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LES POLEMIQUES MEDIATIQUES EN FRANCE EN 2015 DEFINITIONS, EVOLUTIONS, SIGNIFICATIONS Meuret Timothée Sous la direction de Bertrand Simon Master 2, Communication politique et sociale, 2014/2015

Les polémiques médiatiques en France en 2015

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LES POLEMIQUES MEDIATIQUES EN FRANCE EN 2015

DEFINITIONS, EVOLUTIONS, SIGNIFICATIONS

Meuret Timothée Sous la direction de Bertrand Simon Master 2, Communication politique et sociale, 2014/2015

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REMERCIEMENTS Ce mémoire a été réalisé grâce au concours de plusieurs personnes. Je voudrais

tout d’abord remercier Bertrand Simon, qui a canalisé ma recherche au mois de

septembre et m’a permis de terminer ce travail à temps.

Je voudrais également remercier Laurence Rossignol, Secrétaire d’Etat chargée de la

Famille, de l’Enfance, des Personnes âgées et de l’Autonomie, et Dominique Bouissou, sa

conseillère spéciale, ainsi que toute l’équipe du Cabinet de Mme Rossignol. C’est en

travaillant au sein de cette équipe que m’est venue l’idée du sujet d’étude auquel j’ai

consacré ce travail. Mes six mois de stage dans cette équipe m’ont énormément apporté,

tant sur le plan professionnel que personnel.

Je souhaite adresser un remerciement cordial à Eric Brunet, Anthony Arridon et Paul

Laroque, qui ont bien voulu répondre à mes questions, si polémiques soient-elles. Je me

suis dirigé vers ce sujet avec quelques préjugés que mes conversations avec eux ont

permis de nuancer.

Je suis également reconnaissant à Aline Koch, qui a du supporter mes réflexions pendant

des mois, mon obsession pour les sujets polémiques, et mes critiques incessantes de ce

débat public qui m’échappait.

Enfin, pour la deuxième année consécutive, j’adresse un remerciement toujours

chaleureux à Romain Segond qui a suivi mes réflexions, m’a éclairé de ses avis, et a

également accepté de répondre à mes questions, malgré leur caractère insidieux. Il a

aussi rendu possible mes conversations avec ses trois collègues de RMC cités plus haut,

qui donnent un peu de substance à ce travail.

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RESUME DU MEMOIRE

Ce mémoire tente d’analyser le concept de « polémique » dans la société

médiatique française actuelle. Les multiples définitions du terme rendent essentielle une

réflexion préliminaire sur les différentes acceptions du terme. L’analyse de l’évolution

de la définition permet de nourrir la réflexion qui suit et d’inscrire ce mémoire dans un

corpus déjà existant et fourni.

La définition du concept permet d’étudier le pourquoi et le comment du processus

d’évolution d’une polémique dans la société médiatique instantanée dans laquelle nous

vivons. La multiplicité des réseaux, des plateformes d’informations, a fait croitre de

façon exponentielle le potentiel d’évolution des objets de polémiques et rendu plus

difficile leur interprétation superficielle.

C’est pourquoi l’étude approfondie des quelques polémiques ciblées permet de mettre

en évidence des sujets sensibles dans la société française, dont le débat public apparaît

aujourd’hui si troublé.

Mots clés :

Polémique

Politique

Internet

Twitter

Réseaux sociaux

Médias

Sensibilité

Société

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SOMMAIRE

Remerciements 2

Résumé et mots clés 3

Sommaire 4

Introduction 7

1. Les polémiques : définitions et évolutions 9

1.1. La définition classique de la polémique

1.1.1. Origine du terme

1.1.2. Sens premier : la controverse religieuse

1.1.3. Débats littéraires

1.2. L’évolution du discours polémique

1.2.1. L’utilisation du terme en France à la fin du XXe siècle

1.2.2. Disqualifier l’adversaire

1.3. La polémique au XXIe siècle

1.3.1. La passion au cœur du débat

1.3.2. L’espace d’expression de la polémique

1.3.3. La polémique contemporaine

2. Le circuit d’une polémique médiatique 24

2.1. L’événement et la naissance de la polémique

2.1.1. Naissance d’une polémique : l’affaire de la « petite pipe » (mai

2015)

2.1.2. Le problème Twitter

2.2. La reprise médiatique

2.2.1. Le rôle de la polémique pour une entreprise médiatique

2.2.2. Le traitement de la polémique

2.3. Apogée et chute d’une polémique

2.3.1. Reprise politique

2.3.2. La fin d’une polémique

3. Trois polémiques à la loupe 37

3.1. Le voyage de Manuel Valls à Berlin (juin 2015)

3.1.1. Les raisons de la polémique

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3.1.2. Réactions médiatiques

3.1.3. Réactions politiques

3.2. L’affaire de la jupe (mai 2015)

3.2.1. La première interprétation : un combat mêlant laïcité et

féminisme

3.2.2. Un peu de nuance

3.2.3. La laïcité, sujet polémique en France

3.3. Nadine Morano et la « race blanche » (septembre-octobre 2015)

3.3.1. Les raisons de la polémique

3.3.2. Réactions médiatiques

3.3.3. Réactions politiques

Conclusion 53 Glossaire 55 Bibliographie 56 Liste des annexes 58 Table des matières 76

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LES POLEMIQUES MEDIATIQUES

EN FRANCE EN 2015

DEFINITIONS, EVOLUTIONS, SIGNIFICATIONS

INTRODUCTION

« La polémique est une scène ; une scène où, à travers l’histoire, se joue le drame

de la liberté – et du refoulement – de la Différence. »1 C’est par cette analyse que

Shoshana Felman conclut son article « Le discours polémique » paru en 1979 dans les

Cahiers de l’Association internationale des études françaises.

C’est l’une des multiples définitions que l’on peut voir apparaître concernant cet

intriguant concept de « polémique » dans les différents travaux qui lui ont été consacrés.

L’intérêt de cette définition est qu’elle traite non pas de la polémique en elle-même, mais

de l’espace dans lequel elle se joue et ce qu’elle représente. Une définition péremptoire

du concept est désormais impossible tant l’interprétation du terme est multiple. En

affirmant que la polémique est une « scène », Felman nous laisse entrevoir ce qui

apparaît comme un des principaux enjeux d’une polémique : le public.

En 2015, le public français a été sollicité à de nombreuses reprises autour de

sujets dits « polémiques », d’évènements « polémiques », de propos « polémiques ». Tout

est matière à polémique et l’utilisation du mot est devenue si fréquente que l’on entend

parfois parler de « la polémique du jour ». Dans le système médiatique qui est le nôtre, le

nombre de polémiques a augmenté de façon exponentielle. Cela est dû au fait que le

public sait désormais tout, tout le temps, sur tout le monde. Les hommes et femmes

politiques sont scrutés à la loupe, chaque interview est décortiquée, chaque parole est

enregistrée et chaque acte est commenté.

Tout se sait, donc tout se critique. Le rôle d’Internet est bien sûr primordial dans le

développement de ces « polémiques ». Les réseaux sociaux, principalement Twitter et

Facebook, sont devenus le centre de l’attention de par l’impression qu’ils donnent de

représenter la voix du peuple. Le modèle participatif d’Internet, où chacun peut donner

son avis, marche à plein lorsqu’il s’agit de commenter l’action de qui que ce soit,

personnage public ou non.

En écoutant les matinales des radios françaises ou en regardant les chaines

d’information en continu (BFM TV et I-Télé), il est facile de développer une aversion

1 FELMAN Shoshana. Le discours polémique. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1979, N°31. p.192.

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pour la polémique. Voir ces sujets de controverses traités de façon superficielle, voir les

paroles de chacun rapportées sans analyse donne une mauvaise image de la polémique.

C’est en étudiant sa signification première que l’on peut revenir vers un sens « noble »

du terme, lorsqu’il signifiait débat, guerre de plume, et controverse intellectuelle

passionnée.

Dans le même article, Shoshana Felman, pose la question : « Est-il possible de

contourner le dérisoire de la polémique pour en penser le sens ? »2

A partir de là, on peut appliquer cette question aux polémiques qui traversent la France

en 2015. Penser le sens de ces polémiques, c’est se demander ce qu’elles nous révèlent.

Dans l’article, le « dérisoire » de la polémique fait référence à la définition propre au

XIXe siècle, lorsque la polémique était considérée comme un sous-genre de la littérature,

des « bagatelles littéraires » comme l’écrivait Stendhal3. De nos jours, la polémique est

vue différemment. C’est avant tout un objet médiatique, puisque c’est dans les médias

qu’elle apparaît, qu’elle prend forme, qu’elle vit et meurt. Mais ces médias sont-ils le

miroir des débats qui traversent la France ? Ou sont-ils les instigateurs de ces débats ?

Dans tous les cas, les sujets qui font polémiques révèlent un indéniable intérêt du public,

si ce n’est, pour certains, un intérêt public.

La définition de la polémique prend ses racines dans des conflits théologiques

passionnés, et la passion reste au cœur de la définition. Un sujet fait polémique lorsque

les gens réagissent. On peut imaginer la société française comme un instrument à corde,

dont certaines cordes seraient plus sensibles que les autres. Ces cordes feront écho, ces

cordes produiront un son qui se répercutera dans les médias, mais également dans les

discussions que peuvent avoir entre eux les citoyens, ces débats qu’Eric Brunet4, qui se

définit lui-même comme « polémiste », défend fièrement : « J’aime cette polémique à la

française. » m’a-t-il soutenu.

Etudier les sujets qui font polémique, c’est étudier les sujets qui passionnent,

c’est découvrir les sensibilités de la société française. En paraphrasant la question posée

par Shoshana Felman, est-il possible de penser le sens des polémiques qui ont traversé

la France en 2015 ?

Pour penser ce sens, il est nécessaire de poser la définition contemporaine de la

polémique (I). Comme exprimé précédemment, chaque auteur a une vision différente, et

les écrits les plus approfondis sur le sujet sont loin d’être récents. Il s’agira de montrer la

2 FELMAN Shoshana, ibid., p.181 3 STENDHAL, Racine et Shakespeare, Etudes sur le romantisme (1823), Paris, Garnier-Flammarion, 1970, p.52 4 Eric Brunet est chroniqueur sur la radio RMC, hôte de l’émission de débat « Carrément Brunet »

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façon dont le terme « polémique » a évolué et d’expliquer le sens qu’il prend lorsqu’il est

prononcé aujourd’hui.

Il conviendra ensuite d’étudier le processus polémique (II) : leur naissance, leur

traitement dans les médias, le rôle d’Internet dans leur conception ou leur

développement.

Enfin, nous étudierons précisément trois polémiques qui ont fait réagir au cours de

l’année (III) : le débat autour du voyage de Manuel Valls à Berlin en juin ; l’affaire dite de

la « jupe » ; et les propos de Nadine Morano concernant la France, « pays de race

blanche ».

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PARTIE I : LES POLEMIQUES : DEFINITIONS ET EVOLUTIONS

3.4. La définition classique de la polémique

1.1.1. Origines du terme

Dans son article sur le discours polémique paru en 1980,

Catherine Kerbrat-Orecchioni fait remonter l’apparition du terme

« polémique » au XVIe siècle. Sa première attestation se retrouve en

1578 avec le terme « chanson polémique ». En 1584, Théodore

Agrippa d’Aubigné, soldat et poète français, utilise le terme dans la

préface de son ouvrage Les Tragiques : « … deux livres

d’épigrammes, puis de polémiques ». Mais son entrée dans le

Dictionnaire de l’Académie française date de 1718.5

L’adjectif est alors une formation artificielle et savante à partir du

grec polemikos, « relatif à la guerre ». Catherine Kerbrat-Orrechioni

explique que « ce mot fonctionne comme une métaphore lexicalisée :

une polémique, c’est une guerre métaphorique, une ‘‘guerre de plume’’ ». Le Dictionnaire

universel François et latin, aussi appelé Dictionnaire de Trévoux, en 1771, souligne : « Ce

mot vient du grec polemos, guerre. Les disputes entre les Auteurs ne ressemblent que

trop à une vraie guerre. » Le mot sous-entend alors un affrontement intellectuel. Vient à

l’esprit pour illustrer cet affrontement la dispute entre John Locke et Gottfried Leibniz.

En 1689, John Locke avait publié ses Essais sur l’entendement humain. Gottfried Leibniz

avait répondu en 1704 par les Nouveaux essais sur l’entendement humain, se présentant

sous la forme d’un dialogue entre deux personnages : Philatète et Théophile. Ce dialogue

représente un débat qui n’a jamais eu lieu entre les deux philosophes, Philatète

défendant l’empirisme de Locke, Théophile le rationalisme de Leibniz.

Dans leur étude Polémique et rhétorique, De l’Antiquité à nos jours, Luce Albert et

Loïc Nicolas précisent : « Le mot « polémique » est apparu au XVIe siècle lors des

Guerres de religion pour manifester la modernité de cette « stratégie du soupçons (qui)

s’en prend (…) à des groupes ou à des individus » pour spécifier ses implications propres

par rapport au terme « controverse » disponible jusqu’alors. »6 Dans son acception

première, le terme « polémique » définit ce que l’on appellerait aujourd’hui une

controverse religieuse, un débat concernant un sujet de fond. Mais ces « implications

5 KERBRAT-ORECCHIONI, Catherine, « Le Discours polémique » Lyon : Presses Universitaires de Lyon, 1980, p.1 6 ALBERT, Luce, NICOLAS, Loic (dir.), Polémique et rhétorique de l’Antiquité à nos jours, De Boeck Supérieur, 2010, p.17

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propres » correspondent à l’étymologie du mot. Dans le contexte des guerres de religion,

la polémique apparaît comme une nouvelle forme de dispute, une querelle empreinte de

violence, de soupçon, de fougue, de passion.

Avec ces polémiques, alors religieuses, on voit apparaître « des généalogies entières de

figures mémorielles »7 qui permettent aux auteurs de s’inscrire dans des écoles de

pensées. Ils reprennent les arguments des discours ancestraux. Ce phénomène apparaît

également dans les controverses philosophiques ou politiques : « les écoles

philosophiques tirent leur légitimité du fait qu’elles descendent de tel ou tel disciple du

maître, les leaders politiques en appellent à tel ou tel dirigeant connu. »8

Le sens premier de « polémique » promet donc un débat de fond. L’origine du

terme se confond avec les disputes intellectuelles. Il est important de distinguer, déjà à

l’époque, la différence avec le terme « controverse ». L’adjectif « polémique » étant

formé sur une métaphore guerrière, il implique une notion de violence.

Alors que la controverse laisse entendre un débat calme et réfléchi, la polémique assure

un engagement presque physique de la part des protagonistes. La notion de « guerre de

plume » fait toujours référence à la chose martiale. En plus de la controverse

intellectuelle, on attend un conflit personnel, passionné, qui laisse une place importante

à l’émotion.

Mais la définition classique de la polémique désigne un type de ‘’disputes’’ que l ’on

qualifierait aujourd’hui de controverses. Les sujets abordés (philosophie, religion) font

désormais moins l’objet de passion en tant qu’objet de discussions fondamentales. Nous

reviendrons bien sûr sur la religion qui est source permanente de polémique dans la

France contemporaine.

Néanmoins, à ces origines, c’est bien la religion elle-même qui était source de polémique

puisque les polémiques religieuses apparaissent comme des débats passionnés.

1.1.2. Sens premier : la controverse religieuse

« Le terme est à la base utilisé pour parler de controverses théologiques. Cette

association est tellement ancrée que le Dictionnaire de l’Académie française déclarait

encore, dans son édition de 1935, et sans doute par inertie, que « polémique » se dit des

querelles, des disputes par écrit, sur les questions se rapportant à la théologie, à la

politique, à la littérature, etc… » Mais dans presque tous les dictionnaires postérieurs à

cette date, la référence théologique s’efface. »9

7 ALBERT, Luce, NICOLAS, Loic (dir.), Ibid., p.26 8 ALBERT, Luce, NICOLAS, Loic (dir.), Ibid., p.27 9 KERBRAT-ORECCHIONI, Catherine, Ibid., p.18

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En termes de polémiques religieuses, le meilleur exemple est sans doute à trouver de la

littérature du XXe siècle. Umberto Eco, dans Le Nom de la Rose, pose comme trame de

fond de son roman une controverse religieuse qu’il qualifie de « polémique » : « Le Christ

possédait-il ses vêtements ? » Cette polémique voit s’affronter les différents ordres

monastiques et notamment les Franciscains, qui s’opposent alors aux représentants de

la papauté. La polémique sert également de façade au conflit entre le pape Jean XXII et

l’empereur Louis VI du Saint-Empire.

Le conflit est historique et la polémique qui l’accompagne a effectivement eu lieu. Le fait

de savoir si le Christ possédait ses vêtements permet en effet à l’époque de déterminer si

l’Eglise est en droit de posséder des biens. Le pape s’oppose alors aux ordres

monastiques ayant fait vœu de pauvreté et condamnant le luxe et le faste de la papauté,

installée en Avignon. En 1323, Jean XXII relativise la portée du vœu de pauvreté avec la

bulle Cum inter nonnullos qui déclare que la pauvreté de Jésus et des apôtres n’a pas été

absolue.

Le roman Le Nom de la Rose d’Umberto Eco, paru en 1980, est un roman presque

entièrement dédié aux polémiques. La trame de fond est bien évidemment une

polémique au sens propre, et désignée comme telle : « La péninsule, où la puissance du

clergé étalait puissance et richesse plus que dans tout autre pays, avait donné naissance

depuis deux siècles au moins à des mouvements d’hommes tendant à une vie plus

pauvre, en polémique avec les prêtres corrompus, dont ils refusaient jusqu’aux

sacrements (…) »10. Mais l’ouvrage entier est conçu autour de la polémique religieuse, du

débat entre autorités savantes. Chaque dialogue est une polémique. Chaque mouvement

de l’intrigue tourne autour d’une conversation passionnée concernant la religion et son

rôle.

Guillaume de Baskerville, le moine franciscain à qui échoit le rôle de détective au sein de

l’abbaye, représente le camp de la raison, face à Malachie de Hildesheim, le moine qui

détient les secrets de la bibliothèque ou Jorge de Burgos, le doyen des lieux. Ses deux

adversaires principaux opposent à Guillaume une vision sectaire de la religion, une

interprétation stricte de la parole divine et une terreur de l’ouverture d’esprit et

principalement du rire.

Le rire est le thème principal de l’ouvrage puisque, si la polémique entre les franciscains

et les envoyés du pape sert de trame de fond, la polémique sur l’origine du rire est au

centre du roman. C’est autour du deuxième tome de La Poétique d’Aristote, soi-disant

consacré à la comédie, que se joue le mystère de l’abbaye. La controverse autour du rire

est abordée d’un point de vue extrêmement religieux et conflictuel, ce qui en fait une

polémique.

10 ECO, Umberto, Le Nom de la Rose, 1980, p.82

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Jorge de Burgos : « Mais vous, vous venez d’un autre ordre, où, me dit-on, on voit tout avec

indulgence, fût-ce la gaieté la plus inopportune. »

(…)

Guillaume de Baskerville : « Les images marginales prêtent souvent à sourire, mais à des

fins d’édification. (…)

- Oh certes, plaisanta le vieil homme sans sourire, toute image est bonne pour susciter le

désir de la vertu, pour que le chef-d’œuvre de la création, mis tête en bas et pieds en l’air,

devienne matière à rire. »11

Le livre sur la comédie est alors l’objet du roman puisqu’il est au cœur du mystère

meurtrier de l’abbaye, et c’est justement la polémique entre la vision de Jorge et celle de

Guillaume qui va dénouer l’intrigue.

Jorge : « Chaque mot du Philosophe [Aristote], sur qui désormais jurent même les saints et

les souverains pontifes, a renversé l’image du monde. Mais il n’est pas allé jusqu’à renverser

l’image de Dieu. Si ce livre était devenu matière de libre interprétation, nous aurions

franchi la dernière limite.

- Mais qu’est-ce qui t’a fait peur dans ce discours sur le rire ? Tu n’élimines pas le rire

en éliminant ce livre.

- Non, certes. Le rire est la faiblesse, la corruption, la fadeur de notre chair. C’est

l’amusette pour le paysan, la licence pour l’ivrogne, même l’Eglise dans sa sagesse a

accordé le moment de la fête (…). Mais ainsi le rire reste vile chose, défense pour les

simples, mystère déconsacré pour la plèbe. »12

A travers cette polémique sur le rire, c’est la raison d’être de la Religion que l’on

aperçoit. Si l’on peut rire de tout, alors on peut rire de Dieu. La vision que défend Jorge

n’autorise pas une désacralisation aussi triviale.

Responsable des meurtres, c’est donc bien la polémique religieuse qui est traitée dans ce

roman. A la fois trame de fond et intrigue principale, le concept se glisse à tous les

niveaux du roman, qui donne un exemple parfait de la première acception de

« polémique ».

Néanmoins, il est nécessaire de noter qu’Umberto Eco commet un léger anachronisme

en utilisant le terme de « polémique ». Adso de Melk, le moine du point de vue duquel

l’histoire est racontée, écrirait ces lignes à la fin de sa vie, au XIVe siècle. Or, nous l’avons

vu, le mot « polémique » est forgé au XVIe siècle. S’il ne fait aucun doute que les débats

religieux sont effectivement des polémiques au sens originel du terme, le moine écrivant

ces lignes ne l’aurait probablement pas employé.

11 ECO, Umberto, Ibid., p.124 12 Eco, Umberto, Ibid., p.672

Page 13: Les polémiques médiatiques en France en 2015

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Mais la polémique religieuse laisse progressivement place à la polémique

littéraire, et ce n’est surement que « par inertie », comme le dit Catherine Kerbrat-

Orrechioni, que la polémique est associée à des querelles théologiques dans le

Dictionnaire de l’Académie française en 1935.

1.1.3. Débats littéraires

Dans les polémiques littéraires, on voit apparaître de vraies spécificités au

discours dit « polémique ». Tout d’abord, on attaque un adversaire.

Au XVIe siècle, Ronsard, dans sa polémique avec les protestants, s’emploie à rendre

légitime l’usage de l’injure. A l’époque déjà, « le dénigrement de la doctrine est

intimement associé à celui de la personne même de l’adversaire qui devient, en réalité,

la cible privilégié du discours polémique. »13

« Suppliant de rechef celuy qui se sentira si gaillard que d’entrer en la barrière contre moy,

ne vouloir trouver estrange si tout ainsi qu’en pleins liberté il tonne des mots injurieux

contre le Pape, les Prelats & toute l’ancienne constitution de l’Eglise, je puisse aussi de mon

costé parler librement contre sa doctrine. »14

Mais au XIXe siècle, la polémique devient également un moyen de construction

d’un genre littéraire. C’est à force de polémiques que les Classiques se séparent des

Modernes, que les Romantiques se constituent en mouvement. Le débat littéraire, sur les

enjeux d’une époque, sur les mouvements, les tendances et les styles, définit des camps,

et par ces camps des catégories que nous utilisons encore aujourd’hui. Comme évoqué

précédemment, les polémiques permettent d’établir des généalogies, des origines, des

maîtres penseurs.

Ces querelles littéraires méritent l’appellation de « polémique » en raison de la violence

des propos. La façon dont Stendhal nous rapporte le discours d’Auger, directeur de

l’Académie française, contre le romantisme en 1824 nous le rappelle :

« Un jour (…) l’Académie française continuait la marche lente (…) qui la mène (…) vers la

fin du travail monotone de la continuation de son dictionnaire ; tout dormait (…) lorsqu’un

hasard heureux fit appeler le mot « romantique ».

A ce nom fatal d’un parti désorganisateur et insolent, la langueur générale fit face à un

sentiment beaucoup plus vif. (…) A l’instant on aurait vu la même pensée sur tant de

13 ALBERT, Luce, NICOLAS, Loic (dir.), Ibid., p.28 14 Pierre de Ronsard, Responce de Pierre de Ronsard Gentilhomme Vandomois aux injures et calomnies de je ne sçay quels Predicans & ministres de Geneve (1563), dans Discours des Misères de ce Temps, éd. De P. Laumonier, Œuvres complètes, volume XI, Paris, Société des textes de Français Moderne, 1990, p.114

Page 14: Les polémiques médiatiques en France en 2015

14

visages d’ailleurs si différents ; tous auraient dit : « De quel supplice assez cruel pourrons-

nous le faire mourir ? »15

« Bien loin de tuer les autres, l’Académie aura assez à faire de ne pas mourir. »16

La polémique est considérée au XIXe siècle comme un sous genre de la littérature. Elle

s’est déjà divisée entre les écrivains qui s’en revendiquent, que l’on nomme à l’époque

« pamphlétaires », et les écrivains qui la pratiquent sans la nommer à un niveau qu’ils

considéreraient comme supérieur. Ces écrivains sont ceux qui s’écharpent à l’Académie

française, et dont Stendhal fait partie, dénigrant ces « bagatelles littéraires » que nous

avons déjà mentionnées.

Le plus célèbre des pamphlétaires est sans doute Paul-Louis Courier. Il rédige en 1824 le

Pamphlet des pamphlets, afin de défendre son genre. Il se voit héritier de Voltaire qu’il

considère comme un fondateur du genre. Gustave Lanson, en 1906, lui donne raison :

« Où l’influence de Voltaire a été immense, évidente et continue, c’est sur le pamphlet et

le journalisme, sur toutes les formes de la polémique. »17

Le journalisme apparaît au XIXe siècle comme un métier constitutif de la polémique. Eric

Brunet affirme que polémiste « est un terme qui qualifie une famille de journalistes

depuis très longtemps déjà. Depuis la Révolution française, il y a des polémistes. » Paul-

Louis Courrier cherche en 1824 à défendre son métier, à la fois condamné par les

autorités, persécuté par la police et méprisé par une certaine partie de l’opinion. Devant

la cour d’assises, Courier s’entend nommer de « vil pamphlétaire » par le procureur

général. Il défend dans son Pamphlet des pamphlets une nécessité du retour sur soi du

genre polémique. Au XIXe siècle, la polémique émerge donc en tant que genre, en

réaction au dénigrement du public et de la communauté littéraire. Ce genre bâtard de la

littérature continue à attirer la méprise, mais rend fier ses défenseurs. Le moyen de

construction des genres littéraires devient un genre à part entière.

C’est en 1890, dans le Meyers Konversationslexikon, un ouvrage encyclopédique en

langue allemande, que le terme « Polemik » est défini, pour la première fois, non pas

comme la dispute en soi, mais comme « l’art de mener la dispute » (« Streitkunst »).18

Par ailleurs, Catherine Kerbrat-Orecchioni, continuant son excellente étude sur la

polémique et ses définitions, compare les articles de dictionnaires classiques et

15 STENDHAL, Racine et Shakespeare, Etudes sur le romantisme (1823), Paris, Garnier-Flammarion, 1970, p.83 16 STENDHAL, ibid., p.127 17 LANSON, Gustave, Voltaire, Hachette, Paris, 1906 (cité dans l’article de Catherine Kerbrat-Orecchioni) 18 Cité dans DECLERCQ, Gilles, Michel MURAT & Jacqueline DANGEL (éds). La parole polémique, Paris, Champion, 2004

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modernes et fait apparaître l’importance croissante du discours journalistique comme

support de la polémique. Les pamphlétaires du XIXe siècle étaient effectivement souvent

des journalistes spécialisés dans « l’art de la dispute ». C’est par les journalistes que les

polémiques sont désormais relayées et c’est dans les médias que l’on retrouve

aujourd’hui les polémiques, même littéraires.

1.2. L’évolution du discours polémique

1.2.1. L’utilisation du terme en France à la fin XXe siècle

Dans les années 1980, la définition est encore proche de la définition originelle.

Dans Le Nouvel Observateur du 30 décembre 1978, Franz-Olivier Gisbert écrit : « A

quelques semaines du congrès de Metz, en tout cas, la fièvre monte. C’est le temps des

manifestes et des polémiques. Les dirigeants socialistes sont tendus comme on l’est lors

d’une veillée d’armées. Mais sortiront-ils les dagues de leurs fourreaux ? Tous y sont

prêts. »19

On retrouve dans tout ce passage un vocabulaire guerrier et violent qui correspond à

l’étymologie du mot que Gisbert emploie pour décrire les écrits précédents le congrès :

« manifestes et polémiques ». Les socialistes sont alors divisés entre François Mitterrand

qui désire conserver la ligne du congrès d’Epinay malgré la récente rupture du

programme commun et Michel Rocard qui prône pour une gauche réformiste ou

« social-démocrate ». Comme souvent dans les mois qui précèdent les grands congrès

des partis politiques français, la tension est élevée. Le terme de « polémique » désigne

alors une « guerre de plume », guerre métaphorique. Il est donc utilisé dans son

acception première.

Le fait d’utiliser des termes qui se rapportent au combat pour désigner des débats

politiques est très fréquent. Le lexique en témoigne : joute oratoire, batterie

d’arguments, stratégie discursive, tirer à boulets rouges… Toutes ces métaphores

exploitent le même champ sémantique de la lutte armée. Cette habitude n’a évidemment

pas disparu puisque Jean-Marie Le Pen déclarait, après son expulsion du Front national,

en août 2015 que les « sbires » de sa fille faisaient un nettoyage.

Les polémiques sont encore vues à la fin du XXe siècle comme des situations de

confrontation directe. Le discours polémique est alors identifié comme un affrontement.

En 1980, Catherine Kerbrat-Orecchioni expose la thèse suivante :

« Pour que l’on puisse user adjectivement du terme « polémique », il faut que l’on ait affaire

19 GISBERT, Franz-Olivier, « La guerre des trois aura-t-elle lieu ? », Le Nouvel Observateur, n°738, 30 décembre 1978, p.25

Page 16: Les polémiques médiatiques en France en 2015

16

(1) à un discours

(2) qui attaque une cible

(3) laquelle est censée tenir ou avoir tenu un discours adverse

(4) que l’énoncé polémique intègre, et rejette « agressivement », c’est à dire en termes

plus ou moins véhéments, voire insultants. »20

Le discours polémique est donc considéré comme dirigé à l’encontre d’un adversaire.

Que ce soit par écrit avant le congrès du Parti socialiste, ou par oral avec l’apparition des

débats télévisés, le discours polémique est une attaque.

« La polémique est une scène, avec les masques et l’hypocrisie toute théâtrale que

ça implique, une scène où s’affrontent, entre l’ouverture à l’autre et retour sur soi, des

qualifications concurrentes d’un monde social partagé par les antagonistes, mais investi

comme si ce monde n’appartenait fictivement qu’à l’un d’eux. »21 Cette définition

proposée par Luce Albert et Loïc Nicolas est comparable à l’approche de Shoshana

Felman citée en introduction. Sur scène, les acteurs de la polémique que sont alors les

hommes et femmes politiques, jouent un rôle d’affrontement pour gagner l’approbation

du public. La polémique n’est plus un débat entre deux personnes tentant de se

convaincre, elle devient un champ de bataille dédié à discréditer l’adversaire.

Le public retrouve la place centrale que nous évoquions en introduction. A la

différence d’une situation de discours classique, d’un orateur seul, la polémique s’appuie

sur des joutes oratoires violentes, rappelant ainsi la définition première et la notion de

conflit. « L’une des règles du discours polémique est qu’on y dit ce que sont ou ne sont

pas les autres, et non ce qu’on est soi-même »22 précise le linguiste Jean-Baptiste

Marcellesi en 1971. Cela fait sens lorsqu’il s’agit de dévaloriser le discours de l’autre aux

yeux du public qui est démultiplié grâce à la télévision et la radio.

1.2.2. Disqualifier l’adversaire

Ce discours polémique a été très étudié par les linguistes dans les années 1980. Si

on définit le discours argumentatif comme une tentative d’amener l’autre, sinon à une

vérité commune, du moins à une position considérée comme raisonnable, la polémique

n’entre plus dans cette définition. En effet, de nos jours, la polémique sert à critiquer son

adversaire, ce n’est pas un débat. Comme dit Kerbrat-Orecchioni, « le discours

polémique est un discours disqualifiant, c’est à dire qu’il attaque une cible ».23

20 KERBRAT-ORECCHIONI, Catherine, Ibid., p.24 21 ALBERT, Luce, NICOLAS, Loic (dir.), Ibid., p.23 22 MARCELLESI Jean-Baptiste, « Eléments pour une analyse contrastive du discours politique », Languages n°23, sept. 1971, pp.46-7 23 KERBRAT-ORECCHIONI, Catherine, Ibid., p.7

Page 17: Les polémiques médiatiques en France en 2015

17

Il n’y a pas de contacts entre les interlocuteurs. Sur un plateau de télévision, le but du

débat n’est pas de se convaincre réciproquement. Chacun des débatteurs ne parle pas

réellement à son adversaire du jour mais plutôt au public. Il peut également y avoir une

interincompréhension entre les participants. Chaque participant parle alors à son public,

à ceux qui sont sensibles aux cadres de pensées qu’il mobilise. La notion de cadres de

pensées a été décrite par Georges Lakoff dans son ouvrage Don’t think of an elephant. Ce

professeur de linguistique cognitive à l’université de Berkeley a rédigé cette étude en

2004. Il y explique qu’en choisissant les termes du débat public, on mobilise certains

cadres idéologiques chez les électeurs. En analysant le débat public américain, il

explique que les discours des Républicains conservateurs ont été travaillés au cours des

années 1980 et 1990 pour correspondre aux cadres de pensées classiques des

Américains.24

Face à face, les locuteurs peuvent s’échanger symétriquement les mêmes injures

éthiques (menteur, hypocrite, populiste…), le but étant de parvenir à convaincre le

public. La charge polémique vise avant tout un èthos : une mauvaise manière d’adhérer,

un attitude morale condamnable, un non respect de la déontologie.

« Parole furieuse, forcenée, débordante, la polémique refuserait ce sublime sens de la

mesure sur lequel repose la « bienséance » du verbe éloquent. »25 affirment Luce Albert

et Loïc Nicolas. Au XIXe siècle, la polémique en tant que pamphlet, débat assumé,

devenait un sous-genre de la littérature. Au XXe siècle, elle devient un sous-genre du

débat. Le terme se dégrade puisqu’il accompagne ce que beaucoup considèrent comme

un affaiblissement du débat politique. Le public, face au discours polémique, ne se

verrait plus choisir entre deux argumentations rationnelles, mais entre deux locuteurs

qui se disqualifient mutuellement, utilisant le même vocabulaire.

« Il n’est pas rare, en effet, que les polémiqueurs qualifient leur adversaire d’irrationnel

alors même que celui-ci a dûment justifié ses prises de position et veillé à la cohérence

et à l’intelligibilité de ses propos. » explique la linguiste Roselyne Koren26. La polémique

définit toujours un genre argumentatif, mais s’est appauvrie.

La violence symbolique qu’impliquait la « polémique » depuis l’apparition du

terme est néanmoins toujours présente. Shoshana Felman ajoute : « L’enjeu de la

polémique, si symbolique soit-il, est le meurtre de l’adversaire. »27

24 LAKOFF, Georges, Don’t think of an elephant, Chelsea Green Publishing, White River Junction, Vermont, 2005 25 ALBERT, Luce, NICOLAS, Loïc (dir.), Ibid., p.20 26 KOREN, Roselyne, « De la rationalité et/ou de l’irrationalité des polémiqueurs : Certitudes et incertitudes », Semen [En ligne], 31 | 2011 27 FELMAN, Shoshana. Ibid., p. 187

Page 18: Les polémiques médiatiques en France en 2015

18

1.3. La polémique au XXIe siècle

1.3.1. La passion au cœur du débat

Malgré la connotation négative appliquée au « discours polémique », « la

polémique est, en tant que telle, l’invention de la démocratie »28 argue Felman. Elle

entend par cette expression que la polémique s’exprime pleinement précisément

lorsque le meurtre se doit d’être symbolique puisqu’il est proscrit par la loi. La

polémique ne peut s’exprimer que dans un régime où existe la liberté de parole, ou

l’opposition discursive est permise. Les passions retransmises dans un débat polémique

sont le fruit de combats refoulés par le contrat social qui permet aux hommes de vivre

en paix. C’est donc à travers la polémique que peuvent s’exprimer les passions vives de

la société.

Christian Plantin, dans son article « Des polémistes aux polémiqueurs » établit que

« Pour le journaliste, un débat peut être légitimement considéré comme une polémique

et explicitement désigné comme tel, dès qu’il y perçoit des émotions violentes de l’ordre

de la colère et de l’indignation. Le thème s’impose alors, quels que soient le thème du

débat, sa portée politique ou même le nombre de participants. »29 Si chaque chercheur

qui a étudié la polémique, ou la parole polémique, ou le discours polémique, peut offrir

une définition différente, tous se rejoignent sur le rôle de la passion. Catherine Kerbrat-

Orechionni affirme que la « polémique s’inscrit dans un contexte de violence et de

passion »30 et qu’il s’agit d’un discours dicté par les affects et les pulsions émotionnelles.

Elle cite d’ailleurs Chateaubriand pour ancrer son analyse dans la définition première du

terme : « Mes yeux se sont remplis de larmes en copiant cette page de ma polémique et

je n’ai plus le courage d’en continuer les extraits. »31

Il est donc indéniable que la dénomination d’un débat comme « polémique »

implique la présence d’émotions, de violence, de passion. C’est sans doute là l’élément

essentiel pour analyser les polémiques qui ont traversé la France en 2015. Un sujet fait

réagir lorsqu’il provoque une réaction immédiate. Le débat s’enclenche facilement si

chacun a pu se faire une opinion basée sur une émotion, une sensibilité. L’étude

raisonnée du sujet ne vient qu’ultérieurement. L’émotion est la condition sine qua non

pour qu’une polémique « prenne », pour qu’elle intéresse les gens et même qu’elle les

attire vers tels ou tels médias, tel ou tel article, telle ou telle vidéo.

28 FELMAN Shoshana. Ibid. p.188 29 PLANTIN, Christian, « Des polémistes aux polémiqueurs », in DECLERCQ, Gilles, MURAT, Michel & DANGEL, Jacqueline (éds). La parole polémique, Paris, Champion, 2004, p.406 30 KERBRAT-ORECCHIONI, Catherine, Ibid., p.7 31 CHATEAUBRIAND, François-René de, Mémoires d’outre-tombe, Paris, 1849

Page 19: Les polémiques médiatiques en France en 2015

19

Raphaël Micheli étudie même ce qu’il nomme la « polémique affective »32. Il s’agit

de polémiques dont l’émotion n’est pas le modus operandi, mais l’objet même. Il utilise

comme exemple principal les débats sur l’abolition de la peine de mort en 1981. Il étudie

alors la polémique en tant que « discours à propos d’autres discours »33. La stratégie

anti-abolitionniste est la suivante : les orateurs attribuent à leurs adversaires

abolitionnistes une version de la « sensibilité » jugée illégitime et, dans le même temps,

s’octroient le monopole d’une autre version présentée comme seule légitime. Ils

accusent leurs adversaires d’exprimer une sensibilité pour les criminels, mais pas pour

les victimes.

En 2015, la sensibilité a été essentielle lors du débat sur la crise migratoire. Face à

l’émotion suscitée par la photo d’Aylan Kurdi, enfant de trois ans mort sur une plage

turque, les « anti-migrants » ont attaqué les « pro-migrants » exactement de la même

façon que les « anti-abolitionnistes » en 1981. En opposant la misère des migrants à la

misère des SDF en France, ils ont tenté de déplacer le curseur de l’émotion et de le

retourner à leur avantage. Le concept de polémique affective correspond parfaitement

au débat difficile qui oppose les partisans de l’accueil des migrants à leurs adversaires.

Au centre de ce débat, de cette polémique, se trouve une vive émotion qui prend le pas

sur bon nombre d’arguments raisonnables.

En 2003, Gilles Declercq affirmait dans l’introduction de son ouvrage sur La

Parole polémique que ce qu’il dénomme le « refoulement du polémique » procède de « la

répugnance, somme toute légitime, de l’homme de raison et de négociation à traiter avec

le tumulte des passions. »34 Cet optimisme est loin d’être réalisé aujourd’hui. Les

journalistes et les politiques n’hésitent pas le moins du monde à traiter avec le tumulte

des passions. Il est par ailleurs difficile de refouler les passions dans certains cas, comme

celui cité ci-dessus.

Les polémiques sont mises en avant par les médias de par leur pouvoir d’attraction. Mais

ils ne sont plus le seul espace d’expression de la polémique.

1.3.2. L’espace d’expression de la polémique

« La polémique se réfère à un ensemble de discours qui circulent dans un espace social

donné sur une question controversée, à laquelle sont données des réponses divergentes et

32 MICHELI, Raphaël, « Qu’est-ce qu’une polémique affective ? Réflexion sur les liens entre la polémique et la construction discursive de l’émotion », in Polémique et rhétorique, de l’Antiquité à nos jours, p.351-362 33 MICHELI, Raphaël, Ibid. 34 DECLERCQ, Gilles, MURAT, Michel & DANGEL, Jacqueline (éds). La parole polémique, Paris, Champion, 2004, p.19

Page 20: Les polémiques médiatiques en France en 2015

20

mutuellement exclusives par des locuteurs qui tentent de disqualifier la thèse adverse ou

l’adversaire qui la soutient. »35

Il convient donc d’analyser le discours lui-même, mais également cet espace

social dans lequel la polémique se développe. Pour ma part, je pense que l’on pourrait

également qualifier de polémique la circulation en elle-même du discours. En effet,

lorsque les médias parlent de « polémique », tous les jours, ils parlent de l’émulation, ils

parlent de la propagation de la parole, de la suite de reprises. Une polémique apparaît

ainsi comme un animal mouvant, qui se développe, croît et décroît, saute de sphères en

sphères, de journaux en sites internet, de tweets en déclarations, de commentaires en

analyses. Le processus lui-même façonne la polémique.

« On peut supposer que l’Internet – en tant que mode de communication – crée les

conditions d’une circulation des discours qui possède en soi un très fort potentiel

polémique : une fois suscitée sur l’Internet, le déploiement et l’extension de la polémique

sont en effet immédiat et a priori illimités. Autrement dit, l’ancrage dans le cyberspace

semble conditionner la possibilité d’une hyper-polémique. »36

Le potentiel exponentiel d’Internet vis à vis d’une polémique tient à la multiplicité des

acteurs. Lorsqu’une polémique restait contenue aux simples médias traditionnels, alors

qu’elle était « en train de se faire », elle pouvait être contrôlée, canalisée… Aujourd’hui,

elle devient bien vite hors de contrôle lorsqu’Internet s’en empare. C’est d’ailleurs par

Internet qu’elle démarre bien souvent. Les médias peuvent s’en emparer lorsqu’en

suffisamment de gens ont commenté le sujet sur les réseaux sociaux.

Se pose alors les question suivantes : Qui crée la polémique ? Est-ce Internet qui

s’empare d’un sujet polémique et qui le propage ? Une polémique peut-elle être

considérée comme telle tant qu’elle n’a pas été qualifiée ainsi ?

Ce sont les médias qui qualifient un sujet de « polémique ». Mais le sujet ayant fait débat

auparavant sur internet, il peut être considéré comme une polémique au sens premier

du terme, opposant alors des locuteurs défendant leur propre position, réagissant selon

leurs émotions et parfois leur raison. Une fois qu’un média est entré en jeu et a

estampillé le débat comme « polémique », ses concurrents se doivent de suivre. La

polémique étant, nous l’avons vu, un sujet qui attire l’attention et présente donc un

intérêt particulier par les médias.

Internet est un facteur d’expansion exponentielle pour une polémique, mais ce sont les

médias qui relaient la polémique, même sur Internet. Le rôle des réseaux sociaux

devient minime une fois que les journalistes se sont emparés du sujet. L’espace social

35AMOSSY, Ruth et BURGER, Marcel, « La polémique médiatisée », Semen, n°31, 2011, p.11 36 AMOSSY, Ruth et BURGER, Marcel, Ibid., p.13

Page 21: Les polémiques médiatiques en France en 2015

21

dans lequel se développe la polémique est ensuite étendu aux journaux, aux radios, aux

chaines de télévision. La polémique se présente alors comme un dialogue direct ou un

échange indirect dans les médias entre les protagonistes. « La polémique permet aux

polémiqueurs de continuer à partager un même espace, nourri de questions

communes. »37

Ces questions communes font le débat public. Mais il existe un autre niveau de l’espace

social qui reste difficile à percevoir, qui ne se situe ni sur Internet, ni dans les médias. La

polémique a-t-elle atteint les conversations de tous les jours des Français ? L’émission

« Les Grandes Gueules » de RMC essaye de reproduire ses conversations. « C’est un peu

un diner de famille où se rencontre la population française » explique Anthony Arridon,

producteur de l’émission.

Rencontrés le 09 septembre, Anthony Arridon et Paul Laroque, les deux producteurs de

l’émission m’ont fait part de leur analyse sur la polémique. Les bonnes audiences de

l’émission sont révélatrices de l’efficacité de leur formule. Contrairement à ce que l’on

pourrait penser, « la grosse polémique [Ex : l’affaire Bygmalion], les gens se détournent

un peu » explique Paul Laroque. Leur fond de commerce sont essentiellement des sujets

plus terre à terre : « Tout ce qui touche une masse de population très importante au

quotidien, là (…) on sait que le sujet va bien fonctionner. » (Anthony Arridon) Ils

assument néanmoins utiliser la polémique, au sens propre du terme, qu’ils associent à

« controverse » : « On surfe sur des questions qui amènent controverses, qui amènent

polémique. » (Paul Laroque).

Il est donc difficile d’évaluer les répercussions des polémiques médiatiques dans

les conversations de tous les jours en France. Pourtant, les polémiques s’enchainent

dans les médias et sur internet.

1.3.3. La polémique contemporaine

Concernant la polémique contemporaine, l’étude de la définition fait apparaître

deux sens principaux à ce que l’on dénomme « polémique » aujourd’hui. Le sens premier

descend directement du sens originel puisqu’il désigne un conflit idéologique, en accord

avec la définition classique du terme. On parle ici de « guerre de plume » ou désormais

de clavier. La polémique est dans ce sens un débat intellectuel, une controverse, qui

soulève les passions.

Notre époque médiatique utilise également le terme « polémique » dans un sens dérivé

puisqu’il désigne une succession de réaction. Un sujet « fait polémique » s’il déclenche

une spirale de commentaires. Plus la polémique a « pris », plus les commentaires sont

nombreux, plus ils sont passionnés. Mais également, on peut juger de l’importance (en

37 AMOSSY, Ruth et BURGER, Marcel, Ibid., p.11

Page 22: Les polémiques médiatiques en France en 2015

22

terme de quantité) d’une polémique selon les acteurs, selon les personnalités qui vont

réagir. Le dernier échelon, en France, étant généralement le Président de la République.

Rares sont les polémiques qui ont forcé François Hollande à s’exprimer sur le sujet. Mais

elles sont souvent en rapport avec l’action de son gouvernement. Par exemple, la

polémique qui touchait directement Manuel Valls, sur son voyage à Berlin, a forcé le

Président à s’exprimer pour défendre son Premier Ministre.

Lors de ces polémiques, que l’on pourrait également qualifier de buzz puisqu’elles

prennent généralement leur source sur internet, des camps se forment. Un premier

événement provoque une réaction, cette réaction provoque un engouement. C’est à

partir de cet engouement que la machine médiatique se met en route, puis force les

acteurs du débat publique à réagir à la réaction initiale de cet acteur premier du débat

public : Twitter.

Ce type de polémique fait vivre les chaines d’information en continu puisqu’elles se font

le relais de chaque réplique, avides d’informations faciles à rapporter et à répéter tout

au long de la journée.

C’est ainsi que l’on peut utiliser la différence établie par Christian Plantin entre

« polémiste » et « polémiqueur » : « Le polémiste jouissant sans doute de son verbe

agressif ; le polémiqueur est seulement affecté d’émotions forte négatives. Quant à

l’amateur de polémiques, il continue à assister à un spectacle qui a changé de nature. »38

Le changement de nature dont parle Plantin tient à cette évolution de la définition en

deux acceptions proches mais dont il était nécessaire de souligner l’existence, la

différence entre le débat d’idée et le commentaire permanent.

Il note également la banalisation contemporaine de la polémique : « ce que l’observateur

journaliste désigne de ce nom, ce n’est plus la parole d’un expert qui pratique et aime la

polémique (le « polémiste »), mais celle des locuteurs ordinaires mis en cause par une

question pour eux vitale, qui les dépasse, et pris, bon gré mal gré, dans un rapport

langagier pétri de violence et d’émotion (les « polémiqueurs ») »39.

Eric Brunet se revendique du titre de « polémiste » au sens défendu par Plantin : « Le

mot « polémique » est souvent dévalorisé, explique-t-il. Le polémiste suscite une

polémique sociétale utile. (…) Le polémiste est un lanceur d’alerte. (…) C’est lui qui

appuie, c’est lui qui fait mal. (…) C’est celui qui génère et qui suscite la polémique, celui

qui dit « Mr le Président, le Président Finlandais a prêté sa maison à des migrants, est-ce

que vous allez prêter un de vos appartements de Cannes, votre maison de Mougin, ou

bien la résidence de Brégançon ? »

38 PLANTIN Christian, « Des polémistes aux polémiqueurs », La Parole polémique, p.406 39 PLANTIN Christian, Ibid., p.390

Page 23: Les polémiques médiatiques en France en 2015

23

Il apparaît donc clair que la définition du terme « polémique » a largement évolué

depuis sa création, ce qui n’est pas étonnant, tant l’espace de développement des

polémiques a lui-même évolué, ainsi que leur rôle et leur accessibilité. De la polémique

religieuse, le débat de fond sur des questions complexes, il reste des traces dans la

définition ‘‘noble’’ de la polémique, qui s’oppose aujourd’hui au buzz médiatique et

numérique.

Il est intéressant de voir l’inversion des rôles entre le XIXe et le XXIe siècle. Au XIXe

siècle, ceux qui revendiquaient le titre de « polémistes » étaient méprisés. Ce titre de

« polémiste » est devenu aujourd’hui, lorsqu’il est assumé, la tentative de réhabilitation

d’un genre pollué.

Le point commun restant à toutes les définitions reste l’émotion, la virulence des propos

et la passion que soulèvent les sujets dits « polémiques ». Les sujets ne sont pas traités

de la même façon par les « polémistes » et les « polémiqueurs », les uns étant acteurs, les

autres rapporteurs de la polémique. Mais ces sujets restent communs. Les polémiques

omniprésentes dans les médias sont mises en avant pour leur sensibilité et leur

propension à susciter de la réaction.

Page 24: Les polémiques médiatiques en France en 2015

24

PARTIE II : LE CIRCUIT D’UNE POLEMIQUE MEDIATIQUE

2.1. L’événement et la naissance de la polémique

2.1.1. Naissance d’une polémique : l’affaire de la « petite pipe » (mai

2015)

Comme nous l’avons vu, il existe plusieurs sens au terme « polémique » dans la

société médiatique contemporaine. Que l’on désigne le débat lui-même ou

l’enchainement de réactions qu’il suscite, il est nécessaire de s’intéresser de près au

processus qui donne naissance à ces polémiques. Ce processus résulte aujourd’hui d’une

émulation entre les médias et les réseaux sociaux.

Un excellent exemple pour étudier cette émulation entre les différents médias et le rôle

d’Internet est la polémique éphémère du 4 mai 2015 concernant la « petite pipe » de

Patrick Sébastien et la Secrétaire d’Etat à la Famille Laurence Rossignol. Travaillant dans

son service de presse, j’ai assisté à la naissance et à la mort de cette polémique, en une

journée.

C’est sur internet que la polémique avait démarré, puisque les premières réactions ont

eu lieu sur Twitter. Certains parents critiquaient le refrain de la nouvelle chanson de

Patrick Sébastien, chantée en direct le samedi soir dans son émission « Les années

bonheur »40. « De nombreux téléspectateurs se sont dit choqués par ces paroles,

dérangés par les questions que leurs enfants leur ont posées ensuite. » affirme Jean-

Michel Aphatie face à Laurence Rossignol, sur RTL, le lundi suivant.

La Secrétaire d’Etat a critiqué vivement

l’attitude du chanteur : « Je trouve ça

extrêmement choquant, je pense que

ceux qui ont la responsabilité et la

chance d’animer une émission de

télévision doivent aussi se comporter dans le respect des familles. (…) Je trouve ça limite

incestueux de faire chanter ça dans une famille à 20h50. » 41

40 Le refrain de la chanson était : « Une petite pipe avant d’aller se coucher, une petite pipe avant d’aller dormir. » 41 La vidéo de l’interview est disponible sur le site internet de RTL : http://www.rtl.fr/actu/societe-faits-divers/laurence-rossignol-choquee-par-la-chanson-une-petite-pipe-de-patrick-sebastien-7777553565

Page 25: Les polémiques médiatiques en France en 2015

25

A 8h30, l’article résumant l’interview est publié sur le site de

RTL. L’interview est disponible intégralement en vidéo, mais le

titre et le texte ne mentionnent que la « petite pipe ». C’est le

début de l’engrenage médiatique.

Le titre est aguicheur et beaucoup de médias le reprennent.

Metro, Le Parisien, 20 Minutes, Europe 1 et d’autres appellent le

service de presse pour demander des précisions, un

commentaire supplémentaire. Deux heures après, de nombreux

médias ont repris l’information et nomment désormais l’affaire

« polémique ». Les articles sont en page d’accueil, mais aucun n’apporte plus

d’information que l’article original de RTL.

La réponse de Patrick Sébastien ne se fait

pas attendre, il annonce vers midi qu’il

répondra à la Secrétaire d’Etat sur le

plateau de Cyril Hanouna, ce qu’il fait le

soir-même. En attendant, chaque site

d’info a modifié son article pour intégrer

le tweet de Patrick Sébastien.

Le lendemain, les articles ont été

modifiés, mais ont disparu de la page

d’accueil du site. Mentionnée une dernière fois dans la chronique humoristique de

Nicolas Canteloup sur Europe 1, la polémique s’éteint le lendemain matin.

A travers cet exemple, on voit que la simple émulation a créé une « polémique ».

Les titres aguicheurs ont suffi à provoquer une agitation médiatique. L’immédiateté de

l’information force les sites d’info à réagir sans attendre à toute information qui pourrait

augmenter le nombre de clics sur leurs sites internet.

Romain Segond, social media manager chez RMC, explique : « Ma mission, c’est de

déployer la marque sur tous les supports possibles. (…) On cherche aussi à parler à

notre communauté en lui donnant ce qu’elle veut, forcément en étant un peu racoleurs,

mais je pense que c’est le propre de tous les médias. » Mais il nuance : « On ne cherche

pas à faire le buzz. C’est pour moi le meilleur moyen de faire un bad buzz. Ça peut être

très destructeur pour une marque. »

Néanmoins, il est indéniable qu’un média se doit de coller à un buzz en cours,

principalement sur internet. Les internautes qui visitent les sites d’informations ont

souvent l’œil attiré par les titres « racoleurs ». Et l’agitation médiatique sur internet se

répercute immédiatement sur les réseaux sociaux. L’émission de Cyril Hanouna, passé

Page 26: Les polémiques médiatiques en France en 2015

26

expert dans la maitrise du lien entre l’antenne et les réseaux sociaux, a provoqué une

réaction remarquable sur Twitter.

Le pic de réactions visible sur ce graphique qui recense le nombre de mentions de

Laurence Rossignol sur Twitter correspond sans surprise à la journée de la polémique

de la « petite pipe ».

2.1.2. Le problème Twitter

Le réseau social Twitter, créé en 2006, représente aujourd’hui la quintessence de

l’instantanéité de l’information. Avec ses messages limités à 140 caractères, il apparaît

comme le média direct par excellence, présentant l’information brute. Avec la possib ilité

de poster des photos, de partager des liens URL, et de petites vidéos Vine (courtes

séquences de 9 secondes), Twitter se retrouve comme le point central de l’internet

médiatique. A la différence de Facebook, il est immédiat et permet la couverture

d’évènements en direct.

Romain Segond affirme qu’ « il faut voir Facebook comme (un outil) de publications plus

qualitatives, déconnectées du direct. » Twitter, pour une radio comme RMC, doit essayer

de « coller au direct ». Pour un internaute, c’est donc un réceptacle sans fin

d’informations et d’opinions.

Le réseau social suscite la réaction, facilite le soutien à travers les retweets, encourage la

confrontation, mais limite toujours la longueur à 140 caractères, permettant une lecture

toujours rapide et claire. Pour les médias, c’est donc une source infinie, souvent

considérée comme la « voix du peuple », qui représente enfin une photographie de

l’opinion publique, n’en déplaise à Pierre Bourdieu. Malgré les nombreuses études qui

démontrent que Twitter est loin d’être représentatif de l’opinion publique42, il est

tentant de considérer ce réseau comme tel.

42 Une étude réalisée en 2015 a montré que les utilisateurs de Twitter étaient plus jeunes et plus diplômés que sur les autres réseaux sociaux. 57% des utilisateurs sont ainsi au moins titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur, contre 40% des personnes présentes sur les réseaux sociaux en général :

Page 27: Les polémiques médiatiques en France en 2015

27

Pourtant, il est dangereux pour un journaliste de faire confiance à Twitter.

Nicolas Vanderbiest, de l’Université Catholique de Louvain, a présenté une analyse

détaillée d’un phénomène récurrent sur Twitter qu’il associe à de l’astroturfing. Ce

terme désigne aux Etats-Unis une technique de propagande utilisée à des fins

publicitaires, ou politiques, ayant pour but de donner l’impression d’un comportement

spontané ou d’une opinion populaire, alors qu’il n’en est rien.

Vanderbiest a notamment livré une explication détaillée du phénomène autour de

l’engouement du réseau pour la polémique de Tel-Aviv Sur Seine43 en aout 2015 et du

hashtag qui y correspond (#telavivsurseine). Il affirme que l’emballement du réseau a

été créé de toute pièce par des militants pro-palestiniens sur Twitter.

Il recense le premier tweet, qui reprend un message du directeur de la communication

de l’ambassade d’Israël le 3 août. Ce premier tweet est positif, mais le hashtag est repris

deux jours après par un compte pro-palestinien. Le réseau s’emballe.

Le graphique ci-dessus, réalisé avec l’outil d’analyse Topsy, montre le nombre de tweets

contenant le hashtag #telavivsurseine. La limite de cet outil, nous explique Nicolas

Vanderbiest, est qu’il « ne fait que compter. Il ne catégorise pas, et il n’approfondit

pas. »44 Or, les militants savent que les journalistes sont très limités dans la détection

d’astroturfing.

Pour détecter ce phénomène, le chercheur utilise un autre outil, « Visibrain

Focus », qui permet de cartographier les réseaux sociaux. Il date le début de la

« polémique » au 8 août. Il dénombre 39 306 tweets postés jusqu’au 10 août, par 10 428

http://etudiant.lefigaro.fr/les-news/actu/detail/article/les-utilisateurs-de-twitter-plus-jeunes-et-diplomes-que-les-autres-16581/ 43 La Mairie de Paris avait décidé d’organiser, en accord avec la ville israélienne de Tel Aviv, une journée de coopération entre les deux villes autour de Paris Plage le 13 août 2015. 44 Voir l’analyse de Nicolas Vanderbiest pour le site Rue89 : http://rue89.nouvelobs.com/2015/08/11/telavivsurseine-dun-tweet-a-bfmtv-lastroturfing-mode-demploi-260700

Page 28: Les polémiques médiatiques en France en 2015

28

comptes différents, soit environ quatre tweets par personnes. Néanmoins, il note la

présence de nombreux comptes « robots » qui reprennent les hashtags les plus

populaires pour mettre en avant des messages publicitaires sans aucun rapport.

Par ailleurs, sur le graphique ci-contre, il note

la présence importante de trois comptes pro-

palestiniens : Oxymorus, KarimaB_ et

PaulDrasden, qui totalisent près de 2 000

tweets (en additionnant leurs propres tweets

et retweets).

Le graphique se lit de la façon suivante : une

couleur désigne une communauté, tissée par

des discussions communes ; les points

matérialisent les comptes Twitter ; leur taille est proportionnelle à leur importance dans

la discussion.

En multipliant les réactions au sein de leur propre groupe, les militants pro-palestiniens

donnent l’impression d’un mouvement large, qui dépasse leur communauté, forçant

ainsi les politiques à réagir. La conseillère de Paris Danielle Simonnet, du Parti de

Gauche, rédige un communiqué. Bruno Julliard, premier adjoint de la mairie de Paris, est

envoyé devant la presse pour défendre l’initiative. « Les milieux pro-palestiniens ont

donc habilement joué leur coup. L’affaire est portée sur le devant de la scène » explique

Nicolas Vanderbiest. Il ajoute : « sans surprise, le profil des intervenants est très

international avec une très forte présence d’Israël, du Maroc, de l’Algérie et de la

Palestine. Dans un débat qui ne concerne au départ que la ville de Paris ». Lorsqu’il

compte les comptes français, Vanderbiest montre que le nombre de tweets passe de

40000 à 10 291. Finalement, il enlève les retweets effectués par les comptes à faible

nombre de followers, qui sont souvent de faux comptes créés pour donner une

impression de masse, nous obtenons 9 253 tweets par 2 904 utilisateurs.

En conclusion, le chercheur explique que « les médias répercutent une affaire qui

n’existe que par les gesticulations verbales de certains militants, entraînant toute une

série de récupérations et réactions politiques qui seront également relayées par la

presse, et ainsi de suite. » Twitter joue donc un rôle essentiel dans la « polémisation » de

certains sujets. La reprise médiatique instantanée de ce genre d’agitation devient

problématique puisque les médias n’ont pas encore les moyens, ou la volonté, de vérifier

l’authenticité de ces mouvements d’opinions apparents sur le réseau.

Cartographie de la "polémique" sur Twitter le 8 août

Page 29: Les polémiques médiatiques en France en 2015

29

2.2. La reprise médiatique

2.2.1. Le rôle de la polémique pour une entreprise médiatique

Dans son Dictionnaire du journalisme et des médias, en 2010, Jacques Le Bohec

qualifie ainsi la polémique : « dispute publique que nombre de journalistes adorent

relayer et attiser. Voire créer, parce que c’est spectaculaire et que cela « fait vendre », au

risque de simplifier outrageusement les enjeux et les problèmes »45. Il accuse les médias

de favoriser les polémiques pour des raisons commerciales.

Le Bohec touche ici un des grands paradoxes de la culture médiatique

contemporaine : rendre compte selon une logique citoyenne des informations d’intérêt

public en les rapportant, vérifiant et expliquant ; et dans le même temps, faire

fonctionner ce qui n’est autre qu’une entreprise commerciale. Ainsi, « la polémique –

parce qu’elle est spectaculaire (…) semble (…) particulièrement prisée des médias. D’une

part, elle permet aux médias de jouer un rôle démocratique et de mener à bien une

mission citoyenne par laquelle ils légitiment leur pratique quotidienne. (…) Cela dit, le

caractère spectaculaire des discours polémiques permet aussi d’embrayer de manière

optimale la logique commerciale à l’œuvre dans les médias. » expliquent Ruth Amossy et

Marcel Burger.46

La polémique semble dotée d’un attrait commercial que les cultures médiatiques

favorisent. Engagés dans un monde concurrentiel, les entreprises médiatiques luttent

incessamment pour attendre un seuil de rentabilité. Par conséquent, la polémique, en

tant qu’elle mobilise les émotions du public, qu’elle provoque de la réaction, est très

profitable aux médias.

« Plus l’opinion est tranchée, plus elle amène de la réaction » explique Romain Segond.

Ainsi, en favorisant les propos polémiques, les médias s’assurent une audience plus

large ou un taux de réaction plus élevé.

C’est ici qu’intervient la distinction essentielle entre « Intérêt public » et « intérêt

du public ». Acteur majeur de la polémique, le public choisit le type de sujets qui vont

être publiés. Dans cet âge d’information permanente, de l’hyperchoix, concept à la mode

depuis quelques années, il est difficile pour un média de se démarquer. Le concept

devient un mythe dans la mesure où les médias de masse se reproduisent mutuellement,

se surveillent les uns les autres dans ce que Bourdieu appelle la « circulation circulaire

de l’information »47.

45 LE BOHEC, Jacques, Dictionnaire du journalisme et des médias, Presses universitaires de Rennes, coll. « Didact Communication », 2010, p.462 46 AMOSSY, Ruth et BURGER, Marcel, Ibid., p.12 47 BOURDIEU, Pierre, Sur la télévision, Liber-Raisons d’agir, Paris 1996

Page 30: Les polémiques médiatiques en France en 2015

30

L’intérêt du public prime souvent sur l’intérêt public car les médias sont des entreprises

comme les autres. Sans audience, ils ne peuvent survivre. La polémique de la « petite

pipe » est un exemple frappant de cette « circulation circulaire de l’information ».

Chacun reprend les informations des autres afin d’attirer le public vers son propre site.

Internet est au centre de ce processus puisqu’il est le lieu où l’hyperchoix est

démultiplié.

Interrogé par la journaliste Léa Salamé sur le silence de son parti concernant la

crise des migrants, Jean-Christophe Cambadélis avait retourné le reproche : « A La

Rochelle, qu’est-ce qu’il y avait de plus important ? C’était la polémique entre les

socialistes et Macron, pas ce que j’ai dit sur la question des migrants. »48

Le Premier secrétaire du Parti socialiste traite dans ce reproche le paradoxe évoqué ci-

dessus. Les médias préfèrent relever les sujets polémiques car ils perçoivent de la

tension, de l’affrontement, de la passion.

« Mais tout désaccord qui surgit sur la place publique mérite-t-il cette

appellation ? » se demandent Ruth Amossy et Marcel Burger. 49 L’appellation

« polémique » permet de catégoriser un débat comme un conflit. En nommant une

information « polémique », les médias favorisent sa reprise par d’autres. En jouant sur la

connotation du mot « polémique », ils indiquent implicitement au public que cette

information est chargée en émotion. Déjà en 1980, Nicole Gelas constatait un emploi

« quasi délirant » du mot « polémique », sous forme de nom, d’adjectif ou de verbe.50

L’emploi répété de ce terme montre la nécessité d’inscrire certaines informations dans

un cadre de pensée conflictuelle. Le terme « controverse » apparaît alors mieux adapté

pour certaines situations, mais la « polémique » est plus attractive.

En octobre 1995, Serge Halimi dénonçait dans Le Monde diplomatique ce qu’il

appelait le « journalisme de marché ». Il reprenait l’expression dans l’ouvrage Les

nouveaux chiens de garde paru en 1999, réactualisé en 2005. Il y explique que « les

médias matraquent un sujet sans autre conséquence qu’une augmentation escomptée de

leur diffusion, ils se prévalent de la demande du public, de l’intérêt du consommateur.

C’est d’abord oublier que la mission du journaliste consiste à rendre intéressant ce qui

est important, pas important ce qui est intéressant. »51

48 On n’est pas couché, 05/09/2015 49 AMOSSY, Ruth et BURGER, Marcel, Ibid., p.8 50 GELAS, Nicole, « Etude de quelques emplois du mot « polémique », in Le discours polémique, pp.41-50 51 HALIMI, Serge, « Chapitre 3 – Journalisme de marché », Les nouveaux chiens de garde, Liber-Raisons d’agir, Paris, 2005

Page 31: Les polémiques médiatiques en France en 2015

31

Il n’en va pas de même pour toutes les polémiques bien sûr, mais certaines sont

sûrement favorisées pour leur intérêt commercial.

2.2.2. Le traitement de la polémique

Après avoir étudié « pourquoi », il devient nécessaire d’étudier « comment » la

polémique est relayée dans les médias. Elle se diffuse à une vitesse inimaginable car les

médias se surveillent entre eux. Et, nous l’avons vu, les sujets polémiques font de

l’audience. Un média ne peut donc se permettre de laisser son concurrent garder le

monopole sur une information « polémique ».

« Nous utilisons un outil qui s’appelle Trendsboard, explique Romain Segond, il permet

en temps réel, en fonction de thématiques, actu, politique, sport… de faire remonter les

contenus qui sont les plus partagés en ce moment, les plus tweetés, les plus likés sur

Facebook, les mieux notés sur Google. (…) On voit tout de suite ce qui marche le mieux

sur toutes les thématiques. Forcément, les rédacteurs Web utilisent ça pour leurs choix

éditoriaux. »

Benoît Raphaël, créateur du logiciel, le définit comme un outil permettant « d’analyser et

prédire les conversations des internautes. »52 Interrogé par le journaliste de Libération

Jean-Christophe Féraud en 2013, il expliquait : « Nous voulions comprendre comment

les signaux faibles lancés sur Internet font aujourd’hui l’information en quelques

heures. »

Trendsboard est donc un outil de veille éditoriale « pour les rédactions qui veulent

savoir ce qui est en train de faire l’info sur le Web. » Ainsi, chaque rédaction se surveille

mutuellement et les polémiques se diffusent de façon exponentielle. Son fondateur

tempère : « Trendsboard est un outil de pilotage, pas de suivisme. Pour un journaliste, il

est devenu capital de savoir ce qui fait l’info sur le Web. Mais la différence se fera

toujours sur l’originalité et la valeur ajoutée. » Malheureusement, l’outil a largement

contribué à une uniformisation de l’information sur internet. Les journalistes Web « ne

vont plus faire de l’investigation, aller chercher l’info. Ils voient que cette info marche, ils

la publient. » admet Romain Segond.

52 FERAUD, Jean-Christophe, « Trendsboard : les médias shootés au buzz », Libération, 24 février 2013

Page 32: Les polémiques médiatiques en France en 2015

32

« Grâce à Trendsboard, les rédacteurs en chef web pouvaient par exemple savoir, le 13

février, qu’Internet se passionnait pour une vidéo d’Audrey Pulvar se déhanchant en

robe moulante sur D8, pour une grenouille découverte dans la salade d’un Buffalo Grill,

ou encore le TGV low-cost de la SNCF. » concluait Jean-Christophe Féraud dans

Libération en 2013.

Le mardi 20 octobre 2015, les rédactions pouvaient savoir notamment que la bande-

annonce du nouveau Star Wars était sortie et que la liste des nominés au ballon d’or

était publiée.

La polémique se diffuse entre les médias grâce à des outils de surveillance

mutuelle et d’analyse du Web. Mais il apparaît que la polémique reçoit un traitement

particulier dans les médias que l’on pourrait nommer « polémiqueurs ».

Il est encore nécessaire de faire la différence entre le polémiste et le polémiqueur. Pour

le polémiste, « La polémique ce n’est pas quelqu’un qui dit : « Tiens, Marine Le Pen a dit

ça et Mélenchon a répondu ça, mais alors… » et qui les renvoie dos à dos. » explique Eric

Brunet. Pourtant, le rôle du polémiqueur, selon la distinction faite par Christian Plantin,

est justement celui-là. Il se fait le relai de la polémique. C’est le rôle des chaines

d’informations. « On a aujourd’hui des journalistes qui sont salariés dans des entreprises

de presse dont l’économie est fragile, qui sont panurgiques, moutonniers » critique

Brunet.

Enfin, il arrive que la polémique soit traitée de « vaine », de « stérile ». « Il

apparaît (…) que les médias dénoncent les polémiques mêmes qu’ils montent en épingle,

en les présentant comme excessives, passionnelles et violentes. » expliquent Ruth

Page 33: Les polémiques médiatiques en France en 2015

33

Amossy et Marcel Burger53. Cette dénonciation est souvent commune au personnel

politique, auprès duquel la polémique prend un sens toujours négatif.

2.3. Apogée et chute d’une polémique

2.3.1. Reprise politique

« Le sujet est trop grave pour polémiquer » déclarait Rachida Dati le 17 juillet sur

BFM TV/RMC face à Apolline de Malherbe. Elle parlait de la polémique concernant la

communication faite par le gouvernement autour des attentats déjoués, prenant le

contrepied de certains membres de son parti. Frédéric Péchenard, directeur général des

Républicains, avait reproché à l’exécutif « une appropriation politique » de la question

antiterroriste. « Sans d’ailleurs se rendre compte qu’en alimentant cette vaine

polémique, il se rendait lui-même coupable d’une tentative de récupération. » critique

Laurent Neumann dans Le Point.54

La meilleure preuve que le terme « polémique » possède une connotation négative de

nos jours est probablement le refus permanent, et hypocrite, de la classe politique dans

son ensemble, à participer aux polémiques. Personne ne souhaite polémiquer. Chacun

garde ses distances avec ces ‘‘polémiques stériles’’. « Polémiquer » est devenu un verbe

néfaste dans le paysage politique français.

Comme nous l’avons vu sur la polémique concernant Tel Aviv Sur Seine, l’apogée

de la polémique, la clé de la réussite du phénomène d’astroturfing créé par les militants

pro-palestiniens, fut la reprise politique. C’est lorsque le débat se déplace sur le terrain

politique que la polémique prend une allure de débat substantiel.

Malgré leur (apparente) réticence à « polémiquer », les hommes et les femmes politiques

sont bien obligés de participer au jeu médiatique de la polémique. De nouveau, il faut

préciser que ce qui prend les allures d’un débat ne rentre pas dans la catégorie du

langage argumentatif. Par médias interposés, les politiques ne cherchent pas à se

convaincre les uns les autres, mais bien à convaincre le public. En cela, la polémique est

constitutive du débat politique.

En tant qu’elle représente une scène et s’exprime dans un espace social commun où les

locuteurs s’affrontent face à un public, la polémique apparaît comme une caractéristique

intrinsèque du jeu politique. Par exemple, l’accusation classique de « tentative de

53 AMOSSY, Ruth et BURGER, Marcel, Ibid., p.10 54 NEUMANN, Laurent, « Attentat déjoué : la polémique stérile », Le Point, 18/07/2015 http://www.lepoint.fr/invites-du-point/laurent-neumann/neumann-attentat-dejoue-la-polemique-sterile-18-07-2015-1949702_2449.php

Page 34: Les polémiques médiatiques en France en 2015

34

récupération », que l’on voit apparaître régulièrement, correspond à l’échange

symétrique d’injures éthiques explicité plus haut.55

Pour illustrer ce type d’échanges, il est utile de sortir du cadre français pour un instant.

Aux Etats-Unis, le débat public se recentre régulièrement sur la question des armes à feu

et du contrôle de leur vente, question polémique s’il en est. Après les fusillades de ces

dernières années, Barack Obama fut accusé de « récupération » par les partisans des

armes à feu, une position qu’il assume sans hésitation. Tremblant de colère et d’émotion

à chaque conférence de presse sur le sujet, le président américain ne cache plus son

dépit face à ces évènements. Le débat traite une question fondamentale,

constitutionnelle aux Etats Unis, qui divise le pays. Ce sujet est chargé d’émotion

puisqu’il est remis sur la table à chaque drame impliquant des armes à feu. C’est l’un des

rares cas où un Président a réellement assumé la « récupération politique » d’une

émotion collective, acceptant ainsi de « polémiquer » au sens propre du terme.

Mais ces sujets graves, comme les attentats de janvier en France, sont censés être

« trop grave pour polémiquer ». L’unité nationale qui a traversé la France début janvier

était, soi-disant, au-dessus des polémiques. C’est ainsi que l’on voit que pour les

politiques, le terme polémique représente un débat futile. Pourtant, l’émotion est

constitutive de la définition originelle de la polémique et ne s’apparentait pas alors à des

choses futiles (philosophie, théologie, littérature). Les cordes sensibles de la société

française sont ainsi catégorisées par ordre d’importance. Il y a les graves et, par

opposition, les aigues, considérées comme futiles.

Une chose est certaine, quelle que soit la tonalité de la corde, le son finit par se dissiper.

2.3.2. La fin d’une polémique

Il est généralement difficile de définir un moment exact d’extinction d’une

polémique. La principale question est de savoir ce qui constitue la fin d’une polémique.

Est-ce au moment où les médias arrêtent d’en parler ? Lorsque Twitter abandonne le

sujet ? Lorsque les gens se désintéressent du débat ?

Paul Laroque, producteur des Grandes Gueules sur RMC, explique que le temps

médiatique raccourci fait qu’ « on a tendance à passer très vite à autre chose ». Son

collègue, Anthony Arridon, ajoute : « Il y a une masse d’info qui n’est pas digérée. (…)

Une énorme actualité va faire la Une pendant une journée, et va être complètement

oubliée le lendemain parce qu’une autre a pris sa place. (…) C’est des feuilletons. On a eu

Charlie Hebdo, puis Bygmalion, puis les migrants. Aujourd’hui, Charlie Hebdo est tombé

un peu dans l’anonymat. Les ventes sont carrément retombées. »

55 Cf 1.2.2. Disqualifier l’adversaire

Page 35: Les polémiques médiatiques en France en 2015

35

Puisqu’il est impossible de déterminer si l’intérêt pour un sujet se prolonge dans les

discussions entre les Français, il est nécessaire de se tourner vers les polémiques dans

les médias. Anthony Arridon évoque un point intéressant lorsqu’il dit qu’une info en

remplace une autre. Le renouvellement continu des informations implique une durée de

vie de plus en plus courte pour chaque info.

Les informations qui durent sont celles qui se régénèrent régulièrement. Les

polémiques en font partie. Chaque réaction sur le sujet va relancer le débat, permettre

aux éditeurs Web d’actualiser leurs articles. L’exemple de la « petite pipe » est

caractéristique. Cyril Hanouna faisait tout pour que Laurence Rossignol réponde à

Patrick Sébastien suite à son émission Touche pas à mon poste. Face à l’absence de

réaction de la Secrétaire d’Etat, la polémique s’est éteinte.

En conclusion de son analyse sur la polémique de Tel Aviv sur Seine, Nicolas

Vanderbiest affirme : « Nous n’en avons pas fini avec ce genre de cas, puisqu’il n’y a

aucune faille dans ce système qui crée une « loop médiatique » dont on ne sort jamais,

jusqu’à ce que cela lasse et que les médias passent au futur événement qui a « buzzé »

sur les réseaux sociaux. »

Le manque de réponse marque souvent la fin d’une polémique, mais ce n’est pas

le seul facteur. Il est également intéressant d’évoquer la durée de l’émotion. La crise des

migrants, dont tout le monde parlait en septembre 2015 après la publication de la photo

d’Aylan Kurdi, a fait l’objet d’un débat national, même continental puisqu’il était

nécessaire d’en parler au niveau européen. Les premiers journaux britanniques à

publier la photo subirent une salve de critique. Mais l’émotion provoquée par cette

photo fut telle que l’attention accordée au problème des réfugiés augmenta de façon

exponentielle. Le sujet était débattu dans tous les médias. C’est à ce moment que Léa

Salamé invectivait Jean-Christophe Cambadélis dans l’échange cité précédemment56.

Mais le sujet, si sensible soit-il, a perdu l’intérêt du public après que l’émotion a été

digérée. Les nouvelles des noyades en Méditerranée se font plus rares, le problème est

donc oublié ou disparaît de la Une.

Le problème de la volatilité de l’attention du public est directement lié à l’hyperchoix. S’il

ne met pas en concurrence les médias les uns avec les autres, il met en concurrence les

56 Cf 2.1.1 Le rôle de la polémique pour une entreprise médiatique

Page 36: Les polémiques médiatiques en France en 2015

36

informations les unes avec les autres. La fin du mois de septembre 2015 fut marquée par

l’énorme polémique autour des propos de Nadine Morano sur la France, « pays de race

blanche », sur laquelle nous reviendrons.

L’arrivée de cette nouvelle polémique éclipsa de façon spectaculaire énormément

d’informations de l’agenda médiatique.

Les polémiques sont des objets mouvants, sensibles aux émotions du public, parfois

façonnées par les médias. Quand on observe le pourquoi et le comment du traitement

médiatique des polémiques, on comprend qu’elles varient un peu, mais gardent des

caractéristiques spécifiques.

Afin de compléter l’étude des polémiques en France en 2015, il m’a semblé nécessaire

d’étudier en profondeur quelques exemples marquants. Chacun de ses exemples

représente un sujet sensible puisqu’il a provoqué une polémique plus ou moins durable.

Page 37: Les polémiques médiatiques en France en 2015

37

PARTIE III : TROIS POLEMIQUES A LA LOUPE

3.1. Le voyage de Manuel Valls à Berlin

3.1.1. Les raisons de la polémique

Le samedi 6 juin 2015, alors qu’il était à Poitiers pour le Congrès du Parti

socialiste, le Premier ministre Manuel Valls s’est rendu à Berlin pour la finale de la Ligue

des Champions entre le FC Barcelone et la Juventus de Turin. Pour ce vol, il a voyagé

dans l’un des appareils de l’escadron de transports, d’entraînement et de calibration

(Etec). Cette unité de l’armée de l’air basée à Villacoublay a pour mission d’assurer le

transport des autorités du gouvernement. La flotte comprend notamment l’A330

présidentiel et six jets Falcon. C’est l’un de ces jets que Manuel Valls a utilisé. Ces trajets

doivent en temps normal être validés auprès du cabinet du Premier ministre. L’armée de

l’air facture ensuite le montant de la prestation aux différents utilisateurs. Le Premier

ministre a décollé vers 16h de Poitiers. A l’issue du match, Manuel Valls est retourné,

avec le même appareil, dans la ville où se déroulait le congrès socialiste. Quelques jours

après, le public français apprendra que ses enfants étaient avec lui dans l’avion.

Interrogé avant son départ, à la question de savoir comment

était financé cet aller-retour, Manuel Valls avait répondu :

« Je suis Premier ministre. Je me déplace avec les moyens que

vous connaissez. N’essayez pas de créer de faux débats. » Le

lendemain, hasard du calendrier, il est interrogé alors qu’il

s’apprête à assister à la finale du tournoi de tennis de Roland

Garros : « Il y a toujours des grincheux, il y a toujours ceux

qui cherchent des débats ».

Il n’a pas fallu longtemps pour que le débat soit lancé, car le sujet était extrêmement

sensible. La polémique est rapidement surnommée le « Valls-gate ». La référence

constante à l’affaire du Watergate permet toujours d’inscrire une polémique dans une

lignée de scandales politiques.

Le sujet sensible, c’est l’utilisation des moyens de l’Etat, financé par le contribuable.

Depuis quelques années, ces sujets font régulièrement la Une. Ces débats furent

largement encouragés par l’attitude « bling-bling » de Nicolas Sarkozy durant son

mandat, symbolisée par le diner au restaurant Le Fouquet’s le soir de sa victoire à

l’élection présidentielle en 2007.

Manuel Valls finit par reconnaître le jeudi 11 juin, en marge d’un déplacement à la

Réunion : « une erreur de communication » mais surtout, « de sensibilité ». Baptiste

Page 38: Les polémiques médiatiques en France en 2015

38

Pace, journaliste à l’AFP analyse alors que « Valls trébuche, à son tour rattrapé par

l’intransigeance croissante de l’opinion »57. Il ajoute « Manuel Valls, réputé orfèvre en

communication, a vécu une de ses semaines les plus difficiles depuis son arrivée à

Matignon avec la polémique sur son aller-retour à Berlin, une affaire qui révèle

également l’ultra-sensibilité de l’opinion quant au train de vie et aux moyens alloués aux

dirigeants. »

Cette sensibilité des Français est exacerbée depuis la crise économique de 2008. La

victoire de François Hollande en tant que « Président normal », en opposition avec le

style de Nicolas Sarkozy, est une preuve de cette volonté du public français de voir ses

dirigeants se conduire avec modestie. « Loin, très loin de l'époque où Georges Pompidou

circulait en Porsche, ou quand le Premier ministre Michel Rocard faisait construire une

piscine et un tennis à la Lanterne, résidence des Premiers ministres en lisière du château

de Versailles. » explique Baptiste Pace.

La stratégie de François Hollande durant la campagne de 2012 était basée sur cette

sensibilité. Le slogan « Président normal » avait fait mouche auprès d’une large partie de

l’électorat car le candidat promettait un comportement exemplaire.

La polémique concernant le voyage de Manuel Valls présente une particularité

intéressante dans les polémiques médiatiques françaises de 2015 puisqu’elle est une des

seules qui a amené le Président de la république à s’exprimer sur la polémique. Il a

d’abord dû défendre son Premier ministre en utilisant les mêmes arguments que lui.

Dans un premier temps, Manuel Valls tentait de justifier son voyage par une rencontre

avec Michel Platini, Président de l’UEFA, pour parler des modalités d’organisation de

l’Euro 2016. Cette faible défense ne tint pas longtemps.

Face à la montée de la polémique, Manuel Valls avait finalement accepté de rembourser

personnellement la prise en charge du voyage pour ses deux enfants, soit 2500€. Après

les excuses de son Premier ministre, François Hollande s’était exprimé pour apporter un

point qu’il voulait final à la polémique : « Cette polémique est désormais close. Il a lui-

même dit ce qu’il fallait. Il n’y a rien à ajouter. » a-t-il déclaré lors d’une interview au

journal Sud-Ouest.

La durée de cette polémique n’a rien de remarquable. Le bruit médiatique fut

assourdissant, mais de courte durée. Coupable d’abord d’une erreur de communication,

les excuses de Manuel Valls et sa décision de payer la prise en charge de ses enfants ont

presque mis fin à la polémique.

57 Pace, Baptiste, « Moyens de l’Etat : Valls trébuche, à son tour rattrapé par l’intransigeance croissante de l’opinion », Dépêche AFP, 12/06/15

Page 39: Les polémiques médiatiques en France en 2015

39

Néanmoins, il fut critiqué avoir attendu cinq jours pour présenter ses excuses. La

publication d’un sondage Odoxa à la fin de la semaine de polémique montrait que 68% 58

des Français estimaient que l’image du Premier ministre s’était détériorée. Par ailleurs,

58% considéraient que les excuses du Premier ministre n’avait pas clôt la polémique

comme le souhaitait François Hollande.

Avec cette polémique, François Hollande voyait son image de « Président

normal » et de gouvernement exemplaire un peu plus écornée. Elle l’avait déjà été

considérablement par l’affaire dite « Cahuzac »59, le renvoi de son conseiller en

communication Aquilino Morel60 et le passage éphémère de Thomas Thévenoud comme

Secrétaire d’Etat chargé du Commerce extérieur61.

Si impressionnante qu’elle fut, comme toutes les polémiques, l’affaire du voyage de

Manuel Valls à Berlin a fini par s’estomper.

3.1.2. Réactions médiatiques

Face à cette erreur monumentale de sensibilité, Manuel Valls fut vivement

critiqué dans les médias. Après avoir cultivé depuis son arrivée à Matignon une image

stricte et sévère, il était ramené au rang des profiteurs par de nombreux articles.

Le Monde lui rappelle ses propos de juillet 2014 : « Quand

on gouverne, on doit être exemplaire. C’est l’exemplarité

qui crée la confiance entre les citoyens et celles et ceux qui

ont la charge de la représenter. »62 L’éditorial du 10 juin

ajoute : « Lui, si soucieux de son image, si professionnel

dans sa politique de communication, si prompt à faire aux

autres la leçon en matière d’éthique et de responsabilité,

s’est pris les pieds dans cette affaire comme un amateur. »

Avec cette polémique, Manuel Valls tombe de son piédestal

de sévérité. Pour beaucoup de médias, c’est faire tomber

Robespierre l’incorruptible. Libération parle d’une « faute

58 Sondage Odoxa pour « CQFD » sur I-télé et « Le Parisien » - « Aujourd’hui en France » 59 Jérôme Cahuzac, ministre délégué en charge du Budget, avait reconnu avoir détenu un compte bancaire en Suisse après des mois de dénégation. 60 Il avait été accusé de conflit d’intérêts entre ses activités à l’Inspection générale des affaires sociales et une mission auprès d’un laboratoire pharmaceutique. S’ajoutait à cela un goût du luxe qui l’avait amené à se faire cirer ses chaussures à l’Hôtel Marigny. 61 Neuf jours après avoir été nommé au gouvernement, il avait démissionné à la suite d’un contrôle fiscal. Plaidant la « phobie administrative », il n’avait pas déclaré, ni réglé ses impôts depuis plusieurs années. 62 Editorial, « Poitiers-Berlin, la faute du premier ministre », Le Monde, 10/06/2015

Page 40: Les polémiques médiatiques en France en 2015

40

de carre »63 et titre en Une « Valls marque contre son camp », Le Canard enchainé révèle

que plusieurs conseillers et ministres ont tenté de dissuader Valls d’aller voir ce match.

Le Parisien titre « La grosse gaffe ».

Certains titres locaux se montrent également virulents. Jean Levallois dans La presse de

la Manche sermonne : « Pour le prix de son voyage à Berlin, Manuel Valls s’est

finalement offert une leçon qui devrait le rendre plus modeste pour traiter de la vertu

des autres. »

Thomas Legrand, chef du service politique de France Inter, analyse la polémique

elle-même. « S’agissant de l’ampleur d’une polémique sur la gouvernance ou

l’exemplarité, il est aussi absurde de se demander si elle est disproportionnée que de

chercher à savoir si la force du vent lors d’une tempête est juste ou injuste. Elle est là. »

« Si elle prend ce n’est pas parce qu’elle est matraquée par les chaines d’infos mais bien

parce qu’il y a un malaise plus général s’agissant de la façon dont le pays est gouverné.

(…) Il y a en économie, sur les réformes, sur la réalité des efforts à consentir, une forme

de déni et d’insincérité de la part de ceux qui nous gouvernent. » Il lie la force de cette

polémique au décalage entre le discours et les actes du gouvernement. Il ajoute

finalement : « Aucune com’ ne peut rien contre un sentiment d’injustice et de

tromperie. »64

3.1.3. Réactions politiques

La polémique n’est bien évidemment pas uniquement le fait des médias. Cette

« faute » du Premier ministre est immédiatement critiquée par l’opposition qui dénonce

« un détournement des moyens de l’Etat ». Thierry Solère, député Les Républicains des

Hauts-de-Seine, rappelle que « l’argent public est très précieux », et Claude Goasguen,

député LR de Paris affirme que « C’est assez dérisoire quand on pense à tout ce qui a été

dit sur le bling-bling. »

Dans son propre camp, Manuel Valls subit des critiques. Christian Paul, député de la

Nièvre et chef de file de l’opposition socialiste à Manuel Valls durant les débats sur la

« loi Macron », dénonce « une forme de désinvolture à l’égard du reste du monde. Vu le

déficit de dialogue entre lui et les socialistes, il aurait dû rester à Poitiers. »

C’est également du Congrès que parle Brice Hortefeux, dans un sens différent, après les

excuses du Premier ministre. « Dans cette période, ce qui m’a choqué d’abord c’est le fait

que le Premier ministre en exercice se rende à trois reprises au congrès du Parti

socialiste. »

63 LAÏRECHE, Rachid et BRETTON, Laure, « Manuel Valls, mauvaise passe », Libération, 09/06/2015 64 Edito politique de Thomas Legrand, « Manuel Valls à Berlin », France Inter, 11/06/2015

Page 41: Les polémiques médiatiques en France en 2015

41

Florian Philippot, député européen et Vice-président du Front national, qualifie sur

Twitter le déplacement de « petit caprice footballistique de Valls pour deux équipes

étrangères. » Il tente ainsi de déplacer la polémique sur le terrain identitaire.

Toutes ces réactions mettent en évidence la polémique comme constitutive du jeu

politique. Avec chaque réaction, chacun tente de faire passer son propre message au

public. Christian Paul rappelle son opposition au Premier ministre. Florian Philippot

détourne habilement la conversation en insinuant que Manuel Valls ne s’occupe pas

assez des Français. Thierry Solère veut montrer que les Socialistes sont dépensiers et

mènent l’Etat à la ruine. Claude Goasguen prend sa revanche après des années de

critiques socialistes contre Nicolas Sarkozy.

Le jeu politique tourne à plein régime avec cette polémique, qui permet à chacun de

proposer une interprétation qui convient à ce que ses électeurs veulent entendre ou au

message qu’il souhaite leur faire passer. Encore une fois, c’est bien l’adhésion du public

qui est en jeu dans cette polémique. Les réactions politiques le prouvent. Le sujet se

prête parfaitement à la polémique, selon la définition que le personnel politique lui

prête, puisqu’il met en jeu une sensibilité établie du public français, et qu’il ne touche

pas un sujet trop grave, ce qui leur permet de s’étendre sans mauvaise conscience.

Quelques socialistes viennent à la défense du Premier ministre. Après l’annonce

de la décision de Manuel Valls de payer le coût de la prise en charge de ses enfants,

Bruno Le Roux, président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale, explique que le

Premier ministre « veut clore une polémique qui n’a aucune raison d’être (…), il faut

faire un geste. Un geste qui n’était pas obligatoire, mais qui est symboliquement fort. »

Pourtant, la polémique avait parfaitement lieu d’être. Elle correspond parfaitement à

toutes les définitions modernes d’une polémique médiatique. Elle représente par

ailleurs un débat de fond qui touche une sensibilité particulière chez le public français.

Xavier Bertrand joue sur cette corde sensible lorsqu’il déclare sur Europe 1 le 11 juin :

« Ce qui me gêne le plus c'est qu'il a mis cinq jours et qu'il a fallu un sondage accablant,

qui montrait la façon dont les Français critiquaient ce déplacement, cinq jours pour

avoir un mot, pour comprendre l'émotion des Français. (...) C'est un Premier ministre

qui gouverne en fonction des sondages. Il ne sent plus le peuple ».

L’accusation d’être déconnecté de la réalité est récurrente. Chacun son tour, les hommes

et les femmes politiques peuvent s’accuser de ne pas comprendre ce que vivent les

Français. Ce genre d’accusation éthique est, nous l’avons vu, constitutifs du discours

polémique. Comme le demande Catherine Kerbrat-Orecchioni, les propos de Xavier

Bertrand sont « disqualifiants », ils « attaquent une cible » et rejettent « agressivement »

l’attitude du Premier ministre.

Page 42: Les polémiques médiatiques en France en 2015

42

Parmi toutes ces réactions critiques de l’opposition, il est intéressant de relever

un son de cloche différent. Le député de l’opposition Henri Guaino prend la défense de

Manuel Valls sur I-télé, le 12 juin : « Je trouve ça plutôt sain, plutôt rassurant qu'un

Premier ministre ait encore assez d'humanité pour, de temps en temps, essayer de voir

ses enfants. Ca ne coûte rien au contribuable. (...) Le fait qu'il amène ses enfants, si ça

c'est un scandale, on est chez les fous ».

La polémique du voyage de Manuel Valls à Berlin s’est éteinte en une semaine.

Mais elle représente un pic d’attention médiatique considérable. Elle montre aussi

l’obsolescence d’une définition péremptoire de la polémique encore affirmée dans les

années 1980 comme relatif à un discours. Ici, l’enjeu de la polémique n’est pas un

discours, mais un acte.

Cela ne signifie pas que les polémiques mettant en jeu des discours soit pour autant

terminée. La polémique concernant les propos de Nadine Morano l’a prouvé. Nous y

reviendrons.

3.2. L’affaire de la jupe

3.2.1. La première interprétation : un combat mêlant laïcité et

féminisme

Le 28 avril 2015, l’Académie de Reims indique qu’une jeune fille a été

interdite de cours à deux reprises à cause d’une longue jupe noire, jugée

comme un signe religieux ostentatoire adopté lors d’une action

« revendicatrice » et « concertée » avec d’autres élèves. Patrice Dutot,

l’inspecteur académique des Ardennes explique à l’AFP : « La jeune fille n’a pas

été exclue, on lui a demandé de se représenter avec une tenue neutre et son

père semble-t-il n’a pas souhaité que l’élève revienne au collège. » Très vite,

une photo est postée de Sarah K.

Le même jour, Twitter s’emballe. En 24h, 25 000 tweets sont postés comportant le

hashtag #jeportemajupecommejeveux.

Page 43: Les polémiques médiatiques en France en 2015

43

Une courbe pareille montre un emballement, non plus des médias, mais du réseau social.

L’émotion est constitutive de cette polémique puisque le réseau réagit à chaud, en une

journée. Les tweets postés portent la polémique sur le terrain du combat féministe. Sur

Facebook, est organisée la « Journée de la jupe longue » où on appelle les femmes, et les

hommes, à porter leur jupe « comme ils le veulent », une jupe

analogue à celle de la collégienne.

Par ailleurs, sur Twitter, les messages utilisent de nombreux

visuels. On compare la longueur de la jupe de la collégienne

avec celle de femmes politiques, ou de la compagne de

François Hollande Julie Gayet.

L’absurdité de l’exclusion scandalise le réseau social, qui

s’empare de l’affaire et la porte sur le devant de la scène. La

polémique est telle que de nombreux journaux étrangers

traitent le sujet. Le New York Times publie un article sur l’affaire dès le 29 avril65. La

laïcité à la française surprend le monde entier : « Ce cas illustre le fossé entre la manière

dont les autorités françaises et les musulmans ont compris les règles de la laïcité » écrit

Alissa Rubin.

Jean Bauberot, sur le site Médiapart, écrit : « en l’an 2015, on en est à se poser des

questions essentielles pour la survie de la république, de la démocratie et de la laïcité

réunies : Quelle est la longueur de la jupe des élèves ? Si elle est longue : est-elle

uniformément noire ou comporte-t-elle des motifs ? Où cette jupe a-t-elle été achetée ?

(…) à ce rythme là, où en sera-t-on dans dix ans. Peut-être à déshabiller les jeunes filles à

l’entrée de l’école pour vérifier si rien ne pourrait pas être considéré comme

« islamique » en dessous ».66

Ce discours polémique prend pour cible une vision de la laïcité qui apparait

invraisemblable. Durant deux jours, la laïcité est tournée en ridicule car les motifs de

l’exclusion semblent absurdes. On accuse le collège d’islamophobie. Pour de nombreux

internautes, cette exclusion masque un racisme à peine voilé. Elsa Ray, porte-parole du

Collectif contre l’islamophobie en France dénonce : « C’est un des effets pervers de la loi

2004. Celle-ci prohibe le port à l’école de signes religieux, mais en aucun cas les jupes

longues ou quelque autre habillement que ce soit ! »

65 RUBIN, Alissa, « French school deems teenager’s sirt an illegal display of religion », The New York Times, 29/04/15 66 BAUBEROT, Jean, « Laïcité de la jupe : louange à toi Dame bêtise », Médiapart, 29/04/15

Page 44: Les polémiques médiatiques en France en 2015

44

La polémique est virulente, l’émotion est forte, et l’indignation se

propage comme une trainée de poudre. A en croire les tweets

que l’on voit passer comportant le hashtag

#Jeportemajupecommejeveux, de la statue de la Liberté à

Nathalie Kosciusko-Morizet en passant par les princesses Disney

ou Marine Le Pen en robe bleue lors du gala annuel du TIME,

toutes pourraient fouler le tapis rouge, mais se verraient refuser

l’autorisation de franchir le portail du collège. Dès le 28 avril au

soir, la polémique a atteint les milieux politiques puisque

Corinne Narassiguin, porte-parole du Parti socialiste, invitée sur

I-télé, dénonce « une perversion des principes de la laïcité. »

L’incompréhension est totale.

3.2.2. Un peu de nuance

Oui, l’indignation serait justifiée si la longueur de la jupe était effectivement en

cause. Mais cette polémique démontre un autre effet pervers du réseau social Twitter :

l’indignation en 140 caractères ne supporte pas la nuance.

Le 30 avril, après deux jours de polémique intensive, c’est au tour de Najat Vallaud-

Belkacem, Ministre de l’Education nationale, de réagir. Ses propos sont d’un tout autre

ton : « L’équipe pédagogique a fait preuve du discernement qu’on attend d’elle pour

juger du caractère prosélyte ou pas, non pas de la tenue, mais de l’attitude de l’élève. »

L’affaire prend alors un autre sens. Non, cette jeune fille n’a pas été privée de cours

parce que sa jupe était trop longue. Elle se serait concertée avec d’autres élèves pour

porter cette tenue pour remplacer le voile qu’elles portent en dehors de l’école, mais

enlèvent à l’entrée de l’établissement. Cette concertation s’était faite en réaction à un

incident lié au port du voile à Strasbourg : deux jeunes femmes de 21 et 22 ans avaient

été exclues de leur établissement au motif qu’elles avaient refusé de retirer leur foulard

pendant un cours de sport. L’affaire datait de 1999, mais la Cour européenne des droits

de l’homme (CEDH) venait de rendre son verdict, déboutant la contestation de

l’exclusion par les deux jeunes femmes.

Jean-Louis Bianco, président de l’Observatoire de la laïcité replace l’affaire sur le terrain

de la laïcité dans une interview à L’Express le 30 avril67 : « Il faut faire preuve de

discernement et surtout ne pas se focaliser sur la tenue mais principalement sur le

comportement. »

67 POLITI, Caroline, « Laïcité : ’’Cette jupe longue est-elle un signe de coquetterie ou de révolte ?’’ », L’Express, 30/04/15

Page 45: Les polémiques médiatiques en France en 2015

45

Cette polémique montre un type particulier d’engouement. Les médias se sont

fait ici le relai d’une indignation extrêmement forte exprimée sur les réseaux sociaux.

Mais le traitement médiatique portait principalement sur l’indignation elle-même plus

que sur les faits initiaux.

La mobilisation considérable derrière le cri de ralliement « Je porte ma jupe comme je

veux » est symptomatique du potentiel de viralité des émotions sur Twitter. Le réseau

encourage la réaction immédiate et l’affirmation sans nuance. Comme une trainée de

poudre, l’affect se propage sur Twitter avant que l’intellect n’entre en jeu.

Il n’est pas question ici de faire une étude psychanalytique approfondie du réseau, mais

de comprendre les mécanismes qui favorisent le développement d’une polémique et sa

circulation. Les réseaux sociaux offrent de nouveaux médias, au sens d’intermédiaires,

de nouveaux moyens de communication entre les acteurs du débat public, mais

également entre ses spectateurs. Par ailleurs, il transforme ces spectateurs en acteurs.

L’intérêt de Twitter est qu’il donne à chacun la possibilité de s’exprimer.

Marc Abélès affirme que « le sentiment qu’il est possible de se faire entendre d’un grand

nombre lorsqu’on délivre son message sur le réseau crée une véritable ivresse. »68

Lorsqu’on partage un lien, lorsqu’on commente un débat ou un fait d’actualité, on a

l’impression que cette participation peut être vue et reprise. L’émotion que provoquent

les sujets polémiques encourage les twittos à se joindre au mouvement, pour faire partie

d’un soulèvement collectif. Cela explique peut être en partie la rapidité de propagation

de la polémique de la jupe et de l’indignation qu’elle a provoquée.

Par ailleurs, les sujets en jeu dans cette polémique, la laïcité et son corollaire

religieux, sont parmi les sujets les plus sensibles dans la France de 2015.

3.2.3. La laïcité, sujet polémique en France

Cette polémique, si absurde soit-elle, est basée sur un sujet de société très

présent dans la France de 2015 : la laïcité. Ce terme si simple à définir auparavant, basé

sur une loi très claire de 1905, est devenue un sujet de discorde profond depuis la loi de

2004, qui interdit les signes religieux ostentatoire à l’école. Cette loi a amené une vision

agressive de la laïcité, revendicatrice.

Jean-Louis Bianco explique : « Depuis quelques années, l’islam est plus visible dans

l’espace public et médiatique. (…) Ce qui peut provoquer des crispations dans un

contexte de méfiance généralisée. Au-delà des amalgames entre terrorisme et religion

68 GREFFET, Françoise, Continuerlalutte.com, Les partis politiques sur le Web, Les presses de Science po, Paris, 2011, p.67

Page 46: Les polémiques médiatiques en France en 2015

46

musulmane, les rapports sont plus tendus, notamment à cause de la situation

économique. Parallèlement, les défenseurs de la laïcité sont beaucoup plus virulents. (…)

La laïcité ne doit surtout pas devenir une série d’interdits. Ce qui est à craindre, c’est

qu’en réaction à ce climat, les provocations augmentent. »

Le concept de laïcité, dont la France est si fière, qui laisse les anglo-saxons si

perplexes, perd de son évidence aux yeux des Français. La nouvelle définition induite

par la loi de 2004 apparaît plus restrictive. Le concept est désormais devenu un sujet de

discorde entre communautés. Asif Arif, Directeur de la Collection « Religion & Laïcités »

chez L’Harmattan, se pose la question : « Est-on en pleine validation d’une acceptation

de la laïcité qui semble moins relever d’un « vivre ensemble » que d’un « vivre à la

française » ? »69

L’utilisation du principe de laïcité par le Front national, ou la création en 2007 d’un

groupe islamophobe nommé Riposte laïque, sont des indicateurs d’une tentative par une

certaine frange de la classe politique d’une récupération du terme. « Ce n’est pas un

hasard si ces derniers temps, celle qui parle le plus de laïcité est Marine Le Pen : il ne

s’agit pas de défendre la liberté mais un discours contre l’immigration. » défend Jean-

Louis Bianco.

Les polémiques furent nombreuses en 2015 sur le sujet de la laïcité : l’affaire de

la jupe, le débat sur les menus sans porc dans les cantines scolaires, l’agitation autour

des églises prétendument transformées en mosquées, les crèches de la Mairie de

Béziers, la question du port du voile à l’université, le refus de la RTP d’afficher un

concert de soutien aux chrétiens d’Orient… La liste est sans fin.

Retrouvant l’une des thématiques originelles de la polémique, la religion, il est

important d’établir une distinction. Les polémiques théologiques portaient sur les écrits

religieux. Les polémiques sur la laïcité portent fondamentalement sur les lois de la

République et la façon dont elles encadrent ce principe que le maire de Chilly-Mazarin

nommait « sacro-saint ». Le paradoxe de l’expression semblait lui avoir échappé.

3.3. Nadine Morano et la « race blanche »

3.3.1. Les raisons de la polémique

Le 26 septembre 2015, invitée sur le plateau de l’émission de Laurent Ruquier On

n’est pas couché, Nadine Morano, alors candidate aux élections régionales en Meurthe-et-

Moselle, exprime des propos polémiques :

69 ARIF, Asif, « Un principe ayant le don d’affoler l’opinion publique : la laïcité », Les Echos, 04/09/15

Page 47: Les polémiques médiatiques en France en 2015

47

« Nous sommes un pays judéo-chrétien, le général de Gaulle le disait, de race blanche, qui

accueille des personnes étrangères. »

Elle ajoute :

« J’ai envie que la France reste la France et je n’ai pas envie que la France devienne

musulmane. »

Devant l’embarras suscité sur le plateau par l’emploi du mot « race », elle justifie ses

propos :

« C’est un mot qui est dans le dictionnaire, je ne vois pas en quoi il est choquant. »

Très vite, son parti, Les Républicains, se désolidarise de ces propos par la voix de son

porte-parole, Sébastien Huyghe qui estime qu’il s’agit d’une expression malheureuse. »

Devant la montée de la polémique, Nadine Morano maintient ses propos et dénonce le

mercredi suivant sur Europe 1 une « instrumentalisation, » notamment de la part d’Alain

Juppé qui avait déclaré que ces propos n’étaient « pas acceptables. » Elle annonce avoir

reçu « des milliers de mails » de soutien, y compris de « gens de couleur. » Le même jour,

Nicolas Sarkozy annonce avoir saisi la Commission nationale d’investiture pour, selon

un communiqué du parti Les Républicains, « retirer l’investiture en Meurthe-et-Moselle

à Nadine Morano. »

Le lendemain matin, 1er octobre, Nadine Morano maintient toujours ses propos et pose

la question : « Est-ce qu’une phrase, un mot, mérite une telle vindicte médiatique de sa

propre famille ? »

Denis Tillinac, dans Valeurs Actuelles, le 8 octobre, écrit : « On peut épiloguer sur

le mot « race » (…). Mais trêve de pinaillerie sémantique. »70 Mais c’est précisément la

sémantique qui est en jeu dans cette polémique. En invoquant le fait que le mot race

« est dans le dictionnaire », Nadine Morano déplace le débat sur la validité du concept de

race. Or, la définition du dictionnaire donne une précision de taille : « Catégorie de

classement de l’espèce humaine selon des critères morphologiques ou culturels, sans

aucune base scientifique et dont l’emploi est au fondement des divers racismes et de

leurs pratiques » (Larousse, 2015). L’emploi du terme par Mme Morano devient donc

immédiatement associé aux « divers racismes et leurs pratiques ». C’est donc bien le

vocabulaire et la « pinaillerie sémantique » qui provoque la polémique.

Cette polémique présente un intérêt particulier puisqu’elle met en jeu en débat

sémantique, doublé d’une controverse idéologique. Avec ce débat sémantique, on

70 TILLINAC, Denis, « Morano, le bouc émissaire », Valeurs Actuelles, 08/10/2015

Page 48: Les polémiques médiatiques en France en 2015

48

redécouvre la définition donnée par Rafael Micheli : « des discours à propos d’autres

discours »71.

La réaction aux propos de Nadine Morano est immédiate. Outre les politiques et

les médias, les réseaux sociaux s’en emparent.

Confirmant ce que Romain Segond nous disait sur les opinions tranchées,on constate

que l’émission On n’est pas couché du 26 septembre enregistre un taux de réaction

extrêmement fort après les propos de Nadine Morano. On dénombre par ailleurs près de

30 000 tweets en additionnant les mentions du compte de Nadine Morano et le hashtag

#morano le 30 septembre, jour de l’annonce de la saisie par Nicolas Sarkozy de la

Commission nationale d’investiture.

Mais si son parti abandonne Nadine Morano, ce n’est pas le cas d’une partie de

l’opinion publique. Si l’on en croit l’enquête Ifop-Fiducial pour Paris Match et Sud Radio

d’octobre 2015, Nadine Morano grimpe à 32% d’opinions favorables, progressant de

cinq points par rapport au moins de septembre. Nicolas Sarkozy, lui, perd deux points 72.

Par ailleurs, Nadine Morano progresse également de huit points parmi les

sympathisants de droite.

Par ailleurs, la polémique a fait changer Nadine Morano de stature à Droite. Sa

candidature pour les primaires de son parti à l’élection présidentielle était vue comme

un moyen de pression, une manière d’exister dans un parti qui la marginalisait peu à peu

depuis le retour de Nicolas Sarkozy. Depuis la polémique sur la « race blanche », elle

représente une certaine idée de la droite. Elle affirme haut et fort son opposition à

Nicolas Sarkozy et profite du temps médiatique que cette polémique lui offre pour

façonner son image. Invitée sur le plateau du journal télévisé du 20 heures de TF1, le

71 Cf 1.3.1. La passion au cœur du débat 72 http://www.parismatch.com/Actu/Politique/Sondage-Ifop-Nadine-Morano-fait-baisser-Nicolas-Sarkozy-845311 Cf, le tableau complet du sondage en annexe 1

Page 49: Les polémiques médiatiques en France en 2015

49

plus regardé d’Europe, le 8 octobre, elle a rassemblé plus de 6 millions de

téléspectateurs. Tristan Quinault Maupoil, dans Le Figaro du 9 octobre73, affirme que « le

Graal médiatique est maintenant à la portée de tous pourvu que le propos scandalise

suffisamment au point d’occuper la scène médiatique pendant plus de deux semaines. »

La polémique au centre de laquelle navigue Morano montre la puissance des

propos chocs et l’écho du thème de l’identité. Romain Segond constate que « les opinions

extrêmes, et souvent extrême-droite, tout ce qui va toucher des sujets liés à

l’immigration, à la religion, vont tout de suite amener beaucoup plus de réactions. C’est

assez impressionnant à voir. »

La sensibilité du public se montre toujours un facteur décisif dans l’impact d’une

polémique. Le thème de l’identité française est une des sources les plus abondantes de

polémiques depuis quelques années en France. Depuis la création du Ministère de

l’Immigration, de l’Intégration, et de l’Identité nationale en mai 2007 jusqu’aux réactions

aux drapeaux algériens vus dans les rues après des matchs de football, le sujet est un

puits sans fond pour les polémistes et les polémiqueurs.

Les propos de Nadine Morano ont touché juste, une corde très sensible et très grave. Le

débat autour du terme « race » est plus qu’une querelle sémantique en France.

3.3.2. Réactions médiatiques

Les propos de Nadine Morano ont évidemment été repris immédiatement par

tous les médias. Au sein des rédactions, plusieurs questions se sont posées. Les propos

de Nadine Morano ont été décortiqués, au point d’en arriver à faire un sujet : « Le

général de Gaulle a-t-il en effet prononcé ces propos ? »

Un sujet publié sur BFM TV est allé chercher la citation, tirée d’un ouvrage d’Alain

Peyrefitte : « Nous sommes quand même avant tout un peuple européen de race blanche,

de culture grecque et latine et de religion chrétienne. »74 On découvre que le propos

avait servi de slogan à une campagne d’affichage des jeunes du FN en 2009. Sa véracité

serait alors remise en cause. Alain Peyrefitte avait publié cette phrase à partir de notes

personnelles plus de 30 ans après la mort de de Gaulle. Alain Duhamel, sur RTL le 30

septembre, explique : « ça représente une culture qui était celle de la France à la fin de la

Seconde guerre mondiale. C’est vrai qu’on parlait comme ça. Aujourd’hui, on est dans

une autre culture, dans une autre époque. » Le 8 octobre, c’est Eric Brunet qui parle d’un

« anachronisme historique inacceptable. »

73 QUINAULT MAUPOIL, Tristan, « Polémique : après la jurisprudence Valls, la technique Morano », Le Figaro, 09/10/15 74 PEYREFITTE, Alain, C’était de Gaulle, Fayard, Paris, 1994

Page 50: Les polémiques médiatiques en France en 2015

50

Concernant les propos polémiques en eux-mêmes, la « pinaillerie sémantique » que

critiquait Denis Tillinac dans Valeurs Actuelles ne dure finalement pas longtemps. La

définition du mot « race » dans le dictionnaire est claire, et seule Nadine Morano

continue à affirmer qu’elle refuse de retirer ses propos. Néanmoins, sur le plateau de

TF1, elle affirme : « si des Français ont été blessés, je m’en excuse auprès d’eux. »

Une autre question se pose rapidement : Nicolas Sarkozy a-t-il bien réagi ?

Laurent Neumann affirme sur RMC le 8 octobre que oui, sans aucune doute, et ajoute : «

Pour Nicolas Sarkozy, Nadine Morano est une grenade dégoupillée. » En effet, sa

candidature aux primaires prend une autre dimension avec cette rupture. Le 30

septembre, le même Laurent Neumann avait affirmé : « Etant candidate à la primaire,

elle est en train de se préparer un champ d’intervention, une droite très droitisée, très

proche de ce que dit Marine Le Pen ».

Encore une fois, Thomas Legrand offre une analyse tranchée : « En excluant Nadine

Morano de sa tête de liste du Grand Est, Nicolas Sarkozy vire sa propre caricature. »

explique-t-il sur France Inter le 1er octobre. Il accuse également Nadine Morano de

répondre aux attentes des médias et de se complaire dans cette polémique et le rôle

qu’elle joue dans le paysage médiatique français : « Nadine Morano est invitée partout

pour être bête à l’antenne et faire du buzz. Ceux qui lui donnent la parole espèrent

qu’elle ressemblera à sa marionnette des Guignols. Elle le sait et répond à cette attente.

C’est le prix de son existence médiatique et politique. » Il approfondit son analyse et

dépasse la simple polémique : « La complexité disparaît du débat public et la majorité,

ou du moins la partie qui est silencieuse aujourd’hui, est celle qui ne réagit pas à brule-

pourpoint sur les questions identitaires par exemple. »75

Cette polémique, malgré le fait qu’elle appelle des questions profondes, n’est pas,

en elle-même, plus compliquée qu’elle n’en a l’air. Si les polémiques sont parfois causées

par une mauvaise interprétation, un emballement trop rapide des médias ou des

réseaux sociaux, celle-là apparaît simple. C’est parce qu’elle est simple qu’elle fonctionne

si bien. Elle joue sur des questions sensibles et propose deux positionnements

antagonistes immédiats.

3.3.3. Les réactions politiques

Mais les deux camps antagonistes, sur le plan politique, sont simples : Nadine Morano

apparaît seule face à tout son parti. La Gauche s’est peu exprimée sur cette polémique,

ainsi que le Front national, qui a préféré rester à l’écart de ce sujet sur lequel sa position

est sans ambiguïté.

75 LEGRAND, Thomas, « Edito politique », France inter, 01/10/15

Page 51: Les polémiques médiatiques en France en 2015

51

Néanmoins, Nadine Morano a reçu un soutien dont elle se serait sans doute passée

puisque Jean-Marie Le Pen a affirmé dans un communiqué que « pour avoir dénoncé une

évidence historique multiséculaire, Madame Nadine Morano subit un feu nourri de

critiques (…). Elle peut ainsi mesurer à ses dépens ce que pèse la gauchisation des

esprits dans les rangs de l’ex-UMP. » Marine Le Pen, interrogée sur Europe 1 le 1er

octobre, s’est contenté de dire que « Nadine Morano s’est pris les pieds dans le buzz, en

quelque sorte. »

Pour ce qui est de la Gauche, c’est Ericka Bareigts, député socialiste de la Réunion, qui

fait une intervention remarquée à l’Assemblée nationale la semaine suivante. Elle

attaque Nadine Morano, « du parti prétendument républicain » : « Pour moi, député

noire de la république, cette France décrite par Mme Morano n’est pas la mienne. (…)

Cette expression de Nadine Morano ne relève pas de l’erreur ne relève pas de l’erreur

malencontreuse. Elle a été préparée, répétée et confirmée. (…) Une torpeur

(…à)paralyse la France face à la montée de la haine de l’autre sous toutes ses formes. »

Elle est ovationnée par la Gauche de l’Assemblée. Manuel Valls lui répond : « il ne faut

plus accepter les dérapages que nous connaissons dans le débat public. » Le ton est

donné à gauche, la ligne est fixée, les propos de Nadine Morano se passent désormais de

commentaires.

C’est donc au sein de son propre camp que Nadine Morano a vu venir les critiques

les plus virulentes : « propos inacceptables » selon Alain Juppé, une « déclaration à la

tonalité exécrable » selon Nathalie Kosciusko-Morizet, chacun se démarque de l’électron

libre qu’est devenu Nadine Morano.

Mais c’est bien sûr la réaction de Nicolas Sarkozy qui a le plus d’impact : « Je n’accepterai

jamais que les républicains que nous sommes tombions dans la caricature, parce que la

caricature rend service à M. Hollande et à Mme Le Pen. (…) Vous êtes les bienvenus chez

les Républicains, vous êtes les bienvenus quelle que soit votre couleur de peau. »

déclare-t-il le 10 octobre lors d’un discours à l’occasion des Etats généraux de la

fédération Les Républicains de Paris. Il avait par ailleurs affirmé qu’il ne tolérerait

« aucun dérapage » après sa décision de saisir la Commission national d’investiture.

Même si Nadine Morano n’est pas explicitement citée, les phrases de Nicolas Sarkozy

laisse peu de place à l’ambiguïté. On retrouve dans ces propos l’idée de disqualification

de l’ ‘’adversaire’’ avec l’utilisation du mot « caricature ». Nicolas Sarkozy attaque Nadine

Morano en discréditant ses propos.

La réaction de Nicolas Sarkozy entre tout à fait dans la définition que Raphaël Micheli

donne du « discours polémique » : « Le discours polémique prend toujours pour objet un

discours autre et porte des jugements de valeur sur celui-ci (il peut, par exemple,

dénoncer les manquements de ce discours aux règles de la logique – discours

« irrationnel », « absurde » – et/ou à celles de la morale – discours « scandaleux »,

Page 52: Les polémiques médiatiques en France en 2015

52

« odieux »…). En cela, on peut dire que les locuteurs engagés dans une polémique font

usage du pouvoir de réflexivité des langues naturelles : ils tiennent des discours à propos

d’autres discours. »76

Jean Rottner, délégué national en charge des élus locaux, avait qualifié les propos de

Nadine Morano de « faute politique » sur RMC le 1er octobre. Il ajoute : « Les questions

raciales ne peuvent pas être un principe identitaire pour la nation française. Je crois que

c’est inacceptable. … Ce n’est pas une république d’exclusion, voilà les valeurs de notre

mouvement. (ces déclarations) sont contraires à ce que nous défendons dans notre

mouvement. Nous lui avons donné l’opportunité de revenir sur ses propos. (…) Hier, elle

a encore enfoncé le clou. »

Le terme de « faute politique » est très employé dans ce genre de cas. Le terme désigne

une erreur s’inscrivant dans le cadre politique. On ne condamne pas vraiment les

propos, mais leur décalage par rapport au discours politique que la personne est censée

tenir. Nadine Morano retourne d’ailleurs la critique vers Nicolas Sarkozy durant son

passage au 20h de TF1. On retrouve l’hypothèse d’une polémique où chaque locuteur

peut se critiquer de la même façon, chacun prétendant occuper la position d’autorité

morale. Nadine Morano prétend défendre la liberté d’expression au sein de son parti.

Nicolas Sarkozy défend les valeurs fondamentales de sa famille politique.

Cette dernière polémique montre que la « polémique » au sens propre n’est pas

morte. En effet, on parle bien d’un processus médiatique, mais ce processus médiatique

se fait l’écho d’un débat de fond, un « discours à propos de discours ». Il y a donc une

querelle sémantique, des discours disqualifiants, et une émotion indéniable face à un

sujet difficile.

Les trois polémiques traitées mettent en évidence trois sensibilités bien particulières de

la société française : le jugement envers le train de vie des dirigeants, la laïcité, et

l’identité française.

76 Micheli, Raphaël, Ibid., p.31

Page 53: Les polémiques médiatiques en France en 2015

53

CONCLUSION

L’année 2015 en France a été parsemée de polémiques diverses et variées.

Néanmoins, cette analyse permet de faire émerger des points communs. Ces points

communs tiennent là la définition contemporaine de la polémique, mais également à une

caractéristique qui n’a pas évolué : l’émotion. L’étymologie du mot reste encore fidèle

puisque la polémique implique de la violence, même si elle demeure souvent

symbolique.

Ce travail a été initié par une frustration. Certains sujets futiles développés encore et

toujours sur les chaines d’infos, répétés à longueur de journée, m’irritaient. Et la façon

dont ils traitaient l’information, relevant chaque commentaire, répétant encore et

toujours les mêmes réactions jusqu’à ce qu’une nouvelle apparaisse et relance la

polémique, me semblait stérile. Plus j’entendais le terme « polémique », moins je

respectais le concept.

Mais cette étude m’a permis d’en découvrir un sens plus profond, le sens originel, grâce

à l’étude de la définition, grâce à des conversations sans fins sur le sujet. Le terme

« polémique » est lui-même particulièrement sujet à polémique. La définition en est

complexe.

L’étude des polémiques m’a montré que ces cordes sensibles, graves ou aigues,

pouvaient avoir un sens et mettre en évidence les passions de la société française.

L’affaire de la « petite pipe », propagée grâce à ses titres racoleurs, montre la présence

d’un tabou sur le sexe, peu traité dans les médias, qui interpelle l’œil de l’internaute. La

polémique sur le voyage de Manuel Valls à Berlin montre l’intransigeance du public face

à l’utilisation de l’argent public. Celle de la jupe fait apparaître un sujet extrêmement

sensible : la laïcité. Enfin, les propos de Nadine Morano montrent qu’il existe encore des

polémiques au sens originel, des discours à propos de discours.

Malgré le ton critique envers les médias que cette étude aborde, il faut

reconnaître que ces polémiques sont souvent étudiées en profondeur par ces mêmes

médias, en témoignent les nombreux articles présents dans la bibliographie analysant

chaque phénomène de viralité.

Le paradoxe médiatique du choix entre l’intérêt du public et l’intérêt public est

effectivement un dilemme difficile. Ce dilemme est traité dans la série The Newsroom de

l’excellent Aaron Sorkin. Son fantasme d’une chaine de télévision intègre, dont le seul

but est le traitement objectif et profond d’une information d’intérêt public se heurte

logiquement à la difficulté du marché.

Mais la principale leçon à tirer de cette étude est probablement la connotation

devenue négative du terme « polémique ». Ce terme qui qualifiait tant de nobles débats

Page 54: Les polémiques médiatiques en France en 2015

54

d’idées est aujourd’hui sali par son utilisation banale. Lors de notre rencontre, Eric

Brunet concluait : « Vous avez raison, il y a polémique et polémique. Mais je trouve que

cet art français de se constituer dans cette théâtralité, avec le rationnel et l’irrationnel,

c’est simplement beau. »

Page 55: Les polémiques médiatiques en France en 2015

55

GLOSSAIRE

Buzz/Bad Buzz : Un buzz est un emballement médiatique sur la toile. Quand un contenu

est partagé par un très grand nombre de personnes en très peu de temps, il devient

viral. Et se répand sur le réseau à une vitesse très élevée. Un Bad Buzz est un

phénomène de cet ordre là, mais négatif. Souvent, le réseau se moque de quelque chose,

une vidéo, une photo ou un message. Souvent, l’objet de la moquerie est détourné de

façon ironique.

Follower : Sur Twitter, le follower suit le fil d’une personne. On parle aussi d’abonné. Si

je suis abonné au compte Twitter de Martin Schulz, dans mon fil d’actualité apparaitront

tous les tweets de Martin Schulz, ou ceux qu’il a retweeté.

Tweeter et retweeter : Si je tweete, j’envoi un message que j’ai rédigé via le réseau

Twitter. En retweetant le tweet de quelqu’un, je le partage avec mes propres followers.

Un Twittos est un utilisateur de Twitter.

Page 56: Les polémiques médiatiques en France en 2015

56

BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages

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modernes, Paris, Payot, 1982

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29/04/15 Editorial, « Poitiers-Berlin, la faute du premier ministre », Le Monde, 10/06/2015 FERAUD, Jean-Christophe, « Trendsboard : les médias shootés au buzz »,

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France Inter, 01/10/15 NEUMANN, Laurent, « Attentat déjoué : la polémique stérile », Le Point, 18/07/15 PACE, Baptiste, « Moyens de l’Etat : Valls trébuche, à son tour rattrapé par

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« Manuel Valls, mauvaise passe », Libération, 09/06/15 TILLINAC, Denis, « Morano, le bouc émissaire », Valeurs Actuelles, 08/10/15 VANDERBIEST, Nicolas, « #TelAvivSurSeine : d’un tweet à BFMTV, mode d’emploi »,

Rue 89, 11/08/15

Page 58: Les polémiques médiatiques en France en 2015

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LISTE DES ANNEXES

Annexe 1 : Sondage Ifop-Fiducial pour Paris Match et Sud Radio d’octobre 2015

Annexe 2 : Interview complète d’Eric Brunet, chroniqueur sur RMC, présentateur de

l’émission quotidienne « Carrément Brunet »

Annexe 3 : Interview complète d’Anthony Arridon et Paul Laroque, producteurs de

l’émission « Les Grandes Gueules » sur RMC

Annexe 4 : Interview complète de Romain Segond, Social media manager chez RMC

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Sondage Ifop-Fiducial pour Paris Match et Sud Radio

d’octobre 2015

Nadine Morano

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Interview complète d’Eric Brunet,

chroniqueur sur RMC, présentateur de l’émission

quotidienne « Carrément Brunet »

Est-ce que vous vous définiriez comme un polémiste ?

Oui. C’est un terme qui qualifie une famille de journalistes depuis très longtemps déjà.

Depuis la Révolution française il y a des polémistes. C’est compliqué les différents statuts de

journalistes. Il y a les polémistes, les billetistes, les éditorialistes, les faits-diversiers etc… et

c’est une catégorie de journalistes qui s’appuie sur les sujets qui sont polémiques ou, je

dirais plutôt, des journalistes poil à gratter, qui suscitent eux-mêmes la polémique. La

polémique, ce n’est pas quelqu’un qui dit « Tiens, Marine Le Pen a dit ça et Mélenchon a

répondu ça, mais alors… » et qui les renvoie dos à dos. Non. Moi je pense qu’un polémiste,

c’est un observateur de la chose politique et de la société qui appuie là où ça fait mal. Moi

je préfère cette définition là, d’être celui qui suscite la polémique.

Par exemple, aujourd’hui, il y a un sondage qui est sorti dans Le Parisien, une étude qui dit

que 60% des enfants de 8 à 14 ans ont peut de devenir pauvres. Moi aujourd’hui, je fais une

émission sur le thème « Je prépare mes enfants à la perspective d’aller chercher du travail à

l’étranger. » Et je dis, « Vous qui m’écoutez, faites la même chose, préparez vos enfants à

aller chercher du travail à l’étranger. »

Vous lancez vous-même une polémique.

Voilà, c’est ça.

Donc vous pensez qu’on peut être à la fois journaliste et polémiste ?

Oui. Historiquement, les polémistes sont des journalistes. En tout cas, c’est une des familles

des journalistes. Il y a avait, dans les grands journaux nationaux, avant la guerre de 40 ou

de 14, des polémistes. Après, ça s’est étendu et le terme s’est vulgarisé. Un polémiste, c’est

devenu une personne qui n’avait pas forcément une carte de presse. Mais tout ça est assez

flou.

Moi j’ai une histoire particulière, j’ai rendu ma carte de presse. Je ne voulais plus qu’on

m’appelle journaliste. Polémiste, ça me va, mais certains disent ici que je suis essayiste.

Donc votre rôle n’est pas tant de rapporter la polémique que de l’alimenter ou de

la susciter ?

Oui, de la susciter. Le mot « polémique » est souvent dévalorisé. Le polémiste suscite une

polémique sociétale utile. Il dit « Attention, il se passe ça aujourd’hui en France, ça n’est pas

Page 61: Les polémiques médiatiques en France en 2015

61

un phénomène souhaitable car à terme nous allons être dans une situation inextricable. »

Le polémiste est un lanceur d’alerte.

On est dans un monde où les journalistes sont de moins en moins formés. Je regardais Claire

Chazal hier, elle a fait HEC, Science po, elle est bardée de diplômes. Je ne croise plus du tout

de journalistes comme ça, avec ce niveau d’expertise et de connaissance. On a aujourd’hui

des journalistes qui sont salariés dans des entreprises de presse dont l’économie est fragile,

qui sont panurgiques, moutonniers, qui écrivent pour faire plaisir au rédacteur en chef,

pour être bien notés etc… donc en réalité, le polémiste est un des rares qui sort du troupeau

et qui peut jouer ce rôle de lanceur d’alerte.

Donc vous vous considérez comme un polémiste au sens noble ? Certains

journalistes vont se contenter de rapporter la polémique.

Eux, ce ne sont pas des polémistes. Le polémiste, c’est lui qui appuie, c’est lui qui fait mal.

Autrement, si c’est pour rapporter une polémique et éventuellement mettre un peu d’huile

sur le feu, ça s’appelle du journalisme. Le polémiste n’est pas là-dedans, c’est celui qui

génère et qui suscite de la polémique, celui qui dit « Mr le Président, le Président Finlandais

a prêté sa maison à des migrants, est-ce que vous allez prêter un de vos appartements de

Cannes, votre maison de Mougin, ou bien la résidence de Brégançon ? »

Comment choisissez-vous vos sujets ? Est-ce que c’est par rapport à ce que vous

pouvez entendre qui buzz sur les réseaux sociaux, ce que vous trouvez dans les

journaux, ou plutôt votre intérêt personnel ?

RMC a une approche très particulière qui est qu’ils ont fondé l’antenne sur des

personnalités qu’ils ont jugé être emblématiques. J’en fais partie. Je n’ai pas eu le choix. On

m’a dit « Arrête d’écrire tes papiers, sois toi-même. » C’est assez difficile parce que j’ai suivi

tous les cursus de l’école de journalisme. Je suis un pur journaliste. Un renégat, certes, mais

j’ai été à l’école de journaliste, j’ai fait un mémoire sur les conflits au sein des rédactions de

France 3, j’ai travaillé sur cette notion de conflit. Je suis un vrai journaliste, j’ai eu ma carte

de presse à 23 ans, j’étais présentateur des journaux de France 3. Ça été très dur d’accepter

l’idée qu’il fallait que je sorte de mon corps et que je devienne la personnalité centrale de

mon show. Mais maintenant j’ai compris, et pour répondre à votre question, je ne cherche

pas les sujets qui font le buzz, je fais ce que je pense moi. J’ai découvert qu’en faisant ça, ça

fonctionnait. Désormais, je ne me force jamais, ou alors c’est rarissime et je le vis très mal.

La polémique ce n’est pas un tweet que je vois à droite à gauche pour le fun, c’est des

choses que je vis moi-même. On n’est plus vraiment dans du journalisme, on est dans de

l’humeur.

Page 62: Les polémiques médiatiques en France en 2015

62

Quel est votre rôle au sein du flux d’information que les gens reçoivent chaque

jour ? Appuyer sur certains boutons ? Prendre les sujets que vous considérez

importants ?

Oui. Toute cette actualité qui tourbillonne autour de nous, elle a parfois des sujets qui sont

interpelant sur le plan personnel. Pas tous, moi je n’ai pas des avis sur tout. Mais parfois il y

a un télescopage intéressant entre ma perception des choses et l’environnement. Alors, bien

évidemment, j’ai le sens de l’audience. Je ne me raconte pas gratuitement. J’ai besoin de

sentir qu’il y a un sujet. J’ai besoin de sentir que quand on lance un truc le matin, untel

rebondit, un autre dit « Mais non », quelqu’un dit « Attends ça gêne personne que Zlatan

Ibrahimovic gagne tant, en revanche quand un chef d’entreprise a un bonus de 14 millions ,

tout le monde trouve ça scandaleux… » J’ai besoin de sentir ça. Quand je vois qu’autour

d’une opinion que j’exprime, ça clive un peu, là je suis heureux. Mais je me refuse à faire de

la polémique gratuite. Je le vivrais très mal.

La question suivante concerne votre positionnement sur Internet. Pourquoi est-ce

que vous avez choisi (ou accepté) le sondage « Carrément oui » ou « Carrément

non » ? Il semble qu’il serait possible d’apporter un peu de nuance ? Vous ne

pensez pas qu’en réduisant comme ça à deux possibilités antagonistes vous

trivialisez un peu certains sujets qui sont beaucoup plus compliqués qu’ils n’y

paraissent ? Où est la nuance lorsqu’on dit « Carrément d’accord » ou « Carrément

pas d’accord » sur des sujets comme : « La Grèce doit sortir de la zone euro » ou

« La loi sur les mineurs de Christiane Taubira ne doit pas passer ». Est-ce que ça ne

va pas à l’inverse du principe de l’émission ? L’émission explore un sujet, et vous

la réduisez à une phrase personnelle, une opinion simplificatrice.

Cette consultation est une photographie de l’opinion de ceux qui écoutent mon émission à

un moment donné. C’est vrai, par définition ce n’est pas complet. Mais un vote à l’élection

présidentielle c’est Oui ou Non, c’est Sarkozy ou Hollande. La vie est souvent duale. Je pense

que la nuance s’exprime ailleurs, elle s’exprime dans l’émission. La chose la plus importante

pour moi c’est l’émission. Ce vote donne une réalité tendancielle. Ce n’est pas un vote, ce

n’est pas une consultation nationale, ce n’est même pas un sondage puisqu’il faudrait des

critères d’âge, de sociologie etc… Donc moi j’appelle ça une consultation. Elle donne des

indications. Quand 80% des gens disent « la Grèce doit sortir de l’Europe », c’est une

indication. Vous avez raison, c’est une indication grossière, mais c’est le principe du vote.

En revanche, les gens qui m’appellent me disent « Je suis un peu gêné par la façon dont

vous présentez les choses, je pense qu’il y aurait une troisième voix… » La discussion, la

nuance, le discernement, je garde tout ça pour le show, les gens qui m’appellent. Et cette

consultation, je tiens à ce qu’elle demeure assez simple, assez basique parce que ça devient

compliqué de faire rentrer de la nuance là dedans.

Page 63: Les polémiques médiatiques en France en 2015

63

Mais il y a aussi la formulation « Carrément d’accord » ou « Carrément pas

d’accord »…

Oui, l’émission s’appelle Carrément Brunet. Mais les gens ont une opinion tranchée. Quand

les gens n’ont pas d’opinion tranchée, soit ils ne votent pas, ou alors ils appellent pour

donner leur avis.

Combien d’appels recevez-vous par émission ?

Hypothèse basse 200, hypothèse haute 400. Ce qui est plus que la plupart des émissions de

RMC.

Vous avez fait une émission « Les électeurs français sont les premiers

responsables de la médiocrité de nos partis politiques ». Est-ce que ce n’est pas la

même chose avec les médias ? Votre positionnement de simplification vient-il du

fait que les auditeurs demandent cela ? Ou plutôt les internautes ?

Donc le cercle vicieux que vous dénoncez en politique, il existe aussi dans le

monde médiatique ?

Je n’accepte pas cette observation parce que mon émission n’est pas vécue comme une

émission simplificatrice. Moi j’adore le discernement et je sais très bien que la vie est

toujours plus compliquée que ce qu’elle en a l’air. Je ne suis pas du tout un simplificateur. Je

vomis la simplification. On est dans un monde de complexité. Ce qui fait le charme et la

difficulté du monde actuel c’est la complexité. Je fais toujours l’éloge de la complexité. La

façon dont les problèmes sont posés par les journalistes que je combats ne me va pas du

tout. J’essaie tous les jours d’expliquer que c’est plus compliqué que ça. Je ne trouve pas que

mon heure à moi soit une heure de simplification.

Par ailleurs, le Brunet-métrie, c’est autre chose. Quand je trouve une bonne question, j’ai la

faiblesse de croire qu’elle est pertinente parce qu’elle ne reprend pas les éternelles

questions telles qu’elles sont posées par les journalistes qui font du manichéisme de bazar.

Vous voyez très bien comment la bien-pensance pose les problèmes, où elle met la limite, où

sont les gentils où sont les mauvais. C’est comme ça depuis des décennies. J’essaie justement

de casser cet espèce de manichéisme de western avec les méchants indiens et les gentils

cow-boys en posant des questions qui n’épousent pas la géographie du terrain habituel.

Mais vous avez raison, la simplification est le fait des médias. On a des médias qui sont

globalement abêtissants. C’est toujours le même son de cloche, c’est toujours la même

pensée unique. Je ne dis pas qu’il y a quelqu’un derrière pour dire « On va leur mettre ça

dans la tête », ce n’est pas vrai. Mais grosso modo la médiocrisation des journalistes génère

une médiocrisation des journaux, radio, télé, papiers, surtout radio/télé, et qui fait que,

chez des populations qui lisent de moins en moins de livres etc… ça devient parole

d’évangile et pour moi ça pose un problème.

Page 64: Les polémiques médiatiques en France en 2015

64

Mon approche est très critique sur la polémique lorsque le buzz démarre alors

que personne n’a perçu le fond du problème. Par exemple, lors de la polémique

sur la jupe d’une lycéenne qui avait été exclue de son lycée. On a crié tout de suite

à l’atteinte à la laïcité, sauf que ce qui était critiqué par le proviseur n’était pas la

longueur de la jupe mais le comportement prosélyte…

Mais vous ne pouvez pas faire le procès des polémistes et des lanceurs d’alerte parce qu’il y

a des cons qui s’amusent à buzzer sur Twitter et des abrutis qui prennent des positions

absurdes. Vous ne pouvez pas dire « la polémique c’est dégueulasse » parce qu’il se passe

ça.

Il y a des polémiques utiles, des polémiques inutiles. Il y a des polémistes cons, des

polémistes moins cons. Chacun a son opinion sur les choses. Mais la polémique échappe aux

polémistes aujourd’hui. C’est un espèce de sujet sociétal qui est suscité, généré, par les

politiques, un chanteur, BFM TV, Itélé, un passant, des gens qui sont là, un type qui tweete.

Donc moi je ne suis pas vendeur de polémique. Je trouve que ce matériau de la

confrontation d’opinion est très noble. J’en ai marre du positionnement du journaliste qui

joue la neutralité absolue et qui ne l’est pas. La première de mes souffrances, c’est ça.

La polémique est un moment saillant de la vie sociale autour duquel les gens émettent des

opinions. Ces opinions, si on les laisse aller comme ça, elles vont suivre le lit qui est tout fait,

tout prêt, de ce qu’on pourrait appeler la « bien-pensance », qui est un terme un peu

galvaudé. Mais si on laisse faire les choses, finalement, on nous a déjà balisé le chemin. Moi

ce que j’aime c’est trouver une route latérale et dire « Attention, ce n’est pas tout à fait

vrai. »

Mais le polémiste doit aussi accepter d’avoir tord. Il m’arrive aussi dans mes émissions de

dire « Ah tiens je ne savais pas ça. » C’est le principe de mon émission. J’émets des opinions,

on s’engueule fraternellement. C’est aussi dire « Je me suis gouré ». C’est un truc très

français, on ne dit jamais « je me suis gouré ».

Dernière chose : ma problématique s’articule sur comment les sujets qui font

polémiques peuvent permettre de déterminer quelles sont les sensibilités d’une

société. Ce type de discours est basé sur la violence des mots, sur une linguistique

particulière qui recherche le conflit, qui prend moins en compte la raison que

l’émotion. Est-ce que vous vous inscrivez dans cette logique de conflit ou vous

cherchez à dénicher la raison au milieu de l’émotion ?

Vous avez raison sur l’émotion et la passion. Le rationnel et l’irrationnel sont constitutifs

de la polémique. Moi je ne fais pas ce calcul. Je dis que la France a inventé la Droite et la

Gauche. Ce n’est pas rien. En 1790, nous avons inventé la Droite et la Gauche. Tout au long

du XVIIIe, tout au long du XIXe, le débat français a produit des échanges d’une qualité

Page 65: Les polémiques médiatiques en France en 2015

65

inouïe. Vous regardez les débats parlementaires, les bagarres dans les années 1910 entre

les débutés Barrès et Jaurès. C’était d’une violence brutale, abrupte. Mais c’était d’un

lyrisme éblouissant. Je suis accro à ce décorum républicain et à ce lyrisme là.

Donc je trouve ça beau. Et de façon presque chauvine, je trouve que c’est notre signature.

Quand on voyage un peu, on prend la mesure du fait qu’on est perçu comme les gens qui

ont inventé ce débat. Vous appelez ça polémique et vous semblez trouver que ce n’est pas

bien. Moi je pense que c’est notre signature nationale et que ça produit aussi des choses

éblouissantes. Je vous assure que dans le monde anglo-saxon, on ne polémique pas. Cet art

rhétorique, dialectique, fondé sur la confrontation des opinions, y compris dans la violence,

parce qu’il faut regarder les nom d’oiseaux qui sont échangés par nos parlementaires, il n’y

a pratiquement pas d’équivalent à l’époque dans le monde, c’est parfois violent. Mais ça

procède de la magie française.

Cette confrontation dans laquelle il y a du rationnel, et c’est vrai de l’émotionnel, je trouve

que c’est quelque chose qu’il ne faut pas qu’on perde. Le monde anglo-saxon est polissé. Oui,

moi j’aime cette polémique à la française.

Alors, vous avez raison, il y a polémique et polémique. Mais je trouve que cet art français de

se constituer dans cette théâtralité, avec le rationnel et l’irrationnel, c’est simplement beau.

Page 66: Les polémiques médiatiques en France en 2015

66

Interview complète d’Anthony Arridon et Paul Laroque,

producteurs de l’émission « Les Grandes Gueules » sur RMC

Est-ce que vous pouvez expliquer rapidement le concept de l’émission ?

PL : C’est l’inverse d’une émission de débat actuelle parisienne. La société civile qui vient

tous les jours s’exprimer sur l’actualité, avec un panel le plus représentatif possible de

Français. En tout cas, c’est ce vers quoi on tend. Nous n’avons pas la prétention de dire

qu’on y arrive.

AA : C’est un peu un diner de famille où se rencontre la population française…

PL : … Active. Nos critères, c’est un peu être le choc des mondes. Foutre un prêtre

totalement gauchiste en face d’un avocat de droite. Il n’y a que dans les GG qu’on doit

pouvoir venir chercher ce mélange un peu incongru. On met des gens qui n’ont pas grand

chose en commun entre eux, qui débattent des mêmes sujets, qui on forcément un point de

vue différent et qui s’affronte. C’est un débat d’idée différent.

AA : C’est à l’image des émissions de bandes. On a une bande de chroniqueurs, une petite

vingtaine, on touille et on en choisit trois par jour.

Au hasard ?

PL : Non, déjà par couleur politique en soi. C’est un des premiers critères.

AA : On essaye de plus en plus que la féminité soit représentée.

PL : Quand on prévoit les « tablées », qui va être dans l’émission, on se dit « ces deux là

s’entendent bien ». Certains ne s’entendent pas et ça rend le débat contre-productif. Ils ne

débattent même plus sur l’idée, ils s’envoient des pics, on sort du débat. Mais parfois, tout

peut les opposer, mais ils peuvent s’apprécier.

AA : Mais si on ne met que des gens de gauche autour de la table, le débat est moins

intéressant. On n’oublie pas non plus les auditeurs qui nous écoutent qui doivent se sentir

représentés. Tu te branches, tu dois pouvoir te reconnaître dans un des trois qui est autour

de la table.

PL : C’est aussi un modèle à l’américaine : avec une personnalité, tu construis un show. Là,

Alain (Marshall) et Olivier (Truchot) pilotent l’émission, autour d’eux tu construis quelque

chose. Mais l’émission est axée autour de la bande des GG.

Page 67: Les polémiques médiatiques en France en 2015

67

Comment recrutez-vous les GG ?

AA : C’est le fruit de rencontres improbables. Ça peut être des pistons. Une GG qui nous dit

« J’ai rencontré un gars, il est génial, c’est une vraie GG, on devrait le tester. »

Ça peut être un livre, un pamphlet. On peut faire venir l’auteur, on le trouve super bon, on

peut le tester en tant que GG.

PL : Ou quelqu’un qui se signale dans l’actualité par un cri d’alarme, une marche, un

lanceur d’alerte, quelqu’un qui pousse un coup de gueule qui est un peu médiatisé. On va

l’inviter à ce moment parce qu’il fait tous els plateaux, parfois on le garde.

Ça peut être aussi un auditeur. Il y a plusieurs auditeurs qui sont devenus GG par leurs

interventions au 3216. On les a repérés, on leur a dit de venir, on les a testés en direct à

l’antenne. Ce sont des gens qui ont un avis sur tout, tout le temps. Ça ne peut pas être des

gens trop conventionnels, ils sont tous un peu fous à leur manière. Une folie positive.

AA : On lance aussi des opérations de recrutement.

Comment choisissez-vous vos sujets ? Ils calent à l’actualité toujours ? En fonction

de ce qui fait parler en ce moment ? A partir de quel degré de reprise médiatique

décidez-vous qu’un sujet doit être abordé dans les GG ?

AA : Un peu tout à la fois.

Notre feeling est par rapport à la population qui nous écoute. On sait ce qui marche avec

nos auditeurs.

Qui sont ?

PL : Le cœur de cible, ça reste du 35-40 ans, majoritairement masculin, profession libéral,

artisan ou indépendant. On est beaucoup écouté par les gens qui sont en bagnole.

L’infirmière libérale qui fait de l’assistance à domicile, le taxi, le boulanger, le buraliste, le

restaurateur.

AA : C’est assez rural. Mais on est aussi devant Europe 1 sur les CSP supérieures et en Ile de

France.

PL : Mais on peut se faire la réflexion sur un sujet : « Non, c’est trop parisien. » Il faut

qu’une majorité d’auditeurs se sentent concernés.

Ensuite, il faut qu’il y ait un sujet à débat. On revient vers la polémique, mais ce n’est pas

forcément que sur du buzz médiatique. On fait pas mal de petits sujets de vie quotidienne.

Page 68: Les polémiques médiatiques en France en 2015

68

Par exemple, il y a eu un sondage sur « Combien vous manque-t-il pour vivre

confortablement par mois ? ».

AA : Mais on a aussi nos marronniers : la clope, les radars, les péages. Tout ce qui touche

une masse de population très importante au quotidien, là pour nous c’est jackpot. On sait

que le sujet va bien fonctionner. Quand on fait des sujets trop techniques, ça ne marche pas

toujours. Quand on fait des sujets trop politiques, pareil.

PL : Oui, la politique ça gave les gens, surtout depuis un an et demi. Même la grosse

polémique, les gens se détournent un peu. Après, les gens écoutent mais n’appellent pas

forcément.

Qu’est-ce que vous appelez « la grosse polémique » ?

AA : L’affaire Bygmalion, le voyage de Valls en avion.

PL : La grosse polémique ça peut être une petite polémique d’une journée.

Comme la polémique sur la « petite pipe » de Patrick Sébastien ?

PL : Ça, c’était un excellent sujet.

Votre émission se nourrit de ce genre de polémique ?

PL : Oui, mais je ne supporte plus ce reproche de « c’est du populisme ». Très rapidement,

quand on traite ce genre d’infos, on mêle de gros sujets avec des sujets plus détendus. C’est

pour ça que la pipe de Patrick Sébastien, après un sujet économique, oui c’est parfait. On

n’en fait pas non plus une heure, on va faire 20 min, on va déconner avec.

Est-ce qu’il y a des sujets ou des grands thèmes que vous voyez revenir plus

régulièrement que d’autres ?

AA : L’emploi.

PL : La difficulté, c’est que nos sujets ne sont pas toujours collés à l’actualité nationale.

Parfois, on aime prendre de tout petits sujets trouvés dans de la presse régionale. Donc

c’est très varié.

Est-ce que vous diriez que l’émission à pour objectif de susciter des polémiques ou

plutôt de parler de polémiques déjà existantes ?

AA : On en crée.

Page 69: Les polémiques médiatiques en France en 2015

69

PL : Mais on fait du débat, on crée notre actu Grande Gueules.

Mais on surfe sur des questions qui amènent controverses, qui amènent polémique.

C’est surtout pour le débat GG qu’on met en ligne, la grosse question, sur laquelle on

appelle les internautes à réagir. Quand on lance une question, on sait que les gens seront

forcément pour ou contre.

AA : On connaît aussi nos auditeurs, on sait quels sont ceux qui se mobilisent sur internet.

C’est comme un Trip advisor de l’information, les gens commentent plus facilement un

restaurant s’ils l’ont trouvé dégueulasse. L’actualité c’est pareil. Si tu n’es pas content, là tu

appelles.

PL : Pour la question on prend souvent la comparaison : c’est la question qui fait parler à la

machine à café. Quel est le sujet qui fait réagir les gens ? Quelle est la question qui va

amener controverse, donc polémique ?

Donc vous prenez des sujets polémiques et vous en débattez dans votre émission.

Qu’est-ce que vous pensez du reste du traitement médiatique des grandes

polémiques, par les chaines d’info ou les sites internet ?

PL : Alors, c’est très subjectif, et je nous inclus dedans, mais je trouve que c’est trop rapide.

On s’emballe très vite sur beaucoup de chose.

AA : C’est l’effet « chaines d’infos » aussi.

PL : Oui, et on va beaucoup plus vers une « BFMisation », comme ils disent, de l’info. Mais

peut être qu’avant on prenait plus le temps d’aller au fond des choses avant de balancer

des cailloux dans l’eau. Je ne dis pas « c’était mieux avant », mais je trouve qu’effectivement

ça va un peu trop vite.

AA : Puis il y a des polémiques qui paraissent tellement futiles sur lesquelles on revient.

PL : D’un autre côté, je vais me faire l’avocat du diable : tout le monde tombe à bras

raccourcis sur BFM TV, mais ce que j’adore c’est qu’aujourd’hui c’est la première chaine

d’info de France. Tu vas dans n’importe quel bistro, ils mettent BFM. Tout le monde déteste,

mais en même temps tout le monde les regarde.

Et c’est une fatalité ?

AA : Je ne sais pas, mais il y a une énorme masse d’info qui n’est pas digérée.

PL : Et on a tendance à passer très vite à autre chose.

Page 70: Les polémiques médiatiques en France en 2015

70

AA : Une énorme actualité qui va faire la Une pendant une journée, et va être

complètement oubliée le lendemain parce qu’une autre a pris sa place.

PL : Oui mais ça c’est le temps médiatique.

AA : C’est des feuilletons. On a eu Charlie Hebdo, puis Bygmalion, puis les migrants.

Aujourd’hui CH est tombé un peu dans l’anonymat. Les ventes sont carrément retombées.

PL : Mais en France, on a encore des limites par rapport au modèle d’info américain. On est

encore loin de la Trash society façon CNN et consorts.

Quel est le rôle de votre émission dans le flux d’information que reçoivent les gens

chaque jour ?

AA : C’est un condensé d’opinions sur plusieurs actualités du moment. On suscite la

réflexion, on amène l’auditeur à trancher. L’auditeur écoute, sur un sujet donné, des avis de

gens complètement différents. On lui apporte une masse d’arguments et après il fait son

choix.

PL : Susciter la réflexion puis la réaction.

Page 71: Les polémiques médiatiques en France en 2015

71

Interview complète de Romain Segond,

Social media manager chez RMC

Vous êtes donc Community manager ?

C’est mon titre, mais si on veut être plus rigoureux, il faudrait dire « Social media

manager ». Un CM gère un compte. Moi je manage tous les comptes RMC, Bourdin, Grandes

Gueules, Brunet… Un CM, c’est celui qui s’occupe opérationnellement d’un compte.

Quel est votre rôle, en tant que chargé de communication numérique ?

Assurer la présence de RMC sur les réseaux sociaux.

Est-ce que faire ce travail chez RMC présente une particularité ? Est-ce que ce

serait la même chose dans d’autres radios ?

D’autres radios ce serait essentiellement pareil, à la différence près que RMC a une

stratégie basée sur des personnalités fortes, des émissions incarnées, ce qui se voit peu

ailleurs. Ça impact directement le Social media. On a des marques émissions très fortes et

des comptes émissions très forts, du type de celui d’Eric Brunet, de Jean -Jacques Bourdin,

des Grandes Gueules, de Vincent Moscato, de Brigitte Lahaie… On le retrouve très peu chez

d’autres radios. C’est aussi dû au fait que chez RMC la grille n’a pas bougé depuis 10 ans.

Dans les autres radios, c’est la valse tous les ans, c’est dur de construire des communautés

sur la longueur.

La différence est que nous avons un écosystème plus large à gérer parce que chaque

émission est une marque. Ça demande un peu plus de moyens pour le faire vivre.

Est-ce que vous gérez différemment chaque compte ?

Oui. Lahaie est un ton différent de Bourdin, on ne va pas prendre la parole de la même

façon. Même si, sur Twitter, c’est tellement court que c’est compliqué de nuancer. Il y a une

différence dans la nature des contenus et dans la façon de les pousser. Certes, il y a les

comptes émissions, mais il y a aussi les comptes « marque » : RMC info, RMC sports, il y a

des temporalités différentes. Le compte émission va vivre surtout pendant le live, alors que

le compte RMC va être diffus tout au long de la journée.

Sur le compte RMC, on va partager aussi des contenus qui vont être complètement

déconnectés de la radio elle-même, des actualités, des choses comme ça. Avec un compte

émission on est obligé de se rattacher purement à l’émission. Celui qui suit les GG, il ne veut

Page 72: Les polémiques médiatiques en France en 2015

72

pas l’actu différente des GG. Il vaut juste suivre sa marque. Alors que RMC a une vocation à

traiter l’actu plus largement que ce qu’il se passe sur l’antenne.

Est-ce qu’il y a un vrai lien en direct entre les comptes Twitter des émissions et

l’émission elle-même ? Est-ce qu’il y a beaucoup d’activité sur Twitter sur le

compte de l’émission pendant l’émission ?

Absolument. Après il faut savoir que chez RMC, le sport est externalisée à une agence

intégrée au groupe, donc spatialement et stratégiquement on ne fait pas les choses

ensembles. Moi je suis surtout en charge de l’info.

Sur l’info, j’ai mis en place un live-tweet quasi-systématique pour chaque émission. Ce

n’était pas du tout le cas avant. C’est fait avec le compte émission, sauf la matinale de JJ

Bourdin qui est aussi live-tweetée avec le compte RMC parce que c’est ce qu’il y a de plus

important pour une radio. Il faut mettre le paquet.

Comment tu choisis les sujets qui méritent une publication Facebook, les phrases

qui méritent d’être tweetées ?

Ça m’appartient complètement, ou c’est le CM qui en prend la responsabilité. C’est lui qui

va choisir de relayer telle ou telle parole. Mais toute l’équipe de l’émission s’y met aussi. Si

tel invité dit quelque chose, il peut soit y avoir un producteur qui dit « ça, il faut le

tweeter », soit un animateur en studio qui le signale, tout le monde écoute l’antenne et tout

le monde a son propre jugement sur ce qui est important de mettre en avant ou pas. Au

final, le CM va le faire. 80% des tweets émanent directement de la volonté du CM et 20%

seraient demandés par l’équipe environnante.

Facebook, c’est très différent. On publie beaucoup moins sur Facebook que sur Twitter. Il

faut partir du principe qu’un tweet, ça dure 5 minutes, un post Facebook, ça dure une

heure. Facebook est plus déconnecté de l’antenne, on va annoncer le programme avant, on

va sortir un moment fort en vidéo, des choses plus déconnectées.

Twitter, on essaye de coller au direct. L’outil est différent. Les tweets se classent de façon

temporelle, ce qui n’est pas le cas sur Facebook ou l’algorithme peut remettre un post deux

heures plus tard. Ça n’a aucun sens de partager un truc qui vient d’être dit ou de dire

« Réagissez maintenant » ou « Ecoutez ça maintenant ». Il faut voir Facebook comme des

publications plus qualitatives, déconnectées du direct.

Comment on choisit le titre d’une publication Facebook ?

Ça dépend du type de contenu. Si c’est une opinion, c’est à dire une vidéo de quelqu’un qui a

dit quelque chose de choc, le titre va être la citation, souvent contextualisée, par

exemple « Air France : « citation » ». La photo est censée incarner donc forcément c’est la

Page 73: Les polémiques médiatiques en France en 2015

73

tête de l’invité. On se sert de l’espace sur Facebook soit pour apporter un élément de

contexte supplémentaire, soit pour donner sa propre opinion dessus, soit pour le tourner en

dérision, faire une blague. Il faut se dire que le titre de l’article, c’est ce qui va être

accrocheur et descriptif, et le commentaire Facebook, c’est là que nous allons prendre la

parole. On doit parler directement à celui qui va nous lire. Avec ce commentaire, il faut

avoir une plus-value. La personne qui nous lit doit se dire « Là il me parle, il est complice

avec moi », il faut qu’il y ait de la proximité et de l’humain alors que le titre est beaucoup

plus froid.

Ça c’est pour une opinion. Si c’est une information, forcément c’est l’information qui va

primer. L’accroche du dessus est très subjective. Je me bats un peu là-dessus en ce moment.

Les Web-rédacteurs ne sont pas très au fait des bonnes pratiques là-dessus et ont tendance

à remettre des citations, c’est souvent froid, ça ne touche pas beaucoup les gens. On a fait

des tests ces derniers temps en mettant des accroches plus personnelles, plus cools.

Forcément, ça accroche beaucoup plus et ça peut être de l’ordre du double ou triple en

termes de visibilité et d’engagement sur la publication.

Sur Twitter ?

C’est plus court donc c’est toujours la même mécanique. C’est « Contextualisation : citation

forte/info forte, le lien, un visuel qui l’incarne bien, et souvent un hashtag qui permet de le

référencer. »

Et niveau utilisateurs ? Quel genre de réponse tu as sur les différents RS ?

Alors le public sur Twitter est plus diplômé, plus urbain que celui sur Facebook. Mais de là

à dire que ça impacte directement la nature des commentaires, ce serait un peu

présomptueux.

Sur Facebook, les gens profitent évidemment d’avoir de la place pour parfois s’étaler

pendant des lignes. Mais très franchement, ce ne serait pas très sérieux de dire que l’un est

plus pertinent que l’autre. Il y a du génie et de la connerie dans les deux.

Est-ce que vous observez certains sujets qui fonctionnent mieux que d’autres, en

terme de reprises/partage/commentaires ? Quels sont les types de sujets qui vont

faire réagir ?

Alors il faut dissocier l’information de l’opinion. C’est difficile de dire qu’une information

marche mieux qu’une autre. C’est plus un degré d’intensité.

En revanche, tout ce qui a attrait à l’opinion, on se rend compte que plus l’opinion est

tranchée, plus elle amène de la réaction. Au delà du fait qu’elle soit tranchée ou lisse, il y

aurait un autre curseur : l’appartenance politique à laquelle elle se réfère. On se rend

Page 74: Les polémiques médiatiques en France en 2015

74

compte que les opinions extrêmes, et souvent extrême-droite, tout ce qui va toucher des

sujets liés à l’immigration, à la religion, vont tout de suite amener beaucoup plus de

réactions. C’est assez impressionnant à voir.

En purs termes quantitatifs, nous avons reçu Philippe de Villiers la semaine dernière qui a

été assez brutal sur la religion, sur la crise des réfugiés… On a fait notre record absolu de

réactions sur Twitter ce matin là avec 4500 tweets environ. On tourne en moyenne à

1500/2000 tous les matins. Ça alliait à la fois le côté très tranché de l’opinion assumée et

un curseur politique très à droite auquel réagissent bien nos communautés.

Les retweets ont été trois à quatre fois plus importants que d’habitude. Et le RT marque

une adhésion. On peut dire qu’il y avait plus d’adhésion que de rejet.

Comment est-ce que vous définiriez un sujet polémique ?

C’est un sujet sur lequel on se positionne d’une manière ou d’une autre. C’est un sujet qui

amène un pour/contre et une prise de position intuitive d’un côté ou de l’autre par rapport

à ce sujet.

Est-ce que vous voyez, dans votre position, des sujets que l’on nomme

« polémique », qui montent et retombent dans la journée ?

Entre nous, on ne parle pas de polémiques. On ne se dit pas « on va en faire une

polémique ». On se dit que des choses vont mieux marcher que d’autres. Ce qui est

intéressant pour nous c’est « Qu’est-ce qui va marcher ? ». On ne peut pas savoir sur le

moment. Quand on a reçu Jean-Marie Le Pen, on ne pensait pas que ça allait être l’affaire

du siècle et que ça allait faire exploser le FN. On s’est dit « Ces propos, ce n’est pas rien, ça

mérite d’être mis en avant et poussé. » On pousse des contenus, c’est très compliqué

d’anticiper vraiment l’appropriation que les gens vont s’en faire derrière et les

répercussions médiatiques. On ne peut pas anticiper ça.

Parfois, on pense que des propos sont importants et on s’aperçoit en les poussant que même

l’AFP ne l’a pas repris. Sur l’affaire Morano, on a reçu Jean Rottner, maire LR de Mulhouse.

Il a offert une porte de sortie à Morano en lui proposant de présenter des excuses écrites.

On savait que Morano était en Russie, on l’appelle. Nos journalistes l’appellent hors

antenne. Ils lui disent que Rottner lui propose ça, et elle dit qu’il en est hors de question. On

avait déjà sorti l’info qu’une porte de sortie s’ouvrait à elle. On sort immédiatement l’info

qu’elle refuse de faire des excuses et qu’elle est prête à passer devant cette commission.

Là, on pousse l’info, on la met en avant sur les bandeaux à la télé, on le tweete etc… Et on se

dit que l’AFP va au moins le reprendre, mais je ne crois pas qu’ils l’aient fait.

Page 75: Les polémiques médiatiques en France en 2015

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Du coup, comment savoir ce qui va marcher ? C’est quoi la stratégie pour que les

gens cliquent sur le lien ? Quels sujets mettre en avant ? Des sujets sensibles ? Des

sujets racoleurs ? Faire des titres « aguicheurs » ?

Ça, oui, forcément. Après, mon objectif n’est pas que les gens aillent sur le site. Mon objectif

est que la marque RMC s’imprime dans l’esprit des gens, d’une manière ou d’une autre. Le

but est que les gens retiennent le nom « RMC ». Le modèle économique d’une radio est basé

sur la publicité et les tarifs de cette publicité sont indexés sur l’étude médiamétrie qui sort

tous les trois mois. C’est tout le marché de la pub qui se base là dessus. Cette étude est faite

en appelant des gens et en leur demandent ce qu’ils ont écouté hier. C’est ça le nerf de la

guerre pour les radios. Une radio n’a qu’un but, c’est que si on appelle quelqu’un, qu’on lui

demande ce qu’il a écouté hier à telle heure, il dise « Ma radio et telle émission ». D’une

manière ou d‘une autre il faut que les gens sachent que RMC existe, qu’il y a Bourdin le

matin, les GG à telle heure… C’est ça qu’on essaye d’imprimer au maximum.

Ma mission c’est de déployer la marque sur tous les supports possibles.

On se passe un peu de la morale. On ne veut pas vraiment élever les consciences, on veut

que les choses soient vues, que ça marche.

Vous voulez faire le buzz ?

En un sens oui, mais ce n’est pas un objectif premier. Vouloir faire le buzz c’est pour moi le

meilleur moyen de faire un bad buzz. Ça peut être très destructeur pour une marque.

On ne cherche pas à faire le buzz, on cherche à être visible en essayant d’allier le

quantitatif et le qualitatif. On cherche aussi à parler à notre communauté en lui donnant ce

qu’elle veut, forcément en étant un peu racoleurs, mais je pense que c’est un peu le propre

de tous les médias.

Est-ce que vous faites de la veille sur les autres sites d’info pour savoir si un sujet

va être repris par beaucoup de monde ?

Oui, bien sûr. On utilise un outil qui s’appelle Trendsboard. Il permet en temps réel, en

fonction de thématiques, actu, politique sport… de faire remonter les contenus qui sont les

plus partagés en ce moment, les plus tweetés, les plus likés sur Facebook, les mieux notés

sur Google. Il y a tous les indicateurs possibles. En temps réel, on voit les sujets qui

remontent, on peut créer des veilles par occurrence de termes. On peut jouer avec tous les

curseurs. On voit tout de suite ce qui marche le mieux sur toutes les thématiques.

Forcément, les rédacteurs Web utilisent ça pour leurs choix éditoriaux.

Ils ne vont plus faire de l’investigation, aller chercher l’info. Ils voient que cette info

marche, ils la publient.

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TABLE DES MATIERES

1. LES POLEMIQUES : DEFINITIONS ET EVOLUTIONS

1.1. LA DEFINITION CLASSIQUE DE LA POLEMIQUE ……… 9

1.1.1. ORIGINE DU TERME

1.1.2. SENS PREMIER : LA CONTROVERSE RELIGIEUSE

1.1.3. DEBATS LITTERAIRES

1.2. L’EVOLUTION DU DISCOURS POLEMIQUE ……… 15

1.2.1. L’UTILISATION DU TERME EN FRANCE A LA FIN DU XXE SIECLE

1.2.2. DISQUALIFIER L’ADVERSAIRE

1.3. LA POLEMIQUE AU XXIE SIECLE ……… 18

1.3.1. LA PASSION AU CŒUR DU DEBAT

1.3.2. L’ESPACE D’EXPRESSION DE LA POLEMIQUE

1.3.3. LA POLEMIQUE CONTEMPORAINE

2. LE CIRCUIT D’UNE POLEMIQUE MEDIATIQUE 2.1. L’EVENEMENT ET LA NAISSANCE DE LA POLEMIQUE ……… 24

2.1.1. NAISSANCE D’UNE POLEMIQUE : L’AFFAIRE DE LA « PETITE PIPE » (MAI

2015)

2.1.2. LE PROBLEME TWITTER

2.2. LA REPRISE MEDIATIQUE ……… 29

2.2.1. LE ROLE DE LA POLEMIQUE POUR UNE ENTREPRISE MEDIATIQUE

2.2.2. LE TRAITEMENT DE LA POLEMIQUE

2.3. APOGEE ET CHUTE D’UNE POLEMIQUE ……… 33

2.3.1. REPRISE POLITIQUE

2.3.2. LA FIN D’UNE POLEMIQUE

3. TROIS POLEMIQUES A LA LOUPE 3.1. LE VOYAGE DE MANUEL VALLS A BERLIN (JUIN 2015) ……… 37

3.1.1. LES RAISONS DE LA POLEMIQUE

3.1.2. REACTIONS MEDIATIQUES

3.1.3. REACTIONS POLITIQUES

3.2. L’AFFAIRE DE LA JUPE (MAI 2015) ……… 42

3.2.1. LA PREMIERE INTERPRETATION : UN COMBAT MELANT LAÏCITE ET FEMINISME

3.2.2. UN PEU DE NUANCE

3.2.3. LA LAÏCITE, SUJET POLEMIQUE EN FRANCE

3.3. NADINE MORANO ET LA « RACE BLANCHE » (SEPTEMBRE-OCTOBRE

2015)………46

3.3.1. LES RAISONS DE LA POLEMIQUE

3.3.2. REACTIONS MEDIATIQUES

3.3.3. REACTIONS POLITIQUES

Page 77: Les polémiques médiatiques en France en 2015

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LES POLEMIQUES MEDIATIQUES

EN FRANCE EN 2015

DEFINITIONS, EVOLUTIONS, SIGNIFICATIONS

Ce mémoire tente d’analyser le concept de « polémique » dans la société

médiatique française actuelle. Les multiples définitions du terme rendent essentielle une

réflexion préliminaire sur les différentes acceptions du terme. L’analyse de l’évolution

de la définition permet de nourrir la réflexion qui suit et d’inscrire ce mémoire dans un

corpus déjà existant et varié.

La définition du concept permet d’étudier le pourquoi et le comment du processus

d’évolution d’une polémique dans la société médiatique instantanée dans laquelle nous

visons. La multiplicité des réseaux, des plateformes d’informations, a fait croitre de

façon exponentielle le potentiel d’évolution des objets de polémiques et rendu plus

difficile leur interprétation superficielle.

C’est pourquoi l’étude approfondie des quelques polémiques ciblées permet mettre en

évidence des sujets sensibles dans la société française, dont le débat public apparaît

aujourd’hui si troublé.

Mots clés :

Polémique

Politique

Internet

Twitter

Réseaux sociaux

Médias

Sensibilité

Société