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Camille Meyer - dossier artistique Chanter sur les os Work in progress 2019 Lorsque j’ai commencé ces recherches, je tâtonnais et expérimen- tais autours des questions de la féminité, de la chair et de la perte de contrôle. Qu’est ce que la féminité ? Suis-je féminine ? En effet, aussi loin que je me souvienne, de multiples personnes ren- contrées sur mon chemin m’ont expliqué ce qu’était « ma » féminité (ou ce qu’elle n’était pas). Pas assez féminine, trop brut, trop mascu- line, etc. Cela paraît assez incroyable de nos jours de devoir encore justifier d’une certaine « manière d’être femme ». Quand je monte sur scène, mon corps est-il éminemment politique du moment où j’incarne une femme ? Ou bien dois-je le justifier ? Je sais que mon corps -le corps d’une femme sur scène- a beaucoup de significations et est déjà une affirmation politique. Mes intentions sont de ré-incarner mon corps sur scène. En tant que jeune chorégraphe/chercheuse et jeune femme, j’essaye de reconquérir mon corps et de me le ré-approprier. Mon corps a été construit par la technique de la danse contemporaine et certains mo- dèles que j’essaye de déconstruire aujourd’hui. Mon corps a aussi une construction sociale, dont j’essaye de me débarrasser. Mes recherches sont entre le mouvement organique, « ce qu’il y a à l’intérieur » et l’image extérieure, les codes construits de notre société. Ma corporalité a toujours oscillé entre contrôle et perte de contrôle, construction et déconstruction, l’opposition entre technique de la danse et essence du corps. Au croisement de tous ces questionnements, mes recherchent ont commencé à se spécifier, et c’est là que mon intérêt pour la figure de la sorcière a commencé à émerger. Pas la sorcière avec un chapeau pointu et un nez crochu, mais celle qui interroge et défend encore aujourd’hui les questions d’appropriation de corps, de liberté des pratiques et de l’essence de la féminité. Ma sorcière, si je devais la définir, se trouve au carrefour entre mes convic- tions politiques et mes pratiques physiques et spirituelles. Ces éléments se sont, comme une évidence, connectés aux mouve- ments écoféministes des années 1970 aux Etats-Unis, qui reviennent aujourd’hui en corrélation direct avec les grandes problématiques de notre génération : planète en danger, corps féminin et intersectionna- lité (à travers les écrits d’Emilie Hache, entre-autres (Reclaim, Recueil de textes écoféministes, Cambourakis). C’est ici que ma recherche n’a eu de cesse de faire des aller-retours entre théorie/pratique artistique/politique (je ne sais pas dans quel sens l’écrire…). Début 2018, je créais « Chère chair », première fois que j’étais seule sur scène et que je me mettais en scène.

Chanter sur les os - Camille Meyer

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Page 1: Chanter sur les os - Camille Meyer

Camille Meyer - dossier artistique

Chanter sur les osWork in progress2019

Lorsque j’ai commencé ces recherches, je tâtonnais et expérimen-tais autours des questions de la féminité, de la chair et de la perte de contrôle. Qu’est ce que la féminité ? Suis-je féminine ?En effet, aussi loin que je me souvienne, de multiples personnes ren-contrées sur mon chemin m’ont expliqué ce qu’était « ma » féminité (ou ce qu’elle n’était pas). Pas assez féminine, trop brut, trop mascu-line, etc. Cela paraît assez incroyable de nos jours de devoir encore justifier d’une certaine « manière d’être femme ». Quand je monte sur scène, mon corps est-il éminemment politique du moment où j’incarne une femme ? Ou bien dois-je le justifier ?Je sais que mon corps -le corps d’une femme sur scène- a beaucoup de significations et est déjà une affirmation politique.

Mes intentions sont de ré-incarner mon corps sur scène.

En tant que jeune chorégraphe/chercheuse et jeune femme, j’essaye de reconquérir mon corps et de me le ré-approprier. Mon corps a été construit par la technique de la danse contemporaine et certains mo-dèles que j’essaye de déconstruire aujourd’hui. Mon corps a aussi une construction sociale, dont j’essaye de me débarrasser. Mes recherches sont entre le mouvement organique, « ce qu’il y a à l’intérieur » et

l’image extérieure, les codes construits de notre société.Ma corporalité a toujours oscillé entre contrôle et perte de contrôle, construction et déconstruction, l’opposition entre technique de la danse et essence du corps.Au croisement de tous ces questionnements, mes recherchent ont commencé à se spécifier, et c’est là que mon intérêt pour la figure de la sorcière a commencé à émerger.

Pas la sorcière avec un chapeau pointu et un nez crochu, mais celle qui interroge et défend encore aujourd’hui les questions d’appropriation de corps, de liberté des pratiques et de l’essence de la féminité. Ma sorcière, si je devais la définir, se trouve au carrefour entre mes convic-tions politiques et mes pratiques physiques et spirituelles.Ces éléments se sont, comme une évidence, connectés aux mouve-ments écoféministes des années 1970 aux Etats-Unis, qui reviennent aujourd’hui en corrélation direct avec les grandes problématiques de notre génération : planète en danger, corps féminin et intersectionna-lité (à travers les écrits d’Emilie Hache, entre-autres (Reclaim, Recueil de textes écoféministes, Cambourakis).C’est ici que ma recherche n’a eu de cesse de faire des aller-retours entre théorie/pratique artistique/politique (je ne sais pas dans quel sens l’écrire…).

Début 2018, je créais « Chère chair », première fois que j’étais seule sur scène et que je me mettais en scène.

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Chère chair,

Durée : 25 minutes approx.Chorégraphie : Camille MeyerMusique : Julien Cheyrezy

Petite incantation intérieure à la rencontre du vivant, « Chère chair, » réveille les strates entre l’organique et l’image, le contrôle et le lâcher prise. En mêlant le mouvement et l’utilisation de la voix, une osmose se créée autour de la notion de monstruosité, de possession et de liberté.

Le rituel, le sang

Aujourd’hui, dans la continuité de Chère chair, et comme une suite lo-gique à ce premier solo, je réfléchis autour de la question du rituel et du sang.C’est après avoir lu « Ceci est mon sang, petite histoire des règles, de celles qui les ont et de ceux qui les font » d’Elise Thiébaut (2017, La découverte) que ma « fascination » pour le sang et le cycle menstruel est née. Comment un fluide a-t-il pu pendant des années relayer les femmes au second plan, comme argument de faiblesse ?Comment, encore aujourd’hui, apprenons-nous aux jeunes filles à avoir honte de leur cycle biologique ?Et dans le sang, il y aussi toute la question de l’héritage et de transmis-sion d’un individu. Ce fluide, entre autres, véhicule des informations sur notre essence. Est-ce possible, via le sang, de me connecter/reconnec-ter avec « mes ancêtres » ?Je me suis alors retrouvée au croisement entre des lectures épigénéa-logiques, des pratiques de Body-Mind Centering et une recherche pro-fonde de mémoire du corps.Ces deux axes ont été mon point de départ dans ma recherche actuelle (qui évolue tous les jours).

Et c’est à travers le rituel que j’ai voulu traiter ce sujet. J’ai d’abord lu énormément sur les différents rituels menstruels à travers le monde et les rassemblements de femmes. Je me suis alors dis que le sujet n’était pas de se réapproprier une culture qui n’était pas mienne, mais bien de créer mon propre rituel. Comment faire de cet événement mensuel une célébration, un rassemblement, une fête ?L’idée n’étant pas d’en faire un événement grave, sacré, ou célébrant la douleur, mais de dédier une pratique qui nous fait du bien et qui nous amènerait à déclencher cet écoulement menstruel. Je me suis alors mise à interroger les femmes de mon entourage : qu’est-ce qui vous fait du bien, chaque mois, à l’approche de vos règles ?J’ai ainsi collecté une multitude d’informations pouvant aller d’un ali-ment favori à, une musique ou tout autre genre d’habitudes (de petits rituels) qui habitent le corps des femmes chaque mois.

C’est une rencontre en particulier qui m’a aidé à me reconnecter avec l’organique, « ce qui se trouve à l’intérieur » et ce qui me fait bouger. Cette personne m’a fait explorer mon corps en passant aussi bien par l’étude des chakras que par les recherches de Bonnie Bainbridge-Cohen sur le body-mind centering. Cette « alchimie », comme elle l’appelle, m’a permis de me reconnecter avec mon corps et de préciser quelles parties je voulais invoquer dans ma pratique et dans mes recherches.

Elle disait :

« Channeling your body is making alchemy between fluids, organs, etc. »

« Bodies are oceans of cells »

Comment s’approprier cette force mystérieuse, celle de la femme sau-vage, comme l’appelle Clarissa Pinkola Estés dans Femmes qui courent avec les loups ?

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Quel rituel créer pour invoquer cette femme intérieure ? Danser sur les os, sur notre héritage pour faire naître une nouvelle entité.

Dans mon rituel, il y avait encore un point essentiel qui de-vait être exploré : la voix. Quand je pense au rituel, à ce qui me fait du bien, ce n’est pas danser qui me vient en premier lieu mais chanter, faire vibrer et résonner sa voix pour activer l’intérieur.Ayant commencé très jeune d’abord par la musique et surtout le chant, cette pratique fait partie de moi et de mes travaux. Dans mon précé-dent solo, Chère chair, j’ai d’ailleurs travaillé toute la première partie comme une incantation avec des couches sonores et l’utilisation d’une pédale loop. Il suffisait maintenant de réfléchir à la connexion entre la voix, le corps et le mouvement.

Invocation / convocation

Dans mon processus, j’ai d’abord commencé par collecter des « figures » ou des personnages que j’avais envie d’invoquer sur scène pour mon rituel. Cela s’est d’abord traduit par une copie littérale de certaines poses, connectées à certaines figures. Ces figures alternaient entre références populaires, divinités (monstruosités ?) ou femmes cyborgs comme les appelle Donna Haraway.Cet aller-retour entre forme, pose, geste et mouvement interne a ryth-mé une première partie de ma recherche.

La spatialité

Comment réfléchir à ce rituel dans l’espace ? Quelle forme doit-il prendre ? Quelle symbolique doit-il en découler ?Au début, je réfléchissais à une certaine circularité (avec le public ins-tallé autour) et un aller-retour haut/bas via la spirale. Cette forme a bien évidemment une connotation très sacrée et ritualistique.J’ai ensuite essayé de penser l’espace à travers un ovale, qui se veut,

dans la symbolique, plus proche de l’humain et de la nature.Cette spatialité débordait de l’espace de rituel et allait manger l’espace des spectateurs.Je réfléchis actuellement à un rituel chorégraphique qui émergerait de-puis l’espace des spectateurs, les amenant à s’adapter à l’espace et à faire partie intégrante de la performance.

La culture populaire

En parallèle de toutes ces recherches, j’ai aussi voulu donner de la valeur à ces paroles que j’avais reçu et qui témoignaient de choses simples du quotidien pendant les règles : manger une pizza, écouter Justin Bieber, regarder un film d’amour, se vernir les ongles, etc.Toutes ces petites choses qui font partie de moi aussi, qui font que j’aime ce qui brille, que j’adore regarder les clips à la télévision et m’inspirer de célébrités pour trouver des tenues. Ces choses que j’ai aujourd’hui envie d’allier, comme une évidence, à mon travail et non pas de rejeter comme ces parallèles que je peux faire entre l’artiste performeuse que j’aime tant Ana Mendieta et Rihanna faisant la une des tabloïdes alors qu’elle s’était faite rouée de coup par son compagnon.Comment rendre compte de tout cela sur scène ? Comment encore une fois, voyager entre l’image, la référence, et le caché ?

Une dimension sociale

Ce qui m’intéresse, au delà de la création de cette performance, et comme une globalité dans ma recherche, c’est la notion de transmis-sion. J’aimerai pouvoir penser cette recherche en cours, ce processus, comme une myriade de matériaux étant liés les uns des autres et coha-bitant dans une même recherche.Je voudrais, par la suite, aller interroger encore plus de femmes sur leurs rituels menstruels.Je voudrais aussi réfléchir en quelle manière pouvoir créer un petit li-vret ou un fanzine qui ferait office de manifeste et de recueil de ces matériaux. Comme quelque chose qui pourrait être distribué à grande

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échelle, alliant témoignages, collages, images, photos etc. qui pour-rait témoigner de cette alliance entre culture populaire, « glamour » et menstruations.J’aimerai aussi pouvoir, toujours dans le même cadre, animer des ate-liers de création dans les lycées ou écoles qui allieraient atelier corpo-rel, atelier créatif et questionnements autour du genre et du corps.Toutes ces choses qui m’animent me donnent envie d’aller encore plus loin de ces recherchent et de ne plus le penser seule mais de manière collective.

Carnet de bord : étapes de travail

Le 7 décembre 2018Cette première étape était un solo. Le spectateur entrait par un sas dans lequel se trouvait un autel que j’avais réalisé avec différents ob-jets symboliques. Puis il pénétrait dans l’espace de rituel dans lequel j’étais déjà en train de performer. Cet espace circulaire était délimité par des tasses dépareillées (des contenants) et des bougies.Je faisais une recherche corporelle qui partait du bas du ventre (pre-mier chakra) et qui remontait dans le ventre. Cette exploration m’em-menait à différentes postures convoquant des divinités ou des gestes sacrés.A la fin, je m’asseyais avec le public et chantais All the world is green de Rosemary Standley. Cette chanson n’avait aucune référence parti-culière, elle me faisait simplement du bien et j’avais envie de la parta-ger avec un public.

Le 4 avril 2019J’ai ensuite décidé de travailler en duo avec une autre performeuse. Nous avons axé notre recherche sur les poses invoquant des person-nages ou des divinités (monstruosités, cyborgs, etc.). Nous pratiquions en même temps un chant avec plusieurs nappes sonores. Pour la partie chantée, nous avons choisis une chanson de Justin Bieber que nous avons complètement déconstruite en se concentrant simplement sur les quatre accords principaux de la chanson.

L’autel s’était lui transformé en élément de scénographie construit avec une couverture de survie (pour le côté brillant et or). Des extraits de couverture étaient présents dans nos costumes (dans les cheveux, en bijoux etc.). Nos vêtements étaient un alliage de vêtements « street » (sneakers, veste de sport) et de synboles plus « royaux » (grosses boucles d’oreilles en or, rouge à lèvre, etc.).

Le 5 juin 2019Toujours en duo, nous nous sommes concentrées sur l’extrême « syn-chronicité ». Comment réaliser un rituel et une série de mouvement dédoublée ?Nous avons construit une phrase à partir de plusieurs termes : Spatiali-sation, protection et connexion. Comment construire une partition cho-régraphique symbolique qui nous aide à spatialiser notre rituel ?Cette phrase est très courte et est comme une introduction à ce qui viendra en suite, comme une purification de l’espace qui apparaît au milieu des spectateurs. Elle est en silence mais révèle une grande musi-calité dans sa construction.

Chanter sur les os

Durée : 10 minutesChorégraphie Camille MeyerInterprètes : Marion Gassin et Camille MeyerSous le précieux regard extérieur de : Joséphine Bonnaire

« Yeah, is it too late now to say sorry?‘Cause I’m missing more than just your bodyOh, is it too late now to say sorry?Yeah, I know that I let you downIs it too late to say I’m sorry now? » Justin B.

Je continue ce travail en essayant de rendre compte des différentes étapes par lesquelles je suis passée et qui compte autant que la forme « finale ».

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Théorie/pratique artistique/politiqueRéférences littéraires et lectures :

- Sentir, ressentir et agir, Bonnie Bainbridge Cohen, Contredanse- L’origine du monde, Liv Strömquist, Rackham- Ceci est mon sang, Elise Thiébaut, La découverte- Sorcières, sages-femmes et infirmières, une histoire des femmes soignantes, Barbara Ehrenreich et Deirdre Englis, Cambourakis- Le guide pratique du féminisme divinatoire, Camille Ducellier, Cambourakis - Femmes qui courent avec les loups, Clarissa Pinkola Estés, Le livre de poche- La danse des grands-mères, Clarissa Pinkola Estés, Le livre de poche- Lune rouge, Les forces du cycle féminin, Miranda Gray, Macro- Commando Culotte, les dessous du genre et de la pop culture, Mirion Malle, Ankama- Reclaim, recueil de textes écoféministes, Emilie Hache, Cam-bourakis- La mythe de la virilité, Un piège pour les deux sexes, Olivia Ga-zalé,Robert Laffont- Caliban et la sorcière, Femmes, corps et accumulation primitive, Silvia Federici, Entremonde Senonevero- Movement research : Stories and journeys, Ria Highler, Colo-phon

ANNEXES

Chère Chair, 2018

D’après Ana Mendieta, Reenactement, 2017

Page 6: Chanter sur les os - Camille Meyer

Recherches, 2018

Autel, scenographie, 2018

Chanter sur les os, work in progress, 2019

Chanter sur les os, work in progress, 2019