 1939, puis conseiller d‘ambassade de 2ème classe, le 26 août 1940

- restera en Roumanie pendant toute la deuxième guerre mondiale, en établissant un réseau d‘information pour la résistance gaulliste.

- entre août 1940 et mars 1941 il sera chargé d‘affaires à l‘ambassade, puis à la Législation française de Bucarest

- en mission à l’Administration centrale à compter de 1 janvier 1945, le 6 juillet 1945

- il est promu conseiller d‘ambassade de 1ère classe, 1 avril 1945

- il sera inspecteur général des Oeuvres françaises à l‘étranger à compter du 1 février 1945, le 2 août 1945

SOURCES: MAE FRANCE, ANNUAIRE DIPLOMATIQUE pour 1936, 1937, 1938, 1939, 1947 et les fonds de documents

4. TRUELLE, Jacques Ministre de la France en Roumanie entre mars 1941 et juin 1943

- né le 20 novembre 1891 - licencié en droit, diplômé de l‘École de Sciences politiques - cité à l’ordre de l’armée et décoré de la médaille militaire,

novembre 1914 - chevalier de la „Légion d’honneur“, 13 janvier 1926, puis

officier, 10 janvier 1936 - commence sa carrière comme attaché autorisé à Rome, mai

1918-avril 1919

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- chargé des fonctions de 1er secrétaire à Londres, 24 janvier 1928

- à Rome (St. Siège), 1 juillet 1933, comme conseiller d‘ambassade

- chef de division à l’Administration centrale (sous Direction Europe), 22 octobre 1936

- à Washington, 13 avril 1938 - nommé ministre en Roumanie à l‘automne 1940, en poste

entre mars 1941 et juin 1943 - mort 1945 - d‘après Jean Mouton, il avait tenu un journal pendant la

guerre, apparemment perdu

SOURCES: MAE FRANCE, ANNUAIRE DIPLOMATIQUE pour 1936, 1937, 1938, 1939

5. FRANASSOVICI, Richard Ambassadeur de Roumanie en France entre 1939 et septembre 1940

- né le 8 septembre 1883, mort en 1958 - licencié en droit, exerce comme avocat jusqu‘à la première

guerre - il passe des conservateurs aux libéraux - homme politique, député libéral entre 1919-1937 - Ministre des Travaux publics, des Communications, puis de

l’Intérieur, entre 1933-1937 - ambassadeur à Varsovie, 1938 - ambassadeur à Paris, de 1939 jusqu‘à l‘arrivée de régime

Antonescu - ministre à Berne, 1945 - ministre à Londres, 1946-1947

SOURCE: DICTIONNAIRE DIPLOMATIQUE,

A. F. FRANGULIS (dir.)

6. HOARE, sir Reginald Harvey Ministre du Royaume-Uni en Roumanie

entre 1935 et 1941

- né en 1892 - attaché à la mission de M. Lindley à Arkhangelsk en 1918 - secrétaire à Varsovie en 1922 - conseiller à Pékin en 1923, où il fit fonction de haut

commissaire

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- ministre à Téhéran en 1931 - ministre à Bucarest entre 1935 et 1941

SOURCES: DICTIONNAIRE DIPLOMATIQUES,

A. F. FRANGULIS (dir.)

DOCUMENTS

1) FOND GUERRE 1939-1945 – VICHY, EUROPE (ROUMANIE), DOSSIER 681

Document qui montre les raisons du rappel de l’ambassadeur Thierry de Bucarest:

Télégramme chiffré, n° 13 CF, Vichy, le 5 juillet 1940

Son Excellence, Paul Baudouin, Ministre des Affaires Étrangères, à l‘ambassadeur de France à Bucarest „L’orientation de ce nouveau cabinet ne peut laisser aucun

doute de l’orientation générale que va prendre la politique roumaine (...) ce qui peut rendre difficile la poursuite de l’action personnelle que vous avez menée avec zèle et succès pendant plusieurs années au plus grand bénéfice des relations franco-roumaines.

(...) Voulez me faire savoir s‘il vous paraît possible de continuer votre tâche avec toute l‘autorité et efficacité nécessaires, ou si au contraire le moment est venu de procéder à un changement de titulaire du poste pour permettre une adaptation de notre action diplomatique aux possibilités actuelles“.

FOND GUERRE 1939-1945 – VICHY, EUROPE (ROUMANIE), DOSSIER 675

Thierry annonce qu‘il a obtenu les approbations nécessaires

pour la nomination de Charveriat en poste à Bucarest:

Télégramme n° 1394, Bucarest, le 21 juillet 1940 „J’ai demandé d’urgence pour Monsieur Charveriat l‘agrément

qui, vient de me dire le Ministre des Affaires Étrangères, a été déjà accordé hier par l‘entremise de Monsieur Franassovici.

En ce qui concerne mon retour, il y aurait lieu que le sauf-conduit demandé au gouvernement italien comprit également mon fils âgé de 19 ans.

J’aurais en outre intérêt à connaître les projets de mon successeur“.

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FOND GUERRE 1939-1945 – VICHY, EUROPE (ROUMANIE), DOSSIER 675

Le consul de France à Galati, Gabriel Richard, envoie à Vichy,

pour Paul Baudouin, le rapport de Séguinaud, ancien agent consulaire français à Kichinev, concernant la suppression de la représentante diplomatique et l’évacuation de la colonie française de Bessarabie; daté de 1er août 1940, ce rapport est une des sources les plus importantes pour connaître le sort des intérêts français dans la région:

Télégramme du consulat français de Galati, n° 36, le 12 août 1940

„Lors de l’évacuation de la Bessarabie par les troupes et les

autorités roumaines je suis resté au poste de Kichinev pour assurer la protection de mes compatriotes et des intérêts français dans cette province. J’ai pris contact avec les autorités soviétiques à leur arrivée à Kichinev. Sans liaison avec Galati ou Bucarest, j’ai télégraphié à notre ambassade à Moscou pour lui faire connaître que j’étais resté au Kichinev. Cette Ambassade m’a fait savoir télégraphiquement que le gouvernement soviétique ne reconnaissant pas les consulats étrangers en Russie, l’Agence consulaire de Chisinau devait cesser de fonctionner et qu’il m’était accordé deux semaines pour liquider le Consulat et régler au mieux avec les autorités locales les intérêts français.

J’ai brûlé toutes les archives, à l’exception de quelques registres officiels, que j‘ai rapportés à Bucarest.

Les intérêts français ont été réglés en théorie sur la base suivante: liberté pour les étrangers quittant la Bessarabie de réaliser leurs biens mobiliers, la question des biens immobiliers devant être réglée par l’Ambassade de Moscou. En pratique, je me suis heurté dans la plupart des cas, au cours des démarches répétées et pénibles auprès des autorités soviétiques, à l‘incompréhension, l‘incompétence et le mauvais vouloir.

Après avoir fait enregistrer ceux de mes compatriotes qui ont voulu rester, tout au moins provisoirement, en Bessarabie, j‘ai été rapatrié sur Bucarest le 25 juillet avec les autres consuls étrangers et quelques Français.

Français de Bessarabie qui sont restés à Kichinev:

Eugène Clément Charlotte Clément Paul et Madeleine Clément – leurs enfants majeurs Jeanne Mugnier Jeanne Perraud

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Joséphine Syord Marie Pobel Reine Dzirnos, née Camblat

Français rapatriés à Bucarest

Pierre Guiraud – professeur de la Mission Claire Dewez – sa mère M. et Mme V. Scherer Mlle Diehl Mlle Chavance Mlle Lescornez Mlle Adèle Pizolli M et Mme Fortune Victor Schneider et sa mère“

FOND GUERRE 1939-1945 – VICHY, EUROPE (ROUMANIE), DOSSIER 675

Télégrammes qui contiennent les résultats de l‘enquête

menée par Spitzmuller au sujet de l‘expulsion des ingénieurs français, incident qui implique les attachés militaires de l‘ambassade de France à Bucarest et qui avait fait l‘objet d‘une protestation de la part de l‘ambassadeur roumain à Vichy auprès de Paul Baudouin.

Télégrammes n°S 1504-1509, Bucarest, 16 août 1940 tél.n°1504

„Les griefs formulés par l’ambassadeur de la Roumanie contre

les membres de notre mission militaire reposent sur une déformation tendancieuse des faits. Le personnel de l‘ambassade a du rester au Giurgiu presque au complet et aucun de ses membres civils ou militaires n‘a injurié les fonctionnaires roumains, ni proféré d‘insultes à l‘égard de la Roumanie.

M. Franassovici a omis de rappeler tout dès qu’il s’agissait du départ des huit personnalités (françaises) expulsées sous prétexte de sabotage par le gouvernement roumain, dont le Ministre de l’Intérieur actuel avait précisément collaboré avec elles, en tant que sous-chef de l’État Major, aux préparatifs de destruction des puits de pétrole. Ce seul fait suffirait à situer l‘affaire. D‘autre part les arrestations avaient été effectuées dans des conditions scandaleuses, irruption des policiers“(...)

tél. n° 1505

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(...) „au milieu de la nuit, revolver au poing dans la chambre des intéressés, coups au personnel domestique et aux membres de la famille, perquisitions violentes, incarcération pendant 48 heures au cours de laquelle les ingénieurs français n’ont pu avoir aucun communication avec l’extérieur, ni se coucher, ni se changer, ni procéder aux soins de toilette les plus élémentaires (...)

En outre, les autorités roumaines ont cherché par de fausses indications à dissimuler à l‘ambassade l‘heure et le lieu de départ de nos malheureux compagnons. Mais la surveillance(...)“

tél. n° 1506

(...) „organisée à la préfecture de police ayant permis d‘apprendre leur départ par Giurgiu, mes collaborateurs s‘y sont aussitôt rendus par la route. Leur arrivée dans cette ville leur a attiré les foudres des autorités. Certains d‘entre eux, comme notre attaché de l‘air, ont même été arrêtés par des soldats, baïonnette au canon, pour les empêcher d‘atteindre l‘embarcadère. Les autres y sont parvenus, mais ont été constamment entourés de policiers, qui les ont traités sans ménagement“.

tél. n° 1507

„Bien que le traitement infligé à nos compatriotes fût de nature à provoquer l‘indignation légitime du personnel de l‘ambassade et que l‘accueil de la police fût de nature à renforcer ces sentiments, mes collaborateurs ont gardé tout leur sang froid et une entière correction. Sans doute des réflexions assez aigres ont pu être échangées, mais aucune ne peut être considérée comme une injure. L‘initiative de tels propos revient du reste aux autorités roumaines qui, multipliant les réflexions désobligeantes se sont parfois attiré des ripostes du même genre. Il en fut ainsi lorsque le capitaine du port a reproché à la France de ne pas être venue défendre la Bessarabie.

Il va sans dire qu‘aucune insulte contre la Roumanie n‘a été proférée et que le seul cri qui a été poussé l‘été lorsque le bateau s‘est éloigné“(...)

tél. n° 1508

„(...)celui de: Vive la France! que je ne puis considérer même

dans ce pays, comme un cri séditieux. En ce qui concerne le bateau à croix gammée aucun de mes

compatriotes n‘a apostrophé le canot à moteur sous pavillon allemand. C‘eût été d‘ailleurs sans effet, puis qu‘il passait hors de portée de la voie. Il est vrai qu‘il se trouvait à hauteur de l‘embarcadère lorsque le cri de Vive la France! a été poussé et que

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les autorités roumaines ont du frémir à l‘idée que l‘occupant du dit bateau aurait pu l‘entendre.

Ainsi (...)“

tél. n° 1509

„(...) les incidents allégués par l‘ambassadeur de Roumanie ne présentent pas le caractère agressif que son gouvernement prétend leur attribuer. Dans la mesure où ils ont pu exister, c‘est surtout aux agents roumains qu‘ils sont imputés. Le cabinet Gigurtu s‘en rend si bien compte qu‘il s‘est gardé d‘adresser sa protestation à l’ambassade, trop informée du détail de l‘affaire.

Je crois du reste que la démarche ordonnée à M. Franassovici est délibérée et répond à une tendance générale. Je ferai part à votre Excellence par un prochain courrier des observations que cette attitude à notre endroit me paraît appeler“.

Spitzmuller

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NOUVEAUX TÉMOIGNAGES DOCUMENTAIRES SUR LES RELATIONS

ENTRE LA ROUMANIE ET LE GOUVERNEMENT DE VICHY PENDANT

LA DEUXIÈME GUERRE MONDIALE Gavriil PREDA

es guerres ont toujours créé des situations limite pour tous les Etats, soit-ils belligérants ou non-belligérants, petits ou grandes puissances; elles ont produit, néanmoins, des

changements structuraux dans les rapports entre les Etats, les obligeant à adopter des politiques de protection très sévères. Dans ce contexte, l’évolution des relations entre la Roumanie et la France, pendant la deuxième conflagration mondiale, constitue une exception, en offrant un bon exemple dans lequel les raisons d’ordre humanitaire ont prévalu sur celles d’ordre politique et économique.

La défaite militaire de la France en juin 1940 a été suivie d’une profonde et prolongée crise économique dont les effets se sont accentués encore les années suivantes. Les causes de cette dépression ont été multiples: l’occupation militaire allemande, généralisée après le 19 novembre 1943 sur tout le territoire continental français, les énormes dépenses de l’occupation (environ 400 000 francs par jour1), la réduction de la force de travail qualifiée (il y avait presque 2 000 000 prisonniers français en Allemagne, en décembre 19402), le manque chronique de produits pétroliers et de charbon3, la diminution sensible de la production agricole et industrielle, en général. Les effets les plus dramatiques de cette crise économique furent enregistrés dans les domaines de l’alimentation et de la santé. A la fin de l’année 1943, les prix des aliments enregistraient de très grandes valeurs, comme telles: 1 kilo de beurre – 1 200 francs, 1 kilo de viande - 350 francs, 1 kilo d’huile - 900 francs, 1 kilo de sucre - 800 francs4. La situation sanitaire était également inquiétante: «la tuberculeuse osseuse faisait des ravages de plus en plus grands»5, surtout parmi les enfants.

Engagée elle-même, depuis juin 1941, dans une guerre tragique à côté de l’Allemagne, la Roumanie et son gouvernement vont trouver des ressources pour aider la nation française et le pays qui lui avaient donné tant de témoignages d’amitié et tant d’appui précieux dans l’histoire des derniers cent ans.

1 Henry Michel, Pétain et le régime de Vichy, Paris, 1978, p. 61 - 62. 2 Le Procès du Maréchal Pétain, compte rendu sténographique, Paris, 1954, p. 571 - 575. 3 Ibidem. 4 Archives du Ministère des Affaires Etrangères, fonds 71/1920 – 1944. France, vol. 74, f. 267. 5 Ibidem, f. 268.

LL

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La diplomatie roumaine a du tenir compte des circonstances politiques et militaires dans lesquelles se trouvait la France «et faire une nette distinction entre les deux réalités: l’alliance politique et militaire avec l’Allemagne, d’un côté, et l’amitié traditionnelle entre la France et la Roumanie de l’autre»6. Cette attitude a été clairement mise en relief par le ministre des Affaires étrangères Mihai Antonescu, en novembre 1941, à Berlin, lorsqu’il déclarait à Ribbentrop que: «la politique de la Roumanie à côté de l’Allemagne est une politique d’instinct devant la menace russe et qu’il ne dépend que de l’Allemagne de faire envers la Roumanie ce que la France a déjà fait, afin de gagner aussi son amour et non seulement sa défense instinctive»7.

La question de la nature des relations entre la Roumanie et la France a eu un caractère extrêmement délicat. «En France d’aujourd’hui, ces relations s’encadrent dans un triangle roumain - français - allemand, dans lequel l’alliance Roumanie - Allemagne et l’amitié entre la Roumanie et la France se trouvent près d’un troisième côté, lequel représente des rapports vainqueur - vaincu» - voilà ce qui était écrit dans un rapport de la Légation roumaine de Vichy, le 5 mai 19438. Cette situation spéciale a demandé souplesse et beaucoup de tact de la part du personnel diplomatique roumain en France, ainsi qu’aux personnalités ayant des missions temporaires, «afin de ne pas commettre des erreurs psychologiques, susceptibles à léser les sentiments des Français et de compromettre, pour l’avenir, l’entier capital d’amitié qui existait entre les deux pays»9. Le rapport mentionné mettait aussi en évidence d’autres aspects significatifs des relations entre la Roumanie et la France: «certains sentiments de jalousie des Français à l’égard de nos succès militaires à l’Est»; la préoccupation pour que la propagande faite en France ne situe en premier plan l’alliance avec l’armée allemande, mais qu’elle se base sur le fait «qu’on garde pour la France les mêmes sentiments d’admiration qu’antan». Aux nombreuses accusations parvenues surtout de la zone occupée: «Vous nous avez lâchés, vous êtes maintenant contre nous», les diplomates roumains ont toujours répondu: «s’il s’agit d’abandon, ce n’est pas à nous les avoir abandonnés, mais ce sont eux [les Français] à nous avoir abandonnés, avec des conséquences douloureuses pour nous et que, d’ailleurs, nous ne luttons pas contre eux, mais contre les bolcheviques»10.

Vis-à-vis de l’opposition franco - allemande, la Roumanie a conservé une attitude neutre. Le ministre roumain à Vichy, Dinu Hiott, soulignait, dans un autre rapport, le fait que «dans les

6 Ibidem, f. 38. 7 Ibidem, f. 46. 8 Ibidem, f. 45. 9 Ibidem, f. 46. 10 Ibidem.

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circonstances actuelles, le domaine le plus favorable pour maintenir un contact entre la Roumanie et la France soit, à coup sûr, le domaine spirituel» et qu’il soit indiqué à faire «dans ce domaine tous les efforts possibles, pour ne pas donner l’impression d’un éloignement volontaire, étant donnée la faible position internationale actuelle de la France»11.

Mais les relations entre la Roumanie et la France ne se sont pas limitées uniquement aux rapports culturels, elles se sont également étendues dans d’autres domaines: économique, militaire, commercial etc. Il faut noter, dès le début, que les échanges économiques entre les deux pays ont connu évidemment des valeurs bien inférieures à celles de la période de l’entre-deux-guerres. La collaboration la plus dynamique a été enregistrée dans l’industrie de la défense et dans l’industrie du pétrole. Ainsi la Roumanie a continué à acheter de France des quantités importantes d’armement, des munitions et moteurs d’aviations, d’engins blindés, des matières premières stratégiques (comme du mercure, de la platine) et a exporté, en compensation, des produits pétroliers12, et cela en dépit du désaccord manifesté par les autorités allemandes concernant l’exportation de ces produits.

Dans le cadre des rapports entre la Roumanie et la France, il est à retenir les actions à caractère humanitaire, déployées par les Roumains en faveur des prisonniers français. Ainsi, pendant l’été de l’année 1941, le ministre français à Bucarest informait Mihai Antonescu que «le peuple français souffre [...] à cause du traitement imposé par le régime des deux zones, ainsi que par le grand nombre de prisonniers»13. Le vice-président du Conseil et ministre des Affares étrangères roumain est intervenu, par l’intermédiaire du «Monsieur von Ribbentrop au Führer Adolf Hitler, en sollicitant la compréhension de cette intervention comme un acte de gratitude [...] envers le peuple français, lequel a toujours aidé la Roumanie»14. Quelques jours plus tard, von Ribbentrop a informé Mihai Antonescu que «le Führer a décidé de relâcher un nombre important de prisonniers et qu’il examine la situation des deux zones»15.

Une preuve extrêmement significative pour l’ampleur et le caractère des actions humanitaires entreprises par le Gouvernement de la Roumanie au bénéfice de la France a été l’aide alimentaire donné aux enfants français, en 1943. L’action généreuse faite par la Roumanie a impressionné non seulement à cause des circonstances spéciales dans lesquelles s’était produite, pendant l’offensive soviétique, mais aussi par les dimensions de l’allocation. Ainsi, le 22

11 Ibidem, f. 103. 12 Ibidem, vol. 72, f. 138, 143-144, 243-244. 13 Ibidem, vol. 74, f. 73. 14 Ibidem, f. 74. 15 Ibidem.

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juin 1943, on a envoyé un premier transport, des Entrepôts d’INCOOP de Dealul Spirii (Bucarest), transport contenant 3 wagons d’aliments, destinés à l’Université de Paris (2 wagons) et aux enfants de Paris (1 wagon). Les wagons ont été envoyés à l’aide de la Société de transport „Terestra Marina“ de Bucarest, à l’adresse: «Comité de la Reconnaissance française, Ministère des Affaires Etrangères, pour le Secours national, Paris». Celui-ci va confirmer la réception et le stockage de la marchandise, par la lettre no 20 158 du 25 septembre 194316.

Le don alimentaire fait par le Gouvernement roumain, qui a payé également le transport, devait être reçu en France d’une manière sobre et simple, particulièrement les wagons destinés à l’Université de Paris devaient être remis «sans formalité aucune», le geste en soi étant apprécié par le professeur Mihai Antonescu comme «une action collégiale, sans aucune publicité»17.

Le Consul roumain à Paris communiquait bientôt à Bucarest que «le geste du Gouvernement roumain a été chaleureusement accueilli par les autorités françaises et, au cours du mois de novembre, à l’Université de Paris aura lieu une solennité spéciale d’amitié»18. Il y a des nombreux témoignages en ce sens, par exemple les lettres de remerciement adressées par le préfet de la Seine, René Bouflet, et par le maire de Paris, Pierre Taittinger, qui ont exprimé des sentiments de reconnaissance pour un «geste infiniment délicat et précieux» (Annexe 1).

Le second transport alimentaire destiné aux enfants français a été expédié au mois de décembre 1943 et il comprenait 51 wagons (Annexe 2). Le secours humanitaire a été accompagné par la représentante du Gouvernement roumain, Alexandrina Cantacuzino, présidente du Conseil national des femmes roumaines. Les aliments arrivés de Roumanie ont été dirigés vers les grands centres: Paris, Bordeaux, Marseille, Lyon et, grâce à ces aliments, «on a sauvé la vie de 252 000 enfants, qui ont reçu des aliments supplémentaires, deux fois par jour, pendant quatre mois»19.

Alexandrina Cantacuzino notait avec satisfaction: «l’impression formidable faite par ce don du Gouvernement roumain sur l’entier peuple français, en offrant l’occasion que l’úuvre militaire, sociale et politique de la Roumanie, pendant cette guerre, soit enfin observée dans la lumière des réalités»20. Pendant l’audience chez le maréchal Pétain, le chef de l’Etat français, celui-ci a eu des appréciations flatteuses concernant la Roumanie: «La France n’oubliera jamais l’attitude de la Roumanie»21.

16 Ibidem, f. 139. 17 Ibidem, f. 181. 18 Ibidem, f. 148. 19 Ibidem, f. 268. 20 Ibidem, f. 266. 21 Ibidem.

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L’opinion publique générale a été profondément touchée par le geste du peuple et du Gouvernement roumain et l’a salué et apprécié également. Dans le télégramme du 28 décembre 1943, le ministre roumain en France, Dinu Hiott, appréciait que «la formule de l’envoi d’aliments étant dépourvue de caractère politique, et rendant possible le contact direct avec la population française, me semble la plus adéquate pour notre action en France. Récemment, à Paris, j’ai eu le plaisir de vérifier personnellement la miraculeuse impression produite par le don envoyé par notre Gouvernement à l’Université»22. Le poste de radio „Radio fidèle“, pendant son émission du 27 décembre 1943, à 14,00 heures, montrait que «la Roumanie a manifesté de nouveau sa sympathie envers la France, envoyant des aliments aux enfants et aux femmes, c’est–à-dire à ceux qui souffrent le plus à la suite des nécessités [...] grâce au Maréchal Antonescu, à Monsieur Michel Antonescu [...] on a réussi à envoyer, par l’intermédiaire de la société dirigée par la princesse Cantacuzino, 51 wagons d’aliments destinés aux enfants français. A la suite de cet important transport, la Roumanie occupe la première place parmi les donateurs généreux»23.

Les journaux français des deux zones ont accordé une attention spéciale au secours alimentaire offert par le peuple roumain. Il y avait de grands titres comme: «Le gouvernement roumain et les enfants français» ou «La Roumanie généreuse et les enfants français»; on a largement commenté la signification de «ce geste splendide d’aide mutuel» qui prouve «la générosité de la nation roumaine», constituant en même temps «la preuve de l’amitié roumaine envers la France si difficilement marquée aujourd’hui»24. Louis Durrès, le rédacteur en chef du journal «Lyon républicain» écrivait: «Lorsqu’on pense aux sacrifices faits et endurés par le méritant peuple roumain, dès le début de la guerre, on ne peut pas assez admirer le geste fait pour notre pays»25. Dans «Le Petit Journal», Saint Pourcain à propos du geste humanitaire roumain faisait le suivant commentaire: «Grâce au bienveillant appui du Maréchal Antonescu et de son gouvernement, ainsi que grâce à monsieur Dinu Hiott, le ministre de la Roumanie en France, des plus pauvres pourront vivre des moments heureux et pourront retrouver leurs forces»26. L’article «La Roumanie, amie fidèle», paru dans l’ «Eclaireur de Nice», affirmait: «Cette preuve de sympathie est d’autant plus précieuse qu’elle vient, après beaucoup d’autres, de la part d’un pays qui lutte difficilement» et il concluait par la phrase: «Pour la Roumanie, les valeurs spirituelles

22 Ibidem, f. 160. 23 Ibidem, f. 162. 24 Ibidem, f. 180. 25 Ibidem. 26 Ibidem.

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sont encore dominantes. Qu’on lui remercie de l’affirmer d’une manière si touchante»27.

L’académicien Charles Maurras, directeur du journal «l’Action française», consignait: «Majestueux présents de la Roumanie pour la France, des cadeaux si précieux pour notre tristesse [...] ils sont le témoignage d’une amitié que, décidément, rien ne peut ébranler, ni la guerre ou la révolution, ni même les moments de joies ou de malheurs, lesquelles, ensemble, touchent, désespèrent ou consolent»28.

D’autres journaux, comme le «Mot d’Ordre» et «l’Eclair» de Montpellier, «Le Matin» de Marseille, ont fait l’éloge du geste humanitaire du peuple roumain et de l’amitié prouvée dans ces temps-là, difficiles pour la France.

Mais l’un des plus touchants témoignages d’appréciation du geste fait par notre peuple a été la lettre d’une mère de la région Bordeaux, qui s’exprimait: «Béni soit le pays où des mères ont pensé à nos enfants, béni soit le pays qui s’est souvenu de tout ce que la France a fait pour d’autres nations, nous ne sommes donc plus seuls dans notre détresse, merci pour tout le confort moral qui nous est donné»29.

La justification pour l’acte humanitaire fait par la Roumanie, dans des circonstances très difficiles pour son destin historique, se retrouve dans une lettre du Maréchal Antonescu, lettre destinée à la princesse Alexandrina Cantacuzino. Le chef de l’Etat roumain de cette période-là soulignait: «La tradition roumaine de l’humanisme, les lois non-écrites de l’amitié, lesquelles ne peuvent pas être assombries par les épreuves de la vie, difficiles mais passagères, ces lois donc ont replanté dans les tréfonds mêmes de notre existence l’ordre moral d’aider celui frappé par la souffrance.

Le témoignage, basé sur des faits, de cette qualité fondamentale de notre peuple était, spécialement envers la France, un devoir de conscience. Voilà la raison du don de notre nation pour la nation súur française.

Dans les heures décisives de notre renaissance politique et culturelle, dans nos efforts de relèvement comme Nation et comme Etat, on a senti à côté de nous le cæur, l’appui bienveillant et l’aide de la France. Plus d’un siècle, notre âme s’est nourrie de la grande générosité de l’esprit de la culture française et les étroites liaisons qui unissent depuis tant d’années les intellectuels des deux pays ont consacré la fraternité de la pensée et des sentiments fondés sur la parente des origines de nos nations.

Dans la pression des jours sombres que la France subit maintenant, notre secours s’est dirigé et se dirige, naturellement,

27 Ibidem. 28 Ibidem, f. 268. 29 Ibidem, f. 268-269.

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vers la jeunesse et vers les enfants français, comme vers ceux qui représentent les garants de son avenir.

Engagés avec tout notre être dans le serrement d’une guerre cruelle et difficile, ce secours est, bien entendu, modeste, par rapport aux nécessités de la nation française. Mais il constitue la preuve de notre fraternité et de notre solidarité, le signe de notre sympathie sincère et de la confiance avec laquelle la Roumanie observe les efforts de la nation sæur de s’élever au-dessus des difficultés d’un sort méchant, l’hommage de notre reconnaissance pour la France depuis toujours»30.

Peuple ayant une profonde vocation humanitaire, le peuple roumain s’est manifesté envers la nation sæur française, complètement en accord avec sa conviction intime, que son histoire orageuse a confirmé plusieurs fois, c’est-à-dire: «Il est dans le besoin qu’on connaît ses amis».

30 Ibidem, f. 268-269.

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LA RETRAITE DES TROUPES SOVIÉTIQUES DE ROUMANIE DANS LES DOCUMENTS DIPLOMATIQUES FRANÇAIS

Valeriu Florin DOBRINESCU,

Ion PĂTROIU

vant et au cours de l’année 1955, la présence des troupes soviétiques en Roumanie se fondait sur la IVème Partie, La retraite des Forces alliées de Roumanie, article 21 du

Traité de Paix (10 février 1947), qui stipulait: «Toutes les forces armées alliées seront retirées de la Roumanie en 90 jours après la date d’entrée en vigueur du présent Traité, l’Union Soviétique réservant son droit de garder sur le territoire roumain des forces qui pourraient être nécessaires à maintenir les lignes de communications de l’Armée Rouge avec la zone soviétique d’occupation de l’Autriche [...]»1.

Profitant des stipulations de ce Traité, souvent très restrictif, l’Union Soviétique a maintenu, pendant plusieurs années, deux corps d’armée2, dont l’un qui se trouvait au Banat, près de la frontière, a témoigné les moments les plus difficiles durant la tension entre l’Union Soviétique et la Yougoslavie.

Le 15 mai 1955, les représentants de l’URSS, des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et de la France ont signé, à Vienne, avec le chef du Gouvernement de coalition, Julius Raab, le Traité d’Etat pour le rétablissement d’une Autriche indépendante et démocratique, document qui entrait en vigueur un mois plus tard, le 27 juin. En vertu de ce Traité, le 19 septembre 1955 les dernières troupes d’occupation ont été retirées et le 26 octobre, la même année, a été signé le Traité concernant la fin du régime d’occupation en Autriche3.

La conclusion du Traité avec l’Autriche, en supprimant la base juridique du stationnement des troupes soviétiques en Roumanie, a créé l’espoir de certains observateurs occidentaux que ces troupes seraient retirées. Observant le déplacement de troupes - leurs services ont quitté Bucarest et l’aéroport Otopeni a été évacué4 – le journal «Observer» annonçait même le départ des troupes soviétiques de Roumanie. Dans cette présomption on oublia la nouvelle base juridique donnée au stationnement des troupes

1 I. Enescu, Politica externă a României în perioada 1944-1947 (La politique étrangère de la Roumanie dans la période 1944 - 1947), Bucarest, 1979, p. 359-360. 2 Le nombre des militaires soviétiques stationnés en Roumanie a oscillé entre 145 000, en juin 1946, et 32 000 après 1950. (S. Verona, Military Occupation and Diplomacy. Soviet Troops in Romania. 1944-1948, Foreword by J.R. Brown, Durham and London, 1992, p. 50-51. 3 România. Retragerea trupelor sovietice. 1958 (Roumanie. La retraite des troupes soviétiques. 1958), coordonnateur I. Scurtu, Bucarest, 1996, p. 41. 4 En réalité, les avions soviétiques de l’aéroport Otopeni ont été envoyés à une autre base, toujours sur le territoire roumain.

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soviétiques par l’organisation du Traité de Varsovie qui prévoyait que, à la demande d’une des parties, un autre pays représentant du Pacte pourrait envoyer ses troupes stationner sur le territoire de celle-ci.

L’Agence «United Press» informait son auditoire – la nouvelle avait ses origines dans certains journaux occidentaux – que les unités soviétiques seraient retirées de Roumanie le 1er octobre 1955. Le vice-président de l’agence, A.L. Bradford, a sollicité au président du Conseil des Ministres, Gheorghe Gheorghiu-Dej, une réponse ferme à cette information. Voici la réponse: «Après la conclusion du Traité avec l’Autriche, il est nécessaire, dans les conditions actuelles, de tenir compte du fait que pendant la dernière période, dans la situation de l’Europe se sont produits des changements importants. A l’Ouest ont été créés des groupements militaires, des nombreuses bases militaires étrangères et ont été ratifiés les Accords de Paris, qui prévoient la démilitarisation de l’Allemagne occidentale et son inclusion dans les groupements militaires des Puissances occidentales.

A la suite de ce fait, ainsi qu’on le connaît déjà, fut conclu le Traité de Varsovie, en vertu duquel toutes les mesures nécessaires ont été prises pour assurer la sécurité des Etats européens démocratiques, parmi lesquels la Roumanie. Bien entendu, si les troupes étrangères appartenant aux Etats occidentaux étaient retirées des pays de l’Europe occidentale et les groupements militaires créés en Occident étaient liquidés, la situation de l’Europe changerait et la nécessité du Traité de Varsovie et des mesures d’assurance de la sécurité prévues dans ce Traité serait écartée. Dans ce cas, il est évident qu’on écarterait aussi la nécessité de la présence des troupes soviétiques en Roumanie et ces troupes seraient retirées de la Roumanie»5.

Le leader communiste roumain Gheorghe Gheorghiu-Dej va invoquer les déclarations de l’agence «United Press» du 12 août 1955, pour annoncer et justifier, même en juin 1958, le maintien des troupes soviétiques en Roumanie. Il l’a fait dans des termes très catégoriques, que le diplomate Jean Daciry, chargé d’affaires ad-intérim de la France à Bucarest, a estimé pouvoir la résumer sous la forme suivante: «les troupes soviétiques vont évacuer Constanţa quand les troupes américaines quitteront Châteauroux»6. Cette déclaration du Gheorghiu-Dej n’a pas été reproduite par la presse soviétique, mais l’opinion publique a interprété l’annonce fait par celui-ci plutôt comme une réflexion à la décision de Moscou de faire face aux dispositions militaires du Pacte nord-atlantique, que

5 România. Retragerea trupelor [...], p. 217-218. 6 Ministère des Affaires étrangères de la France, fonds Archives diplomatiques. Europe, 1956-1960. Roumanie, vol. 145, f. 246 (Rapport n° 405 du 4 juin 1958, Jacques Emile Paris, ministre plénipotentiaire et envoyé extraordinaire en Roumanie, adressé au ministre des Affaires étrangères).

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de maintenir une surveillance étroite sur la Roumanie7. Elle démontrait plutôt le tact et l’intelligence politique de Gheorghe Gheorghiu-Dej, des qualités que nous n’avons plus besoin de rappeler ici.

Notre recherche s’intéresse surtout de la manière dans laquelle les Archives diplomatiques françaises reflètent la retraite des troupes soviétiques de Roumanie, décision qui durant les années ‘60 a retenu l’attention des cercles politiques et diplomatiques européens et de l’opinion publique et mass media international.

Les réactions françaises se retrouvent dans les télégrammes, les lettres et les rapports qui prouvent que la Légation de la France à Bucarest détenait certaines informations dignes de considération. L’analyse de ces pièces diplomatiques nous a permis de formuler des conclusions qui permettent une meilleure compréhension des événements.

1. Le premier document est intitulé L’éventuelle retraite des forces soviétiques de Roumanie et daté le 30 juin 1949. A cette date-là, Philippe de Luzé, chargé d’affaires ad-intérim à Bucarest, informait son ministre des Affaires étrangères, Robert Schuman, concernant un rapport rédigé par le commandant Parisot, l’attaché militaire français à Bucarest, sur les perspectives offertes par l’éventuelle retraite des forces soviétiques à la suite de la conclusion du Traité de Paix avec l’Autriche. L’avis du commandant Parisot était que les quatre divisions russes, disloquées sur le territoire roumain, étaient «insuffisantes» pour maintenir l’ordre, qui était assuré plutôt par l’existence d’une milice, comprenant environ 100 000 personnes. L’officier supérieur français observait que le stratagème employé par les Soviétiques, qui se déplaçaient fréquemment pour donner l’impression d’avoir des objectifs nombreux, modifiait peu la situation réelle. Parisot croyait que le voisinage du territoire soviétique permettait à Moscou de faire des pressions sur les Roumains, tandis que l’éventuel départ de ces troupes «aurait un grand effet moral sur la population»8.

2. Il est important pour notre étude d’analyser aussi le stade des rapports franco-roumains pendant les années ‘50. Après une période de froideur dans les rapports bilatéraux, accompagnée par des accusations réciproques, qui ressemblaient aux situations similaires passées dans les relations des pays communistes européens avec les Puissances occidentales et qui ont caractérisé cette première étape de la guerre froide, depuis 1955 les relations entre la République française et la République Populaire Roumaine sont entrées en normalité, mais elles étaient encore loin de la

7 Ibidem, f.. 247. 8 Ibidem, fonds Europe, 1944-1949. Roumanie, vol. 28, f. 214-215 (Télégramme n° 637 de Bucarest, le 30 juin 1949, Philippe de Luzé à Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères).

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confidence qui les avait caractérisées entre les deux guerres mondiales9.

Dès 1949, les mesures prises par le Gouvernement communiste de Bucarest ont eu comme but la dissolution de l’influence française en Roumanie: les écoles françaises, l’Institut et la Bibliothèque ont été fermés, les noms français des rues de la Capitale ont été changés, l’étude de la langue française fut sensiblement diminuée et remplacée dans les écoles par celle de la langue russe. Les relations bilatérales ont commencé à s’améliorer graduellement après la mort de I.V. Staline. Les prisonniers français ont été libérés et rapatriés en juillet 1955, mais non pas avant que le Gouvernement français ne menace avec l’annulation de l’accord commercial. Ce changement s’est traduit, dès 1956, par le voyage à Bucarest d’une délégation de parlementaires français; une délégation roumaine a été reçue ensuite. En août 1957, d’anciens combattants de la Mission Berthelot (parmi eux, le général Victor Pétin, son ancien chef d’état-major) ont été invités en Roumanie, pour célébrer à coté de leurs camarades roumains les 40 ans de la victoire de Mărăşeşti. En 1958, le Président de la République, René Coty, a accordé une audience au président du Présidium de la Grande Assemblée Nationale de la République Populaire, Ion Gheorghe Maurer, qui passait par la France. Personnellement, nous considérons comme très important le rôle joué par Ion Gheorghe Maurer dans le renouvellement des rapports entre la Roumanie et la France aux années ‘60, car il était le conseiller principal et «l’éminence grise» de Gheorghe Gheorghiu-Dej dans les problèmes de politique étrangère.

3. Pour mieux comprendre la question présentée - le moment de la retraite des troupes soviétiques de Roumanie -, il est important de relever la personne qui a eu l’initiative et celle qui a déclenché l’événement.

Peu après la mort de I. V. Staline, N.S. Khrouchtchev s’est rendu à Bucarest, où il a rencontré outre les dirigeants du Parti le ministre des Forces Armées, Emil Bodnăraş. Selon le témoignage de Khrouchtchev, Emil Bodnăraş aurait demandé pendant leur conversation: «Et si vous retirez vos troupes de Roumanie?». Il était évident que Gheorghe Gheorghiu-Dej essayait de diminuer l’influence soviétique de Roumanie, mais la «nouveau gouvernail», inaugurée par Giorgi Malenkov, n’était pas à ce moment-là aussi favorable à satisfaire le désir manifesté par la direction de Bucarest. Khrouchtchev a reconnu que la question l’avait pris par surprise et il a choisi une réponse évasive, montrant que l’Union Soviétique devait garder ses troupes en Roumanie, dans l’éventualité d’une attaque venue de la part des Turcs10.

9 Ibidem, fonds Europe, 1956-1960. Roumanie, vol. 148, f. 193-202. 10 Krushchev, Remembers: The Last Testament, édition Strobe Talbot, Boston, 1974, p. 227-229.

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L’initiative de la retraite des troupes soviétiques de Roumanie a appartenu aux dirigeants de Bucarest. Khrouchtchev l’admet, en se confessant: «dans le cas de la Pologne et de la Hongrie, c’est nous qui avons proposé soit la réduction, soit la retraite complète des troupes de leur territoire [...]. Les Roumains ont été ceux qui nous ont proposé de retirer nos troupes du territoire de leur pays» (notre soulignement)11.

Il est sûr que c’est Emil Bodnăraş qui a abordé, pour la première fois, dans une discussion avec Khrouchtchev, la question de la retraite des troupes soviétiques du territoire national. Celui-ci lui-même, ainsi que des dirigeants communistes roumains: Miron Constantinescu12, Gaston Marin13, Gheorghe Apostol14 évoquent et confirment la démarche. Silviu Brucan, dans un récent volume de Mémoires, raconte que c’était Gheorghe Gheorghiu-Dej qui aurait soulevé cette question devant le leader soviétique, lors d’une chasse aux ours au Nord de la Transylvanie15. Le chef du gouvernement de Bucarest lui aurait confié leur rencontre, lorsqu’il a soulevé la question. Ion Gheorghe Maurer s’assuma également une partie de la responsabilité, mais sans nier le rôle d’initiateur de Gheorghiu-Dej et celui de Bodnăraş, en tant que porte-parole des Roumains devant les Soviétiques.

Il nous reste, donc, à établir le moment précis du premier contact diplomatique avec N.S. Khrouchtchev dans ce problème. Tandis que Ion Gheorghe Maurer était d’avis que la «suggestion» de Gheorghe Gheorghiu-Dej a été soutenue devant Khrouchtchev par Emil Bodnăraş16, en 1954, les autres sources indiquent le mois d’août de l’année 1955, quand celui-ci s’est rendu à Bucarest pour participer à la onzième anniversaire de l’acte du 23 août 1944. Gheorghe Apostol se rappelait que la «proposition» était venue de la part de Gheorghiu-Dej, qui avait insisté auprès le leader communiste soviétique d’accepter s’arrêter aussi à Bucarest, tandis qu’il se trouvait en visite officielle à Budapest17.

En conclusion, l’initiative de la retraite des troupes soviétiques de Roumanie a appartenu à Gheorghe Gheorghiu-Dej, qui s’est conseillé avec Ion Gheorghe Maurer et Emil Bodnăraş, ce dernier abordant directement la question dans une discussion avec N.S. Khrouchtchev. En ce qui concerne l’année de cette discussion, nous sommes d’avis qu’il s’agit de l’année 1955, surtout que c’est l’année de la conclusion du Traité avec l’Autriche et, en plus, nous avons 11 Ibidem, p. 229. 12 România. Retragerea trupelor [...], p. 236-237. 13 Gaston Marin, În serviciul României lui Gheorghiu-Dej. Îînsemnări din viaţă (Au service de la Roumanie de Gheorghiu-Dej. Notes de ma vie), Bucarest, 2000, p. 113. 14 L. Betea, Maurer şi lumea de ieri. Mărturii despre stalinizarea României (Maurer et le monde d’hier. Témoignages sur l’introduction du stalinisme en Roumanie), Arad, 1995, p. 263-264. 15 S. Brucan, Generaţia irosită. Memorii (La génération gaspillée. Mémoires), Bucarest, 1992, p. 75-76. 16 L. Betea, op. cit., p. 263-264. 17 Ibidem.

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des témoignages que le Président du Conseil roumain, Gheorghe Gheorghiu-Dej, aurait affirmé qu’après la signature de ce document international la présence des troupes soviétiques en Roumanie ne pouvait plus être justifiée du point de vue juridique.

Sauf le document anticipant du commandant Parisot, de 1949, les documents diplomatiques français étudiés traitent la question seulement en commençant avec le 15 avril 1957, c’est-à-dire au moment dans lequel à Bucarest était conclu l’accord qui fixait le statut juridique des troupes soviétiques qui stationnait temporairement en Roumanie. Le ministre de la République à Bucarest, Pierre Francfort, a communiqué la nouvelle à Paris, en insistant sur les parties du communiqué où l’on soulignait que le stationnement était «justifié par la présence des blocs militaires agressifs et le maintien des troupes dans les bases militaires des membres de l’OTAN, à la proximité des Etats socialistes, dont la sécurité était, donc, menacée»18. Le diplomate français annonçait la visite à Bucarest du ministre soviétique des Affaires étrangères, Andreï Andreïevitch Gromyko, et du maréchal Gueorgui Konstantinovitch Joukov et tenait à remarquer «le ton modéré» du discours prononcé au dîner par le nouveau Président du Conseil, Chivu Stoica, comparativement aux «affirmations brutales»19 des officialités de Moscou. Après une semaine, le 24 avril 1957, Pierre Francfort revenait avec un autre rapport, plus détaillé20, concernant les significations du même accord. Il observait «la rapidité» dont l’accord avait été signé et sa similitude avec ceux signés déjà avec la Pologne (le 17 décembre 1956) et la République Démocratique Allemande (le 12 mars 1957), ce qui démontrait, selon son opinion, «la désinvolture soviétique et la subordination roumaine». En même temps, le ministre français n’excluait pas les implications de la révolution hongroise sur la décision hâtive des dirigeants soviétiques et notait que certains articles des accords précédents manquaient de l’accord signé avec la Roumanie. Vis-à-vis des attaques proférées par les officialités soviétiques à l’adresse des gouvernements occidentaux, Pierre Francfort a quitté le dîner qui a suivi le cérémonial de la signature, accompagné par d’autres membres des missions diplomatiques occidentales. Le diplomate considérait également qu’en signant l’Accord du 15 avril 1957 la Roumanie s’était mise «sur pied d’égalité» avec la République Populaire Polonaise et la République Démocratique Allemande, puisque la réglementation apportait peu de changements dans les conditions d’occupation militaire russe, qui restaient subordonnées aux termes de l’article 2, qui se référait à la conclusion des 18 Ministère des Affaires Etrangères de la France, fonds Archives diplomatiques, Europe, 1956-1960. Roumanie, vol. 145, f. 00128 (Télégrammes n° 107-109 du 16 avril 1957, de Bucarest, signés Pierre Francfort). 19 Ibidem, f. 00128 - 00129. 20 Ibidem, f. 00132 - 00135 (Rapport n° 323 du 24 avril 1957, Pierre Francfort à Christian Pineau, ministre des Affaires étrangères).

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«conventions spéciales» sur les effectifs soviétiques21. Un nouveau rapport, du 17 juin 1957, rédigé par le même diplomate, concernait l’accord dans le contexte des rapports politiques et économiques entre l’Union Soviétique et la Roumanie. «Les impératifs idéologiques, politiques, militaires, économiques - tirait la conclusion Pierre Francfort - restent identiques, même quand les collaborateurs soviétiques, avec réalisme, doivent admettre la nécessité de changer les méthodes et les limites des possibilités d’exploitation des satellites»22.

L’ambassadeur de la France à Moscou, Maurice Dejeau, par deux télégrammes, des 16 et 18 avril 1957, a fait une analyse de l’Accord du 15 avril 1957, en observant que la Déclaration roumano-soviétique du 3 décembre 1956 n’indiquait pas qu’un tel accord allait être signé dans quelques mois23. Pour l’expérimenté diplomate français, il était frappant à remarquer que «les concessions faites au Gouvernement de Varsovie sous la pression de la crise d’octobre se sont élargies» sur le satellite fidèle qui est la Roumanie. Il s’agit – ajoutait-il – d’un nouveau signal de la volonté délibérée des dirigeants roumains de définir, devant les pays «socialistes», une politique d’inspiration commune et de veiller à son application, tenant compte de la nécessité d’assumer la fidélité de chaque pays au régime de démocratie populaire, ainsi qu’à la cohésion et la sécurité en général du «bloc socialiste»24.

5. La retraite proprement-dite des troupes soviétiques de Roumanie a fait l’objet de plusieurs dépêches diplomatiques envoyées au Quai d’Orsay par le nouveau représentant de la France à Bucarest, Jacques Emile Paris, le 4 juin25 et respectivement le 2 juillet 195826. Du premier document nous retenons l’observation que le nombre de soldats soviétiques se trouvant en Roumanie ne dépassait pas 40 000 personnes et que, selon les rapports des attachés militaires, «l’occupation soviétique n’était pas aussi considérable qu’on l’aurait cru»27. Pour lui, la retraite des troupes soviétiques de Roumanie apparaissait comme «une concession, par rapport aux déclarations antérieures des dirigeants soviétiques»28, ayant encore une valeur de propagande. Il ne croyait pas qu’après cette opération il y aurait de «grands changements»29 politiques internes en Roumanie.

Le 2 juillet 1958, Jacques Emile Paris annonçait le départ des troupes des garnisons Arad, Timişoara et Constanţa et remarquait 21 Ibidem, f. 00135. 22 Ibidem, f. 00161 - 00164 (Rapport n° 487 du 17 juin 1957, adressé par Pierre Francfort au ministre des Affaires étrangères, Christian Pineau). 23 Ibidem, f. 00130 (Télégramme n° 1527/28 du 16 avril 1957, de Moscou, signé par Maurice Dejeau). 24 Ibidem, f. 00131, (Télégramme n° 1561/62 de Moscou, signé par Maurice Dejeau). 25 Ibidem, f. 00245 - 00249 (Rapport n° 405 du 4 juin 1958, signé Jacques Emile Paris). 26 Ibidem, f. 00250 (Télégramme n° 467 du 2 juillet 1958, signé Jacques Emile Paris). 27 Ibidem, f. 00247. 28 Ibidem, f. 00248. 29 Ibidem.

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que les soldats soviétiques «ne manifestaient aucun enthousiasme de quitter la Roumanie, quoi qu’ils n’eussent pas eu des contacts étroits avec la population»30. A son tour, la population roumaine était «alarmée» du retard avec lequel elle «rentrait en possession des logements réquisitionnés»31. Une Note de l’attaché militaire français, envoyée le 27 août 1958, consignait le fait que la plupart des troupes soviétique aient été réparties dans trois zones: Constanţa, Brăila - Focşani, Timişoara - Arad. Il n’y avait aucune garnison soviétique en Transylvanie. L’officier supérieur français soulignait que, le 20 août 1958, les garnisons étaient libérées des troupes soviétiques et tous les aérodromes avaient été occupés par l’aviation roumaine32.

Au Quai d’Orsay, au Service de l’Europe orientale, on a élaboré plusieurs actes concernant les significations de la retraite des troupes soviétiques de Roumanie. Ainsi, une Note du 9 mai 1960 soulignait que la situation était «relativement stable», l’équipe dirigeante étant dominée par la «personnalité de Gheorghe Gheorghiu-Dej»33. Quoiqu’on ait observé un «radoucissement du régime» à la suite de la retraite des troupes soviétiques, les effectifs des forces de sécurité étaient devenus plus nombreux, les persécutions contre «les anciens représentants de la bourgeoisie» ont été reprises et une réforme du Code pénal de janvier 1959 aggravait les sanctions pour toutes les infractions contre «l’Etat socialiste». Une discipline plus stricte a été imposée aux écrivains et aux artistes. «La Roumanie – soulignait le document – compte, aux côtés de l’Albanie et de la Bulgarie, parmi les républiques populaires qui ont gardé, sur le plan interne, l’aspect le plus stalinien»34. La Note observait toutefois des changements au niveau des rapports bilatéraux, surtout sur les plans économique et culturel, et exprimait son espoir qu’on allait revenir au stade antérieur des relations entre la France et la Roumanie, quoique le processus de libéralisation fût encore «relatif»35. On consignait aussi que l’opinion publique roumaine restait «profondément attaché à l’Occident et à ses valeurs»36 humanistes.

Dans le contexte de la révolution hongroise de 1956, Gheorghe Gheorghiu-Dej avait pris toute une série de mesures pour être sûr que la Roumanie n’allait pas être contaminée par l’esprit de la révolution. Il s’est rendu compte que Moscou allait récompenser les Etats satellites qui avaient maintenu l’ordre pendant les événements de Hongrie et dans cette crise ont soutenu totalement

30 Ibidem, f. 00250 (Télégramme n° 467 du 2 juillet 1958, adressé par Jacques Emile Paris à Maurice Couve de Murville). 31 Ibidem. 32 Ibidem, f. 00255. 33 Ibidem, f. 00232. 34 Ibidem, f. 00233. 35 Ibidem, f. 00194. 36 Ibidem, f. 00197.

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la politique et les décisions de Khrouchtchev. En novembre 1956, à la suite d’une visite faite par Emil Bodnăraş à Moscou, les dirigeants soviétiques ont approuvé la demande de Gheorghe Gheorghiu-Dej concernant la retraite de leurs troupes de Roumanie. L’Accord du 15 avril 1957, la lettre de N.S. Khrouchtchev du 27 avril 1957, l’acceptation de la demande roumaine dans le cadre du Pacte de Varsovie (24 mai 1958) ont été des étapes importantes de cette action. En mars 1958, Gheorghe Gheorghiu-Dej envoyait Chivu Stoica, Emil Bodnăraş et le nouveau ministre des Affaires étrangères, Avram Bunaciu, à Hanoi et Pékin. Profitant des divergences entre la Chine populaire et l’Union Soviétique, ils ont exposé les contradictions inhérentes de la politique étrangère menée par les chefs du Kremlin. Les Soviétiques prêchaient la coexistence pacifique, mais avaient des troupes dans d’autres pays, y compris la Roumanie.

Les raisons pour lesquelles les dirigeants soviétiques ont accepté à retirer leurs troupes de Roumanie restent obscures, mais il existe quelques explications. La retraite n’a pas affecté la sécurité de l’U.R.S.S. et n’a pas réduit sa capacité de pouvoir intervenir de manière militaire en Roumanie. Elle a conféré à la «campagne pacifiste» de Khrouchtchev une plus grande crédibilité dans les yeux des Occidentaux. Il n’est pas exclu que ce geste de Khrouchtchev ait poursuivit le but que la Roumanie reste fidèle à l’Union Soviétique, tout en réduisant l’influence de la République Populaire de Chine en Europe de l’Est, à Bucarest implicitement. Une autre explication serait la conviction des gouvernants de Moscou que la retraite des troupes allait conférer plus de «légitimité» au Parti Ouvrier Roumain et au Gouvernement de Bucarest aux yeux de leur peuple. L’ambassadeur américain à Bucarest, William Crawford, concevait ce geste comme un «récompense» accordée à la Roumanie pour l’attitude adoptée envers la révolution de Hongrie, car il saisissait le fait que la retraite des troupes soviétiques, l’épuration politique de 1952 et l’abolition des Sovroms de 1956 ont représenté «trois signes de changement» que les autorités des Etats-Unis ont perdu de vue37 dans leur attitude vis-à-vis de la Roumanie.

Quelles que soient les raisons, les dernières troupes soviétiques ont quitté le pays à la fin du mois de juillet 1958 et ce fait a permis à son auteur moral, Gheorghe Gheorghiu-Dej, de mettre en application le plan d’obtenir une autonomie économique, prémisse de la future indépendance politique de la Roumanie. Il est certain que cette opération n’est pas restée inobservée non plus longtemps que des troupes soviétiques ont été maintenues sur les territoires des pays communistes jusqu’au début des années ‘90,

37 M.E. Fischer, Political Leadership in Romania under the Communists, dans «International Journal of Romanian Studies», vol. V, n° 1/1987, p. 9.

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quand nous avons témoigné la fin de la guerre froide et la chute du bloc communiste en Europe.

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ANNEXES

1 LÉGATION DE FRANCE le 26 août 1958, Bucarest EN ROUMANIE N° 598/EU

Jean DU BOISBERRANGER, Chargé d’affaires de France a. i.

à Son Excellence

MONSIEUR COUVE DE MURVILLE Ministre des Affaires étrangères (Direction Europe) - PARIS

1) Evacuation des troupes soviétiques Par lettre N° 13 /EU du 23 août, vous avez bien voulu me

demander mon sentiment sur la nouvelle de l’Agence Reuter selon laquelle trois divisions soviétiques seraient demeurées en Roumanie.

L’Attaché Militaire que j’ai consulté à ce sujet m’a remis une Note dont vous voudrez bien trouver ci-joint copie. Sa note ne laisse subsister aucun doute du caractère fantaisiste de la nouvelle Reuter. LÉGATION DE FRANCE le 27 août 1958 EN ROUMANIE

L’ Attaché Militaire

NOTE SUR L’ ÉVACUATION DES TROUPES SOVIÉTIQUES DE ROUMANIE

Les garnisons des troupes soviétiques, avant l’annonce de

l’évacuation, étaient très exactement connues. Ces garnisons étaient réparties, en ce qui concerne le gros des troupes, dans trois zones: région de CONSTANŢA, région de BRĂILA-FOCŞANI, région de TIMIŞOARA-ARAD. Aucune garnison soviétique en TRANSYLVANIE.

L’observation sur place de toutes les garnisons soviétiques permet d’établir d’une manière absolument formelle qu’au 20 août 1958 toutes sont vides de troupes soviétiques, à part quelques officiers à CONSTANŢA et à BUCAREST.

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Egalement, le 20 août 1958, tous les aérodromes soviétiques de ROUMANIE sont occupés par des aviateurs roumains.

L’observation rapprochée de personnel ne laisse aucun doute de sa nationalité roumaine.

2 LÉGATION DE FRANCE le 4 juin 1958, Bucarest EN ROUMANIE N° 405/EU Direction de l’EUROPE Monsieur Jacques Emile PARIS, Ministre de France en Roumanie

à Son Excellence MONSIEUR LE MINISTRE DES AFFAIRES

ÉTRANGÈRES PARIS

A/s.: Prochain retrait des troupes soviétiques de Roumanie

Par mes communications du 27 mai, j’ai déjà commenté à l’intention du Département la décision de l’URSS, annoncé dans le communiqué sur la conférence du 24 mai des pays signataires du Traité de Varsovie, de retirer „dans un proche avenir“ ses troupes du territoire de la République Populaire Roumaine. Par une autre communication en date de 30 mai, j’ai ajouté que l’Ambassadeur de l’URSS avait tenu à m’indiquer que cette évacuation aurait lieu au grand jour et que personne ne pourrait en contester la réalité. (I)

Du coté roumain, mes interlocuteurs se sont bornés à paraphraser la déclaration de Moscou disant que le geste soviétique, auquel la Roumanie avait donné son accord et qui avait été approuvé par les autres membres du Pacte de Varsovie, était une grande contribution à la détente internationale et qu’il devait être logiquement suivi d’une évacuation correspondante des forces des pays de l’O.T.A.N. stationnées en territoires étrangers.

Dans son intervention à la conférence de Moscou le 24 mai, M. CHIVU STOICA, Président du Conseil roumain, n’en avait pas dit davantage et la presse roumaine dans un ou deux articles consacrés à la conférence, à côté de la reproduction des textes, n’a pas plus commenté une décision qui - si la presse française et internationale n’avaient pas été préoccupées par la crise française - aurait été sans doute beaucoup plus attentivement examinée dans les pays occidentaux:

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Je voudrais seulement ici ajouter, en revenant un peu en arrière, quelques précisassions à mes télégrammes du 27 mai.

* Jusqu’en 1955 la présence des troupes soviétiques en

Roumanie était fondée sur la Partie IV, article 21 du Traité de Paix de 1947 prévoyant le retrait des forces alliées dans un délai, «l’Union soviétique se réservant le droit de conserver en territoire roumain les forces armées qui pourront lui être nécessaire pour le maintien des communications de l’Armée soviétique avec la zone soviétique d’occupation en Autriche».

Sous couvert de ce traité pourtant fort restrictif, l’Union Soviétique avait maintenu pendant des années en Roumanie au moins deux corps d’armée dont un, à proximité de la frontière du Banat, avait donné bien des inquiétudes aux pires moments de la tension soviéto-yougoslave.

Au mois de juillet 1955, la signature du Traité de Paix avec l’Autriche, supprimant la base juridique du stationnement des troupes soviétiques en Roumanie, avait donné l’espoir à certains observateurs occidentaux que celles-ci allaient être retirées. Se fondant sur quelques déplacements de troupes soviétiques – quelques services avaient quitté Bucarest et l’aérodrome d’Otopeni près de la Capitale avait été évacué (I) – le journal «Observer» avait même annoncé le départ des troupes soviétiques de Roumanie. C’était oublier la nouvelle base juridique donnée au stationnement des troupes soviétiques par la disposition du Traité de Varsovie, prévoyant qu’à la demande d’une des parties un autre participant du Pacte peut envoyer des troupes stationner sur le territoire de celle-ci.

C’est cette disposition que - comme je l’ai déjà rappelé dans mes communications du 27 mai – M. GHEORGHIU-DEJ invoquait dans une déclaration à l’Agence «United Press» le 12 août 1955 pour annoncer et justifier le maintien des troupes soviétiques en Roumanie. Il le faisait en termes fort nets que M. DECIRY avait cru pouvoir résumer dans la formule suivante: les troupes soviétiques évacueront Constantza quand les troupes américaines auront évacué Châteauroux.

Chose curieuse: la déclaration de M. GHEORGHIU-DEJ n’avait pas été reproduite par la presse soviétique mais l’opinion publique roumaine, plus sensible à ces choses qu’aujourd’hui, avait interprété l’annonce faite par le Premier secrétaire du Parti comme le reflet de la détermination de Moscou moins de faire pièce aux dispositions militaires de l’O.T.A.N. que de maintenir sa surveillance étroite sur la Roumanie.

A la vérité, lorsque - précisément vers cette époque - les attachés militaires alliés purent commencer à circuler en Roumanie (jusqu’alors ils ne pouvaient guère s’éloigner de Bucarest), ils constatèrent que l’occupation soviétique n’était pas aussi

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considérable qu’on aurait pu le penser: un Etat- Major à Constantza avec ses services, deux divisions mécanisées, dont l’une autour de Braïla et l’autre autour de Timisoara et d’Arad, quatre ou cinq régiments d’aviation de chasse principalement localisés dans le Baragan, soit 40 000 hommes au maximum.

Depuis 1955, les effectifs avaient subi peu de transformations et si, au moment de l’affaire hongroise, la division mécanisée de la région de Timisoara-Arad avait pu faire mouvement en Hongrie, elle avait été regagnée ses cantonnements ou y avait été remplacée sans modification du nombre des unités.

La déclaration soviétique du 30 octobre 1956 sur les rapports de l’URSS et des pays socialistes précisait avec insistance que les troupes de l’URSS ne pouvaient stationner sur le territoire d’un de ces Etats qu’à sa demande et avec son consentement.

Après les événements de Hongrie, lors de la visite à Moscou d’une délégation gouvernementale roumaine, le communiqué final du 3 décembre précisait:

«L’Union soviétique et la République Populaire Roumaine ne peuvent se montrer inconscients du danger qui menace tous les Etats épris de paix. Dans ces conditions et compte tenu en outre de la situation internationale existante, les deux Parties considèrent nécessaire le stationnement temporaire des unités militaires soviétiques, conformément au Traité de Varsovie, sur le territoire de la R.P.R.

Conformément à la déclaration de l’URSS en date du 30 octobre 1956, les Gouvernements de l’URSS et de la R.P.R. se consulteront entre eux et avec les autres participants du Traité de Varsovie, selon l’évolution de la situation internationale, sur la nécessité de maintenir sur le territoire de la R.P.R. les unités militaires soviétiques qui y sont stationnées».

Le 15 avril 1957, M. GROMYKO et le Maréchal JOUKOV venaient à Bucarest signer l’accord sur le statut juridique des troupes soviétiques stationnées temporairement sur le territoire de la République Populaire Roumaine (lettre N° 323/EU du 24 avril 1957)

Rien, sauf un adverbe dans le titre de l’accord, ne laissait espérer alors le retrait possible dans un temps prochain des troupes soviétiques. Le Maréchal JOUKOV déclarait que le Gouvernement de l’URSS «tenait toujours compte des conséquences possibles de la situation internationale qui s’est aggravée». Aussi les membres du Traité de Varsovie «persistaient-ils à renforcer leur capacité de défense jusqu’au jour ou cesseront d’exister des blocs militaires organisés contre le camp socialiste». Il rappelait cependant la proposition de l’URSS aux Occidentaux de procéder au retrait simultané des troupes stationnées en territoires étrangers et à la liquidation de leurs bases.

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Après cet historique de la question, le retrait aujourd’hui, sans conditions, des troupes soviétiques de Roumanie apparaît bien comme une concession par rapport aux déclarations antérieures des dirigeants de l’URSS. La raison peut en être cherchée dans un désir de propagande peu coûteux stratégiquement à la veille d’une conférence au sommet souhaité par Moscou.

Le geste doit être cependant plus agréablement ressenti qu’un raidissement des positions de force.

Il ne m’appartient pas de juger quelle a pu être la réaction de Belgrade à l’annonce du retrait des troupes soviétiques de Roumanie. Je pense cependant qu’au moment de la nouvelle crise idéologique entre l’URSS et la Yougoslavie suivie de sanctions économiques, le Maréchal TITO verra avec satisfaction s’éloigner de la frontière du Banat la division soviétique qui y était depuis si longtemps maintenue, quand bien même cette seule division n’a constitué qu’une menace plus symbolique que réelle.

Sur le plan intérieur roumain, comme je l’ai déjà indiqué, je ne crois pas qu’il y ait lieu d’espérer de grands changements à la suite du départ des troupes soviétiques. Si Moscou l’a ordonné c’est qu’il juge sans doute le pays solidement tenu en mains par le Parti Ouvrier roumain. La petite révolte paysanne de janvier 1958 qui a éclaté dans une région où stationnait des troupes soviétiques a pu être vite réprimée sans l’intervention de celles-ci. Et la population sait, après les discours de Budapest de M. KHROUCHTCHEV, que celui-ci, en cas de besoin, n’hésiterait pas à faire rapidement repasser la frontière aux troupes soviétiques en direction de Bucarest.

* Je laisse le soin à l’Attaché militaire, qui se rend dans

quelques jours à Baden-Baden à la conférence des attachés militaires dans les pays de l’Est, d’exposer à l’Etat - Major les conséquences de la réduction annoncée de 55 000 hommes des effectifs de l’Armée roumaine. Le lt-Colonel L’HELGOUACE croit pouvoir estimer à 270 000 hommes environ les effectifs actuels. La nouvelle réduction, si elle est réellement apliquéé, ne sera donc pas insignifiante.

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LA NOUVELLE HISTOIRE MILITAIRE DE L’ÉPOQUE MODERNE EN ALLEMAGNE. APPROCHES

NOUVELLES, PROBLÈMES ET PERSPECTIVES*

Ralf PRÖVE

n Allemagne, l’historiographie de l’histoire militaire de l’époque moderne est en mouvement. Depuis que Ernst Willi Hansen (1979) et de Bernhard R. Kroener (1988)1 se sont plaints du

manque d’une histoire militaire inspirée de l’histoire sociale moderne, il y a eu un changement qu’aujourd’hui, dix ou vingt ans plus tard, on ne peut plus ignorer. On doit constater un vrai „boom“ de la recherche dont les résultats vont à moyen terme changer l’interprétation générale de l’époque moderne.

À l’origine de ce développement remarquable on trouve les changements historiographiques et politiques des dernières années. Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’historiographie militaire respectait les besoins des armées nationales: elle se limitait donc à une histoire officielle de la guerre. Cette «histoire de la guerre» voyait sa tâche essentielle dans l’analyse des batailles qui devait servir à l’instruction tactique et opératoire des officiers et à construire l’identité de l’élite militaire. C’est surtout le cas du département de l’histoire de guerre de l’Etat Major Général de l’armée prussienne et de ses successeurs qui fournissaient des æuvres monumentales sur les guerres et les batailles des XVIIIe et XIXe siècles2. Sous l’Empire, mais encore pendant les années 1920, la science historique universitaire niait l’importance des problèmes militaires pour l’histoire générale. La meilleure preuve en est son dédain pour Hans Delbrück qui essayait d’enseigner l’histoire militaire à l’université et qui - en prenant ici la succession de Clausewitz - faisait de son champ de recherche privilégié les interdépendances entre la guerre et la politique3. Sous les Nazis, on instrumentalisa l’histoire militaire comme «Wehrgeschichte» (terme idéologique pour décrire l’histoire de l’émancipation d’un peuple de ses agresseurs) qui occupa une place centrale dans l’interprétation nationale de l’histoire. Après la Première Guerre mondiale, toute une série de jeunes historiens, suivant le modèle de Delbrück et de * Je tiens à remercier Marie-Antoinette Gross de Humboldt-Universität de Berlin, pour la traduction de ce compte-rendu de l’allemand. 1 Cf. Bernhard R. Kroener, Vom „extraordinary Kriegsvolck“ zum „miles perpetuus“. Zur Rolle der bewaffneten Macht in der europäischen Gesellschaft der Frühen Neuzeit. Ein Forschungs-und Literaturbericht, dans «Militärgeschichtliche Mitteilungen», n° 43/1988, p. 141-188; Ernst Willi Hansen, Zur Problematik einer Sozialgeschichte des deutschen Militärs im 17. und 18. Jahrhundert. Ein Forschungsbericht, dans «Zeitschrift für historische Forschung», n° 6/1979, p. 425-460. 2 Voir, par exemple, Martin Raschke, Der politisierende Generalstab. Die friderizianischen Kriege in der amtlichen deutschen Militärgeschichtsschreibung 1890-1914, Freiburg, 1993. 3 Une analyse détaillée de ce problème se trouve dans Bernhard R.Kroener, Kriegsvolck..., passim.

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Karl Demeter4, ont essayé d’intégrer l’histoire militaire dans le cadre élargi de l’histoire politique, économique et sociale. Ce groupe fut forcé d’émigrer sous le IIIe Reich5.

Après 1945, la petite étincelle d’une histoire militaire critique prenant en compte les multiples dimensions politiques et sociaux s’éteignit. Du fait de l’instrumentalisation profonde de la discipline par le gouvernement nazi et de la préparation idéologique de la Seconde Guerre mondiale par la «Wehrgeschichte», l’histoire militaire fut discréditée. Quand à la fin des années soixante et dans les années 1970 l’histoire sociale remporta la victoire et que les structures sociales et économiques semblèrent plus importantes à analyser que l’histoire politique et évènementielle, l’histoire militaire retomba de nouveau dans l’oubli.

Le refus traditionnel depuis Delbrück de l’histoire militaire par les universitaires et la peur d’en parler parmi ceux qui avaient vécu la guerre renforçaient encore l’isolement de cette branche de la discipline historique. Par conséquent, ce furent uniquement les anciens et nouveaux militaires qui écrièrent cette histoire, bien souvent de façon apologétique, afin d’établir une mémoire purifiée. Les volumes innombrables, riches d’illustrations et de détails et publiés par les anciens combattants à l’occasion des commémorations, ne pouvaient que renforcer le préjugé des historiens universitaires selon lequel l’histoire militaire n’était autre que la mise en scène de l’armée. La création des instituts de recherche d’histoire militaire sous la direction de l’armée en Allemagne de l’Ouest et de l’Est semble à la fois résulter de cet isolement et le perpétuer. Pendant les années 50 et 60, ces instituts furent établis à l’écart de l’université, sous la direction de la „Bundeswehr“ à Fribourg en Brisgau (MGFA: Militärgeschichtliches Forschungsamt, installé à Potsdam depuis la réunification) et sous le contrôle de la „Nationale Volksarmee“ à Potsdam (MGI: Militärgeschichtliches Institut). On reprit donc plus ou moins la tradition du département d’histoire de guerre de l’Etat Major Général en Prusse6. 4 Cf. Karl Demeter, Das deutsche Offizierskorps in Gesellschaft und Staat (1650-1945), Berlin 1930. Comme il manquait d’autres études, ce livre fut réimprimé à plusieurs reprises depuis 1945, la dernière et quatrième édition sont apparue à Francfort-Main en 1965. 5 Parmi eux, il faut citer Alfred Vogts, Fritz Redlich et le sociologue Franz Carl Endres. Il faut toujours consulter le travail exemplaire de Fritz Redlich, The German Military Enterpriser and his Work Force. A Study in European Economic and Social History, Wiesbaden, 1964. Voir aussi Alfred Vogts, A History of Militarism, New York, 1937, dans la dernière et quatrième éditions de 1958, ainsi que Franz Carl Endres, Soziologische Struktur und ihr entsprechende Ideologien des deutschen Offizierkorps vor dem Weltkriege, dans «Archiv für Sozialwissenschaft», n° 58/1927, p. 282-319. 6 Voir par exemple Reinhard Brühl, Zum Neubeginn der Militärgeschichtsschreibung in der DDR. Gegenstand, theoretische Grundlagen, Aufgabenstellung, dans „Militärgeschichtliche Mitteilungen“, 52/ 1993, p. 303-322; Jürgen Angelow, Zur Rezeption der Erbediskussion durch die Militärgeschichtsschreibung der DDR, dans „Militärgeschichtliche Mitteilungen“, n° 52/1993, p. 345-357; Rainer Wohlfeil, Militärgeschichte. Zu Geschichte und Problemen einer Disziplin der Geschichtswissenschaft, dans „Militärgeschichtliche Mitteilungen“, n° 52/1993, p. 323-344; ainsi que Klaus A. Maier, überlegungen zur Zielsetzung und Methode der Militärgeschichtsschreibung im

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C’est à cause de cette évolution propre à l’historiographie allemande qu’on négligea le facteur militaire jusqu’aux années ‘80, à tel point que même dans les grandes æuvres d’histoire générale, on ne trouve aucune mention de la „révolution militaire“ ou de la force armée7. La recherche sur l’histoire sociale et quotidienne du militaire laissait tout particulièrement à désirer. Les études d’histoire sociale analysant les conditions de vie du grand groupe social qu’est le militaire et son rapport à la société civile, sont restées des exceptions. Les quelques chercheurs qui s’occupaient de l’histoire militaire se concentraient sur d’autres aspects de l’armée moderne8. Ils reconstruisaient la création, la montée9 et l’administration des armées particulières10, discutaient la stratégie et les conceptions sur la façon de mener une guerre11 ou, dans une perspective folklorique, décrivaient soigneusement les uniformes et l’équipement des soldats12. Beaucoup d’études s’orientaient vers l’histoire diplomatique, se focalisant sur la politique extérieure ou

Militärgeschichtlichen Forschungsamt und die Forderung nach deren Nutzen für die Bundeswehr seit Mitte der 70er Jahre, dans „Militärgeschichtliche Mitteilungen“, 52/1993, p. 359-370. 7 C’est, par exemple, le cas des ouvrages généraux de Rudolf Vierhaus, Deutschland im Zeitalter des Absolutismus, Göttingen 1978; d’Ernst Hinrichs, Absolutismus, Francfort-Main 1986, Volker Press, Kriege und Krisen. Deutschland 1600-1715, Francfort-Main, 1991 ou de Christof Dipper, Deutsche Geschichte 1648-1789, Francfort-Main, 1991. Un peu plus d’informations sur ce problème donnent Heinz Schilling Höfe und Allianzen. Deutschland 1648-1763, Berlin, 1989 et Johannes Kunisch, Absolutismus. Europäische Geschichte vom Westfälischen Frieden bis zur Krise des Ancien Régime, Göttingen, 1986, voir surtout les pages 84-97. Kunisch montre les interdépendances entre l’État, la société et l’économie d’un côté et du militaire de l’autre. 8 Voir ici Kroener, Kriegsvolck; Hansen, Problematik einer Sozialgeschichte; Une bibliographie critique se trouve dans Dennis E. Showalter, German Military History, 1648-1982. A Critical Bibliography, New York, N.Y. 1984; sur la recherche en RDA, voir Helmut Schnitter, Forschungen zur deutschen Militärgeschichte vor 1789. Literaturbilanz und Aufgaben, dans „Zeitschrift für Militärgeschichte“, n° 25/1986, p. 536-544. 9 Cf. Hans-Georg Böhme, Die Wehrverfassung in Hessen-Kassel im 18. Jahrhundert bis zum Siebenjährigen Kriege, Kassel, 1954; Eugen von Frauenholz, Die Eingliederung von Heer und Volk in den Staat von Bayern 1597-1815, München 1940; Reinhold Müller, Die Armee Augusts des Starken. Das sächsische Heer von 1730 bis 1733, Berlin, 1987; Günter Knüppel, Das Heerwesen des Fürstentums Schleswig-Holstein-Gottorf. 1600-1715. Ein Beitrag zur Verfassungs- und Sozialgeschichte territorialstaatlicher Verteidigungseinrichtungen, Neumünster, 1972; Georg Tessin, Mecklenburgisches Militär in Türken- und Franzosenkriegen 1648-1718, Cologne, 1966; Karl Staudinger, Geschichte des kurbayerischen Heeres, Munich, 1901 ou Theodor Verspohl, Das Heerwesen des Münsterschen Fürstbischofs Christoph Bernhard von Galen 1650-1678, Hildesheim, 1909. 10 Cf. Bernhard R. Kroener, Les Routes et les Etapes. Die Versorgung der französischen Armeen in Nordostfrankreich (1635 bis 1661). Ein Beitrag zur Verwaltungsgeschichte des Ancien Régime, Münster, 1980; une vue d’ensemble se trouve dans Hans Schmidt, Militärverwaltung in Deutschland vom Westfälischen Frieden bis zum 18. Jahrhundert, dans Werner Paravicini u. Karl Friedrich Werner (Éd.), Histoire comparée de l’administration (VIe-XVIIIe siècles), Zürich, 1980, p. 570-580. 11 Voir aussi Johannes Kunisch, Der kleine Krieg. Studien zum Heerwesen des Absolutismus, Wiesbaden 1973, ou Hans Schmidt, Der Einfluţ der Winterquartiere auf Strategie und Kriegführung des Ancien Régime, „Historisches Jahrbuch“, n° 92 /1972, p. 77-91. 12 Voir, par exemple Gisela Krause, Altpreuţische Militärbekleidungswirtschaft. Materialien und Formen. Planung und Fertigung. Wirtschaft und Verwaltung, Osnabrück, 1983 ou Ruth Bleckwenn, Zelt und Lager im altpreuţischen Heer, Osnabrück, 1975; et Christian Beaufort-Spontin, Harnisch und Waffe Europas. Die militärische Ausrüstung im 17. Jahrhundert, Munich 1982.

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les formes violentes de la politique de force des souverains13. Les conséquences concrètes pour le soldat ou l’individu n’y trouvaient pas de place. Les analyses d’histoire confessionnelle ou d’histoire du droit ne décrivaient que la norme juridique14, sans se soucier de sa portée et de ses conséquences. Dans les publications soulignant l’importance de l’armement et de la guerre pour le système des finances dans certains territoires, c’était uniquement le niveau du budget d’État qui intéressait. Les conséquences économiques pour la population ne furent pas prises en compte15. Quant à la technique militaire16 et à la construction des places fortes17, on constate la même chose: elles n’ont quasiment été traitées si ce n’est sous les aspects d’histoire de l’architecture et de la technique, et non pas sous l’angle social et politique.

Cette limitation à la perspective par le haut, la prédominance des approches d’histoire politique et constitutionnelle et la réduction des sources historiques aux sources normatives ont eu un résultat néfaste: nous n’avions que très peu de connaissances sur le simple soldat18. La réalité sociale des soldats, la journée de travail des militaires, les relations entre subordonnés et officiers avaient été si peu examinés que la formation des structures informelles parallèles au système formel ne fut pas assez prise en considération19. La

13 Voir, par exemple, Heinz Duchhardt (Éd.), Rahmenbedingungen und Handlungsspielräume europäischer Auţenpolitik im Zeitalter Ludwigs XIV, Berlin, 1991; Heinz Duchhardt, Gleichgewicht der Kräfte, Convenance, Europäisches Konzert. Friedenskongresse und Friedensschlüsse vom Zeitalter Ludwigs XIV. bis zum Wiener Kongreţ, Darmstadt, 1976; Johannes Kunisch (Éd.), Staatsverfassung und Heeresverfassung in der europäischen Geschichte der frühen Neuzeit, Berlin, 1986, ainsi que Johannes Kunisch (Éd.), Expansion und Gleichgewicht. Studien zur europäischen Mächtepolitik des Ancien Régime, Berlin, 1986. 14 Ainsi dans Friedrich von Schroetter, Die brandenburgischpreuţische Heeresverfassung unter dem Groţen Kurfürsten, Leipzig, 1892. 15 Cf. Othmar Pickl (Éd.), Krieg, Militärausgaben und wirtschaftlicher Wandel, Graz, 1980; Lutz Köllner, Militär und Finanzen. Zur Finanzgeschichte und Finanzsoziologie von Rüstungsausgaben in Deutschland, Munich, 1987; ou Hermann Caspary, Staat, Finanzen, Wirtschaft und Heerwesen im Hochstift Bamberg (1672-1693), Bamberg, 1976. 16 C’est évident dans le livre de Volker Schmidtchen, Bombarden, Befestigungen, Büchsenmeister. Von den ersten Mauerbrechern des Spätmittelalters zur Belagerungsartillerie der Renaissance. Eine Studie zur Entwicklung der Militärtechnik, Düsseldorf, 1977. L’étude exemplaire d’Henning Eichberg, Militär und Technik. Schwedenfestungen des 17. Jahrhunderts in den Herzogtümern Bremen und Verden, Düsseldorf, 1976 est une de rares exceptions. 17 Par exemple Gebhard Aders, Bonn als Festung. Ein Beitrag zur Topographie der Stadt und zur Geschichte ihrer Belagerungen, Bonn, 1973; Peter Lautzas, Die Festung Mainz im Zeitalter des Ancien Régime, der Französischen Revolution und des Empire (1736-1814). Ein Beitrag zur Militärstruktur des Mittelrhein-Gebietes, Wiesbaden, 1973 ou Edmund Spohr, Düsseldorf. Stadt und Festung, Düsseldorf, 1978 ou Franz-Rudolf Zilm, Geschichte der Festung und Garnison Stettin, Osnabrück, 1988. L’analyse de Henning Eichberg, Festung, Zentralmacht und Sozialgeometrie. Kriegsingenieurwesen des 17. Jahrhunderts in den Herzogtümern Bremen und Verden, Cologne, 1989 est nettement plus differenciée. 18 Il faut ajouter qu’il nous reste que très peu de témoignages directs des soldats. La plupart des récits nous sont transmis par une couche sociale différente, celle des officiers, voir Hansen, Problematik einer Sozialgeschichte, p. 428. 19 Cf. Wolfram Wette, Militärgeschichte von unten, dans Wette (Éd.), Der Krieg des kleinen Mannes. Eine Militärgeschichte von unten, Munich 1992, p. 9-47. Par contre, les conditions de vie des officiers sont plus ou moins connues, voir Demeter, Offizierkorps.

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situation économique des soldats, leurs chances de promotion et la position sociale et juridique de leurs familles restaient dans l’ombre. Il n’existe pas d’informations fiables et satisfaisantes sur l’origine sociale et la conception de leur vie. C’est surtout le système de recrutement - ce qui impliquerait la question des motifs et des conditions qui mènent à l’entrée volontaire dans le service militaire et aussi la question des raisons et de l’étendue du recrutement forcé avec toutes ses implications pour l’individu - qui a, bien que faiblement, été examiné20. À plusieurs reprises, cette lacune a provoqué des déductions partiales21. Le nombre de désertions fut surestimé pour des raisons semblables. Comme on n’avait pas fait assez d’analyses empiriques, on prenait les quelques chiffres connus22 pour les généraliser d’une manière inadmissible23.

Cette situation insatisfaisante est d’autant plus grave que le procès fondamental de l’époque, la naissance de l’État moderne avec sa centralisation et son contrôle social (La recherche allemande décrit ces processus en terme de „Staatsbildung“ et „Sozialdisziplinierung“), ne peut être compris sans l’évolution du secteur militaire. L’armée a joué un rôle essentiel au moment de la création de l’État moderne. La structure de l’administration absolutiste fut orientée selon les besoins de l’armée. La chancellerie de la guerre, les généraux, le commissariat à la guerre d’un côté de la hiérarchie, les commissaires, les bureaux des subsistances ou les receveurs des contributions de l’autre soulignent l’étendue des innovations qui furent aussi responsables de la création accélérée de l’administration civile24. C’est aussi évident que la force armée qui, tournée vers l’extérieur, décidait du jeu des pouvoirs dans la politique internationale, inaugurait ou assurait par conséquent les procès de formation de l’État moderne25. Cet aspect fut récemment

20 Hansen, Problematik einer Sozialgeschichte, p. 440 en vient à la conclusion qu’il n’y a pas de chiffres fiables quant aux mercenaires qui entraient dans l’armée permanente de manière volontaire ou qui étaient recrutés par force. 21 Wilhelm von Schultz, Die preuţischen Werbungen unter Friedrich Wilhelm I. und Friedrich dem Groţen bis zum Beginn des Siebenjährigen Krieges mit besonderer Berücksichtigung Mecklenburg-Schwerins, Schwerin“ 1887, décrit particulièrement les cas de recrutement forcé et brutal. Par conséquent, il surestime le nombre des cas de violence. 22 Helmut Schnitter, Desertion im 18. Jahrhundert. Zwei Dokumente zum Verhältnis von Volk und Armee im spätfeudalen preuţischen Militarismus, dans „Militärgeschichte“, n° 13/1974, p. 54-60, raconte, par exemple, la désertion de 3 400 soldats prussiens en 1714 sans parler du contexte concret. 23 Comme la désertion est étroitement liée aux conditions de service, ce fait est particulièrement regrettable. Les interprétations traditionnelles, donc le recrutement forcé et la désertion en masse, empêchent une vue impartiale des conditions de vie concrètes des soldats. Voir, aussi, Fritz Redlich, The German Military Enterpriser and his Work Force. A Study in European Economic and Social History. 2 vol, Wiesbaden, 1964-1965, vol. II, p. 213. 24 Cf., par exemple, Norbert Winnige, Von der Kontribution zur Akzise: Militärfinanzierung als Movens staatlicher Steuerpolitik, dans Bernhard R. Kroener et Ralf Pröve (Éd.), Krieg und Frieden. Militär und Gesellschaft in der frühen Neuzeit, Paderborn 1996, p. 59-83 ou Hans Schmidt, Militärverwaltung in Deutschland und Frankreich im 17. und 18. Jahrhundert, Ibidem. p. 25-45. 25 Kunisch souligne les liens étroits entre la guerre, la société et les ambitions dynastiques, voir Johannes Kunisch (Éd.), Fürst, Gesellschaft, Krieg. Studien zur bellizistischen Disposition des absoluten Fürstenstaats, Cologne, 1992.

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souligné avec insistance par les conclusions de Johannes Burckhardt tirées de son analyse des fonctions des guerres modernes qui furent des véritables „Staatsbildungskriege“ (guerres menant à la formation de l’État)26. Tourné vers l’intérieur, les militaires consolidèrent la prépondérance des souverains, parce qu’ils pouvaient maîtriser les forces politiques intermédiaires, les diètes27. Finalement, les besoins matériels du potentiel militaire et sa croissance énorme influencèrent le développement économique et fiscal des jeunes états d’une manière décisive. Le militaire fut une immense machine de redistribution d’argent28. D’un côté les demandes financières permanentes de la part de l’État nécessitaient la mise en valeur d’autres ressources, surtout sous forme de nouvelles taxes. La chancellerie de la guerre fut responsable de l’administration de ces taxes, dont la contribution et l’accise étaient les plus importantes, et s’occupa aussi de les percevoir par force en cas d’opposition. De l’autre côté, on dispensa cet argent principalement pour les affaires militaires (pour les uniformes, l’équipement, la construction des places fortes, les munitions etc.). L’économie locale en profita directement. Parallèlement, en accordant des privilèges et des subventions et en créant des manufactures spécialisées, l’économie corporative subit des changements forcés29. Des mesures d’infrastructure, comme la construction des entrepôts, des magasins à blé, des manu-factures d’armes, des orphelinats militaires, des casernes, des grandes-routes et des voies d’eau, illustrent encore cette interdépendance du développement militaire et d’une politique mercantiliste30.

Le militaire joua un rôle aussi décisif et constitutif dans le procès de la „Sozialdisziplinierung“. Ce paradigme de Gerhard Oestreich, conçu au début des années 70, doit beaucoup à Max Weber, Norbert Elias et Michel Foucault: il vise la dimension sociale de la „Staatsbildung“31. Oestreich en donna la définition suivante: 26 Johannes Burkhardt, Der Dreiţigjährige Krieg als frühmoderner Staatsbildungskrieg, dans „Geschichte in Wissenschaft und Unterricht“, n° 45/1994, p. 487-499, Idem, Die Friedlosigkeit der Frühen Neuzeit. Grundlegung einer Theorie der Bellizität Europas, dans „Zeitschrift für historische Forschung“, n° 24 /1997, p. 509-574. 27 Voir, par exemple, Wolfgang Reinhard, Das Wachstum der Staatsgewalt, „Der Staat“, n° 31/1992, p. 59-75. 28 De nouvelles perspectives sont ouvertes par Bernhard R. Kroener, voir son étude Das Schwungrad an der Staatsmaschine? Die Bedeutung der bewaffneten Macht in der europäischen Geschichte der Frühen Neuzeit, Kroener et Pröve (Éd.), Krieg und Frieden, p. 1-23. 29 Cf. Ralf Pröve, Ökonomischer Wandel durch Aufbau und Präsenz Stehender Truppen in Kurhannover (1665-1756), dans „Jahrbuch für Wirtschaftsgeschichte“, vol. II/1994, p. 71-96. 30 Voir, par exemple, Bernhard R.Kroener, Les Routes et les Etapes; Idem, Bellona und Caritas. Das Königlich-Potsdamsche Groţe Militär-Waisenhaus. Lebensbedingungen der Militärbevölkerung in Preu]en im 18. Jahrhundert, dans Bernhard R. Kroener (Éd.), Potsdam. Staat, Armee, Residenz in der preuţisch-deutschen Militärgeschichte, Francfort/Main, 1993, p. 231-252. 31 Cf. Norbert Elias, über den Prozeţ der Zivilisation. Soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen, 2 vol, Francfort/Main, 1976 (la 1ère édition date de 1939); Michel Foucault, überwachen und Strafen. Die Geburt des Gefängnisses, Francfort/Main, 1991 (la 1ère édition date de 1975); Max Weber, Wirtschaft und Gesellschaft. Grundriţ der verstehenden Soziologie, Tübingen, 1980 (la 1ère édition date de 1922).

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il s’agit d’un dévéloppement qui part d’en haut et qui prend de l’ampleur pour aboutir à un processus vaste et fondamental. La vie sociale et économique du peuple en fut atteinte, la „Haltung und Handlung auch der einfachen Untertanen“ (l’attitude et l’action aussi des simples furent réglementées et unifiées)32. La „Sozialdisziplinierung“ est caractérisée par l’ambition du pouvoir de perfectionner son gouvernement, de créer un corps de sujets uniforme et de supprimer les droits des états. Elle fait en même temps partie d’un vaste processus social ou de socialisation: les structures de base de la vie politique et sociale furent transformées „in ihrem weitesten Sinne“ (dans leur sens le plus large)33. Ce sont les règlements des Églises, les lois du mariage, les instructions de l’éducation, la création de „Policey und guter Ordnung“, bref, les lois, ordonnances et directives visant la réglementation de toute la vie économique, politique et sociale qui en sont la meilleure preuve.

Le rôle que joue le militaire comme foyer de discipline pour la formation de l’État moderne est presque encore plus évident34. Faire respecter les lois de police, lever les impôts, asseoir l’autorité d’une dynastie dispersée aux quatre coins d’un territoire, supprimer les forces intermédiaires et l’opposition des sujets révoltés - le militaire fut l’illustration et l’instrument du pouvoir et de la discipline.

La recherche historique ne commence que depuis quelques années à reconnaître l’importance du militaire pour la bonne compréhension de l’époque moderne35. Auparavant, elle avait soit marginalisé, soit surestimé le rôle du militaire dans les évolutions décrites.

D’une façon tout aussi inappropriée, on présentait les conditions de vie concrètes des soldats. Quand les spécialistes d’histoire sociale et de la vie quotidienne parlaient du simple soldat, ils s’en tenaient à l’histoire de sa misère sans la vérifier. L’image du soldat fut toujours celle du sujet opprimé, privé de ses droits. Les historiens en uniforme, par contre, esquissaient de leur côté une image idyllique tout aussi fausse. Ils racontaient de petites anecdotes et les détails des opérations militaires réussies tout en s’amusant des effets des armes. C’est dans ce contexte que le livre de Otto Büsch et sa thèse de la militarisation fit sensation. Dans son étude Militärsystem und Sozialleben im alten Preuţen, rédigée en 1952 et publiée en 1962, il identifie la société prussienne au système militaire. Partant de l’idée d’une fusion du système militaire 32 Gerhard Oestreich, Strukturprobleme des europäischen Absolutismus, dans Gerhard Oestreich, Geist und Gestalt des frühmodernen Staates. Gesammelte Abhandlungen, Berlin, 1969, p. 179-197, p. 181. Voir aussi Winfried Schulze, Gerhard Oestreichs Begriff Sozialdisziplinierung in der frühen Neuzeit, dans „Zeitschrift für historische Forschung“, n° 14/1987, p. 265-302. 33 Ibidem, p. 195. 34 Voir aussi Gerhard Oestreich, Soldatenbild, Heeresreform und Heeresgestaltung im Zeitalter des Absolutismus, dans „Schicksalsfragen“, vol. I, Tübingen, 1957, p. 295-321. 35 Dans ce contexte, il faut particulièrement citer les recueils de Bernhard R. Kroener (Éd.), Europa im Zeitalter Friedrichs des Groţen. Wirtschaft, Gesellschaft, Kriege, Munich, 1989 et Friedrich der Groţe und das Militärwesen seiner Zeit, Herford, 1987.

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et de l’ordre agricole, il définit l’armée comme un parasite dangereux au cæur de la société, toujours à la disposition du roi36. Au centre de cette fusion, il place le système cantonal de 1733, parce que dès lors chaque régiment avait le monopole du recrutement et du ravitaillement dans un canton donné. Le service militaire devint obligatoire pour toute la population masculine. Ce faisant, le roi Frédéric Guillaume Ier avait essayé de créer une armée puissante malgré les pauvres ressources humaines et matérielles de son pays. Selon Büsch, cette réforme marque le début d’un processus de militarisation fondamentale de la société, de l’État et de l’économie. Le hobereau prussien, à la fois officier et seigneur, est le symbole et la personnification de ce processus. Le militaire apparaît donc comme le facteur décisif de la création du nouvel ordre social, „der stabilisierende Faktor für die ständisch-monarchische Gesellschafts- und Sozialordnung.“37

Ces thèses d’Otto Büsch ont été largement adoptées par la recherche des dernières décennies38. Cet accueil positif a eu des raisons multiples. En soulignant, dans la tradition de Hans Rosenberg et de Francis Louis Carsten, l’importance des structures intérieures et sociales, Büsch donnait un nouvel élan à la recherche sur l’histoire de la Prusse qui s’était concentrée jusqu’ici sur les aspects de la politique extérieure, de la cour et de l’administration. Sa méthode d’écriture de l’histoire sociale donnait en même temps une impulsion à l’histoire militaire en Allemagne.

Le troisième point qu’il faut mentionner en parlant des mérites d’Otto Büsch, c’est le changement d’atmosphère dans l’historiographie de la Prusse. Sa vision critique de la politique intérieure et de la société prussienne a remplacé l’approche apologétique et „borussophile“ des historiens de l’école de Heinrich von Treitschke, de Heinrich von Sybel et de Johann Gustav Droysen. L’étude de Büsch, écrite peu après la fin de la guerre, illustre donc de manière saisissante le revirement des perspectives historiques. Les camps d’extermination du IIIe Reich, les crimes des nazis et la dissolution de la Prusse - elle aussi fut considérée comme responsable de la „catastrophe allemande“ -, ont entraîné un jugement différent du rôle de l’Etat brandenbourgeois-prussien dans le passé. Pour l’histoire sociale qui essayait de s’établir pendant les années ‘60 et ‘70 les thèses d’Otto Büsch fournirent des arguments indispensables au développement de l’idée d’une continuité dans la

36 Otto Büsch, Militärsystem und Sozialleben im Alten Preuţen 1713-1807. Die Anfänge der sozialen Militarisierung der preuţischdeutschen Gesellschaft, Berlin, 1962, p. 167. 37 Ibidem, p. 168. 38 Sur le problème du militarisme, donc la question „nach dem rechten Verhältnis von Staatskunst und Kriegshandwerk“ comme „eine übersteigerung und überschätzung des Soldatentums“, voir Gerhard Ritter, Staatskunst und Kriegshandwerk. Das Problem des „Militarismus“ in Deutschland, vol 1: Die altpreuţische Tradition (1740-1890), Munich, 1954, p. 13. Pour savoir plus de l’histoire du terme „militarisme“ voir l’article Militarismus, dans Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland, vol. 4, Stuttgart, 1978, p. 1-47, en particulier p. 7-12.

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politique allemande du XVIIIe au XXe siècle: agressivité vers l’extérieur et repression vers l’intérieur. La thèse du „Sonderweg“, selon laquelle l’Allemagne aurait pris une voie différente des autres pays occidentaux due à la défiance d’une conscience civile et à sa tradition de régimes autoritaires, se fonde donc, dans une large mesure, sur l’analyse de Büsch.

Pendant les années ‘70 et ‘80, ceux qui doutaient des thèses de Büsch, en critiquant particulièrement sa restriction aux sources normatives, ne furent pas entendus39. Hansen avait déjà relevé le problème que pose la focalisation sur la Prusse dans l’historiographie allemande, ce dernier étant très lié à la thèse de la militarisation40. Il est indéniable que la Prusse a eu une forte influence sur l’évolution historique en Europe Centrale depuis le XVIIIe siècle, que son armée a servi de modèle en Europe entière - surtout entre 1763 et 1790 - et qu’elle a pris la tête des pays allemands au XIXe siècle avant d’imposer son système social et politique à tous les membres de l’Empire après 1871. Mais plusieurs pays, comme l’Autriche et quelques états de taille moyenne, par exemple la Bavière, la Saxe, le Württemberg, le Hanovre et la Hesse, avaient su constituer de grandes armées souvent entretenues et utilisées de manière plus efficace qu’en Prusse. Vu ces faits, il faut se garder d’établir un parallèle trop facile entre les évolutions en Prusse – que Büsch a résumées dans la thèse de la militarisation – et celles observées dans d’autres territoires.

Après l’avoir longuement négligée ou partialement interprétée, les historiens ont continuellement redécouvert l’histoire militaire. Au printemps 1995, un premier groupe de travail „Le militaire et la société“ fut fondé par des historiens de l’époque moderne41; en automne de la même année est né un deuxième groupe de ce nom, qui s’intéresse plus au XIXe et XXe siècles. Par la suite, plusieurs sections des „Historikertage“ (les grandes conférences des historiens allemands qui ont lieu tous les deux ans), des conférences et colloques annuels et le nombre croissants de thèses de doctorat et d’habilitation témoignent de ce changement. Cette ouverture des universités à l’histoire militaire correspond à une diminution successive des recherches effectuées dans les instituts spécialisés. Après la dissolution du „MGI“ de la RDA au cours de la réunification, on a réduit depuis quelques années les moyens du MGFA en lui demandant en même temps de

39 Voir par exemple Hans Bleckwenn, Bauernfreiheit durch Wehrpflicht. Ein neues Bild der altpreuţischen Armee, dans Friedrich der Groţe und das Militärwesen seiner Zeit, Herford, 1987, p. 55-72. 40 Hansen, Aspekte einer Sozialgeschichte. 41 Lors du premier colloque du groupe de travail fondé en mai 1995 par Bernhard R. Kroener et Ralf Pröve, on a discuté les relations entre le militaire et la société, le deuxième, en novembre 1997, portait sur la part que tient l’histoire des sexes dans l’histoire militaire et celle qui aura lieu en novembre prochain s’occupera des rapports du militaire avec la société rurale. Pour des informations plus précises voir: http://www2.huberlin.de/fgp/amg.

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se concentrer sur l’histoire de la „Bundeswehr“ et de la „Nationale Volksarmee (NVA)“ depuis 1955. Pour équilibrer ces réformes institutionnelles, la Bundeswehr a créé une chaire d’histoire militaire à l’Université de Potsdam, tenue depuis par Bernhard R. Kroener.

Un changement de génération est très certainement à la base de ce processus de réforme. Les historiens, nés pendant les années ‘50 et dans la première moitié des années ‘60 et appartenant à la génération d’après-guerre, ont moins de réticences à parler de la guerre et des questions militaires de l’époque moderne. L’hypothèse que la réunification et ses conséquences pour la vie politique allemande, le soi-disant „retour à la normale“, ont exercé une aussi grande influence qu’on le dit doit être mise en question.

Cette nouvelle histoire militaire allemande apporte des innovations nombreuses avec ces sujets, concepts et méthodes. Du point de vue thématique, on s’intéresse d’abord au système social du militaire et pour aux différentes interdépendances entre l’État, l’économie et la société. Toute une série de travaux ont étudié les conditions de vie des soldats et de leurs familles, les procédés internes du service militaire et les façons d’agir des militaires dans les conditions de cette structure spécifique. Qu’il s’agisse de la réalité de la vie dans le train ou dans la garnison, du statut social des épouses et des courtisanes des soldats, ce furent souvent les chances et les difficultés de la vie familiale qu’on cherchait à éclairer. On n’en oubliait pas non plus les difficiles conditions de vie des enfants42. D’autres ouvrages s’occupent de la situation matérielle des soldats et de leurs familles43, du système du logement44, des gains accessoires des hommes et des femmes45 et

42 Markus Meumann, Soldatenfamilien und uneheliche Kinder. Ein soziales Problem im Gefolge der stehenden Heere, Kroener/Pröve (Éd.), Krieg und Frieden, p. 219-236; Jutta Nowosadtko, Soldatenpartnerschaften. Stehendes Heer und weibliche Bevölkerung im 18. Jahrhundert, Karen Hagemann et Ralf Pröve (Éd.), Landsknechte, Soldatenfrauen und Nationalkrieger. Militär, Krieg und Geschlechterordnung im histo-rischen Wandel, Francfort/Main, 1998, p. 297-321; aussi Ralf Pröve, Zwangszölibat, Konkubinat und Eheschlieţung: Durchsetzung und Reichweite obrigkeitlicher Ehebeschränkungen am Beispiel der Göttinger Militärbevölkerung im 18. Jahrhundert, dans Jürgen Schlumbohm (Éd.), Familie und Familienlosigkeit. Fallstudien aus Niedersachsen und Bremen vom 15. bis 20. Jahrhundert, Hanovre, 1993, p. 81-95. 43 Voir par exemple Peter Burschel, Söldner im Nordwestdeutschland des 16. und 17. Jahrhunderts, Göttingen, 1994 ou Thomas Schwark, Lübecks Stadtmilitär im 17. und 18. Jahrhundert. Untersuchungen zur Sozialgeschichte einer reichsstädtischen Berufsgruppe, Lübeck, 1990. 44 Ralf Pröve, Der Soldat in der „guten Bürgerstube“. Das frühneuzeitliche Einquartierungssystem und die sozioökonomischen Folgen, dans Kroener/Pröve (Éd.), Krieg und Frieden, p. 191-217. Detlef Kotsch, Holländerviertel und Bornstedter Feld. Die soziale Funktion von Bürgerquartier und Kaserne, dans Kroener (Éd.), Potsdam, p. 309-322. Christina Müller, Karlsruhe im 18. Jahrhundert. Zur Genese und sozialen Schichtung einer residenzstädtischen Bevölkerung, Karlsruhe, 1992, en particulier p. 379-393. Voir aussi Holger Th. Gräf, Militarisierung der Stadt oder Urbanisierung des Militärs? Ein Beitrag zur Militärgeschichte der frühen Neuzeit aus stadtgeschichtlicher Perspektive, dans Ralf Pröve (Éd.), Klio in Uniform? Probleme und Perspektiven einer modernen Militärgeschichte der frühen Neuzeit, Cologne, 1997, p. 89-108. Partant du système de logement, il a pu dévélopper la thèse d’une urbanisation des soldats. 45 Schwark, Lübecks Stadtmilitär, p. 288-295; Ralf Pröve, Stehendes Heer und städtische Gesellschaft im 18. Jahrhundert. Göttingen und seine Militärbevölkerung 1713-1756, Munich, 1995, p. 252-257.

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des chances de promotion46. Les formes quotidiennes du service des hommes, les exercices, les manúuvres, les revues ou les gardes47 ainsi que le fonctionnement intérieur d’un régiment ou d’une compagnie furent analysés. Ce sont d’une part les mesures disciplinaires et les punitions des hommes48, le système complexe de loyauté et de patronage entre officiers, sous-officiers et soldats, le sentiment de solidarité et l’esprit de corps au sein de la troupe de l’autre qui étayaient au centre de ces recherches49. Bien qu’on ait longtemps identifié la vie quotidienne des soldats à la vie dans la bataille (ce qui était évidemment insuffisant surtout en ce qui concerne le 18e siècle avec ses longues périodes de paix), il manque toujours des études qui montrent la réalité et les expériences individuelles des hommes soit dans les combats même, soit pendant l’étape ou la marche50. Pour juger de l’attraction qu’exerce le service militaire et de la tolérance du métier de soldat par le peuple, les travaux sur le problème de la désertion51 et du recrutement avec son contexte souvent brutal sont indispensables52.

Les études des différents aspects de l’interdépendance entre le système militaire et la société, l’économie et l’État se concentrent soit au plan individuel ou corporatif, soit au plan administratif. On a

46 Pröve, Stehendes Heer, p. 128-135. 47 Schwark, Lübecks Stadtmilitär, p. 155-201. 48 Peter Burschel, Zur Sozialgeschichte innermilitärischer Disziplinierung im 16. und 17. Jahrhundert, dans „Zeitschrift für Geschichtswissenschaft“, n° 42/1994, p. 965-981. 49 Cf. Erhard Grund, Die vier Bataillone Oranien-Nassau. Ein Beitrag zur Sozialgeschichte des 18. Jahrhunderts, Ohren, 1995. 50 Voir aussi Bernd Roeck, Der Dreiţigjährige Krieg und die Menschen im Reich. überlegungen zu den Formen psychischer Krisenbewältigung in der ersten Hälfte des 17. Jahrhunderts, dans Kroener/Pröve (Éd.), Krieg und Frieden, p. 265-280; Horst Carl, Unter fremder Herrschaft. Invasion und Okkupation im Siebenjährigen Krieg, Ibidem, p. 331-348. Quant au problème des prisonniers de guerre voir par exemple Rüdiger Overmans (Éd.), In der Hand des Feindes. Kriegsgefangenschaft von der Antike bis zum 2. Weltkrieg, Cologne, 1999. 51 Cf. Michael Sikora, Disziplin und Desertion. Strukturprobleme militärischer Organisation im 18. Jahrhundert, Berlin, 1996 ou Sikora, Verzweiflung oder Leichtsinn? Militärstand und Desertion im 18. Jahrhundert, dans Kroener/Pröve (Éd.), Krieg und Frieden, p. 237-264. Voir aussi Ulrich Bröckling et Michael Sikora (Éd.), Armeen und ihre Deserteure. Vernachlässigte Kapitel einer Militärgeschichte der Neuzeit, Göttingen, 1998. 52 Voir par exemple Bernhard Sicken, Heeresaufbringung und Koalitionskriegführung im Pfälzischen und im Spanischen Erbfolgekrieg, dans Heinz Duchhardt (Éd.), Rahmenbedingungen und Handlungsspielräume europäischer Auţenpolitik im Zeitalter Ludwigs XIV., Berlin, 1991; Sicken, Mü]iggänger und liederliche Burschen. Beobachtungen zur militärischen Aushebung ländlicher Au]enseiter im Hochstift Würzburg Mitte des 18. Jahrhunderts, dans Paul Leidinger et Dieter Metzler (Éd.), Geschichte und Geschichtsbewuţtsein, Münster, 1990, p. 269-307; Sicken, Die Preuţische Werbung in Franken, dans Heinz Duchhardt (Éd.), Friedrich der Groţe, Franken und das Reich, Cologne, 1986, p. 121-156; Helmut Schnitter, Die „Potsdamer Riesengarde“. Auswärtige Werbung und Kantonreglement unter Friedrich Wilhelm I., dans Kroener (Éd.), Potsdam, p. 191-202 ou Ralf Pröve, Zum Verhältnis von Militär und Gesellschaft im Spiegel gewaltsamer Rekrutierungen (1648-1789), dans „Zeitschrift für historische Forschung“, n° 22/1995, p. 191-223; et – du point de vue suèdois – Michael Busch, Der Bauer als Soldat. Ein gescheitertes Konzept der Heeresaufbringung, dans Pröve (Éd.), Klio in Uniform, p. 143-166. Les recrutements pour l’armée prussienne à l’étranger sont décrits par Rudolf Gugger, Preuţische Werbungen in der Eidgenossenschaft im 18. Jahrhundert, Berlin, 1997.

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montré les relations individuelles entre les soldats et les civils ou les paysans, qui étaient caractérisées par la brutalité et l’antipathie d’un côté et la coopération et la camaraderie de l’autre, et le rôle des soldats comme agents de la „Sozialdisziplinierung“53. Sur un plan corporatif, on a pu décrire les conséquences de la présence des militaires dans les villes et les villages grâce à des analyses précises des conditions économiques, sociales et constitutionnelles sur place54. Le perfectionnement du gouvernement et de l’administration absolutistes, surtout de la taxation, fut éclairci dans les études sur la naissance et l’entretien des armées permanentes55. C’est aussi le lien étroit entre l’armement militaire et la politique mercantiliste qui y est mis en relief, donc l’acquisition de matières premières, la protection des manufactures d’armes et, finalement, le commerce des produits militaires en Europe56.

Les tendances générales de l’historiographie, comme, par exemple, le succès de l’histoire des sexes, de la microhistoire, de l’anthropologie historique ou l’histoire des cultures, touchent aussi la façon d’écrire l’histoire militaire. La perception des soldats en temps de guerre ou de paix, leurs motivations de partir au combat57, l’expérience de la violence et de la fragilité du corps humain, ce sont là des sujets récemment traités par la recherche historique58. On surmonte même une distance qui est probablement

53 Voir par exemple Jutta Nowosadtko, Ordnungselement oder Störfaktor? Zur Rolle der stehenden Heere innerhalb der frühneuzeitlichen Gesellschaft, dans Pröve (Éd.), Klio in Uniform, p. 5-34. 54 Voir Bernhard Sicken, Münster als Garnisonstadt - Vom städtischen Kriegswesen zum landesherrlichen Militärwesen in der frühen Neuzeit, dans Franz-Josef Jakobi (Éd.), Geschichte der Stadt Münster, vol 1, Münster, 1993, p. 735-771; Henning Eichberg, Festung, Zentralmacht und Sozialgeometrie. Kriegsingenieurwesen des 17. Jahrhunderts in den Herzogtümern Bremen und Verden, Cologne, 1989; Bernd Roeck, Eine Stadt in Krieg und Frieden. Studien zur Geschichte der Reichsstadt Augsburg zwischen Kalenderstreit und Parität, Göttingen, 1989; Stefan Kroll, Stadtgesellschaft und Krieg. Sozialstruktur, Bevölkerung und Wirtschaft in Stralsund und Stade 1700 bis 1715, Göttingen, 1997; Jürgen Kraus, Das Militärwesen der Reichsstadt Augsburg 1548-1806. Vergleichende Untersuchungen über städtische Militäreinrichtungen in Deutschland vom 16.-18. Jahrhundert, Augsburg, 1980; aussi Daniel Hohrath, Der Bürger im Krieg der Fürsten: Stadtbewohner und Soldaten in belagerten Städten um die Mitte des 18. Jahrhunderts, dans Kroener/Pröve (Éd.), Krieg und Frieden, p. 305-329. 55 Voir, par exemple, Udo Gittel, Die Aktivitäten des Niedersächsischen Reichskreises in den Sektoren „Friedenssicherung“ und „Policey“ (1555-1682), Hanovre, 1996 ou Cordula Kapser, Die bayerische Kriegsorganisation in der zweiten Hälfte des Drei]igjährigen Krieges 1635-1648/49, Münster, 1997. 56 Julia Zunckel, Rüstungsgeschäfte im Dreiţigjährigen Krieg. Unternehmerkräfte, Militärgüter und Marktstrategien im Handel zwischen Genua, Amsterdam und Hamburg, Berlin, 1997; Hubert Salm, Armeefinanzierung im Dreiţigjährigen Krieg. Der Niederrheinisch-Westfälische Reichskreis 1635-1650, Münster, 1990; Rainer Zenke, Ultima ratio regum. Feuerwaffen und ihre Produktion im Kurfürstentum Hannover und im Alten Reich, Osnabrück, 1997. 57 Voir, par exemple, Sven Externbrink, Die Rezeption des „Sacco di Mantova“ im 17. Jahrhundert. Zur Wahrnehmung, Darstellung und Bewertung eines Kriegsereignisses, Markus Meumann et Dirk Niefanger (Éd.), Ein Schauplatz herber Angst. Wahrnehmung und Darstellung von Gewalt im 17. Jahrhundert, Göttingen, 1997, p. 205-222. La propagande de guerre fut étudiée par Silvia Mazura, Die preuţische und österreichische Kriegspropaganda im Ersten und Zweiten Schlesischen Krieg, Berlin, 1996. 58 Cf. Martin Dinges, Schmerzerfahrung und Männlichkeit. Der russische Gutsbesitzer und Offizier Andrej Bolotow (1738-1795), dans „Medizin in Geschichte und Gesellschaft“, vol. 15/1996, p. 55-78 ou Martin Dinges, Soldatenkörper in der Frühen Neuzeit. Erfahrungen mit einem unzureichend

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la plus grande que l’on puisse trouver entre les disciplines de la science historique, celle entre l’histoire militaire et l’histoire des sexes. Pendant longtemps, l’histoire militaire a souffert d’une double virilité: Écrite par des hommes qui ne concevaient que les hommes comme acteurs, l’historiographie ne se soucie ni du lieu social des femmes ni de leur fonction essentielle dans la société des camps et des garnisons. On ignorait aussi la construction culturelle de la répartition des rôles entre les deux sexes59.

Ces approches de recherche plus modernes et leur élargissement théorique et thématique correspondent à l’effort de trouver des sources jusqu’ici inexploitées. Des sources sérielles, par exemple les billets de cantonnement, les listes de compagnie, les registres de contribution, les livres de comptes des chefs de compagnies et les budgets militaires, ont été consultés et analysés à l’aide de banques de données60. C’est ainsi que l’on a étudié les fonctions sociales et militaires des uniformes61. À l’aide de sources littéraires - des poèmes, des chansons et des textes en prose -, on a analysé la vue des soldats par les contemporains62; à l’aide de journaux intimes et de lettres personnelles, on a reconstruit la perception et la vie intérieure des militaires63. Des images de tout genre ont servi à éclaircir la réalité de la vie des soldats et à illustrer

geschützten, formierten und verletzten Körper in Selbstzeugnissen, dans Richard van Dülmen (Éd.), Körper-Geschichten. Studien zur historischen Kulturforschung, Francfort/Main, 1996, p. 71-98. 59 Voir Karen Hagemann et Ralf Pröve (Éd.), Landsknechte, Soldatenfrauen und Nationalkrieger. Militär, Krieg und Geschlechterordnung im historischen Wandel, Francfort/Main, 1998; comme compte rendu de la recherche récente, on peut consulter Karen Hagemann, Militär, Krieg und Geschlechterverhältnisse. Untersuchungen, überlegungen und Fragen zur Militärgeschichte der Frühen Neuzeit, dans Pröve (Éd.), Klio in Uniform, p. 35-88. Voir aussi Hagemann, Venus und Mars. Reflexionen zu einer Geschlechtergeschichte von Militär und Krieg, dans Hagemann/Pröve (Éd.), Landsknechte, p. 13-50. Voir aussi Ulinka Rublack, Metze und Magd. Frauen, Krieg und die Bildfunktion des Weiblichen in deutschen Städten der frühen Neuzeit, dans „Historische Anthropologie“, n° 3/1995, p. 412-432; Christiane Andersson, Von „Metzen“ und „Dirnen“. Frauenbilder in Kriegsdarstellungen der Frühen Neuzeit, dans Hagemann/Pröve (Éd.), Landsknechte, p. 171-198 ou Matthias Rogg, „Wol auff mit mir, du schoenes weyb“. Anmerkungen zur Konstruktion von Männlichkeit im Soldatenbild des 16. Jahrhunderts, dans Hagemann/Pröve (Éd.), Landsknechte, p. 51-73. 60 Norbert Winnige, Krise und Aufschwung einer frühneuzeitlichen Stadt. Göttingen 1648-1756, Hanovre, 1996, p. 157-209; Pröve, Stehendes Heer, p. 69-99 et Zunckel, Rüstungsgeschäfte. 61 Matthias Rogg, Zerhauen und zerschnitten, nach adelichen Sitten: Herkunft, Entwicklung und Funktion soldatischer Tracht des 16. Jahrhunderts im Spiegel zeitgenössischer Kunst, dans Kroener/Pröve (Éd.), Krieg und Frieden, p. 109-136; Sur les vêtements, en général, voir Martin Dinges, „Der „feine Unterschied“. Die soziale Funktion der Kleidung in der höfischen Gesellschaft“, dans „Zeitschrift für historische Forschung“, n° 19/1992, p. 49-76. 62 Burschel, Söldner. 63 Vgl. Michael Kaiser, Excidium Magdeburgense. Beobachtungen zur Wahrnehmung und Darstellung von Gewalt im Dreiţigjährigen Krieg, dans Markus Meumann et Dirk Niefanger (Éd.), Ein Schauplatz herber Angst. Wahrnehmung und Darstellung von Gewalt im 17. Jahrhundert, Göttingen, 1997, p. 43-64 ou Ralf Pröve, Violentia und potestas. Perzeptionsprobleme von Gewalt in Söldnertagebüchern des 17. Jahrhunderts, Ibidem, p. 24-42. Voir aussi Benigna von Krusenstjern, Selbstzeugnisse der Zeit des Dreiţigjährigen Krieges. Beschreibendes Verzeichnis, Berlin, 1997.

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les conceptions du militaire dans la société64. Les sources exploitées préalablement, comme la correspondance administrative, les procèsverbaux de la justice, les ordonnances et rapports ont fait l’objet d’une consultation renouvelée: Au lieu de généraliser les rares incidents de violence au sens d’une chronique scandaleuse ou d’un „crisis approach“, on s’est mis à lire entre les lignes pour trouver les indices de coopération et de coexistence paisible de la population civile et militaire qui étaient la règle et que les chroniqueurs rapportent que rarement de manière explicite.

En résumant les résultats de cette recherche nouvelle, on constate dans un premier temps qu’il faille corriger la vue partiale et négative du système social qu’est le monde des armées. Les conditions de vie et de service des soldats ne furent pas celles du mousquetaire souffrant la faim, les punitions et l’injustice. Le service militaire offrait, par contre, une possibilité de survivre aux crises de subsistance temporaires. Il garantissait un nombre surprenant de récompenses matérielles et idéelles. La relation entre les civils et les militaires fut aussi réinterprétée: L’antipathie réciproque, la violence physique et le recrutement de force n’en sont plus qu’un aspect. Les relations sociales entre paysans ou citadins et soldats, la coopération économique et les activités de loisir communes semblent aujourd’hui plus caractéristiques de la vie quotidienne de l’époque. C’est le système de logement qui fut dans une large mesure responsable de la réintégration des soldats dans la vie citadine, car il permettait aux soldats de préparer leur vie civile déjà pendant leur service militaire.

Vu ces dernières conclusions, les perspectives de la nouvelle histoire militaire mènent très loin: Les résultats ne concernent non seulement l’évolution de la société militaire et ses aspects administratifs et socio-économiques - dû à la présence des armées de mercenaires et des armées permanentes -, mais aussi les processus les plus fondamentaux de l’époque moderne. Saisir la place et le rôle du militaire dans les procès de la formation de l’Etat moderne et de l’établissement du contrôle social, c’est d’autant plus important depuis que l’idée d’une société entièrement disciplinée a été mise en cause par la recherche internationale. En s’occupant de l’application des lois, édits et ordonnances à l’époque de l’absolutisme, on s’est penché sur le problème de la réalité de „l’État“. En 1992, Nicolas Henshall en vint à la conclusion que l’état de l’époque moderne était forcé à coopérer intensivement avec les pouvoirs intermédiaires et que le gouvernement et les réclamations de souveraineté étaient toujours en disposition65. Les chercheurs en 64 Voir par exemple Rainer et Trudl Wohlfeil, Das Landsknecht-Bild als geschichtliche Quelle. überlegungen zur historischen Bildkunde, dans Manfred Messerschmidt (Éd.), Militärgeschichte. Probleme, Thesen, Wege, Stuttgart, 1982, p. 81-99 65 Nicolas Henshall, The Myth of Absolutism. Change and Continuity in Early Modern European Monarchy, London, 1992 ou Ronald G. Asch et Heinz Duchhardt (Éd.), Absolutismus - ein Mythos? Strukturwandel monarchischer Herrschaft in West- und Mitteleuropa (ca. 1550-1700), Cologne, 1996;

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histoire sociale et en histoire des mentalités ont pris part au débat sur la formation de l’État moderne. Ils ont nié l’influence du pouvoir central sur le sujet individuel ou souligné au moins l’existence de lieux qui échappent à toute autorité66. Le militaire et la militarisation jouent un double rôle dans ce contexte. D’une part, les conséquences constitutionnelles, politiques et sociales de la présence des troupes du prince, donc l’influence du militaire sur l’économie, l’État et la société ont été interprétés trop partialement jusqu’ici. D’autre part, il faut se demander, si l’idée du militaire comme corps de discipline homogène peut être maintenue. On rencontre les mêmes libertés et les mêmes niches sociales au sein de la société militaire qu’on trouve dans la société civile. À cause de ces résultats de la recherche récente, la thèse de la militarisation de la société d’Otto Büsch doit être en mise en question aujourd’hui67.

C’est grâce au renouvellement de la recherche de ces dernières années et grâce aux nouvelles approches et perspectives qu’elle a ouvertes, que l’histoire militaire de l’époque moderne a trouvé la place reconnue dans la science historique qu’elle y tient aujourd’hui.

voir aussi John Brewer, The Sinews of Power. War, Money and The English State, 1688-1783, London, 1989 et Philippe Contamine (Éd.), Guerre et concurrence entre les États européens du XIVe au XVIIIe siècle, Paris, 1998. Jürgen Schlumbohm, Gesetze, die nicht durchgesetzt werden – Ein Strukturmerkmal des frühneuzeitlichen Staates?, dans „Geschichte und Gesellschaft“, 23/1997, p. 647-663, a récemment étudié cette question dans cette nouvelle perspective. 66 Des remarques très critiques sur la „Sozialdisziplinierung“ comme modèle d’explication historique se trouvent dans Martin Dinges, Frühneuzeitliche Armenfürsorge als Sozialdisziplinierung? Probleme mit einem Konzept, dans „Geschichte und Gesellschaft“, n° 17/1991, p. 5-29; Ralf Pröve, Herrschaftssicherung nach „innen“ und „auţen“: Funktionalität und Reichweite obrigkeitlichen Ordnungsstrebens am Beispiel der Festung Göttingen, dans „Militärgeschichtliche Mitteilungen“, 51/1992, p. 297-315. Les études de Markus Meumann, Findelkinder, Waisenhäuser, Kindsmord. Unversorgte Kinder in der frühneuzeitlichen Gesellschaft, Munich, 1995 et de Michael Frank, Dörfliche Gesellschaft und Kriminalität. Das Fallbeispiel Lippe 1650-1800, Paderborn, 1995, révèlent les limites de cette approche. 67 Voir, maintenant, sur le système cantonal - le point essentiel de la thèse de militarisation de Büsch - Hartmut Harnisch, Preuţisches Kantonsystem und ländliche Gesellschaft. Das Beispiel der mittleren Kammerdepartements, dans Kroener/Pröve (Éd.), Krieg und Frieden, p. 137-165; aussi Jürgen Kloosterhuis, Zwischen Aufruhr und Akzeptanz. Zur Ausformung und Einbettung des Kantonsystems in die Wirtschafts und Sozialstrukturen des preuţischen Westfalen, dans Kroener/Pröve (Éd.), Krieg und Frieden, p. 167-190. C’est aussi Frank Göse qui met la thèse de Büsch en question, voir Zwischen Garnison und Rittergut. Aspekte der Verknüpfung von Adelsforschung und Militärgeschichte am Beispiel Brandenburg-Preuţens, dans Pröve (Éd.), Klio in Uniform, p. 109-142.

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L’HISTOIRE MILITAIRE EN FRANCE DEPUIS 1945

Général Jean DELMAS

près la deuxième guerre mondiale, l’histoire militaire en France a souffert d’une grave désaffection. Plusieurs raisons peuvent expliquer cette situation. D’une part, l’histoire

militaire s’identifiait à l’histoire - bataille qui, entre 1919 et 1939, avait accaparé les revues militaires, multiplié les livres de souvenirs, les récits de combats, glorifiant le passé récent et en tirant des enseignements peu adaptés à la guerre prochaine. D’autre part, si l’armée française avait joué un rôle dominant entre 1914-1918, sa place, dans le conflit 1939-1945, après le désastre de 1940, était devenue bien modeste par rapport aux contributions russes, anglaises, américaines ou allemandes. Il est plus facile d’exalter les victoires que d’analyser les défaites. Enfin l’influence toute puissante de l’école des «Annales» contribua, en France, à écarter la guerre du champ de l’investigation historique au profit de l’étude, sur longue période, des phénomènes économiques et sociaux.

Les thèmes

La guerre n’était-elle qu’un épiphénomène, une ride à la surface des événements? On ne le crut pas longtemps, tant se révélaient énormes les conséquences de la guerre 1939-1945 sur l’ordre mondial. Peu à peu, par différentes approches, se dessina une nouvelle histoire militaire.

Le mérite en revint d’abord à certains historiens qui, malgré les modes, s’étaient entêtés à s’intéresser à l’histoire des armées et des combats. Ainsi le professeur Henri Contamine qui, profitant de la proximité de l’Ecole militaire de Saint-Cyr repliée à Coëtquidan, professa un cours d’histoire militaire à la Faculté de Lettres de Rennes et publia dès 1957 un excellent livre sur la Revanche (1871-1914), avant une nouvelle étude sur la victoire de la Marne (1970).

A Paris, le doyen Pierre Renouvin, théoricien de l’Ecole des relations internationales, ne pouvait ignorer l’impact des guerres sur ces relations internationales. Luimême, ancien combattant et mutilé de guerre, connaissait également la souffrance des hommes au combat. Aussi n’est-il pas étonnant qu’il ait fortement contribué à la renaissance de l’histoire militaire en France par ses travaux et les thèses qu’il a dirigées (dont Pétain commandant en chef par Guy Pédroncini et l’Etat-Major français et le front oriental, 1917-1918 par le commandant Jean Delmas).

Son disciple et successeur, Jean-Baptiste Duroselle, a continué dans la même voie, liant intimement l’étude des relations internationales à celle des guerres, à l’histoire des armées et des

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institutions militaires ainsi qu’en témoignent deux de ses maîtres-livres La Décadence (1932-1939) et l’Abîme (1939-1945), ainsi que le plus récent ouvrage de cette collection Diplomatie et outil militaire de J. Doise et M. Vaïsse. L’ultime ouvrage de J. B. Duroselle, paru un mois après sa mort en 1994, La Grande Guerre des Français 1914-1918, est comme un testament de ses préoccupations fondamentales.

Parallèlement naissaient d’autres champs de recherche ayant pour objectif les armées ou la guerre. En signant en 1953 un livre intitulé La société militaire dans la France contemporaine, Raoul Girardet avait ouvert la voie à une recherche accordant plus de place à la société militaire. A-t-elle une spécificité dans la société française, quelles sont ses motivations et ses évolutions? Mais cette recherche serait-elle du domaine du sociologue ou de l’historien? La très remarquable thèse de doctorat de William Serman sur Le Corps des officiers français au milieu du XIXe siècle prouve que cette recherche peut être l’æuvre d’un historien féru d’histoire politique et militaire.

Enfin, le phénomène guerre devint aussi l’objet d’une recherche très particulière, menée par Gaston Bouthoul et qui déboucha sur la création d’une science annexe, la polémologie, qui se démarquait de la sociologie comme de l’histoire militaire, tout en empruntant à chacune nombre d’éléments. La guerre est une maladie, disait Bouthoul: le polémologue est le médecin qui cherche à éliminer les éléments «belligènes» afin d’évacuer la guerre des relations internationales.

Si on élimine la polémologie qui a voulu se constituer en science autonome, et dont les recherches s’appuient parfois sur des bases non rigoureusement historiques, on constate donc qu’à partir des années 1960 et plus systématiquement depuis 1970, l’histoire militaire a considérablement élargi son champ d’investigations. Elle n’est lue seulement l’histoire-bataille (mais l’histoire-bataille continue à avoir sa raison d’être, puisque le combat reste la finalité des armées), mais elle est aussi l’histoire des militaires, chefs ou soldats, en paix comme en guerre, histoire des institutions militaires, des armées, de leur armement, de leur évolution en fonction des bouleversements politiques ou technologiques. Et plus sont liées entre elles ces différentes approches, plus l’histoire militaire apparaît comme l’histoire de la nation en armes, débouche sans solution de continuité sur l’étude des problèmes de défense et prépare à la réflexion stratégique. Car connaître l’évolution sur longue période des rapports entre armée et société, entre armée et pouvoir politique, entre armée et évolution technologique apparaît indispensable pour une meilleure connaissance du présent et une meilleure approche prospective.

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Les Institutions

Les universités: Dans les universités il n’existe ni chaire ni professeur

d’histoire militaire, mais, grâce à la liberté de choix des programmes, les professeurs peuvent délivrer des enseignements spécialisés. Il en est ainsi dans différentes universités parisiennes (Paris I, Paris IV, Paris X Nanterre) ou provinciales (Montpellier, Nancy, Nantes, Strasbourg).

A l’Université Paul Valéry de Montpellier, l’action du professeur André Martel a été déterminant depuis 1968. Fondateur du Centre d’Etudes Militaires et de Défense, reconnu comme unité associée au Centre National de la Recherche Scientifique (C.N.R.S.), A. Martel a développé un enseignement où histoire militaire, histoire de la colonisation et de la décolonisation et histoire de la nation cohabitent harmonieusement, et qui n’ignore pas que le combat est la finalité des armées. Il a dirigé de nombreuses thèses dont les thèmes témoignent de l’amplitude du champ de recherches. Citons L’Afrique à l’ombre des épées (1830-1930) de J. Frémeaux, Le général de Cissey et la réorganisation de l’armée (1810-1882) de G. Gugliotta, L’évolution du concept d’armée de métier sous la IIIe République de J.C. Jauffret, La 13e demi-brigade de légion étrangère pendant la Deuxième Guerre mondiale de A.P. Comor, La présence militaire française en Indochine 1940-1945 du colonel Hesse d’Alzon, ou Les officiers de réserve de l’Armée de Terre de M. Misfud. Son disciple et successeur J.C. Jauffret s’intéresse plus particulièrement aux problèmes de colonisation et de décolonisation, et notamment à la guerre d’Algérie (dont il dirige la publication des archives au S.H.A.T.). Il a lancé de nombreux étudiants à la recherche de la mémoire de cette guerre, à travers le recueil de témoignages d’anciens combattants. Le Centre d’Etudes Militaires de Montpellier dispose avec les Cahiers de Montpellier d’un organe efficace de diffusion de ses études.

A l’Université de Paris IV, le professeur André Corvisier, auteur d’une thèse pionnière L’armée française de la fin du XVIIe siècle au ministère de Choiseul. Le soldat (1963), a animé jusqu’à sa retraite un séminaire d’histoire sociale et psychologique de l’armée au XVIIe et au XVIIIe siècle, creuset où sont nées un certain nombre de thèses qui permettent une connaissance approfondie de l’armée au XVIIIe siècle. Citons Paris et l’armée au XVIIIe siècle, étude politique et sociale de Jean Chagniot, Les vieux soldats à l’Hôtel des Invalides de J. P. Bois, Les bas-officiers du général Deschard, Les officiers de l’armée royale combattants de la guerre d’Indépendance de Gilbert Bodinier ou Les armes portatives en France de 1660 à 1789 du colonel Bonnefoy. Dans la même université, Philippe Contamine est le maître reconnu de la Guerre au Moyen-Ãge.

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A l’Université de Paris I, un des disciples de Pierre Renouvin, Guy Pédroncini, historien des mutineries de l’armée française en 1917, a dirigé de nombreux travaux d’étudiants sur la Première Guerre mondiale. Puis il a progressivement étendu le champ chronologique des études vers l’entre-deux guerres, la guerre de 1939-1945 et les conflits contemporains, en particulier en faisant travailler plusieurs étudiants étrangers sur les conflits auxquels leur pays a participé. Une de ses étudiantes, Christine Lévisse-Touzé a soutenu une très belle thèse sur L’Afrique du Nord (1940-1943) qu’elle vient de publier récemment en la prolongeant jusqu’en 1945. Le successeur de G. Pédroncini, William Serman, a développé l’étude sociale des armées au XIXe et XXe siècle, tout en écrivant un solide histoire de la Commune.

Dans la même Université de Paris I, le professeur J. P. Bertaud, auteur de La révolution armée, les soldats citoyens et la Révolution française, a donné une accélération aux études sur les armées de la Révolution, que la commémoration du bicentenaire de la Révolution française a multipliées.

A l’Université de Paris X Nanterre, un autre élève de P. Renouvin, Jean-Jacques Becker, auteur d’une thèse célèbre intitulée 1914. Comment les Français sont entrés dans la guerre, a mis l’accent sur les études d’opinion face à la guerre ou sur l’étude du moral des combattants, à partir du contrôle postal ou des journaux de tranchée. Avec Becker s’est développée toute une école qui, autour du thème général de la culture de guerre, a ouvert un Centre de recherches à l’Historial de Péronne consacré à la Première Guerre mondiale et a publié de nombreuses études, comme Annette Becker (la guerre et le sentiment religieux, les monuments aux morts, etc.) ou Stéphane Audoin-Rouzeau (la guerre et les enfants).

Les Instituts d’Histoire: Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’en 1985,

quelques années avant sa mort, Henri Michel a présidé la Commission d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale et a été l’âme, à travers tout un réseau de correspondants départementaux, d’une abondante recherche plus consacrée à la Résistance en France, à la collaboration et à la déportation, qu’aux combats de l’armée française de 1940 ou de 1943-1945.

A la dissolution du Comité, son héritage a été partagé entre deux instituts dont les objectifs sont apparus différents: l’Institut d’Histoire du Temps Présent (I.H.T.P.), laboratoire du C.N.R.S., axé sur l’étude des problèmes contemporains, sans spécificité militaire mais qui n’en poursuit pas moins des études sur la Résistance et Vichy; l’Institut d’Histoire des Conflits Contemporains (I.H.C.C.), dirigé par Guy Pédroncini, puis Claude Carlier, auteur d’une thèse sur L’aéronautique militaire (1945-1975), qui développe des études sur le monde aéronautique et de l’espace. L’I.H.C.C. a hérité de la

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«Revue d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale» créée par Henri Michel et dont le nom s’est transformé en «Guerres mondiales et conflits contemporains»“ (rédacteur en chef Jean-Claude Allain).

Le Centre d’études d’histoire de la Défense: Innovation gouvernementale, la création en 1994, du Centre

d’études d’histoire de la Défense (C.E.H.D.) a pour but de coordonner en France toute la recherche en histoire militaire et études de la défense. Dirigé par un universitaire, le professeur Maurice Vaïsse, et depuis 2001 par le professeur Romer, le C.E.H.D. dispose de crédits importants qui lui permettent de nombreuses activités: organisation ou co-organisation de colloques, réunions de nombreuses commissions spécialisées, publications ou copublications, attributions de bourses à des étudiants, prix annuels attribués par un jury à la meilleure thèse et au meilleur mémoire de maîtrise soutenus en France au cours de l’année. Le C.E.H.D. est désormais l’interface entre le Ministère de la Défense et tout organisme s’intéressant à l’histoire militaire et désirant obtenir une aide du Ministère.

Les Services historiques des Armées: Regroupés dans le château de Vincennes, les trois services

historiques des Armées de terre, de mer et de l’air, sont indépendants les uns des autres, mais répondent aux mêmes missions: la conservation des archives de leur armée, recherches et études sur l’histoire de leur armée, maintien des traditions. Ils publient tous les trois la «Revue historique des armées», trimestrielle, dont le comité de lecture, présidé par le chef du Service Historique de l’Armée de Terre, comprend, avec les autres chefs de service, quatre universitaires dont le directeur du C.E.H.D..

La Loi des archives promulguée en 1979, faisant passer de 50 à 30 ans la date de communicabilité des fonds, a permis un plus grand développement des recherches sur des conflits plus récents comme l’Indochine et l’Algérie.

Après s’être consacré pendant de longues années à l’élaboration des 8 tomes d’Histoire des grandes unités de la guerre 1939-45, le Service Historique de l’Armée de Terre (S.H.A.T.) a multiplié les publications à partir de 1980, æuvres d’officiers du Service dont certaines ont été soutenues comme thèses en université: Les problèmes de l’armée de terre (1936-1939) par le colonel Henri Dutailly, Le réarmement de l’armée française (1943-1946) par le commandant Vernet, Les forces françaises libres en Afrique (1940-1943) par le capitaine Vincent. Parallèlement à ces études, se sont ouvertes deux séries de publication d’archives, l’une concernant la Guerre d’Indochine (2 tomes parus pour 1945-1947),

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l’autre la Guerre d’Algérie dont le 2e tome vient de paraître, couvrant les derniers mois de 1954.

Il y a trois ans le S.H.A.T. a créé une section d’histoire orale qui recueille sur CD les témoignages d’acteurs importants ou de combattants de la Seconde Guerre mondiale, et surtout des guerres d’Indochine et d’Algérie.

Le Service Historique de l’Armée de l’Air (S.H.A.A.) a connu un spectaculaire développement sous la direction, pendant onze ans, du général Charles Christienne qui a remarquablement développé l’audience de son service, multiplié les études, créé un service d’histoire orale qui a su recueillir de nombreux témoignages d’acteurs, grands chefs ou humbles combattants. Il a publié lui-même, avec ses collaborateurs, une remarquable histoire de l’aviation militaire. Ses successeurs, les généraux Robineau et Silvestre de Sacy ont continué son æuvre. Le S.H.A.A. vient ainsi de publier dernièrement la très remarquable thèse d’une de ses chargés d’études, Claude d’Abzac-Epezy, L’armée de l’air de Vichy et son directeur des études, Patrick Facon, a signé plusieurs ouvrages pertinents sur L’armée de l’air dans la tourmente (la bataille de France 1939-1940), La bataille d’Angleterre et Le bombardement stratégique.

Le Service Historique de la Marine (S.H.M.), plus éclaté entre Vincennes et les ports de guerre, manifeste une grande activité d’organisation de colloques sur la Marine et de participation aux manifestations scientifiques à l’étranger. Il a disposé avec Philippe Masson, son ancien directeur des études, docteur ès lettres avec une thèse sur les mutineries de la Marine en Mer Noire, d’un historien de grande réputation; auteur d’une Histoire de la Marine (2 tomes), mais aussi de Une guerre totale 1939-1945 et d’une Histoire de l’armée allemande. Dernièrement, le S.H.M. a publié la thèse pionnière de Michelle Battesti sur La marine de Napoléon III.

La Commission française d’histoire militaire: La C.F.H.M. est le lieu de rencontre des universitaires et

professeurs, des officiers et conservateurs des Services historiques et de tous ceux que passionne l’histoire militaire. Après une période de relative somnolence, la C.F.H.M. a connu une rapide progression de ses adhérents et de ses activités, à partir du moment où le général Gambiez en assura la présidence (1968-1989). Général d’armée, membre de l’Institut, historien confirmé (Histoire de la Première Guerre mondiale, en collaboration avec le colonel Suire) le général Gambiez a su convaincre les différents ministres de la Défense de la nécessité d’apporter leur appui constant à un organisme dont la mission reste la diffusion d’une histoire militaire de qualité en permettant la confrontation du point de vue de l’historien et du soldat.

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Depuis la mort du général Gambiez, la C.F.H.M. a été présidée par le général Jean Delmas, ancien chef du cours d’Histoire de l’Ecole de Guerre, ancien chef du Service historique de l’Armée de Terre. Elle a eu pour vice-président le professeur André Corvisier.

Association privée, vivant des cotisations de ses adhérents et d’une subvention du Ministère de la Défense, la C.F.H.M. a son siège au Château de Vincennes, près des Services historiques des armées. Outre ses réunions mensuelles, elle participe à de nombreux colloques en France ou à l’étranger, et particulièrement en Roumanie, lors des anniversaires de 1916, 1918 et de la Mission Berthelot. Elle organise aussi des colloques. Ainsi en 1989, à l’occasion du Bicentenaire de la Révolution française, colloque de Paris sur L’influence de la Révolution sur les armées en France et dans le monde dont les Actes (2 tomes) sont parus en 1991. Ainsi en 1998, pour fêter son 60e anniversaire, la C.F.H.M. a organisé un colloque sur La bataille d’hier à aujourd’hui dont les Actes paraîtront en 1999. Dernièrement la C.F.H.M. a publié deux numéros de la «Revue Internationale d’Histoire Militaire»: le n° 75 Des interventions extérieures françaises à des fins de maintien de l’ordre, d’interposition et d’assistance aux XIXe et XXe siècles et le n° 76 consacré à la défense des frontières pendant la guerre d’Algérie Les barrages algéro-marocain et algéro-tunisien (1956-1962).

Conclusion

Après une période de déclin, l’histoire militaire connaît depuis vingt ans un développement progressif car son champ d’investigations s’est considérablement élargi. Si l’histoire des militaires, l’étude des mentalités et des opinions, la place de la société militaire dans la nation sont apparues comme les thèmes les plus développés en université, l’étude des combats, du comportement des chefs et des hommes en opération, a repris une nouvelle vigueur. Le débat reste encore vif, dans les armées, sur l’importance de l’histoire militaire dans la formation des officiers. Pour ceux qui professent à Saint-Cyr Coëtquidan, la nécessité d’un cours d’histoire militaire développé n’est pas discutable, tant le bagage historique des candidats à Saint-Cyr est nul par suite de la carence de l’Education nationale. C’est le B.A.-BA de l’histoire des guerres menées par la France qu’il faut leur apprendre.

Quant à la nécessité d’une forte culture générale historique au niveau de l’enseignement militaire supérieur, elle peut être discutée par certains cadres à formation exclusivement scientifique. Le signataire de ces lignes, pour avoir longtemps enseigné à l’Ecole Supérieure de Guerre, est convaincu qu’une connaissance historique de l’évolution sur longue période des guerres et des sociétés est

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indispensable à une exacte compréhension des problèmes contemporains et à l’élaboration d’une stratégie prospective.

Le grand public se pose moins de questions. Les éditeurs multiplient les publications, d’ailleurs de très inégale valeur, sur les unités d’élite (commandos, parachutistes), sur des opérations en Algérie, en Indochine, pendant la Seconde Guerre mondiale. Simultanément, dictionnaires et biographies sont revenus à la mode. L’histoire militaire y a sa place. La regrettée Anne Blanchard avait publié un Dictionnaire des Ingénieurs militaires (1691-1791); André Corvisier a dirigé la publication d’un Dictionnaire d’art et d’histoire militaire et Philippe Masson un volumineux Dictionnaire (en 2 tomes) de la Seconde Guerre mondiale. Et parmi les nombreuses biographies parues, citons celle de Turenne (J. Berenger), de Louvois (A. Corvisier), du maréchal Gallieni (Marc Michel), de Pétain (G. Pédroncini, Marc Ferro entre autres), du général de Castelnau (Y. Gras), de Darlan (H. Coutau-Bégarie et C. Huan), de Bugeaud (J.P. Bois), de Leclerc, le soldat et le politique (A. Martel), tous ouvrages de valeur qui témoignent du goût du public pour une information sérieuse ‘sur le passé militaire de la nation. N’y a-t-il pas d’ailleurs meilleure illustration de cet attrait du public pour «la chose militaire» que la décision de deux maisons d’édition de publier des Histoires militaires de la France. Fayard vient de commencer la publication d’une Nouvelle histoire militaire de la France dont le tome 1, signé par J.P. Bertaud et W. Serman, couvre la période 1789-1919. Beaucoup plus ambitieuses, les Presses Universitaires de France ont publié de 1992 à 1994, sous la direction d’André Corvisier une Histoire militaire de la France qui ne se contente pas de démarrer à la Révolution. Elle comprend 4 volumes: T.1 - des origines à 1715, sous la direction de Philippe Contamine; T.2 - de 1715 à 1871, sous la direction de Jean Delmas; T.3 de 1871 à 1940, sous la direction de Guy Pédroncini; T.4 - de 1940 à nos jours, sous la direction d’André Martel. Cette superbe collection a été rééditée en format de poche, en 1998, dans la collection Quadriges, du même éditeur (P.U.F.).

C’est donc sur un constat de bonne santé que nous pouvons clore cet aperçu sur l’évolution de l’histoire militaire en France, à la fin du XXe siècle.

Qu’il soit permis d’ajouter quelques lignes à l’article du Général Jean Delmas écrit en 1999. Apres dix années de présidence de la Commission française d’histoire militaire, exceptionnellement fécondes, Jean Delmas a souhaité passer la main â un homme plus jeune. Hervé Coutau-Bégarie, ancien élève de l’Ecole Nationale d’Administration, juriste, historien, en charge des publications d’histoire dans la maison d’édition «Economica», a pris la succession. II a réussi à réaliser une entente entre la Commission française d’histoire militaire, l’Institut de Stratégie Comparée qu’il a

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fondé et l’Institut d’histoire des Conflits contemporains. Ces trois instituts qui associent leur action peuvent ainsi publier un bulletin mensuel: «Histoire militaire et stratégie». De plus, Hervé Coutau-Begarie leur a assuré le passage aux techniques de 1’Internet et a entrepris la publication des grands classiques de la stratégie.

André Corvisier

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L’HISTORIOGRAPHIE MILITAIRE ROUMAINE ENTRE LA TRADITION ET LA MODERNITÉ

Dumitru PREDA

’histoire, science concernant l’homme et consacrée à l’homme, acquiert pendant la période actuelle – caractérisée par de larges et profondes transformations à l’échelle globale – une

mission et une importance toujours plus grandes, grâce à son influence particulière, non seulement sur la formation et l’expression de l’esprit collectif, mais aussi sur la stratégie et la décision au niveau des facteurs de pouvoir.

A son tour, dans le cadre de sa sphère spécifique, l’histoire militaire, par son objet d’étude et les implications en temps et espace des confrontations armées, par la dynamique complexe conférée par le rapport armée – société et les conséquences de celui-ci dans tous les autres domaines des activités humaines, continue à occuper une place et une importance à part.

Pour nous, les Roumains, ainsi que nos illustres prédécesseurs l’ont souligné maintes fois, l’histoire militaire a la tendance de se confondre avec l’histoire même du pays, pendant des périodes relativement longues. Le facteur de puissance armée a influencé, comme conséquence de la lutte permanente de la nation contre adversités sans nombre et agressions variées, non seulement son évolution dans l’espace géopolitique définitoire, mais a laissé, au cours du temps, une forte empreinte sur la physionomie et la manière de vivre de cette nation.

Dans ces circonstances, la recherche du passé militaire a de riches et longues traditions en Roumanie. La connaissance approfondie de son évolution et la corrélation des facteurs qui assurent la capacité de défense du pays, du caractère et du type de guerres menées, des formes et moyens employés à ce but, auprès de l’étude du rôle et de la place occupée par l’institution militaire dans la société, en détachant les conclusions et leçons utiles à l’accroissement de la confiance à la force de la nation indépendante, sur la voie du progrès et de la civilisation, ont représenté un objet d’étude permanente, qui s’est imposé avec force, surtout pendant les deux derniers siècles, dans les conditions de l’effort entrepris par les Roumains pour l’accomplissement de l’Etat moderne, unitaire, souverain et indépendant et, ensuite, pour sa consolidation et affirmation en Europe et dans le monde entier.

La défense de l’indépendance nationale, de la liberté et de la démocratie, le respect envers les traditions militaires propres, ainsi que le respect pour la vie et la création spécifique aux autres nations, de l’humanité, sont aujourd’hui – dans les conditions complexes du passage du deuxième au troisième millénaire – les

LL

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grandes leçons qui se détachent de l’histoire tourmentée des Roumains, l’un des plus anciens et stables peuples de l’Europe.

La révolution de décembre 1989 – qui a marqué la fin des régimes dictatoriaux, totalitaires de notre pays – a donné un essor naturel et a conféré des dimensions nouvelles à la recherche de l’historiographie militaire roumaine. Dans ce contexte, la récupération des valeurs propres, spécifiques, ainsi que de celle européennes et universelles – omises par des raisons politiques de conjoncture ou, parfois, simplement négligées -, tout comme l’effort institutionnel et individuel de créer le cadre et les moyens menés à rendre plus efficace l’investigation historique autochtone et de la raccorder aux demandes et grands courants culturels représentent, pendant ces dernières dix années, nos objectifs prioritaires. Nous sommes fermement convaincus, en ce moment, ainsi que nous l’avons été en ce moment-là, que nos historiens pourront répondre aux exigences de l’époque actuelle seulement par une activité systématique et soutenue, menée à connaître, clarifier et comprendre les coordonnés et moments décisifs, les phénomènes de durée qui caractérisent le parcours historique de plusieurs millénaires de notre nation. Nous serons capables d’atteindre notre but seulement en promouvant une conduite orientée vers la vérité et le progrès, conscients du fait qui nous assumons une responsabilité accrue envers les générations présentes et à venir.

Voilà, donc, les objectifs et les aspirations qui animent aujourd’hui le front de l’historiographie militaire de Roumanie. Avant de les détailler, il faudrait, peut-être, mentionner en passage l’aspect traditionnel sur lequel repose et en partant duquel s’est développée la recherche dans ce domaine. Sans connaître ces commencements, sans pénétrer les sens majeurs de la démarche entreprise le long des siècles par nos prédécesseurs, nous risquons de manquer cette base stable d’une construction durable, ainsi que l’image réelle du chemin et des accomplissements réalisés sur cette voie, parcourue souvent l’arme à la main. Chacune des contributions des prédécesseurs et toutes considérées ensemble ont contribué à l’édification de la conscience nationale, le facteur décisif dans l’accomplissement du programme de renaissance et affirmation de l’esprit roumain, concrétisé dès la première moitié du XIXème siècle. Il s’agit, en fait, de l’étape où, une fois l’armée roumaine formée sur des bases nouvelles, commençant de la quatrième décennie, on a enregistré un progrès qualitatif aussi au niveau de l’historiographie roumaine, au cadre de laquelle apparaît comme branche distincte – grâce à la plume magique de l’ancien professeur des écoles élémentaires urbaines, le jeune junker Nicolae Bălcescu – l’historiographie militaire moderne.

Par des ouvrages tels La force armée et l’art militaire dès la création de la Principauté de Valachie et jusqu’à présent (Bucarest, 1844) et La force armée et l’art militaire chez les Moldaves pendant

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leur gloire (Bucarest, 1846), il a guidé la recherche du phénomène militaire roumain de manière méthodologique, tout en soulignant les directions à suivre. «J’ai préféré modeler les institutions armées – soulignait Bălcescu – avant toute autre institution, car ces institutions sont les plus magnifiques que nos parents aient autrefois eus, car elles ont fait la grandeur et la puissance du pays pendant quatre siècles ; enfin, car je suis convaincu que le pays des Roumains, s’il acquiert jamais la place qui lui revient entre les peuples de l’Europe, ce sera grâce, surtout, à la régénération de ses anciennes institutions armées ».

Bălcescu avait étudié et, à la suite de l’analyse comparée, entreprise avec beaucoup d’application et méthode, en tire les leçons inscrites dans les chroniques, certaines restées inconnues jusqu’à ce moment-là, rédigées aux cours des voïvodes des pays roumains – la Moldavie, la Valachie et la Transylvanie – ou par des boyards poussés par la voix du cúur à faire-part aux semblables de la gloire et l’expérience d’un passé tempétueux de lutte.

Parmi ceux-ci il y avait le Prince régnant même de la Valachie, Neagoe Basarab (1512 – 1521), le premier théoricien roumain de taille européenne, l’auteur des remarquables «Enseignements» pour son fils Teodosie, à la fois manuel de politologie, pédagogie, diplomatie et art militaire. Synthétisés dans le chapitre VIII (Sur les missions et les guerres), ils dévoilent une véritable stratégie de défendre l’indépendance roumaine, dans des circonstances adverses, en proclamant le principe de la résistance interne et de la confiance dans le succès d’une telle forme de lutte.

Au même XVIème siècle, au-delà des Carpates, en Transylvanie, l’humaniste Nicolaus Olahus se remarque par son activité (Nicolae Românul, 1493 – 1568). Celui-ci allait devenir même régent de la Hongrie en 1562 (en fait, de la partie hongroise restée «libre», après la suppression de l’Etat de la Couronne du Saint Etienne, à la suite de la défaite de Mohács en 1526). Apparenté à la famille des Hunedoara (Hunyadi), nobles roumains de Transylvanie dont le représentant fut Mathias I-er Corvin, le plus fameux roi de la Hongrie, Olahus a établi avec preuves l’origine romane et les qualités militaires de son peuple d’origine, ainsi que l’importance stratégique de la Transylvanie au cadre de l’espace roumain et de la configuration géostratégique européenne.

Un siècle plus tard, le Roumain de Moldavie Grigore Ureche (1590 – 1647), en soutenant avec de nombreuses preuves la thèse juste de l’unité roumaine, en dépit de la séparation en Etats féodaux différents, offrait, par la Chronique du Pays de Moldavie un point de vue qui soulignait le besoin de «garder le domaine» (c’est-à-dire le pays) et la volonté «d’adjonction» (union) au cadre d’un seul Etat, capable «à se débarrasser (libérer) de la main du Turc» (les Ottomans). Cette conception allait être développée avec des moyens et arguments supérieurs par Miron Costin (1633 – 1691),

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le descendent d’une grande famille de boyards moldaves, devenu grand chancelier de la Principauté de Moldavie. L’écuyer tranchant du Prince régnant, Constantin Cantacuzino (1639 – 1716), qui a dirigé et influencé la politique étrangère de la Valachie pendant trois décennies, partageait la même conception.

Les œuvres du Prince régnant érudit Dimitrie Cantemir (1673 – 1723) sont extrêmement significatives pour la connaissance de l’histoire militaire des Roumains. Il fut le premier savant roumain de respiration universelle, celui qui a défini la mission historique de son peuple au cadre du développement de la société européenne et mondiale. Les Roumains, affirmait Cantemir, en tant que descendants directs de la Rome antique, ont toujours représenté un obstacle devant «les barbares» et ont défendu, ainsi que les faits historiques l’attestent, la civilisation de l’Europe; on n’a pas pu les conquérir et agenouiller, ils ont gardé leur existence libre. La continuité de l’État roumain, originale et presque unique pour les peuples petits et moyens (quoique sous une forme pluraliste et sous la suzeraineté ottomane pendant de longues périodes), représente un trait caractéristique sur la carte politique du continent le long du Moyen Ãge et de l’époque moderne. «Après maintes guerres sanglantes avec les Tatares, les Cosaques, les Hongrois, les Polonais et ensuite les Turcs, [les Roumains] – montrait Cantemir – n’ont jamais mis-pied hors des confins, mais forts est stables sont-ils restés». Il fut, d’ailleurs, le premier historiographe roumain à dédier un chapitre spécial à l’armée du pays. Il s’agit de son ouvrage Description de la Moldavie, où il fait plusieurs observations importantes sur l’organisation et la hiérarchie militaire, en relevant toutefois la hardiesse et l’habileté des Roumains au combat.

Le XVIIIème siècle a été illustré aussi par la personnalité de l’ancien hetman de la Moldavie, Ion Neculce (1672 – 1745), auteur d’une Chronique où l’épique héroïque et les détails militaires sont vêtus d’une forme littéraire d’un parfum à part.

Tous ces hommes de plume, certains d’entre eux manúuvrant aussi l’épée, ont conféré à Bălcescu, par leurs úuvres, ces racines de l’historiographie par l’intermédiaire desquelles le passé militaire était présent partout, tandis que les faits d’armes glorieux appelaient à de nouveaux exploits semblables. Il ne s’agissait pas d’encouragements agressifs, d’appels à l’invasion de territoires et peuples ; c’était la voix de la raison et de l’expérience qui indiquait le chemin à suivre pour regagner le statut normal qui revenait de droit aux Roumains, parmi les nations réveillées par le nouveau souffle d’une vie moderne, libre et indépendante, écartant les dogmes d’un ordre international imposé par les monarchies absolutistes.

Une fois réalisée l’Union des Principautés roumaines Moldavie et Valachie, le 24 janvier 1859, on put mettre les bases de l’armée

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nationale moderne par composition, structure et missions, action suivie par la création du système national de défense et la promotion d’une politique militaire moderne. Dans pareilles circonstances, l’étude de l’histoire militaire, faisant partie de la redécouverte de l’histoire nationale et de la valorisation de celle-ci dans le but de renforcer le sentiment de confiance et de fierté nationale, acquiert de nouvelles dimensions et fait de visibles progrès. Ainsi, jusqu’en 1877, des études ayant une thématique variée apparaissent et un programme de recherches ayant trait au passé militaire est établi. Les deux périodiques militaires «Le Moniteur de l’armée» (1860) et «La Roumanie militaire» (1864) en jouent un rôle actif. Dès son début «Le Moniteur de l’armée» s’est proposé d’imprimer, des études scientifiques et historiques, les vies des grands capitaines non seulement de l’antiquité, mais aussi de l’époque moderne».

A partir même de 1860 on a commencé la publication d’une série de «Portraits militaires historiques», et les années suivantes des articles sur l’histoire militaire des Roumains sont apparus. Par exemple, en 1862, le capitaine et futur général Eustaţiu Pencovici écrivait une importante étude sur le prince moldave Ion Vodă et la bataille de Cahul. Les travaux considérés comme ayant un intérêt scientifique pour les officiers, ainsi que ceux de N. Bălcescu ou bien l’étude du savant roumain Bogdan Petriceicu-Hasdeu sur le même Ion Vodă le Terrible, sont apparus aussi dans des éditions séparées annexées au «Moniteur de l’armée».

Comme annoncé, dans le premier numéro, le but de la revue «La Roumanie Militaire» (édition I : 1864-1866), rédigée par les officiers de la première promotion de l’École militaire de Bucarest, a été de: «Réunir et rechercher les institutions militaires anciennes du pays, institutions qui ont fait la gloire de la Roumanie des siècles durant et nous ont assuré l’existence». Ainsi, on trouve des articles sur l’histoire et l’art militaire chez les Roumains, des documents et traductions sur les guerres nationales et étrangères. En promouvant le culte de l’histoire nationale, la revue répondait à une profonde nécessité de faire une éducation militaire nationale dans les rangs de l’armée. «L’histoire et l’art militaire des Roumains est un livre à faire [...] Ceci ne peut pas être l’úuvre d’un seul homme, car toute une vie ne saurait pas lui suffire [...] L’histoire militaire du pays va être en même temps l’histoire des Roumains. Pour les Roumains, on peut dire, plus que pour d’autres nations, que l’histoire de l’armée est l’histoire du pays». La revue a mis l’accent sur l’idée de l’organisation des institutions militaires modernes sur des bases nationales.

Le Règlement de 1870 concernant le service des officiers d’état-major a prévu la constitution dans le cadre du Dépôt de Guerre (le futur Grand Etat-Major) d’une «section historique» qui

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devait s’occuper de «notre histoire militaire», mais pour l’instant ceci n’a pas été appliqué car d’autres besoins urgents ont empêché la formation même d’un bureau historique. En même temps, l’introduction de l’étude de l’histoire dans les écoles militaires, ainsi que les cours et les conférences données sur des sujets par des historiens – professeurs reconnus pour leur valeur - se sont inscrites dans cette trajectoire de développement du passé militaire.

Un apport important à la popularisation de notre histoire militaire est du au colonel Dimitrie Papazoglu, l’auteur d’un Catéchisme du soldat roumain ou la vraie description du courage des Roumains à la bataille de Dealul Spirei contre l’armée turque, l’an 1848, septembre 13 (1862) et d’un autre Catéchisme du soldat roumain ou recueil des guerres des Roumains de 1290, ainsi que les faits de bravoure à partir de 1830 (1870).

Nous devons mentionner aussi le Résumé sur l’histoire de l’armée roumaine (1874) dû au lieutenant-colonel A. Costiescu et au commandant A. Fălcoianu, travail dédié plus de la moitié aux dernières décennies.

D’autres informations, accompagnées d’extraits de documents de première importance et de commentaires se trouvent dans l’Histoire de l’armée roumaine, publiée en 1871, par le professeur français de Bucarest Ulysse de Marsillac, excellent connaisseur du monde roumain.

Après la guerre victorieuse de 1877-1878 et la reconnaissance de l’indépendance d’Etat de la Roumanie par les Grandes Puissances, l’étude du passé militaire fut intégrée dans l’ample effort pour redécouvrir et mettre en valeur l’identité et l’individualité roumaines. On a commencé à créer – sous des formes modestes au début – des organes et collectifs, telle que «la Section historique» du Dépôt de Guerre (le Grand Etat-Major depuis 1883), qui ont eu justement cette destination (malheureusement, jusqu’en 1914 seulement sur papier); au cadre de l’enseignement militaire moyen – mais aussi à l’École Supérieure de Guerre de Bucarest, en partant de 1889 – l’histoire militaire et l’histoire de l’art militaire ont occupé, dès le commencement, une place centrale. Les publications militaires, surtout la revue «La Roumanie militaire», dont la seconde édition est apparue dès 1891, ont joué un rôle remarquable dans la propagation de ce courant, qui allait conduire, peu à peu, à la formation d’une école d’historiographie militaire roumaine, à la fin du XIXème siècle.

Les aspects théoriques et les implications d’ordre militaire de la recherche historique allaient être abordés, avant la Grande Guerre, dans des études qui restent valables, au moins partiellement, jusqu’à nos jours. Elles sont dues à des officiers supérieurs, tels les généraux Constantin I. Brătianu (1844-1911), membre de l’Académie roumaine, et Constantin N. Herjeu (1856-

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1928), futur ministre de la Guerre. Le commandant Ioan Popovici, qui allait devenir général pendant la guerre d’unification nationale de 1916 – 1919, a élaboré la plus complexe histoire de son temps sur L’organisation de l’armée roumaine (moderne), publiée entre 1900 – 1903, à Roman. En 1910, le grand historien Nicolae Iorga faisait paraître le premier tome de sa valeureuse Histoire de l’armée roumaine (jusqu’à 1599), dont la suite allait paraître en 1919.

Parmi les auteurs dignes d’être mentionnés de cette époque-là, nous ne pouvons pas oublier le colonel, devenu plus tard général, Theodor C. Văcărescu (Les combats des Roumains pendant la guerre de 1877 – 1878, en deux volumes, Bucarest, 1886–1887), le général Ştefan Fălcoianu, Histoire de la guerre de 1877-1878 (russo-roumano-turque), en 1895, le capitaine Alexe Anastasiu et le lieutenant-colonel Ioan Anastasiu (les deux promus également au grade de général), avec des études sur les combats du Moyen Ãge, le général Petre Şt. Vasiliu-Năsturel (Contributions à l’histoire de l’artillerie roumaine, Bucarest, 1906), le commandeur C. Ciuchi (L’histoire de la marine roumaine au cours de dix-huit siècles, Bucarest, 1906), le colonel (futur général) Gh. Iannescu, Etudes sur l’organisation militaire. L’armée roumaine, ce qu’elle a été, ce qu’elle est, ce qu’elle devra être, vol.I l’Infanterie, Bucarest, 1906 ou le professeur originaire de Transylvanie Nicolae Densuşianu, référent historique du Grand Etat Major, avec L’origine et l’importance historique de la cavalerie roumaine. Cavaliers et hussards rouges (Bucarest, 1901). A tous ceux-ci, il faut ajouter Quelques pages de l’histoire de notre armée, mémoires et commentaires du général d’artillerie Enric Herkt, extrêmement précieux pour la fondation de cette arme dans l’armée roumaine moderne, à côté d’un très intéressante synthèse sur l’Administration centrale (1902) et surtout la contribution du général Herjeu concernant l’Histoire du Génie (1902), volume publié dans des conditions d’imprimerie jamais égalées par un tel ouvrage. Il ne faut pas oublier non plus les essais d’aborder le phénomène militaire universel, dus à des officiers tels N.I. Arghirescu (L’étude des guerres modernes, Bucarest, 1902) ou I. Manolescu (La guerre russo-japonaise de 1904–1905, Bucarest, 1912).

La participation de la Roumanie dans la Deuxième Guerre balkanique, pendant l’été de l’année 1913, et surtout les événements dramatiques de la guerre de libération et union du pays, déclenchée le 15/28 août 1916, ont représenté dès ces années-là des sujets d’analyse, mais aussi les thèmes préférés des brochures et livres de vulgarisation, qui allaient dominer, par leur nombre, la période d’entre les deux guerres mondiales.

L’accomplissement de l’union de l’État, au cours de l’année 1918, défendue et consolidée en 1919 devant l’agression bolchevique, but suprême pour lequel les Roumains ont déployé

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toutes leurs forces matérielles et humaines, consentant à des sacrifices et souffrances innombrables (environ un million de pertes humaines), a créé les prémisses indispensables à la mise en valeur supérieure du potentiel de la nation. Dans les nouvelles circonstances, on a commencé l’organisation, la modernisation et le perfectionnement du système militaire national, la doctrine de la «nation armée» étant considérée l’unique solution réaliste pour les ressources et objectifs du pays. La pensée militaire autochtone, par la diversité et la profondeur des ouvrages assimilés par un nombre sensiblement accru d’officiers et théoriciens civiles acquiert pendant ces années-là de nouvelles valences et traits distincts, les accumulations réalisées aux cours des années menant à un progrès conceptuel substantiel, qui aura des influences positives sur la préparation générale de combat.

L’essor que la Roumanie a enregistré entre 1919 et 1939, dans tous les domaines d’activité, est saisissable aussi dans la production de l’historiographie militaire, l’une des branches fécondes de la spiritualité nationale. Les directions principales de la recherche historique, matérialisées dans les ouvrages du Service historique du Grand Etat Major (surtout quand la direction a appartenu au général Grigore Costandache, les années ‘30), ayant comme auteurs officiers et personnalités scientifiques renommées dont le flambeau fut le même N. Iorga, ont été, en ordre: la Grande Guerre, les opérations déroulées par l’armée roumaine au cadre des campagnes de 1916, 1917 et 1919 et les conclusions nécessaires à l’étape respective de préparation des forces armées; l’investigation des commencements de l’armée roumaine moderne; l’évolution du système militaire et de l’art militaire roumaine au Moyen Ãge (jusqu’au XVIIIème siècle, y compris). De plus, on constate une continuation méritoire de l’effort de connaître les phénomènes militaires internationaux (surtout les différentes guerres, campagnes) et un rapport plus juste de l’histoire militaire nationale dans le cadre des événements politiques et militaires de l’aire sud-est européenne et du vieux continent, en général.

Il faut aussi remarquer la croissance des préoccupations concernant le traitement de l’histoire militaire en tant que science, de son objet et contenu, de ses méthodes de recherche, ainsi que de sa valeur cognitive et éducative. L’un des renommés représentants de l’école d’historiographie nationale, le général Constantin N. Herjeu a souligné l’importance des lois dans la recherche de l’histoire militaire: celle-ci «ne doit pas se borner seulement à la narration des événements militaires qui s’ensuivent, mais doit exposer les faits dans leurs rapports d’interdépendance, de saisir l’explication des conditions dans leur intégralité, de rechercher les grands principes qui s’affirment et se confirment par

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leur pérennité dans le domaine militaire et de créer des lois. C’est seulement comprise sous cet angle que l’histoire militaire révèle une science».

En intégrant l’histoire militaire dans l’histoire générale des peuples, Herjeu a insisté sur la causalité des conflits armés et sur la nécessité d’approfondissement de l’étude des plans militaires (leur conception) et de leurs applications (l’exécution) par l’art militaire.

Par exemple, concernant l’histoire de la participation de la Roumanie à la Première Guerre mondiale, il précisait que les recherches devaient mettre en évidence «par qui et comment l’élaboration du point de vue politique et militaire a été faite ; comment l’armée a été préparée matériellement et moralement, quelle a été la composition sociale et la préparation effective du Haut Commandement, ainsi que du corps des officiers ; quelle a été l’influence des conditions dans lesquelles l’armée a vécu, les événements sociaux et politiques sur l’armée et sur son commandement. C’est seulement en connaissance de cause de ces éléments que l’historien pourrait commencer à rechercher les opérations de guerre, car c’est seulement ainsi que les résultats constatés seraient liés aux vraies causes qui les ont engendrées».

Les références du même général à l’étude de l’histoire de l’art militaire ont constitué en même temps une prise de position envers les conceptions qui surestimaient l’élaboration du plan de guerre et considéraient son application comme un acte secondaire.

Pour le général Radu R. Rosetti (1877-1949), membre de l’Académie roumaine, auteur d’un Essai sur l’art militaire des Roumains (Bucarest, 1935), la recherche de l’histoire militaire doit être axée sur l’étude des facteurs politiques, sociaux et économiques qui caractérisent chaque époque. «L’évolution de l’organisation militaire – écrit celui-ci – a été surtout la conséquence de l’évolution de deux facteurs: la propriété et l’utilisation de la terre et l’organisation sociale-politique».

Le caractère scientifique de l’histoire militaire et l’importance de son étude ont été de même mises en évidence par le général Virgil Economu qui la comparait à une «vraie usine» où l’on peut trouver des enseignements complexes qui conditionnent l’existence des nations. Pour les officiers de carrière, disait-il, l’histoire militaire constitue l’une des bases de la doctrine et de la stratégie.

Parmi les nombreux ouvrages consacrés à la participation de la Roumanie à la Première Guerre mondiale*, certainement le sujet favori d’une riche et variée littérature historique de l’époque, il faut remarquer par leur valeur incontestable, reconnue jusqu’à nos jours, les contributions du lieutenant-colonel (futur général)

* Voir notre synthèse historiographique, réalisée avec Cornel Scafeţ, au début du premier tome de la monographie sur la Roumanie pendant les années de la Première Guerre mondiale, Bucarest, 1987.

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Alexandru Ioaniţiu, La guerre de la Roumanie 1916-1918 (deux volumes), parue à Bucarest, 1928-1929, Général G. A. Dabija, L’Armée roumaine dans la guerre mondiale 1916-1918, 4 volumes, publiés entre 1928-1936 et surtout la Roumanie dans la Guerre mondiale 1916-1919, un vrai chef-d’úuvre réalisé par le Service historique du Grand Etat Major, malheureusement inachevé (seulement 5 volumes et 4 autres de documents-annexes publiés entre 1934-1946).

On ne peut pas oublier, bien sûr, la plus populaire et complète présentation des événements, appartenant au professeur Constantin Kiriţescu ; son Histoire de la guerre pour l’unité de la Roumanie 1916-1919, en deux, puis en trois volumes, fondée sur des documents restés longtemps après secrets au grand public, a connu plusieurs éditions (1922-1925), suivies d’une synthèse en français (1934), en serbo-croate etc. La dernière édition roumaine a été publiée en 1989 (2 volumes, révisés par l’auteur même après la Seconde Guerre mondiale).

D’une importance particulière, parce qu’il s’agit des témoignages d’un des principaux responsables de l’armée, ancien sous-chef de l’EMG (1914-1916) et du GQG (pendant la campagne de 1916), sont les deux brochures du général Dimitrie Iliescu (La guerre pour l’unité de la Roumanie I. La préparation militaire, 1920 et surtout Documents sur la guerre pour l’unité de la Roumanie, 1924). On y doit ajouter les mémoires critiques du commandant de la IIème Armée, le général Alexandru Averescu, Notes journalières de guerre (1916-1918), publiés en 1935, et pour la phase finale des opérations roumaines, incluant la riposte contre la menace bolchevique du régime de Béla Kun, les récits du général Gh. Mărdărescu, La campagne pour la délivrance de la Transylvanie et l’occupation de Budapest 1918-1920 (1921) et du professeur Gh. I. Brătianu sur l’Action politique et militaire de la Roumanie en 1919. A la lumière de la correspondance de Ion I.C. Brătianu (1939 et 1940).

Tous ces ouvrages mettent en évidence le but politique fondamental – l’accomplissement de l’unité nationale par la libération des territoires sous occupation étrangère – et la conception stratégique du Haut Commandement roumain pour réaliser ses fins, les relations avec les deux coalitions (l’Entente et la Quadruple Alliance) pendant la neutralité (1914-1916) et les campagnes de 1916-1917, 1918-1919, en soulignant en même temps les éléments nouveaux de la conduite d’une guerre de telles proportions et durée. Ils posent devant les autorités des arguments pertinents pour les décisions à l’avenir regardant la nécessité de bien préparer les forces armées, l’économie, le territoire et la population, en arrivant ainsi à des conclusions pour la future guerre totale.

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La thématique de la Première Guerre mondiale dans son ensemble, les actions militaires sur les différents fronts, leurs interdépendances et conséquences ont été également abordées dans des livres comme La Grande Guerre (1914-1915), 3 volumes, par le général Constantin Găvănescul et colonel Ion Manolescu, en 1915-1916 ou Verdun dans le feu (1914-1918) par le général Ion Jitianu (1938). La personnalité du maréchal Foch fut évoquée, en 1934, par le général Rudeanu, un écrit qui mérite d’être de nouveau publié.

Malgré le fait qu’après 1918 l’accent de l’historiographie militaire est mis justement sur la grande guerre de réunification nationale et sur les événements concernant l’État national unitaire, les travaux consacrés aux années de début de l’armée roumaine moderne (1821-1877) ont continué d’enregistrer des contributions notables: de nouvelles sources documentaires furent publiées et les études ont approfondi avec esprit critique la formation et le développement des forces armées nationales et la participation à la Guerre d’Indépendance – cela mis dans le contexte international du XIXème siècle.

Parmi les contributions occasionnées par la 50-ème anniversaire de la proclamation de l’indépendance, le 9 mai 1877, le volume La participation de l’armée roumaine à la guerre de 1877-1878 (Bucarest, 1927) de Radu R. Rosetti sera une source de nouveaux témoignages étrangers et roumains au même événement.

Publiée en 1928, l’Histoire de l’armée roumaine et des guerres du peuple roumain par le colonel D. I. Georgescu, réeditée en 1936, dédiait le troisième chapitre à l’évolution des forces armées nationales pendant «l’époque de renaissance, d’essor et de développement de l’armée roumaine», en faisant la distinction précise en trois sous-périodes: 1830-1859, 1859-1866 et 1866-1877.

Deux synthèses très réussites quoique de moindre envergure aient été publiées successivement à Jassy en 1930 et en 1931 à Bucarest. Il s’agit d’abord du Centenaire de la renaissance de l’armée roumaine (1830-1930 ) par le colonel V. Nădejde et ensuite du Centenaire de l’armée roumaine (1830-1930) de l’administrateur-capitaine Anastasie Tomiţă (Tomitza) Răzăşul. Les deux auteurs considèrent l’année 1830 comme l’année du début de la formation de l’armée roumaine moderne et d’introduction de celle-ci parmi les institutions organiques de base de l’État roumain. On appréciait de même que l’armée avait réalisé «un énorme bond en avant» durant le règne du colonel Alexandru Ioan I Cuza (1859-1866), sous le «rapport de la formation de l’esprit civique, des préparatifs de guerre et de l’instruction des troupes».

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Une histoire critique d’une facture tout à fait originale appartient au général Ion I. Anastasiu: c’est l’Armée roumaine le long des siècles, publiée à Bucarest, en 1933.

Il faut remarquer cependant le fait qu’un nombre important d’auteurs de la période entre les deux guerres se soient penchés justement sur la revitalisation de l’institution militaire autochtone, en cherchant de définir les circonstances et de relever son rôle dans le contexte du développement général de la société roumaine moderne. Parmi ceux-là on distingue l’étude du professeur Ioan I. Nistor sur l’Organisation des armées indigènes sous le Règlement organique (Bucarest, 1943). De nombreuses références à la même problématique se trouvent aussi dans le savant ouvrage de Ioan C. Filitti sur Les Principautés roumains de 1828 à 1834 (Bucarest, 1934).

Le Centenaire de la renaissance de l’artillerie roumaine en 1943 va occasionner la parution sous ce titre d’un numéro spécial de la revue de l’arme y incluant de notables études écrites par des officiers de cette arme, en tête avec le général vétéran Vasile Rudeanu.

Dans la même période on peut constater la publication d’un nombre significatif de «histoires» des corps, unités et services de l’armée roumaine, comme celles sur les gardes-frontières, les pompiers, l’administration militaire ou l’enseignement sanitaire militaire. Tous ces ouvrages démontraient l’intérêt des autorités militaires de cultiver les traditions et ainsi de faire l’éducation patriotique aux nouvelles générations. On pourrait y ajouter un très intéressant livre sur les Uniformes de l’armée roumaine 1830-1930 (Bucarest, 1930).

Les revues militaires – surtout la «Roumanie militaire» et la «Revue du Musée Militaire National» - ont continué d’accorder une attention considérable aux questions concernant l’histoire moderne des forces armées nationales.

Après la Seconde Guerre mondiale les études concernant l’histoire militaire connaîtront une régression due aux nouvelles conditions politiques internes et internationales de la Roumanie. Mais, malgré le régime totalitaire instauré en décembre 1947, on doit reconnaître que grâce aux efforts enthousiastes de certains officiers et spécialistes, notamment les travaux du colonel, plus tard le général Ion Cupşa, la recherche historiographique militaire de Roumanie réussira de retrouver son droit chemin. Après 1964, elle va enregistrer une évolution ascendante et on pourrait même dire prestigieuse, grâce à la collaboration des cadres universitaires.

En 1969, en automne, on a créé le Centre d’études et recherches d’histoire et théorie militaire, institut organisé par sections ; quelques-uns de meilleurs étudiants diplômés des facultés d’histoire et sociologie ont été choisis travailler à cet institut, à côté des officiers recrutés de l’Académie Militaire et

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d’autres unités (en 1974 le nombre du personnel dépassait 80), où des conditions de recherche extrêmement favorables avaient été créées. Le rôle du général Ion Coman, chef du Grand État Major à cette époque-là, doit être mentionné en tête des fondateurs.

Un programme complexe et ambitieux fut mis à la base des activités du Centre: des problèmes prioritaires et essentiels de l’histoire militaire - quelques-uns jusqu’alors jamais abordés, d’autres restés tabou pendant les premières décennies du régime, attendaient leurs braves explorateurs. On a établit des contacts avec les institutions similaires, pas seulement des pays socialistes, et un effort méritoire sera fait pour obtenir l’accès aux différentes sources externes et internes. La Commission Roumaine d’Histoire Militaire, organisée sous la présidence du général Eugen Bantea, fut bientôt affiliée à la Commission Internationale d’Histoire Militaire Comparée (CIHMC) - 1974.

Tout ceci a contribué à la consolidation de l’école historiographique militaire nationale et à sa renommée dans le pays et à l’étranger.

Les années ’70 ont été en fait des années riches pour les trois secteurs de travail: histoire antique, médiévale et archéologie, histoire moderne et histoire contemporaine. Durant ses années, sous la direction compétente et clairvoyante des regrettés général Dr Eugen Bantea, directeur du Centre, et du colonel Dr Alexandru Gh. Savu, chef de la Section d’histoire, on a mis les bases documentaires et on a rédigé dans une première forme les volumes du premier traité d’Histoire militaire du peuple roumain. On a commencé de même la publication de la collection des documents pour l’époque moderne1 (dirigée par le feu colonel Constantin Căzănişteanu, et dont la cheville ouvrière a été Maria Georgescu, à coté de Dorina N. Rusu et les colonels Vasile Alexandrescu et Niculae N. Niculae), ainsi que pour la période 1944-1947 (dirigée par le feu colonel Al. Gh. Savu (avec les colonels Leonida Loghin et Constantin Toderaşcu, les capitaines Alesandru Duţu, Ştefan Pâslaru et Maria Sinescu)2. Dès l’été de 1971 les premières fouilles archéologiques systématiques ont débuté, en collaboration étroite avec le Musée Militaire Central (aujourd’hui le Musée Militaire National) de Bucarest, et aussi avec des musées locaux, activités qui ont aidé à une plus approfondie connaissance des structures militaires roumaines et de leur ancienneté. De cette manière, on a pu définir la configuration du système défensif du Danube inférieur et moyen, du littoral pontique, de la Porte du Someş, etc. et on a découvert d’importants trésors monétaires, des inscriptions, ainsi qu’une quantité appréciable d’armes.

1 Documents sur l’histoire militaire du peuple romain, 6 vols. (1878-1896), Bucarest, 1974-1988, et un volume (1848-1856), Bucarest, 1986 2 Documents sur l’histoire militaire du peuple romain, 9 vols. (dont quatre sur 23-31 août 1944), Bucarest, 1979-1988.

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En août 1980, avant l’ouverture du XVème Congrès International des Sciences Historiques de Bucarest, la Commission Roumaine a été pour la première fois l’hôte du Congrès (Colloque) de la CIHMC réunion qui s’est réjouie d’un significatif écho longtemps après. À cette occasion parmi les membres du nouveau bureau de cet important et prestigieux organisme international a été élu le colonel Savu (en 1985 sera élu, le remplissant, le jeune commandant, aujourd’hui le général Dr Mihail E. Ionescu). Dans le Comité de Bibliographie était élu le colonel Marius Andone, l’inoubliable et l’infatigable chef de la Bibliothèque Centrale Militaire. Ces présences roumaines dans la direction de notre Commission marquèrent la progression scientifique et la contribution de plus en plus substantielle de nos historiens militaires à la propagation des objectifs de celle-ci.

L’histoire, y compris l’histoire militaire, était appelée en ces moments d’offrir, dans l’esprit des Accords de Helsinki (1975), le support argumenté au développement de certains rapports sur le continent et dans le monde.

Bien organisée et bénéficiant de conditions favorables, ayant des contacts permanents avec le monde universitaire et les grands instituts d’histoire de Bucarest, Cluj-Napoca et Iaşi, la recherche historique militaire roumaine a obtenu des résultats notables, s’imposant entre 1969 – 1984 par ses contributions originales et souvent courageuses. Grâce aux efforts communs des historiens militaires et civils l’aire de l’investigation s’est élargie considérablement, des nouvelles sources ont été publiées. Les études élaborées ont mis en évidence dans une conception unitaire le rôle et la place du facteur militaire dans l’évolution générale du peuple et de l’Etat roumain3, dans la lutte pour l’émancipation nationale, surtout dans les événements décisifs du XIXème siècle (1821, 1848-1849, 1859)4.

La guerre pour l’indépendance nationale (1877-1878) a constitué évidemment un point de référence, l’intérêt et le nombre des ouvrages se multipliant à l’occasion de son centenaire5.

3 Constantin Olteanu, Contributions à la recherche du concept de pouvoir armé. Traditions et actualité, Bucarest, 1979 4 Dan Berindei, Traian Mutaşcu, Aspects militaires de la révolution de 1821, Bucarest, 1973; C. Căzănişteanu, M. Cucu, E. Popescu, Aspects militaires de la révolution de 1848 en Valachie, Bucarest, 1968; col. L. Loghin, col. C. Ucrain, Aspects militaires de la révolution de 1848-1849 en Transylvanie, Bucarest, 1970; C. Tamaş, G. Purece, Aspects militaires de la révolution de 1848 en Olténie. Documents inédites, Craiova, 1979; Maria Totu, La garde civique de Roumanie, Bucarest,1976; sur l’époque de Cuza (1859-1866) il faut noter surtout les contribuitions de Constantin C. Giurescu, Dan Berindei et Constantin Căzănişteanu. 5 La Roumanie dans la guerre d’indépendance 1877-1878, Bucarest, 1977; C. Căzănişteanu, M. Ionescu, La guerre pour l’indépendance de la Roumanie. Circonstances diplomatiques et opérations militaires, Bucarest, 1977; Chronique de la participation de l’armée roumaine à la guerre d’indépendace 1877-1878, Bucarest, 1977; N. Adăniloaie, L’Indépendance nationale de la Roumanie, Bucarest,1986.

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On est arrivé en même temps à des conclusions pertinentes concernant la continuité et les formes d’expression de l’institution militaire au long des siècles, la renaissance de l’armée nationale sur des bases modernes étant appréciée comme un saut qualitatif du à l’action des forces politiques avancées du XIXème siècle6. On a insisté, dans ce cadre, sur les éléments spécifiques, populaires, de tradition dans les structures des forces armées autochtones, tout en soulignant les efforts d’adaptation aux nouvelles exigences de la fin du même siècle et du début du XXème siècle; ainsi les questions visant l’évolution de la pensée militaire7 et l’action prononcée d’établir une doctrine militaire fondée sur la «nation armée» et la «guerre populaire» furent amplement débattues8.

Des histoires consacrées aux principales catégories d’armes ou des services de l’armée, de même aux institutions de formation et préparation des cadres ont concentré un travail intensif de nombreux collectives d’officiers9.

Sur de telles bases, on a commencé la recherche approfondie de la relation entre l’armée et la société10, un vaste chantier donnant des exemples et conclusions utiles pour les temps présents. Des pas importants ont été également faits dans l’étude de la diplomatie militaire et dans l’intégration du phénomène militaire roumain au contexte européen et universel de chaque étape historique, en soulignant le rôle et la position des Pays roumains, de la Roumanie moderne dans la lutte pour l’indépendance des nations voisines ou dans les démarches pour la paix, la coopération et l’équilibre international11.

Pendant la deuxième moitié des années ’80, marquée par la publication de six volumes de l’Histoire militaire du peuple roumain (1984-1989), des amples monographies sur la Roumanie pendant les années de la Première Guerre mondiale (2 vols., 1987) et la Roumanie pendant les années de la Seconde Guerre mondiale (3 6 Apostol Stan, La renaissance de l’armée nationale, Craiova, 1979; Carol Gölner, Les régiments de garde-frontières de Transylvanie (1764-1851), Bucarest, 1973. 7 Pages de la pansée militaire roumaine, Bucarest, 1969; Histoire de la pansée militaire roumaine, Bucarest, 1974. Ces ouvrages ont été suivis par trois volumes Pages de la pansée militaire universelle (1984-1988). 8 Général Ilie Ceauşescu, La guerre du peuple entier pour la défense de la patrie chez les roumains, Bucarest, 1980. 9 Histoire de l’artillerie roumaine, Bucarest, 1977; Nicolae Bărdeanu, Dan Nicolaescu, Contributions à l’ histoire de la marine roumaine, vol. 1, Bucarest, 1979; Histoire de l’infanterie roumaine, 2 vols., Bucarest, 1985; Histoire de l’aviation roumaine, Bucarest, 1985 ; Histoire des troupes roumaines de garde-frontières, Bucarest, 1987 ; Gabriel Barbu, Pages d’une histoire inconnue. De l’histoire du Service sanitaire de l’armée en Valachie, Bucarest,1969; Contributions a l’histoire des l’enseignement militaire de Roumanie, vol. 1 (1830-1900) et vol. 2 (1901-1947), Bucarest, 1972, 1985. L’enseignement militaire roumain. Traditions et actualité, Bucarest, 1986. 10 L’armée et la société, Bucarest, 1980; Présences militaires dans la science et la culture roumaine, Bucarest, 1982. 11 Par exemple, Nicolae Ciachir, La guerre d’independance de la Roumanie dans le contexte européen (1875-1878), Bucarest, 1977; Gheorghe Zaharia, Constantin Botoran, La politique de défense nationale de la Roumanie dans le contexte européen, 1919-1939, Bucarest, 1981 et Ioan Talpeş, Diplomatie et défense (1933-1939), Bucarest, 1988.

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vols., 1989)*, de la plupart des tomes de la collection Pages de l’histoire militaire du peuple roumain (au total 16 tomes), dirigée par le général Ilie Ceauşescu, ainsi que de la «Revue d’histoire militaire – La lutte du peuple entier», depuis 1984 (avec des numéros spéciaux en français, anglais et russe), sans oublier les remarquables découvertes et fouilles archéologiques (Antiquité et Moyen Âge – Cristian Vlădescu, Floricel Marinescu, Mihail Zahariade, Sergiu Iosipescu, Dan Căpăţână, seuls et le plus souvent à coté de leurs collègues de divers instituts et musées, dans l’Olténie, le Maramureş, en Dobrogea ou en Transylvanie), l’école d’histoire militaire roumaine a réussi consolider son prestige.

Mais, cependant l’immixtion de plus en plus répétée dans la vie scientifique des facteurs politiques de la direction supérieure du régime communiste, en imposant des directions d’activité non-essentielles et orientations erronées, accompagnées d’une centralisation excessive et des mesures administratives restrictives (l’absence quasi-totale des éléments stimulateurs, stoppant la promotion des cadres, accompagnée par une sensible diminution des effectifs de recherche et documentation, le blocage des initiatives des jeunes chercheurs, la tendance de limiter les contacts de ceux-ci avec le monde scientifique international) ont mené, comme dans l’ensemble de la société, à une crise aggravante et dangereuse.

La Révolution de décembre 1989, ainsi comme nous avons souligné dès le début, a ouvert des horizons nouveaux et a déterminé, sous l’empire de la liberté gagnée, des mutations significatives non seulement dans les modalités d’aborder le phénomène militaire autochtone, l’histoire militaire en connexion avec les autres sciences et disciplines, mais également dans l’organisation même de l’activité de recherche. Après une brève période de transition institutionnelle, depuis le 1 juin 1991 a commencé à fonctionner le nouvel Institut d’histoire et théorie militaire (aujourd’hui l’Institut d’études politiques de défense et histoire militaire) de Bucarest. Son collectif scientifique a été formé par une bonne partie des spécialistes de l’ancien Centre d’études et complété avec des officiers de l’ancienne Direction de prévision et stratégie du GEM, de l’Académie Militaire ou par des jeunes universitaires. Autour de ce noyau, bientôt, dans les principales garnisons et centres universitaires du pays (Cluj-Napoca, Oradea, Braşov, Iaşi, Timişoara, Craiova, Constanţa), ont été créées des sections d’histoire militaire territoriales ; composées par un nombre varié des cadres actives ou en réserve (retraite) de l’armée,

* C’est notre obligation morale d’y souligner pour leur contribution, les noms des colonels Gheorghe Romanescu, Vasile Alexandrescu, Gheorghe Tudor, Leonida Loghin, Constantin Toderaşcu à coté des jeunes officiers comme Mircea Dogaru, Ioan Talpeş, Mihail E. Ionescu, Vladimir Zodian, Alesandru Duţu, Ştefan Pâslaru et chercheures Mihail Zahariade, Cornel Scafeş, Dorina N. Rusu, Maria Georgescu, Mihai Retegan, Maria Sinescu, ou Dumitru Preda.

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à coté des chercheurs, muséographes et universitaires, enseignants, ayant un grade d’autonomie élevé et soutenues par les commandements des grandes unités, elles vont jouer dans la première moitié de la décennie un vrai rôle catalyseur et stimulant, surtout en ce qui concerne l’histoire locale, le renouvellement et la diffusion des traditions.

Bucarest est bientôt redevenu un hôte accueillant d’importantes réunions scientifiques internationales : une conférence dont le sujet était L’Armée et la formation des états nationaux européens avait eu lieu en juin 1991 et, en septembre de la même année, elle fût suivie par le premier Colloque de la CRHM consacré à l’anniversaire de 75 ans de l’entrée de la Roumanie dans la première guerre mondiale (1916). Dans les suivantes dix années d’autres colloques (1994, 1996, 1999) et conférences internationales (1997, 2000), rassemblant sur un éventail thématique divers des historiens, consacrés et jeunes, de l’Europe, des EUA et du Canada, ont prouvé la capacité d’organiser telles activités et l’esprit ouvert au dialogue réel qui nous anime. Enfin, l’association de l’Institut au programme PHP (Parallel History Project) d’étude de la guerre froide (2000-2001) a permis d’élargir le champ des recherches et les contacts externes, la récente rencontre de l’automne 2002 (la Roumanie dans le Pacte de Varsovie) mettant en relief nouvelles sources et directions de recherche. Le point culminant de cet évident essor a été consigné au XXIXème Colloque de la CIHMC (août 2003) ; le thème que j’avais proposé en 2000, au nom de la Roumanie, avec mon ancien collègue, le colonel Petre Otu, depuis 1998 président de la Commission nationale - Guerre, armée et media - fut le point de départ d’une vraie réussite, grâce à l’organisation et au haut niveau professionnel des participants.

Le retour graduel de l’historiographie militaire roumaine au respect de la vérité et des valeurs traditionnelles de la pensée roumaine et universelle a sollicité et a imposé de la part de tous des efforts considérables tant au niveau départemental – institutionnel qu’au niveau individuel. La plupart des chercheurs n’ont pas adopté une attitude rigide, niant les réalisations plus anciennes de l’historiographie militaire qui étaient de vrais gains sur le plan scientifique, malgré les rigueurs d’ordre idéologique. Les historiens militaires de Roumanie se sont inscrits dans une trajectoire ascendante appréciée dans le pays, ainsi qu’à l’étranger, en se débarrassant de résidus dogmatiques imposés surtout dans la dernière partie des années ’80 et attaquant plus courageux et imaginatifs, en utilisant des techniques modernes, des thèmes et directions d’actualité.

Le succès d’une vraie activité scientifique s’est traduit aussi par le dépassement de certaines barrières envisageant l’accès aux informations sur le plan national, européen et mondial qui jusqu’à

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récemment avaient eu un statut «spécial», étant pratiquement impossible d’être consultées. En même temps, des débats sur les thèmes controversés ont été organisés régulièrement, débats qui ont eu comme résultats des travaux, des recueils d’études et la publication des documents intéressant les sujets respectifs.

Les contacts et le dialogue entre les dirigeants et les chercheurs se sont multipliés sensiblement en vue d’une connaissance réciproque, d’un perfectionnement des moyens et d’une méthodologie de recherche et d’analyse. De ce point de vue les historiens roumains ont manifesté une grande disponibilité et le désir de développer des actions par lesquelles, tout en respectant la vérité historique, soient mises en valeur les relations qui ont existé entre différentes nations et armées; grâce à cet exercice nous pouvons tirer des enseignements et conclusions utiles aux facteurs responsables d’aujourd’hui, pour trouver les voies nécessaires à la consolidation de la coopération et de la confiance entre les Etats et les armées du continent et du monde.

Nous avons constaté que fausser la vérité historique, pratique existante (surtout) suite à la division politique de l’Europe, peut rapidement créer des tensions (souvent artificielles) et un manque de confiance qui conduit à la déstabilisation. De même, véhiculer des thèses basées sur des données et des conclusions erronées du point de vue scientifique ne peut qu’entretenir une atmosphère de manque de compréhension et même conflictuelle.

Voilà les motifs pour lesquels l’Institut et les membres de la Commission Nationale dans leur activité, ainsi que dans les rapports internationaux promus d’une manière conséquente jusqu’à présent, ont tenu au respect des réalités historiques, même lorsque celles-ci mettent en évidence des aspects et des côtés négatifs de notre passé. C’est seulement ainsi que «la mémoire de l’humanité» représentée par l’Histoire peut répondre à sa fonction de «magistra vitae».

En partant de la nécessité des études dédiées au passé reculé, ils ont également insisté sur le rôle du facteur militaire dans l’ethnologie du peuple roumain, pour assurer ensuite la continuité, le noyau ethnique de l’Etat au Moyen Ãge. C’est dans ce but que le collectif d’archéologie militaire a été élargi au début des années ’90 et que le Musée Militaire National, à côté de l’Institut d’Archéologie de Bucarest, la Commission des Monuments et de Sites historiques et d’autres institutions du pays ayant le même profil, a planifié des travaux prioritaires pour les années suivantes.

En même temps une attention plus grande a été accordée aux problèmes concernant l’évolution des structures militaires, la pensée et la pratique militaire roumaine, l’analyse des batailles et des campagnes menées par nos armées, notamment dans les époques moderne et contemporaine, en faisant ressortir les traits caractéristiques et originaux de l’art militaire autochtone. Nous

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mentionnons qu’un intérêt particulier présent l’étude de la participation de la Roumanie à la Deuxième Guerre mondiale – plus exactement la campagne de l’Est (juin 1941 – août 1944) – thème resté presque tabou jusqu’en 1989 à cause du régime et de la conjoncture politique internationale. Un but particulier proposé, et qu’on pense être de plus longue haleine, est aussi l’élimination de thèses fausses imposées par l’idéologie totalitaire, pour que, basés sur des études approfondies et par la mise en valeur de nouvelles sources documentaires, on puisse reconsidérer dans une perspective élargie les connexions internes et externes concernant des époques et des moments de l’histoire militaire roumaine. Il doit mentionner l’effort constant de nos historiens d’analyser le processus complexe par lequel l’armée, parallèlement à toute la société, a passé dans la période qui a suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale, surtout après l’instauration du régime communiste.

Dans ce processus complexe, le rôle joué par nos Archives militaires (sous l’initiative de leurs chefs – les colonels Alexandru Oşca et Gheorghe Nicolescu) fut déterminant, le nombre impressionnant et la qualité des publications élaborées, y inclue la revue «Document», toujours en étroite collaboration avec l’Institut, apportant un souffle nouveau, stimulant la création. Au bénéfice de leur activité les archivistes roumains ont multiplié leurs rapports avec les départements de spécialité et les collègues de divers pays, au sein de la CIHMC, en organisant en 1996 une importante rencontre à Bucarest.

Qu’il soit nous permis de dire encore combien nous appréciations la contribution de la «Revue d’histoire militaire» toutes ces années-là au développement et à la diffusion, à coté des Editions militaires, des recherches dans le domaine, à la promotion des jeunes spécialistes et au dialogue interdisciplinaire. Comme un très proche collaborateur dès le début jusqu’au 1997 de l’équipe de Ilie Manole et Gheorghe Vartic, soutenus avec compétence et dévouement par Mircea Soreanu et plus tard Mihai Macuc, je dois affirmer que grâce à leur enthousiasme, à leur passion et même à leurs sacrifices, l’histoire militaire a pu traverser les moments difficiles et maintenir l’intérêt du grand public pour les traditions d’un passé que nous devons le connaître et respecté. Les prix accordés depuis 1993, chaque année, ont récompensé les plus importants ouvrages de ceux qui se sont dédiés au travail scientifique et responsable, parmi lesquels il faut souligner : La défense nationale et le Parlement de la Roumanie (1992) ; Pour la défense de la Grande Roumanie. Campagne de l’armée roumaine de 1918-1919 (1994), avec une version en français en 1995; ce livre a également reçu le Prix de l Académie roumaine ; Ion Antonescu, militaire et diplomate (1994); L’armée roumaine dans la Seconde Guerre mondiale (1995); L’Armée Rouge en Roumanie 1940-1948

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(1995); Les Roumains en Crimée (1995); La Roumanie et la Guerre mondiale 1939-1945 (1995); La Roumanie pendant la Première Guerre mondiale. Témoignages contemporains (1996); L’Armée roumaine 1941-1945 (1996); Le drame des généraux roumains (1997); Personnalités de la pensée militaire roumaine (1997) ; Berthelot et la Roumanie (1997) ; Général Radu R. Rosetti. Confessions 1914-1919 (1997) ; The Lower Moesian Army in Northern Wallachia (1997); Le journal du général C. V. R. Schuyler (1997) ; La marine roumaine dans la Seconde Guerre mondiale, 2 vols.(1997); L’armée roumaine dans la révolution de décembre 1989 (1998); The Romanian Army during the First World War (1998); Relations militaires roumano-anglaises (1998) ; Les véterans sur le chemin de l’honneur et du sacrifice ( 1994, 1997,1998) ; Les prêtres et l’armée roumaine 1930-1947 (1998); Histoire de la cavalerie roumaine (1998); La tentation de la liberté. L’opération »Sumava », un simple prétexte (1998); L’armée roumaine dans la Seconde Guerre mondiale 1941-1945.Dictionnaire encyclopédique (1999); La Roumanie dans la Seconde Guerre mondiale (1999); Vaincus et oubliés. Les Roumains à Stalingrad (1999) ; L’histoire des chasseurs de montagne de l armée roumaine (1999) ; etc. Aux contributions de ces derniers ans dues aux représentants déjà consacrés de l’historiographie militaire, tels comme Alesandru Duţu, Petre Otu, Nicolae Ciobanu, Maria Georgescu, Constantin Hlihor, Alexandru Oşca, Costicã Prodan, Cornel Scafeş, Gheorghe Nicolescu, Adrian Pandea, Florica Dobre, Aurel Pentelescu, Jipa Rotaru, Leonida Moise, Valeriu Avram, Teofil Oroian, Vasile Tutula ou Mircea Dogaru, des universitaires Dinu C. Giurescu, Georghe Buzatu, Valeriu Fl. Dobrinescu, Ioan Chiper, Florin Constantiniu, Cristian Troncotă, Mihai Retegan, Adrian Pop, il faut ajouter les exploits de quelques jeunes pleins de talent et audacieux : Cãlin Henţea (150 ans de guerre médiatique. L’armée et la presse pendant la guerre), Alexandru Madgearu (l’Origine médiévale des sources de conflit de la Péninsule balkanique) ou Florin Şperlea ( De l’armée royale à l’armée populaire 1948-1955).

Je n’ai pas eu l’intention de faire le bilan de cette dernière décade, seulement j’ai voulu signaler qu’en dépit des changements produits dans la conception et l’organisation de la recherche historique militaire, en Roumanie il y a une vraie école avec des fondements solides ancrés dans notre propre passé, capable de résister aux défis contemporains et en plus de démontrer ses vertus créatives au service de la vérité et de l’affermissement de la confiance dans les capacités de la nation de bâtir son avenir.

L’Institut d’études politiques de défense et histoire militaire, les Archives militaires, ainsi que la Commission nationale d’histoire militaire sont des institutions représentatives de la recherche

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scientifique et de la culture roumaine, reconnues par leur professionalisme, leur dédication et l’esprit de coopération. Raccordées toujours aux courants d’idées novatrices sur le plan international, libérées des restrictions et des dogmes antérieurs, leurs représentants, en étroite collaboration avec les milieux universitaires et leurs collègues des musées, peuvent – c’est ma conviction – consolider le renommé de cette école.

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LISTE DES AUTEURS

Emanuel Constantin ANTOCHE (né en 1969). Elève diplômé de lEcole Pratique des Hautes Etudes, IVe section, sciences historiques et philologiques à la Sorbonne, avec une thèse sous la direction du professeur Jean Chagniot sur l’Apparition et l’évolution de lart militaire hussite dans les principautés de Moldavie et de Valachie XVe - XVIIe siècles); DEA, Histoire et civilisations à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales sous la direction de Gilles Veinstein, professeur au Collège de France; doctorant à la même école et membre de la Commission Française d’Histoire Militaire. Spécialisation dans l’histoire militaire et diplomatique de l’Europe Centrale et Orientale (XIVe - XVIIe siècles). Parmi ses contributions: Considérations tactiques et stratégiques concernant les églises et les monastères fortifiés, situés au centre historique de Jassy et dans ses environs XVe - XVIIe siècles, dans «Buletinul Bibliotecii Române», tome XVI, Fribourg s/Bresgau, 1990-1991, p. 191-204; La bataille d’Obertyn: le 22 août 1531, dans Etudes roumaines et aroumaines («Sociétés européennes»), EHSS, tome 10, Paris, Bucarest, 1993, p. 9-20; Entre la doctrine de la ligne Maginot et le Blitzkrieg: Charles de Gaulle et «Vers l’armée de métier», dans Romania and Western Civilisation, Jassy, 1997, p. 441-456; Une croisade au Bas-Danube au XVe siècle: «la longue campagne» (septembre 1443 - janvier 1444), dans les «Cahiers du Centre d’Etudes d’Histoire de la Défense», n° 9, Paris, 1999, p. 90-113; Les expéditions de Nicopolis (1396) et de Varna (1444), dans «Mediaevalia Transilvanica», tome IV, n° 1-2, Satu Mare, 2000, p. 28-74; Le gentilhomme lorrain Charles de Joppecourt et l’histoire de la principauté de Moldavie au XVIIe siècle dans Combattre, Gouverner, Ecrire. Etudes réunies en honneur de Jean Chagniot , Paris, 2003, p. 25-36.

Ian F. W. BECKETT (né en 1950). Après avoir enseigné comme «Senior Lecturer» pour les études de guerre à l’Académie Royale Militaire de Sandhurst et «Visiting Professor» de Stratégie à l’U.S. Naval War College de Newport (Rhode Island) en 1992-1993, il est aujourd’hui professeur d’histoire moderne à l’Université de Luton (Grande-Bretagne) et chef du Département d’histoire. Auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquelles: A Nation in Arms. A Social Study of the British Army in the First World War (1985); The Army and the Curragh Incident, 1914 (1986); The Amateur Military Tradition 1858-1945 (1991); The First World War, dans The Guiness Encyclopaedia of Warfare (sous la direction de R. Cross), Guinness Publishing, Londres, 1991, p. 170-193. Parmi ses nombreuses études et articles, il faut citer: Aspects of a Nation in Arms: Britain’s

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Volunteer Training Corps in the Great War, dans la «Revue Internationale d’Histoire Militaire», n° 63, Stuttgart, 1985, p. 27-41.

Le dernier livre, The Great War, 1914-1918, a été publié à Londres, en 2000 (Pearson, «The Modern Wars»).

Matei CAZACU (né en 1946). Ancien chercheur à l’Institut national d’histoire «N.Iorga» de Bucarest (1969-1973); diplômé de l’Ecole nationale de Chartres (1977), docteur de 3e cycle en histoire et civilisation du monde byzantin et post-byzantin à l’Université de Paris I - Panthéon (1979), élève diplômé de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, IVe section, section sciences historiques et philologiques à la Sorbonne (1983), habilitation à diriger des recherches en histoire (Université Paris X - Nanterre, 1997), depuis 1979 il travaille comme chargé de recherche au CNRS, Centre de l’histoire du domaine turc, études turques et ottomanes à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. En tant que professeur à l’INALCO, il enseigne l’histoire médiévale et moderne de la Roumanie. Parmi ses nombreuses publications, citons: Documenta Romaniae Historica, série B, La Valachie, tome III (1526-1535), Bucarest, 1974 et tome IV (1536-1550), Bucarest, 1981; L’Histoire du prince Dracula en Europe centrale et orientale, Genève, 1988; La Moldavie ex-soviétique. Histoire et débats en cours (en collaboration), Paris, 1993; Au Caucase. Russes et Tchétchènes, récits d’une guerre sans fin (1785-1996), Genève, 1998; Histoire des Slaves orientaux. Bibliographie des sources historiques traduites en langues occidentales (Xe siècle 1689), Paris, 1998; ainsi que La Valachie et la bataille de Kossovo (1448), dans «RESEE» Bucarest, tome IX, no1/1971, p.131-152; La chute de Caffa en 1475 à la lumière de nouveaux documents (en collaboration), dans les «Cahiers du monde russe et soviétique», tome XVII, Paris, 1976, p.495-538; Une démonstration navale des Turcs devant Constantinople et la bataille de Chilia (1448) (en collaboration), dans le «Journal des Savants» (Paris), juillet-septembre 1978, p. 197-210; Les Ottomans sur le Bas-Danube au XVe siècle. Quelques précisions; dans «Südost-Forschungen» (Munich), tome XLI, 1982, p. 27-41; L’emploi des gaz toxiques de combat au XVIIIe: le cas de la Russie, dans les «Cahiers du monde russe et soviétiques», tome XXX, Paris, 1989, p.245-253.

Jean CHAGNIOT (né en 1933). Ancien agrégé de l’Université, docteur d’Etat (thèse: Paris et l’armée au XVIIIe siècle. Etude politique et sociale, Paris, 1985), il a enseigné aux Universités de Tours et Amiens, avant de devenir, en 1991, directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, IVe section, sciences historiques et philologiques à la Sorbonne et de reprendre la direction du Séminaire «Armées et Sociétés en Europe du XVIe au XIXe siècles». Auteur de nombreuses études et ouvrages, parmi lesquelles: Les

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Temps modernes de 1661 à 1789, Paris, 1973; Quelques aspects originaux du recrutement parisien au milieu du XVIIIe siècle, dans Recrutement, mentalités, société. Actes du Colloque international d’histoire militaire de Montpellier, 18-22 septembre 1974, Montpellier, 1975, p.103-113; Une panique: les Gardes françaises à Dettingen (27 juin 1743), dans la «Revue d’histoire moderne et contemporaine», (Paris), janvier - mars 1977, p.78-95; Vauban et la pensée militaire en France au XVIIIe siècle, dans le «Journal des savants», juillet-décembre, 1982, p. 319-342; Paris et l’armée au XVIIIe siècle: étude politique et sociale, Paris, 1985; L’Histoire militaire de l’époque moderne (XVIe-XVIIIe siècles). Orientatons nouvelles: de la méthode quantitative aux hypothèses sociologiques, dans la «Revue internationale d’histoire militaire», n° 61, Paris, 1985, p.61-86; Paris au XVIIIe siècle, Paris, 1988; Le Mépris du feu, ou le facteur national dans la pensée de Folard et de ses disciples, dans Le soldat, la stratégie, la mort. Mélanges André Corvisier, Paris, 1989, p. 118-127; L’Armée turque telle que dépeinte par les écrivains militaires français au XVIIIe siècle, dans la «Revue roumaine d’histoire» (Bucarest), tome 33, n° 3-4/1994, p. 389-399; Le chevalier Folard ou la stratégie de l’incertitude, Paris, 1997; Critique du concept de révolution militaire, dans La révolution militaire en Europe (XVe - XVIIIe siècles), Paris, 1998, p. 24-29; Guerre et société à l’époque moderne, Paris, 2001. Il a participé à l’histoire de L’officier français (sous la direction de Claude Croubois), Ière partie (1445-1789), Saint-Jean d’Angely, Bordessoules, 1987, p. 10-84; au Dictionnaire d’art et d’histoire militaire (sous la direction d’André Corvisier), Paris, 1988, Cambridge, 1994; à l’Histoire militaire de la France, tome 2, Paris, 1992, p. 3-128 et au Dictionnaire de l’Ancien Régime (sous la direction de Lucien Bély), Paris, 1996.

Philippe CONTAMINE (né en 1932). Professeur émérite, membre ordinaire et président de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres de l’Institut de France(2000). Ancien agrégé de l’Université, docteur d’Etat ès lettres (1969) avec une thèse: Guerre, Etat et Société à la fin du Moyen Âge. Etudes sur les armées des rois de France, 1334-1494, publiée à Paris, 1972; maître de conférences et depuis 1970 professeur aux universités de Lille, Nancy II (1973-1989), Paris X – Nanterre (1985-1989) et Paris IV – Sorbonne (1989-2000), grâce à ses nombreux travaux, il est reconnu en France comme le maître de l’histoire militaire de l’époque médiévale, en proposant une approche globale d’un phénomène central - la guerre - dans le fonctionnement des sociétés traditionnelles: La vie quotidienne en France et en Angleterre pendant la Guerre de Cent Ans (XIVe siècle), Paris, 1976, 1989; La Guerre au Moyen Âge, Paris, 1980, La France aux XIVe et XVe siècles. Hommes, mentalités, guerre et paix, Londres, 1981; La

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Guerre de Cent Ans, Paris, 1968 (5e éd., Paris, 1989); De Jeanne d’Arc aux guerres d’Italie. Figures, images et problèmes du XVe siècle, Orléans-Caen, 1994.

Parmi ses nombreux articles, citons: Crécy et Azincourt (1415), une comparaison, dans Divers aspects du Moyen Âge en Occident, Calais, 1977, p. 30-42; L’histoire militaire et l’histoire de la guerre dans la France médiévale depuis trente ans, dans les Actes du Ce Congrès national des Sociétés Savantes, Paris, 1975. Section de philologie et d’histoire, tome I, Paris, 1977, p. 71-93; Les industries de guerre dans la France de la Renaissance: l’exemple de l’artillerie, dans la «Revue historique» (Paris), tome 550, 1984, p. 249-280. Il a dirigé plusieurs publications, dont Guerre et Société en France, en Angleterre et en Bourgogne, XIVe - XVe siècles (en collaboration), Lille, 1991; Histoire militaire de la France, tome I Dès origines à 1715, Paris, 1992; La guerre, la violence et les gens au Moyen Âge (en collaboration), 2 vols., Paris, 1996; Guerre et concurrence entre les Etats européens du XIVe au XVIIIe siècles, Paris, 1998.Voir aussi Guerre, pouvoir et noblesse au Moyen Âge. Mélanges en l’honneur de Philippe Contamine (textes réunis par J. Paviot et J. Verger), Paris, 2000. André CORVISIER (né en 1918) est le président d’honneur de la Commission Internationale d’Histoire Militaire Comparée, professeur émérite de la Sorbonne. Agrégé de l’université, Docteur d’Etat pour une thèse sur L’armée française de la fin du XVIIe siècle au ministère Choiseul. Le soldat, soutenue en Sorbonne et publiée aux PUF, en 1964. Professeur aux Universités de Nantes, Rouen, Paris IV – Sorbonne, il a développé parallèlement une riche activité de recherche; en 1956, dans une communication à la Société d’Histoire moderne et contemporaine, il a ouvert le champ des recherches en histoire militaire en prenant en compte programmes et méthodes de l’ «Ecole des Annales», puis, dans le séminaire «Armées et Sociétés en Europe, XVIe – XIXe siècles» qu’il a fondé en 1970 au Centre d’études des Civilisations de l’Europe moderne» à la Sorbonne, l’étude du fait militaire dans sa globalité. Au cours de sa longue carrière, il a publié plus de vingt ouvrages dont plusieurs ont été traduits en anglais, portugais ou chinois, et environ deux cents études et articles, parmi lesquels il faut citer: Les contrôles de troupes de l’Ancien Régime, 4 tomes, Paris, 1970-1978 (Ministère des armées, Service historique); Précis d’histoire moderne, 4e édition, Paris, 1992; La France de 1492 à 1789, Paris, 1973; Armées et Sociétés en Europe de 1494 à 1789, Paris, 1976; La France de Louis XIV. Ordre intérieur et place en Europe, Paris, 1979; Sources et méthodes en histoire moderne, Paris, 1980; Louvois, Paris, 1983; Dictionnaire d’art et d’histoire militaire, Paris, 1988; La guerre. Essais historiques, Paris, 1955; La bataille de Malplaquet 1709. L’effondrement de la France évité, Paris, 1997. Il

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a dirigé aussi l’ensemble de l’Histoire militaire de la France, 4 vols, Paris, 1992-1994. Ses principaux articles se trouvent rassemblés d’abord dans le volume Les hommes, la guerre et la mort, Paris, 1985 et récemment dans le volume

Vice-président de la Commission Française d’Histoire Militaire (1979-2001), il a été élu à Bucarest, au XVe Congrès internationale d’histoire militaire, président de la CIHMC (1980-1990). Sa contribution exceptionnelle au développement de l’étude de l’histoire militaire et au dialogue scientifique et amical entre les diverses commissions nationales, en dépit de la complexité de la période respective, est unanime reconnue et appréciée.

Jean DELMAS (né en 1925), général de brigade (C.R.), est l’ancien président de la Commission Française d’Histoire Militaire (1989-2000) et vice-président de la CIHMC (1990-2000). Etudiant à la Sorbonne en 1943-1944, engagé volontaire en juillet 1944, promotion Victoire de Coëtquidan (1945), officier du génie; après une licence en histoire eu un DES (1950), il reprend en 1951 sa carrières militaire et fait campagne en Maroc, en Indochine, puis en Algérie. Diplômé de l’Ecole d’état-major (1957), de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, section relations internationales (1965), doctorat à la Sorbonne sous la direction de Pierre Renouvin (1965, thèse: L’Etat Major français et le front oriental 1917-1918, plus tard docteur habilité en histoire de l’Université « Paul Valéry» de Montpellier (1986), il a été le chef du cours d’histoire de l’Ecole Supérieure de Guerre (1972-1974), chef de la division études et publications (1976), puis chef du Service historique de l’Armée de Terre (1980-1986); pendant ce temps-là, il se fait remarquer par l’ouverture et la dynamique des activités organisées toujours à côté de ses camarades universitaires, toujours avec une réelle portée internationale. Auteur de nombreux ouvrages et articles, parmi lesquels: Napoléon, chef de guerre (avec Pierre Lesouef), trois tomes, dans la collection Napoléon Bonaparte, l’æuvre et l’histoire, dirigée par J. Massin, Paris, 1970; Mai – juin 1940, les combattants de l’honneur (avec le colonel Devautour et Eric Lefevre), Paris, 1980; Histoire militaire de la France, IIe vol. De 1715 à 1871, Paris, 1992 (direction et co-rédaction); Renseignements et propagande pendant la guerre froide (1947-1953). Actes du Colloque de Caen (direction avec Jean Kessler), Bruxelles, 1999. Il a participé également à la rédaction du Dictionnaire d’histoire de la Seconde Guerre mondiale, Paris, 1970 et de l’Histoire de la Première Guerre mondiale. Ses élèves viennent de publier en hommage un très gros recueil de ses contributions: Officier et Historien, Paris, 2001.

Valeriu Florin DOBRINESCU (né en 1943 – décédé en 2003). Professeur à la Faculté des Lettres et d’Histoire de l’Université de Craiova et de l’Université de Piteşti et directeur du

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Centre d’études des relations internationales de Craiova. Ancien chercheur scientifiques de l’Institut d’histoire et archéologie «A.D.Xenopol» de Jassy (1971-1995), chercheur principal au Centre d’histoire et civilisation européenne de Jassy (1992-1995), membre de la Commission d’histoire des relations internationales (depuis 1985), et de la Commission Roumaine d’Histoire Militaire (depuis 1992), il est auteur, coauteur ou collaborateur à presque 50 volumes et à plus de 120 études et articles parus en Roumanie et à l’étranger, l’un des plus remarquables spécialistes de l’histoire du XXe siècle de la Roumanie, surtout de sa politique extérieure et militaire: Relations roumano-anglaises 1914-1933, Jassy, 1996; La Roumanie et l’organisation du monde après la Deuxième Guerre Mondiale 1945-1947, Bucarest, 1988, La bataille diplomatique pour la Bessarabie 1914-1940, Jassy, 1991 (édition anglaise en 1996); L’Angleterre et la Roumanie entre les années 1939-1947, Bucarest, 1992 (en collaboration avec Ion Pătroiu); Les derniers mois de paix, mars - août 1939, Jassy, 1993 (en collaboration avec Ion Pătroiu); La Roumanie et le système de paix de Paris 1919-1923, Jassy, 1993; La Roumanie et la Hongrie. De Trianon à Paris (1920-1947), Bucarest, 1996; Relations militaires roumano-anglaises 1918-1947, Piteşti, 1998 (en collaboration avec Lenuţa Nicolescu et Gheorghe Nicolescu); Relations politiques, diplomatiques et militaires roumano-italiennes 1914-1947, Bucarest, 1999 (en collaboration avec Ion Pătroiu et Gheorghe Nicolescu); Relations militaires roumano - allemandes 1934 - 1944, Bucarest, 2000 (en collaboration avec Ion Pătroiu). Les résultats de ses recherches dans les bibliothèques et les archives roumaines, américaines, anglaises et françaises ont été reconnus par nombreux prix, parmi lesquelles le Prix «Nicolae Iorga» de l’Académie Roumaine (1990), ceux de la «Revue d’histoire militaire» (RIM 1992, 1994, 1995, 1999) ou le Prix «Savel Rădulescu» (1998) pour toute sa carrière.

Maria GEORGESCU (née en 1947). Docteur en histoire avec une thèse sur la Roumanie, la France et la sécurité européenne pendant les années ’20; elle est chercheur scientifique principal à l’Institut d’études politiques de défense et histoire militaire, ancien Centre d’études d’histoire et théorie militaire de Bucarest, où elle travaille depuis 1970; secrétaire exécutif et membre du Bureau de la Commission Roumaine d’Histoire Militaire (1998). Grâce à un travail systématique et concentré sur l’histoire moderne de la Roumanie (le XIXe siècle, en spécial), elle a réussi s’imposer parmi les plus appréciés historiens militaires roumains, apportant d’importantes contributions sur la création et la consolidation du système national de défense (armée permanente et troupes territoriales), la guerre d’indépendance (1877-1878), la guerre de l’unité nationale (1916-1919), l’armée et la société roumaine, ainsi que sur les relations politiques et militaires de la Roumanie, en

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particulier avec la France. Auteur et co-auteur de nombreuses études, y inclus recueils de documents, parmi lesquelles: Documents relatifs à l’histoire militaire du peuple roumain, 6 vols. (1848-1856, 1878-1895), Bucarest, 1974-1985; Histoire militaire du peuple roumain, vol IV (1784-1878) et vol. V (1878-1918), Bucarest, 1987, 1988; La Roumanie pendant la Première Guerre Mondiale, 2 vols., Bucarest, 1987; Romanian Doctrinal Ideas and Conceptions. A Historical Approach, Bucarest, 1990; La Défense nationale et le Parlement de la Roumanie, vol. I (1821-1918) et vol. II (1918-1940), Bucarest, 1993, 1995; La Roumanie pendant la Première Guerre Mondiale. Témoignages contemporains, vol I (1914-1916), Bucarest, 1996; Général Radu R. Rosetti. Confessions (1914-1918), Bucarest, 1997; Toma Dumitrescu, La guerre nationale, 1916 (Journal), Bucarest, 1999 (en collaboration avec P. Otu); Cadets roumains à Saint-Cyr, Bucarest, 2002 (bilingue),

Sergiu IOSIPESCU (né en 1948) est diplômé et docteur en histoire de l’Université de Bucarest, conservateur (depuis 1997) au département d’histoire militaire du Moyen Âge du Musée Militaire Nationale de Bucarest; expert archéologue du Ministère de la Culture et des Cultes; ancien chercheur scientifique du Centre d’études et de recherches d’histoire et théorie militaire de Bucarest (1971-1990), directeur scientifique à la Direction des Monuments, Ensembles et Sites de Roumanie (1990-1992), inspecteur d’archéologie et chef du département de la Documentation et de la recherche scientifique (1992-1994), historien et archéologue au Centre d’études pour le Patrimoine national de Bucarest (1994-1997). Stages d’études et de formation à Paris, à la Direction du Patrimoine. Direction d’antiquités de Languedoc-Roussillon et DRASM-Marseille (1991 et 1992); mission d’études de l’Union latine dans les Balkans (1994); école post-universitaire de hautes études de conservation et restauration des monuments à l’Université d’Architecture «Ion Mincu» de Bucarest; diplôme dans la conservation-restauration des monuments et sites archéologiques (1995); auteur de plus de 50 articles et études d’histoire et d’archéologie du Moyen Âge et sur l’époque moderne de la Roumanie; co-auteur de l’Histoire militaire du peuple roumain, vol. I-IV , Bucarest, 1984-1987 et d’autres 20 ouvrages; auteur d’une récente monographie sur La Dobroudja au XIIIe -XIVe siècles.

Gheorghe NICOLESCU (né en 1946). Colonel (r), membre de la Commission Roumaine d’Histoire Militaire, il est docteur en histoire de l’Université de Craiova et maintenant chargé de cours à l’Université de Piteşti. Ancien chercheur scientifique du Musée d’histoire de Goleşti (Argeş) et archiviste (1973-1986) aux Archives Militaires Roumaines de Piteşti, il fut leur commandant entre 1987 et 2001, en déployant une remarquable activité d’organisation, ainsi

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que de modernisation et mise en valeur des riches fonds existants (XIXe -XXe siècles). Auteur et co-auteur de plus de 30 ouvrages, y inclus des volumes de documents militaires, de plus de 30 études et articles, surtout sur la participation de l’armée roumaine aux deux guerres mondiales: La Roumanie pendant la Deuxième Guerre Mondiale, tome II, Bucarest, 1989 (en collaboration); Traités, conventions militaires et protocoles secrets 1934-1939, Piteşti, 1994 (en collaboration avec Alexandru Oşca), Histoire de l’Etat Major Général. Documents 1859-1947, Bucarest, 1994 (en collaboration); Les Chefs de l’Etat Major Général roumain 1941-1945. Destins au carrefour, Bucarest, 1995 (en collaboration); Ion Antonescu et les relations roumano-françaises pendant les années ’20, Piteşti, 1996 (en collaboration avec V. FL. Dobrinescu); Prêtres dans les tranchées 1941-1945, Bucarest, 1999; La tentation de la liberté: l’Opération Sumava - 1968, Bucarest, 1999 (en collaboration avec Alexandru Oşca, Teofil Oroian et Vasile Popa); L’équipement de l’armée roumaine entre les deux guerres mondiales. Documents, vol. 1 1919-1930, Bucarest, 2000; Les Chefs de l’Etat Major Général roumain 1859-2000, Bucarest, 2001; La Roumanie dans l’équation de la Paix et du Dictat (Recueil d’études et communications), Piteşti, 2001. Pendant les dernières années, il a dédie une attention particulière à la participation de la Mission du Général Berthelot sur le front roumain pendant 1916-1918, qui en fut au centre de sa thèse de doctorat sur les Relations roumano-françaises pendant la Grande Guerre.

Lenuţa NICOLESCU (née en 1950) est historien et archiviste principale aux Archives Militaires Roumaines (AMR) où elle travaille depuis 1973, l’an dans lequel a obtenu le diplôme de la Faculté d’histoire de l’Université de Bucarest. Pendant ces trois décennies, elle a participé avec enthousiasme et compétence accrue aux travaux complexes de réforme et de développement des fonds dans la plus grande unité des AMR, celle de Piteşti. Auteur d’une dizaine d’articles sur l’organisation et l’action du EMG roumain ou sur divers personnalités militaires roumaines, elle a participé, en même temps, surtout après 1990, à côté de ses collègues, à l’élaboration de plusieurs volumes sur l’histoire des forces armées roumaines: Histoire de l’Etat Major Général roumain (1859-1947), Bucarest, 1994; Relations militaires roumano-anglaises (1918-1947), Pitesti, 1998; L’équipement de l’armée roumaine entre les deux guerres mondiales. Documents, vol. I 1919-1930, Bucarest, 2000; L’armée roumaine de l’ultimatum au Diktat. L’année 1940. Documents, 3 vols., Bucarest, 2000; Relations militaires roumano-allemandes 1939-1944. Documents, Bucarest, 2000; Les attachés militaires communiquent... (1938-1944), vol. I, Bucarest, 2001, vol. II (1938-1940), Bucarest, 2002 et vol. III, Bucarest, 2003; en préparation,

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Relations militaires franco-roumaines (1918-1926), volume en collaboration avec le SHAT-Vincennes qui sera publié en 2004.

Petre OTU (né en 1950) est colonel, docteur en histoire militaire, directeur adjoint de l’Institut d’études politiques de défence et d’histoire militaire de Bucarest (depuis 2001) et président de la Commission Roumaine d’Histoire Militaire (1998). Après ses études militaires (1972 et 1981), combinées avec celles universitaires (Faculté d’histoire de Iaşi-1979), il a travaillé à la chaire d’histoire militaire, geopolitique et geostrategie de l’Académie Militaire de Bucarest (1979-1992); chef de la Section d’histoire de l’ancien Institut d’histoire et théorie militaire (1993-1998), puis directeur de programmes d’études de défence à l’IEPDHM (1998-2001), il a continué également sa carrière didactique comme professeur associé de l’Académie de Hautes Etudes Militaires. Auteur des ouvrages et manuels d’histoire militaire, de geopolitique et geostratégie, il est aujourd’hui l’une des plus reconnues autorités dans la matière; auteur, co-auteur et/ou coordinnateur de plus de 30 volumes et 100 études et articles publiés en Roumanie et à l’étranger, surtout sur l’histoire du XXème siècle: la politique militaire de la Roumanie, la pensée militaire roumaine, les relations militaires extérieures, les deux guerres mondiales et dans les derniers ans l’évolution de la Roumanie pendant la Guerre froide: La Roumanie pendant la Deuxième Guerre mondiale, 1941-1945 (1996); Personnalités de la pensée militaire roumaine, 2 vols (1997, 2001); L’Elibération de la Bessarabie et de la Bucovine de Nord , 22 juin-2 juillet 1941 (1997); Vaincus et oubliés. Les Roumains dans la Bataille de Stalingrad (1999); Golgotha dans l’Est, juillet 1942-mars 1944 (2000); Geopolitics and History at the Crossroads of Millenia (2000); On Both Sides of the Iron Curtain (2001).

Ion PĂTROIU (né en 1941), diplômé et docteur en histoire de l’Université de Iaşi «Al. I. Cuza» (1976), est le chef de la chaire d’histoire-philosophie et géographie à l’Université de Craiova, directeur de l’Institut d’études balkaniques et du Centre d’études et de recherches d’histoire de la culture et de la civilisation des Juifs au Sud-Est de l’Europe. Il a suivi une notable carrière didactique (depuis 1993 comme professeur), parallèlement avec une reconnue activité scientifique; il a publié plus de 10 ouvrages et environ cent articles et communications sur l’histoire de la Roumanie de deux derniers siècles, parmi lesquels: A l’épreuve de deux époques 1848-1877, Craiova, 1983; L’Angleterre et la Roumanie entre 1939-1947 (avec V.FL.D.), Bucarest, 1992; Les derniers mois de paix, mars-août 1939, Iaşi, 1992; La Roumanie et l’Angleterre aux années ’30 (avec V.Fl.D.), Craiova, 1996; Gelée en plein été. Prague – 1968 (avec Alexandru Oşca et Vasile Popa), Bucarest, 1998; Relations politiques et militaires roumano-italiennes 1914-1947 (avec V.Fl.D.

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et G.N.), Piteşti, 1999; Relations militaires roumano-allemandes 1939-1944. Documents (avec V.Fl.D., G.N. et L.N.), Bucarest, 2000.

Dumitru R. PREDA (né en 1951) est professeur universitaire et diplomate – ministre-conseiller, depuis octobre 2002 délégué permanent adjoint de la Roumanie auprès de l’UNESCO; chef de promotion de l’Université de Bucarest et docteur en histoire de la même université, ancien archiviste principal et chercheur scientifique principal du Centre, ensuite de l’Institut d’histoire et théorie militaire de Bucarest (1974-1997), chef de l’Archive historique du MAE (1997-1998) et directeur des Archives diplomatiques roumaines (1999-2002); Fulbright alumn (Georgetown University, 2001); membre du bureau de la CRHM, membre du CB et du CAM de la CIHMC (depuis 1990), membre de la Commission d’histoire des relations internationales et de l’Association d’histoire contemporaine de l’Europe (depuis 1995). Initiateur et éditeur de la collection nationale des documents diplomatiques, il est l’auteur, co-auteur et/ou coordonnateur de presque 40 volumes et plus de 130 études et articles d’histoire militaire et relations internationales; prix de l’Académie roumaine (1994), trois fois le Grand Prix en histoire militaire (1992, 1994, 1996), d’autres prix dont le dernier en 2002 de la Fondation «Magazinul istoric»; Diplôme de mérite pour «contribution d’exception» à l’activité du MAE (2002). Parmi ses plus connues publications, il faut citer: La Roumanie et la guerre pour l’unité nationale. Campagne de 1918-1919 (en collaboration avec V. Alexandrescu et C. Prodan), Bucarest, 1994, 1995 (éd. en français); Général Henri Cihosky, Bucarest, 1996; Berthelot et la Roumanie. Album (éd. bilingue), Bucarest, 1997; La Roumanie et l’Entente. Les avataires d’une petite puissance dans une guerre de coalition 1916-1917, Iasi, 1998; The Romanian Army during the First World War (avec C. Prodan), Bucarest, 1998; 1989. Le principe du domino. La chute des régimes communistes éuropéens (avec M. Retegan), Bucarest, 2000; en préparation, la Bataille de Mărăşeşti –1917.

Gavriil P. PREDA (né en 1955) est colonel (r) et docteur en histoire, chargé de cours à l’Université de Ploieşti. Ancien élève de l’Ecole militaire «N. Bălcescu» (1977), de l’Académie de Hautes Etudes Militaires de Bucarest (1993), diplômé en sciences politiques et militaires, il a été entre 1987-2002 le chef du Cercle militaire de Ploieşti où a développé une fructueuse activité culturelle; en même temps, il se fit remarquer par ses recherches approfondies sur l’histoire de l’armée roumaine pendant la première moitié du XX siècle, ainsi que celle du pétrole roumain, en connexion avec les évènements des deux guerres mondiales. Auteur d’un appréciable nombre d’études et articles, il a publié récemment, en 2001, l’ouvrage Le pétrole roumain dans la stratégie des Grandes

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Puissances (1939-1947); co-auteur d’autres volumes, parmi lesquels: Pétrole et bombes à Ploieşti (1993, 1994); L’Armée Rouge en Roumanie. Documents, vol. I (1995); Les Chevaliers de l’Ordre «Michel le Brave» (1996); Alexandru Cretzianu. Un diplomate roumain en mission pour mijoter la sortie de la Roumanie de l’Axe (1999); en cours de parution l’édition critique (avec D. Preda) des Mémoires du prince Dimitrie I. Ghika, ancien ministre plénipotentiaire et ministre des Affaires étrangères de Roumanie. Dans les derniers ans, il s’est concentré également sur la période de la guerre froide et ses conséquences pour les relations militaires de la Roumanie communiste.

Ralf PRÖVE (né en 1960) est Docteur habilité en histoire; il enseigne à l’Université Humboldt de Berlin et à l’Université de Potsdam. Outre de ses nombreuses contributions concernant l’histoire des villes, l’armée et la bourgeoisie, il a publié récemment les volumes: Stehendes Heer und städtische Gesellschaft im 18. Jahrhundert. Göttingen und seine Militärbevölkerung 1713-1756, Göttingen, 1995; Wege ins Ungewisse. Reisen in der Frühen Neuzeit 1500-1800, Francfort s/Main (avec H.T. Graf); Städtgemeindlicher Republikanismus und die «Macht des Volkes», Göttingen, 2000. Il a dirigé aussi plusieurs ouvrages collectifs dont il faut citer: Krieg und Frieden. Militär und Gesellschaft in der Frühen Neuzeit, 1996; Klio in Uniform? Probleme und Perspectiven einer modernen Militargeschichte der Frühen Neuzeit, 1997; Agrarische Verfassungund politische Struktur. Studien zur Gesellschaftsgeschichte Preussen 1700-1918, 1998; Landknechte, Soldatenfrauen und Nationalkrieger. Militär, Krieg und Geschlechtordnung im historische Wandel, 1998; Leben und Arbeiten auf markischen Sand. Wege in die Gesellschaftgeschichte Brandenburgs 1700-1914, 1999.

Ana-Maria STAN (née en 1975) est une jeune chercheur au Musée de l’Université «Babeş - Bolyai» de Cluj-Napoca. Après des études remarquables faites à la Faculté d’histoire et philosophie, section histoire contemporaine de la même université (1994-1998), elle a suivi un cours d’études approfondies, en obtenant le diplôme en relations internationales (février 2000). Grâce à une bourse «Socrates-Erasmus», elle a réussi à faire d’abord un stage à l’Université de Paris IV et maintenant, due à une autre bourse accordée par l’Agence universitaire de la Francophonie, y prépare une thèse de doctorat coordonnée par le professeur Jean-Paul Bled, en co-tutelle avec la chaire d’histoire contemporaine et relations internationales de l’Université de Cluj-Napoca du professeur Vasile Vesa, sur le sujet: Relations franco-roumaines pendant le régime de Vichy 1940-1944. En même temps, elle a soutenu plusieurs communications scientifiques et a publié divers articles, à côté d’une

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participation à un recueil de documents, toujours du XXe siècle, s’affirmant comme un historien d’une réelle perspective.

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Sommaire GUERRE ET SOCIÉTÉ EN EUROPE Perspectives des nouvelles recherches…………………………………..4 DE PHILIPPE III LE HARDI À PHILIPPE IV DE VALOIS. LES MÉRIDIONAUX DANS LES ARMÉES DES ROIS DE FRANCE. (1270 - 1340) Philippe Contamine………………………………………………………..11 QUELQUES ASPECTS CONCERNANT L’ÉVOLUTION TACTIQUE DU CHARIOT SUR LE CHAMP DE BATAILLE DANS L’HISTOIRE MILITAIRE UNIVERSELLE - L’ANTIQUITÉ ET LE MOYEN AGE JUSQUE À L’AVÈNEMENT DES HUSSITES (1420) Emanuel C. Antoche………………………………………………………26 DANS LA DOBROUDJA OTTOMANE AUX XVIe – XVIIIe SIÈCLES: LE CHÂTEAU-FORT DE KARAHARMAN ET SON TRÉSOR Sergiu Iosipescu…………………………………………………….……..46 QUELQUES MANIFESTATIONS DE LA SENSIBILITÉ BAROQUE CHEZ LES OFFICIERS FRANÇAIS DU XVIIe SIÉCLE Jean Chagniot……………………………………………………………..60 GUERRE ET CIRCULATION MONÉTAIRE: LE CAS DES PAYS ROUMAINS (XVIIIe-XIXe SIÈCLES) Matei Cazacu……………………………………………………………….74 RELATIONS MILITAIRES ROUMANO - FRANÇAISES. 1859 – 1877 Maria Georgescu…………………………………………………………..80 LA PRESSE MILITAIRE ET LES PROBLÈMES DE L’ÉDIFICATION DE LA ROUMANIE MODERNE, UNITAIRE ET INDÉPENDANTE (1859-1914) Dumitru Preda……………………………………………………………..97 LES PAYSANS FRANÇAIS ET LA GUERRE DU XVIe AU XXe SIÈCLES André Corvisier……………………………………………………………101 LA CONTRIBUTION DE LA MISSION MILITAIRE FRANÇAISE À LA DEUXIÈME CAMPAGNE DE LA GUERRE ROUMAINE POUR L’UNITÉ NATIONALE - 1917 Gheorghe Nicolescu………………………………………………………112

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THE BRITISH ARMY IN THE FIRST WORLD WAR: NEW EVALUATIONS Ian F W Beckett…………………………………………………………...125 L’ODYSSÉE DES AVIATEURS ROUMAINS DANS LES ÉCOLES FRANÇAISES PENDANT LES ANNÉES. 1917-1918 Lenuţa Nicolescu………………………………………………………….137 LA GUERRE TOTALE DANS LA PENSÉE ET LA PRATIQUE MILITAIRE ROUMAINE PENDANT LA PREMIÈRE MOITIÉ DU XXème SIÈCLE Colonel Petre Otu………………………………………………………..144 L‘EVOLUTION DES RAPPORTS DIPLOMATIQUES FRANCO-ROUMAINS DE JUIN AU SEPTEMBRE 1940 Ana-Maria Stan…………………………………………………………..160 NOUVEAUX TÉMOIGNAGES DOCUMENTAIRES SUR LES RELATIONS ENTRE LA ROUMANIE ET LE GOUVERNEMENT DE VICHY PENDANT LA DEUXIÈME GUERRE MONDIALE Gavriil Preda ………………………………………………………………194 LA RETRAITE DES TROUPES SOVIÉTIQUES DE ROUMANIE DANS LES DOCUMENTS DIPLOMATIQUES FRANÇAIS Valeriu Florin Dobrinescu, Ion Pătroiu………………………………………………………………..200 LA NOUVELLE HISTOIRE MILITAIRE DE L’ÉPOQUE MODERNE EN ALLEMAGNE. APPROCHES NOUVELLES, PROBLÈMES ET PERSPECTIVES Ralf Pröve………………………………………………………………….214 L’HISTOIRE MILITAIRE EN FRANCE DEPUIS 1945 Général Jean DELMAS……………………………………….………….229 L’HISTORIOGRAPHIE MILITAIRE ROUMAINE ENTRE LA TRADITION ET LA MODERNITÉ Dumitru PREDA…………………………………………………………..237 LISTE DES AUTEURS……………………………………………………………..256