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SES - Terminale ES 3 – Lycée Hoche – 2012/2013 CHAPITRE 6 : INTEGRATION, CONFLIT, CHANGEMENT SOCIAL Bruno Dourrieu – http://ikonomics.wordpress.com 1 CHAP. 6 INTEGRATION, CONFLIT, CHANGEMENT SOCIAL 6.2 La conflictualité sociale : pathologie, facteur de cohésion ou moteur du changement social ? Indications complémentaires On montrera que les conflits peuvent être appréhendés à partir de grilles de lecture contrastées : comme pathologie de l’intégration ou comme facteur de cohésion ; comme moteur du changement social ou comme résistance au changement. En s’appuyant sur quelques exemples, on s’interrogera sur la pertinence respective de ces différents cadres d’analyse en fonction de la nature des conflits et des contextes historiques. On s’intéressera plus particulièrement aux mutations des conflits du travail et des conflits sociétaux en mettant en évidence la diversité des acteurs, des enjeux, des formes et des finalités de l’action collective. Acquis de première : groupes d’intérêt, conflit. Notions : Conflits sociaux, mouvements sociaux, régulation des conflits, syndicat. Plan I. Les conflits sociaux : rupture ou création de lien social ? A. Les conflits comme pathologie de l’intégration sociale B. Les conflits comme facteur de cohésion sociale II. S’opposer pour obtenir un changement ou y résister ? A. Le conflit, facteur de changement social B. Le conflit comme résistance au changement social Conclusion : déclin ou renouvellement de la conflictualité ? Exemples de sujets Source : www.toileses.org

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CHAP. 6 INTEGRATION, CONFLIT, CHANGEMENT SOCIAL

6.2 La conflictualité sociale : pathologie, facteur de cohésion ou moteur du

changement social ?

Indications complémentaires On montrera que les conflits peuvent être appréhendés à partir de grilles de lecture contrastées : comme pathologie de l’intégration ou comme facteur de cohésion ; comme moteur du changement social ou comme résistance au changement. En s’appuyant sur quelques exemples, on s’interrogera sur la pertinence respective de ces différents cadres d’analyse en fonction de la nature des conflits et des contextes historiques. On s’intéressera plus particulièrement aux mutations des conflits du travail et des conflits sociétaux en mettant en évidence la diversité des acteurs, des enjeux, des formes et des finalités de l’action collective. Acquis de première : groupes d’intérêt, conflit. Notions : Conflits sociaux, mouvements sociaux, régulation des conflits, syndicat. Plan I. Les conflits sociaux : rupture ou création de lien social ? A. Les conflits comme pathologie de l’intégration sociale B. Les conflits comme facteur de cohésion sociale II. S’opposer pour obtenir un changement ou y résister ? A. Le conflit, facteur de changement social B. Le conflit comme résistance au changement social Conclusion : déclin ou renouvellement de la conflictualité ?

Exemples de sujets Source : www.toileses.org

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6.2 La conflictualité sociale : pathologie, facteur de cohésion ou moteur du

changement social ?

Introduction : le conflit social de la Première à la Terminale Le programme de Première aborde la question des conflits à plusieurs reprises. Dans le point 2.2 de la partie sociologie (« Comment la taille des groupes influe-t-elle sur leur mode de fonctionnement et leur capacité d'action ? »), le conflit est traité à travers l'analyse de la mobilisation d'un groupe et des chances de réussite de l'action collective. Un groupe qui grandit peut être confronté au paradoxe de l’action collective (Mancur Olson): un individu rationnel ne s’engage pas dans une action collective car il peut espérer récupérer les gains de l’action des autres (augmentation de salaires, nouveaux droits…) sans avoir à en supporter les coûts (perte de temps, cotisations syndicales…). Ce comportement de passager clandestin est bien moins important au sein des groupes d’intérêt de petite taille où l’inaction d’un des membres à des conséquences bien plus importantes sur les chances de succès de l’action collective et donc sur la rétribution individuelle en cas de succès.

Les conflits au sein de l'entreprise sont traités dans le Regard croisé : « Entreprise, institution, organisation ». L’entreprise n’est pas seulement un espace de coordination hiérarchique des actions individuelles, c’est aussi un lieu de conflits dans la mesure où les différentes parties prenantes de l’entreprise (acteurs internes : propriétaires de l’entreprises, managers, salariés mais aussi acteurs externes : clients, fournisseurs, créanciers, société civile …) peuvent avoir des intérêts divergents.

Le second Regards croisés « Comment un phénomène social devient-il un problème public ? » insiste sur enfin le fait que la définition des problèmes publics et leur inscription à l’agenda politique sont un enjeu de conflit et un objet de coopération. Il ne suffit pas que les conditions objectives d’un problème social soient réunies pour qu’éclate le conflit, il faut encore que des acteurs se l’approprient et organisent la mobilisation collective en vue de sa reconnaissance comme un problème public, contribuant ainsi à transformer un conflit latent en conflit manifeste.

Le point commun de ces approches est de traiter les conflits sous l’angle « microsocial » : celui des acteurs ou de structures collectives de taille réduite comme l’entreprise. Le programme de Terminale aborde le conflit dans une perspective beaucoup plus « macrosociale » et s’organise autour de deux grandes problématiques. La première concerne la place des conflits dans l'intégration sociale : s'opposent-ils ou participent-ils à celle-ci ? La seconde s'intéresse plutôt à une question de dynamique : quelle place occupent les conflits dans les transformations et changements sociaux ?

I. Les conflits sociaux : rupture ou création de lien social ? Un certain sens commun voit dans la multiplication des conflits, surtout s'ils sont ouverts et intenses, la manifestation d’un « problème » ou un « dysfonctionnement » dans la société. On peut facilement, en montrant la permanence et l'institutionnalisation des conflits, amener à cette mise en énigme : si les conflits sont un problème voire une menace pour la société, pourquoi se maintiennent-ils ?

A. Les conflits comme pathologie de l’intégration sociale L'idée selon laquelle les conflits constitueraient une forme de « pathologie sociale » est presque

aussi ancienne que la sociologie elle-même et remonte aux travaux d’Emile Durkheim. Témoin des luttes sociales qui caractérisent la France de la fin de XIXème siècle, marquée par un fort développement des grèves provoquées par une mobilisation ouvrière croissante, l’auteur de De la division du travail social (1893) affirme que les conflits sociaux ont tendance à se développer quand les solidarités traditionnelles tendent à disparaître et concentrent d’ailleurs là ou l’anomie est forte : dans les centres industriels en développement

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ou dans des communautés rurales en déclin. Alors qu’une société « normale » implique la mise en œuvre de mécanismes d’intégration (solidarité mécanique ou organique) qui limitent considérablement la conflictualité, l’augmentation du nombre et de l'intensité des conflits signale un défaut « pathologique » d'intégration (Durkheim parle parfois de « guerre des classes »). Quand les règles sociales s’affaiblissent, la conflictualité s’exacerbe. Dans les années 50, on retrouvera cette idée dans la sociologie fonctionnaliste américaine (Talcott Parsons, 1902-1979) qui met l'accent sur une vision très consensuelle de la société : celle-ci exclurait simplement les conflits par la puissance de ses normes et de la socialisation, lesquelles fabriqueraient des hommes incapables de dissensus. Dans cette vision surdéterminée du social, le conflit ne peut découler que de défauts des normes ou de la socialisation et, de fait, ne concernerait que des situations et des individus marginaux.

Les émeutes des banlieues en 2005 peuvent être considérées comme une pathologie de l'intégration: d'une part, parce que le mouvement s'est traduit par des destructions d'équipements publics utiles aux jeunes casseurs eux-mêmes (école, gymnase ... ); d’autre part, les jeunes répondaient, à travers la violence, à la stigmatisation et au harcèlement policier à l'encontre d'une population considérée comme non intégrée. Mais ce fut un mouvement sans organisation, sans porte-parole, sans projet de société très défini. Cette conception du conflit soulève plusieurs objections. D'une part, on peut noter qu'un certain niveau de conflit est « normal » au sens où il est statistiquement constant. La question porte alors moins sur l'existence de conflits en tant que tels que sur leur degré, leur intensité et leurs formes : par exemple, dans une usine, un même conflit peut prendre la forme d'une négociation, d'une grève ou de la séquestration du dirigeant. Selon le cas, le degré de solidarité sociale entre les différentes parties prenantes n'est pas le même et la dernière solution suggère une moindre intégration. D'autre part, dire que les conflits sont pathologiques revient à y voir une menace pour la société, idée centrale du fonctionnalisme qui voit la société comme un corps biologique dont chaque organe a une fonction. Or historiquement les sociétés sont passées par de nombreux conflits sans pour autant disparaître. Plus profondément, on peut défendre l’idée que le conflit serait facteur d’intégration du social. B. Les conflits comme facteur de cohésion sociale Sur le plan théorique, deux auteurs ont cherché à identifier « les fonctions du conflit social » : au Georg Simmel (cf. Repère) et Lewis Coser. Ces deux auteurs défendent l'idée est que le conflit n'est pas le contraire d'une relation sociale mais bien un type particulier de relation : être en conflit avec un individu ou un groupe, c'est en connaître et reconnaître l'existence plutôt que de l'ignorer. Ensuite, le conflit est vu comme une relation sociale positive, c'est-à-dire créatrice de liens et de solidarité : solidarité contre l'adversaire (Simmel prend l'exemple des « unions sacrées » pendant les guerres) mais aussi, d’une certaine façon, solidarité avec lui puisque le conflit implique au moins un accord sur l'importance de l'enjeu. On peut ainsi souligner l'importance de désigner un adversaire pour mobiliser un groupe, mais aussi, la routinisation ou l'institution-nalisation de certains conflits – le plus classique étant celui entre travail et capital dans le cadre du « dialogue social ». Le tableau 1 reprend de manière synthétique les principales propositions de ces deux auteurs. D’un point de vue plus empirique, le mouvement ouvrier qui se développe à la fin du XIXème siècle puis tout au long du XXème, structuré autour de syndicats, de partis, d'associations, a permis d'intégrer à la nation, mais aussi à une société moderne en construction, une classe ouvrière très disparate. Issue d'horizons culturels extrêmement divers, elle était constituée en grande partie de migrants venus de zones rurales ou de l'étranger (Pologne, Belgique, Italie, puis Maghreb, Espagne, Portugal), et donc, dans une certaine mesure, de « déracinés». L'affirmation d'une identité forte a permis à la classe ouvrière de se construire comme une force d'opposition au sens premier du terme : ob pono (placer une chose devant une autre). Elle avait le souhait de proposer « autre chose ». Par ailleurs, la réduction de la violence du conflit industriel, particulièrement vice durant la Révolution industrielle, doit beaucoup à l'institutionnalisation des procédures d'expression des désaccords entre patronat et représentants des salariés, la régulation des conflits passant en effet par l'organisation de négociations entre partenaires sociaux, parfois sous arbitrage de la puissance publique, ainsi que par

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l'élaboration d'un droit du travail. La présence syndicale favorise la mobilisation - qui est dès lors plus fréquente dans les établissements de grande taille - mais également la négociation avec les représentants patronaux. La structuration du phénomène syndical, et sa reconnaissance légale en 1884, a donc permis une régulation des conflits sociaux, c’est à dire la mise en place de règles et d'institutions capables de canaliser les oppositions, mais aussi de permettre leur expression en organisant la négociation entre les partenaires sociaux. Tableau 1 : le conflit social comme facteur de cohésion social chez Simmel et Coser

On peut enfin remarquer la difficulté des groupes les moins intégrés à se mobiliser. Il n’est guère contestable que les mouvements de chômeurs mobilisent peu par rapport à leur base potentielle. Les enquêtes montrent en effet que la mobilisation des chômeurs dans des organisations telles que le Mouvement National des chômeurs et des Précaires reste limitée et fragile. On retrouve là une observation faite de longue date par la sociologie : la sociabilité et la participation à des associations sont très inégalement distribués dans l’espace social et dépendent étroitement du niveau de ressources économiques et culturelles détenues. La capacité – socialement très inégale – de maitriser des catégories abstraites (exemple : les théories du chômage) pour les retraduire en discours spécifiquement politiques détermine la capacité des individus à l’engagement militant. Cette observation fait écho à l’idée défendue dès les années 1960, dans le sillage de Mancur Olson, par des chercheurs américains comme Charles Tilly ou Anthony Oberschall pour qui l’action collective n’est pas le fruit spontané de la souffrance ni le résultat d’une désagrégation des liens sociaux mais plutôt une entreprise qui suppose une mobilisation de ressources (matérielles mais aussi symboliques et culturelles) dont les groupes sociaux sont inégalement dotés. Loin d’être le signe d’une anomie, le conflit serait donc un vecteur d’intégration sociale. Il pourrait même être le signe d’une demande d’intégration comme en témoignent les mobilisations récurrentes de prostituées que le sociologue français Lilian Mathieu dépeint comme une « revendication de reconnaissance officielle de l’activité professionnelle (des prostituées) en tant que profession comme une autre ». Cette reconnaissance permettrait à la fois un accès à des ressources réservées aux salariés « normaux » (Sécurité Sociale, retraite) mais pourrait à terme contribuer à annuler la stigmatisation dont elles sont frappées.

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II. S’opposer pour obtenir un changement ou y résister ? Si la première problématique de ce chapitre renvoie à Durkheim et à Simmel, la seconde se place dans une inspiration plus marxienne. En effet, Karl Marx, plus que tout autre, a assigné au conflit, et précisément à la lutte des classes, le rôle de « moteur de l'histoire » : la prise de conscience par le prolétariat de son exploitation devait, selon lui, conduire à une révolution prolétarienne, au renversement du système capitaliste et à l'instauration du socialisme, puis du communisme, et donc à la disparition de l'État. Si l'analyse marxiste peut apparaître aujourd'hui datée, il s'agit malgré tout de s'interroger sur la place du conflit dans le changement social. L'action collective implique en effet une volonté d'agir ensemble pour atteindre un objectif commun. Lorsque l’action collective a pour but le changement social, c’est à dire la remise en cause des relations de domination existantes par l’opposition à des adversaires bien définis, on peut alors parler de mouvements sociaux, pour reprendre le terme du sociologue français Alain Touraine.

A. Le conflit, facteur de changement social

Force est d’abord de constater que les grandes luttes sociales, notamment les grandes grèves de 1906, 1936 et 1968, ont permis la construction d'une « société salariale » (selon les termes de Robert Castel), fondée sur le caractère protecteur du statut de salarié. De nombreux droits ont en effet été accordés aux salariés, notamment le repos hebdomadaire, les congés payés, la protection contre les grands risques sociaux (maladie, vieillesse, famille). La Révolution française, le mouvement ouvrier, le mouvement des droits civiques aux Etats-Unis dans les années 1950/1960, le mouvement féministe relèvent de cette catégorie de conflits qui ont profondément transformé les sociétés. Le rôle des « entrepreneurs de morale », tels que ceux décrits par Howard Becker, met également en évidence le rôle des conflits dans la construction des normes : des législations sur les stupéfiants aux mouvements de lutte contre le racisme ou l'homophobie, les exemples sont nombreux d'acteurs qui cherchent à transformer les normes et, plus généralement, la société. Plus généralement, le sociologue et homme politique germano-britannique Ralf Dahrendorf (1929-2009) affirmait que l'enjeu des conflits réside le plus souvent dans la conservation ou la modification d'une répartition de l'autorité qui donne à certains groupes la possibilité d'imposer leurs vues et leurs intérêts et donc d’imprimer, si c’est leur projet, un changement social.

Si les conflits sociaux sont un moteur de changement dans la société, l’évolution des sociétés modifie également les conflits sociaux eux-mêmes. Les « nouveaux mouvements sociaux » (NMS), étudiés par le sociologue français Alain Touraine, en offrent une bonne illustration.

Le mouvement ouvrier a constitué le type idéal du mouvement social dans la société industrielle née à la fin du XIXème siècle. Porté par des revendications matérialistes (amélioration des salaires, des conditions de travail…), organisé par les syndicats et les partis de gauche, il structure le conflit social autour de l’opposition centrale entre la classe ouvrière et la classe dominante. Mais à partir du milieu des années 1960, la tertiairisation de l’économie, l’élévation du niveau général de vie, l’émergence d’une vaste classe moyenne et l’érosion numérique de la classe ouvrière (qui deviendra manifeste avec la crise des années 1970) font entrer les sociétés développées dans l’ère post-industrielle.

Cette transformation sociale rejaillit sur la nature des conflits sociaux, désormais centrés sur des revendications plus qualitatives et d’ordre culturel : mouvement des droits civiques, campagnes pacifistes, luttes féministes, lutte antinucléaire et plus généralement combats écologistes, lutte contre le sida et la discrimination qui frappe les homosexuels, etc. Ces nouveaux mouvements sociaux ne modifient pas seulement les enjeux du conflit social, ils conduisent également à l’émergence de nouveaux acteurs du conflit (partis écologistes, associations ou collectifs issus de la société civile…) et renouvellent le « répertoire

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de l’action collective » (selon l’expression de Charles Tilly), c’est à dire l’éventail des actions protestataires, en introduisant de nouvelles formes de mobilisation : sit-in, marches pacifiques, happenings… Si les travaux d'A. Touraine débouchent sur la conclusion que ces mouvements incarnent effectivement de nouveaux enjeux de mobilisation collective, ils ne sont pas, selon lui, des « mouvements sociaux » destinés à transformer l'ordre social, comme pouvait l’être le mouvement ouvrier. Ils sont davantage des groupes de pression que des projets de société alternatifs. B. Le conflit comme résistance au changement social

Les évolutions récentes montrent que les conflits sociaux peuvent également viser à s'opposer à des transformations sociales jugées défavorables ou peu souhaitables par certains acteurs. Les exemples abondent : marches de soutien au Général de Gaulle durant mai 1968, manifestations des défenseurs de « l’école libre » en 1984 contre un projet du gouvernement socialiste visant à mettre fin à la distinction entre école publique et privée, manifestation contre le « plan Juppé » de réformes des retraites en 1995, manifestations contre l’instauration du PACS en 1999 … et depuis quelques mois manifestations contre le « mariage pour tous ».

Dans la sphère économique, un certain nombre de conflits prennent pour enjeux la résistance au

changement, en particulier lorsque ceux-ci s'incarnent dans la « modernisation » des entreprises ou de l'État présentée comme « nécessaire » mais qui viendrait menacer le statut et l’identité conférés aux personnes par la société au travers du travail. On peut ainsi penser aux conflits qu'engendrent les délocalisations, la transformation des services publics ou, plus largement, les conséquences de la mondialisation. L’évolution du contexte socio-historique et des rapports de force au sein de la société, peut expliquer le caractère défensif de certaines mobilisations qui traduirait d'abord un affaiblissement des ressources des groupes concernés, par exemple des ressources politiques des ouvriers qui ne bénéficient plus d'une représentation aussi importante et organisée que par le passé.

Le développement de l’individualisme peut également offrir un clé d’interprétation des mouvements

sociaux défensifs. Les mouvements dits « NIMBY » (pour « Not In My Backyard », littéralement « Pas dans mon jardin ») désignent des mobilisations qui refusent, par exemple, l'installation d'une activité polluante près d'un quartier résidentiel, mais ne se soucient pas qu'elle s'installe ailleurs. La façon dont les taxis français défendent un certain mode d'organisation économique – avec notamment la nécessité d'acheter une licence, ce qui conduit à réduire la concurrence – peut illustrer la façon dont les conflits viennent également construire des institutions économiques (marchés, professions) favorables ou défavorables à certains groupes.

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Conclusion : déclin ou renouvellement de la conflictualité ? Les conflits sociaux les plus caractéristiques de la société industrielle, comme le recours à la grève, ont tendance à perdre de l'ampleur depuis les années 1970, comme en témoigne le nombre de journées individuelles non travaillées pour cause de grève qui passe d’environ 3,5 millions par an en 1975 à environ 300 000 en moyenne par an depuis le début des années 1990 (hors fonction publique). Cette effondrement, qu’on peut mettre en parallèle avec la chute spectaculaire du taux de syndicalisation sur la même période (22% des salariés du secteur privé en 1975, environ 7,5% aujourd’hui) a pu laisser croire que l’ère des conflits du travail était révolue. Or, à l’évidence, il n’en n’est rien : les conflits du travail ne sont pas en baisse et les formes de manifestation autres que la grève (débrayage, pétition…) ont même tendance à se développer, comme le montre le tableau 2. On ne saurait donc conclure à un déclin de la conflictualité du travail mais plutôt à un éparpillement des conflits du travail, sous des formes plus indirectes ou plus individuelles. Tableau 2 : Evolution des conflits du travail par type et secteur

Par ailleurs, le développement de conflits portant sur des enjeux identitaires ou culturels, sur un mode offensif (Printemps arabes) ou défensif (manifestation anti-mariage pour tous) ne doit pas occulter que les questions « matérialistes » demeurent importantes : la question des retraites en France, les mouvements d'opposition aux politiques d'austérité en Europe, ou encore le mouvement « Occupy Wall Street » aux États-Unis qui a fait des inégalités économiques son principal cheval de bataille. La distinction entre les deux n'est d’ailleurs pas toujours facile : les conflits du travail mêlent aussi bien les questions matérialistes que des questions de reconnaissance sans qu'il soit toujours aisé de distinguer où s'arrêtent les unes et où commencent les autres.

Tableau 2 : entraînez-vous à l’analyse de données statistiques (réponses page suivante) 1. Que signifient les données entourées ? 2. Peut-on dire que les conflits du travail sont en baisse ? 3. Parmi les différents types de conflit du travail, quel est celui qui fait exception à la tendance générale ? 4. Quel est le secteur en pointe dans les conflits du travail ?

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Solution 1. 19,1 % des entreprises de l’industrie ont connu un débrayage en France entre 2002 et 2004, soit une augmentation de 3,6 points par rapport à la période 1996-1998. 2. Non. Voir dernière ligne, dernière colonne : tous secteurs et tous types de conflits confondus, la proportion d’entreprises ayant connu au moins un conflit collectif a augmenté de 8,9 points entre les deux périodes ➞ les conflits du travail ne sont pas en recul. 3. Analyse de la dernière ligne : le seul type de conflit qui fait exception à cette tendance, c’est la grève de plus de deux jours. La proportion d’entreprises ayant connu ce type de conflit a reculé de 0,5 point entre les deux périodes ➞ il ne faut pas prendre le recul des grèves pour un affaiblissement général des conflits du travail. 4. Analyse de la dernière colonne : c’est l’industrie qui constitue le secteur en pointe dans les conflits du travail. C’est à la fois le secteur où les conflits sont les plus fréquents (42 % des entreprises du secteur ont connu un conflit entre 2002 et 2004), et celui où ils ont le plus fortement augmenté (+12,9 points par rapport à la période précédente) ➞ l’industrie reste le bastion des conflits sociaux. Source : Hachette éducation, 2012