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Presses Universitaires du Mirail Meurtriers‚ faites et bandoleros : lorsque le vals péruvien chantait la trangression et la norme Author(s): Gérard BORRAS Source: Caravelle (1988-), No. 88, Chanter le bandit. Ballades et complaintes d'Amérique latine (juin 2007), pp. 157-175 Published by: Presses Universitaires du Mirail Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40854334 . Accessed: 14/06/2014 05:30 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires du Mirail is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Caravelle (1988-). http://www.jstor.org This content downloaded from 195.78.108.81 on Sat, 14 Jun 2014 05:30:35 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Chanter le bandit. Ballades et complaintes d'Amérique latine || Meurtriers‚ faites et bandoleros : lorsque le vals péruvien chantait la trangression et la norme

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Presses Universitaires du Mirail

Meurtriers‚ faites et bandoleros : lorsque le vals péruvien chantait la trangression et la normeAuthor(s): Gérard BORRASSource: Caravelle (1988-), No. 88, Chanter le bandit. Ballades et complaintes d'Amérique latine(juin 2007), pp. 157-175Published by: Presses Universitaires du MirailStable URL: http://www.jstor.org/stable/40854334 .

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CM.H.LB. Caraveüe n° 88, p. 157-175, Toulouse, 2007

MeurtrierSy faites et bandoleros : lorsque le vais péruvien

chantait la trangression et la norme PAR

Gérard BORRAS

LIRA - ERILARy Université de Rennes 2 - Haute Bretagne

Si Ton se fie à la mémoire collective des Liméniens ou si Ton examine la production discographique en 78 tours des premières décennies du XXe et celle, postérieure, des vinyls 45/ 33 tours, les bandits, les assassins, les hors-la-loi ne paraissent pas avoir inspiré les auteurs et les interprètes de la chanson populaire de la côte péruvienne. Mis à part l'incontournable vais « Luis Pardo » qui chante le plus célèbre des bandoleros, la chanson semble avoir fait l'impasse sur une thématique si largement représentée dans d'autres pays de langue espagnole : les tangos des origines chantant guapos et compadritos, les corridos mexicains relatant les épopées de révolutionnaires bandoleros ou, aujourd'hui, les agissements des narcos, les zarzuelas espagnoles évoquant les bandits de grand chemin ; même la salsa n'a pas délaissé le thème avec, entre autres, l'extraordinaire « Pedro Navaja » de Rubén Blades. Pourtant, une quête patiente apporte des surprises et les pages d'un petit chansonnier trop longtemps ignoré permettent de nuancer l'observation initiale.

Entre 1910 et 1940 paraît toutes les semaines El Cancionero de Lima, véritable héritier du pliego de cordel. Vendu sur les marchés ou dans les rues de la capitale péruvienne, il vise les couches populaires, comme l'indiquent son prix très modique et son sous-titre : semanário festivo popular. Le chansonnier reproduit notamment des cantables de zarzuelas, très en vogue à cette époque, mais aussi des paroles du répertoire international : boléros, corridos, congas, tangos, fox trot, etc. Il consacre aussi une part significative de ses huit pages à la diffusion de chansons populaires de la côte et de Lima en particulier. Recourant

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largement à la cuarteta et à l'octosyllabe, ces mélodies sont des chroniques du quotidien de la Cité des Rois. Elles chantent bien sûr les amours heureuses, désirées ou frustrées mais disent aussi la transformation de la ville, le manque de logements, la cherté des aliments, les conflits sociaux, les problèmes brûlants avec les voisins chilien et colombien, l'émergence de la « Patria Nueva » du président Leguia ou celle de l'APRA de Haya de la Torre. Tout ce qui, de façon significative, surprend, consolide ou perturbe les relations sociales est recueilli (ou créé ?) avec beaucoup d'à-propos par les concepteurs de El cancionero de Lima. Les chansons consacrées aux hors -la-loi en tout genre et à leurs agissements ne pouvaient être absentes du répertoire. L'espace qu'elles occupent attire l'attention à tel point qu'on peut s'interroger sur leur fonction dans l'espace social où elles sont diffusées. Certes, on perçoit chez les paroliers le désir de faire du sensationnel, de porter au public lecteur / auditeur des détails parfois très crus, mais il semble que l'essentiel ne soit pas là et que d'autres intentions façonnent le discours sous-jacent de ces mélodies.

Assassins et criminels

Les crimes de sang figurent en bonne place dans la liste des thèmes privilégiés par le cancionero. Peu à peu, une crónica roja émerge dans ses huit pages hebdomadaires. Il suffit de passer en revue les premiers numéros de la série 300 ! pour constater que ce genre avait un succès certain et qu'il inspirait les compositeurs et les paroliers.

301 El nuevo Cain 301 La muerte de Bedoya 304 Descubrimiento de un crimen 306 El suicídio de las Cómodas 320 El crimen de la calle Espade ros declaration de los asesinos 322 Drama pasional de Mercaderes 326 El crimen del Callao 327 El crimen de la Victoria 340 El crimen dei Barranco

Même si notre information est lacunaire, nous disposons d'assez de numéros pour identifier une tendance : le cancionero met un soin tout particulier à recueillir et à diffuser ce genre de fait divers. Bien évidemment, ces crimes émeuvent, effraient parfois, surprennent

1 La série que nous avons étudiée (publiée en 1919) est très incomplète puisque nous ne disposons que de 21 livraisons entre les numéros 300 et 350. Il se peut donc que d'autres récits de crimes aient figuré dans le Cancionero.

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souvent car ils sont, dans la ville de taille encore modeste2, la rupture visible et toute proche d'un ordre social. Les chansons sont déjà en soi le récit d'une déviance et en ce sens elles sont ambivalentes : elles font peur mais elles fascinent. La chanson et son relais immédiat, le cancionero, donnent une autre forme d'existence à l'événement en le mettant en forme mélodique et poétique. Ils en font souvent le récit en recourant à la structure de l'octosyllabe, mais ils soulignent aussi le côté insolite ou surprenant de la nouvelle rapportée. Ils ne sont pas seulement vecteurs d'information : ils apportent une part supplémentaire qui est celle que le parolier/ compositeur souhaite mettre en évidence.

Le premier texte de la liste ci-dessus, « El nuevo Cain », est publié sans donnée complémentaire (sur le genre musical, sur l'air de quelle mélodie doit être chanté le texte, sur le nom de l'auteur).

El nuevo Cain

Otro cri men nos déjà este terrible verano: un malvado que por celos apunalea a su hermano.

El caso es que un Palomino con su hermano que es Medina refiían a las punadas del Carnal en una esquina.

Y boxiaban nada menos sin dar su brazo a torcer, por estar enamorados de una misma mujer.

En el curso de Ia lucha Palomino algo entendido le dio feroz puntapié que Io dejó sin sentido.

Creyéndolo casi muerto se dio a Ia fuga el bandido pensando escapar así de poder ser aprehendido

La policia que es lista en casos como el presente cumpliendo con sus deberes le dio caza ai delincuente.

Al sitio de Ia pelea condujeron ai malvado, donde todavia estaba su pobre hermano, privado.

Palomino al verlo así muy lejos de arrepentirse y sin que los policiales pudieran apercibirse,

Saco un punal que tenía muy oculto de antemano se avalanzó y se le hundió en el cuerpo de su hermano.

Luego blandiendo el punal acometió a los guardianes, llenándolos de impropérios y llamándolos rufianes.

Después de algunos esfuerzos fue reducido el matón, llevado cual merecia a purgar en la prisión.

2 Au tournant du siècle Lima compte environ 100 000 habitants.

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L'originalité du thème est dans ce crime qui met en scène deux frères s'affrontant pour l'amour d'une même femme. La rupture de l'ordre est double : les liens de fraternité ne sont pas une barrière suffisante pour s'ériger comme valeur suprême empêchant le conflit. D'autre part, le fratricide reconduit par la police sur les lieux de la bagarre, loin de s'apitoyer, sort l'arme qu'il dissimulait et s'acharne sur son frère.

Bien sûr, les dix cuartetas d'octosyllabes narrent la scène et ses différents moments selon un schéma bien connu mais la dernière n'omet pas de conclure en montrant que la morale est sauve et l'ordre social préservé. Cette référence à la « bonne conduite » était déjà présente dans le texte quand le parolier rendait un hommage appuyé aux forces de l'ordre (le cinquième couplet).

Autrement dit, à travers des exemples de nature variée, on voit poindre une des constantes de ces chansons. Elles disent l'horreur pour mieux porter à l'ensemble du corps social de la cité, et en particulier au milieu dans lequel elles étaient diffusées, un discours de normes et de comportements citoyens. Il en va ainsi avec les couplets de ce vais publié dans le n° 340 :

La captura de «Cata»

Cata que es un gran malvado a una pobre anciana en Barranco estrangulo, y por no ser denunciado a Ia infeliz muchacha también él Ia hirió.

Ya encerrado está entre rejas el bandido, que pronto recibirá el castigo merecido.

Hoy toda Ia sociedad da un voto de aplauso a esta gran autoridad, que con su sagacidad descubrió al criminal. (...)

Dans un nouveau numéro, « El crimen de la calle Espaderos » décrit avec force détails les différents moments de l'assassinat, le comportement monstrueux de l'instigatrice qui se sert de ses charmes pour faire tomber la victime dans le piège qu'elle a prémédité avec son complice. Toujours au moyen de l'octosyllabe le parolier nous plonge au cœur de l'événement, met en évidence les aspects les plus sombres de la criminelle dont on apprendra dans les vers qui terminent la chanson

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Vais péruvien : transgression et norme 1 6 1

que, non contente d'être belle, perverse et de moralité douteuse, elle était d'origine chilienne ! CQFD, oserait-on ajouter, dans ce contexte historique où les relations avec le voisin chilien étaient extrêmement tendues :

Yolanda es joven y hermosa, chilena y de alma muy mala, de vida - dicen- dudosa y vistió siempre con gala.

Dans une autre chanson, l'auteur s'étonne du mobile du meurtre, que préfigure déjà le titre, façon d'accrocher l'auditeur/lecteur : « El crimen de la calle de Espíritu Santo por en tonar una canción ». En une volée de trois décimas de facture très classique, il décrit les circonstances du crime, souligne ce que le geste a d'incompréhensible et suggère une explication :

El crimen de la calle de Espíritu Santo por entonar una canción (La canción fatal)

Ya se acabo k dichapara mi Mis ojos se cansaron de ttorar Cuando de ti me ausente viejo amor, Inutilmente habíasme de buscar.

A una mujer por cantar Esta copla dei olvido Su celoso y mal marido La ha llegado a asesinar. Esto se acaba de pasar, Causando a todos espanto, En el Espíritu Santo Que es Ia calle mas pacífica, Una manana magnífica, Solamente por un canto.

Pues se le ocurrió entonar, Preparando el desayuno Esa canción que a ninguno Mal le podría sonar. Ella quiso amenizar Así su trabajo, pêro Al marido majadero No le cuadra Ia canción. . . Y le hunde en el corazón Punal grande de acero . . .

El criminal que es un taita Peor que el del arrabal;

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Padece de un grave mal Y diz que se llama Isaac Maita A las mujeres engaita, Como también engaitó A esa infeliz que mato Llamada Maria Lara, Porque jcosa rara! Una canción le canto.

On est une fois de plus au-delà de la norme puisque, cette fois-ci, non seulement le meurtrier est « hors » la loi, mais qu'en outre il est atteint de folie.

Alors apparaît la dimension idéologique de ce genre de production : il s'agit de valider un certain ordre social et de mettre en œuvre, sous différentes modalités et formes, des messages dont le but est, à la longue, de convaincre de larges secteurs de population que la bonne conduite passe par l'acceptation d'un statu quo social. C'est une des lectures proposées par Steve Stein dans son article sur les valeurs de la classe ouvrière à Lima au début du XXe siècle^. Bien des affirmations de Stein auraient mérité plus de prudence ; ses généralisations s'appuient sur un corpus bien trop limité, mais il est un des premiers à avoir pointé la dimension idéologique de la chanson populaire de la côte et du vais criollo dans le Lima de cette époque. Or elle est ici flagrante.

Si les exemples précédents ne font qu'esquisser la question, celui que nous abordons maintenant la rend évidente. En 1916, un jeune employé domestique assassinait ses patrons, les époux Ibarra. La jeunesse de l'assassin, auteur d'un double crime à l'arme blanche, et son absence de remords eurent un écho considérable dans la presse et la société liméniennes. Fidèle à ses habitudes, la chanson se fit le témoin de ce crime. Le premier titre que nous présentons paraît dans le n° 269 de ΞΙ cancionero de Lima mais il est, à n'en pas douter, la reprise d'une composition plus ancienne puisque, des semaines auparavant, le n° 249 avait largement « couvert » le sujet en offrant à ses lecteurs plusieurs chansons. Ce vais n'est pas un réquisitoire et se contente de donner un début d'explication à ce meurtre :

Alejandrino Montes^

Alejandrino Montes el joven criminal que mato a sus patrones haciéndose fatal;

3 Steve Stein, «El vais criollo y los valores de la clase trabajadora en la Lima de comienzos del sigloXX», Socialismo y participacion, mars 1982, n° 17, p. 43-49. 4 El Cancionero de Lima, n° 269.

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VMS PÉRUVIEN : TRANSGRESSION ET NORME 1 63

él Io hizo por venganza, según Io declaro, al repetir el crimen como los victimó.

Les interprétations autour des motivations de l'assassin ne manquent pas. Toutefois, sans que l'on puisse être péremptoire, il semble bien que la vengeance était un mobile non dépourvu de fondements. En effet, dans une étude sur le travail des enfants à Lima, Γ historien Ricardo Portocarrero souligne que les sévices infligés et la dureté des conditions de travail pouvaient être à l'origine du meurtre^.

Ce sont des versions différentes que l'on trouve dans le n° 249 de El cancionero de Lima. L'espace accordé au sujet est le signe de son

importance. Ce ne sont pas moins de 31 cuartetas réparties en trois textes qui lui sont consacrées. La première « chanson » est une étonnante fiction mettant en scène un célèbre hypnotiseur qui se produisait sur toutes les grandes scènes d'Amérique latine. Il s'agit, bien sûr, d'extorquer des aveux à l'assassin qui jusqu'alors ne s'est guère montré

loquace. Et la réponse (supposée authentique car hors de contrôle de la volonté) est très différente de la version antérieure :

Declaracion de Montes a Onofroff^

-Si sefior, yo los maté, por envidia a su riqueza. -Que esperaba de esa vileza? -Ser rico me figuré, yo envidiaba a mi patron, yo me queria igualar y cambiar de condición para pasearme y mandar. (...) Porque rico se sono Asesinó a sus patrones Le sed de oro Io llevó Al crimen con sus horrores.

5 «Las relaciones entre patrones y sirvientes no se habían modificado desde su inicio en el siglo XIX. La mayoria de estas labores eran realizadas por ni nos traídos del campo, particularmente de las haciendas cuyos propietarios residían en Lima. Estos no solo eran traídos a trabajar en sus casas sino también en las de sus amigos y compadres. De que las situaciones y abusos y maltratos no habían cambiado Io podemos ver en el caso de Alejandrino Montes, quien (...) asesinó a los duefios de la casa en donde trabajaba, cansado de Ia situación. En este caso se vio ínvolucrada su hermana Fabiana quien también laboraba junto a él.» Ricardo Portocarrero Grados, Eltrabajo infantilen el Peru, Lima, IFEJANT, 1998, p. 62. 6 El Cancionero de Lima, n° 249.

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Voilà le vrai crime d'Alejandrino Montes : l'ambition, la convoitise, le désir d'accéder aux avantages d'une autre classe sociale ou du moins aux représentations qu'il s'en faisait {cambiar de condiciônl para pasearme y mandar). D'où la conclusion sans appel d'Onofroff :

Es un chico degenerado, Ambicioso y sin temor Es un desequilibrado Digno de justo temor.

Cette ambition produit un désordre incontrôlable, met les valeurs de la société en péril et mérite une juste sanction. Les autres textes du n° 249 vont encore plus loin dans leur message implicite. Le premier porte le titre de « Entrevista de Alejandrino y su padre ». Le père rend visite à son fils dans son cachot. Le fils est insensible dans un premier temps {ni el más liviano suspiro) puis la présence du père et des valeurs qu'il incarne le rendent à la normalité {estrecha en un fuerte abrazol a su padre el infeliz). Après l'aveu {dei crimen soy el autor), la nature reprend le dessus :

Ni una lágrima vertió ese hi jo desventurado, al recuerdo del pasado ni menos se conmovió.

Et la suite de la chanson met en relief la distance entre un père qui a patiemment enduré les rigueurs de l'existence sans pour autant se révolter et un fils situé hors de ces comportements qui, même s'ils sont ardus, confèrent la respectabilité :

Aunque soy un hombre honrado Que vivo de mi trabajo También fui calumniado Y tratado como estropajo.

Le dernier texte publié dans ce n° 249, est la troisième et ultime étape de histoire d'Alejandrino Montes vivant. L'auteur du vais « Montes y su padre » produit un texte à la première personne et c'est Alejandrino qui s'adresse à son père, mais de façon tout à fait différente.

Montes y su padre Música de La despedida deArciniega

Aqui me tienes padre querido Entre estas rejas encarcelado, Aqui mi crimen audaz expio Yo a quince anos soy condenado.

La suerte fiera me echo sus garras Y en asesino me convirtió,

Yo de ese crimen soy el culpable Y si me castigan es con razón No Uores por tu hi jo, querido padre, Que mucho sufre mi corazón.

Cuando regreses a mi terrufio Dile a mi madre que ruegue a Dios,

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Mis horas padre, son muy amargas Pero esta culpa la tengo yo.

De Dios espero solo el perdón También el tuyo padre querido, Mientras que viva en la prisión jay! no me eche en el olvido.

Por ese hijo que el infortúnio Quizá por siempre Io separo.

Hijo de mi alma, hijo querido Me voy llorando tu desventura, Yo te perdono si arrepentido Llegas un dia a ser sufrido.

Loin de l'insensibilité et de la revolte, c'est un être conscient de sa faute qui s'en remet à Dieu {De Dios espero solo el perdón). Il assume son erreur et admet la justice des hommes. Il demande l'aide de la mère (Dile a mi madre que ruegue a Dios/ Por ese hijo...) et, un temps, recrée le noyau familial vertueux dont il s'est séparé. Au fond de sa prison, par la grâce de la justice des hommes et des valeurs religieuses et familiales, il redevient l'individu qu'il n'aurait jamais dû cesser d'être.

A peine deux ans plus tard, le n° 356 publie un autre vais, « La muerte de Alejandrino Montes », dans lequel on annonce aussi le décès de sa sœur Fabiana. La justice des hommes pouvait être aussi une vengeance. Ces chansons entendent avoir une vertu pédagogique : elles prescrivent un comportement « normal » pour ne pas dire norme. Il y a en cela une réminiscence de Γ exemplum, si important dans les pratiques religieuses et culturelles de l'ancien colonisateur. De façon implicite, elles définissent le cadre de la conduite exemplaire et font du conformisme une des vertus cardinales du comportement social^.

Bandoleros et faites

Bien d'autres chansons relatent et commentent des faits divers qui troublent l'ordre social. Mais à la différence des cas précédents, les acteurs ont une identité et un statut spécifique dans la société péruvienne. Leur fonction, leurs agissements, leur biographie leur ont conféré une certaine stature et souvent une réputation que la tradition orale et la chanson ont contribué à construire. On pourrait opposer les deux groupes d'individus dont nous allons maintenant traiter. D'une part les bandoleros qui mènent leur vie à l'extérieur de la cité, d'autre part les faites qui font au contraire de la cité et du barrio le lieu privilégié de leurs activités. La réalité est probablement plus complexe et les frontières ne sont pas aussi tranchées, surtout en ce qui concerne les

ι «El conformismo es una fuente inagotable de felicidad; los grandes retrocesos en la vida no vulneran los corazones de aquellos que saben conformarse; la conformidad ofrece los mayores benefícios, porque le permite a uno evitar inquiétantes preocupaciones y tenebrosas irritaciones.» Phrase extraite d'un périodique de tendance anarcho-syndicaliste, El obrero têxtil, 1er mai 1925. L'auteur faisait ce constat et critiquait un tel comportement. Cité par Steve Stein, op. cit.

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bandoleros qui avaient leurs entrées dans les villes. Mais le théâtre de leurs actes est, lui, clairement identifié.

Les faites, ou faiteman, sont des personnages qui ont une parenté certaine avec le guapo portègne8. Personnage au caractère ombrageux, toujours prompt à dégainer le « surin », il vit parfois de la protection qu'il offre à certaines dames et aussi, dans quelques cas, à certains politiques. Il appartient à ce monde de l'interlope où les règles de l'honneur et de la bravoure semblent se substituer à celles qui s'appliquent au commun des mortels.

Le nom et l'existence de ces personnages ont laissé à Lima beaucoup moins de traces qu'à Buenos Aires, où le tango s'est chargé de leur donner une présence et une mémoire. Ils ne survivent guère qu'à travers un épisode dont la chanson a su garder l'empreinte^. Le 2 mai 1915, deux célèbres faites se retrouvent « sur le champ » afin de régler un différend à la pointe et au tranchant de leur chaveta, Tirifilo est d'une taille, d'une force, d'un courage (et doté d'un « palmarès ») qui en font le plus craint et respecté des faites de Malambo. Carita, bien plus jeune et de stature bien plus modeste, ne semble disposer que de son courage et de son habileté. Les jeux étaient donc faits et bien peu misaient sur le succès de Y outsider. Ce fut pourtant l'imprévu qui arriva. Malgré de terribles blessures, Carita plongea son arme dans la poitrine de son rival qui rendit l'âme.

Ce n'était pas la première fois que des rivaux réglaient ainsi leurs comptes, et l'épisode n'a rien d'original. Il eut pourtant un écho considérable tant dans les milieux populaires d'où étaient issus les deux hommes que dans les journaux les plus huppés de la capitale^. Qu'avait donc de si exceptionnel ce duel ? Il présente un concentré d'éléments qui se prêtent à la construction de la légende. Les deux « héros » sont exceptionnels, l'un par sa force et sa réputation, l'autre par le courage qui lui permet d'affronter la terreur locale. Ils appartiennent à la marge de la société et n'ont pas les codes et valeurs du citoyen moyen. En cela aussi ils sortent de l'ordinaire et suscitent autant la peur que la curiosité. Ensuite, il y a la théâtralisation du combat, qui se déroule symboliquement en lisière de la ville (sur une des décharges de Lima) et

8 On peut se reporter au chapitre « La secte du surin et de la bravoure. Gouapes et compadritos ». Horacio Salas, Tango, Arles, Actes Sud, 1994. 9 Dans le conte « Duelo de caballeros », Ciro Alegria fait le récit du duel dont nous allons maintenant nous occuper. Ciro Alegria, Dueh de caballeros, Buenos Aires, Ed. Losada, 1965. 10 «La noticia fue recibida con incredulidad por los cronistas policiales. ^Muerto a chaveta Tirifilo, el as de Malambo? Luego que la confirmaron viendo el cadáver en la morgue y entrevistando a Carita en el hospital, los diários lucieron crónicas y reportajes a grandes titulares, durante muchos dias.(...) El alma del pueblo vibro. Valses criollos y marineras cantaron la hazafia. Un nuevo héroe popular había surgido. A la larga fue envuelto en una aureola de leyenda.» Ciro Alegria, op. cit.

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près d'une voie ferrée dont les rails écrivent les limites de l'espace urbain. L'heure non plus n'est pas banale : le combat a lieu de nuit, une fois la lune levée. Malgré l'origine plébéienne des acteurs, le combat se déroule selon un rituel où les codes d'honneur sont respectés. Il y a donc en permanence ce jeu entre le social et la marge du social. Enfin il y a le combat lui-même et son résultat : Carita reçoit autant de blessures que le conte a besoin d'étapes pour se dérouler, et c'est au sens le plus pur du terme le « coup de théâtre » : le plus faible, le moins expérimenté, celui sur qui personne ou presque ne misait, inflige un coup mortel à son adversaire.

C'est ce récit que l'on retrouve dans les quelques chansons populaires que nous avons pu récupérer grâce aux cancioneros et à la revue Variedades : « La muerte de Tirifilo » (a), « La muerte de Tirifilo » (b) et « Sangre criolla ». On soulignera la similitude, du premier texte notamment, avec les classiques romances de l'Espagne de la Reconquista.

La muerte de Tirifilo (a) (vais de actualidad

música del vais Varela)

Era Cipriano Moreno de carácter singular por sus multiples hazanas notable en el Tajamar; sus instintos depravados bien pronto dio a conocer con los pobres desgraciados que en los barrios apartados cayeron en su poder.

jOh! famoso Tirifilo que la vida te ha costado ese lance inesperado donde fuiste muy tranquilo.

Una noche que bebiendo estaban vários matones con las copas fue subiendo de punto las discusiones; Tirifilo apareció en el café donde estaban pues tranquilo disputaban y sus hazanas contaban cuando Wilman Io retó.

Oh, famoso Tirifilo. . .

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Ya en el sitio designado la pelea comenzó Wilman casi desmayado vários cortes recibió; acosado Tirifilo con un riel se tropezó trás Wilman le asestó una feroz punalada que el pulmón le atravesó.

Oh, famoso Tirifilo...

Así termino su vida el infeliz Tirifilo que ha dejado sorprendida a Ia sociedad; pues por sus malas hazanas seguro Ia causa ha sido de la muerte que ha tenido, Uegando a ser muy temido por su terrible actuación. Quién a cuchillo mata a cuchillo muere.

Mais si ces chansons livrent des récits à peu près identiques, elles n'ont pas des points de vue similaires sur les rivaux et leurs agissements. Le premier texte trace rapidement l'échelle des valeurs qui vont servir de grille de lecture de l'événement (le premier couplet). Cipriano Moreno alias Tirifilo est décrit tout au long du récit comme un individu moralement indéfendable (le quatrième couplet en particulier). La morale marque le juste retour à des valeurs qui, comme une loi naturelle, s'appliquent à l'ensemble de l'humanité, traçant ainsi les limites du comportement social (Quien a cuchillo matai a cuchillo mueré). De la sorte, la chanson est véritablement normative et n'est en aucun cas une glorification des personnages, même pas de celui qui met un terme aux agissements de Tirifilo. Le deuxième texte ne propose pas une lecture différente :

Ni si qui era un leve acento de dolor se oye cercano Todos dicen: fue un villano que vivió para tormento.

Es un enemigo menos de la pobre humanidad que Ueva a la eternidad el estigma que sabemos.

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Le troisième texte, en revanche, propose un point de vue sensiblement différent et, chose surprenante, est publié dans la revue Variedades qui n'a jamais caché ses opinions à l'égard de la musique populaire criolla. Dans un de ses numéros du mois de mai 1915, ne pouvant échapper à l'ampleur de l'événement, elle donne l'information et, selon une ligne éditoriale qui est celle de la nota roja> elle publie une reconstitution, un montage photographique du combat. Et elle ajoute ce commentaire :

Dentro de poco la musa anónima impresionada con el hecho trágico rimará alguna ingénua canción y en la música criolla se elevará alguna marinera o algún tondero o vais típico en que figuren los heroes de la jornada de las chabetas. Y esa música será seguramente triste 1 1 .

Dans le numéro suivant paraît un texte intitulé « El último duelo criollo y la musa popular », accompagné de la chanson « Sangre Criolla » :

Como Io presumiéramos en nuestro número anterior, al dar información gráfica del sensacional duelo criollo entre « Tirifilo » y « Carita », Ia musa popular se ha inspirado en aquel duelo sangriento y ha creado unas coplas cantadas con la música conocida con que aqui se canta Ias coplas dedicadas a Ia memória dei bandido nacional Luis Pardo. Como una verdadera curiosidad y por tratarse de una confirmación original de Io que dij éramos en nuestro anterior número reproducimos aqui los versos que se han estado vendiendo por Ias calles de Lima en los últimos dias.

On perçoit dans le discours des dynamiques très particulières. Si l'on en croit la revue, les journalistes avaient anticipé l'événement et parié sur la création de chansons populaires relatant les faits et créant leurs « héros ». En publiant la chanson une semaine plus tard, la revue s'auto-félicite en louant sa perspicacité {una confirmación original de lo que dijéramos en nuestro anterior número).

Une chose est certaine : ces chansons ont existé et leur existence montre bien cette capacité des paroliers à réagir sans délai. On constate ensuite que la revue n'arrive pas à se situer au niveau des faits que relate la chanson populaire. D'après le rédacteur, elle ne fait que retranscrire une chanson qui se chante dans les rues de Lima et la présente à ses lecteurs comme une curiosité. On mesure alors la distance qui sépare les deux mondes. Or, sans que l'on puisse en être sûr, plusieurs éléments semblent bien indiquer que le texte de « Sangre criolla » n'est pas ce fruit de la musa popular que prétend la revue. Plusieurs signes trahissent une certaine extériorité par rapport aux événements rapportés. On en trouve un dans la typographie : ce qui est supposé appartenir à l'univers « des autres », notamment leur parler, est mis en italique pour bien indiquer qu'il s'agit d'un discours étranger aux lecteurs de la revue :

1 1 Variedades, 8 mai 1 9 1 5, n° 37 5.

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(...) La gente los conocía como matones de oficio, pues sabia que los dos eran mozos divertidos y kparaban bs machos a todo hijo de vecino. Faitemanes como nadie, valientes y decididos mozos chuchos, jpura yema! Ia flor de Io mejorcito.

Autre indice, la chanson n'offre pas de prescription morale comme on en trouve dans celles que publiait El cancionero de Lima. Au contraire, le dernier couplet reconnaît l'éthique du monde marginal :

El CARITA será absuelto, pues solo van a presidio los que roban o asesinan, para purgar su delito, no un hombre que mata a otro nombre por honor en desafio; porque hay que tener en cuenta lo que dijo aquel que dijo: « También los hijos del pueblo tienen su corazoncito».

Les bandoleros ne sont pas, bien sûr, une spécificité péruvienne et le XIXe siècle espagnol a ses héros dans ce domaine. En Amérique latine, les bandits de grands chemins ont été une réalité dans l'histoire agitée des pays nouvellement indépendants, où nombre d'individus sans avenir avaient trouvé dans cette activité non seulement une source de revenus mais aussi une façon de vivre en rupture avec les codes d'un comportement socialement acceptable. Le bandolérisme fut extrêmement fort au Pérou et Jean Piel en a donné une description qui ne laisse guère de doute sur la cruauté et la violence avec laquelle pouvaient œuvrer ces personnages12.

12 « Quelquefois, ce bandolerisme s'accompagne d'actes d'une rare cruauté qui le rattachent bien aux phénomèmes de banditisme. En juin 1834, une bande arrête un courrier indien - un chasqui - sur le chemin de Lima à Huacho. Elle le dépouille de son sac, puis, gratuitement, lui crève les yeux au couteau et le laisse, abandonné et aveugle, au milieu du désert. Si la victime d'un vol tente la moindre résistance, elle est tuée sur le champ, à bout portant. Ces violences exaspérées mais fréquentes sont le signe évident d'une rupture totale avec les institutions dominantes : ceux qui commettent de tels actes n'ont plus rien à perdre. Déracinés, sans statut juridique ni économique, les bandoleros arrêtés par les forces de répression n'attendent rien d'autre que la torture pendant l'enquête, puis la mort. » Jean Piel, Crise agraire et conscience créole au Pérou, Paris, CNRS, 1982, p. 8.

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Pourtant, malgré ces méfaits, la figure du bandolero prend une dimension particulière. S'il est souvent représenté comme un brigand qui vit à la marge de la société et détrousse ses victimes, il n'est pas pour autant un individu sans normes ni valeurs. A l'instar de Robin des Bois ou de El Tempranilloy il apparaît souvent comme un être généreux qui protège la veuve et l'orphelin et redistribue une part de son butin. De nombreuses chansons ont chanté les agissements de tel ou tel bandolero, mais au début du XXe siècle est apparu à Lima un vais qui a éclipsé toutes les autres compositions de thème similaire. « La canción de Luis Pardo », très souvent connue sous le nom de « La andarita », a eu un énorme succès.

Cette chanson paraît en 1909 après la mort, plus exactement l'exécution, du bandolero qui avait défrayé la chronique dans le département d'Ancash au début du siècle. Diffusée dans les cancioneros, dans la presse de la bonne société, gravée par la Victor TM dans les années 1920,13 elle devient rapidement un des classiques de la chanson populaire de la côte péruvienne et fait encore partie du répertoire classique des chanteurs criollos. Jorge Basadre signale qu'en 1927 fut tourné un film mettant en scène le célèbre bandolero^. Comment comprendre l'impact et le succès de cette chanson dans la société de l'époque ? Sans doute parce qu'elle était bien plus que le récit des méfaits d'un simple hors-la-loi.

« El canto de Luis Pardo » est composé d'une série de onze décimas dont l'histoire est assez mystérieuse. Elles furent publiées pour la première fois le 23 septembre 1909 dans l'hebdomadaire Integridad dirigé alors par el Tunante, Abelardo Gamarra, figure légendaire du criollismo, mais à aucun moment il n'en a revendiqué la paternité. La rumeur disait alors qu'elles avaient été trouvées sur un banc public et apportées à Gamarra qui décida de les publier. D'autres affirment que le poème est de Leonidas Yerovi père et, à tort ou à raison, la Victor a enregistré « Luis Pardo » en le faisant figurer comme auteur. Rien n'est certain dans ce domaine et l'anonymat sied à ce genre de composition qui entend se couler dans le moule de la chanson populaire.

Le poème n'est pas le récit d'un événement particulier mais un monologue qui permet au lecteur et en partie à l'auditeur de mieux

13 « Luis Pardo » : Gamarra y Marini (auteur L. Yerovi). VTM n° 73633-A. Pour des raisons de durée, le vah enregistré ne pouvait reprendre les onze décimas. Ne sont chantées que les première, cinquième, neuvième et onzième strophes. 14 «Enrique Cornejo Villanueva, propietario de la fábrica nacional de calzado Record, tuvo en 1927 la iniciativa de producir una película nacional sobre la leyenda del bandolero Luis Pardo. Se estrenó el 27 de Octubre de 1927 en el Teatro Excelsior y repuesto por dos dias en funciones dobles.» Jorge Basadre, Historia de L· República del Peru, Lima, Ed. Historia, 1964, Tome X, p. 4656.

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comprendre le personnage de Luis Pardo, ses valeurs et le sens de sa révolte. La première strophe dessine un personnage sensible, à la fois amoureux romantique et fils nostalgique de l'amour filial dont il a été privé trop tôt.

Ven acá mi compafiera; ven tu, mi dulce andarita, tu sola, sola, solita, que me traes la quimera de aquella mi edad primera, que en el campo deslizada, junto a mi madre amada y de mi padre querido, era semejante ai nido que hace el ave en la enramada.

C'est en effet dans la strophe suivante que Ton apprend un des motifs de sa révolte :

A mi padre Io mataron, mi madre murió de pena; elk, tan buena, jtan buena! jEUos que tanto me amaron!

On est loin de l'image de la brute incapable de sentiments. Progressivement, comme en utilisant la technique du négatif photographique, le compositeur façonne l'image d'un personnage, certes bandolero, mais concentrant toutes les vertus dont sont dépourvues les autorités qui le poursuivent. Sa révolte acquiert une autre dimension. Le hors-la-loi devient l'incarnation de la vraie justice et du vrai droit :

De entonces, <qué hübe de hacer? Odiar a los que me odiaron; matar a los que mataron lo que era el ser de mi ser; en torno mio no ver sino la maldad humana; esa maldad cruel, insana, que con el débil se estrella, que al desvalido atropella y de su crimen se ufana.

L'expérience personnelle atteint à la dimension collective car, comme tout homme généreux qui a vécu l'injustice dans sa chair, il assume ses responsabilités morales et se fait le défenseur des opprimés.

Por eso yo quiero al nino; por eso yo amo al anciano; y al pobre índio, que es mi hermano, le doy todo mi carino. No tengo el aima de armino

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cuando sé que se le explota; toda mi cólera brota para su opresor, me indigna como la arana maligna que se aplastar con mi bota.

Le passage sur la défense de Γ Indien est dans la tonalité de l'époque où l'indigénisme a trouvé différents canaux lui permettant d'agir et de s'exprimer. Peu à peu, on voit l'image prendre corps et dépasser la narration des exploits d'un bandit pour glisser vers un autre registre de signification. La chanson est, de façon paradoxale, un catalogue de comportements civiques et moraux assumés par un personnage qui s'est mis à la marge d'une société et d'institutions dont il condamne les attitudes. Dans cette période de l'histoire péruvienne connue comme la « république aristocratique », le personnage de Luis Pardo devient l'incarnation des valeurs dont un Etat juste devrait être le garant. En ce sens, il préfigure l'image du sauveur politique. N'est-ce pas ce que propose Juan Leguia lorsqu'il soumet son projet de «Patria Nueva» ? On est loin du bandolero et on comprend mieux la réaction de certains secteurs sociaux à l'égard de cette chanson. Variedades parlait de

Luis Pardo, aquel bandido de musical recordación, cuyo espíritu vaga hoy en los maios versos de una musiquita popular, diciendo sus hazafias y sus generosidades, entre el vaivén de una tonada mezda de valse cursi y de marinera descocada. 1 5

II est difficile d'être bandokro après Luis Pardo. Plus aucun hors-la- loi n'a été par la suite en mesure de susciter un engouement et un traitement musical et poétique similaires. Le bandolero tombe de son piédestal et redevient le bandit commun même si ses agissements provoquent toujours un émoi certain dans la population. El Cancionero de Lima s'en fait l'écho régulièrement en profitant des innovations techniques que peut maîtriser l'imprimerie populaire. La photographie est utilisée de façon régulière à partir des numéros 700 et permet de donner plus de force au message. Le n° 956 montre que l'on est plus dans une logique d'information journalistique que dans la tonalité classique du cancionero. Ce qui compte, c'est le sensationnel que construit la photographie, montrant comme une bête sauvage prise au piège le bandolero ensanglanté. La chanson reproduite, « La canción del Bandolero »16, n'est pas l'objet principal de la communication. La même technique est utilisée dans le n° 979, où l'œil du lecteur est capté par le cliché du bandokro sur son brancard. Mais on remarque un glissement. Le bandolero perd ses traits romantiques. Mis à part son coraje y valory il n'est plus qu'un Bandidol que a un detectivo mato/

15 Variedades, n° 204, 27 janvier 1912. 16 El cancionero de Lima? n° 956.

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cobardemente en un omnibus/ y que en seguida ficgó. Les aspects positifs n'existent plus : c'est un feroz delincuente. Au fur et à mesure de la modernisation, la figure se dilue pour n'être plus que celle d'un simple malfaiteur. Le récit a presque totalement disparu, l'image romantique du héros, de même. On se retrouve loin de Luis Pardo, de ses prouesses et de ses bons sentiments.

Conclusion

Les chansons sur assassins, truands et bandoleros ont donc bel et bien existé dans la culture populaire de la côte péruvienne ; les pages de El Cancionero de Lima en témoignent. Mais elles sont essentiellement diffusées entre 1910 et 1930 dans une ville qui ne connaît pas encore l'émergence et la consolidation des moyens modernes de communication, la radio en particulier. Leur analyse montre que l'oralité est encore un élément essentiel de la vie sociale et la chanson-récit, qui sait mettre en forme et colporter les informations, est bien plus qu'un instant d'émotion. En obéissant aux codes de communication du genre, elle peut fixer l'événement et lui conférer une existence dans le corps social. Qu'il s'agisse d'un assassinat, de combat entre malfrats, de la mort des bandoleros^ la chanson dit l'événement et saisit la surprise, lui donne une forme et un statut, une dimension spécifique. Elle permet sa réception par le groupe pour lequel on l'a créée. La chanson est, dès cet instant, représentation et action. À un moment où les conditions de vie étaient particulièrement dures dans ce Lima de la « République aristocratique », elle reste fidèle aux canons de l'oralité hispanique marquée par les influences de X exemplum, et distille une vision normative du comportement social.

RÉSUMÉ - Contrairement à d'autres pays de langue espagnole, la chanson de la côte péruvienne ne semble pas avoir accordé grande importance à la thématique des hors-la-loi. Un chansonnier hebdomadaire publié à Lima au début du XXe siècle permet de reconsidérer cette affirmation car on y découvre de nombreux textes relatant meurtres, crimes, actions de bandits de toutes sortes. Il s'agit ici de s'interroger sur la fonction de ces chansons diffusées surtout dans les milieux populaires de la capitale péruvienne. Loin de glorifier la transgression, elles prônent une conduite morale, le respect de la loi et l'acceptation de l'ordre social existant.

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RESUMEN - A diferencia de otros países hispanoparlantes, las canciones de la costa peruana no parecen haber concedido gran importância a Ia temática de los bandidos. Un cancionero semanal publicado en Lima a princípios dei siglo XX permite matizar esta afirmación ya que en él descubrimos numerosas canciones que evocan crímenes, asesinatos y bandidos. Se trata en este artículo de preguntar cuál es Ia función de estas canciones difundidas sobre todo en los médios populares de Ia capital peruana. Lejos de ensalzar Ia trasgresión, pregonan un comportamiento moral, el respeto a la ley y Ia aceptación dei orden social existente.

ABSTRACT - Unlike other Spanish speaking countries, Peruvian's coast song doesn't seem to have paid much attention to the theme of outlaws and robbers of all sorts. A weekly song booklet published in Lima at the beginning of the 20r century enables the reconsideration of this statement because we discover, browsing its pages, that there's a large amount of texts telling about murders, crimes, and all kinds of outlaws' deeds. We must therefore question the function of these songs which were largely diffused in the Peruvian capital's popular milieus. Instead of being a glorification of transgression, they deliver a message defending a real moral behaviour, law's respect and acceptation of the existing social order.

MOTS-CLES : Pérou, XXe siècle, Bandits, Chanson populaire, Chansonniers.

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