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CHANSONS POLÉMIQUES ET CHANSONS DE TEMPS DE CRISE
FRANCE. XVIe-XIXe SIÈCLES
Comme la caricature ou le pamphlet, la chanson est un moyen
d’expression privilégié en temps de crise. S’emparant d’airs déjà connus, qui
peuvent aisément être repris par tous, elle jette dans la rue gouaille, légèreté,
méchanceté, licence et livre en pâture au public rois et reines, favoris et
favorites, ministres et généraux. Parfois, elle se fait érudite et multiplie les
allusions savantes ; accumulant les allusions à des faits d’actualité, elle peut
avoir été rendue obscure par le temps qui a effacé certains souvenirs ; elle
nécessite alors certaines recherches pour devenir compréhensible.
La longueur de la période étudiée, plus de trois siècles, oblige à adopter
un rythme rapide et à traiter les deux thèmes centraux que sont les crises et les
polémiques à partir de quelques exemples seulement. Nous avons organisé
notre propos autour des principales périodes de troubles provoqués par des
discordes religieuses ou civiles (les guerres de religion, la Fronde, la Révolution
française, les Révolutions de 1830 et de 1848, la Commune), de personnages
– les rois et les reines, les favoris et les favorites – qui ont, dans les périodes
délicates ou difficiles, nourri les satires les plus vives, mais aussi des guerres,
les défaites pouvant donner naissance à des moqueries féroces, et la vie du
soldat à des sortes de complaintes. Il ne pouvait être question pour nous de
faire une présentation historique de ces trois siècles ; cependant, nous avons
fait quelques rappels et donné des informations qui devraient permettre à tous
les lecteurs de saisir l’intérêt et le sel des textes cités.
Les chansons sélectionnées – nous avons précisément évité celles qui
présentent trop de difficultés – ont été relevées soit dans des ouvrages
contemporains de la période présentée soit dans des recueils postérieurs
établis par des écrivains ou des historiens de la chanson.
1
La religionLa religion joua un rôle fondamental dans l’histoire de la France que ce
soit au plan des institutions, des mentalités, des crises politiques et des
affrontements entre Français. La naissance du protestantisme préluda à
l’éclosion d’une des plus graves crises que la France eût jamais connues – les
guerres de religion, auxquelles se rattache le souvenir de personnalités (Michel
de l’Hospital, l’amiral de Coligny…), d’événements (la Saint-Barthélemy…), d’un
grand texte (l’édit de Nantes) ou bien encore, sur un mode plus anecdotique,
d’aphorismes comme la célèbre parole prêtée à Henri IV, « Paris vaut bien une
messe ». Le rétablissement de la paix religieuse dû à ce souverain, l’un des
plus populaires de l’histoire de la monarchie française, n’éteignit pas
définitivement les conflits relatifs aux croyances. L’édit de Nantes fut, comme
on le sait, révoqué par Louis XIV (18 octobre 1685), et les protestants se
trouvèrent en butte aux tracasseries ou aux persécutions jusqu’à la veille de la
Révolution française. Du côté catholique, les querelles théologiques, liées aux
doctrines jansénistes et au quiétisme, provoquèrent elles aussi troubles et
conflits. Partie prenante de tous les grands débats religieux, la Compagnie de
Jésus fit l’objet de nombreuses chansons, la plus célèbre étant celle que
Béranger composa sous la Restauration.
Les guerres de religionLa conjuration – ou le tumulte – d’Amboise (mars 1560) peut être
considérée comme le point de départ de ces guerres ; fomentée par des
huguenots pour arracher François II à l’influence des Guise, elle échoua et fut
durement réprimée. Les efforts du chancelier Michel de l’Hospital – auteur de la
belle parole « Le couteau vaut peu contre l’esprit » – pour maintenir la paix
civile se révélèrent vains. Le Parlement de Paris refusa d’enregistrer l’édit de
Saint-Germain (17 janvier 1562), qui accordait une certaine liberté aux
protestants et la situation s’aggrava après le massacre de Vassy : dans cette
bourgade (située dans l’actuel département de la Haute-Marne), le 1er mars
1562, la troupe de François de Guise massacra 74 protestants et en blessa une
2
centaine. François de Guise fut assassiné peu après, ses deux fils, Henri, dit le
Balafré, et le cardinal Louis de Lorraine le seront à leur tour, en 1588 ; l’année
suivante, vint le tour du roi Henri III, poignardé par le moine Jacques Clément.
Au total, ce furent trente-six années de guerres intestines qui désolèrent la
France, tout en se doublant de guerres avec l’étranger, puisque les réformés
étaient soutenus par les Anglais et les Allemands du Palatinat, tandis que les
Espagnols apportaient leur concours à la Ligue. Le moment le plus marquant
de ces guerres fut le massacre de la Saint-Barthélemy, perpétré à Paris le 24
août 1572, qui se prolongea les jours suivants en province. On estime que
30 000 protestants trouvèrent alors la mort à travers toute la France.
Les chansons composées durant ces sombres années sont si
nombreuses que Le Roux de Lincy disait que son livre, pourtant fort de 617
pages, n’aurait pu toutes les contenir. Certaines rendent bien compte de la
haine qui dressait les deux partis l’un contre l’autre et de la violence des
querelles théologiques. Composée en 1562, une chanson protestante
« contenant la forme et manière de dire la messe » et comptant quinze
couplets, se chantait sur l’air de « Hari, hari l’asne ». Les deux couplets cités ci-
dessous montrent quelle répulsion les réformés éprouvaient envers le dogme
de la transsubstantiation.
Un morceau de pâteIl fait adorer,Le rompt de sa pattePour le dévorer,Le gourmand qu’il est !
Hari, hari l’asne, le gourmand qu’il est,Hari bourriquet.
Le dieu qu’il fait faire,La bouche le prend, Le cœur le digère,Le ventre le rendAu fons du retrait 1,
Hari, hari l’asne, au fond du retrait,Hari bourriquet.2
1 C’est-à-dire du cabinet.2 Antoine-Jean-Victor Le Roux de Lincy, Recueil de chants historiques français depuis le XIIe siècle jusqu’au XVIIIe siècle avec des notices et une introduction, Paris, Charles Gosselin, tome II, 1842, p. 266-269. Il y a quinze couplets au total.
3
D’autres chansons se rapportent à la présence de soldats étrangers sur le
sol de la France et sur les avantages qu’ils espéraient retirer des combats
fratricides déchirant les Français :
Compagnon, je vous asseureQue joindrons les Navarrois :Quand j’aurons passé la Meuze ;Nous ferons de ces FrançoisNostre vouloir ; nous pillerons leur terreEt leur ferons jour et nuict forte guerre3.
D’autres textes expriment la satisfaction ressentie à la nouvelle de la mort
de l’adversaire. Ainsi, chez les ligueurs naquit une chanson destinée à maudire
la mémoire du roi Henri III et à exalter les mérites du moine Jacques Clément :
Il est mort, ce traistre royIl est mort, ô l’hypocrite,Il est mort en desarroy.Vestus de ces faits inicques.Il est mort, ô le meschant !Sa sépulture aux enfersEt à jamais languissant. C’est le guerdon4 des malfaicts.[…]Prions tous dévotementPour ce moyne secourableQui s’est offert librementAu supplice exécrable ; C’estoit pour nous desmontrerLe sang de ce cruel,Et pour être transportéAu royaume éternel5.
Enfin, d’autres chansons sont relatives aux malheurs de la France.
Composée en 1590, « la chanson du printemps retourné sur le temps qui
court » rend compte du climat d’animosité et de discorde régnant entre les
Français:
Plus il n’y a d’amitiéNe pitié,Plus n’y a de courtoisie,
3 Chanson nouvelle de deux compagnons reistres qui estoyent venus en France en espérance d’y bien piller, sur le chant Allongez-la moy, ma mère, ma ceincture, ibid., p. 420. Cette chanson compte 14 couplets ; le couplet cité est le 3e.4 Guerdon : mot burlesque désignant un salaire, une récompense.5 Chanson pleine de réjouissance avec action de grâce sur la mort advenue à Henry de Vallois, par un sainct et très digne de mémoire, frère Jacques Clément, religieux du couvent des Jacobins de Paris, ibid., p. 463. Cette chanson compte 14 couplets ; les couplets cités sont le 11e et le 13e.
4
Il n’y a plus de supportNe confortTout n’est plus que fascherie.
Nous voyons nostre prochainQui la faimEndure quasi de rageSans luy donner verre d’eau, Ne morceau ;C’est bien un lasche courage6.
Également composée en 1590, une autre chanson, intitulée Chanson
nouvelle sur la désolation de la France, blâme le comportement des Guise et de
leurs partisans, et s’ouvre comme une complainte :
Qui veut ouyr une chansonFaicte des malheurs de la France ?Et se chante d’un piteux sonPour vous compter sa doléance.
Il y a desjà si longtempsQue la guerre y est commencée,Dont tant de millions de gensSont morts au tranchant de l’espée7.
L’annonce par Henri de Navarre de sa volonté de devenir catholique
(« expédient » du 4 avril 1592) et son abjuration solennelle du protestantisme
(25 juillet 1593) permirent son accession au trône de France, sous le nom de
Henri IV. Le sacre se déroula, non dans la cathédrale de Reims, mais dans
celle de Chartres, le 27 février 1594. En 1595, donc avant que ne fussent
signés l’édit de Nantes (30 avril 1598) et la paix avec l’Espagne (paix de
Vervins, 2 mai 1598), une chanson, De la réjouissance des François sur
l’heureux avènement de la paix, exprima les espoirs placés par les Français
dans le nouveau roi :
O Dieu, fais que notre FrancePuisse vivre désormaisAvec l’humble obéissanceSoubs l’heureux don de la paix : Fais que la guerrePlus en la terreNe nous fasse d’ennuis.
6 Ibid., p. 508. Cette chanson se chante sur l’air de Quant ce beau printemps je voy, j’apperçoy. Elle compte 19 couplets ; les couplets cités sont le 2e et le 3e.7 Ibid., p. 512. Cette chanson, qui se chante sur l’air de Pauvre ville de Remolins, comprend 17 couplets ; les deux premiers sont reproduits ici.
5
Mais la grand’joyePartout en voyeRéclamer jours et nuicts8.
Querelles théologiquesCertes moins graves que la Réforme qui engendra les guerres de religion,
certaines querelles théologiques furent cependant fécondes en troubles, eux-
mêmes générateurs de chansons. Bossuet, évêque de Meaux (« l’aigle de
Meaux »), fut chansonné pour la dureté dont il fit preuve contre Fénelon,
archevêque de Cambrai (« le cygne de Cambrai »), et contre Madame Guyon.
Meaux est un très grand espritEt plein de littérature, Mais quand on le contredit,Turelure,Il a l’âme un peu trop dure, Robin turelure.
Si quelquefois il dit vray,Il se peut, par aventure,Mais il ne veut de Cambray,Turelure,Que la déconfiture,Robin turelure.
Aimer Dieu sans intérêt,C’est pécher contre nature ; A charité lui déplaît,Turelure,Tant sa flâme est toute pure,Robin turelure9.
La question de la grâce, qui opposa jésuites et jansénistes, fut à l’origine
d’une longue querelle dont retentirent les XVIIe et XVIIIe siècles. Pascal, dont
les Lettres provinciales furent brûlées, après jugement, en 1660, s’illustra par
ses subtils sarcasmes contre la Compagnie de Jésus. La persécution s’abattit
sur Port-Royal des Champs à partir de 1656, et, en 1709, les religieuses furent
chassées de leur abbaye, qui fut détruite en 1710. Mais, en 1764, la compagnie
de Jésus fut expulsée de France. Si le parti jésuite avait pu chanter
Ils sont perdus les pauvres jansénistes8 Antoine-Jean-Victor Le Roux de Lincy, Recueil de chants historiques français…, op. cit., p. 568-570. Cette chanson compte 7 couplets. 9 Charles Nisard, Des chansons populaires chez les Anciens et chez les Français. Essai historique suivi d’une étude sur la chanson des rues contemporaine, tome premier, Paris, E. Dentu, 1867, p. 371.
6
On n’en parlera plus !Nous triomphons nous autres Molinistes10
Nous les avons vaincusSans alléguer ni Pères ni ConcilesNous sommes habilesNous sommes habiles11
leurs adversaires purent à leur tour s’en donner à cœur joieIls sont à bas Les pauvres molinistesEt à leur tour dans la confusionCar à présentTout rit aux jansénistes.12
Bien d’autres chansons coururent sur les jésuites : Votre pouvoir immodéréRend votre orgueil insupportableTout se gouverne à votre gréO société redoutable.Tambourin, Donzin, Le Tellier13
Craignez le sort des Templiers[…]De vos tristes prospéritésCraignez une funeste suiteUn jour viendra qu’en nos citésS’éteindra le nom de jésuiteTambourin, Donzin, Le TellierAuront le sort des Templiers.14
Sous la Restauration, en 1819, Béranger enrichit la production
antijésuitique d’une nouvelle chanson, « Les révérends Pères ». Chantée sur
l’air de « Bonjour, mon ami Vincent », cette chanson acquit très vite, et
conserva longtemps, une immense célébrité :
Hommes noirs, d’où sortez-vous ?Nous sortons de dessous terre.Moitié renards, moitié loups,Notre règle est un mystère.Nous sommes fils de Loyola15 ;
10 Du nom de Luis Molina, jésuite espagnol (1555-1601) ; les jansénistes considéraient les molinistes comme les tenants d’une morale « relâchée ». 11 Pierre Barbier-France Vernillat, Histoire de France par les chansons, tome III, Du jansénisme au siècle des Lumières, Paris, Gallimard, 1957, p. 18-19.12 Ibid., p. 20.13 Pères de la Compagnie de Jésus. Michel-Ange Tamburini (1648-1730) fut le quatorzième Général de la Compagnie de Jésus et exerça cette charge pendant 26 ans. Michel Le Tellier (1643-1719) – il n’avait aucun rapport de parenté avec le chancelier du même nom – devint le confesseur de Louis XIV en 1709. 14 Pierre Barbier-France Vernillat, Histoire de France par les chansons, tome III, Du jansénisme au siècle des Lumières, p. 35-36.15 Ignace de Loyola (1491-1556), fondateur de la Compagnie de Jésus (1534).
7
Vous savez pourquoi l’on nous exila.Nous rentrons ; songez à vous taire !Et que vos enfants suivent nos leçons.C’est nous qui fessons,Et qui refessonsLes jolis petits, les jolis garçons.
Du fond d’un certain palaisNous dirigeons nos attaques.Les moines sont nos valets :On a refait leurs casques.Les missionnaires sont tousCommis voyageurs trafiquant pour nous.Les capucins sont nos cosaques :A prendre Paris nous les exerçonsEt puis nous fessons,Et nous refessonsLes jolis petits, les jolis garçons.
Enfin reconnaissez-nousAux âmes déjà séduites.Escobar va sous nos coupsVoir vos écoles détruites.Au pape rendez tous ses droits ;Léguez-nous vos biens, et portez nos croix.Nous sommes, nous sommes Jésuites :Français, tremblez tous : nous vous bénissons !Et puis nous fessons,Et nous refessonsLes jolis petits, les jolis garçons.16
Les troubles religieux sous la RévolutionQuoique n’étant animés d’aucune intention hostile envers l’Église et le
catholicisme, les Constituants plongèrent la Révolution dans de graves
difficultés religieuses et politiques en promulguant la Constitution civile du
clergé et en demandant aux ecclésiastiques de prêter le serment
constitutionnel. Le clergé séculier se partagea entre prêtres insermentés ou
réfractaires et prêtres assermentés, dont une partie de la population repoussait
le ministère :
Portez loin votre catéchisme,Votre messe et vos sermons,Notre cœur abhorre le schisme,
16 Pierre-Jean de Béranger, Chansons, édition complète, Bruxelles, J.-B. Tarride, 1854, p. 310-312. Cette chanson compte six couplets.
8
Portez loin de nous vos leçons.Les fruits de votre ministèreOnt un principe destructeur,Allez, vous êtes un mercenaire ;Vous n’êtes pas notre pasteur (bis)17.
La politique. Bouleversements et troubles L’histoire politique de la France fut rythmée par des crises politiques,
dont l’ampleur et les conséquences furent certes inégales, mais qui toutes,
donnèrent naissance à des chansons, dont certaines sont demeurées ou
redevenues célèbres et populaires (par exemple la Marseillaise, la
Carmagnole), tandis que d’autres sont tombées dans l’oubli, hormis pour les
historiens.
La FrondeUn demi-siècle après la fin des guerres de religion, amenée par l’édit de
Nantes, éclata la Fronde. La personnalité de Mazarin, son enrichissement
fabuleux, la faveur dont il jouissait auprès de la reine Anne d’Autriche, veuve
depuis 1638, la création d’impôts vexatoires, l’arrestation du conseiller
Broussel, les barricades, le siège de Paris par Condé, le départ de Mazarin,
puis son retour, autant de faits – et bien d’autres encore – qui « excitèrent, écrit
Charles Nisard, la fureur et la malice des pamphlétaires et des chansonniers, et
les pièces qui sortaient de leur arsenal de sottises et d’injures sont
innombrables »18.
Dès les premiers démêlés entre le Parlement et la Cour, Paris chanta,
sur l’air de Vive Henri Quatre,
Un vent de frondeS’est levé ce matinJe crois qu’il gronde Contre le Mazarin19
Les placards et les libelles du temps de la Fronde se comptent en effet
par milliers. Hubert Carrier remarque que le nombre des chansons imprimées
17 Pierre Barbier-France Vernillat, Histoire de France par les chansons, tome IV, La Révolution, Paris, Gallimard, 1957, p. 86.18 Charles Nisard, Des chansons populaires chez les Anciens et chez les Français…, op. cit., p. 343.19 Hubert Carrier, Les Mazarinades (1648-1653). Contribution à l’histoire des idées, des mentalités et de la sensibilité littéraire à l’époque de la Fronde, thèse présentée le 29 novembre pour l’obtention du Doctorat d’État, Université de Paris-Sorbonne, Lille, Atelier national des thèses, 1987, p. 1587.
9
peut, en comparaison, paraître dérisoire ; mais, continue cet auteur, cela
s’explique aisément car « les chansons étaient faites pour être chantées et non
pour être lues, et la plupart se gravaient aisément dans la mémoire, sans le
secours d’un texte écrit »20 : le public populaire, qui les appréciait fort, les
retenait aisément, après les avoir entendu chanter dans les cabarets ou sur le
pont-neuf. Hubert Carrier a identifié environ 80 mazarinades, relevées dans le
Recueil général de toutes les chansons mazarinistes (1649), dans le Nouveau
Recueil général (1652), dans les Merveilles de la Fronde ou le Salut des
partisans. En dépit du privilège exclusif dont bénéficiait l’imprimeur du roi pour
l’impression de la musique, le texte de certaines de ces chansons est
accompagné de leur notation musicale ; on peut ainsi savoir que, parmi les
timbres utilisés, figuraient un noël très populaire, Laissez paître vos bêtes, et
l’alleluia du O filii et filiae21. Si les amateurs des mazarinades appartenaient aux
classes populaires, tel n’était pas le cas de leurs auteurs, qui étaient des
poètes, des lettrés, comme Scarron, Blot, de Barreaux, Verderonne, etc.
Les mazarinades se chantaient sur des airs connus, soit profanes, soit
religieux (ce pouvait être les deux à la fois, tant était grande la perméabilité
entre les deux genres). Le caractère religieux de certains airs tranchait
curieusement avec la violence, la grossièreté, l’obscénité même de certains
couplets, comme le montrent les trois extraits suivants :
Allez vous faire f…Monsieur de MazarinSi Dame Anne le voulaitOn la baiseraitEt chevaucheraitBien mieux que Votre ÉminenceEt si tout mieux en irait22
On te coupera, pauvre JulesEt l’un et l’autre testicule :Et lors, ô cardinal pelé,Cardinal détesticulé,N’estant plus ni femme, ni homme,Comment paroîtras-tu dans Rome,Mutilé du fatal boudin,Qui t’a fait prince, de gredin ?23
20 Ibid., p. 1585.21 Ibid., p. 1586.22 Ibid., p. 1603.23 La Mazarinade, Œuvres de Scarron, nouvelle édition, tome premier, Paris, chez Jean-François Bastien,
10
Que feras-tu donc pauvre ermiteMutilé par les Bourdelais24
De l’esguille et des contre-poids ?Que feras-tu messire JulesSpadon mutilé de fistule ?25
La Révolution françaiseLes plus célèbres des créations musicales de la Révolution française, la
Marseillaise, la Carmagnole, le Carillon national, plus connu sous le titre de Ça
ira, appartiennent à un ensemble qui compte des milliers de pièces, chansons,
vaudevilles et hymnes. En 1904, Constant Pierre en avait répertorié 2 337, dont
701 chansons relevées pour l’année 1794, qui marque l’apogée de la
production révolutionnaire26. Les chansonniers les plus connus et les plus
prolixes, Ladré, Nogaret, Beauchamp, etc., réutilisèrent généralement des
timbres connus, airs d’anciennes chansons populaires, comme Marlborough
s’en va-t-en guerre, airs du théâtre lyrique, par exemple du Devin de village de
Jean-Jacques Rousseau (1752), Rose et Colas de Monsigny (1764) ou encore
Richard Cœur de Lion de Grétry (1786) ; d’autres airs étaient empruntés aux
chants liturgiques. En revanche, les grands hymnes composés pour les fêtes
solennelles, de la Jeunesse, de la Vieillesse, des Époux… se chantaient sur
des airs originaux. Le Carillon national – encore dit Ça ira – est considéré
comme l’exemple « très rare d’une authentique poésie collective, ébauchée par
un individu dans le feu de l’événement, puis immédiatement polie par la foule
avant d’être fixée pour la tradition, et spontanément adaptée – d’ailleurs tant
bien que mal – sur un air de danse à la mode de style nettement instrumental,
d’où les difficultés de le chanter »27.
Les thématiques de ces chansons sont très variées, se rapportant à la vie
des Assemblées, aux événements intérieurs et extérieurs, à la famille royale,
aux aristocrates, etc. La guillotine, qui, reproduite en miniature, inspira des
créateurs de bijoux et de jouets, devint un thème de chansons quelques peu
1786, p. 287.24 C’est-à-dire les Bordelais. 25 Christian Jouhaud, Mazarinades : la Fronde des mots, Paris, Aubier, 1985, p. 260.26 Constant Pierre, Les hymnes et chansons de la Révolution française. Aperçu général et catalogue avec notices historiques, analytiques et bibliographiques, Paris, Imprimerie nationale,1904. Voir aussi Jacqueline Lalouette et Claudine Lefèvre, Vive le son ! 40 chants de la période révolutionnaire, Courlay, éditions Fuzeau, 1988. 27 Pierre Barbier-France Vernillat, Histoire de France par les chansons, tome IV, La Révolution, p. 78.
11
grinçantes :
La guillotine est un bijouQui devient des plus à la modeJ’en veux une en bois d’acajouQue je mettrai sur ma commode.Je l’essaierai soir et matinPour ne pas paraître noviceSi par malheur le lendemainA mon tour j’étais des service28.
Après le 9 Thermidor, dit Nisard, les sujets d’inspiration devinrent plus
légers et l’on chanta de nouveau le vin et l’amour.
Les Révolutions de 1830 et 1848. La CommuneEn 1830, à défaut de ramener la République, les Trois Glorieuses,
entraînèrent la chute de la branche aînée des Bourbons, ; le drapeau tricolore,
qui supplanta le drapeau blanc de la Restauration, fut remis à l’honneur. La
chanson, dite des Trois couleurs, exalte le retour des couleurs sacrées et de la
Liberté censée les accompagner :
Liberté sainte, après trente ans d’absence,Reviens, reviens, leur trône est renversé ;Ils ont voulu trop asservir la France,Et dans leurs mains, leur sceptre s’est brisé.Tu reverras cette noble bannièreQu’en cent climats portaient tes fils vainqueurs,Ils ont enfin secoué la poussièreQui ternissait ses brillantes couleurs29.
La Révolution de 1848, quant à elle, marqua la naissance de l’éphémère
Seconde République, qui fut marquée par des progrès heureux, comme
l’abolition de l’esclavage et l’institution du suffrage dit « universel » (bien qu’il fût
réservé aux hommes). Appartenant au « Printemps des peuples », la Seconde
République fit naître bien des espoirs de liberté et de démocratie, qui
inspirèrent à Gustave Nadaud la chanson Les peuples, adaptée à l’air de La
Sentinelle :
Sur le palais d’où nos rois sont chassésLa garde veille au salut de la France ;Foulant aux pieds ces lambris,
28 France qui chante. Chansons d’histoire au fil des temps, présentées par Jane Sempé, Paris, Bourrelier et Cie, 1945, p. 271. 29 Cette chanson d’Adolphe Blanc est reproduite dans Pierre Barbier - France Vernillat, tome VI, La Restauration (et la Monarchie de Juillet), Gallimard, 1958, p. 148
12
Interrogeons la nuit et le silence :Le peuple en ses robustes doigtsBrise une couronne flétrie ;Mon Dieu, qui foudroyez les rois,Des peuples entendez la voix,Veillez aussi sur ma patrie !30
Mais, en France comme dans les autres pays gagnés par « le Printemps
des peuples », 1848 vit aussi se dérouler de terribles événements, au premier
plan desquels il faut placer les journées de Juin ; selon Tocqueville, ces
journées constituèrent, « la plus grande et la plus singulière des
insurrections »31 de l’histoire de la France et peut-être même de celle de tous
les autres pays. Alors que la crise économique qui avait touché la France en
1846 n’était pas encore résorbée, la décision de mettre fin à l’expérience des
Ateliers nationaux, qui ressemblaient d’ailleurs beaucoup plus aux classiques
ateliers de charité qu’aux ateliers théorisés par Louis Blanc, jeta sur le pavé
120 000 ouvriers qui s’insurgèrent et furent rejoints par la Garde nationale des
quartiers populaires. Les combats commencèrent le 23 juin entre les ouvriers et
les gardes nationaux ralliés, d’un côté, et l’armée commandée par le général
Cavaignac et des gardes nationaux des arrondissements aisés de Paris et de
diverses villes françaises, de l’autre. Le 26 juin, le faubourg Saint-Antoine,
dernier bastion de l’insurrection, après des combats terribles, qui inspirèrent à
Pierre Dupont – qui avait si bien su décrire la condition ouvrière dans le Chant
des ouvriers (1846) – un chant funèbre intitulé Les journées de Juin :
La France est pâle comme un lis,Le front ceint de grises verveines,Dans le massacre de ses fils,Son sang a coulé de ses veines.Ses genoux se sont affaissés Dans une longue défaillance.O Niobé32 ! des temps passés,Viens voir la douleur de la France.
RefrainOffrons à Dieu le sang des mortsDe cette terrible hécatombe,
30 Gustave Nadaud, Chansons, Paris, Henri Plon, 1867 (6e édition), p. 76.31 Alexis de Tocqueville, Souvenirs, Paris, Calmann-Lévy, 1893, p. 207. 32 Niobé était la fille de Tantale et la femme d’Amphion, roi de Thèbes. Mère de sept fils et sept filles, elle défia Latone, mère de deux enfants. Pour se venger, celle-ci fit tuer toute sa famille par Apollon et Diane. Écrasée par la douleur, Niobé fut transformée en un rocher qui pleurait durant l’été.
13
Et que la haine et les discordsSoient scellés dans leur tombe !
Quatre jours pleins et quatre nuitsL’ange des rouges funéraillesOuvrant ses ailes sur ParisA soufflé le vent des batailles.Les fusils, le canon brutalVomissait à flots sur la villeUne fournaise de métalQu’attisait la guerre civile.[…]Il ne reste après ce grand deuil,D’autre profit de la batailleQue des frères dans le cercueilEt des prisonniers sur la paille.O république au front d’airain !Ta justice doit être lasse ;Au nom du peuple souverain,Pour la première fois, fais grâce !33
Quinze mille insurgés furent faits prisonniers. Des milliers d’entre eux
furent condamnés à la « transportation » par les conseils de guerre et envoyés
sur les pontons de Belle-Ile, souvent en transitant par Le Havre. Ils ne furent
envoyés en Algérie qu’en 1850 (on prend souvent, à tort, des convois de colons
volontaires partis pour l’Algérie durant l’automne 1848 pour des insurgés de
juin). Dans le poignant Chant des transportés, Pierre Dupont a chanté les
douleurs de ces condamnés qui, en dépit du sort rigoureux qui leur fut réservé,
gardèrent intact leur amour pour la République :
Pendant que sous la mer profondeLes cachalots et le requin,Ces écumeurs géants de l’onde,Libres dévorent le fretin,Nous autres, cloués à la riveOù la bourrasque a rejeté Notre barque un instant rétive, Nous pleurons notre liberté
RefrainEt cependant, ô sainte République !Quoique aujourd’hui de ton pain noir nourri,Chacun de nous pour ta gloire eût périEt mourrait encore sans réplique. Nous le jurons par l’Atlantique,
33 Pierre Dupont, Muse populaire. Chants et poésies, Paris, Garnier Frères, 1851, p. 162-165.
14
Par nos fers et par Saint-Merry34 !
Sous les yeux du fort, sur la grèveQuand nous errons le long du jour, Nous berçant dans quelques doux rêveOu de République ou d’amour, La vague des plages lointainesApporte à notre sombre écueilRâles de morts et bruits de chaînes.La démocratie est en deuil !
Les obus ont forcé Venise, Le sage Manin35 est banni ;Pardonnez-nous Rome soumise,O Garibaldi, Mazzini36 !Quand Jésus dit à saint Pierre : L’épée au fourreau doit dormir,Pourquoi voyons-nous son vicaireEt ses cardinaux la rougir ?37
Quant à la Commune, elle a produit, ou inspiré ultérieurement, des
chansons d’une veine émouvante et pathétique, comme le Tombeau des
fusillés, de Jules Jouy (1887), qui se chante sur l’air de la Chanson des
peupliers :
Ornant largement la muraille,Vingt drapeaux rouges assemblésCachent les trous de la mitrailleDont les vaincus furent criblés.Bien plus belle que la sculptureDes tombes que bâtit l’orgueil,L’herbe couvre la sépultureDes morts enterrés sans cercueil.
Ce gazon que le soleil dore,Quand mai sort des bois réveillés,Le mur que l’histoire décore,Qui saigne encore,C’est le tombeau des fusillés (bis)38.
34 Le cloître Saint-Merry était situé à l’intersection de la rue de Montmorency et de la rue Transnonain. Des combats sanglants s’y déroulèrent à l’occasion des obsèques du général Lamarque (5-6 juin 1832). Voir Thomas Bouchet, Le roi et les barricades. Une histoire des 5 et 6 juin 1832, Paris, Arslan, 2000. 35 Daniele Manin (1804-1857) est l’une des grandes figures du Risorgimento. En 1848, il présida la République de Venise, puis en 1849, exerça dans la ville une « dictature républicaine ». Assiégée par les armées autrichiennes, Venise capitula le 26 août 1849 et Manin s’exila à Paris. 36 Giuseppe Mazzini (1805-1872), grande figure du Risorgimento. Il fut l’un des dirigeants de la République romaine en 1849. 37 Pierre Dupont, Muse populaire. Chants et poésies…, op. cit., p. 36-39. 38 Georges Coulonges, La Commune en chantant…, Paris, les Éditeurs français réunis, 1970, p. 127-128. Cette chanson se compose de trois strophes de huit vers, qui alternent avec trois strophes de cinq vers.
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La fin de cette chanson annonce toutefois un avenir douloureux pour les
vainqueurs de 1871 :
Tremblez ! Les lions qu’on courrouceMordent, quand ils sont réveillés !Fleur rouge éclose dans la mousse,L’avenir pousseSur le tombeau des fusillés (bis)39.
D’autres textes sont tout entiers de cette dernière veine, empreints de
colère et de désirs de vengeance, comme La Commune de Paris, dédiée « aux
Survivants de la Semaine sanglante », dont les paroles, composées par
Eugène Pottier, en 1886, se chantent sur l’air de T’en fais pas Nicolas de
Parizot :
On l’a tuée à coups d’chassepot, À coups de mitrailleuse, Et roulée avec son drapeau Dans la terre argileuse. Et la tourbe des bourreaux gras Se croyait la plus forte.Tout ça n’empêch’pas NicolasQu’la Commmune n’est pas morte.[…]Bref tout ça prouve aux combattants Qu’ Marianne a la peau brune, Du chien dans l’ventre et qu’il est temps D’crier : Vive la Commune ! Et ça prouve à tous les Judas Qu’si ça marche de la sorteIls sentiront dans peu Nom de Dieu, Qu’la Commune n’est pas morte !40
La politique. Attaques contre les personnesSi l’amour du peuple soutint le règne de certains souverains, comme
celui d’Henri IV, en revanche, ce fut sa haine qui s’exprima contre d’autres rois
ou quelques reines, notamment celles qui n’étaient pas françaises de
naissance.
Après la mort de Henri IV, Marie de Médicis, sa veuve, prit comme favori
39 Ibid.40 Ibid., p. 132-134.
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le mari de Leonora Galigaï, sa sœur de lait. Elle le nomma marquis d’Ancre41 et
maréchal de France, alors qu’il se faisait remarquer par sa rapacité et son
incapacité. Sur les conseils du duc de Luynes, Louis XIII le fit arrêter en 1617, il
résista et fut assassiné. Accusée de sorcellerie, Leonora Galigaï fut, quant à
elle, décapitée et son corps fut brûlé. La rumeur populaire faisait de Concini
l’amant de Marie de Médicis, ce qui donna naissance à ce couplet :
Si la reine allait avoirUn enfant dans le ventreIl serait bien noirCar il serait d’encre. O guéridonDes guéridonsDondaineO guéridonDes guéridonsDon-don42.
D’après Charles Nisard, la révocation de l’édit de Nantes « ne délia pas
la langue des chansonniers autant qu’elle aurait dû le faire », du moins pas
contre Louis XIV ; les personnes visées furent alors Madame de Maintenon et
le père La Chaise43. En revanche, des chansons très osées furent composées
lors de la mort du roi. Charles Nisard, qui estimait qu’elles n’étaient françaises
« ni par l’esprit ni par le style » n’eut « pas le courage » de les citer. Il en
excepta une seule de « la proscription » ; nous citons le seizième couplet :
Aussitôt son trépassementOn l’ouvrit d’un grand ferrementOn ne luy trouva point d’entraillesSon cœur était pierre de tailleSon esprit était très gâtéEt tout le reste gangrené44.
A son tour, Louis XV, qui, jeune souverain, avait été appelé « le Bien
aimé », fut haï ; en 1745, lorsqu’il était tombé malade à Metz (il avait alors 35
ans), le peuple de Paris avait payé 6 000 messes pour sa guérison. Mais, dit
41 Ancre (ou Encre) est l’ancien nom de la ville d’Albert (actuel département de la Somme). 42 Charles Nisard, Des chansons populaires chez les Anciens et chez les Français…, op. cit., p. 325.43 François d’Aix de La Chaise (1624-1709) ; ce père jésuite fut le confesseur de Louis XIV de 1675 à 1709.44 Charles Nisard, Des chansons populaires chez les Anciens et chez les Français…, op. cit., p. 375. Voir aussi Pierre Barbier – France Vernillat, Histoire de France par les chansons, tome II, La Fronde et les Mazarinades. Le règne du Roi-Soleil, Paris, Gallimard, 1956, p. 150. Cette chanson comprend 19 couplets.
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Malet, qui le dépeint comme un homme adonné à « des habitudes de laquais
malhonnête », naturellement méchant et paresseux « jamais pareil souverain
ne fut plus indigne d’un pareil dévouement ». En mai 1750, des émeutes
violentes secouèrent Paris, les Parisiens voulant même marcher sur Versailles
pour brûler le château. En 1774, Louis XV était tellement détesté qu’il fallut
éviter Paris pour conduire son cercueil de Versailles à Saint-Denis. Quant à
Louis XVI, tout d’abord surnommé « le Désiré », dont les premiers pas de
monarque avaient été accompagnés de la ferveur populaire, il fut, sous la
Révolution, l’objet de chansons très hostiles. Celles-ci furent sans doute encore
plus nombreuses à l’encontre de la reine Marie-Antoinette, à laquelle on
reprochait sa qualité d’Autrichienne et le souvenir d’affaires scandaleuses,
comme celle dite « du collier ». Des chansons obscènes l’accusèrent des pires
vices, y compris de relations incestueuses avec le dauphin. Quand la famille
royale fut emprisonnée dans le donjon du Temple, on chanta une chanson
calquée sur la Chanson de Marlborough :
Madame à sa tour monteNe sait quand descendraBientôt en descendra45.
Marie-Antoinette en descendit en effet, le 2 août 1793, environ six mois
après l’exécution de Louis XVI, pour être transférée à la Conciergerie, qu’elle
quitta le 16 octobre 1793, pour aller à la guillotine.
Sous les Cent Jours, Napoléon fut visé par des chansons ordurières.
L’une d’elles, riche de neuf couplets, fait vigoureusement savoir à l’empereur
qu’il n’aurait jamais dû quitter l’île d’Elbe :
Allons mon homm’, faut qu’tu la danses,Gn’ia point z’à dir’, mon bel ami,C’est fini.Malgré ton ancienne jactance,Homme de bien,Tu mourras comme un chien.L’z’alliés apportent la potence,C’est pour le coupQu’il faut allonger l’cou !
T’as fait là z’une belle équipéeEn quittant z’ainsi ton endroit,
45 Adolphe-Mathurin de Lescure, Marie-Antoinette et sa famille, Paris, P. Ducrocq, 1879 (4e édition), p. 537.
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Maladroit !Crois-moi, prends vite la volée,Car tes soldats,Avec toi, saut’rons l’pas ;La France, qu’t’as longtemps trompée,Vilain tondu,T’donnera la pelle au cul46.
Sous la Restauration, le dernier frère de Louis XVI, le duc d’Artois, devenu
roi sous le nom de Charles X, après la mort de Louis XVIII, fut une cible rêvée
pour les pamphlétaires, notamment à cause de ses pratiques religieuses et de
sa volonté d’en revenir à des pratiques d’Ancien Régime. Il se fit sacrer à
Reims, un débris de l’ancienne Sainte Ampoule ayant été retrouvé, affirma-t-
on ; la cérémonie inspira à Béranger une pièce intitulée Le sacre de Charles le
Simple :
[…]Chamarré de vieux oripeaux,Ce Roi, grand avaleur d’impôts, Marche, entouré de fidèlesQui tous, en des temps moins heureux,Ont suivi les drapeaux rebellesD’un usurpateur généreux. Un milliard les met en haleine,C’est peu pour la fidélité. Le peuple crie : « Oiseaux, nous payons notre chaîne,Gardez bien votre liberté. »
Aux pieds de prélats cousus d’or,Charles dit son Confiteor, On l’habille, on le baise, on l’huile,Puis, au bruit des hymnes sacrés,Il met la main sur l’Évangile,Son confesseur lui dit : « Jurez ! »Rome, que l’article concerne,Relève d’un serment prêté. Le peuple crie : « Oiseaux, voilà comme on gouverne.Gardez bien votre liberté. »47
Louis-Philippe, le roi-citoyen, ne fut épargné ni par la caricature ni la
chanson. Son aspect physique, sa réputation d’avarice et d’âpreté, jointes aux
déceptions politiques causées par l’évolution du règne, inspirèrent ces vers :
Gros, gras et bête46 Pierre Barbier – France Vernillat, Histoire de France par les chansons, tome V, Napoléon et sa légende, Gallimard, 1958, p. 146.47 P.-J. Béranger, Chansons…, op. cit., p. 507-508. Les couplets cités sont les 3e et 4e d’un ensemble de 6 couplets.
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En quatre mots, c’est son portrait :Toisez-le des pieds à la tête,Aux yeux de tous il apparaîtGros, gras et bête.
Gros, gras et bête,En pelle s’élargit sa main,En poire s’allonge sa tête48 ;En tonneau croît son abdomen,Gros, gras et bête49.
L’irrévérence fut grande aussi envers l’impératrice Eugénie, née Eugénie
de Montijo, qui épousa Napoléon III en 1853. Elle fut moquée comme femme et
comme étrangère, à l’instar de Marie de Médicis, de Catherine de Médicis ou
de Marie-Antoinette. Ses pratiques de piété et la volonté qu’on lui prêtait de
s’ingérer dans les affaires de la France, y compris les affaires diplomatiques et
militaires, servirent aussi de prétexte aux attaques contre sa personne, qui
culminèrent durant l’été 1870, et prirent un ton licencieux, l’impératrice étant
présentée comme une femme, née d’une mère elle-même dévergondée, et
menant une vie légère. La chanson Badinguette50, composée par H. Demanet
en 1870, qui se chantait sur l’air des Amours du diable, offre un bon exemple de
ce type de textes polémiques :
La belle au fond de l’EspagneHabitait ;Ah ! la buveuse de champagneQue c’était.Quoique Badinguette eût pour père,A c’qu’on ditPresque tous les célibatairesDe Madrid.Et si sur sa naissance on jase,A gogo,On la nomma par antiphraseMontijo.
Amis du pouvoir,Voulez-vous savoirComment BadinguetteD’un coup de baguette
48 En janvier 1832, parut une célèbre caricature de Charles Philipon, représentant Louis-Philippe avec une tête en forme de poire. Les portraits du roi, métamorphosé en poire, se multiplièrent après le procès fait à Philipon. 49 Pierre Barbier - France Vernillat, tome VI, La Restauration (et la Monarchie de Juillet), Gallimard, 1958, p. 179. Cette chanson compte 9 couplets. 50 Féminin de Badinguet, surnom donné à Napoléon III ; l’origine de ce mot est incertaine.
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Devint par hasardMadame César ?51
Les avanies qui s’abattaient sur les rois et les reines n’atteignant pas la
méchanceté et l’irrespect de celles qui concernaient les ministres, mais surtout
les favoris et encore plus les favorites. Nous avons déjà donné divers exemples
relatifs à Mazarin, en présentant la Fronde. Richelieu, qui était détesté à la fin
de savie, ne fut pas épargné par la malignité ; sa mort fut marquée, dit Nisard,
par « un concert de malédictions » ; l’on chanta ainsi , sur l’air de Vive Henri
Quatre :
Richelieu est dans l’enferFavory de LuciferEt dans ces lieux comme en FranceOn le traite d’Éminence.
Lampons, lampons,Camarade, lampons52.
Les favorites de Louis XIV (la duchesse de La Vallière, Madame de
Montespan, Mademoiselle de Fontanges…) et de Louis XV (Madame de
Pompadour, la comtesse du Barry…) furent un sujet de prédilection pour les
chansonniers. Sous Louis XIV, l’on chanta :
Baisez, baisez, beau Sire,Le père Ferrier53 ne vit plus. Baisez, baisez, beau Sire,Et faites des cocus54.
tandis que, sous Louis XV, le nom de naissance de Madame de
Pompadour, Poisson, donna une arme supplémentaire aux chansonniers :
La contenance éventrée,La peau jaune et truitée,Et chaque dent tachetée,Les yeux fades, le col long,Sans esprit, sans caractère,L’âme vile et mercenaire,Le propos d’une commère,
51 Ibid., tome VII, La République de 1848 et le Second Empire, Paris, Gallimard, 1959, p. 150. Le couplet cité est le 1er d’un ensemble de 7 couplets.52 Charles Nisard, Des chansons populaires chez les Anciens et chez les Français…, op. cit., p. 335. Voir aussi Pierre Barbier – France Vernillat, Histoire de France par les chansons, tome I, Des croisades à Richelieu, Paris, Gallimard, 1956, p. 130. 53 Jean Ferrier (1614-1674), père de la Compagnie de Jésus, confesseur de Louis XIV, de 1670 à 1674. 54 Pierre Barbier – France Vernillat, Histoire de France par les chansons…, op. cit., tome II, p. 83
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Tout est bas chez la Poisson, son, son55. Dans les dernières années de sa vie, Louis XV était moqué non pour sa
vie dissolue, mais pour ses prétentions (et ses illusions) amoureuses :
Lorsque Louis entre deux drapsTenait d’Esparbès en ses brasOn prétend que Dame NatureSecondant mal un si beau feuA son amour fit une injureSur laquelle il comptait fort peu.
Les souverains et potentatsSont hommes en semblable casOn dit que notre bon monarqueFut interdit et bien confusDe ne pouvoir donner de marqueD’une vigueur qu’il n’avait plus56.
Les guerresComme le démontre une célèbre chanson consacrée à Pavie, où
François 1er fut fait prisonnier (1525), toutes les défaites ne furent pas saluées,
si l’on peut dire, par des couplets satiriques. Ce fut cependant le cas pour un
certain nombre d’entre elles. Ainsi, lorsque le maréchal de Villeroy perdit la
bataille de Ramillies, en 170657, on le chansonna cruellement :
[…]Mais quand il fut en présence58,Qu’il entendit le canon,Il eut si grand’peur aux fessesQu’il fit tout sur ses tallons ;Et allons, ma tourlourette,Et allons, ma tourlouron.
Il eut si grand’peur aux fessesQu’il fit tout sur ses tallons ; Chamillard59 en diligence, Luy envoya des torchons, Et allons, ma tourlourette,Et allons, ma tourlouron60.
55 Ibid., tome III, p. 146. 56 Henri Bellugon, Chansons inédites du temps des trois Louis . La vie politique, sociale, amoureuse au Grand Siècle et au siècle des Lumières, Angers, 1975, p. 26. 57 Le 23 mai 1706, pendant la Guerre de Succession d’Espagne, le maréchal de Villeroy fut vaincu à Ramillies (dans le Brabant wallon) par John Churchill, duc de Marlborough. 58 De Marlborough. 59 Michel de Chamillart, ministre de la Guerre. 60 Charles Nisard, Des chansons populaires chez les Anciens et chez les Français…, op. cit., p. 364.
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Une inspiration semblable a présidé à la composition du Sire de Fisch-Ton-
Kan, qui tourna Napoléon III en ridicule après la défaite de Sedan (2 septembre
1870).
Il était d’un’ force incroyable,Il inventa plus d’cent canons, D’cent canons !Mais l’bruit lui f’sait un’ peur du diable,Puis ça troublait ses digestions !Digestions !Un jour, pourtant, jour héroïque,Il vit un pétard éclater,Éclater ;Mais il en eut un’tell’collique,Que tout l’monde en fut en…nuyé…Fut en…nuyé…
RefrainV’là le sir’ de Fisch-Ton-Kan, Qui s’en va-t-en guerre,En deux temps et trois mouv’metsSens devant derrière ; V’là le sir’ de Fisch-Ton-Kan, Qui s’en va-t-en guerre,En deux temps et trois mouv’mentsBadinguet, fich’ ton camp. L’pèr’, la mèr’ Badingue,Et le p’tit Badinguet !
La guerre, cependant, ne concerne pas seulement les souverains et les
maréchaux ou généraux, mais aussi les hommes enrôlés comme soldats. Du
temps des guerres napoléoniennes, qui dévorèrent tant de jeunes gens, date
une émouvante chanson consacrée à la tristesse de conscrits obligés de quitter
leur Languedoc natal :
Je suis’t un pauvre conscritDe l’an mil huit cent dix ;Faut quitter le Languedo,Le Languedo, le Languedo,Oh !Faut quitter le LanguedoAvec le sac sur le dos.
Le maire, et aussi le préfetN’en sont deux jolis cadets ;Ils nous font tirer z’au sort,
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Tirer z’au sort, tirer z’au sort,OrtIls nous font tirer z’au sortPour nous conduir’ z’à la mort.
Adieu donc, mon tendre cœur ;Vous consolerez ma sœur :Vous y direz que Fanfan, Que Fanfan, que Fanfan,An ; Vous y direz que Fanfan,Il est mort z’en combattant.
Qui qu’a fait cette chanson,N’en sont trois jolis garçons ;Ils étiont faiseux de bas,Faiseux de bas, faiseux de basAh !Ils étiont faiseux de basEt à c’heure ils sont soldats.
Les chansons que nous avons citées ne constituent qu’une infime partie
de la production chansonnière relative aux crises et aux polémiques des XVIe-
XIXe siècles ; pour les thèmes retenus, des centaines d’autres chansons
auraient pu être citées et d’autres sujets, l’impôt par exemple, auraient aussi
permis de reproduire bien d’autres textes.
Néanmoins, il ne faut pas s’arrêter à l’idée que la religion, la politique, la
personne des rois et des ministres n’ont pu inspirer que ce type de chansons
agressives, violentes, parfois vulgaires ou graveleuses. Dans chacun de ces
domaines, l’on pourrait citer des compositions d’un tout autre style, chansons
de gloire, de louange ou d’exaltation, cantiques, etc. Nous avons ici donné à
voir la chanson historique sous un angle particulier et restrictif ; d’autres
éclairages sont nécessaires.
Jacqueline LalouetteUniversité Charles de Gaulle–Lille III et Institut universitaire de France
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