CHAMBÉRY ET SES ENVIRONS

Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays, y compris la Russie.

Copyright by Éditions du Siècle, 1934.

HENRY BORDEAUX de l'Académie Française

C H A M B É R Y

ET SES ENVIRONS

Ouvrage orné de 70 photographies

É D I T I O N S D U S I È C L E

CATALOGNE ET C

7, rue Servandoni , 7 P A R I S

A M A C H È R E O D I L E ,

C E P O R T R A I T D E S A V I L L E N A T A L E

D E V E N U E U N P E U M I E N N E ,

OÙ E L L E R E T R O U V E R A L E S O U V E N I R

D E S G A B E T E T D E S G U I L L A U D ,

S O N D O U B L E P A S S É F A M I L I A L .

H . B .

P R E M I È R E P A R T I E

CHAMBÉRY

V U E P R I S E D E L ' H Ô P I T A L . M O N T S D E L A B U F F A Z .

I

LA VILLE ENCHANTÉE

Q UELLE ville étrange! Elle est toute pareille à cette Ville enchan-

tée que célébra dans un roman, traduit par Henri Bremond et préfacé par Maurice Barrès s'il vous plaît, une dame anglaise

sans génie. Roman prodigieux dans son invention, et manqué dans son exécution, comme il arrive. La ville enchantée est une ville dont les morts font le siège et dont ils finissent par chasser les vivants : pour y rentrer, il faut que ceux-ci composent avec eux, acceptent de ne pas oublier leurs commandements. Car rien ne s'accomplit dans la vie sans la collaboration des morts.

Chambéry est ainsi, pour moi, peuplée de fantômes. Il faut que je les chasse avant de la pouvoir rendre à sa vie naturelle. Mais comment les chasser quand ils sont un peu de ma chair et de mon sang? Je les ai moi-même semés dans les rues et dans les maisons,

comme ce laboureur que je vois des fenêtres de ma maison de cam- pagne, jetant les grains de froment dans les sillons ouverts parle soc de la charrue et dont la terre fendue luit au soleil d'automne. Ne vais-je pas saluer Mme Guibert qui, de sa marche alourdie, revient de la cathédrale où elle a rassemblé dans la prière ses enfants dispersés ? Parmi ce groupe de jeunes filles un peu graves et précocement mûries, je reconnais Paule Guibert et Margue- rite Roquevillard, tandis que Mme Frasne, souple et féline, tra- verse les allées pour égarer toutes poursuites et rejoindre sans être vue son amant au Calvaire de Lémenc. Angèle Hamel est plus belle à quarante qu'à vingt ans, avec son visage meurtri et doré, et cette expression d'attente qu'un amour tardif va transformer, moins belle pourtant que cette mystérieuse Sibylle qu'Hubert de Mièges a conduite dans l'allée d'érables au-dessus du lac du Bour- get. Devant le Palais de justice, n'ai-je pas croisé la silhouette maigre, hautaine et puritaine de Me Joachim Hamel et celle, plus humaine dans son mélange de force et d'intelligente pitié, de Me François Roquevillard ? Qui juge-t-on dans la salle des assises ? Le fils de l'un ou de l'autre, dont la condamnation compromet- trait des siècles d'honneur, ou ce dangereux sorcier de Myans qui va chercher ses envoûtements aux sabbats du lac Noir ?

Qui mettrai-je à la place de ces ombres ? Mais n'ont-elles pas réellement vécu ? Je ne les ai pas créées de toutes pièces. Je ne les démêle plus très bien de la réalité. Si j'appartiens par ma naissance à cette Savoie du Nord dont les rives aimables sont baignées par les eaux du lac Léman, si le Chablais est pour moi le pays sans ombre de mon enfance, s'il ne faut pas chercher ailleurs la Maison, je suis venu à Chambéry, à peine adolescent, en des circonstances inoubliables. C'est là que j'ai gagné mes diplômes de bachelier. Circonstances inoubliables en effet, et combien méritoires! J'avais quinze et seize ans. Tout d'abord on passait des nuits sans sommeil, parce qu'on était infailliblement réveillé par le tocsin. Je ne crois pas qu'une autre cité fût favorisée, si je puis dire, de plus d'in- cendies. Ils étaient dus sans doute à cette nonchalance qui est un défaut ou une vertu toute savoisienne, à cette insouciance qui fait mépriser les risques s'ils exigent un surcroît d'efforts. Les compa-

gnies d'assurances en râlaient. Quant à nous, collégiens, nous étions ravis de cette distraction. Mon père m'accompagnait. Avocat, il venait souvent plaider à la Cour et connaissait tout le personnel judiciaire qui le recherchait pour sa franchise, sa belle humeur, cette claire santé du corps et du cerveau, en sorte que nous étions continuellement invités. Le candidat n'était pas oublié. Le candi- dat était déjà gourmand, et l'on mangeait à merveille dans le Chambéry de ce temps-là. On n'y mange pas mal aujourd'hui

L A B I B L I O T H È Q U E .

encore. Le matin, à jeun, je fis une excellente composition fran- çaise qui me valut dans le classement général la première place. Mais l 'après-midi, précipité d 'un repas t rop copieux, je brouillai ma version latine. Je fus déclaré t ou t de même admissible. A

l'oral, le professeur qui étai t chargé du latin me poussa à l 'extrême et fut surpris de mes connaissances. « Je n 'y comprends rien, finit-il par me dire. Comment votre version latine a-t-elle été si mauvaise ? Vous eussiez, sans elle, mérité une mention, et même la mention bien... » Je n'osai jamais lui expliquer la cause de mon

échec, ni l'ignorance où j'étais auparavant des crus de Montmélian ou de Saint-Jean-de-la-Porte. Depuis lors, je n'ai peut-être pas réalisé de très notables progrès dans la langue latine, bien que j'aie préparé ma licence, mais je connais mieux nos vins de Savoie, étant moi-même devenu vigneron, et je les sais subtils et quelque- fois perfides. Ce sont des qualités féminines.

J'avais découvert autre chose encore, et c'étaient les plaisirs de la conversation. Il y avait alors une société d'élite, extrêmement cultivée, et passionnément spirituelle. L'esprit local s'augmentait d'appoints étrangers. Dans le monde du Palais surtout, on faisait assaut d'anecdotes et de reparties. La renommée de cer- tains avocats avait même dépassé les frontières provinciales. Me Charles Roissard était quasi célèbre, et de même, avec plus de concision et moins d'éloquence, Me Fernex de Montgex. Fran- çois Descostes avait la parole la plus généreuse et peut-être la plus subversive ensemble, car on pouvait tuer impunément dans le pays pourvu que le meurtrier le prît pour défenseur. Par sur- croît, il a redonné de l'élan aux études maistriennes en publiant un gros livre sur la Jeunesse de Joseph de Maistre dont Eugène Grasset, avoué à la Cour d'appel et père de Bernard Grasset, l'édi- teur, avait entrepris la biographie. Citerai-je encore Ernest Arminjon, démissionnaire du parquet au moment des décrets et revenu à la barre, et les frères Laracine, l'un avocat, l'autre conseiller à la Cour, réputés pour leur esprit mordant ? N'est-ce point le conseiller qui repêcha un jour un jeune stagiaire embourbé dans ses explications au sujet d'un délit d'empoisonnement de rivière dont il assurait que les poissons étaient décédés d'une mort naturelle : « Je vois ce que c'est, interrompit le juge, ils se seront noyés... »

Oui, vraiment, on causait bien dans le Chambéry d'autrefois. L'enthousiasme ni l'art n'y étaient à la mode. Le Savoyard, d'habi- tude, n'en a cure. Mais il a le sens critique et personne ne lui en fait accroire. Il discerne aisément le faux du vrai. Il écarte les exagé- rations et préfère rester en deçà plutôt que d'aller au delà. Il est à la fois l'homme de la terre et l'homme de la loi. Son Sénat fut une excellente cour de justice et le président Favre fut l'auteur du

premier code rédigé en français. Quant à la terre, il en vit et il aime à bien vivre. Il a son pressoir et son cellier. Il est réaliste et à ce titre il goûte peu les œuvres d'imagination. Mais il raisonne à merveille et il savoure

le spirituel, après le temporel toutefois.

Un autre lien m 'u-

nit encore, dès cet âge tendre, à Chambéry. J ' a v a i s présenté à l 'Académie de Savoie, qui décernait chaque année un prix de poé- sie, un poème sur la fin du monde. A qua- torze ans j 'étais tour- menté par ce fatal dénouement. Je ne

reçus qu 'une mention honorable, mais deux ou trois ans plus ta rd je fus mieux récom- pensé pour une Ré- becca. J 'é tais alors

épris des femmes de la Bible. Elles me dé- fendaient mal contre

d 'autres passions nais- santes. Mais je dus partager ma récom- pense avec un compa- gnon de gloire. Je

L E M O N U M E N T D E M A I S T R E .

m'en serais bien passé et, comme le compte rendu acadé- mique publiait des citations de son ouvrage, aussitôt je m'en emparai non sans quelque désir coupable d'y surprendre des fautes ou des faiblesses. Or, c'était une saynète en vers sur

Hans Memling à Bruges, très supérieure à ma Rébecca. Quand je rencontrai l'auteur, au lieu d'un rival je trouvai un ami. Il s'appe- lait Emmanuel Denarié. Il a écrit depuis lors de beaux poèmes, surtout un Fra Angelico qui le rendit presque célèbre. Il est mort, mais tout le monde le connaît et l'aime encore dans Chambéry. Si je rappelle son nom, sans doute est-ce d'abord pour évoquer cette chère amitié, mais c'est aussi pour la charmante fantaisie dont il était doué et par quoi il rejoignait un Xavier de Maistre, un Claude de Buttet, car les caractères d'une race sont variés et la plus positive a ses libres artistes en marge de la vie régulière et monotone.

Ainsi je me souviens de notre première rencontre. Il m'avait pris par le bras et familièrement emmené chez lui, à la campagne. Il avait bien à surveiller les travaux des ouvriers qui binaient ses vignes, mais quand nous arrivâmes, comme il faisait très chaud, les vignerons étendus à l'ombre dormaient.

— Ne faisons pas de bruit, me dit-il, et nous nous en allâmes. Il garda jusqu'à la fin un talisman qu'il avait dérobé dans une

boîte de sorcier. Qu'avait-il de si extraordinaire ? Les vêtements

L ' H Ô T E L D E V I L L E .

é t a i e n t p l u t ô t n é g l i g é s . L a b a r b e a u x f i l s d ' a r g e n t é t a i t s e m b l a b l e

a u f e u i l l a g e f r i s é d u c h ê n e . L e v i s a g e e û t m o n t r é l a m a l i c e d u f a u n e

s a n s l a p a i s i b l e b o n t é d u r e g a r d . M a i s q u e l q u e c h o s e q u ' o n n e

v o y a i t p a s é t a i t e n l u i , e t c ' é t a i t l a j e u n e s s e . O n c r o i t l a j e u n e s s e s o u -

m i s e a u c o u r s d e s a n n é e s . Q u e l l e e r r e u r ! T a n t d ' h o m m e s e t m ê m e

d e f e m m e s n a i s s e n t j e u n e s o u v i e u x e t l e d e m e u r e n t . L a j e u n e s s e e s t

u n p r i v i l è g e . E l l e c o n s i s t e à a i m e r l a v i e e t à r é p a n d r e c e t a m o u r .

L A P R É F E C T U R E . P A N O R A M A .

Voici que peu à peu les liens se tissaient qui me devaient retenir à Chambéry. Par une étonnante métamorphose, j 'y devins direc- teur de journal, à vingt-deux ou vingt-trois ans. C'était un poste éphémère. Ce journal, le Réveil de Savoie, n'était fondé que pour la campagne électorale de François Descostes, candidat à la dépu- tation. Je dus à ce poste éphémère une rencontre qui devait chan- ger ma vie. Elle avait, cette rencontre, d'admirables cheveux blonds aux reflets dorés qui lui tombaient dans le dos. Elle avait à peine quatorze ans. Il est des souvenirs qui demeurent. Plus tard, je revins dans cette maison du Maupas qui est aux portes de

L E M O N U M E N T F A V R E .