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LES PROJETS PATHOLOGIQUES Petit essai de diagnostic sur les causes et les conditions de développement des projets bâclés Introduction Vitale, Socrate, ...peut-être ces noms résonnent-ils à vos oreilles comme ceux de projets de longue haleine, au parcours difficile et auxquels la presse s'est intéressée à cause des obstacles qu'ils ont rencontrés ? Pour autant, personne ne vous a jamais vraiment expliqué les causes profondes de ces difficultés. Sans même citer des projets publics, vous avez sans doute un jour entendu parler dans votre entourage d'un chantier ou d'un système qui ne donnaient pas entière satisfaction ; de ces projets à rallonge, au développement compliqué, un peu saccadé et dont l'histoire s'est noyée au milieu d'autres contingences, sans que personne ne sache vraiment en reconstituer le parcours et analyser les raisons des problèmes rencontrés. Peut-être encore êtes-vous un chef de projet averti ayant toujours réussi ses projets et curieux de connaître ce que vivent d'autres aventuriers moins avisés qui - noyés jusqu'au cou dans des projets devenus des cauchemars - ne se rendent même plus compte du degré d'anormalité dans lequel ils évoluent. Si donc vous souhaitez comprendre ce qui se cache derrière un projet bâclé et quels ressorts humains en font le lit, ces quelques pages vous sont dédiées. Mais attention, ce site ne prétend en aucun cas expliquer les exemples mentionnés au début de ce chapitre, ni même les cataloguer dans la typologie des projets qui nous occupe ici : leurs noms ne sont en effet cités que pour leur renommée. Tout ce qu'on pourrait en dire avec certitude d'ailleurs, c'est que leurs détails demeurent encore assez obscurs,...en particulier aux yeux des contribuables.

Les Projets pathologiques

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Théories managériales

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LES PROJETS PATHOLOGIQUES

Petit essai de diagnostic sur les causes et les conditions de développement des projets bâclés

Introduction

Vitale, Socrate, ...peut-être ces noms résonnent-ils à vos oreilles comme ceux de projets de longue haleine, au parcours difficile et auxquels la presse s'est intéressée à cause des obstacles qu'ils ont rencontrés ? Pour autant, personne ne vous a jamais vraiment expliqué les causes profondes de ces difficultés.

Sans même citer des projets publics, vous avez sans doute un jour entendu parler dans votre entourage d'un chantier ou d'un système qui ne donnaient pas entière satisfaction ; de ces projets à rallonge, au développement compliqué, un peu saccadé et dont l'histoire s'est noyée au milieu d'autres contingences, sans que personne ne sache vraiment en reconstituer le parcours et analyser les raisons des problèmes rencontrés.

Peut-être encore êtes-vous un chef de projet averti ayant toujours réussi ses projets et curieux de connaître ce que vivent d'autres aventuriers moins avisés qui - noyés jusqu'au cou dans des projets devenus des cauchemars - ne se rendent même plus compte du degré d'anormalité dans lequel ils évoluent.

Si donc vous souhaitez comprendre ce qui se cache derrière un projet bâclé et quels ressorts humains en font le lit, ces quelques pages vous sont dédiées.

Mais attention, ce site ne prétend en aucun cas expliquer les exemples mentionnés au début de ce chapitre, ni même les cataloguer dans la typologie des projets qui nous occupe ici : leurs noms ne sont en effet cités que pour leur renommée. Tout ce qu'on pourrait en dire avec certitude d'ailleurs, c'est que leurs détails demeurent encore assez obscurs,...en particulier aux yeux des contribuables.

Il s'intéresse plutôt à cette catégorie générale de projets qui - lancés sur la base de délais et de budgets bien précis - aboutissent à des résultats généralement médiocres au prix de dépassements importants. Et lorsque les résultats s'avèrent (finalement) satisfaisants, on les présente triomphalement comme des succès, en passant soigneusement sous silence le fait qu'un résultat bien meilleur aurait pu être obtenu à moindre frais et en moins de temps. Ces projets sont regroupés ici sous le nom générique de projets pathologiques.

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Cet exposé s'occupe presque exclusivement de projets développés en interne, c'est à dire dans lesquels le client ou l'utilisateur final font partie de l'organisation qui lance le projet (cas d'un système informatique qui serait développé pour les besoins du contrôle de gestion de la société par exemple) ; ce qui n'exclut évidemment pas la possibilité d'avoir recours à des fournisseurs externes (prestataires ou sous-traitants) pour certaines parties du projet. Cependant, le lecteur pourra facilement constater que les hypothèses et les conclusions auxquelles nous arriverons dans ce cas de figure peuvent presque toujours s'appliquer à d'autres typologies de projets, que le client final soit "interne" ou "externe" à la société.

En outre, le projet pathologique étant toujours le résultat d'un environnement qui souffre de dysfonctionnements, nous retiendrons cette définition pour englober aussi bien le résultat (le projet pathologique) que le milieu dans lequel il voit le jour (l'environnement pathologique).

Enfin, les auteurs n'ayant pas l'ambition d'être exhaustifs, il va de soi que toutes les contributions qui permettraient d'enrichir le contenu de cet exposé seraient les bienvenues.

Et si, comme nous le souhaitons, vous allez au bout de ce parcours, vous pourrez constater que la gestion de projet ouvre des horizons bien plus vastes qu'un terrain limité à de simples considérations méthodologiques.

Car un projet est toujours le reflet de la façon dont un individu, une organisation ou une société humaine, envisagent et préparent leur avenir. Et les projets bâclés, les projets mal nés qui n'en finissent pas d'être lancés, les projets à complications, dans leurs manifestations multiples et riches de dysfonctionnements, peuvent en dire beaucoup sur la santé et donc l'avenir des acteurs qui les initient, les imposent ...ou les subissent. L'expression “projets pathologiques” ne correspond donc pas dans notre esprit à un simple effet de style.

es projets pathologiques constituent généralement une exception dans les organisations, de même que les malades ne forment pas la majorité de la population dans une société humaine viable.

Cependant, outre le fait qu'étudier les “exceptions" peut en apprendre beaucoup sur l'état général d'une société, refuser de les analyser sérieusement reviendrait à adopter en pratique la position d'un médecin qui ne s'occuperait que des patients en parfaite santé, sous prétexte que les malades sont...des exceptions.

Or, si la littérature et les associations spécialisées en gestion de projet abondent de conseils, de méthodes et d'outils indispensables pour réussir les projets, on reste plus souvent sur sa faim

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lorsqu'il s'agit d'analyser pour quelles raisons certaines organisations ont tant de mal à appliquer des procédés pourtant largement reconnus et diffusés.

L'objet de ce site n'est donc pas de visiter ou de revisiter les méthodes incontournables ou les best practices reconnues en gestion de projet. Son objectif est plutôt d'étudier les cas dans lesquels ces méthodes - aussi bonnes soient elles - ne sont d'aucun secours et les raisons pour lesquelles certaines organisations y sont décidément imperméables.

Pourquoi ces organisations vivent-elles le fait d'appliquer des méthodes confirmées comme un élément de perturbation ? Pourquoi y résistent-elles avec détermination ? Et qu'est-ce qu'une telle résistance peut révéler d'elles ? C'est à ces questions que nous allons essayer de répondre.

Sans prétendre détenir LA vérité, ce parcours doit donc d'abord nous servir à mieux comprendre ou à découvrir ce qui se cache derrière une matière qu'on prétend réservée aux initiés.

LES SYMPTOMES LES PLUS VISIBLES DES PROJETS PATHOLOGIQUES (1/2)

PREAMBULE

Si des mots tels que chef de projet, utilisateurs, maîtrise d'ouvrage, maîtrise d'oeuvre, ou recettage, ...ne vous sont pas familiers, commencez de préférence par le chapitre Quelques termes de base illustrés par un exemple (retour assuré). Ce petit passage lexical vous permettra d'ailleurs de constater que nous avons tous fait un jour de la gestion de projet sans le savoir (comme monsieur Jourdain pratiquait la prose à son insu) et que les règles de réussite en la matière sont assez semblables d'un projet à l'autre, quelle qu'en soit la typologie.

Dans le cas où vous en sauriez assez, vous pouvez passer à l'analyse directement.

LES SYMPTOMES LES PLUS VISIBLES DES PROJETS PATHOLOGIQUES

Introduction Un désintérêt marqué des utilisateurs pour le projet Un enchaînement de tâches et de décisions désordonné pour un résultat médiocre Des dépassements de coûts et de délais "en cinémascope Le silence des organes de contrôle Le partage des responsabilités

Les différentes phases d'un projet selon J-L Gassé :IndifférenceIgnorance

Enthousiasme.Désenchantement.

Panique.

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Recherche du Coupable.Punition de l'Innocent.

Récompense du Non-impliqué

INTRODUCTION

Analyser le déroulement des projets pathologiques n'est pas chose facile : non pas que les symptômes soient rares : ils sont au contraire d'une richesse infinie ; mais le désordre dans lequel ils se mêlent et s'entremêlent, l'incohérence et l'absurdité de leurs manifestations ne permettent pas d'en faire facilement un compte rendu rationnel et ordonné. Nous serons donc amenés très souvent au cours de cette analyse à examiner en même temps les symptômes, les causes de ces symptômes et leurs conséquences les plus directes dans l'organisation.

Si le descriptif mis en exergue de cette page est un bon résumé du déroulement involutif d'un projet pathologique, il exige cependant quelques explications pour ceux qui n'auraient pas la chance d'être des initiés en la matière.

Tout individu plongé brutalement dans un environnement pathologique a en principe deux solutions :

soit il s'adapte sans trop se poser de questions et adopte les comportements (pathologiques) exigés par son environnement, en les considérant comme normaux ;

soit, un peu moins souple, il éprouvera un certain malaise devant la succession étrange de phénomènes désordonnés et incohérents propres à ces processus. C'est généralement dans ce deuxième cas, que les symptômes listés ici lui apparaîtront comme anormaux (comme quoi la notion de normalité ne dépend que d'une plus ou moins grande capacité d'adaptation à son environnement...).

Ces symptômes, on peut sans trop se tromper, les regrouper sous les constantes suivantes :

UN DESINTERET MARQUE DES UTILISATEURS POUR LE PROJET

Dans le chapitre Quelques termes de base illustrés par un exemple, nous avons souligné à partir d'un exemple simplifié l'importance de la participation des utilisateurs finaux dans les projets.

Lorsqu'un projet va mal, commencez donc par chercher ces utilisateurs ! Vous constaterez sans difficultés que leur position apparente sur le sujet peut se résumer à la déclaration suivante : J'ai bien d'autres choses beaucoup plus importantes à faire, je n'y vois aucun intérêt et je n'ai pas de temps à y consacrer!

Derrière cette position apparente se cachent bien d'autres considérations qui - sans être justifiables - s'expliquent comme suit :

Le chef de projet pour des raisons que nous analyserons plus loin considère que l'intervention des utilisateurs est effectivement une perte de temps et il n'est pas prêt à entamer un processus de concertation qui risque d'être beaucoup plus long que ce qu'il a prévu au départ ; on peut donc aboutir dans un tel cas à une entente ou à une complicité de fait entre un responsable de projet pressé et des utilisateurs indifférents. Il peut même arriver, dans les cas pathologiques aigus, que les chefs de projet soient des théoriciens convaincus de la non participation des utilisateurs, qu'ils considèrent comme trop "bêtes" ou trop "incompétents" pour pouvoir participer à des projets "trop innovants pour eux".

Ces utilisateurs de leur côté sont très souvent occupés à des tâches opérationnelles récurrentes qui ne leur permettent pas facilement de fonctionner en “équipe projet” et rien dans leur environnement (hiérarchique en particulier) ne les y encourage. L'organisation, dans ces cas là, ne sait tout simplement pas accommoder le travail en "mode

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projet" et la façon dont les employés sont évalués est en général un très bon indicateur de cette incapacité : lorsque la participation active à un projet ne rapporte aucune gratification à un employé et que symétriquement sa non participation ne lui coûte rien, quel intérêt peut-il bien avoir à s'en occuper ?

Les utilisateurs peuvent aussi avoir déjà fait l'expérience de projets bâclés et considèrent avoir “suffisamment de problèmes comme ça avec les produits qu'on leur a déjà livrés pour ne pas en rajouter avec de nouveaux projets”. Cette attitude se mêle très souvent de considérations assez vagues sur le fait qu'un système qui marche est déjà mis en place ailleurs et qu'au lieu de réfléchir pendant des mois, il suffirait de le leur installer sans perdre de temps et sans "en faire des tartines" (attitude dite du « y'a qu'à faut qu'on »).

Enfin, si ces utilisateurs ont déjà vécu des projets pathologiques jusqu'à la phase de “partage des responsabilités” durant laquelle le responsable “initial !” d'un projet en difficulté se met activement à la recherche d'un responsable “final !”, ils savent d'instinct que la seule attitude sûre à adopter et de ne surtout pas tremper dans une nouvelle aventure....

La conséquence de tout ce qui précède, est que la phase de définition des besoins, qui est une phase essentielle dans les projets, est très souvent confiée à des personnes déléguées qui ne sont pas réellement compétentes et ne connaissent les besoins des utilisateurs que de façon superficielle ou sur la base d'informations le plus souvent verbales (interviews). Ces personnes portent des noms divers allant de celui d'organisateurs à celui d'assistants à la maîtrise d'ouvrage. Et dans les processus pathologiques, leur rôle consiste pour l'essentiel à décharger les utilisateurs de toute responsabilité dans les projets qui les concernent. L'expression des besoins sera en conséquence incomplète et bâclée.

Dans les projets pathologiques, tout l'art du management consiste à confier à Monsieur X une tâche que Madame Y saurait mieux faire et vice versa.

UN ENCHAINEMENT DE TACHES ET DE DECISIONS DESORDONNE POUR UN RESULTAT MEDIOCRE

Un projet classique respecte en principe les grandes phases suivantes :

Expression détaillée des besoins et cahier des charges (objectifs fonctionnels, contraintes de coût et de délais) ;

Proposition technique détaillée (spécifications) par le fournisseur (interne ou externe) et établissement du prix (ou du coût) ;

Accord du client (sur les spécifications et sur le coût) et décision de lancement ; Réalisation (développement du produit) ; Tests et livraison définitive ; Déploiement.

Et bien, croyez le ou non, dans les projets pathologiques, on commence souvent (et presque toujours) par établir les budgets et les plannings avant même de savoir ce qu'il y a à faire ! Ces budgets et ces plannings on ne les établit d'ailleurs pas n'importe comment ! Ils sont au contraire définis d'une façon très précise : c'est à dire qu'ils sont absolument, irrémédiablement et autoconstitutionnellement....IMPERATIFS !

Cette attitude, dont nous analyserons les ressorts plus loin, conduit en pratique à une grande précipitation dans le déroulement du projet et à un enchaînement de tâches désordonné: un observateur objectif constatera alors que l'équipe projet (ou ce qui en porte le nom) se lance dans le plus grand désordre sur des tâches de toutes sortes souvent déconnectées entre elles, menées dans l'urgence et en court-circuitant tout spécialement la phase la plus importante qui consiste à définir ce que l'on veut faire de façon détaillée (l'expression des besoins). C'est que le mot d'ordre qui guide tout le plan de

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bataille, se résume en deux mots:“FAIRE VITE !”

Notre observateur s'apercevra ainsi que la définition des besoins et les spécifications sont faites en réalité après la livraison ou même après le “déploiement” du produit : c'est à dire au moment où les utilisateurs finaux réceptionnent le produit “livré”, et découvrent (oh stupeur !) qu'il ne correspond pas à leurs besoins....

On défait alors d'urgence ce qui n'aurait jamais dû être fait, on bricole en vitesse ce qui n'a jamais été demandé et l'on révise et recette les nouveaux développements à un rythme effréné. Le taux de modification en arrive finalement à dépasser le taux d'avancement du projet, lorsque toutefois on n'a pas encore renoncé à suivre un tel indicateur.

C'est d'ailleurs au stade du “déploiement” du résultat (hum...) que la situation devient la plus cocasse, car ces mêmes utilisateurs qui n'avaient pas une minute à consacrer au projet lors de son lancement se transforment alors en stakhanovistes de la correction des bugs, de la réécriture des besoins et de la conjugaison des temps. On les verra ainsi faire connaissance avec toutes les femmes de ménage de la société pour les avoir rencontrées soit très tôt le matin soit très tard le soir, réutiliser leurs vieux bouliers pour faire des opérations que leur “nouveau” système est incapable de réaliser, souffrir d'ulcères gastriques, recommencer à fumer, hurler sur leurs enfants et cent fois écrire et réécrire l'expression des besoins...voire même les spécifications (pendant qu'on y est...), pareils à des Pénélopes involontaires et méritantes de leur société.

Ce qui porte le nom d'équipe projet prend alors des allures de troupe en déroute après la campagne de Russie et le ras le bol devient probablement le seul élément fédérateur entre les personnes.

LOI DE GOLUB N° 3 : L'effort nécessaire à redresser le cap croît géométriquement avec le temps

Ce travail considérable que les utilisateurs se trouvent contraints de fournir à un stade avancé du projet, lorsque tout changement devient plus difficile à réaliser et force à de multiples bricolages, ne sera cependant pas quantifié et passera inaperçu dans le suivi du projet ; ce qui d'ailleurs, ne fera que conforter les responsables initiaux de cette situation. Pour une raison simple : c'est qu'à partir du moment où il est établi que les utilisateurs finaux ne doivent pas perdre de temps sur les projets, le temps qu'ils consacrent en abondance ensuite à défaire et refaire ce qu'ils auraient simplement dû faire au début, ne doit surtout pas figurer dans les dépenses du projet...pour des raisons de cohérence, bien entendu ...!

Dans le cas où vous auriez du mal à suivre, voici donc comment notre observateur vivra les différentes phases du projet :

Mémento :

Définition des délais et des plannings: IMPERATIFS ! Choix et paiement de la solution Déploiement Tests (phase du “y'a un truc qui va pas...”) Définition des besoins (phase du “c'est pas comme ça qu'y fallait faire...”) Re-Développements

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Re-Tests Re-élaboration des objectifs et des besoins Re-Développements Re-Tests Re-élaboration du périmètre, des spécifications, des objectifs et des besoins Re-Développements Re-Tests Re-élaboration du phasage, du périmètre, des spécifications, des objectifs et des besoins Re-Développements Re-tests......... Etc, etc.....

C'est ainsi qu'on pourra voir (cas authentique) des systèmes informatiques achetés et payés pour lesquels on s'apercevra soudain au stade du déploiement qu'on a oublié de se demander au départ qui diable pourraient bien en être ...les utilisateurs ! C'est bête non ?

DES DEPASSEMENTS DE COUTS ET DE DELAIS "EN CINEMASCOPE"

Explosion est le mot le plus approprié à ce troisième symptôme des projets pathologiques, à moins qu'orgie ne soit plus proche de la réalité : explosion de budgets, orgie de délais, dépassements de toutes sortes se mêlent et s'entremêlent. Le projet initial tourne au bouillon ; plannings et budgets sont revus, révisés et redéfinis pour ainsi dire tous les jours.

Les retards s'accumulent en même temps que les versions successives des plannings se multiplient ; les révisions budgétaires s'entassent et cette masse de papier fait le plus grand bonheur...des femmes de ménages, décidément très amusées du rythme auquel se remplissent les poubelles.

LOI DE GOLUB N° 8 : Un projet mal planifié prendra trois fois plus de temps. Un projet bien planifié prendra seulement deux fois plus de temps.

NDLR : Tout en étant très claire, cette loi de GOLUB écrite aux US dans les années 70 mérite sans doute d'être actualisée de ce côté-ci de l'Atlantique, où nous avons énormément progressé depuis : on y connaît en effet des projets qui ont duré et ont coûté allègrement dix fois plus que ce qui était prévu au départ. Sans doute s'agit-il là simplement d'une question de persévérance. Dans tous les cas, ce petit “a parte” devrait faire un sort au mythe selon lequel les Américains seraient beaucoup plus riches que les Européens : c'est faux, on le voit bien ! Quand on peut se permettre sans conséquence sérieuse de dépenser 10 fois plus que ce qu'on avait prévu, c'est qu'on est forcément très riche...

Explosion donc, ...mais peu bruyante, somme toute très silencieuse et pour ainsi dire confidentielle...parce qu'une autre caractéristique des projets pathologiques tient à l'étrange discrétion qui couvre les dérapages de budgets et de délais, dans ces circonstances...

Le silence des organes de contrôleLe partage des responsabilités

LE SILENCE DES ORGANES DE CONTROLE

“Offre un bon cheval à celui qui dit la vérité....il en aura besoin pour s'enfuir”. Proverbe terrien

Notre observateur lambda, poursuivant son parcours en terrain clinique, observera un quatrième

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phénomène typique des processus pathologiques: l'étrange discrétion de ces organes de contrôle qui — dans les sociétés recherchant le profit — sont censés en principe détecter tout dysfonctionnement propre à mettre en péril leurs résultats.

Face aux gaspillages recensés dans les pages précédentes, on pourrait s'attendre à une réaction de ces acteurs ou tout au moins à un intérêt qui les pousserait à se pencher sérieusement sur leurs causes pour proposer des améliorations.

Curieusement, on constatera au contraire que ces organes de contrôle ou d'audit auront tendance à s'intéresser de façon beaucoup plus sérieuse à des problèmes de suspens comptables ou de conservation d'originaux de contrats dans des armoires ignifugées, qu'à des projets qui en arrivent à coûter dix fois plus que ce qui était prévu au départ.

On les verra alors, le nez collé à des listings, pointer des comptes du matin au soir pour rechercher trois francs six sous de suspens, s'acharner sur un comptable qui refuserait d'utiliser les formulaires de service standards, ou faire des rapports détaillés sur les problèmes créés par le non fonctionnement des badgeurs, tandis qu'à deux pas de leur bureau se développent et prospèrent des dysfonctionnements pachydermiques.

Sans doute peut-on résumer cette attitude par la phrase d'un contrôleur qui - interrogé sur un projet en phase pathologique aiguë - constata simplement avec un grand naturel : “tout le monde sait très bien que ce projet va mal ; je ne vois donc pas l'utilité de m'y intéresser”.

Cette attitude des organes de contrôle qui consiste à ne soigner que les patients en bonne santé, en évitant soigneusement les vrais malades, est le propre d'un phénomène pathologique.

Ce faisant, ces services se comportent ni plus ni moins comme un myope qui, le nez collé contre la patte monumentale d'un gigantesque pachyderme, s'essoufflerait à répéter que décidément il ne voit aucun éléphant à l'horizon ! ou bien encore comme un pompier qui s'acharnerait à éteindre un barbecue tandis que la tour infernale se consume dans son dos.

Derrière cette attitude pathologique se jouent en fait les mécanismes suivants (liste non exhaustive):

Tout d'abord, les organes de contrôle sont absents de la phase de validation du projet ou ne s'y intéressent pas dans les premières phases de sa mise en oeuvre ; cela peut être dû à de multiples raisons : manque de ressources, manque de compétences, désintérêt pour le sujet, etc..

Ensuite, une fois le projet en phase pathologique aiguë, il leur apparaît qu'il est trop tard pour s'y intéresser et qu'il est même beaucoup plus sage de faire comme si de rien n'était, pour éviter d'être accusés de n'avoir rien détecté au départ.

Enfin et surtout, remettre en cause les modalités de mise en oeuvre d'un projet reviendrait implicitement à remettre en question (directement ou indirectement) les organes dirigeants qui en auraient validé les bases au lancement.

C'est donc "l'indifférence initiale" de ces “contrôleurs” qui renforce et justifie leur immobilisme par la suite, ainsi que la peur de devoir remettre en cause in fine la “hiérarchie”. Et la peur, on le sait, peut engendrer les pires lâchetés.

Ce dernier point nous permet de mettre en évidence un phénomène de base des processus pathologiques: l'absence d'indépendance des organes de contrôle, dans les faits.

LE PARTAGE DES RESPONSABILITES

Cette neutralisation des organes de contrôle, cet état d'hibernation profonde dans lequel ils plongent, s'accompagne en général d'un dernier phénomène dont l'efficacité est proportionnelle à l'opacité de l'information qui circule sur le projet au sein de la société :  le partage des responsabilités grâce auquel le chef de projet parvient à noyer toute trace d'implication dans le

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résultat...pour ce qui le concerne.

Face au silence des organes de contrôle, les informations relatives à l'état du projet viendront en effet le plus souvent de séances de radio popotins ou de conversations impromptues tenues autour de la machine à café. On citera superficiellement le fait que le projet connaît des problèmes sans trop prendre le temps de les analyser, on plaindra les utilisateurs condamnés à en faire les frais et de ci de là émergera le nom d'un soi-disant responsable ou l'annonce d'un événement qui, dit-on, en expliquerait les retards.

Ce flou artistique qui prédomine est le résultat de l'utilisation astucieuse de diverses techniques, dont trois sont présentées ci-dessous :

La technique du fusible

Le chef de projet désigne dans ce cas un coupable idéal ; il s'agira en général de quelqu'un d'inoffensif qui sans se méfier se sera impliqué plus que de raison dans le projet ; cette technique assez brutale mais efficace ne doit cependant pas être surexploitée, même si l'on connaît des chefs de projet dont la carrière est jonchée de fusibles: s'il dépasse un quota raisonnable de fusibles par an, le chef de projet risque en effet de passer pour quelqu'un de très malchanceux, à force d'être constamment entouré d'imbéciles ou d'incompétents.

La technique de l'anesthésie budgétaire

Il s'agit ici de présenter budgets et plannings de façon à confondre les pistes et à ce qu'il soit rigoureusement impossible de reconstituer les conditions de départ: en principe tout projet bâclé doit avoir en stock quelques tonnes de documents relatifs aux revues successives des budgets et des plannings ; il est dans ces conditions facile de semer Sherlock Holmes lui-même.

Toutefois, certains chefs de projet, profitant du terrain exceptionnellement favorable dans lequel ils évoluent, utilisent parfois des trucs vraiment très enfantins: si par exemple vous avez lancé un projet pour un budget prévisionnel total de 10 MF sur 2 ans et qu'au bout de 10 ans il en aura coûté 100 (MF), il vous suffit de faire habilement disparaître la trace de vos premières estimations et de présenter des budgets annuels de 10 MF pendant 10 ans, en vous arrangeant pour ne pas les dépasser annuellement. Vous n'aurez donc pas dépassé votre budget !

Mais la technique la plus élégante, la plus sophistiquée et pour tout dire, la Rolls Royce du partage des responsabilités, est :

La MONDIALISATION !

Cette méthode, qui se marie très bien avec l'anesthésie budgétaire, consiste à élargir opportunément le périmètre du projet en indiquant qu'il était plus restreint au départ et que les circonstances et les changements subis par l'entreprise ont contraint l'équipe à l'étendre, ce qui était imprévu. Personne ne viendra constater qu'en réalité, un projet prévu sur 5 sites en 3 mois, a fini par n'en concerner que 3 sur 5 ans.

Ces pratiques peuvent sans doute paraître infantiles ; elles sont cependant très efficaces à partir du moment où - comme nous l'avons dit - les organes de contrôle renoncent à jouer le rôle qui leur revient.

A titre de pause, je vais vous illustrer comment un chef de projet spécialisé en projets informatiques décomposés peut présenter les choses après quelques années d'expérience. Mais attention, ne croyez pas que ce talent soit donné à tous. Il demande une technique oratoire maîtrisée et beaucoup de contrôle dans l'art d'éviter les embûches, de survoler les obstacles, de manier l'implicite et de neutraliser les questions...avec la collaboration volontariste - bien entendu - d'organes de contrôle prêts à fermer les yeux avec détermination sur ces contingences.

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“Bien, par rapport à la semaine dernière, nous avons relancé les tests utilisateurs sur le premier site. Ils ne sont pas satisfaisants. Cela n'aura cependant pas d'impact sur l'activité du service et sur le projet puisque le contrat de l'intérimaire embauchée il y a 1 an a été renouvelé pour 12 mois. Sur cette base nous pensons pouvoir lancer les tests sur le troisième site la semaine prochaine, sachant que nous avons déjà contacté le fournisseur pour faire un avenant au contrat et y intégrer les

modifications demandées.

Si les tests ne marchent pas nous retiendrons les 10 % que nous devons encore payer au fournisseur sur le montant du contrat total pour faire pression puisque 10% représentent un gros montant, si l'on compte le nombre de licences déjà payées sur les 10 sites pilotes.

Les utilisateurs nous ont aussi indiqué que le système est parfois très lent ; pour être efficaces, nous proposons donc d'installer un serveur supplémentaire en production et nous feronsexceptionnellement tourner les tests sur la base de test, en tenant compte des modifications déjà apportées à la base de production.

Je dois maintenant souligner que le projet est sur le chemin critique et qu'il est désormais impératif que le deuxième site soit lancé dans les deux semaines. Le quatrième site ayant déjà été repoussé après le cinquième, il n'a pas pu jouer son rôle de site pilote prévu initialement mais si le troisième site fonctionne, il n'y a pas de soucis à se faire pour le deuxième qui a la même configuration que le premier, nous pouvons donc aller de l'avant” !NDLR : Notez SVP le choix des mots et l'utilisation de termes qui ne signifient strictement rien dans ce contexte mais donnent du poids formel à la présentation; et reconnaissez que ce genre de discours demande toujours quelque partun vrai talent d'artiste !

CONCLUSION : Quand le lièvre se transforme en tortue...

Délais impératifs et urgents au départ et retards à l'arrivée ; indifférence des utilisateurs au départ et implication stakhanoviste de ces derniers à l'arrivée ; budgets très stricts au départ et explosions budgétaires indolores à l'arrivée ; dysfonctionnements manifestes avérés et sommeil cataleptique des organes de contrôle...tous ces phénomènes entremêlés et incohérents dans une société qui vise en principe la recherche du profit doivent avoir nécessairement à l'origine des “éléments fondateurs” forts.

Pour les trouver, ces éléments, il faut impérativement repartir de l'acte de naissance du projet, c'est à dire de ses conditions de lancement.

LES CONDITIONS FAVORABLES A L'ECLOSION DU PROJET PATHOLOGIQUE

Cette page contient quelques hypothèses de base sur les conditions favorisant la naissance ou le maintien des processus pathologiques dans l'entreprise. Comme l'ensemble du site, ce chapitre ne demande bien sûr qu'à être enrichi de nouvelles réflexions.

Le conservatisme des dirigeants et leur peur des responsabilitésUn environnement favorable à des règles de gestion relâchéesDes mécanismes forts de résistance au changementConclusion

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LE CONSERVATISME DES DIRIGEANTS ET LEUR PEUR DES RESPONSABILITES

Tout responsable de projet sait qu'avant d'être lancé un projet doit être validé par un comité de dirigeants expérimentés dont le rôle est de garantir que l'investissement est justifié.Ces dirigeants, membres du comité de validation du projet, n'aiment en général pas prendre de risques inconsidérés et soumettent leur accord à la garantie que le projet générera une rentabilité bien précise dans des délais bien déterminés,...délais qui doivent être impérativement respectés, pour ne pas remettre en cause toute la rentabilité de l'opération.

En fait, le raisonnement sous-jacent de ces dirigeants est qu'un projet ne vaut pas la peine d'être lancé s'il est “trop long” ou coûte “trop cher” ; cette tendance à réduire les risques au plus serré, les conduit alors dans les environnements pathologiques à privilégier systématiquement le court terme sur le long terme, par définition plus aléatoire et donc ...plus risqué.

Cette propension des organes dirigeants à privilégier le court terme, pour in fine sauvegarder leur position, peut être soit clairement exprimée, soit sous-entendue: il y a des dirigeants pour lesquels tout projet doit nécessairement être terminé en un temps record ; ce qui se traduit évidemment ensuite par des retards explosifs...Mais d'autres moins loquaces sont tout aussi efficaces dans le sentiment d'autocensure qu'ils suscitent chez les responsables de projets. Ce mécanisme d'autocensure nourrit ensuite les processus suivants :

Si un chef de projet est convaincu de l'utilité de son projet mais sait qu'en présentant chiffres et délais de façon réaliste, il n'a aucune chance de passer en comité, il sera conduit à tricher et à ajuster coûts et délais de façon à ce que son projet puisse être approuvé. Une fois ce mécanisme enclenché, le chef de projet se sentira forcé d'imposer les mêmes conditions aux différents intervenants, avec pour conséquence le désordre et la précipitation dans l'enchaînement des tâches, et les gaspillages que nous avons recensés dans les pages consacrées aux symptômes les plus criants des projets pathologiques. Certains pourraient objecter qu'un chef de projet ayant les pieds sur terre pourrait toujours mentir à sa hiérarchie d'un côté et conduire son projet de façon saine de l'autre : cette possibilité toujours envisageable en théorie ne se vérifie jamais dans les environnements pathologiques.

Si par ailleurs le chef de projet n'a jamais pu conduire que des projets au passé décomposé, rien dans son expérience précédente ne lui permettra de présenter budget et planning de façon réaliste, parce que lui même n'aura acquis en fait aucune base de référence solide dans la conduite des projets.

Si par contre, il sait déjà quelles pourraient être pour lui les conséquences d'un échec, il forgera très vite toutes les armes nécessaires pour ne pas être considéré comme responsable du résultat final (fusible, anesthésie budgétaire, mondialisation du projet).

Les utilisateurs de leur côté, éduqués dans les projets pathologiques, prendront toutes les dispositions nécessaires pour ne pas avoir à tremper dans de nouvelles aventures et trouveront mille raisons valables pour ne pas s'impliquer.

Pour ce qui concerne les éventuels fournisseurs externes, après avoir examiné le terrain et constaté qu'ils ont à faire à des gens qui n'ont pas les pieds sur terre, ils poursuivront avec constance deux buts : d'abord s'assurer le marché en promettant “monts et merveilles”, s'ils y gagnent ; ensuite prendre toutes les précautions nécessaires (juridiques en particulier) pour ne pas être considérés comme responsables d'un résultat qu'ils anticipent avec un juste pessimisme.

Les organes de contrôle quant à eux se garderont bien de s'exprimer sur des dérapages quelconques, pour les raisons évoquées dans le chapitre qui précède. Un seul mot d'ordre pour eux :“surtout ne pas faire de vagues !”; et ils expulseront ou neutraliseront d'office tout élément récalcitrant qui n'aurait pas intégré ce principe de base, né de l'esprit de conservation le plus élémentaire. “Police” et “larrons” seront donc strictement solidaires entre eux.

Ainsi s'enchaîneront et s'autoalimenteront tous les éléments nécessaires au maintien d'une situation pathologique.

Un autre trait caractéristique du “milieu pathologique” émerge de ce qui précède :  les intérêts particuliers des éléments qui le composent se dissocient très clairement de l'intérêt

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collectif de l'ensemble et la non coopération y règne en maîtresse, ...mais nous y reviendrons plus loin.

UN ENVIRONNEMENT FAVORABLE A DES REGLES DE GESTION RELACHEES

Dans un livre consacré à la gestion de projet informatique (Développer juste. Steeve Mc Connell), l'auteur compare certains dirigeants toujours prêts à mettre la pression sur les équipes à un chef autoritaire qui serait entré dans le bureau d'Einstein en hurlant : “Alors,...vous nous la pondez cette f----- théorie de la relativité ?”.

Pour mieux analyser cette tendance, ou plutôt ce syndrome du projet “une heure, un franc”, il convient d'introduire d'autres éléments qui ont trait à l'environnement dans lequel se déroulent les projets.

Ces éléments ne peuvent cependant se comprendre qu'en gardant à l'esprit ce caractère constitutif du milieu pathologique qu'est l'absence d'indépendance des organes de contrôle vis à vis des instances dirigeantes. Ces organes étant particulièrement sensibles aux directives qui viennent de leur hiérarchie, dès lors que cette dernière ne reconnaît pas les projets pathologiques comme un danger pour la pérennité de l'entreprise, toutes les fantaisies sont permises.

Activité annexe versus activité principale

Lorsqu'une entreprise doit sa survie à la façon dont elle mène ses projets dans son coeur de métier, il y a de fortes chances pour que les dysfonctionnements recensés ici ne durent pas très longtemps: le marché et les clients scelleront très vite son sort si elle s'obstine à gérer ses projets de façon malsaine.

Aussi cette entreprise sera-t-elle incitée dans son activité principale à suivre ses coûts au plus près et à améliorer ses méthodes, de façon à s'adapter aux conditions du marché (prix) et à être concurrentielle. Pour ce faire, elle disposera de deux étalons de comparaison et de pression externe très objectifs: le marché et la concurrence.

Lorsqu'au contraire un projet n'intéresse qu'une activité “annexe” ou “de support” de l'entreprise et que son résultat ne conditionne pas clairement l'avenir de l'organisation - du moins de façon visible (impact direct sur la marge commerciale) - alors les règles de base d'une gestion saine tendent à se relâcher pour être remplacées par l'arbitraire et l'aléatoire.

Plus d'élément de comparaison externe objectif sur la façon dont les projets sont gérés, dans ces conditions, mais seulement l'expérience que l'entreprise aura su se bâtir en interne.

S'agissant de projets, l'expérience dans une entreprise se traduit par un suivi historique et des statistiques sur les coûts et les délais, qui permettent lorsqu'on lance un nouveau projet de se référer à des éléments précédents tangibles.

Or quelle ne serait pas votre surprise d'entendre des dirigeants d'organisations à pathologies répondre que mettre en oeuvre un tel suivi ne se justifierait pas et surtout ..... ferait perdre du temps et de l'argent ! (nous ne sommes pas l'INSEE, voyons ! Et nous avons bien d'autres choses beaucoup plus importantes à faire ! )

Que va faire un comité de dirigeants auquel on demandera de valider les bases d'un projet dans ces conditions ? Il tendra tout simplement à se substituer à cet élément de pression objectif externe que constitue le marché dans une situation saine et cherchera à mettre la pression à sa façon sur les équipes en exigeant que le projet soit réalisé pour le coût le plus faible (“  pas trop

cher”) et dans des délais très serrés (“ pas trop long”). A défaut de base de comparaison objective pour déterminer à quoi correspondent le “trop long” ou le “trop cher”, la seule méthode disponible en magasin est donc celle du “faut qu'ça saute !”.

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Cette dichotomie entre activité annexe et activité principale est cependant moins valable dans les cas où l'entreprise n'évolue pas dans un milieu concurrentiel et où sa survie serait de toutes façons garantie (monopole, lien privilégié avec l'Etat....) ; dans de tels cas, il va de soi que les pathologies peuvent se déclarer aussi au coeur de l'activité principale de la société.

Influence du type d'activité de l'entreprise sur les processus pathologiques

Dans les entreprises, les décideurs sont en général les représentants des activités qui font gagner de l'argent. Et au-delà, la culture de l'entreprise elle-même, son mode de fonctionnement, sont nécessairement imprégnés de la façon dont le "profit" est généré dans l'activité principale ou le coeur de métier. Or, la nature de ce "métier" peut rendre l'organisation plus ou moins réceptive aux exigences et aux contraintes d'un travail en mode projet.

On peut raisonnablement penser par exemple qu'un industriel habitué à évaluer le résultat d'un projet de façon très concrète (voitures rappelées en usine, avions qui crashent, grilles pains qui disjonctent), aura moins de mal à comprendre qu'un projet - quel qu'il soit - prend du temps, qu'un grand financier dont les collaborateurs travaillent sur de l'immatériel et sont habitués à gagner (en principe) beaucoup d'argent en un clic de souris. Dans ce second cas, on voit bien que les critères d'évaluation d'un projet sont loin d'être simples, y compris dans des entreprises saines.

Ainsi, même si les projets pathologiques peuvent frapper n'importe quelle société, une étude épidémiologique établirait sans doute qu'ils sont particulièrement fréquents dans les entreprises qui travaillent sur de l'immatériel.

La taille de l'entreprise ou sa position sur le marché

Un autre aspect à prendre en compte concerne la taille de l'entreprise et la position de force que cette taille lui confère. Cet atout peut en effet se révéler curieusement défavorable pour elle en cas de pathologie, en particulier lorsqu'il l'empêche de se remettre en cause et de s'améliorer dans sa façon de gérer les projets.

Il pourra arriver par exemple qu'une société, profitant de sa position de force vis à vis de fournisseurs externes, se base sur cet avantage pour prétendre de ces fournisseurs qu'ils exécutent pour ainsi dire gratuitement toutes les modifications qui s'avéreraient nécessaires sur un projet pour lequel elle aurait commis l'erreur de ne pas avoir bien défini les besoins au départ. L'attitude de l'entreprise dans ces circonstances tend vers une sorte de “ je m'en foutisme”, conforté par l'idée que le fournisseur devra de toutes façons accepter les conséquences d'une mauvaise gestion, s'il veut conserver son client.

Outre qu'il s'agit d'une illusion dangereuse (l'entreprise dépend aussi de ses fournisseurs et ces derniers savent très bien faire payer leurs clients d'une façon ou d'une autre in fine), cette réaction met bien en évidence le fait que les acteurs du milieu pathologique ne voient pas beaucoup plus loin que le bout de leur nez.

Il y a en effet dans les processus pathologiques une sorte de déficience du sens de l'anticipation, un resserrement de la ligne d'horizon et une tendance marquée à raisonner à court terme, qui semblent aller de pair avec le refus de se remettre en cause.

DES MECANISMES FORTS DE RESISTANCE AU CHANGEMENT

Conservatisme des dirigeants, type ou nature de l'activité, taille de l'entreprise, autant d'éléments qui peuvent expliquer pourquoi certains dirigeants adoptent parfois une attitude managériale “volontariste” et sont ensuite responsables de gaspillages étonnants.

De fait, cette attitude qui dans d'autres circonstances pourrait être considérée comme saine (elle

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incite les équipes à faire de leur mieux en les obligeant à viser haut) se révèle en pratique contreproductive et alimente les processus pathologiques.

Loin de résoudre le problème, ces dirigeants ne font en fait que l'aggraver: ils contournent l'obstacle pour éviter d'avoir à l'abattre.

Car abattre l'obstacle supposerait bien autre chose :

Remettre en cause la façon de travailler existante ; Et mettre en oeuvre toute une série d'actions qui permettraient à l'organisation de se bâtir

une expérience réelle en matière de projets (étude de l'historique et suivi statistique, travail en mode projet, incitation à participer aux projets pour les utilisateurs...).

Bref, autant de changements qui - mal dirigés - pourraient générer encore plus de problèmes qu'ils n'en résoudraient et risqueraient de créer des mécontentements. Or, c'est bien de conduite du changement qu'il s'agit ici.

A un ami naïf il arriva un jour de proposer dans une équipe sujette à des crises de projets pathologiques aiguës, la venue d'un chef de projet expérimenté capable de les guider dans la mise en oeuvre des projets. La réponse qu'il obtint à cette occasion est révélatrice de la constance avec laquelle une organisation peut cultiver l'immobilisme et considérer le changement comme un élément de désordre ; car à sa proposition, le responsable de l'équipe répondit simplement : “Ne nous égarons pas !”

Au vu de tout ce qui précède, on pourrait même se demander si dans un contexte de changement rapide, les entreprises les plus menacées à terme ne seraient pas précisément celles qui bénéficient depuis longtemps d'une position forte et confortable et que rien ne pousse à s'adapter, au point qu'elles finissent par sécréter à l'égard de tout changement de méthode ou de culture de puissants antidotes bureaucratiques et poussent la résistance jusqu'à exiger de leurs membres qu'ils s'adaptent in fine...à l'immobilisme.

Et après tout, qu'est ce qu'un Goliath avait à craindre de David ?

Il ne faut pas croire pour autant qu'immobilisme soit synonyme d'inactivité ; la résistance au changement exige au contraire beaucoup d'agitation, de réorganisations, de décisions intempestives, d'activité et de déperdition d'énergie et d'argent pour pouvoir mettre en oeuvre tous les procédés “politico-bureaucratiques” qui garantiront à l'organisation l'absence de tout changement sur le fond.

Quoi qu'il en soit, cette résistance va de pair avec le conservatisme des dirigeants, tout à la fois émanation et cause de l'incapacité qu'éprouve une organisation à évoluer.

CONCLUSION

Sans doute les hypothèses présentées ci-dessus n'expliquent-elles pas tout des raisons pour lesquelles les projets pathologiques peuvent faire leur nid et se développer dans certaines organisations. Elles ont cependant le mérite d'aller au delà de l'explication trop simple selon laquelle les projets dérapent pour des questions de méthodes (“les projets ne marchent pas parce que les méthodes appliquées sont mauvaises”): plus que d'une question de méthode, ce dont il s'agit ici, c'est de la capacité d'une organisation à se remettre en cause pour s'améliorer et pour éliminer des dysfonctionnements qui de façon compliquée, longue, tortueuse mais réelle finissent par mettre en péril son avenir. Or, ce que nous avons décrit jusqu'ici ce sont tous ces phénomènes qui liés les uns aux autres “encroûtent” une organisation et réduisent sa capacité à s'adapter aux changements.

Comment une organisation “encroûtée” va-t-elle réagir alors aux inévitables évolutions et à la pression du changement dans son environnement ? C'est ce que nous allons voir dans les pages qui suivent.

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LES CONSEQUENCES SUR L'ORGANISATIONLa multiplication des procéduresL'émergence du Génie

LA MULTIPLICATION DES PROCEDURES

“Rajoutez m'en dix kilos monsieur Gutenberg” - Histoire universelle et scientifique des procédures - tome 10.

Dans les pages qui précèdent, nous avons vu comment le conservatisme des dirigeants et l'environnement de l'entreprise peuvent enclencher des processus pathologiques dans l'organisation.

Nous avons vu aussi que ces processus se renforcent entre eux et contribuent ainsi à favoriser l'éclosion de nouvelles pathologies : face au développement de projets pathologiques, les dirigeants ne reçoivent en effet aucun signal d'alarme fort les incitant à redresser la situation, en particulier de la part des organes de contrôle ; tout au plus constateront-ils de très loin que les projets - une fois de plus - n'avancent pas comme prévu.

Or, lorsqu'un problème se présente et que sa résolution demanderait la mise en oeuvre d'actions pratiques qui risquent de créer des mécontentements et des résistances, que faut-il faire ?

Lorsqu'une organisation à pathologies constate qu'elle éprouve des difficultés à mener des projets selon les conditions édictées au départ, que fait-elle ? La réponse est simple : UNE PROCEDURE !

C'est là ce qui fait d'ailleurs tout le sel des projets pathologiques, car il ne faut pas croire que procédures et méthodes soient absentes et proscrites du milieu naturel de ce type de projet...tout au contraire.

La persistance des projets pathologiques dans un environnement où les procédures abondent est même un trait caractéristique de ce type d'organisation. N'est-il en effet pas plus simple pour un responsable de régler les problèmes à coups de papier plutôt que de les traiter sur le fond et de façon pratique ?

La plupart des participants à un environnement pathologique sauraient nous expliquer à tous dans les moindres détails et de façon magistrale quelles sont les règles à suivre dans la conduite des projets. Ce n'est pas la science qui manque en la matière, mais plutôt son application qui fait défaut.

On serait ainsi étonné de la minutie des notes, des procédures et des circulaires de toutes sortes produites sur le sujet dans les organisations riches en projets pathologiques. Il y a un problème dites-vous ? La solution est simple : “écrivez une procédure !”

Au chapitre premier d'un livre illustre que nous vous recommandons (Les Fiancés. Alessandro Manzoni), l'auteur, écrivain italien du XIXème siècle, raconte la rencontre inopinée entre un curé un peu couard et deux bandits à la solde d'un puissant. Ces bandits, appelés des “braves” étaient une espèce particulière de brigands faisant office de police parallèle privée et qui florissait en Lombardie au XVIIème siècle, époque à laquelle se situe le roman.

L'auteur décrit donc de façon savoureuse comment les autorités espagnoles (de l'époque) entreprirent de mettre fin aux exactions commises par les « braves »...à coups d'édits et de proclamations retentissantes.

Nous ne pouvons que vous inviter à lire ce passage exemplaire dans lequel se côtoient la multiplication d'édits autoritaires et catégoriques de toutes sortes sommant les braves de se plier à LA LOI, de se rendre et de se dissoudre, de disparaître et de se soumettre... et l'augmentation

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confortable et imperturbable du nombre...de ces bandits.

Ainsi l'auteur finit-il par souligner discrètement la complicité de fait qui existait -de façon compliquée et tortueuse sans doute- entre les autorités de l'époque et des bandits mercenaires...; car ces “sbires” servaient le plus souvent les intérêts de personnages puissants. “C'est ainsi qu'allaient les choses au XVIIème siècle....!” - écrit Manzoni - c'est à dire en un temps révolu, bien entendu... NDLR : Pour ceux qui souhaiteraient aussi savoir comment on traitait les “fusibles” à l'époque, nous vous conseillons la lecture d'un autre ouvrage (du même auteur mais bien plus court): Histoire de la colonne infâme.

Et bien dans les projets pathologiques, les procédures et les méthodes sont tout aussi nombreuses et inefficaces que ces édits du XVIIème siècle...et pour les mêmes raisons : parce que les acteurs de l'organisation s'accordent en réalité pour considérer que rien ne les oblige à appliquer la “Loi”.

C'est que dans les organisations saines, on commence d'abord par gérer les projets de façon saine ; tout le reste (contrôles, procédures, outils de pilotage) vient tout naturellement par la suite, à titre de support.

Les organisations à pathologies cultivent au contraire simultanément l'abondance des procédures et la tendance régulière à gérer les projets de façon malsaine et à en alimenter les symptômes, comme s'ils correspondaient à un état “normal” de l'organisation.

Pour l'anecdote, si vous avez l'occasion de visiter un jour une organisation à pathologies, faites vous donc inviter à une réunion Méthodes, Qualité ou Procédures, selon ce qui vous amusera le plus.

Le best of du projet Procédures (extrait)....Première !

Vous êtes réunis aujourd'hui dans le cadre du projet procédures. Le document que vous avez sous les yeux constitue la première étape d'une démarche ambitieuse et réaliste. Ce document détaille clairement comment les

procédures s'organisent dans notre société....Pour simplifier et faciliter nos échanges, nous l'appellerons la procédure des procédures.Par souci de clarté, nous avons décidé d'accompagner la procédure des procédures par une procédure détaillant précisément sa mise en oeuvre ; elle portera pour simplifier le nom deprocédure de mise en oeuvre de la procédure des procédures.Tout ceci doit bien sûr prendre place dans un cadre méthodologique rigoureux. Nous diffuserons donc avant toute chose la procédure de rédaction de la procédure de mise en oeuvre de la procédure des procédures.Après avoir clarifié ces quelques termes, nous pouvons dire en résumé ce qui suit :Toute procédure s'inscrit dans le cadre du projet procédures tel que défini par la procédure de mise en oeuvre de la procédure des procédures, procédure qui s'appuie sur la procédure des procédures, enrichie pour simplifier par la procédure de rédaction de la procédure de mise en oeuvre de la procédure des procédures. Il va de soi - vous l'avez tous compris - que ces différents documents devront s'inscrire dans une démarche cohérente, réaliste, simple et de bon sens. C'est pourquoi toute modification à l'une ou l'autre de ces procédures devra être reprise dans les autres procédures qu'il s'agisse de la procédure des procédures ou de l'application de cette procédure ou encore de la procédure de mise en oeuvre des procédures susmentionnées ou même plus clairement de la procédure de rédaction de la procédure de mise en oeuvre des différentes procédures ou d'ailleurs même, pour rester simple, de la rédaction elle même de toute procédure de rédaction ou plus simplement de toute procédure purement et simplement....Je tiens à souligner ici que le terme “réalisme” utilisé plus haut s'entend de façon dynamique : en effet dans le cas où la réalité ne correspondrait pas à notre doctrine, y compris dans les procédures, il conviendra tout simplement de corriger la réalité pour qu'elle s'aligne sur la doctrine. Notre doctrine tiendra ainsi pleinement compte de la réalité, une fois celle-ci modifiée selon nos besoins....NDLR : Au cours de cette réunion ont été recensés dans l'ordre un suicide avorté, deux attentats manqués et trois tentatives d'évasion dont une réussie. Le fugitif, un subversif récidiviste est toujours recherché.

Voilà, vous savez tout ce qu'il faut savoir sur le contrôle, les procédures et la qua...la quaqua...la

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qualité...en milieu pathologique.

L'EMERGENCE DU GENIE

D'une efficacité inversement proportionnelle à son abondance, la procédure représente en milieu pathologique le dernier rempart possible de résistance au changement. Elle permet de contourner les problèmes mais ne les résout pas.

Devant la persistance des problèmes justement, les dirigeants de la société finiront par cultiver pour le personnel de leur entreprise une estime très relative et tendront à devenir de plus en plus méfiants et conservateurs vis à vis de quiconque en interne leur proposerait des “nouveautés”, contraignant ainsi tout chef de nouveau projet à tricher encore davantage et à présenter des budgets et des plannings toujours plus “serrés”.

Cependant, la nature ayant horreur du vide, et le progrès étant inéluctable, ces dirigeants finiront par sentir de plus en plus fortement la pression du changement dans l'environnement de leur société et ils devront tôt ou tard abandonner leur position d'immobilisme rigoureux et prudent.

C'est à ce moment là qu'intervient un acteur majeur des processus pathologiques : LE GENIE !

A quoi sert le génie dans les processus pathologiques ?

Acteur providentiel d'un scénario de changement dont les différents dirigeants éprouvent l'inconfort, le génie se présente comme un substitut aux responsabilités des dirigeants, celui qui vient à point nommé leur donner l'occasion d'abdiquer le pouvoir, le temps de passer un cap d'adaptation difficile

En l'occurrence, un groupe de dirigeants, précisément parce qu'il ne veut courir aucun risque, sera conduit avec grand soulagement à faire aveuglément confiance à quelqu'un, à partir du moment où il aura été établi qu'il s'agit d'un génie ; car par essence le génie pourra résoudre brillamment toutes les situations que les dirigeants ne se sentent pas en mesure d'affronter.

Symptôme et conséquence tout à la fois des processus pathologiques, le GENIE exprime en un mot toute la difficulté que peuvent éprouver des dirigeants conservateurs devant la pression du changement.

La fameuse affaire des “avions renifleurs” qui défraya la chronique au début des années 1980 pourrait être un exemple type de ce genre de processus. Ce récit dans lequel on voit deux “inventeurs” convaincre du bien-fondé de leur “invention” des personnages qui étaient loin d'être naïfs et inexpérimentés, semble être une bonne illustration du rôle joué par le génie dans une situation de crise (des avions qui reniflent le pétrole par tous temps,...quelle découverte inespérée !). Il s'agit cependant d'un épisode somme toute très anecdotique, au regard d'autres drames plus sanglants et plus meurtriers, où l'on a vu des “führer” ou des “duce” être considérés comme les hommes de la situation.

Cependant, quelle qu'en soit sa gravité et quelles qu'en soient les conséquences, le premier ressort de ce mécanisme reste l'impérieuse nécessité ressentie par des dirigeants conservateurs de se décharger de leurs responsabilités,...le temps d'une crise.

Par génie, on n'entend d'ailleurs pas seulement un individu mais aussi toute idée miracle ou expression apparemment porteuses de modernité ou de nouveautés :

“synergies” mal préparées et mal digérées ; “ optimisation” dont les critères sont évanescents ; “ externalisations” mal préparées et mal digérées ; “ consultants-miracle” censés apporter des solutions tous terrains ;

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“ e-quelque chose” dont on se gargarise; ou “idée brillante” qui consiste à nourrir les bovins avec des farines animales pour

"résoudre" un contentieux commercial ennuyeux avec les Etats-Unis ...

...bref, tout concept suffisamment large et confortablement vague susceptible de dissimuler derrière des mots l'absence réelle d'idées ou d'activité à l'intérieur d'une organisation.

Le génie va et vient, enfle et tourbillonne, passe de bouche en bouche, gesticule, argumente bruyamment et fait parler de lui...en somme il vibrionne et fait du vent...mais c'est précisément comme cela qu'il emporte l'adhésion.

C'est ainsi que se résume la vie du projet pathologique né dans le terreau du conservatisme et prospérant sans inquiétude dans des méandres budgétaires, dans une débauche de temps et dans l'illusion rassurante du génie providentiel, refuge inespéré contre la peur des responsabilités qu'éprouvent les dirigeants. Après la psychologie des masses populaires, sans doute les sociologues devraient-ils donc un jour s'intéresser de plus près à ce nouveau domaine d'études très prometteur et curieusement délaissé qu'est la psychologie des masses dirigeantes.

CONCLUSION

Nous avons analysé jusqu'à présent les mécanismes qui alimentent les projets pathologiques dans une organisation ; nous avons vu aussi comment une société peut se défendre contre le changement, le considérer comme un élément de désordre et mettre en œuvre toute une série de gesticulations et de fuites en avant pour l'éviter (procédures, génie...).

Ce faisant, nous avons décrit l'attitude et les décisions pathologiques des différents acteurs non pas comme des décisions individuelles prises de façon autonome en dehors de leur contexte, mais comme une façon pour eux de se conformer au mieux au fonctionnement de l'organisation dans laquelle ils évoluent. Fonctionnement vécu comme un état normal de la société et que tous s'attachent à préserver et à protéger d'initiatives qui risqueraient de le perturber et de créer le désordre et le chaos.

Que faut-il conclure alors d'une organisation dans laquelle les processus d'alerte vitaux ne fonctionneraient plus et où auraient été neutralisés les mécanismes d'adaptation propres à en assurer la survie ?

"EXEUNT OMNES" : DÉCHÉANCE ET MORT D'UNE ORGANISATION

PréambuleLa déchéance et la fin

L'incapacité à se renouveler La divergence entre intérêts individuels particuliers et intérêt collectif Le problème du diagnostic et du remède Après la fin....

Révolutions ou involutions ?

PRÉAMBULE

Nous sommes partis jusqu'à présent de l'hypothèse implicite selon laquelle l'organisme (entreprise, organisation, ou autre) possède a priori en soi les ressources nécessaires à son adaptation et à sa guérison. Dans le cas d'une organisation, ce principe justifie d'ailleurs très souvent l'intervention de consultants dont l'action repose sur l'idée qu'une organisation ne

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périclite que si “rien n'est fait” pour l'éviter. Dans cet esprit, il serait donc toujours possible de “faire quelque chose”.

La nature veut cependant que tout organisme, quel qu'il soit, ait un cycle de vie qui le porte de la naissance à la maturité, puis à sa disparition.

Cette loi de la nature est vraie dans tous les cas, qu'il s'agisse d'organismes vivants ou d'entreprises commerciales. A moins d'ériger en principe le mythe de l'éternité pour les organisations, on doit donc reconnaître qu'une entreprise vieillit et finit par mourir, au même titre qu'un organisme vivant.

Cependant, alors que les manifestations du déclin sont très visibles sur les organismes vivants (à commencer par l'espèce humaine), elles sont – bien qu'inéluctables - beaucoup moins claires dans le cas des organisations “industrielles”.

En effet, les symptômes qui pourraient permettre de diagnostiquer le déclin physiologique inéluctable d'une entreprise, se confondent souvent avec les stigmates de processus pathologiques passagers et réversibles. Sans doute existe-t-il des caractéristiques précises propres aux processus pathologiques irréversibles dans les organisations, mais nous devons reconnaître ne pas les avoir repérées.

Nous ne pouvons donc que nous limiter à un certain nombre d'observations, en précisant que notre analyse porte sur les cas pathologiques exclusivement, et non pas sur les cas où la société disparaît pour d'autres raisons.

LA DÉCHÉANCE ET LA FIN

Dans un organisme sain (ou du moins jeune), les différents éléments qui composent cet organisme travaillent de façon solidaire à assurer le bon fonctionnement de l'ensemble et son adaptation à l'environnement. Lorsque l'organisme subit en revanche un processus de déchéance irréversible, on observe en général qu'il n'est plus en mesure de se renouveler et qu'au-delà d'un certain stade, non seulement les cellules ne coopèrent plus pour assurer la survie de l'ensemble, mais elles travaillent en pratique à la destruction de l'organisme.

Sans faire de “physiologisme” à outrance, on est bien obligés de reconnaître que certains phénomènes pathologiques dans les organisations sont très proches de ce schéma.

L'incapacité à se renouveler

Cette incapacité se traduit pour une organisation par l'incapacité à se remettre en cause. Dans un célèbre roman du XXème siècle (Le Guépard de T. di Lampedusa) le personnage principal (le Prince Salinas) donne une très belle illustration de ce phénomène: il n'est plus nécessaire de changer quoi que ce soit lorsqu'on est parfait - dit-il - et dans un tel cas on s'active plutôt à mettre en oeuvre tous les changements qui garantiront dans les faits l'absence totale de changement. C'est ce qui nous a fait dire dans les pages précédentes que résistance au changement et immobilisme ne sont pas nécessairement synonymes d'inactivité et que bloquer le changement demande parfois beaucoup d'inventivité.

La divergence entre intérêts individuels particuliers et intérêt collectif

Dans une organisation saine, on peut remarquer que les individus les plus capables et les plus compétents s'appliquent à faire progresser l'organisation en même temps qu'eux mêmes. Dans cette situation, intérêt individuel et intérêt collectif sont solidaires et vont de pair.

Par contre, dans les organisations sujettes à des processus dégénératifs irréversibles, les individus doivent pour survivre nécessairement faire abstraction de l'intérêt commun ; pour être maintenu, le lien entre intérêt individuel et intérêt collectif doit en effet se nourrir d'un enjeu commun, mais lorsque le bateau coule, les plus adroits sont ceux qui se soucient le moins de

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l'intérêt collectif.

Sur ce point, C. Northcote Parkinson considère que la dégradation d'une organisation est liée à la médiocrisation générale des individus qui la constituent ; ce qui supposerait implicitement que les éléments les plus capables de la société agissent toujours dans l'intérêt général.

Nous pensons que dans les processus dégénératifs irréversibles, les éléments les plus capables et les plus brillants de la société contribuent de façon “intelligente” à la destruction de l'organisation, en s'adaptant à son “histoire”.

Cette loi naturelle s'observe dans tout groupe humain en phase de déchéance irréversible, et pas uniquement dans les organisations “industrielles”.

Certains pourraient observer que les individus qui participent à un processus pathologique réversible travaillent aussi en tout ou partie contre l'intérêt de leur organisation (ce qui est indiscutable), mais il s'agit là d'un tout autre phénomène, circonscrit au seul périmètre de ce processus pathologique.

Le problème du diagnostic et du remède

En raisonnant superficiellement, on pourrait penser que dans le cas d'une organisation souffrant de pathologies, la mise en oeuvre de méthodes, de réformes ou de procédures pourrait toujours changer le cours des événements ; et comme nous l'avons dit, certains consultants en organisation justifient leur intervention (rémunérée) par cette conviction.

Cependant, lorsqu'un organisme est en phase de déchéance irréversible, ces méthodes, ces réformes et ces procédures ne sont que des gesticulations qui, dans la pratique, aggravent son état et accélèrent sa disparition. Tout au plus pourrait-on envisager de “l'accompagner” dans sa fin.

Toute la difficulté consiste donc à déterminer à quel stade pathologique se trouve une société. Est-on en présence de symptômes pathologiques “parasitaires” comme on peut en observer parfois dans les entreprises où certains départements dits de “support” vivent simplement en consommant (ou en gaspillant) l'argent gagné par d'autres ? Ou bien observe-t-on des processus dégénératifs confirmés qui se développent au coeur même de l'activité de l'entreprise ? Par quels secteurs débutent les signes de la déchéance dans une organisation ? Comment les détecter et comment en mesurer l'avancement ?

Le devoir des spécialistes en organisation devrait donc être dans le futur de déterminer si l'organisation sur laquelle ils travaillent peut être réceptive aux conseils en management qu'ils prodiguent et aux méthodes et procédures qu'ils proposent, ou bien si – entrée dans un processus de déchéance - il lui est désormais impossible d'intégrer ces méthodes.

Dans ce second cas, ces spécialistes ou consultants, se comporteraient comme des parasites s'ils s'obstinaient à proposer leurs services en se faisant rémunérer, car ils ne feraient en pratique qu'accélérer un processus de déchéance dont ils auraient déjà observé les effets.

D'un autre côté, on pourrait aussi considérer qu'en s'activant et en accélérant la mort d'une entité désormais condamnée, ces intervenants (souvent brillants) ne font que contribuer à ouvrir la voie à des organisations et à des structures plus jeunes et plus adaptables.

Après la fin...

Au chapitre XX du troisième livre de Guerre et Paix, Léon Tolstoï décrit l'entrée des Français dans une Moscou abandonnée de ses habitants. Tolstoï compare ce grand corps presque vide à une ruche d'abeilles que la reine aurait abandonnée. Encore de l'agitation, encore du mouvement, quelques mouches pillardes y font des incursions furtives ; mais plus d'activité, plus de renouvellement, plus que des débris de miel mêlés à une odeur de pourriture, bref...plus de vie.

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Que la société périclite naturellement ou qu'elle soit aidée en cela par l'action volontariste des spécialistes en organisation ou de ses éléments les plus “brillants”, dans tous les cas cela ne peut qu'aboutir à la cessation de l'activité de cette société, à sa liquidation et au licenciement du personnel.

Font exception à cette situation, les sociétés qui - pour des raisons variées (concentration massive de personnel “pistonné”, situations syndicales très favorables, imbrication étroite entre public et privé, etc...) - sont maintenues en vie par voie d'acharnement thérapeutique. Ces situations, fréquentes en Europe, n'entrent cependant pas dans le champ de notre étude et nous nous limitons ici aux cas qui ne souffrent pas de “distorsions”.

Après la fin, les “cellules” de l'organisation s'emploient donc à trouver ailleurs une nouvelle situation.

Trois cas de figure se présentent alors :

Les éléments nuisibles. Ces individus qui bénéficient le plus souvent d'une position confortable grâce à des réseaux d'amitiés, au piston ou à toutes autres formes de copinage, utiliseront très rapidement tous les appuis dont ils disposent pour se recaser au mieux de leurs intérêts.

Les éléments brillants. Ces éléments - dotés d'un sens aigu de l'adaptation - se seront mis en mouvement très tôt pour retrouver une nouvelle situation dans laquelle ils seront reconnus et où on saura les utiliser de façon avantageuse.

Les “ni-ni”. Ces personnes - souvent liées à leur société par des rapports de confiance (quasi) réciproque - ne comprendront pas bien dans quel genre de processus elles se trouvent embarquées et seront les moins bien préparées à affronter la disparition de l'organisme dont elles faisaient partie ; elles subissent donc presque toujours les dures conséquences de ce type de situation.

RÉVOLUTIONS OU INVOLUTIONS ?

Prenons maintenant un peu de distance par rapport au sujet qui nous occupe, et au-delà de cet horizon, intéressons-nous à l'histoire récente de notre continent, l'Europe, dont certains se demandent si elle ne serait pas entrée dans une phase de déchéance (irréversible ?).

A défaut de jugement tout fait sur cette question, nous allons nous permettre de soulever quelques points...qui pour le moment resteront sans réponse.

Depuis la dernière guerre (1939-1945), l'Europe a bénéficié d'un développement remarquable dans tous les domaines et ces progrès réalisés en période de paix ont accompagné la création d'un vaste espace économique sur lequel beaucoup fondent de grands espoirs.

Cependant, il est aussi indubitable qu'on assiste dans de nombreux secteurs à des signes de régression :

Le retard pris par la recherche scientifique dans certains pays ne fait pas de doute et l'on peut constater – fait significatif - que les mass médias se font souvent l'écho des succès obtenus par des scientifiques européens, ...émigrés depuis longtemps à l'étranger (aux US) et qui ont parfois même oublié leur langue d'origine.

Il est évident que l'Europe a perdu le train de l'informatique et vit très largement sur ce que d'autres ont inventé (les US en particulier).

Les chercheurs européens écrivent désormais majoritairement en anglais pour des revues publiées outre Atlantique.

S'agissant d'énergie atomique, base essentielle de développement et de progrès à longue ou très longue échéance, certains pays européens se sont littéralement suicidés et la recherche dans ce domaine a souvent été abandonnée au profit de recherches folkloriques inutiles et coûteuses.

Dans le domaine de la recherche biologique, mis à part quelque Institut britannique, les Américains (et sans doute pas qu'eux) ont pris le grand large et ont déjà disparu au delà de l'horizon. Toutes ces recherches, en particulier celles sur le génome humain, pourraient

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très lourdement conditionner notre avenir et reléguer les européens dans une position de citoyens de troisième zone. Or, nous ne pouvons pas prétendre que d'autres travaillent pendant des siècles en fonction de notre intérêt. Ils finiront tôt ou tard par nous imposer le leur, avec toutes les conséquences que cela pourra avoir.

Enfin, dans la vie publique elle-même, on assiste à une certaine sclérose des institutions, au point qu'on est en droit de se demander parfois ce qu'il y reste de la Démocratie, au delà de la forme.

Pendant ce siècle, l'Europe a subi deux guerres désastreuses et trois révolutions majeures tout aussi désastreuses : révolution communiste, révolution fasciste et révolution nazi.

Comment expliquer de façon rationnelle ces événements ?

Au terme de notre parcours, on pourrait se demander si les élites européennes - confrontées à la nécessité de changer et d'évoluer - n'ont pas préféré maintenir inchangés des privilèges, des idéologies, des méthodes et des comportements immuables, qui les ont conduites à opérer de grandes fuites en avant, véritables processus involutifs, couverts par des idéaux et des slogans lancés aux quatre vents et proclamés à grands coups de grande caisse.

Il pourrait s'agir en somme du processus subi par un organisme qui – refusant l'inéluctabilité de sa déchéance et incapable de changer de mentalité - se réfugierait dans le rêve et dans le délire.

Postscriptum n° 1 : de la mauvaise interprétation de la Loi de Parkinson

Certains lecteurs pourraient considérer que le contenu de ce site est en contradiction avec une des lois formulées par le professeur C. Northcote Parkinson dans les années 50 (1958).

Cette loi établit que le travail s'étend de telle sorte qu'il occupe in fine le temps mis à disposition pour sa réalisation ("work expands to fill the time available for its completion”).

Une interprétation erronée de la Loi de Parkinson

L'illustration généralement donnée de cette loi est que si une tâche peut être achevée en une journée et que l'on vous donne une semaine entière pour la mener à terme, vous aurez tendance en pratique à employer toute la semaine pour la réaliser.

C'est cette interprétation que retiennent la plupart des conseillers en gestion du temps pour considérer que la meilleure façon d'optimiser l'organisation du travail consiste à planifier un maximum de tâches sur le temps le plus court possible. Et c'est sur la base de cette interprétation que certains managers - en croyant bien faire - fixent des objectifs de délais “agressifs” à leurs équipes, pour aboutir dans les cas pathologiques aux gaspillages que nous avons recensés.

En fait, la loi de Parkinson s'applique à tous les cas où une organisation s'étend (expands) au point d'utiliser la totalité du temps qui est mis à sa disposition. Elle couvre donc aussi les situations dans lesquelles un manager, ayant à sa disposition une équipe de 10 personnes pour faire le travail de 5 personnes, crée ce qu'il faut de désordre dans l'organisation pour assurer que 10 personnes soient effectivement occupées à plein temps.

Les projets pathologiques : au-delà du principe “parkinsonien”

Dans les processus pathologiques on assiste en quelque sorte à une exacerbation de la loi de

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Parkinson qui peut paradoxalement dériver d'une interprétation erronée de cette loi.

En effet, dans ces situations, le manager commencera d'abord par créer le désordre en utilisant les équipes à disposition au-delà du raisonnable ou de façon incohérente ; ce faisant, il atteindra la limite des ressources à disposition ; mais ensuite, pour assurer la survie du projet et pallier les médiocres résultats obtenus, il sera non seulement contraint d'employer du personnel supplémentaire en interne mais aussi de faire appel à des ressources externes additionnelles qui viendront s'ajouter à la mêlée générale (intérimaires, prestataires externes, ou consultants chèrement payés...). Une fois le cercle vicieux enclenché, les processus pathologiques s'autoalimentent, comme nous avons tenté de le montrer dans les pages qui précèdent.

Conclusion

La loi de Parkinson établit qu'une organisation s'étend et grossit au point d'arriver à occuper le temps et les ressources à sa disposition. Notre site s'intéresse aux cas pathologiques qui vont au-delà même de ce principe physique. Il n'est donc pas en contradiction avec cette loi.

Notes : quelques lois de Parkinson :Work expands to fill the time available for its completion.Expenditure rises to meet income.Expansion means complexity, and complexity decay.Policies designed to increase production increase employment; policies designed to increase employment do everything but.

Postscriptum n°2 : Les ravages de la pseudo-rigueurNous nous sommes concentrés jusqu'à présent sur un filon unique assez riche pour mériter un site entier. Pour ne pas faire de jaloux, examinons maintenant une autre branche de l'arbre luxuriant de la pathoprojectologie : le syndrome de la rigueur !

Contrairement aux dysfonctionnements étudiés jusqu'ici qui s'adaptent à peu près à tous les climats, le syndrome dont nous allons nous occuper maintenant trouve un terrain particulièrement favorable dans les régions cultivant le rationalisme cartésien.

Lorsque le virus propre à cette pathologie fait souche dans une organisation de ce type, le rationalisme et la rigueur ne sont plus envisagés comme des moyens de concevoir et de produire de façon efficace, mais se transforment au contraire en une sorte de liturgie aussi vide de contenu qu'elle est encombrée de rites, d'incantations et de cérémonies.

Et vraiment, on peut se demander comment José Bové peut rester indifférent à ces cas alarmants d'organismes génétiquement modifiés !

Plutôt que de nous appesantir sur la théorie, nous allons donner dans ce chapitre quelques exemples de comportements propres à un organisme atteint par ce virus.

La loi fondamentale du projet rigoureux

Dans un projet conduit selon des méthodes rigoureuses et s'appuyant sur des théories et des procédures valides, l'erreur est   impossible. Telle est la loi de la rigueur...

Sous un aspect apparemment très innocent, cette formulation peut provoquer des ravages dévastateurs :

Si vous faites partie des naïfs qui s'imaginent que seul Dieu est infaillible, il est temps de remiser vos croyances futiles : l'infaillibilité est le propre du milieu cartésiano-rigoureux et le premier devoir d'un responsable d'équipe rigoureux sur un projet rigoureux dans une organisation rigoureuse est de se

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considérer comme infaillible ; à moins de renoncer à la sacro-sainte loi fondamentale de la rigueur.

Il s'ensuit donc (ergo !) que :

Dans un projet rigoureux lancé par une organisation rigoureuse, l'imprévu ne peut pas exister : tous les futurs possibles sont prévus d'avance et pris en compte "rigoureusement" ;

L'organisation des équipes dédiées aux projets rigoureux est basée sur la rigueur cartésienne : elle est donc (ergo !) parfaite et point perfectible car elle couvre d'emblée tous les cas possibles et impossibles...;

Tout étant pensé et préparé de façon rigoureuse, aucune correction ni changement de méthode ne seront nécessaires par la suite (ergo !), ou alors c'est que le projet n'aurait pas été mené de façon rigoureuse, ce qui est impossible dans un milieu rigoureux (CQFD) !

Les lecteurs qui n'auraient pas la chance d'être initiés à ce type de processus pourraient penser que de telles déviances intellectuelles sont impossibles ou qu'elles ne peuvent résister longtemps à la réalité du terrain et aux limites de la condition humaine !

Grave erreur ! Les processus rigoureux existent et jouissent d'un grand avenir.

La capacité de survie des projets rigoureux

Dans la nature, les microbes les plus dangereux ne sont jamais ceux qui tuent sur l'instant en provoquant tout à la fois la disparition de l'organisme malade et du microbe lui-même ; les plus dangereux sont ceux qui détruisent lentement et se donnent ainsi le temps de se multiplier et de prospérer. Il en va ainsi du virus de la rigueur...

La capacité de survie du projet rigoureux vient de ce que les milieux rigoureux fonctionnent en réalité sur deux axes qui ne se rejoignent jamais : la ligne officielle de la Rigueur d'un côté, et la ligne officieuse et tolérée de la Débrouille de l'autre.

L'application rigoureuse du principe de la rigueur provoquerait bien entendu très vite l'effondrement de l'organisation touchée et la disparition du syndrome de la rigueur dans la foulée ; mais la débrouille tempère et compense ces déviances, si bien que la charrette de la rigueur peut continuer à avancer cahin-caha au milieu des secousses, des soubresauts et des gaspillages.

Dans le milieu rigoureux, c'est l'hypocrisie généralisée à tous les niveaux (et non plus seulement au niveau des organes de contrôle) qui constitue le liant fondamental soudant les différents composants de l'organisme rigoureux entre eux.

Côté jardin, tout est fait rigoureusement ; côté cour, on bricole et on bidouille dans l'ombre.

Hypocrisie et compromis discrets assurent ainsi la perpétuation de la vie (ou de la galère) de cette espèce particulière de projets pathologiques.

Le fonctionnement de l'organisation rigoureuse

L'organisation rigoureuse étant parfaite, elle est par nature rigide et établie une fois pour toutes.

On voit bien qu'en l'absence de débrouille, aucun travail ne serait possible pour le personnel des services rigoureux, qui se retrouverait enserré dans une sorte de cage ou d'armature organisationnelle ; mais la débrouille y est admise et a pour ainsi dire droit de cité.

Ce paradoxe apparent tient tout simplement à la préoccupation qu'ont les dirigeants d'aménager leur irresponsabilité :

d'un côté, les chefs sont conscients que l'application stricte de la rigueur conduit à une paralysie totale ;

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de l'autre, ils ne peuvent s'empêcher de considérer toute évolution ou changement comme une méprisable absence...de rigueur.

Le dilemme peut néanmoins être résolu si l'on admet comme expédient que les individus communiquent entre eux de façon informelle et sans aucune préoccupation rigoriste : c'est la débrouille.

Ce procédé présente de plus un avantage évident :

si les choses devaient se compliquer et que des problèmes devaient survenir, on pourra toujours accuser les débrouillards de ne pas avoir respecté les règles, avec la certitude d'avoir raison puisqu'il s'agit de règles impossibles à respecter ;

et si les choses vont bien, la position des chefs s'en trouvera tout simplement confortée.

Pour faire bonne figure, on colle souvent à ce type d'organisation informelle des noms qui - pour ainsi dire - sentent bon la rigueur ; on masque ainsi le fait que l'organisation n'aurait jamais pu fonctionner telle qu'elle a été conçue et on englobe dans la rigueur la débrouille et le désordre.

La grande messe : "le bateau a coulé"

Il est habituel dans les organisations que le chef convoque ses subordonnés à un rythme régulier.

Tout l'intérêt de cette cérémonie en milieu cartésiano-rigoureux consiste simplement à décharger le chef de ses responsabilités : il ne s'agit pas de permettre au Grand schtroumpf rigoureux de contrôler ou de prendre des décisions mais plutôt de se faire confirmer que tout procède...rigoureusement. Il serait sacrilège d'informer l'assistance que quelque chose va mal. Donc tout va bien ; et si l'on découvre ensuite un cadavre dans les placards, le chef pourra dire que personne ne l'en avait informé.

Supposons qu'une société ait produit 200 missiles envoyés au client par voie de mer et qu'à la veille de la grande messe hebdomadaire on apprenne la nouvelle du naufrage du bateau en plein océan.

Voici comment il faut procéder :

En tant que responsable de l'expédition vous allez tout d'abord informer le grand chef du douloureux incident de façon strictement confidentielle et par voie rigoureusement réservée. Il s'agit là d'une opération délicate qui demande du tact, de la diplomatie et bien entendu...une bonne dose d'hypocrisie.

Une fois cette mission accomplie, il vous faudra rendre compte du "résultat" de l'expédition pendant la grande messe.

Que faire ? Annoncer que le bateau a coulé ? Quelle horreur ! Dans un organisme rigoureux, on prévoit même les naufrages à l'avance...ils sont donc évitables !

Pas de panique ! Il vous suffit d'appliquer la loi de la rigueur à la lettre :

Pour commencer, vous allez vous étendre longuement sur les opérations d'emballage, d'étiquetage, de composition des modules et de conditionnement du matériel ; vous pourrez mentionner par exemple que les étiquettes étaient de dimensions rigoureusement standard et que la couleur du papier d'emballage était aux normes. Vous passerez ensuite à la description des opérations de chargement et de dédouanement qui - comme chacun peut s'en douter - ont été effectuées de façon rigoureuse et vous insisterez ensuite particulièrement sur le respect de l'horaire de départ.

Arrivé à ce stade, d'une voix ferme, tranquille, monocorde et d'une intensité légèrement inférieure à la norme, il vous suffira de glisser un dernier détail à l'attention voilée du chef : "Comme cela vous a été communiqué, des inconvénients sont survenus durant la traversée...sans répercussion aucune sur la prochaine expédition du deuxième chargement, prévue pour le 15 du mois, conformément au calendrier".

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Retenez ceci : ce qui compte dans l'opération c'est que le responsable de l'expédition puisse dire que le chef sait sans que pour autant tout le monde sache officiellement que le chef sait. Donc, évidemment, le chef ne sait pas. Ergo !

Vous voilà initié à la loi de la rigueur cartésienne en milieu rationalo-cartésien d'opérette.

Si vous avez encore du mal à suivre, faites vous donc embaucher dans une organisation rigoureuse ; on comprend toujours plus vite en pratiquant.

Les tests

Lorsqu'un produit est conçu de façon rigoureuse, perdre du temps pour prouver qu'il fonctionne est tout simplement un non sens.Cependant, dans la mesure où nous sommes tous amenés aujourd'hui à imiter les procédures américaines dans leur formalisme et que les Américains font des tests, une phase de test est toujours prévue quel que soit le client final du projet (interne ou externe)...y compris dans les milieux rigoureux.

Toute la question est ensuite d'adapter cette procédure à la culture locale lorsque le produit (fabriqué selon les lois de la rigueur) ne marche pas :

Si ce produit est livré en interne, on aura recours à la panoplie des techniques exposées dans le site pour masquer et camoufler les problèmes (chapitre : les symptômes les plus visibles des projets pathologiques / le partage des responsabilités).

Si le produit est en revanche livré à un client externe, on entrera dans la phase dite "des bricoleurs":

pour des problèmes importants, on choisira de "gratifier" le personnel responsable des tests pour qu'il ferme un oeil et même les deux sur ces détails ;

pour des problèmes mineurs (connexions oubliées, composants aux caractéristiques insuffisantes etc...), on effectuera les corrections loin des yeux et des oreilles du chef et sans réintégrer   les modifications qui s'avèrent nécessaires dans les dossiers de production (ces dossiers ont été conçus de façon rigoureuse ; ils sont donc parfaits !).

La reproduction d'un produit déjà réalisé

Il peut arriver que l'on souhaite réaliser après des années une nouvelle série d'un produit qui a déjà été construit bien auparavant.

Dans ce cas, le problème qui se présente le plus fréquemment est celui de l'obsolescence des composants.

L'obsolescence d'un composant ne peut être prévue qu'occasionnellement ; dans les projets rigoureux, cette obsolescence n'ayant pas été prévue, elle ne peut tout simplement pas exister.

On en arrive parfois même, pour respecter l'exigence de la rigueur, à lancer des productions de composants vieux et dépassés, à des coûts gigantesques pour démontrer qu'aucune erreur n'a été commise dans le projet initial.

C'est seulement dans le cas où il serait absolument impossible de se procurer de vieux composants qu'intervient la débrouille : on se les procure alors auprès des ferrailleurs, des brocanteurs ou bien - croyez le ou non - en cannibalisant d'autres produits.

Et si cet expédient aussi se révèle impraticable ? "Alors, ceinture". Et en effet plutôt que de renoncer à la loi de la rigueur, on préfère souvent tout simplement renoncer à produire et à vendre.

Dans d'autres cas encore, le chef acceptera que les modifications nécessaires soient effectuées en faisant semblant de ne rien savoir, pour que le produit soit vendable ; mais neuf fois sur dix, ces

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modifications ne seront pas reportées dans les dossiers de production, pour garantir le respect des lois impitoyables de la rigueur.

La répartition des compétences

Dans nos sociétés modernes, le software prend de plus en plus la place de l'hardware et dans des organisations qui disposaient autrefois de bureaux systèmes, de dessinateurs, de laboratoires et d'officines, on ne voit plus aujourd'hui que des ordinateurs, des écrans, des claviers et des cols blancs.

Dans ces conditions, concevoir du matériel signifie savoir modéliser parfaitement une infinité de situations et de phénomènes physiques.

En principe, compte tenu des limites de l'être humain, neuf fois sur dix, le produit conçu selon ces méthodes commence d'abord par ne pas marcher comme prévu ; ce qui est très normal et très prévisible. Après quoi, on révise le projet, on opère les corrections nécessaires et on re-teste. De cette façon et après un nombre raisonnable de tests, on finira par mettre au point un produit viable.

Qu'en est-il dans les milieux cartésiano-rigoristes ? Désastre ! Le produit a été conçu de façon rigoureuse, il doit donc être parfait et ne demander aucune retouche ni correction.

En pratique, il ne le sera jamais...mais cette fois, plus de possibilité de bricolage en laboratoire parce que les laboratoires ont disparu.

Alors on bricole et on se débrouille autrement :

On confiera d'abord le soin de l'assemblage et des tests à une société externe, formellement supposée peuplée de béotiens ignorants, et en réalité pilotée par de vieux routards du métier, capables de corriger en silence les nombreux dysfonctionnements qu'ils récupèrent des chantres de la rigueur.

Ensuite on transférera progressivement toujours plus de responsabilités à cette société jusqu'à ce qu'elle se substitue dans les faits à l'équipe projet de l'organisation rigoureuse.

Bien entendu, le dossier initial, supposé parfait, ne sera pas modifié, ce qui implique que si l'on change d'assembleur, tous les problèmes relevés la première fois se reproduiront de nouveau.

Un beau bordel certainement,...mais la rigueur est sauve...

Postscriptum n°3 : Marie Stuart de Stefan Zweig - Variations sur le thème de la responsabilité

Traiter ici du destin tragique de Marie Stuart peut surprendre. Nous avons pourtant deux bonnes raisons de le faire:

s'agissant d'un site personnel, nous souhaitons pouvoir y inclure librement tout argument susceptible d'en enrichir le contenu, même au détriment d'une certaine cohérence formelle ;

mais surtout la lecture de cette oeuvre de Stefan Zweig - postérieure à la mise en ligne du site - nous a ouvert les yeux sur une autre façon d'envisager le problème de la responsabilité des dirigeants.

Comme des promeneurs découvrant un paysage connu sous un nouvel angle de vue, nous voudrions partager l'apport reçu de cette lecture.

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Dans notre petite autopsie des processus pathologiques, nous avons évoqué l'incapacité de certains dirigeants à assumer leurs responsabilités dans les organisations “malades”. Nous devons maintenant dépasser ce constat et nous interroger sur ce que signifie vraiment la responsabilité quand elle se conjugue au pouvoir.

La destinée tragique de Marie Stuart

Le résumé qui suit ne peut en aucun cas remplacer la lecture de l'ouvrage publié en 1935 par Stefan Zweig que nous recommandons vivement pour sa qualité d'écriture et pour le regard aigu et vigilant que l'auteur porte sur l'âme humaine.

Résumé

Marie Stuart, reine de France puis reine d'Ecosse provoque par sa conduite irréfléchie un enchaînement de scandales qui finissent par saper son autorité. Le dernier de ces scandales - l'assassinat de son mari (Henry Darnley Stuart, roi d'Ecosse) par son amant (Bothwell) en 1567 - entraîne la rébellion des lords écossais. Forcée d'abdiquer, la reine déchue se réfugie en Angleterre auprès d'Elisabeth I, sa rivale et son ennemie (1568).Suite à de nouvelles imprudences de Marie Stuart, Elisabeth d'Angleterre, déjà suspicieuse, décide de la perdre en la laissant s'empêtrer dans les mailles d'un filet habilement tissé par des agents anglais. Marie Stuart commet alors sa dernière erreur : l'approbation écrite d'un complot contre Elisabeth, piloté et surveillé en réalité par les espions de cette dernière(1). Marie Stuart est condamnée à la décapitation (1586) et après bien des hésitations, Elisabeth signe son acte de mort.

(1) : Sur le rôle d'Elisabeth dans cette affaire, les versions sont parfois différentes.  Stefan Zweig indique clairement qu'Elisabeth avait connaissance du piège tendu à Marie Stuart depuis le début et au minimum l'approuvait. D'autres sources considèrent que les conseillers d'Elisabeth n'en auraient parlé à la Reine qu'une fois l'affaire menée “à bon port”. Quoiqu'il en soit, Elisabeth possédait des qualités managériales telles qu'il est parfois difficile de distinguer dans son entourage ce qui ressort d'initiatives individuelles et ce qui relève d'un travail d'équipe bien mené. Nous avons essayé d'être fidèles dans l'interprétation.

Deux variantes de la responsabilité

Dans la confrontation entre ces deux grandes figures féminines du XVIème siècle émergent deux pratiques différentes du pouvoir, deux visions opposées des devoirs qu'il implique. “Si Marie Stuart - nous dit Zweig - vit pour elle même, Elisabeth vit pour son pays et regarde son état de souveraine comme une profession comportant des devoirs, tandis que Marie Stuart voit dans la royauté une prédestination qui la dispense de toute obligation.”

Concentrons-nous maintenant sur deux épisodes bien précis destinés à alimenter nos réflexions.

L'assassinat de Darnley: une tragi-comédie

Dans la nuit du 9 au 10 février 1567, Henry Darnley Stuart, roi d'Ecosse, passe de vie à trépas dans l'explosion de sa “résidence” d'Holyrood. C'est Bothwell qui a organisé le crime en s'ouvrant ainsi une voie vers le trône ; Marie Stuart, dominée par sa passion, en est la complice.

Alors que des voix s'élèvent pour accuser Bothwell, Marie Stuart - déjà discréditée - déclare que les coupables seront sévèrement punis et organise une mascarade de procès destinée à établir l'innocence de Bothwell et la sienne. D'obscurs sous-fifres font office de fusibles et l'affaire est classée. “Encore quelques semaines - écrit Zweig - et ce qui paraît incroyable et une exagération poétique dans Hamlet va devenir une réalité, à savoir qu'une reine, avant d'avoir usé les chaussures avec lesquelles elle a suivi le cadavre de son mari, en épouse l'assassin.  Quos deus perdere vult....”...dementat (NDLR).

Toute cette affaire, à l'arrière-goût de Rainbow Warrior, relève d'une opération bâclée guidée par des impératifs mesquins et non par une analyse objective de la situation. En bref, cette première

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variante de la responsabilité correspond aux standards des processus pathologiques exposés dans ce site : une tragi-comédie jouée par des acteurs médiocres et...irresponsables.

Personnage complexe et fascinant racheté par la solennité de sa mort, Marie Stuart ne semble cependant pas avoir été à sa place comme Reine. La lutte constante qu'elle mène tout au long de sa vie pour revendiquer sa couronne et son titre “de droit divin” sur l'Ecosse et sur l'Angleterre, ressemble plus à un cri désespéré qu'à une affirmation de son autorité.

Elisabeth D'Angleterre : la condamnation de Marie Stuart

L'exécution de Marie Stuart, réclamée par le tribunal de la noblesse qui l'a jugée, est soumise à une condition : la signature de l'ordre d'exécution par Elisabeth d'Angleterre. Lourde responsabilité ! “Car que signifie l'envoi d'une reine à l'échafaud si ce n'est montrer à tous les peuples asservis de l'Europe que les monarques sont eux aussi responsables de leurs actes devant la justice et nullement intangibles ?”. Ce n'était pas seulement le cou de Marie Stuart qui risquait d'en souffrir...et l'histoire montrera qu'il s'agissait d'un précédent historique dangereux.

En février 1587, Elisabeth I, après avoir longuement consulté, médité et hésité, prend la décision souveraine de confirmer la mort et ordonne qu'on lui soumette l'ordre d'exécution de la sentence.

C'est ici qu'intervient un scénario en deux temps :

1) Le secrétaire d'Etat et ministre de la police (sir Francis Walsingham) - “ayant la chance ou la sagesse d'être malade” - c'est William Davison (secrétaire privé d'Elisabeth) qui porte le document à la signature. A l'arrivée de son secrétaire, la Reine, comme si elle avait soudainement oublié l'ordre qu'elle a donné, se met à bavarder de la pluie et du beau temps ; puis tout en continuant à deviser et en se gardant bien de lire les documents, elle les signe distraitement (y compris l'ordre d'exécution) comme s'il s'agissait d'affaires courantes pour lesquelles elle se fie entièrement à ses subordonnés. Au moment où Davison prend congé, Elisabeth lui enjoint cependant de communiquer avec diligence l'acte d'exécution au chancelier et déclare qu'elle ne s'y est résolue qu'à contrecoeur.

Le malheur veut pour notre homme qu'il n'y ait aucun témoin à la scène. Ne sachant que faire, il se confie à d'autres membres du Conseil qui se gardent bien, de leur côté, de l'affranchir de cette patate brûlante.

Entre-temps, Elisabeth change d'avis et ordonne que l'ordre d'exécution soit bloqué. Davison revient mais cette fois la Reine, dans une scène magistrale, le laisse repartir sans lui avoir donné la moindre consigne. Les membres du Conseil se consultent alors et concluent qu'Elisabeth souhaite l'exécution de Marie Stuart mais ne veut pas en assumer la responsabilité. Le mieux - concluent-ils - est d'exécuter sa volonté. Ils s'attendent en fait à ce que la Reine les désavoue en public et les félicite chaudement pour leur diligence en privé. Le 8 février 1587, Marie Stuart est décapitée dans la grande salle du château de Fotheringay.

2) Les conseillers d'Elisabeth se trompaient ! A la nouvelle de l'exécution, la Reine d'Angleterre entre dans une rage folle. Furieuse, saisie de colère, elle se livre presque à des voies de fait sur son conseiller (William Cecil) et l'abreuve de reproches et d'injures. Comment a-t-on osé ordonner à son insu et sans son ordre formel l'exécution de sa “chère soeur” ?! C'est sur Davison que se déverse finalement la colère royale : lâché par ses pairs, il est jugé, jeté en prison, puis libéré avec pour ordre de ne jamais reparaître à la cour.

Tous les Grands d'Europe sont informés de l'atroce douleur que cet assassinat a provoquée dans l'âme inconsolable de la Souveraine. Enfin, Elisabeth envoie une lettre au fils de Marie Stuart, Jacques VI, dans laquelle “elle prend Dieu à témoin qu'elle est innocente dans cette affaire et que jamais elle n'a songé à faire exécuter sa mère, quoique ses conseillers l'y poussassent journellement. Puis pour prévenir l'objection toute naturelle qu'elle aurait trouvé en Davison un bouc émissaire, elle dit fièrement qu'aucune puissance de la terre ne pourrait la contraindre à charger autrui de ce dont elle serait responsable.”

Or, il ne faudrait surtout pas penser qu'Elisabeth ne croyait pas un mot de ce qu'elle écrivait, même si la duplicité était un art maîtrisé de cette femme lorsque les circonstances

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l'exigeaient. En fait, la Reine d'Angleterre est non seulement consciente de ses devoirs mais de plus les revendique par la dignité que lui confère la couronne et par son rôle de souveraine dont ell e mesure pleinement l'ampleur.

Commentaires - Le paradoxe du pouvoir : à puissance étendue, responsabilité limitée

En rédigeant notre essai, nous étions dans la position de ces comédiens amateurs caricaturés par Shakespeare dans le songe d'une nuit d'été : craignant que l'imitation d'un lion confiée à l'un d'entre eux n'épouvante les spectateurs, ils décident d'insérer un prologue précisant à l'audience qu'il s'agit d'un faux lion et de faux rugissements. De peur d'effrayer les lecteurs nous nous sommes ainsi efforcés d'atténuer la crudité des phénomènes étudiés dans notre site. A la lumière de l'ouvrage de Stefan Zweig, nos rugissements font maintenant figure de pitoyables miaulements.

Notre analyse initiale voit défiler des personnages malades dans leurs comportements et médiocres sur le fond. S'agissant de dirigeants, ils nous ont semblé condamnables entre autres par leur refus d'assumer les responsabilités qui leur reviennent.

Or, voilà que se dresse devant nous une figure historique, une Reine qui a dignement mérité le titre de “grande”, un personnage en tous cas qu'on ne peut pas confondre avec les vulgaires lapins et les souriceaux qui s'agitent dans notre site ; et cette Reine semble exprimer le même refus. Devant son attitude, nous sommes forcés de nous interroger sur le sens du mot “responsabilité” appliqué à un homme ou à une femme "de pouvoir".

Une soif de justice atavique...qui se heurte à la réalité

Dès sa naissance (peut-être même avant) l'organisme vivant expérimente continuellement les réactions de son environnement et de son propre corps à ses actions et, avec le temps, il finit par se forger des règles de comportement qui visent à en minimiser les inconvénients et en à maximiser les avantages.

Ce trinôme, action-récompense-sanction, propre à tout être vivant, contribue chez l'être humain à la formation d'une norme morale selon laquelle tout acte doit recevoir une sanction ou une récompense proportionnelles à ses conséquences. Cette façon de concevoir héritée des premières phases de la vie, et comme enracinée dans notre patrimoine génétique, nous accompagne tout au long de notre existence.

Or, il existe une contradiction évidente entre cet impératif moral et le fonctionnement de la société humaine dans son ensemble.

Lorsqu'un être humain acquiert du pouvoir, il englobe en quelque sorte son environnement dans sa sphère d'influence et dans l'exercice de son autorité il voit sa puissance décupler par le consensus et l'obéissance de ses subordonnés. Son action peut ainsi “se dilater” mais (c'est là le problème) la sanction, elle, restera toujours individuelle et donc limitée.

Qu'un individu soit responsable de la mort d'un seul homme ou de milliers, la peine maximale qui pourra lui être infligée se “limitera” toujours à la perte de sa seule et unique vie. Hitler, s'il avait été capturé, n'aurait jamais pu subir plus de peines et de sanctions qu'un seul parmi les centaines de milliers de prisonniers russes qu'il fit périr dans les camps d'extermination de Rawa Ruska et alentours.

Il s'agit d'une loi physique incontournable : le puissant ne pourra jamais être puni ou récompensé proportionnellement aux actions qu'il engage ; il est donc intrinsèquement “irresponsable”. Voilà la règle que même une grande reine est forcée de respecter.

Alors comment distinguer un bon dirigeant d'un mauvais ?

Comment séparer le bon grain de l'ivraie ? Au vu de ce qui précède, sans doute faudrait-il se

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contenter de faire la différence entre celui qui construit et celui qui démolit ou se contente plus vulgairement “de vivre sur la bête”.

Reste que cette distinction est loin d'être simple. Comment évaluer l'apport d'un dirigeant dans un environnement complexe, y compris avec le recul du temps ? Quels critères appliquer ? Quels indicateurs utiliser ?

On ne peut pas renoncer à tout jugement pour autant: l'être humain est naturellement porté à se forger une opinion avec les moyens et les critères à sa disposition et refuser de juger c'est renoncer à vivre.

Une chose est sûre d'ailleurs : c'est qu'un monde sépare cette Reine qui a donné son nom à l'Angleterre de son siècle et notre dirigeant rigoriste du postcriptum n°2 (cf ci-dessus :  les ravages de la pseudo-rigueur).

Dans la bouche d'une Elisabeth d'Angleterre, l'expression “j'en assume l'entière responsabilité” signifie gagner sa légitimité en mettant son pouvoir au service de son pays. Dans celle de notre managerus rigorosus comicus, cela équivaut simplement à “c'est moi qui décide mais c'est pas moi qui paie et le premier qui me parle de responsabilité je le vire.”

En conclusion, notre grand schtroumpf rigoriste d'opérette n'est pas tant condamnable pour son incapacité congénitale à assumer ses responsabilités mais plutôt pour le simple fait d'être un médiocre acharné et un imbécile professionnel.

La vraie justice est dans l'Au-Delà !...

Face au conflit qui oppose la norme morale héritée et intégrée par l'être humain et le fonctionnement du monde dans lequel il est jeté, l'esprit peut trouver une consolation dans l'existence de l'Au-Delà, ... de cet autre monde où les peines et les récompenses seront à la mesure des actes commis ici-bas et compenseront pleinement “l'injustice” qui y règne.

Pourquoi ne pas voir alors dans cette exigence forte d'une justice supérieure à celle des hommes, dans cette foi en un monde plus grand, plus haut et plus juste...un héritage venu tout droit de notre enfance ?

Hélas, ce débat philosophico-religieux dépasse nos compétences et la sagesse nous commande de nous arrêter là....

Postscriptum n°4 : Commentaires reçusCommentaires sur l'absence de proposition de solutionsAutres remarques sur le fond et la forme

COMMENTAIRES SUR L'ABSENCE DE PROPOSITION DE SOLUTIONS

Parmi les réactions reçues au sujet de ce site et de son addendum, plusieurs internautes nous ont signalé ou reproché de nous être prudemment limités à analyser des problèmes sans proposer aucune solution.

Notre réponse est la suivante :

1) De nos jours, il est beaucoup plus prudent de déverser une énième solution dans l'océan des solutions déjà en vogue que de soulever des problèmes bien

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réels susceptibles de perturber le doux repos de personnes qui ne demandent qu'à continuer de "travailler" (si on peut dire) comme elles l'ont toujours fait.

2) Comme nous l'avons indiqué à plusieurs reprises dans les deux sites, nous ne sommes pas des spécialistes ; une proposition de solution de notre part risquerait donc d'être au mieux inutilisable, au pire dommageable.

3) Nous sommes fermement convaincus, qu'avant de proposer des solutions au problème qui nous intéresse, il est d'abord indispensable d'analyser, de décortiquer et de diagnostiquer comme il se doit les différents problèmes et leurs causes. Dans aucun de ces deux sites nous ne prétendons avoir couvert cette phase préliminaire mais nous croyons avoir exposé pourquoi tout progrès suppose d'en passer par là. Avant d'administrer un remède, encore faut-il avoir pris la peine de diagnostiquer la maladie ; on trouve aujourd'hui beaucoup d'apothicaires prêts à vendre à grand prix un élixir soi disant universel sans se soucier de savoir de quoi souffre le patient.

4) Nous pensons que décortiquer les problèmes et les causes exige un effort multidisciplinaire dans un environnement universitaire. Les difficultés rencontrées en gestion de projet ne concernent pas seulement des questions techniques (méthodes et outils) mais aussi des problèmes de civilisation et de psychologie humaine. Nous avons proposé ce travail à différents professeurs universitaires sans le moindre résultat. On ne peut donc pas dire que nous n'avons suggéré aucune solution mais plutôt que d'illustres professeurs n'ont pas considéré nos suggestions comme recevables.

A ce propos, si nous sommes fermement convaincus de la nécessité d'un tel travail, nous n'aspirons pas nécessairement à y jouer un rôle. Participer à un groupe de travail de ce type serait sans doute intéressant pour nous (voire amusant) à condition que cela soit utile et nous n'avons pas d'opinion à ce sujet.

5) Certaines personnes nous ont indiqué qu'à défaut de proposer des solutions, aucun éditeur n'accepterait de publier un essai sur cet argument...Faudrait-il par hasard consacrer un nouveau site aux phénomènes pathologiques qui sévissent dans le milieu de l'édition...?

Pour conclure sur cette question des solutions, exposons simplement deux cas de figure:

Premier cas : vous marchez à côté d'une personne qui trébuche et risque de se blesser ; vous la secourez promptement avant qu'elle ne tombe : c'est très bien, vous avez trouvé une solution.

Deuxième cas : un certain nombre d'indices vous conduisent à penser qu'un pont très fréquenté risque de s'écrouler et vous avertissez qui de droit pour que les mesures nécessaires soient prises. Peut-on raisonnablement vous reprocher dans un tel cas de ne pas apporter de solutions pour éviter que le pont ne s'écroule ? Et si vous n'avez pas de solution à proposer, devriez-vous vous taire ?

Une question subsidiaire pour conclure sur le sujet qui nous intéresse : voyant que personne ne bouge, vous décidez d'agir seul (“je me présente, M. Dupont contribuable de son état”) et vous interrogez un certain nombre de sociétés pour savoir lesquels parmi leurs différents projets sont des succès ou des échecs et si, ce qui est pire, elles auraient décelé par hasard des processus pathologiques dans leurs organisations (demande somme toute innocente et anodine, vous en conviendrez). Nous serions heureux de recevoir de nos lecteurs leurs réponses quant aux chances de succès d'une telle initiative auprès de ces différentes sociétés.

Alors regardez bien autour de vous : à qui faudrait-il vraiment reprocher de ne pas apporter de solutions ?

AUTRES REMARQUES SUR LE FOND ET LA FORME

Nous avons reçu jusqu'à présent de nombreux encouragements et très peu de critiques de fond.

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Dernièrement, certaines parties de notre site (en particulier la page traitant de la pseudo-rigueur) ont été qualifiées d'intéressantes sur un site que nous ne signalons pas ici, n'étant pas sûrs de rendre service à son auteur. Ce dernier signalait cependant de trop nombreuses et “misérables” fautes d'orthographe et regrettait l'approche trop idéologique de notre conclusion.

Nous ne pensons pas que des fautes d'orthographe ou de grammaire puissent être “misérables”, sauf à les commettre en prétendant donner des leçons du haut d'un piédestal de présomption. Aucun de nos visiteurs ne semblant être particulièrement gêné par ce défaut, nous avions décidé de laisser le site en l'état, avec les fautes déjà repérées et celles qui nous étaient encore inconnues. Comme tout ce qui est humain nous intéresse (dixit Ennius), nous avons cependant révisé le site récemment sans pour autant prétendre à une perfection qui n'est pas dans notre nature et à laquelle nous ne tenons pas du tout.

Cela dit, nous aimons écrire et la crainte de faire des erreurs de grammaire, de syntaxe ou d'orthographe ne nous effleure même pas quand il s'agit de ce plaisir. En outre, notre critique ne nous ayant apporté aucun exemple pour nous aider, il est possible que des erreurs subsistent. Nous continuerons donc malgré tout à exposer nos idées, conscients de nos faiblesses. D'ailleurs, ceux qui ont déjà lu les remerciements en bibliographie comprendront que notre Français ne peut être parfait puisque nous ne l'avons jamais étudié à Florence (!) ; ils nous pardonneront donc.

"Let us speak, though we show all our faults and weaknesses ;for it is a sign of strength to be weak, to know it, and out with

it..." Herman Melville

L'idée que nous soyons idéologiquement "tendancieux" nous a beaucoup surpris et encore plus amusés, car dans tous les forums auxquels nous avons participé jusqu'à présent c'est précisément l'inverse qui nous est régulièrement reproché, c'est à dire notre résistance obstinée à toute idéologie. Nous envisageons donc d'offrir 3 kilos de parmesan “d'origine contrôlée”  à celui de nos visiteurs qui saura le mieux mettre en évidence (arguments et exemples à l'appui) le contenu “ idéologique” de nos écrits (en réservant cette mention aux idéologies classiques de droite et de gauche).

Postscriptum n°5 : Le fonctionnement des organes de contrôle dans les organisations pathologiques

Dans le chapitre consacré aux symptômes des projets pathologiques, nous avons analysé les raisons qui incitent les organes de contrôle à garder le silence face aux dysfonctionnements propres aux projets pathologiques.

Le rôle clé de ces organes dans une entreprise justifie une page spéciale sur leur fonctionnement dans les organisations pathologiques.

LES ORGANES DE CONTROLE DANS LES ENTREPRISES SAINES

Le dispositif de contrôle interne mis en place par une entreprise lui permet de s'assurer que l'organisation dans son ensemble respecte ses objectifs tout en maîtrisant les différents risques liés à son activité. Au sein de ce dispositif, les organes de contrôle (auditeurs internes ou inspecteurs internes selon la terminologie en vigueur) :

s'assurent que les risques de l'entreprise sont bien identifiés et maîtrisés ; sont détenteurs d'un pouvoir d'alerte dans le cas contraire (rapports d'audit contenant les

constats et recommandations d'amélioration).

Pour réaliser leurs missions, les auditeurs internes doivent disposer d'une marge de manoeuvre entière leur permettant de s'exprimer sur tout sujet dès lors qu'il a un impact négatif sur le fonctionnement, voire la survie, de l'entreprise au regard des objectifs qu'elle s'est fixés.

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Il s'établit alors une relation de confiance implicite dans laquelle l'organisation dans son ensemble sait qu'elle a tout intérêt (elle y gagne économiquement) à assurer à ses auditeurs, en tous cas en interne, une indépendance dont les premiers garants sont précisément les dirigeants de la société.

LES ORGANES DE CONTROLE DANS LES ORGANISATIONS PATHOLOGIQUES

Dans un environnement pathologique, un auditeur pathologique respecte trois impératifs de base :

IMPERATIF N°1: Fermer les yeux sur les sujets «politiquement» incorrects, car susceptibles de mettre en cause la position de la hiérarchie (voir les mécanismes décrits dans le chapitre le silence des organes de contrôle dans le cas des projets pathologiques).

IMPERATIF N°2: Justifier de son existence :Pour ce faire, l'auditeur pathologique doit rendre visible un nombre d'interventions, de constats et de recommandations d'amélioration suffisant pour avoir l'air productif et justifier le salaire qu'il perçoit à la fin du mois. La solution consiste à :

multiplier les points qui concernent des sujets politiquement corrects ; mentionner les sujets sensibles en adoptant une formulation qui “noie le poisson” et recourir

à / valider, si besoin, les solutions de partage des responsabilités classiques en gestion de projet pathologique (désignation d'un bouc émissaire, changement de périmètre ;

et bien sûr rédiger et diffuser en abondance des notes, circulaires, chartes, organigrammes et procédures confirmant le principe de l'indépendance des organes de contrôle au sein de l'organisation.

IMPERATIF N°3: Protéger ses arrières:Dans un contexte où son existence n'est pas tant liée à son utilité réelle par rapport aux objectifs de l'entreprise mais à son habileté à ménager les sujets sensibles, l'auditeur pathologique peut être lui aussi soumis à l'arbitraire des changements politiques. Il pourra donc:

se voir reprocher un jour d'avoir fermé les yeux sur des problèmes réels (par exemple : cas où un nouveau directeur souhaite mettre en difficulté un prédécesseur ou un concurrent potentiel) ;

servir de bouc émissaire ou de responsable « final » pour un projet pathologique,...dans le cas où l'on n'aurait personne d'autre sous la main.

Pour se prémunir du danger, l'auditeur pathologique dispose d'un outil de base : le dossier.Au cours de sa carrière, tout auditeur est un jour ou l'autre mis en présence d'informations sensibles pour l'organisation, c'est-à-dire d'informations qui si elles étaient divulguées pourraient mettre sérieusement en difficulté la société et surtout ses dirigeants (montages financiers, fiscaux, privilèges non justifiés, etc….).

Pour assurer sa survie (« cover your ass »!), l'auditeur pathologique se doit de conserver ce type d'information, non pas tant pour l'utiliser (car le nombre de balles au fusil est parfois limité) mais pour faire planer une menace permanente sur quiconque viendrait lui reprocher de ne pas bien faire son travail (la menace en puissance étant souvent perçue comme plus dangereuse).

CONSEQUENCES

Les conséquences sur l'organisation sont les suivantes :

L'organisation ne dispose plus d'un système d'alerte adapté à ses objectifs et à la réalité du terrain : un peu comme si dans un avion, un niveau de risque supérieur était attribué à un repose tête mal plié plutôt qu'à une panne du train d'atterrissage ;

Les organes de contrôle ne travaillent pas dans l'intérêt de l'organisation mais dans leur propre intérêt (couvrir ses arrières et justifier de son existence !) ;

Lorsque le problème des organes de contrôle n'est pas tant d'apporter des remèdes ou une quelconque valeur ajoutée mais plutôt de trouver des scalps pour donner (et se donner) une

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apparence d'efficacité, les collaborateurs mis en présence d'un auditeur pathologique auront tout intérêt à dissimuler ou à camoufler des informations utiles au diagnostic dans un contexte sain ; l'attitude des auditeurs pathologiques contribue alors doublement aux dysfonctionnements de l'organisation.

Dans ces conditions, les auditeurs ou inspecteurs pathologiques ne sont pas seulement inutiles ; ils sont aussi et surtout nuisibles à l'organisation.

CONCLUSION

Dans un environnement pathologique, les organes de contrôle s'adaptent et contribuent aux dysfonctionnements du système d'alerte et de feedback de l'organisation. L'impact à moyen et long terme sur une organisation dont la survie repose sur son utilité / rentabilité, est facile à imaginer....

Quant à l'idée selon laquelle les organes de contrôle externes jouiraient de leur côté d'une parfaite indépendance et ne seraient pas sujets aux mêmes déviations, elle demande malheureusement à être examinée à la lumière de certains évènements qui se sont produits dans les dernières années au Royaume Uni, aux Etats Unis ou en Italie.

Dans les faits, aussi bien les organes de contrôle internes qu'externes, privés ou publics, souffrent d'un défaut commun : soit le contrôlé paie directement et légalement le contrôleur soit il le paie moyennant pots de vins, soit encore il l'influence par divers moyens de pression. Beaucoup ont avancé l'idée que les organes de contrôle publics seraient plus indépendants que des entités privées. L'expérience de laCassa del Mezzogiorno italienne ne plaide pas en faveur de cette hypothèse : il n'était pas rare que des “contrôleurs” de cet organisme public certifient l'existence d'usines et d'activités productives justifiant le versement de subventions publiques, là où ne s'étendaient que des terres incultes....

...COMPLEMENT DU 29/02/08 SOUS FORME D'ANECDOTE

Sans aucune référence (bien sûr) à des événements récents ou moins récents qui conduisent à s’interroger sur "l’inefficacité des contrôles", voici une petite anecdote vécue alors que nous écrivions notre site.

Une des caractéristiques des phénomènes pathologiques est que les dysfonctionnements qu’ils charrient sont tellement patents, tellement évidents même parfois, qu’on est forcés de se demander comment ils peuvent passer si facilement (et apparemment) inaperçus. La question est encore plus légitime quand par malheur, alors qu’il suivait paisiblement son cours, un phénomène pathologique éclate tout d’un coup au grand jour. Comment est ce possible ? Se dit-on. C’est tellement énnooooooooorme !!!! Comment peut on croire que personne, jamais, non, non, vraiment jamais, juré, craché, houhoulala, vraiment vraiment, personne je vous le jure, croix d’bois, croix d’fer, çui qui m’croit pas va en enfer…non c’est vrai, déconnez pas, ...personne a vu, j’vousl’jure, que non que non !

Forts de notre naïveté, nous avons donc adressé une lettre à une personnalité qui en son temps avait étudié un phénomène pathologique connu. Nous voulions savoir si vraiment personne n’avait émis des doutes ou des interrogations au plus fort de l’aventure qu’il décrivait. Et si par hasard quelqu’un avait osé émettre des interrogations, des doutes, des questions : quelle évolution - demandions nous - avait subi sa carrière?"

Faute de réponse après plusieurs semaines, nous avons renvoyé un deuxième courrier, cette fois en RAR.

Cher monsieur blablabla,…

Nous nous permettons de faire suite à une première lettre envoyée il y a quelque temps (5/05/2000) et dans laquelle nous souhaitions obtenir certaines informations sur …..

Nous ne voulons pas vous importuner mais nous craignons avoir manqué de clarté dans notre première lettre et aimerions beaucoup connaître la réponse à la question que nous nous sommes

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posés à la lecture de votre ouvrage.

Comme nous l’avons écrit, nous nous intéressons à la gestion de projets et plus particulièrement aux projets qu’on pourrait qualifier de "pathologiques" (c’est à dire des projets qui - même dans les cas où ils sont justifiés - sont lancés sur des bases tellement malsaines ou irréalistes, qu’il en résulte de graves dérapages en temps et en argent).

Or, dans ce genre de cas, les processus irrationnels sont tellement visibles, qu’on est forcés de se demander avec stupéfaction comment ces projets peuvent être lancés et maintenus sans rencontrerapparemment la moindre opposition.

A la réponse un peu trop facile et exclusive qui consiste à s’imaginer que de tels projets sont toujours le fait de personnes incompétentes, nous préférons l’hypothèse qu’un des ressorts de ces "processus pathologiques" est la peur,  c’est à dire la crainte ressentie par un certain nombre de subordonnés de voir leur carrière ou leur poste compromis pour s’être opposés à des décisions ou à des options prises en haut lieu, crainte souvent fondée d’ailleurs sur l’expérience.

Nous voulions donc savoir si vous avez relevé, au cours de votre enquête sur …, le cas de personnes ayant formulé une opposition ou une réticence marquée à un stade précoce de ce projet, et si oui, quel cours a suivi leur carrière à partir de ce moment là ?

Cette fois, nous avons reçu une réponse : le destinataire a renvoyé le tout, sans autre formalité qu’un raturage énergique de ses coordonnées sur l’enveloppe non décachetée.

Cette anecdote savoureuse explique pourquoi nous sourions toujours un peu (nous rigolons même franchement) quand on nous critique sur l’absence de solutions dans notre site (voir aussi à ce propos, lepostscriptum n°4).

Pour proposer des solutions, il faut d'abord pouvoir approfondir les problèmes, ce qui implique un échange d'information, des questions et des réponses.

Quand un simple citoyen (Bonjour, je me présente Monsieur Dupont de La Masse), de surcroît contribuable de son Etat (pouah! beurk, beurk, sale, égoïste.. pouah...) reçoit une réponse de ce genre sur un sujet connu du public, imaginez quelle  réponse il recevrait sur des sujets beaucoup plus scabreux comme les projets pathologiques et la façon dont des sociétés privées ou publiques se vautrent sans vergogne dans les bas-fonds de la mauvaise gestion,...autant de tabous qu'on préfère dissimuler ou maquiller, comme d'autres cachent une maladie honteuse.

ostscriptum n° 6 : des projets pathologiques aux pathologies des sociétés...

Eléments communs aux processus pathologiques

Dans le présent essai, nous avons limité notre analyse au domaine de la gestion de projets. En élargissant notre champ de recherche sur internet à de nouveaux mots clés (systèmes pathologiques, pathological systems, pathological society, organisations pathologiques, etc, etc…) nous nous sommes aperçus que notre analyse pouvait avoir des liens étroits avec d'autres matières telles que la psychologie, la psychiatrie, la sociologie, l'histoire (étude du développement et de la décadence des civilisations), voire même avec des domaines de recherche encore plus vastes relevant de la philosophie.

Nous nous sommes demandés s'il existait dans tous ces écrits des points communs aux phénomènes pathologiques qui se déclarent dans un organisme sans être provoqués par une cause traumatique externe.

Sans pouvoir parler de “causes”, nous pensons avoir identifié des éléments communs - peut-être

Page 37: Les Projets pathologiques

d'ailleurs faudrait-il plutôt parler de symptômes ou de «conditions suffisantes» - qui semblent être des constantes dans ce type de processus.

Le premier élément a trait à la nature des objectifs que se fixe l'organisme : on peut parler d'un processus sain lorsque ces objectifs sont utiles, réalistes, porteurs d'amélioration et de progrès pour l'organisme, c'est-à-dire en bref, répondant à une exigence vitale (dans le sens d'un processus typique des organismes vivants en cours de développement). En revanche, il y a pathologie lorsque ces objectifs sont porteurs d'un processus inhérent d'auto-destruction.

Le deuxième élément est lié au “modus operandi”. Un processus sain prévoit toujours un feedback à chaque étape permettant de vérifier qu'il y a bien cohérence entre les résultats attendus et les objectifs initiaux. Ce feedback tient compte non seulement du processus en cours mais aussi de toute l'histoire de l'organisme et cette dimension historique intervient aussi bien dans la phase de définition des objectifs qu'au moment du contrôle des résultats. Dans un processus pathologique le processus de contrôle subit des distorsions.

Même si nous n'avons pas énoncé formellement ces deux principes dans notre essai, ils sont évoqués en plusieurs endroits et sont sous-jacents presque dans chaque page de notre site.

Un système en “boucle ouverte” ou dans lequel le contrôle des résultats est factice n'est pas contrôlable et a vocation à dériver inévitablement vers son auto-destruction.

Ces considérations touchent à des problèmes théoriques que nous n'avons pas la prétention d'aborder.Pourquoi à un certain moment de la vie d'un organisme se produit-il un phénomène de décadence et de mort?La présence d'organismes pathologiques est-elle inévitable voire souhaitable, même dans une société saine ?Quels liens y a-t-il entre les idéologies, les écoles de pensée, l'organisation de la société civile, le poids des traditions et l'émergence de processus pathologiques dans le monde industriel ?

A partir du petit ruisseau des projets pathologiques, nous avons atteint le fleuve des systèmes pathologiques pour aboutir à l'océan des structures de la société humaine. A d'autres de naviguer dans ces eaux et que le vent leur soit favorable...!

Liens avec les sciences sociales

Les phénomènes pathologiques que nous avons repérés étant propres au corps social, pour en comprendre les mécanismes il faut d'abord comprendre le fonctionnement de ce dernier.

Plutôt que de fournir un échantillon de références bibliographiques sur les sujets que nous n'avons qu'effleurés dans cette page (facilement repérables par une recherche sur internet par ailleurs), nous préférons mentionner les différents champs de recherche que nous avons pu identifier.

Nous sommes d'abord partis des écrits de Bentham et des travaux plus récents de Niklas Luhmann pour nous orienter ensuite vers des travaux s'intéressant aux tendances actuelles en sociologie. Ces travaux utilisent des théories issues de recherches en mathématiques, en psychiatrie ou en biologie. Ils font en particulier référence aux recherches de Wiener (entropie et théorie de l'information) et aux théories des fractales et du chaos. Dans certains de ces travaux sont explorées les similitudes de comportement entre un être vivant et un groupe social dans son ensemble. Certains termes employés sont empruntés aux théories des systèmes contrôlés (feedback positif ou négatif). Le champ de ces sciences est si vaste que nous ne pouvons que nous limiter à les mentionner, en précisant que notre essai n'avait pas d'autre ambition que d'examiner certains (et seulement certains) des aspects pathologiques de notre société humaine.

Les textes que nous avons lu fournissent une grande richesse d'information sur le fonctionnement du corps social et proposent même des outils ou méthodes permettant de distinguer les situations pathologiques ou au contraire les situations saines. Mais dans tous ces écrits nous n'avons pas trouvé d'indications sur la façon dont il faudrait s'y prendre pour porter vers la

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guérison une société qui serait malade, comme s'il était sous-entendu que cette société doit nécessairement pouvoir se soigner elle-même une fois les symptômes de sa maladie mis en évidence.

Or, si nous devions faire un parallèle entre les cas pathologiques que nous avons étudiés et les processus de déviance ou de dégénérescence mentales propres aux humains, nous pourrions dire que dans les deux cas, le malade ne se rend pas compte de sa maladie et a fortiori n'est pas capable de se soigner tout seul.

A quoi servirait une médecine des processus pathologiques ?

Faut-il alors appeler de nos voeux une science médicale traitant les processus pathologiques, sachant que dans ce domaine, nous avons plutôt l'impression d'en être encore au stade des clystères et des saignées ? Demandons nous d'abord dans quelles conditions une telle science serait possible ou nécessaire.

Nos sociétés évoluées attribuent à la vie d'un être humain singulier une importance qui va parfois même jusqu'aux limites de l'acharnement thérapeutique.

Dans le contexte de la société civile, dès lors qu'on adhère aux idées libérales ou libéristes, on considère en revanche qu'une activité ne se justifie que par son succès ou ses performances. Laissons de côté le fait que le terme “performant” a une signification variable selon le contexte, étant donné qu'un petit groupe de dirigeants “performants” (de point de vue de leurs intérêts personnels) peut avoir un comportement globalement nuisible pour les sociétés qu'ils dirigent. Abstraction faite de la variabilité de certains termes, l'idée que la liberté consiste a faire tout ce que l'on souhaite dès lors que cela ne nuit pas à autrui, trouve ses limites pratiques dans le fait qu'éliminer un concurrent moins performant est considéré comme licite dans le jeu de la concurrence. Dans ce domaine, la cellule sociétaire a un droit illimité à s'étendre, à englober, à neutraliser, voire à éliminer.

Quel rôle une science médicale pourrait-elle jouer dans ce contexte ? un rôle bien limité, car le rôle majeur est dévolu aux sciences juridiques ou sociologiques.

L'activité d'une société peut être encadrée par des règles juridiques et par l'élaboration de concepts de dommages ou profits collectifs et si ces règles sont efficaces, on peut supposer que les organismes pathologiques auront une existence très brève, ce qui en soi revient à respecter la loi de la sélection naturelle. Les organismes malades doivent disparaître. On ne soigne pas le malade ; bien au contraire, on en favorise la disparition.

Dans ces conditions, une étude des pathologies trouverait sa justification - non pas dans la prétention de guérir le malade - mais dans la volonté d'identifier les cas à risques et de convaincre ceux qui dirigent les organisations que seule une conduite saine pourra garantir la survie de ces organisations. Il s'agirait en fait d'une oeuvre de prévention.

Est ce vraiment si simple ?

On pourrait conclure de ce qui précède que nous adhérons à une forme de déterminisme prévoyant des punitions certaines pour les non méritants et des bonus tout aussi certains pour les méritants.

C'est une manière statique de concevoir les choses. Dans la nature, un être humain dans ses premières phases de vie doit forcément se tromper, expérimenter et - dans une certaine mesure - créer du désordre, pour progresser.

Comment concevoir ce “désordre nécessaire” dans nos organisations industrielles ? et comment le distinguer du désordre propre aux processus pathologiques que nous avons analysés ?

Arrivés à ce stade, si nous espérions tirer un profit de notre essai, nous serions forcés devant ce problème que nous ne savons pas résoudre :

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soit de proposer des solutions factices ; soit de purement et simplement escamoter ou dissimuler le problème.

Nous ne sommes pas dans cette situation et du début à la fin de nos réflexions nous avons rigoureusement respecté la position de l'enfant naïf qui découvre que le Roi est nu !

Nous pouvons donc conclure cette page en disant avec une immuable constance que nous n'avons rien à proposer sur ce dernier problème du désordre créatif.

Bon vent à tous !

Postscriptum n°7 - le théorême de l'entreprise féodale: hypothèses sur le principe

d'irresponsabilité des dirigeantsDans les chapitres précédents, nous avons décrit les symptômes qui caractérisent les projets pathologiques et nous avons analysé, dans l'addendum au site, les différences existantes entre l'Europe et les Etats Unis dans la conception des projets.Il manque dans tout ceci une analyse sur les causes profondes de cette situation et sur les raisons du retard enregistré par l'Europe par rapport à d'autres contrées.Nous allons essayer de formuler quelques hypothèses, en étant bien conscients qu'un examen exhaustif est impossible et qu'un approfondissement réel exigerait des moyens et des connaissances hors de notre portée.

Les rapports entre l'univers des dirigeants et le monde salarié : le modèle de l'entreprise féodale

L'Europe charrie derrière elle un passé qui, remontant au moyen âge et même avant, a laissé d'amples traces dans la vie quotidienne de notre temps. On peut dire que des résidus d'époques antérieures, préindustrielles, restent incrustés à la culture du vingtéunième siècle et se manifestent par un mépris diffus des classes “inférieures” : paysans dans un premier temps, ouvriers ensuite et petite bourgeoisie qui, elle, fournit la masse principale du travail subordonné aujourd'hui.

On dit que Wellington considérait comme de la “racaille” ses propres soldats, vainqueurs de l'armée de Napoléon. Cette tendance typique de l'aristocratie à mépriser ses propres serviteurs infecte aussi les classes dirigeantes de nos jours. Cette mentalité préindustrielle a été adoptée aussi par les cercles élitistes “progressistes”, à l'égard des classes exploitées du moment et en particulier de la petite bourgeoisie. Il existe une alliance idéologique de fait entre droite et gauche sur ce point, en dehors des slogans et des prétendues différences.

Dans les milieux “progressistes”, on a même la tendance typique des parvenus à “augmenter la dose”. Il n'est qu'à voir l'attitude des milieux progressistesà l'égard des petits actionnaires : l'ouvrier, considéré comme un travailleur par principe exploité sur son lieu de travail, devient un capitaliste indigne de protection, s'il lui prend la fantaisie de posséder des actions.

Sur notre continent, celui qui effectue un travail subordonné se trouve presque toujours en position de faiblesse face à sa hiérarchie. Qu'on le veuille ou non, la mentalité qui fait concevoir le travail subordonné comme un rapport entre le maître et le serf n'a pas disparu et ne présente aucun signe de faiblesse dans la conjoncture actuelle. Le travail est concédé presque comme un acte gracieux et aussi bien l'employeur que l'embauché cultivent l'idée que l'embauche contient une bonne dose d'arbitraire et de “bon vouloir du prince”.

Le marché du travail est affecté dans son ensemble d'une forte rigidité qui porte la masse des salariés à concevoir le licenciement ou la cessation d'activité de leur société comme un fait traumatique susceptible de déboucher sur une longue période de chômage, avec des conséquences catastrophiques pour la famille du salarié. Ce dernier se trouve donc en position de

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soumission.

Il n'a jamais été possible d'appliquer chez nous le slogan si fréquent aux Etats-Unis selon lequel il suffit de traverser la rue pour trouver un autre job. Plutôt que d'atteindre l'autre côté de la rue, on a plus de chances ici de se retrouver sous un pont et même si tel n'est pas le cas en pratique, le tout crée une peur diffuse qui hante en arrière plan l'esprit de bien des salariés.

De nos jours, la petite bourgeoisie (donnez lui le nom que vous voudrez si notre définition ne vous convient pas) fournit à nos entreprises la masse principale des techniciens, des ingénieurs et des salariés cadres. Il s'agit de personnes ayant un parcours scolaire globalement solide et aptes à concevoir, analyser, projeter et réaliser des projets.

Le problème central est que ces salariés, confrontés aux exigences de leur hiérarchie, n'ont aucun pouvoir ou en ont bien peu. Un chef atteint de crises pathologiques aigues pourrait guérir rapidement si ses subordonnés, une fois constatée la crise, le laissaient seul à fantasmer sur le “que ça saute”, pour se transférer dans une autre entreprise, ou pourquoi pas dans un autre département. Tel n'est pas le cas dans nos contrées où la règle implicite et intégrée, est qu'il est préférable de rester là où on est, même en cas de crises pathologiques paroxystiques de la hiérarchie.

Nous touchons là au noeud du problème : il n'existe chez nous aucun mécanisme de feedback ascendant du subordonné vers son supérieur. Dans nos industries et nos entreprises, on travaille en boucle ouverte.

On pourrait dire que presque toutes nos entreprises sont potentiellement susceptibles de manifester des processus pathologiques, typiques de ces systèmes qui, fonctionnant en boucle ouverte, sont condamnés à la dérive.

Si nous admettons ce théorème que nous pourrons définir le “théorème de l'entreprise féodale”, alors tout ce que nous avons écrit dans notre site n'apparaîtra finalement que comme une série de corollaires, nécessaires conséquences du théorème.

Certains pourraient objecter qu'il existe des organismes dont le rôle est de protéger, non seulement les hommes et les femmes effectuant un travail subordonné, mais aussi les intérêts du pays. Sur le papier, il s'agit des syndicats. Il n'en est rien dans les faits pour deux raisons de base :

d'abord, le mépris pour la petite bourgeoisie infecte profondément les syndicats et les motive peu à défendre les intérêts des membres de cette classe ;

ensuite, les syndicats ne sont pas préparés à aborder des problèmes qui, au-delà des horaires de travail, des questions de salaires ou de l'adéquation de la mission avec le diplôme, concernent l'utilisation rationnelle des capacités et des compétences des travailleurs.

En réalité, dans ce domaine, le travailleur est seul face à sa hiérarchie.

Intermède sur la responsabilité

On pourrait se demander si dans les siècles passés notre société fonctionnait aussi en boucle ouverte exemptant les dirigeants du trinôme action-récompense-sanction. La réponse est non.

Les dignes feudataires du moyen âge qui participaient à une bataille avaient pour habitude de payer de leur personne, comme on peut le constater dans les récits de la guerre de cent ans.

Jusqu'à une époque récente, le capitaine d'un navire de guerre coulait dans la plupart des cas avec son navire et très souvent dans le passé, lorsqu'un navire coulait le jour de son baptême, l'ingénieur concepteur se suicidait dans la foulée. L'amiral Persano, commandant la flotte italienne à Lissa fut traduit en justice et condamné par les chambres italiennes réunies.

Si l'on remonte encore dans le temps, Thucydide écrit que les commandants de la flotte

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athénienne, pourtant victorieuse de la flotte ennemie, furent traduits en justice pour n'avoir pas sauvé des marins tombés en mer au cours d'une tempête.

La jeunesse des sciences elle-même contribuait à sanctionner la légèreté des chefs. Les monarques des siècles passés jouissaient d'amples libertés dans le domaine des entreprises galantes ; mais quand on examine les portraits de François Premier et de Charles Quint, on comprend vite que les explorateurs de l'Amérique n'avaient pas rapporté que des dindons et des patates de leurs voyages. La Grande Vérole a emporté d'entières dynasties ; ce qui a d'ailleurs forcé bien des princes à adopter des moeurs plus chastes.

Notre époque n'a pas retenu cela de son passé : il règne aujourd'hui un climat d'irresponsabilité diffuse du haut jusqu'en bas de l'échelle sociale ; mais comme on dit, c'est de la tête que le poisson sent mauvais, et c'est vers le haut que notre regard doit se porter. En haut on se décharge de ses propres responsabilités sur ses subordonnés, la tête haute et sans frais ; en bas, on dépense temps et énergie à éviter d'être le prochain bouc émissaire de la farce, avec plus ou moins de dignité il est vrai. Ce n'est pas un hasard si dans nos contrées, le terme “responsable”, tombé en désuétude, s'est vu remplacé par le substantif bien plus approprié et ô combien significatif de “décisionnaire”.

Un des auteurs de ce site a eu l'honneur et l'avantage de connaître un haut dirigeant industriel affichant une bonne douzaine de faillites à son actif et qui continuait à percevoir de larges émoluments de la holding dont il faisait partie. Inutile de préciser que les salariés des sociétés coulées par ce digne personnage eurent un sort moins favorable de leur côté. Nous pouvons dire que nous sommes désormais dans l'ère de l'irresponsabilité.

Il serait illusoire de penser que la situation est meilleure dans ces services ou industries où les travailleurs jouissent d'un statut privilégié. Ces structures ressemblent plutôt aux corporations médiévales et le mécanisme du feedback y est maintenu artificiellement faible dans les deux sens, ce qui n'améliore en rien la situation. Même si l'étude de ce type de structures serait à notre avis très instructif, elle ne fait pas l'objet de notre analyse.

Quelles solutions ?

Si nous revenons maintenant à l'objet de notre site et nous occupons de l'état de la gestion des projets dans nos contrées, pouvons nous avancer des propositions d'améliorations ?

Il est très difficile d'imaginer quelle pourrait être la démarche susceptible de corriger la situation.Il faudrait tout d'abord que la classe politique prenne conscience du problème et qu'enfin un travail puissant de recherche soit entrepris au niveau universitaire.

Il faudrait une vraie révolution dans la façon de concevoir les rapports de travail, une nouvelle éthique et au moins une possibilité de sanction (feedback) contre ces dirigeants qui peuvent s'amuser aujourd'hui librement et sans aucun risque pour eux à lancer et à mener des processus pathologiques ruineux.

Nous avons de sérieuses raisons de penser que ces réformes devraient s'étendre bien au-delà du domaine de la gestion de projet et conduire aussi à une évolution dans les rapports du citoyen avec la justice, l'administration et les puissances économiques, auxquelles il est parfois confronté et toujours dans des conditions d'infériorité (grande distribution, télécommunications, banques, etc...).

Il existe en principe dans nos contrées des organismes qui devraient protéger le citoyen pour ces problèmes « extra-professionnels » ; mais notre expérience nous conduit à penser que des systèmes d'interactions complexes entre ces puissances économiques et ces organismes font passer largement en arrière plan les intérêts du citoyen.

Ainsi une entreprise de grande distribution pourra-t-elle par exemple faire oublier les mauvaises affaires qu'elle inflige à ses clients par la sponsorisation de spectacles “culturels” ou d'actions “humanitaires” propres à impressionner et à orienter l'action d'organisations de défense, qui par nature “progressistes”, se trouvent psychologiquement paralysées par l'idée de devoir protéger un méprisable petit bourgeois au détriment de l'action humanitaire de la grande distribution

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Conclusion

Compte tenu de la situation actuelle et des défis auxquels notre société se trouve confrontée, on peut légitimement craindre que notre continent ne dérive vers un processus de décadence irréversible, en l'absence de réformes radicales.

Postscriptum n°8 - le syndrome de la loméchuse

Avant propos

Le monde animal recèle parfois des phénomènes effrayants et fascinants à la fois. Il en est ainsi de la Loméchuse (du nom d'une célèbre empoisonneuse romaine), un coléoptère staphylinide parasite et mangeur de fourmis. Lorsque cet insecte entre dans une fourmilière, le scénario est celui de la mort lente.

Cet animal secrète le long des poils qui tapissent sa paroi abdominale un suc douçâtre dont les fourmis raffolent et qui agit sur elles comme une drogue. Perdant tout sens de la communauté, les fourmis se réorganisent pour se dédier entièrement à cet hôte pourvoyeur de drogue et à ses larves, qui, à peine en vie, dévorent à leur tour d'énormes quantités de larves de fourmis. Dans ces circonstances, les scientifiques ont observé une modification des comportements portant les fourmis à privilégier et à protéger les larves de la loméchuse au détriment de leurs propres larves et à ne plus mettre au monde que des formes d'individus « abortifs », ni mâles ni femelles, ni ouvrières ni reines, les pseudogynes. On a vu des fourmis continuer à sucer avidement le suc secrété par Loméchuse alors même que cette dernière les dévorait. Cette scène est sans doute la plus illustrative de ce processus d'autodestruction induite, où l'on voit une communauté consacrer toute son énergie à la préservation et à la protection d'une espèce venue pour la détruire.

“Comme les fourmis sont naïves” se dit-on devant un tel spectacle. Et pourtant certains observateurs du milieu fourmilier ont trouvé des parallèles avec l'espèce humaine.“All this goes sadly against the general reputation of ants for wisdom. But perhaps it might modify our censure to mark our own history or survey existing society. Would it not be found that we have not only tolerated but have fondled and nurtured human parasites in official, family, and private life, greatly to the loss of the commune? Our parasites destroy the virility and the very life of our young, and we endure them. They waste our resources by graft and neglect of duty and pernicious schemes and perverted policies, and we give them our suffrages and support. We open our homes and our harbors to guests who repay our hospitality by implanting among us doctrines, practices, and persons that carry the seeds of communal disorder and decay. Misguided by such social and political unwisdom, it fares with us, and will ever fare, as with ant communes inoculated with Lomechusan beetles.”  http://www.antcolonies.net/insectsinantcolonies.html

Dans son article The analysis of mind, paru en 1921, Bertrand Russel s'est intéressé aussi à certains aspects du comportement aberrant des fourmis confrontées à l'attaque de la Loméchuse.

Nous nous limiterons pour notre part à l'étude de comportements parasitaires, générateurs de dérives budgétaires parfois catastrophiques, dans des sociétés frappées par ce que nous appellerons “le syndrome de la Loméchuse”.

La loméchuse en entreprise

Le syndrome de la Loméchuse se présente sous différentes formes mais le résultat reste le même : l'organisation se trouve engagée dans un processus de dépenses la portant à privilégier et à nourrir indéfiniment un projet coûteux et inopérant au détriment d'autres projets ou initiatives

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plus utiles.

Dans certains cas, les personnes à l'origine du projet n'agissent pas consciemment comme des parasites mais se comportent comme tels, à la suite d'un enchaînement d'erreurs et poussées par l'orgueil de l'innovation, sur des projets dont elles ont mal mesuré le poids et les conséquences.

Dans d'autres cas, que nous appellerons les cas classiques, un individu ou un petit groupe d'individus lance la société dans un processus dégénératif, en toute irresponsabilité, non pas tant par volonté destructrice mais plutôt par instinct, par flair animal, parce que comme la Loméchuse des fourmis, ils sentent tout simplement que le terrain est propice, même si l'enchaînement des faits pourrait faire penser que ces parasites agissent en connaissance de cause.

Nous nous occuperons ici exclusivement de ce dernier cas dit “classique” en considérant deux variantes :

Les dépenses du projet sont supportées par la société victime du syndrome elle même; Le projet est financé par un client externe (par exemple un organisme public).

Les attraits de la Loméchuse: le cas classique

Pour que notre processus s'enclenche, Monsieur (ou Madame) Loméchuse doit présenter des “caractéristiques” dont nous ne citons qu'un échantillon.

Monsieur Loméchuse doit avoir des diplômes prestigieux qui à eux seuls garantissent son “sérieux” ;

Monsieur Loméchuse est pistonné par des personnes de confiance importantes ; Monsieur Loméchuse peut, du fait de ses expériences passées ou de son background

culturel se présenter à point nommé pour lancer des projets en gestation dans la tête de certains dirigeants et qui n'ont pu voir le jour par manque de compétences spécifiques.

Ces caractères externes ne sont pas les plus importants. Voici les attraits majeurs de notre animal:La Loméchuse a un toupet extraordinaire qui lui permet d'instinct, sans même projeter un désastre, de ne tenir aucun compte de ses précédents déboires ou de ceux déjà en gestation. Elle doit savoir rendre facile aux yeux et aux oreilles des dirigeants ce qui n'a rien de facile en pratique. Elle doit leur inspirer une confiance telle, qu'elle pourrait aisément balayer d'un revers de la main la découverte de précédentes “casseroles”, en en rejetant la faute sur des “idiots” incapables d'appliquer sa méthode de gestion de projet ; alors que maintenant Loméchuse a pleine confiance en ses chefs qui, eux, “ont de l'étoffe”.Munie de tous ces attraits, Loméchuse peut commencer à “travailler”, c'est à dire à dépenser.

Première variante: le projet est financé en interne

C'est un fait, le temps passe, les consultants surabondent, et les ressources nécessaires (au foirage bien sûr) augmentent sans fin sans que rien de concret ne sorte. Cependant, la Loméchuse produit quelque chose : elle permet à ses chefs de lécher le liquide douçâtre de “l'innovation” dont ils sont friands.

Mais la Loméchuse doit aller au-delà et prévenir le cas, peut être déjà advenu dans les zones d'ombre de son passé, où ses chefs, une fois goûté le “produit”, ont brutalement bloqué les dépenses. Pour éviter cela, la Loméchuse doit tendre rapidement vers un seuil critique de dépenses tel, que si ses chefs avaient recours à l'avortement traumatique, ils seraient immédiatement taxés d'imbéciles et d'irresponsables, pour avoir accepté d'aller déjà aussi loin. Passé ce seuil critique, la Loméchuse est certaine, sauf cas de révolution hiérarchique, d'emprunter la voie royale du projet “pérenne”. L'optimum se réfère ici à la nuisibilité du projet et non à la rapidité avec laquelle le seuil critique est atteint.

Nota Bene 1: “projet pérenne” dans notre cas signifie projet dont la caractéristique est de ne rien produire d'utile et dont la pérennité est directement proportionnelle à son inutilité, ou mieux

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encore à sa nuisibilité.

En effet, si le projet n'est qu'inutile, les chefs de la Loméchuse pourraient encore recourir à la panoplie des techniques propres aux organisations pathologiques pour faire apparaître un résultat pseudo-positif et clore la partie en beauté.

Si le projet est au contraire irrémédiablement nuisible pour la société, les chefs ne peuvent rien faire d'autres que de continuer à dépenser. C'est la phase de “pérennité”. Dans certains cas extrêmes, ils iront même jusqu'à payer le client interne (ou à prendre en charge toutes ses dépenses dites “de production”) pour qu'il utilise ou fasse au moins semblant d'utiliser le produit “fini” pondu par Loméchuse. Et comme personne n'accepte facilement de passer pour un minable à ses propres yeux, le chef de la Loméchuse continuera contre toute logique dans sa fuite en avant à encenser et à donner sa pleine confiance à Monsieur Loméchuse.

Nota Bene 2: Il faut préciser ici que les termes “projet pérenne” et “continuous project” semblent être de plus en plus utilisés dans la littérature technique. Cet usage correspond à des techniques de gestion de projet confirmées. Notre utilisation du terme “projet pérenne” n'a évidemment rien à voir avec l'usage qu'on en fait dans la littérature technique ; il se réfère exclusivement au caractère “pérenne” des projets infectés par la Lomechuse. En effet, ce terme n'a pas échappé à l'oeil vigilant des Lomechuses qui y ont trouvé un nouveau filon à exploiter. Comme quoi les personnes travaillant sur ce type de projets ont tout intérêt à rester vigilantes.

Conséquences sur l'organisation

Pour que Loméchuse continue de dépenser sur son projet “pérenne”, et que les chefs continuent à alimenter le parasite, il faudra serrer les cordons de la bourse sur d'autres projets. Certains seront tout simplement supprimés, d'autres sévèrement réduits et les pauvres bougres aux prises avec les autres tâches seront taxés d'incapables ou verront leur marge de manoeuvre diminuer, quand ils ne seront pas l'objet de raillerie et de réprobation de la part de la Loméchuse et de ses chefs.

Si l'organisation vit déjà une situation pathologique, le contrôleur de gestion, personnage pittoresque s'il en est, rougeaud et rondouillard, pas tombé de la dernière pluie et habitué des tableaux de bord farcis d'indicateurs que personne ne suit, donnera par exemple des directives limitant strictement la consommation de gommes et de crayons, sera particulièrement vigilant sur les frais de formation (histoire de ne pas payer des trucs inutiles, hein chef ?) et viendra signifier sans rire aux pauvres bougres que leur ligne budgétaire de 100 euros et 35 cents s'entend naturellement toutes taxes comprises. Dans une autre réunion et dans bien d'autres encore, il aura béni urbi et orbi l'orgie de dépenses de Loméchuse, tout compris et sans limite, une fois enregistrée la volonté du chef.

Si l'organisation était saine au départ rien ne changera en pratique car le contrôleur de gestion subira une mutation génétique forcée sous la pression des événements, s'adaptera à son environnement et suivra point par point les mêmes schémas que son collègue évoluant dans une organisation pathologique.

De tant en tant la Loméchuse décrètera que tel ou tel service n'est pas à la hauteur des prestations attendues et proposera des externalisations “visant à augmenter la productivité du projet (pérenne) et à réduire les coûts”. Le contrôleur de gestion approuvera d'un hochement de tête. “Externalisation” et “réduction des coûts” dira Loméchuse et ses chefs à nouveau lècheront avidement le suc douçâtre de l'innovation (s'il prononce “outsourcing”, ils iront directement au septième ciel).

Il est évident qu'externaliser le bordel de son projet ne fera qu'augmenter les dépenses et le désordre, mais c'est tout au bénéfice de Loméchuse qui comme nous l'avons dit, tend vers l'optimum. Seule une révolution hiérarchique serait susceptible d'empêcher la Loméchuse d'envoyer au tapis tout ou partie de l'organisation. Sanction des dirigeants précédents et comptabilisation des pertes seraient probablement au menu. Mais quid de la Loméchuse ? Elle court un risque réel d'être sanctionnée aussi, mais son instinct pourrait bien l'aider à renaître des cendres de son projet, telle la salamandre légendaire, en regagnant la confiance des nouveaux chefs pour repartir sur de nouveaux désastres. La technique du bouc émissaire pourra lui être

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utile dans ces circonstances : il suffira d'éplucher les évaluations des collaborateurs pour constater que la Loméchuse a toujours été bien notée, alors que d'autres personnes, mal notées, peut-être par excès de bon sens irritant, pourront faire office de coupable idéal.

Deuxième variante : le projet est financé par un client externe

Cas typique d'un organisme public finançant par exemple des recherches sur de nouvelles applications industrielles. Nous ne détaillerons que ce cas pour le moment.

Les conséquences restent tout aussi graves pour les sociétés impliquées, bien qu'à plus long terme, mais la voie de sortie peut être plus soft.Tout fonctionne en apparence comme dans la première variante : pérennité du projet, nullité des résultats, dépenses croissantes, déviation des fonds vers le projet Loméchuse au détriment de projets ou de dépenses plus utiles.Il existe cependant deux éléments différenciant.

Puisque la société de Monsieur Loméchuse n'est pas le payeur, les chefs de Monsieur Loméchuse seront encore plus tentés d'encourager le projet “pérenne”: quoi qu'il arrive, ils n'y perdront rien et sait-on jamais, peut-être qu'il en sortira quelque chose. Ce piège subtil a deux conséquences :

stérilisation des efforts que peut consentir la société civile pour progresser (cas typique où c'est l'Etat qui paie le projet Loméchuse). Quelle nation peut se payer ce luxe ?

perte de savoir faire réel de la société hébergeant la Loméchuse et se prêtant à ce jeu, avec des conséquences graves à long terme. Une SSII payée par des organismes publics pour un projet grandiose de fabrication de cure-dents ne saurait faire rien d'autre à la longue et se condamnerait à disparaître du marché.

Si c'est de surcroît l'Etat qui paie, la Loméchuse ne pourra pas l'envoyer au tapis à elle seule, compte tenu de la surface financière et de la solvabilité du client. De plus, les organismes publics ayant des exigences de rentabilité moindres, les dégâts provoqués par la Loméchuse seront moins profonds.

En règle générale, la Loméchuse promettra tout au client et ne produira que du papier. Il recevra pour son Noël quelques kilos de dossiers en échange de quelques millions d'euros. Ce petit jeu pourra durer des années (quinze ans dans un cas répertorié), jusqu'à ce qu'un fonctionnaire, même le plus distrait de tous les fonctionnaires, finisse par s'inquiéter.

La solution la plus pratiquée porte un nom : Tahiti (La Réunion ou la Nouvelle Calédonie feront l'affaire aussi).

Le fonctionnaire en charge du suivi budgétaire éprouvera alors le besoin impérieux de partir en mission à Tahiti, laissant à son successeur le soin de suivre la Loméchuse. Il donnera en partant quelques consignes rapides accompagnées de prévisions optimistes sur le projet, qui comme chacun sait “est en cours de finalisation”, en précisant en passant que Monsieur Loméchuse, comme tous les êtres exceptionnels, doit être un peu “bridé”. De cette façon, si les choses tournent mal, et elles tourneront mal, on pourra toujours dire qu'on n'a pas su brider la Loméchuse.

Un jour cependant, nos fonctionnaires finiront par ouvrir les yeux ; ils lanceront alors une opération spéciale de fondu enchaîné, consistant à réduire progressivement les fonds alloués au projet pérenne, jusqu'à le suffoquer dans le plus grand silence.

EPILOGUE

Nous n'avons pas distingué dans ce qui précède environnement sain et environnement pathologique en partant du principe que la Loméchuse peut attaquer indifféremment l'un ou l'autre, à la façon d'une attaque virale ou microbienne: qu'elle soit saine ou malade à l'origine, la société touchée finit de toutes façons par souffrir de phénomènes pathologiques classiques.

Les techniques d'attaque mises en oeuvre se basent sur des vulnérabilités propres à la nature

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humaine. Dans ces conditions, seule une action de blocage rapide pourrait arrêter l'infection ; mais à moins d'avoir subi une attaque précédente et d'en être sorti à peu près rétabli et vacciné, la probabilité de subir l'infection est extrêmement élevée.

Quoiqu'il en soit, la Loméchuse pousse à l'humilité : n'est-il pas instructif de constater que dans certains cas, des êtres humains dotés de raison, du simple exécutant au grand “décisionnaire”, ne font pas preuve de plus de discernement que des insectes ?

Postscriptum n°9 - Staline ou le génie dans l'irresponsabilité

Introduction

Dans notre site, nous avons traité de l’irresponsabilité de dirigeants faux-jetons : l’irresponsabilité des médiocres. Dans le postscriptum consacré à Marie Stuart, nous avons traité de l’irresponsabilité inévitable. Dans ce nouveau (et long) postscriptum, nous allons maintenant nous intéresser à l’irresponsabilité géniale, celle dont fit précisément preuve le grand Staline.

Pour la clarté du propos et pour satisfaire notre penchant naturel à la digression, nous allons d’abord planter le décor, c’est à dire le contexte dans lequel s’est illustré notre “héros” - le grand moustachu.

Les adversaires en présence

Nous sommes en 1939, à l’époque du pacte de non agression germano-soviétique, l’époque de la mise à mort de la Pologne. Depuis plus d’un demi siècle, on s’évertue à accuser l’URSS d’avoir pactisé avec les nazis, en omettant le fait que les puissances occidentales avaient jusqu’alors constamment poursuivi l’objectif de déchaîner l’Allemagne contre l’URSS, afin de liquider les deux adversaires une fois leurs forces épuisées dans la lutte. Staline, en signant un pacte avec les allemands ne fit rien de plus aux occidentaux que ce qu’ils avaient prévu de faire à l’Allemagne et à la Russie. En fait de cynisme, il n’y a rien à dire : les adversaires étaient de force égale.

Un observateur “neutre” pouvait à l’époque prévoir avec une raisonnable assurance qu’Hitler était “cuit”. Le problème était de tirer le gain maximum de la situation. Tout indique que Staline se préparait à “secourir” l’Allemagne à sa façon en 1942, au plus tard en 1943, en arrachant leur proie aux occidentaux et en s’emparant de l’Europe centrale.

Après l’échec cuisant subi dans le ciel d’Angleterre, Hitler ne pouvait que faire un pas de plus vers la fosse en attaquant la Russie. Dans ces circonstances, Staline, en comblant les allemands de dons, de fourniture et de déclarations de loyauté “doucereuses”, s’efforça désespérément de convaincre Hitler qu’il était bien plus avantageux pour lui de s’abstenir de tout conflit contre l’URSS.

L’idée de Staline n’avait rien de stupide en soi: les allemands ayant échoué contre l'Angleterre, auraient du se battre sur deux fronts s'ils avaient ouvert les hostilités contre la Russie, avec des perspectives sinistres. Selon Staline, il suffisait de couvrir les allemands de dons et de gentillesses pour les endormir, au moins pour un certain temps. Ensuite, l'hiver russe se serait chargé de les convaincre de la nécessité de renvoyer à plus tard les hostilités; mais en 1942 les russes auraient été prêts, non seulement à se défendre, mais aussi à attaquer. Le raisonnement de Staline était apparemment logique, mais forcément erroné, parce que Hitler savait que le moment venu, Staline aurait sûrement attaqué. Hitler n'avait donc que le choix  d'ouvrir les hostilités le premier, à moins de se résoudre à disparaitre, ce qui aurait été certes judicieux, mais irréaliste. A son tour le raisonnement de Hitler, apparemment logique, était dans les faits un coup

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de hasard imposé par la situation désespérée dans laquelle les nazis avaient plongé l'Allemagne.

On voit ici deux champions de cynisme et de fourberie, l'un surévaluant ses dons d'hypnotisme et l'autre, mu plus par le désespoir que par le calcul, nous démontrer que même les "grands" raisonnent parfois comme les "petits" quand les événements les pressent de trop près. On pourra nous reprocher de prêter à Hitler et Staline des raisonnements qui nous sont propres. Peut être, mais des historiens, des vrais, nous ont précédé. Nous avançons donc nos thèses avec une modeste tranquillité.

Pour revenir à notre sujet, si d'un côté Staline s’efforçait fébrilement et en sous main de se préparer à un éventuel conflit, de l’autre côté il interdisait à ses militaires d’organiser quelque plan de défense des frontières que ce soit, avec l’idée fixe qu’il ne fallait donner aux allemands aucun prétexte pour attaquer. D’autre part, Staline était obsédé par l’idée que les occidentaux visaient le démembrement définitif de l’empire soviétique, idée qui se trouve être confirmée par l'histoire des cinquante dernières années et qui, déjà à l’époque, semblait une hypothèse plus que raisonnable à la lumière des positions étranges que l’Angleterre adopta dans les dernières années qui précédèrent l’invasion de la Pologne.

Sur ces bases, Staline, et son horrible exécutant des basses oeuvres Béria, considéraient comme un traître et un provocateur, au moins en déclarations, quiconque aurait osé parler d’une attaque allemande imminente. Et ils ne se contentaient pas de mots, parce que Staline comme Béria parlaient de “punir” les provocateurs de façon exemplaire, ce qui dans l’esprit et la pratique se traduisait par autant de pelotons d’exécution que nécessaire, pour en finir une fois pour toutes avec les “provocations”.

Les preuves d'une attaque allemande imminente

On a beaucoup parlé dans les soixante dernières années des multiples preuves fournies à Staline par les espions et les agents secrets à ce sujet. Dans les faits, et sans retirer le moindre mérite aux espions et aux agents secrets, les preuves étaient tellement évidentes qu’il fallait être sourd et aveugle pour refuser de reconnaître l’imminence d’une attaque allemande : des dizaines d’avions d’observation allemands atterris en urgence sur le territoire soviétique*, un boucan tellement assourdissant de moyens mécanisés sur certaines parties de la frontière que les militaires soviétiques n’arrivaient plus à dormir, des disparitions subites de techniciens et d’ingénieurs allemands travaillant en Russie, l’arrêt de toute forme de fourniture de la part des allemands et, enfin, des navires russes mis sous séquestre dans les ports allemands. Une attaque allemande était plus que certaine.

*Erratum - une petite correction sur ce point : selon nos sources, il ne s'agit pas de "dizaines d'avions de reconnaissance" comme nous l’avons écrit mais de deux avions: l'un tombé aux environs de Grodno parfaitement équipé pour un vol de reconnaissance et l'autre, atterri près de Libau, que les russes laissèrent repartir après moults gentillesses. Par contre, les protestations russes pour les survols continuels des avions de reconnaissance allemands devinrent une véritable routine, ces survols, détectés par les russes, dépassant la centaine depuis le mois de mars 1941. Même dans l'ultime colloque de Dekanozov avec Ribbentrop l'ambassadeur russe faisait état de ces survols. Dans ce colloque, qui eut lieu un peu après deux heures le 22 Juin 1941, Ribbentrop annonça l'entrée en guerre de l'Allemagne contre la Russie, déclaration cependant formulée de façon tordue et ambiguë. On reste du coup émerveillés des hésitations des autorités russes, et de Staline en particulier, pendant le premier jour du conflit, après ce colloque et un du même type qui eut lieu à Moscou entre l'ambassadeur d'Allemagne et Molotov.

Une énigme psychologique

Si l’on accepte l’hypothèse raisonnable selon laquelle Staline n’était pas un débile mental, alors se pose le problème de comprendre le cheminement psychologique qui le conduisit à un aveuglement aussi incroyable.

Tout en reconnaissant n’avoir pas trouvé à ce jour la moindre trace de travaux traitant de la psychologie du personnage dans de telles circonstances, nous ne parvenons pas à nous résoudre à l’idée qu’un pareil problème n’ait jamais été approfondi. Peut-être l’a-t-il été dans des ouvrages spécialisés démocratiquement réservés à un public d’érudits et d’élites, en certaines zones

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délimitées de certaines bibliothèques nationales non accessibles aux pauvres profanes que nous sommes. Dommage !

Reste des moignons de discours, peu structurés en vérité. On parle d’un Staline soupçonneux, jusqu’à la paranoïa ; c’est vrai. On mentionne le fait que certains généraux russes, parmi lesquels Toukatchevsky, avaient noué des rapports bizarres ou suspects dans le passé avec des correspondants occidentaux, ou les deux ; vrai aussi. Bien que féroce, le régime imposé par Staline, n’était pas à l’abri de tentatives de rébellion et Staline le savait ; il voyait donc des ennemis et des traîtres partout.

On dit aussi que Staline voyait simplement dans les préparatifs des allemands une forme de chantage visant à obtenir encore plus de la Russie ; un chantage qui nous semble bien coûteux si l’on pense aux cent quarante divisions déployées d’ouest en est.

Reste le fait que non seulement Staline maintint sa position jusqu’au dernier moment, mais que même après l’attaque allemande, il s’accrocha pendant une journée entière à l’idée qu’il s’agissait non pas d’une décision de Hitler mais seulement d’une initiative isolée d’une partie des forces armées allemandes.

Après l'attaque

Les chroniqueurs racontent que Staline disparut pendant quelques jours. Théoriquement, après ce qu’il avait fait, il pouvait en effet raisonnablement redouter d’avoir à disparaître pour toujours.

Arrivés à ce point de notre récit, faisons un petit retour en arrière : on éprouve une compassion étrange pour cette pléiade de chefs que Staline fit liquider à l’époque des grandes et petites purges. En vérité, dans certains cas, ces chefs étaient tout, sauf de doux agneaux. Dans cette succession de batailles rangées entre grandes araignées, Staline se révéla être le plus rusé et le plus fort. En 1941, presque tous ses adversaires étaient morts et Staline pouvait déclarer dans des conditions normales qu’il n’avait plus d’ennemis, à l’instar d’un certain général mexicain. Cependant, dans les conditions d’extrême faiblesse passagère où il se trouva dans les premiers jours du conflit, même des chefs médiocres auraient pu s’insurger et traîner Staline devant le peloton d’exécution.

Le coup de génie

Il fallait agir vite. Une fois passés les premiers jours d’angoisse et de craintes justifiées, Staline se mit au travail. Il aurait pu faire semblant de rien ; auquel cas les russes eux mêmes seraient venus solder son compte. Il aurait pu imaginer une justification à la situation qu’il avait créée, pratique courante parmi les dirigeants dont nous nous sommes occupés dans notre site, mais entreprise inimaginable dans ce cas, compte tenu de l’énormité des erreurs commises.

Il choisit une troisième voie : l’élimination fulgurante de ces chefs militaires qui avaient commis le crime impardonnable d’obéir scrupuleusement à ses ordres, avec en tête de liste le fidèle Pavlov, commandant en chef du front occidental.

Dans cette première charrette, prirent place des militaires qui s’étaient certes révélés fidèles et obéissants, mais qui en plus avaient objectivement fait preuve d’incompétence. Dans les faits, certains chefs militaires, préférèrent s’administrer d’eux-mêmes un coup de revolver “préventif”, pour “abréger les démarches administratives”.

Passée cette première période, Staline administra la “dose de maintien” : des chefs militaires, souvent innocents et dans certains cas même valeureux et compétents disparaissaient dans des “trous noirs” sans que personne ne sache plus rien d’eux et sans que des imprudents n’osent s’inquiéter de leur sort.

La “bête” voulait imposer fermement son droit de frapper au hasard. L’éléctrochoc que suscita ce traitement, au lieu de les dégoûter, rassembla en fait les militaires russes autour de leur chef. La terreur créée par le dictateur, le comportement bestial de l’agresseur allemand et leur patriotisme se mêlèrent dans le temps, jusqu’à produire peu à peu cette machine de guerre qui

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aurait par la suite écrasé l’envahisseur.

Nous voilà donc en face d’une troisième variante de l’irresponsabilité. Il ne s’agit plus ici d’un comportement inévitable (Elizabeth d’Angleterre) ou de la réaction d’individus médiocres qui marchandent leur irresponsabilité sur le dos des autres. Il s’agit maintenant de l’action scientifique d’un chef suprême qui face au danger de devoir répondre d’une grave erreur se libère d’une partie de ses fidèles - à la façon des lézards qui sacrifient leur queue pour ne pas être pris - en agissant fortement et rapidement sur la psychologie de ses subordonnés pour effacer ses fautes.

Considérations sur les nouvelles idéologies : la violence déguisée en morale

En examinant dans l’histoire des siècles passés le comportement de chefs fameux, comme Napoléon, Hitler, Staline, Mussolini, Saddam et bien d'autres, on est porté à conclure qu’ils ont tous en commun un monstrueux égoïsme. Venus du bas, il est probable que la nécessité de survivre et de progresser face à des adversaires tout aussi cyniques et téméraires qu’eux, les a conduits à se forger une “morale” dans laquelle leur “ego” a fini par occuper une position dominante et exclusive.

L’être humain en tant qu’animal “social” ne peut s’empêcher d’avoir un comportement ambivalent : égoïste pour assurer sa propre conservation et altruiste pour assurer la conservation de l’espèce (certains diraient même : de la nature). En s'éloignant de ce comportement général, certaines catégories d’individus, comme ceux cités ci-dessus, finissent par se “spécialiser” et par être considérés par beaucoup comme des “surhommes” ou des champions de “l’exaltation du moi”. Dans certains passages de Guerre et Paix, Tolstoï soutient la thèse selon laquelle il s’agit d’éléments nuisibles et qui, en faisant du “bruit”, nous font croire, à tort, que l’activité qu’ils déploient est indispensable à la marche du monde.

Dans différents chapitres de notre site, nous mettons en exergue cette curieuse forme de violence qui pousse certains “grands esprits” à enfermer l’histoire et les hommes dans des carcans idéologiques ou des morales qu'ils nous forcent à endosser, toujours et encore, quitte à nous contraindre à la contorsion mentale et au reniement du bon sens, au prix du sacrifice de la liberté la plus élémentaire et la plus vitale pour un homme qui est celle de l’esprit...

Dans les siècles passés, certaines religions ont glorifié la morale du sacrifice personnel, de la générosité désintéressée et du dévouement au bien commun, au moins en paroles. Bien sûr, les faits ont parfois trahi les mots ; on peut même dire que très souvent l’hypocrisie a tenu le devant de la scène, en bon Tartuffe. Mais au moins ces thèses ne prônaient pas un monde sauvage dans lequel tout un chacun se devait d’écraser son prochain.

Or voilà que surgissent maintenant de beaux esprits qui, en réaction aux croyances religieuses, ont inventé de nouvelles religions dites “satanistes”, qualifiées par certains de religions de l’égoïsme et de l’exaltation de l’ego. Si ces beaux esprits se contentaient de constater qu’une certaine catégorie de personnes, comme celles citées plus haut, a déjà appliqué ces principes, on pourrait parler de l’invention de l’eau chaude en souriant.

Malheureusement, ces beaux parleurs, soucieux de ne pas s’arrêter en si bon chemin et avides d’ériger la découverte de l’eau chaude en trouvaille spirituelle, ont décidé qu'ils avaient découvert une nouvelle idéologie et prêchent la “nécessité” pour les “meilleurs” d’exalter et de glorifier leur “ego”.

Or, à lire certains écrits de Mussolini à l’époque de son anticléricalisme furibond, on reste stupéfait de l’identité et de la communauté de pensée de certains de ces “pontes” satanistes contemporains avec les concepts mussoliniens. Même si certains “satanistes modérés” se sont éloignés en paroles de thèses proprement racistes et sadiques, on est forcés de constater que de nombreux groupes surgis du chaudron “sataniste” et désireux de pousser la logique de leurs beaux concepts à l'extrême, s'adonnent à des rites et à des activités du plus pur jus néonazi.

De l’idéologie de la générosité quasi obligatoire, nous sommes ainsi passés maintenant à des

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théories qui prêchent l’égoïsme triomphateur et qui qualifient ce nouveau cocktail “d’élévation spirituelle”, “d’exaltation de l’ego” et de “triomphe de la liberté”, contre ce qu’il est convenu d’appeler l’obscurantisme religieux. On peut même observer qu’égoïsme monstrueux et générosité obligatoire peuvent très bien coexister, comme cela fut précisément le cas dans la Russie stalinienne.

Or, toutes ces théories qui exaltent le “moi” reviennent à justifier tous les actes visant à imposer son propre “ego”, mêmes les plus odieux, en refusant tout principe de sanction pour ces actes. Elles sont l'expression du triomphe de l'irresponsabilité. De ce point de vue, Staline est un exemple lumineux de ces méthodes, théories, "religions" ou pratiques, quel que soit le nom qu'on veuille leur donner.

Derrière ces nouvelles “morales”, on retrouve toujours et encore des bourreaux désoeuvrés, pressés de reprendre du service et puisant leur source d’inspiration dans des cloaques dont ils tirent un jus qu’ils vendent pour de l’eau pure. Dans la grande trame que tresse l’histoire, on croit leur avoir fait un sort, parfois au prix de vies humaines et on s’en glorifie, et des dizaines d’années plus tard les voilà qui ressurgissent de dessous la terre et se renforcent sous une autre forme, avec d’autres mots mais la même source nourricière : le mépris de l’homme et la haine de la liberté. Quand donc l’humanité parviendra-t-elle à se libérer enfin de ces ivresses idéologiques qui prétendent “découper” l’être humain et le “sectionner”...jusqu’à l’amputation ?

Postscriptum n°10 - Toujours plus ! Plus encore ! - Radiographie d'un mal de société

Avant propos

Que nos lecteurs nous pardonnent : notre site prend de plus en plus de liberté avec nous. Des projets pathologiques que nous analysions en 2001, il nous entraîne vers les pathologies des sociétés. C’est dans ce contexte que nous vous invitons à lire les deux ouvrages de M. François de Closets (FDC dans cette page) cités dans le titre.

Un conseil : ne vous contentez pas des commentaires superficiels des médias, des restitutions partiales ou partielles régurgitées par d’autres ou des réactions épidermiques de ceux que ces livres chatouillent ou irritent. Prenez le temps de les lire.

Toujours plus ! Un inventaire des inégalités françaises

Dans les années 80 et alors que des gouvernants dits « de gauche » venaient de prendre le pouvoir, l’auteur dressait un inventaire (non exhaustif) des inégalités françaises. A l’analyse classique des statisticiens qui découpent la société en catégories socio professionnelles réparties par tranche de revenus comme un millefeuilles, l’auteur superposait une vision horizontale intégrant ce qu’il appelait les “facteurs non monétaires” (FNM).

Ces FNM correspondaient et correspondent toujours à des avantages (ou « zakisocio » selon l’expression sacrément consacrée…) obtenus par des groupes sociaux actifs et solidaires organisés en corporations. Dans l’esprit de l’auteur, une corporation était un groupe qui s’organise en position non concurrentielle pour obtenir des avantages créant des disparités de statuts que la crise transforme en privilèges.

Dans cette liste à la Prévert figuraient (et figurent encore !) des primes de tous type, subventions, couverture santé ou régimes de retraite avantageux, régime fiscal favorable, numerus clausus limitant la concurrence…et “last but not least en période de chômage massif”, la sécurité de l’emploi, apanage des fonctionnaires.

Dans ce corporatisme à la française, la revue des plus ou moins grands et divers privilèges non monétaires dont bénéficient certains groupes présente cependant un point commun : les

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principes ayant présidé à leur attribution. Non pas tant des considérations de justice sociale ou le mérite des bénéficiaires que la position de force des corporations auxquelles ils appartiennent dans la sphère économique ou politique, du fait :• D’un rôle stratégique, • De leur pouvoir de nuisance, • De moyens de pression dont ils disposent, • D’un environnement non concurrentiel. • etc

Dans ces conditions, toute tentative de réforme fondée sur des considérations de justice, de pénibilité du travail ou de mérite, plutôt que sur les rapports de force, s’est toujours heurtée à l’opposition de ces corporations. Les deux ouvrages de FDC montrent ainsi comment les gouvernements qui se sont succédés plutôt que de faire que la justice soit forte ont été contraints de faire en sorte que la force soit considérée comme juste, en reculant devant toutes les réactions (ou menaces de réactions) corporatistes, quand ils ne se sont pas appuyés sur ces corporations pour se maintenir au pouvoir dans une optique délibérée de clientélisme électoral sélectif.

Or ces avantages qui pouvaient être anecdotiques à l’époque des trente glorieuses et du plein emploi sont devenus douloureusement injustes dans le contexte de chômage massif que connaît la France depuis trente ans. Car bien qu’étant non monétaires, ces avantages sont bien payés…à commencer par ceux qui n’en bénéficient pas. Les différences monétaires ont été atténuées par un jeu de ponctions-redistributions opéré par les gouvernements successifs, nous dit l’auteur ; par les temps qui courent, ce sont les avantages non monétaires qui prennent toute leur valeur. Ils présentent de plus l’avantage de ne pas être facilement mesurables ; et donc plus faciles à dissimuler.

Mais quand on lit le livre de monsieur de Closets à 25 ans de distance, on est forcés de constater deux choses :

D’abord que certains groupes cités comme des exemples de privilégiatures dans ce livre du début des années 80, ne le sont plus aujourd’hui, contexte économique et ouverture à la concurrence aidant.

Ensuite que dans les cas où certaines catégories ont perdu leurs avantages, les travailleurs non privilégiés n’y ont rien gagné. C'est un constat amer. L’envie, bien compréhensible que peut susciter l’existence de ces privilèges doit donc être tempérée par cette triste considération.

Alors une question se pose : qui a profité de cette évolution ?

Dans une société saine, un rééquilibrage fondé sur des principes de justice (et non pas sur l’impératif catégorique du “maintien de la paix sociale”) voudrait qu’elle profite à ceux qui travaillent le plus dur. Or, ce qui se dessine ici dans les faits, c’est une perte de pouvoir progressive, constante et générale des travailleurs, une égalisation par le bas pesant d'abord et avant tout sur ceux que l’on devrait au contraire encourager à poursuivre leurs efforts.

Bref, en mettant ce livre en perspective sur 25 ans, nous nous demandions ce que FDC aurait écrit de la France des années 2000. C’est chose faite, puisque l’auteur, devançant notre souhait, vient de publier la nouvelle radiographie de la France : Plus Encore !

Plus encore ! Une confirmation amère

Quel visage offre donc la France d'aujourd'hui ?

Las ! La France fait la grimace. A la lecture du second ouvrage, on est forcés de constater que les inégalités dénoncées dans les années 80, loin de s'être atténuées, se sont au contraire renforcées au gré des gouvernements successifs, qui tout en se payant de mots ont continué à acheter la paix sociale en satisfaisant les prétentions des corporations les mieux organisées…ou les plus “activistes”, tandis que les populations les plus faibles et les plus exposées à la loi du marché ont continué à subir la crise, les grands perdants de l’affaire selon l’auteur étant les jeunes et les

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travailleurs âgés n’appartenant pas aux secteurs protégés.

C’est un fait. Pour obtenir un avantage en France, il faut pouvoir user de menace et de force et cette notion semble de plus en plus ancrée dans l’esprit des français, qu’ils soient ou non organisés en corporations, au point qu’on se demande s’il ne s’agit pas désormais de modalités de négociation inscrites dans la culture gauloise (peut-être pas que dans la culture gauloise d’ailleurs en Europe).

L’embrasement des cités en novembre 2005 n’est qu’une version assez crue et spontanée d’un pays qui a parfaitement intégré la ligne de partage des eaux entre ceux qui savent que pour obtenir quelque chose il faut user de prétention, de menace ou de force et ceux qui se taisent et se contentent de payer la facture généreusement présentée par des gouvernants dont certains pourraient dire qu'ils pratiquent la reculade comme le pas de tango, soutenus en cela par les corporations les plus protégées, toujours prêtes à descendre dans la rue pour réclamer plus encore de moyens, de solidarité et de générosité payée par d’autres, tout en conservant bien au chaud et bien cachés l’exclusivité de leurs privilèges ou “zakisocio”, selon l’expression sacrément consacrée.

Les français ont pourtant gagné quelque chose en prime à ce jeu du Toujours plus et Plus encore: un endettement public de plus de 1000 milliards d’euros, qu’il faudra bien payer tôt ou tard, ou disons plutôt que ceux qui ont toujours payé jusqu’à présent devront bien finir par solder pour la tranquillité de tous.

Au total, plus encore que la France des années 80, la France des années 2000, passée au tamis des gouvernements dits “de gauche” ou de droite, offre le spectacle d’une France duale dans laquelle les corporations les plus fortes ont consolidé leurs positions tandis que les moins organisés restent condamnés à subir et à payer. Ce qu’il est convenu d’appeler la “fracture sociale” s’est renforcée avec une coupure encore plus nette entre les français insérés dans des corporations offrant des parapluies anti-crise et ceux qui naviguent tant bien que mal dans les eaux troublées des secteurs non protégés.

Une loi du silence qui en dit long

Après la sortie de son premier ouvrage, FDC s’étonnait du peu de suite qui avait été donné malgré un tirage à plus d’un million d’exemplaires.

“Par une bizarrerie que la défaillance de l’information peut seule expliquer, Toujours plus !, travail d’un journaliste indépendant, se vit conférer le statut d’un rapport sur l’état des inégalités en France. C’était beaucoup d’honneur, beaucoup trop. Il n’a jamais été dans mes intentions de présenter un tableau exhaustif des situations privilégiées ou pénalisées que l’on rencontre dans notre société………Le retentissement du livre eut pour résultat de braquer les projecteurs de l’actualité sur ces privilégiatures alors que celles que j’avais oubliées restaient dans l’ombre….Cela ne se serait pas produit, si la presse, répondant à la curiosité du public, avait présenté les exemples que je n’ai pas retenus et qui sont tout aussi éloquents. Malheureusement, il n’en fut rien. Les médias tournèrent obstinément autour des quelques cas que j’avais mis en avant et ne firent pas le moindre effort pour déterrer les autres…. Dès lors que l’on entreprend de faire la lumière, il conviendrait de la faire partout. J’attends que d’autres dans la presse, l’administration ou les centres de recherche prennent le relais.”

Malheureusement il n’en fut rien.

Parions qu’il en ira de même pour son second ouvrage. Et pour une raison toute simple : c’est que ceux qui auraient vraiment intérêt à ce qu’on parle du sujet et à ce qu’on l’étudie de plus près, encore plus aujourd’hui !, ne sont précisément pas ceux qui détiennent les clés et l’accès aux médias, aux plateaux télé “branchouille” ou aux micros “branchés” devant lesquels on déblatère à l’envie et jusqu’à la nausée sur les “zakisocio” sacrément consacrés, moyens supplémentaires revendiqués, et autres salades pas fraîches en vrac, devant les dérangeurs publics autorisés.

lls ne détiennent pas non plus les cordons des budgets de recherche attribués aux chercheurs.

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Ces derniers, nous l’avons vu dans notre site, ont bien d’autres choses beaucoup plus importantes à faire dans l’intérêt de la nation. C’est d’ailleurs ce que montre aussi FDC dans son second ouvrage quand il illustre l’extrême prudence avec laquelle deux chercheurs se sont timidement engagés dans l’étude d’une sous-sous-partie bien délimitée du sujet qu’il avait abordé dans Toujours plus.

Bref, ceux qui auraient le plus intérêt à faire la lumière sur ces disparités de statut que la crise a transformé en privilégiatures ne sont tout simplement pas représentés. Ils n’ont pas voix au chapitre, ils n’existent pas. On ne leur demande qu’une chose, c’est de continuer à faire ce qu’ils font très bien et depuis des années : travailler ou subir le chômage (ou sa menace), payer et se taire.

Une pertinence confirmée par l'unanimité des critiques

On peut opposer bien des critiques aux deux ouvrages de FDC, mais il faut reconnaître qu’il expose là un ensemble de faits incontestables. La pertinence “triomphale” quasi granitique de ses analyses nous est donnée de façon lumineuse par tous ceux qui les contestent, parfois en hululant plus qu’en parlant d'ailleurs: dans la majorité des cas, il s’agit de critiques empruntes d’une mauvaise foi évidente et d’une volonté de distorsion délibérée des arguments avancés par FDC. Par ailleurs, la superficialité des rares commentaires que nous avons pu entendre dans les médias est une preuve supplémentaire, s’il en fallait, de la justesse du propos. “Donne un bon cheval à celui qui dit la vérité, il en aura besoin pour s’enfuir”, disions nous dans une partie de notre site.

Une clé de lecture utile

Parmi les autres qualités, les deux ouvrages de FDC présentent aussi l’intérêt d’offrir une clé de lecture de la France contemporaine, en encourageant à s'interroger sur le contenu de termes génériques souvent utilisés à tort et à travers sans réelle explicitation sur ce qu'il désignent :

Ainsi quand on parle de professeurs, de qui parle-t-on ? Du jeune professeur de zone d’éducation prioritaire à qui on ne demande plus d’enseigner grand-chose ou du professeur de lycée tranquille ou prestigieux de Paris ou de Province. Ceux dans lesquels nos gouvernants de droite comme de gauche (ou dits de gauche) mettent leurs enfants.

Quand on parle d’ouvriers, de qui parle-t-on ? De l’ouvrier de l’imprimerie nationale jouissant des avantages de sa corporation ou de l’ouvrier du privé travaillant dans des secteurs ouverts à la concurrence et qui fera les frais le premier des restructurations.

Et quand on parle de patrons ? Qui vise-t-on ? Le patron de PME qui engage sa fortune dans son entreprise et assume les risques de son affaire ou le patron salarié de grande entreprise issu des grands corps et jouissant de rémunérations plus que confortables apparemment inversement proportionnelles aux risques qu’il prend et quels que soient les résultats de l’entreprise.

Les points à creuser sur le diagnostic...

Nous avons tenté plus haut un résumé du premier ouvrage (Toujours PLus!). Pour ce qui concerne la synthèse du second ouvrage (Plus encore !) et les déductions qui en découlent, nous préférons avancer à pas feutrés parce que l’auteur semble parfois se contredire, tout en apportant ensuite des correctifs qui dénouent en partie ces contradictions. Parfois encore il semble partager certaines théories, y compris les plus brutales. Mais même dans ce cas, il ajoute souvent des considérations qui portent à croire qu’il ne partage pas vraiment ces théories mais plutôt qu’il cherche à les mettre sur la table des faits réels : la table du “Les choses sont ainsi faites, que cela nous plaise ou non !”. Ainsi en est-il des passages consacrés à la logique brutale du libéralisme (voir le chapitre sur La France réactionnaire).

Donc dans notre analyse, plutôt que de développer des critiques sur les conclusions de FDC, nous souhaitons pour ainsi dire tenter de rendre un peu plus explicites certaines affirmations de

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l’auteur, telles que nous les avons interprétées bien entendu.

Les zones à problèmes

L’auteur semble affirmer que les mouvements de novembre 2005 n’avaient pas d’objectifs précis. Nous pensons au contraire que les auteurs de ces faits avaient des objectifs simples et clairs : selon eux, l’Etat ne doit être présent dans ces zones que sous forme d’assistance et de subventions. Toute autre présence n’est pas tolérée. C’est tout. On pense généralement que les auteurs de ces violences sont des “cas isolés”. Il nous semble évident que ces individus évoluent au contraire comme des poissons dans l’eau dans ces quartiers. Il ne s’agit pas d’un phénomène marginal mais d’une mentalité diffuse.

“L’échec scolaire”

FDC constate que rien n’est fait pour éviter l’échec scolaire dans les quartiers difficiles. Il indique ainsi que très peu d’initiatives sont prises pour orienter les jeunes en risque d’échec scolaire vers des filières “courtes” utiles au pays, en leur évitant de devoir vivre sur le dos de ceux qui travaillent : justes considérations.

Il serait utile d’ajouter à notre avis que dans ces zones à problèmes, on fait encore moins d’efforts pour permettre à ceux qui voudraient ou pourraient effectuer un cursus d’études complet de réaliser leur souhait. On pourrait même dire que dans certains milieux dits “progressistes” se niche un ADN caché, doté de protéines racistes bien ancrées, qui conduit nos “pseudo-progressistes”, d’un côté, à se donner bien peu de mal pour les jeunes issus de ces zones, en sous entendant implicitement que de toutes façons ce serait peine perdue, et de l'autre, à exiger avec “vertu” et “progressistiquement” que ces mêmes jeunes puissent néanmoins conduire une vie satisfaisante, aux frais d’une collectivité composée d’individus, que nos “progressistes” considèrent comme assez méprisables tout compte fait.

Créer des filières courtes ne suffit pas à nos yeux : il faudrait se battre pour que tous ceux qui sont susceptibles de réussir dans des métiers intellectuels puissent le faire ; ce qui implique entre autres qu’on accepte un jour de parler autant de “devoirs” que de “droits” dans ces quartiers.

La situation de l’enseignement dans les quartiers sensibles.

Cette situation est intimement liée au problème de l’échec scolaire abordé ci-dessus. Depuis plus de vingt ans, disons depuis la période faste de 1981, la violence n’a fait que progresser dans ces quartiers, en particulier en milieu scolaire. Dans le milieu dit “progressiste” de l’enseignement, ce phénomène a été constamment masqué et continue à l’être. Rien n’a été fait, à commencer par les milieux dits “progressistes”, pour corriger une tendance catastrophique, sauf bien sûr de minimiser le phénomène avec obstination.

Nous nous trouvons maintenant devant un désastre, un gâchis lamentable d’intelligences et de richesses perdues dont nos pseudo-progressistes sont les premiers responsables. Les premiers. Dans ces quartiers, l’école ne produit souvent plus que des chômeurs subventionnés et violents.

Le problème des fonctionnaires inexpérimentés

FDC – suivant en cela les critiques souvent faites par les médias – relève qu’on envoie souvent dans ces quartiers des fonctionnaires (enseignants, pompiers, policiers) jeunes et inexpérimentés : juste observation qui surprend cependant, en particulier lorsqu’elle vient de milieux “pseudo-progressistes”. On pourrait en conclure que les fonctionnaires expérimentés sont tous des égoïstes indécrottables, désireux de s’installer dans une vie confortable, excluant les défis et renonçant pour toujours à l’ambition (voire la vocation pourtant souvent partagée par de nombreux enseignants) de faire progresser des jeunes destinés à devenir des parasites violents, vers un statut de citoyens à part entière, grâce à ce bien précieux qu’est la connaissance.

Le vrai drame est que si ces fonctionnaires expérimentés évitent soigneusement ces quartiers c’est qu’ils savent qu’il ne s’agit pas de relever un défi, mais d’aller vers un échec plus que

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certain : que peut faire un policier expérimenté quand il reçoit sur le crâne un parpaing de plusieurs kilos ? Que peut faire un pompier expérimenté quand il reçoit une volée de caillasses tandis qu’il éteint un incendie ? Que peut faire un professeur expérimenté quand au bout d’une heure “d’enseignement”, des élèves lui demandent en guise de conclusion de leur parler de bites et d’oublier le reste, ce qui d’ailleurs est la traduction contemporaine du fameux “Avez-vous du feu ?” de sinistre mémoire progressisto-soixanthuitarde.

C’est précisément parce qu’ils sont expérimentés que ces fonctionnaires refusent d’aller dans ces quartiers. Le problème est ailleurs et il faudrait maintenant sérieusement se demander si des solutions existent encore, après tant de décennies d’incurie et de mépris également distribué par nos “pseudo-progressistes” à l’égard de toutes les populations qui subissent aujourd'hui les conséquences de leur belle irresponsabilité.

La domination du pouvoir financier

Le chapitre consacré à la France réactionnaire est un des plus crus, pour ne pas dire sinistres, écrit par FDC. Comme dans le reste du livre, il s’agit d’une analyse précise. Cette fois pourtant, FDC soulève un problème qu’on ne peut pas éluder : quel doit être le rôle d’un Etat dans un pays démocratique ? Un Etat peut-il adopter une doctrine économique en se limitant à un rôle “d’accompagnateur” ?

La réponse de FDC semble correcte : l’Etat seul est impuissant à contrer les excès de la puissance financière. Certes, mais le problème ne nous semble pas réglé à la base pour autant.

Le rôle d’un Etat dans un pays démocratique nous semble être de viser le bien-être spirituel, matériel et moral de tous les citoyens. Rien ne dit que l’Etat doive se contenter de simples actions d’ajustement ou d’accompagnement face à certaines pratiques financières. Il peut arriver qu’on se trouve même face à une incompatibilité complète entre les objectifs d’un Etat démocratique et ces pratiques financières. Et nous ne parlons pas là de pratiques douteuses ou irrégulières mais de pratiques qu’on devrait admettre comme normales si l’on s’en tenait à l'application simple et brutale de la loi du profit, telle que la présente FDC.

L’Etat ne devrait être ni collectiviste, ni libéral, ni libéraliste. Et nous ne croyons pas aux miracles de l’auto-adaptation ou de “l’ajustement”. L’homme laissé totalement libre de ses actions peut devenir un animal de rapines. Dans de tels cas, il ne suffit pas simplement de “l’accompagner”.

Le chômage

Quelques observations cocasses sur cette partie. Un éminent président de la République affirmait avec un calme olympien qu’on avait tout essayé contre le chômage et que rien n’avait marché. Disons plutôt que ces augustes personnages ont tout essayé et que la France a dû tout essuyer.

Dans ces conditions, certains pourraient trouver curieuse la présence massive et militante aux manifestations anti-CPE de représentants des secteurs protégés, de ces secteurs qui ont précisément contribué, et pas qu’un peu, à rendre aussi précaire la situation des jeunes qui se battent aujourd'hui pour trouver un emploi dans les secteurs non protégés.

De fait, on observe ces derniers temps une tendance de plus en plus forte des catégories les plus privilégiées à manifester bruyamment leur généreuse “solidarité” en faveur de catégories officiellement “non privilégiées” ou dites “démunies” par des actions stériles et propagandistes, tout en conservant jalousement et bien au chaud les avantages et privilèges exclusifs dont elles bénéficient. Comme s’il s’agissait pour les membres de ces corporations de se dédouaner en paroles et à bon compte d’une position privilégiée de moins en moins justifiée à vrai dire.

FDC s’inquiète donc avec raison pour l’avenir des jeunes, c'est-à-dire de ces jeunes qui cherchent un travail à tout prix et qui seront condamnés à une triste situation de précarité. Pour ceux des jeunes que nos pseudo-progressistes auront éduqués dans le désoeuvrement et la violence, la situation sera d’abord un peu moins difficile, tant qu’ils sauront, comme d’autres groupes, utiliser leur capacité de nuisance. Mais ensuite, pour eux aussi, les temps deviendront plus durs.

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Le rôle des syndicats.

Cible préférée de FDC, les syndicats ont joué un rôle fondamental pendant plus d’un siècle en faveur des travailleurs. Le problème aujourd’hui ne tient pas tant au fait que les syndicats soient bien plus forts dans les secteurs protégés. Le problème est que l’action syndicale se soit à ce point réduite à un tel rôle, parce qu’elle n'a pas su adapter ses connaissances et ses méthodes à la situation des sociétés évoluées. La position des syndicats dans une société moderne est extrêmement difficile. Il faudrait un effort immense pour qu’ils reprennent le rôle bénéfique qui était le leur jusqu’à il y a quelques décennies.

Le problème de la dette publique

FDC s’inquiète à juste titre de l’énormité de la dette pesant sur le pays : 1000 milliards accumulés par de brillants politiques, tous issus des meilleures écoles et des meilleures familles pourtant et qui ne pensaient qu’au bien du pays. Qui paiera ? demande l’auteur.

La solution est toute simple, pourtant. Ceux qui paieront, ce sont ceux qui ont toujours payé et qui continueront à payer avec discipline et en silence, tant que leurs forces leur permettront de travailler pour ce faire : j’ai nommé la petite bourgeoisie, qui tout en constituant la grande majorité de la population en Europe a réussi l’énorme exploit de n’être représentée politiquement parlant par personne. Evitons ici de parler de “classes moyennes”, expression qui ne sert qu’à brouiller les idées et à refuser une identité à une catégorie bien homogène de la population, tant elle inspire de mépris à nos élites “progressistes”.

Il nous faut donc maintenant saluer par anticipation et pour l’occasion l’interprétation brillante que fera la petite bourgeoisie dans son meilleur rôle : payer la dette et se taire.

Bien sûr, vue l’ampleur de la tâche et vus les sacrifices qu’elle devra supporter à coups d’augmentations d’impôts et à force de réductions des “zavantajsocio” qu’il faudra bien réserver aux “plus démunis” (ce n’est que justice…), peut-être faudra-t-il s’attendre à quelques réticences de sa part. Comme dans toute médecine cependant, le mode d’administration peut emprunter plusieurs voies. Et si le patient refuse la voie orale, on peut toujours tenter le clystère, n’est ce pas ? Pour cela il suffira d’un bon papa ou plutôt d’une bonne maman (tiens pourquoi pas ?) qui lui chanteront des berceuses ponctuées de mots doux: solidarité blabla, égalité glouglou, respect tsointsoin, espoir, espérances et sécurité, zakisaucisses, ordre et choucroute, salades, justice, laitue chérie et tutti quanti, avant d’administrer d’un geste svelte et sûr ce qu’il faut de médecine pour remettre les finances du pays en ordre.

Toujours est-il que la facture sera payée et nous savons par qui. Dans ce grand vaudeville tragi-comique, où les mêmes hommes et femmes politiques se succèdent et se re-succèdent, sortis par la porte et rentrés par la fenêtre, seule la petite bourgeoisie traversera la scène en innocente, à peine gênée par l’énorme clystère qu’on lui aura collé au derrière...quand elle prendra le temps de s’asseoir pour souffler. Courageuse petite bourgeoisie, toujours excellente dans son rôle favori : le cocu politique. Comme d’habitude, comme toujours, elle sera la seule à ne pas savoir.

La génération prédatrice

Toujours sur l’énorme ampleur de la dette accumulée par la France, FDC semble vouloir accuser tous ceux qui appartiennent à la génération du baby boom d’avoir pillé le patrimoine de la nation et d’en avoir compromis l’avenir, à commencer par celui des jeunes. Il nous semble que le jugement de FDC concerne d’un côté des comportements qui vont bien au-delà d’une seule génération et de l’autre côté ne vise pas à accuser toute la génération du baby boom dans son ensemble. L’idéologie destructrice puise ses racines dans une période bien antérieure aux trente glorieuses. D’autre part, le sort réservé aux chômeurs, en particulier les chômeurs âgés issus du baby boom, ne permet pas de les qualifier de “prédateurs”.

Le jugement de FDC nous semble global : chacun de nous, est plus ou moins responsable du désastre actuel et en particulier d’avoir favorisé ou de ne pas avoir empêché le pillage de ces biens qui manqueront aux générations futures.

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...et sur ce qui va bien ?

Nous devons le reconnaître : FDC nous semble plus convaincant quand il nous expose ce qui va mal que lorsqu’il analyse les succès parfois engrangés au sein de sociétés conservato-capitalistes.

Le succès démographique

FDC constate que la France est un des rares pays européens à être parvenu à freiner le déclin démographique. Malheureusement les chiffres et les pourcentages ne disent pas tout. Nous sommes arrivés en Europe, et en France aussi, à cette situation absurde qu’il est moins stressant pour certaines catégories de la population de mettre au monde de nombreux enfants en étant chômeurs assistés, qu’en ayant un travail non protégé. Le cas de chômeurs assistés qui s’installent et ont une descendance nombreuse est de plus en plus fréquent. Au sein du monde du chômage, les distorsions du système reflètent celles de la société : pour certaines catégories de la population le chômage est vécu comme un enfer sans fin, tandis que pour d’autres catégories mieux protégées et disposant d’un pouvoir de nuisance, le chômage présente sans doute des inconvénients mais aussi des avantages. Dans certains milieux, le chômeur arrive en additionnant toutes les subventions ou les aides reçues par atteindre un niveau de vie meilleur que celui d'un travailleur au SMIC. Dans ces conditions, une descendance nombreuse, loin d’impliquer une charge et des sacrifices, donne droit à des contributions et à des aides supplémentaires.

A l'opposé de cette situation, on trouve des dizaines de milliers d'hommes et de femmes qui travaillent et n’ont pas droit à un toit pour autant, et qui doivent se contenter dans la plus grande indifférence de caravanes déglinguées et de camping de fortune, parce qu'il s'agit en général de personnes paisibles n'ayant aucun pouvoir de nuisance et dont aucune organisation dite "humanitaire" ne s'occupe sérieusement. Dans cette situation extrêmement précaire, il est peu probable que ces hommes et femmes participent au succès démographique dont FDC se félicite. Etant donné qu’il est impossible d’analyser en détail ce fameux “succès” démographique, il convient d’observer une certaine prudence en la matière.

Le renouveau industriel

Dans un autre domaine, FDC cite certaines entreprises comme Renault comme des exemples d’industries qui ont su relever le défi et se relancer. FDC analyse bien le processus de remise en route opéré, parfois de façon exemplaire, par des managers de premier ordre et qui ont fait passer leur entreprise d’une situation de pré-faillite à une situation prospère…entre autres en licenciant à forte dose d’ailleurs. Comme toujours l’analyse est excellente. Pourtant, on relève dans une tournure de phrase de l’auteur sur un ton anodin que les choses ne se sont pas si mal passées pour les employés puisque l’Etat est intervenu par des dispositifs de préretraites et d’aides diverses. Très bien, sauf qu’une fois de plus, l’Etat, c'est-à-dire le contribuable, a dû mettre la main au portefeuille pour “accompagner” ce genre de politique managériale : il a rempli une fonction d’auxiliaire du système capitaliste. Dans les cas cités par FDC on peut sans doute penser que la communauté y a trouvé son compte (Renault). Il est d’autres cas dans lesquels les industriels ont fini par fermer boutique et par partir sous d’autres cieux (délocalisés), après avoir englouti les subventions et les contributions que l’Etat leur avait généreusement accordées.

Annexe : les lois de l'inégalité

(in Toujours Plus ! François de Closets - Chapitre L'inégalité française - page 26 de l'édition du Livre de poche - 1982)

Seule la prise en compte simultanée des Facteurs monétaires (FM) et non monétaires (FNM) permet de définir la condition des individus.

L’inégalité s’observe à partir des corporations et imbrications de corporations qui s’organisent autour des avantages.

La condition de chacun correspond autant à la puissance de sa corporation qu’à son mérite personnel. Cette puissance tient aux moyens de pression et aux possibilités d’organisation et pas seulement au mérite ou à la combativité des intéressés.

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La répartition des Facteurs Non Monétaires (FNM) suit les règles comparables à celles de la bataille pour l’argent, en sorte que les inégalités tendent à se cumuler d’un système à l’autre.

Les inégalités monétaires sont donc généralement amplifiées et non corrigées par les FNM.Ceux qui touchent les plus basses rémunérations n’ont que des FNM négatifs.

Les corporations dont on entend beaucoup parler sont souvent celles qui ont beaucoup reçu. La misère est silencieuse.

En période de crise, l’argent se dévalue et les droits se valorisent, en sorte que les secondes inégalités deviennent plus importantes que les premières.

Toute réduction des inégalités monétaires accroît l’importance des inégalités non monétaires.

Depuis quelques années, les inégalités monétaires tendent à se réduire et les inégalités non monétaires à s’accroître. Ce sont elles qui posent le plus grave problème de redistribution pour l’avenir.

Les corporations, ayant intérêt à se faire plaindre plutôt qu’envier, défendent jalousement le secret sur leurs avantages.

Note utile : jusqu'à présent, nous avons laissé notre adresse email sur ce site pour permettre aux lecteurs de réagir. Au vu des retours que reçoit Monsieur de Closets pour avoir dit deux ou trois vérités, nous avons préféré supprimer ce lien pour des raisons préventives. Vu le niveau et la qualité de ces “productions” nous préférons épargner à leurs “auteurs” la peine d'honorer de leurs “écrits” nos modestes personnes. De plus, par générosité naturelle, nous préférons que l'attention de ces personnes se porte sur Monsieur de Closets qui le mérite bien.

Postscriptum n°11 - Néo-libéralisme et esclavagisme : une alliance inévitable ?

Avant propos

Dans le postscriptum précédent consacré aux deux livres de François De Closets (Toujours Plus ! et Plus encore !), nous avons qualifié de “sinistre” le chapitre de Plus encore !   consacré à “La France réactionnaire”. Dans ce chapitre, l’auteur dessine de façon crue le visage du nouveau libéralisme. Prolongeons maintenant notre réflexion dans ce nouveau postcriptum où il sera question d’Arturo Brachetti, de Michelet et de vieilles dames anglaises qui aimaient les chats.

Un des mérites des personnes intellectuellement honnêtes est de permettre à ceux qui ne partagent pas leurs thèses de puiser dans leurs analyses des arguments contraires solides.Dans le chapitre La France réactionnaire, François De Closets développe comme toujours une analyse impeccable. Cependant, l’auteur aboutit à des thèses qui, selon nous, se prêtent à une critique de base.

En effet, nous ne sommes pas convaincus que ce nouveau libéralisme ou néo-libéralisme dont il est question s’accorde avec les principes libéraux ou avec le concept de démocratie. Nous craignons qu’en définitive il ne conduise qu’à une forme renouvelée d’esclavagisme.

Ne donnons ici aucun poids moral aux termes de démocratie, libéralisme ou esclavagisme. Contentons nous de vérifier s’il y a cohérence ou pas entre des concepts qui sont à la base – ou sont présentés comme étant à la base – d’un pays régi par un système démocratique et les processus mis en œuvre par les systèmes néo-libéraux.

La propriété privée

Historiquement, le droit à la propriété privée a marqué un fossé infranchissable entre les systèmes collectivistes ou communistes et les systèmes sur lesquels reposent depuis longtemps les démocraties occidentales.

Il ne s’agit pas là d’un argument de discussion sophistiqué entre élites intellectuelles mais d’un concept intégré dans la vie des masses. Dans les pays occidentaux comme aussi dans les pays

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régis par le collectivisme, d’ailleurs, le refus du droit à la propriété privée a été vécu par la majorité des individus comme une atteinte intolérable. Si un régime communiste n’a jamais pu prendre pied démocratiquement chez nous, c’est en grande partie parce que les idéologues communistes se sont obstinés à refuser aux individus le droit à la propriété privée. Mais comment définir ce concept ?

En réalité, personne ne prétend “porter sur soi” ou se “remplir” de ce qu’il considère comme sien. Dans le film la folie des grandeurs, on voit Louis De Funès tenter de suivre cette voie en dissimulant dans ses pantalons les “biens meubles” qu’on lui confisque, ce qui le transforme en montgolfière. Nous sommes ici dans la caricature. Dans les faits, ce que nous pensons posséder ne nous appartient jamais totalement. Cependant, chaque chose sur laquelle nous revendiquons un droit de propriété, fut-il minime, fait partie en quelque sorte de notre propriété privée. Cela va de nos pensées, toujours influençables et pourtant toujours nôtres, jusqu’à nos “propriétés” taxables, dont on peut nous exproprier légalement, et jusqu’à des formes de propriété collective dans lesquelles chaque individu possède quelque chose du patrimoine commun.

Les copropriétés proprement dites appartiennent à cette dernière forme, mais aussi ce que nous considérons comme “nôtre” de notre quartier, de notre ville, de l’environnement, de la planète, sans oublier ce que nous pouvons considérer comme “nôtre” dans le domaine des sentiments.

La propriété privée, prise dans un sens large, nous permet d’atteindre un équilibre, une sécurité, de satisfaire notre désir de liberté et même de revendiquer le droit au respect (la dignité).

Ce concept de propriété privée trouve ainsi une mesure dans la façon dont nous pouvons plus ou moins “influencer” notre environnement et dont nous pouvons, toujours plus ou moins, nous défendre de ce que nous ressentons comme une agression venant de cet environnement.

Si cette définition élargie de la propriété privée ne vous convient pas, résumons donc le tout en “droit à posséder quelque chose d’une façon ou d’une autre”. Cela nous va aussi.

Nous allons voir dans la suite comment ce concept de propriété privée est décliné dans sa forme néo-libérale.

Considérations sur le libéralisme et le néolibéralisme

Ici, quelques citations suffiront à planter le décor, plutôt qu'un long discours. Et commençons d’abord par Adam Smith ? Friedman? Von Hayek ? … non, commençons par Trotsky !

“ Que le représentant menchevik nous explique donc ce qu’il entend par travail libre et sans contrainte. Nous connaissons le travail des esclaves, nous connaissons le travail des serfs de la glèbe, nous connaissons le travail obligatoire et discipliné des corporations médiévales, nous avons connu le travail salarié que la bourgeoisie définit comme “libre”. Nous nous dirigeons maintenant vers un nouveau type de travail socialement réglementé, sur la base d’un plan économique, un travail qui est obligatoire pour tout le pays, c'est-à-dire imposé à chaque travailleur. Telle est la base du socialisme…Et une fois établi ce principe, nous reconnaissons fondamentalement, non pas formellement mais fondamentalement, le droit de l’Etat ouvrier, à envoyer chaque ouvrier et chaque ouvrière là où leur travail résultera le plus utile à la réalisation des objectifs économiques. Nous reconnaissons donc à l’Etat, à l’Etat ouvrier, le droit de punir l’ouvrier ou l’ouvrière qui refuserait d’exécuter l’ordre de l’Etat et qui ne subordonne pas sa propre volonté à celle de la classe ouvrière et à ses devoirs économiques. La militarisation du travail dans le sens profond dont j’ai parlé, constitue la méthode indispensable et fondamentale pour organiser les forces du travail…Nous savons que tout travail est un travail imposé socialement.

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L’homme doit travailler pour ne pas mourir. Il ne veut pas travailler. Mais l’organisation sociale l’y contraint et le pousse à coups de fouets dans cette direction.”

Tretij Vserossijskij S’ezd Professional’nych Sojuzov (1920), I (Plenumy), 88-90. Avril 1920.

Pour bien comprendre cette citation de sa sainteté Léon Trotsky (curieusement rarement citée par les...trotskystes), il faut la replacer dans un contexte de danger extrême pour l’Etat bolchévique. Cependant l’ensemble du passage montre bien la pérennité et l’attachement de fond de l’auteur à ces concepts.

Pouvons nous dire de nos jours que les méthodes et les pratiques néo-libérales se justifient par une situation de danger extrême pour notre société ? Nous ne le croyons pas. Nous sommes aujourd’hui dans une situation normale.

Revenons en 2006 maintenant et puisons quelques autres citations dans le livre Plus encore ! de François de Closets.

Page 238 Les gestionnaires de [ces] fonds s’invitent au capital des grandes entreprises, et les managers découvrent des actionnaires bien différents de ces petits porteurs si discrets, de ces compagnies d’assurances si fidèles, des “zinzins” si accommodants. Les nouveaux venus sont des financiers pugnaces à la recherche d’un profit maximum, qui arrivent en position de force et qui entendent peser sur la gestion. Ils remettent en cause cette technostructure qui dédaigne ses actionnaires et imposent progressivement une gouvernance fondée sur une nouvelle hiérarchie du pouvoir. Au sommet les actionnaires propriétaires, en second rang le management à sa botte, et relégué à la base le personnel. La bonne gouvernance consiste à faire passer le profit avant toute autre considération NDLR : Remarquons que ce nouveau type de capitalisme est un capitalisme “qui vient d’ailleurs”, une sorte de néo-colonialisme en somme. Que personne ne s’en offusque!

Page 240L’ordre nouveau dispose de sa plus fidèle alliée, l’insécurité. Du patron qui craint pour son entreprise au salarié qui risque de perdre son job, chacun en ressent la morsure.…Le financier n’a pas supplanté le salarié en raison d’une utilité supérieure voilà bien le paradoxe. Les nouveaux maîtres n’apportent ni conseils, ni fidélité, ni sécurité, rien que des contraintes supplémentaires qui rendent la vie des entreprises plus difficile et leur avenir moins assuré.

Page 241 Les salariés, au contraire, dépendent entièrement de leur entreprise. La grève ne pèse pas lourd face aux sanctions du marché, et le chantage à la démission n’est d’aucun poids face au chantage à la délocalisation. La finance n’a pas réduit l’utilité du travail, elle a imposé un pouvoir de nuisance supérieur. Une autre version du “Toujours plus!”Le capital financier a pris le pouvoir afin d’imposer les lois du profit. Premièrement : l’entreprise a pour seule vocation d’enrichir ses propriétaires, ce qu’on appelle pudiquement “créer de la valeur pour l’actionnaire”. Elle n’a pas à se soucier de considérations locales, écologiques ou sociales, elle doit privilégier la rémunération du capital et non pas celle du travail.……Troisième point : cette rentabilité s’apprécie aujourd’hui et maintenant, pas dans le futur. La finance ne veut prendre aucun risque, elle évalue sur six mois, pas davantage. La gestion doit se penser dans cet horizon extraordinairement limité, un horizon qui finit par l’asphyxier. L’entreprise, elle, vit dans la durée. Elle doit toujours privilégier l’avenir en misant sur l’investissement, qui réduit les profits du jour pour assurer ceux du lendemain. Mais cette loi de l’entrepreneur n’est pas celle du financier. Pour ce dernier, seul compte le rendement à court terme. Peu importe que cette cupidité se révèle destructrice par la suite. L’actionnaire ne sera plus là lorsque le surpâturage aura stérilisé la prairie.

Page 242L’hyper-rentabilité suppose l’hyper-productivité, qui exige tout à la fois des rémunérations plus basses et des rendements les plus élevés. Les travailleurs risquent de renâcler, qu’importe! Le système a troqué la carotte pour le bâton. La précarité et l’insécurité se chargeront de les mettre

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au pas. Car l’espoir des “relations humaines” a vécu.

Page 243La souveraineté des Etats tient à leur monopole. Le libéralisme mondialisé les met en concurrence. Les entreprises les jugent, les jaugent et se donnent aux mieux-disants. Les gouvernements ne sont plus des maîtres dictant leur loi, mais des boutiquiers faisant la retape pour attirer et retenir la clientèle.

Page 244Cette “révolution” capitaliste est aussi une restauration. Nous voici revenus au XIXème siècle, à l’origine de la révolution industrielle! Les premières entreprises devaient assurer la fortune du patron-roi, tout à la fois créateur, propriétaire et manager. Face à lui, le travailleur proposait une marchandise comme les autres, son travail, dont la valeur jouait comme variable d’ajustement. Il fallait l’abaisser, valeur absolue ou relative, si l’on voulait, maintenir les profits à la hausse. On ne parlait pas alors de “conditions de travail”, le travail se faisait sans conditions. Il se trouvait toujours des remplaçants éventuels pour prendre la place des mécontents. Les taux de profits étaient énormes, et l’enrichissement était très rapide.NDLR : petite objection: les capitalistes mentionnés dans ce passage étaient presque toujours “nationaux”. La comparaison devrait plutôt être faite avec certains procédés colonialistes de certains Etats libéraux d’antan, dans lesquels les patrons ne se limitaient pas à utiliser le bâton mais avaient souvent recours aussi, tout naturellement, au fusil et au canon.

Page 250Or le capitalisme se fixe un objectif tout différent : dégager du profit. Un objectif qu’il peut même atteindre sans production et sans travailleurs, rien qu’en jouant sur les prix à l’achat et à la revente. Cela s’appelle l’intermédiation, voire la spéculation, et cela peut rapporter gros. Un investisseur n'a pas vocation à devenir employeur, il n’engage des salariés qu’à seule fin de dégager des bénéfices. Le travail est un coût qui, comme tous les autres, doit être réduit. Et le maladroit qui s’en désintéresse se fait chiper ses marchés par ses concurrents.Eh oui! Le capitalisme libéral fait de l’emploi un sous-produit de l’économie et, loin de se battre pour occuper le plus de monde possible, il s’efforce d’accroître sa productivité, c’est-à-dire de réduire son personnel.

Page 256Le capitalisme libéral est tout sauf une civilisation. Il propose des moyens et se soucie peu des finalités. Il ne sait pas où il va et peut même aller dans le mur lorsqu’il enrichit les riches en oubliant les pauvres. C’est au politique qu’il revient logiquement de se préoccuper des valeurs. À lui d’utiliser l’économie pour ce qu’elle est, un système qui produit les richesses, de donner du sens et de dégager des finalités. Un schéma théorique bien difficile à mettre en oeuvre dans la réalité.NDLR : Et pourtant, malgré tout, nous pensons que le néo-libéralisme a bel et bien toutes les caractéristiques d’une “néo-civilisation”, à sa façon, bien entendu.

AVERTISSEMENT DES AUTEURSCes extraits du livre de FDC ne signifient pas à notre avis que l’auteur prenne fait et cause pour cet “ordre nouveau” : il s’agit d’un constat et nous pensons ne pas trahir la pensée de FDC en disant qu'il considère cette situation non pas comme souhaitable mais comme inévitable, imposée naturellement, et avec laquelle il faut compter.

Appuyons nous maintenant sur ces citations pour tenter de cerner la situation du travailleur du secteur privé sans privilèges dans le nouvel ordre néo libéral.

Néo-libéralisme ou ordre nouveau. Quelle idée nous faisons nous de l'Etat libéral ?

Nous ne sommes pas des experts en sociologie mais dans notre esprit, le libéralisme ne peut pas se réduire au seul concept de la liberté d’entreprendre. Nous pensons que l’Etat libéral, par opposition aux régimes qui l’ont précédé, se proposait de garantir une plus grande liberté, instruction, dignité, à tous et pas seulement à quelques catégories privilégiées.Là où les Etats libéraux manquaient à leurs principes, c’était lorsque, sortant de leurs frontières,

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ils appliquaient des politiques prévaricatrices et prédatrices.Une des prérogatives, ou pour mieux dire, des ambitions théoriques des Etats libéraux était la certitude du droit, avec pour conséquence l’idée que la “loi est la même pour tous” ou que “tous sont égaux devant la loi”.

Le néo-libéralisme selon François de Closets

Autant mettre les pieds dans le plat tout de suite: selon nous, le néo libéralisme ne retient pas grand chose des idéaux libéraux d’antan.

De l’ensemble des citations reportées plus haut, il ne fait aucun doute que le néo-libéralisme n’est rien d’autre qu’une forme renouvelée de l’esclavagisme. Aucune connotation morale dans cette observation : il s’agit d’un constat.

Pour se rafraîchir la mémoire, peut-être faudrait-il réétudier les méthodes du célèbre Jan Pieterszoon Coen, trop peu loué gouverneur des Indes hollandaises. En matière de profit, de délocalisation, de petites carottes et d’énormes bâtons, l’excellent Jan Pieterszoon pourrait enseigner encore bien des choses aux tenants du néo libéralisme.

Par simple respect de la vérité historico-financière, il faut lui reconnaître qu’il ne se limitait pas à délocaliser des activités (plantations, fabriques, etc...). Quand les lois du profit l’exigeaient, il délocalisait aussi des populations, parfois de façon définitive d’ailleurs en les expédiant directement vers l’autre monde.

De façon générale, si l’on examine les méthodes et les objectifs des colonialistes anglais et surtout hollandais, tels qu’ils ont été mis en œuvre en Asie, on peut dire que les néo libéraux n’ont rien inventé. On nous objectera que les néo libéraux n’utilisent pas le canon : pas encore, sans doute ; mais l’histoire nous enseigne que les intérêts financiers, quand ils sont “purs” et libres de toute considération morale, conduisent toujours à faire usage de la force la plus brutale si le “profit” l’exige.(NOTA : Pour ceux qui voudraient mieux connaitre les méthodes coloniales appliquées en Asie voir : K.M. Panikkar : L'Asie et la domination occidentale - Edition: SEUIL 1956)

Que devient alors le droit à la propriété privée des travailleurs dans ce nouvel ordre néo libéral ?

Une coquille vide, ni plus ni moins.

Il est évident que ce droit est nié au travailleur dans la pratique. Ce dernier n’a pas voix au chapitre là où il travaille, il n’a aucune sécurité quant à ses biens, son lieu de travail, ses relations, et même sa vie affective peut être mise à mal du jour au lendemain. Le rêve trotskyste semble être devenu réalité.

Tragique ironie du sort : ces masses qui chez nous pendant des décennies ont repoussé démocratiquement les ambitions des communistes dans leur montée au pouvoir, en refusant de renoncer au sacro-saint droit à la propriété privée, se retrouvent aujourd’hui dépossédées de ce droit au nom du sacro-saint profit : on leur montre maintenant le bâton et elles devraient se demander désormais où la carotte a bien pu passer.

Pire encore ! Nous assistons à un retour en force de l’extrémisme de gauche, “tempéré” par des pratiques néo libérales. Nous sommes cernés !

L'Etat démocratique à la sauce néo-libérale

Constatons d’abord qu’une bonne partie de ce qui constitue le noyau de la propriété privée du travailleur (dans sa définition élargie) ne se prête pas à une codification, à une réglementation ou à une traduction sous forme d’articles de loi. Comment pourrait-on traduire juridiquement le droit de posséder une parcelle de l’environnement dans lequel on vit ? Sur quel droit reconnaissable pourrait on s’appuyer pour dédommager le fait d’être dépossédé de son quartier, de sa cité, de

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son pays ? Aucune possibilité législative. Dans un Etat démocratique, tout ceci fait partie d’un ressenti commun, d’habitudes, de coutumes et jamais de lois. Une fois éliminés les coutumes, le patrimoine commun, les habitudes, il reste bien peu, voire rien, aux travailleurs.

Le financier, au contraire, entre en scène, bardé de lois nationales et internationales, soutenu par une myriade d’instituts et d’organismes souvent dotés de pouvoirs législatifs, prêts à voler à son secours si quelqu’un ose s’opposer à ses “droits”. Dans cette phase, le néo libéral se présente d’abord comme un législateur, ensuite comme un avocat pratiquant les effets de toges et enfin comme un juge, solennel perruqué et poudré.

Rien de plus ? Peut-être pas. Il y a quelque temps, on avançait dans certains milieux néo libéraux que la souveraineté d’un Etat ne devrait pas s’étendre à la possession des ressources hydrauliques, ressources qui devraient être considérées comme “un bien de l’humanité” (regardez donc où va se nicher la sensibilité humanitaire parfois !). Toujours dans ces milieux on exposait ainsi qu’un Etat devrait avoir le droit de s’approprier les ressources hydrauliques d’un autre Etat sans, bien entendu, donner quoi que ce soit en échange, surtout pas de technologie par exemple ou de connaissances scientifiques. Ici le législateur-avocat-juge poudré néo libéral polymorphe et transformiste change de costumes et se transforme en un clin d’œil en capitaine crochet sournois et agressif brandissant un sabre rutilant. Disons le, face à un tel numéro, Arturo Brachetti n’a qu’à bien se tenir !

Michelet écrivit en son temps une œuvre consacrée à l’histoire de la République Romaine. Dans un chapitre très intéressant, qui devrait être étudié par les néo libéraux, Michelet explique comment Rome, pour écraser définitivement Carthage, utilisa largement ce transformisme, ou mélange hybride, où l’on admire à l’œuvre tour à tour le législateur pointilleux, l’avocat “causidicus”, le juge inflexible et pour finir l’agresseur sans scrupules.

Un état dans lequel domine la pratique néo libérale ne peut pas être démocratique. Il s’agit d’un Etat divisé en castes, liées non pas tant à des origines ethniques mais à des privilèges et au pouvoir financier.

Tout en bas de l’échelle se trouve le travailleur esclave, au dessus de lui le citoyen libre inséré dans une corporation et enfin en haut trône celui qui dicte la loi parce qu’il détient le pouvoir financier.A ce tableau on peut ajouter si on veut les dirigeants, esclaves esclavagistes, nobles déchus de l'ancien monde du travail, réduits au rôle d'intermédiaires, comme cela se passait déjà dans l'empire colonial hollandais, notamment à Java.

En marge de ces populations, évolue aussi une catégorie de hors classe constituée d’individus qui ne pouvant s’assimiler au marché du travail selon les normes et pratiques néo-libérales, mais disposant d’un pouvoir de nuisance, peuvent prétendre au “panem et circenses”, comme cela fut le cas à l’époque des romains. Cette catégorie tolérée par le financier dominateur nourrit en quelque sorte sa bonne conscience en le maquillant d'un vernis “d’humanité”. Pour eux, notre néolibéral polymorphe et transformiste se comporte un peu comme ces vieilles dames anglaises sans concession aucune pour l’humanité mais tendres et tolérantes pour leurs vieux chats incontinents qui pissent partout chez les voisins.

Les alliés objectifs des néo-libéraux : les gauchistes

Les gauchistes d’appellation vraiment contrôlée partagent l’idée plus ou moins explicite que l’Etat “bourgeois” est un ennemi à abattre et que la petite bourgeoisie est un serviteur de cet ennemi, et ce sans tenir le moindre compte du fait que la petite bourgeoisie est désormais la classe travailleuse majoritaire en France et dans bien d’autres pays européens. Ce faisant, nos “gauchisants sinistroïdes” obtiennent le fabuleux résultat de diviser les travailleurs.

Ce résultat est déjà remarquable en soi, mais il font encore mieux : en désignant l’Etat comme un ennemi du peuple, et en particulier des travailleurs, nos “gauchisants sinistroïdes” le dépossèdent de son bien, car dans un Etat démocratique, l’Etat doit être et ne peut pas être autre chose que la propriété des citoyens. En clair, le simple fait de considérer que l’Etat doit être pris d’assaut par le peuple présente comme un acte révolutionnaire ce qui ne devrait être que la simple affirmation d’un droit indiscutable. 

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Armés de ces magistrales théories, nos gauchisants sinistroïdes offrent comme sur un plateau et en un seul coup aux néo libéraux une masse de travailleurs divisée et “pantalons baissés”: un vrai bonheur pour les néo libéraux !

Quant à ceux qui —tout en distribuant des leçons de générosité à la douzaine — jouissent de privilèges corporatistes, il est évident qu'en se barricadant dans des citadelles dont les autres travailleurs sont exclus, ils mettent de fait ces derniers à la disposition de ceux qui les veulent “corvéables à merci ”.

Dans ce contexte, il va de soi que les déclarations “utopisto-démagogiques” des représentants de ces corporations privilégiées en faveur des “exclus” et autres déclarations de bon aloi salivantes et baveuses à souhait ne devraient bientôt tromper plus grand monde.

Que faire ?

Comme d’habitude, nous n’avons aucune suggestion à faire. A notre résolution constante de ne proposer aucune “solution” à dix sous la livre, s’ajoute dans ce cas la triste impression qu’il est sans doute déjà trop tard.

De l’analyse de FDC demeure l’impression amère que les ressources nécessaires pour conduire une politique s’opposant au néo-libéralisme ont été largement gaspillées par le passé et que le recours à ces financiers venus d’ailleurs est devenu inévitable : nous nous trouvons en somme dans la situation de ces individus qui d’une condition libre se trouvaient autrefois réduits à l’esclavage à cause de dettes non remboursées. Souhaitons seulement que le destin nous protégera des néo-Karl Marx et néo-soixanthuitards déchaînés. Il serait trop cruel d’ajouter ce nouveau malheur à ceux qui nous guettent déjà !

Petite remarque en conclusion

Certains pourraient penser que nous dérivons résolument en nous éloignant de plus en plus du thème initial du site. Nous avons la naïveté de penser que nos lecteurs, s'ils n’ont pas un trop grand nez (voir Erasme), trouveront peut être plus de cohérence dans notre travail qu’il n’y parait à première vue.Le fait est que, dans un mélange de sombre pessimisme et d’espoir naïf, nous nous laissons guider par la main par notre amour de la liberté...La liberté, ce magnifique cadeau des dieux dont tout être rationnel devrait jouir et que personne ne devrait avoir le droit d’enchaîner ou d’entraver.

Postscriptum n°12 - Intégration ou désintégration ? Un cas d'école de projet conçu pour échouer

Que signifie le terme “intégration” - Définition préliminaire

On trouve bien des définitions du terme “intégration”, toutes aussi valables les unes que les autres, même si parfois ceux qui en parlent et s'en gargarisent ne prennent pas toujours la peine d'en préciser le sens. Nous proposons une définition qui nous semble difficilement contestable. Une famille d’origine étrangère peut se dire intégrée si ses membres ont les moyens matériels, culturels et intellectuels d’être utiles (au sens large) à eux-mêmes, à leur prochain (famille, communauté, quartier, etc…) et au pays qui les accueille. A noter que ce concept peut être étendu dans un même pays aux populations “autochtones” vivant dans des conditions difficiles pour des raisons diverses.

Constats

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Etats Unis

L’intégration des populations d’origine africaine ne peut pas être considérée comme un succès. Les images de la Nouvelle Orléans après l’ouragan Katrina dénoncent une fracture sociale dramatique, confirmée par de nombreux indicateurs.

Grande Bretagne

Les événements récents (attentats) indiquent que la cohésion sociale tant vantée entre les différentes ethnies, n’existe pas dans les faits. Nous n’analyserons pas les causes profondes de cette situation et nous limiterons à constater qu’en Grande Bretagne non plus, l’intégration ne peut certainement pas être considérée comme un succès.

France

Cela fait désormais près de cinquante ans que nous parlons d’intégration avec des résultats qui indiquent plutôt une nette tendance à la “désintégration”.

Italie

La situation des diverses ethnies d’origine étrangère, l’intolérance croissante des populations autochtones, la propagation du travail au noir qui s’accompagne de l’exploitation de travailleurs étrangers, l’augmentation de la délinquance au sein des populations “non intégrées” font de l’Italie une candidate désignée au titre de championne de la non “intégration”.

Pourquoi ?

Dans ce qui suit, nous ne nous occuperons que de la France :1) Quelles mesures ont été prises pour intégrer (ou pour ne pas intégrer) les “couches” de populations dites “difficiles” ?2) Quel en a été le coût ?3) Pour quels résultats ?4) Pourquoi ?

Quelles mesures ont été prises ?

Il faut faire une distinction très nette entre les objectifs du monde de l’entreprise et les actions aussi bien des gouvernements que des associations “humanitaires”.

Pour l’entreprise, un étranger qui débarque chez nous n’est “intéressant” que s’il représente une force de travail à bas coût. S’il s’agit de travailleurs spécialisés (techniciens, infirmiers, médecins, etc...) l’intégration pourrait être considérée comme acquise de prime abord, mais à la longue cette situation discriminante provoque des frustrations et des difficultés économiques, qui peuvent influencer non seulement le travailleur mais aussi sa famille.

S’il s’agit de personnes ne possédant pas une culture de base, elles seront utilisées, et souvent exploitées, dans des activités à faible valeur ajoutée, avant de devenir souvent victimes de délocalisations ou de restructurations les rejetant dans une situation de chômage plus ou moins définitif.

L’essentiel des actions de l’Etat ou des associations “humanitaires” se concentre dans la distribution d’aides, de subventions et d’assistance permettant à ces familles d’accéder à un logement décent, de se nourrir correctement et de bénéficier des mêmes facilités que celles dont bénéficient les “autochtones” dans le domaine de la santé, de l’éducation et même des loisirs. A noter que l’Etat pourvoit aussi à la prise en charge complète de ces personnes lorsqu’elles arrivent sans travail ou qu’elles se retrouvent au chômage, pour les raisons évoquées plus haut.

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Le coût

Pour la seule année 2006, le coût de la politique de la “ville” dans les zones sensibles se situera en France aux alentours de 7 milliards d’euros.

Par manque de statistiques, il nous est impossible de mesurer les autres coûts générés pour les besoins des populations de ces zones (éducation, assistance médicale, subventions aux familles, allocations chômage, etc…) mais nous pensons ne pas nous tromper de beaucoup en considérant que le coût global se situe entre 20 et 30 milliards d’euros par an.

Un quotidien national indiquait, à propos des mouvements d’octobre 2005, que l’Etat avait dépensé en vingt ans 70 milliards d’euros, toujours dans le cadre de la politique de la “ville” (ce qui signifierait, selon nos estimations, que pour ces mêmes quartiers, le coût global se situerait entre 200 et 300 milliards d’euros sur cette période).

On aimerait être plus précis sur ces dépenses mais la dispersion de l’information, et la “timidité” - dirait-on - de ceux qui la détiennent, ne permettent pas une plus grande précision. Inutile de dire que toute indication plus précise sur ce sujet serait la bienvenue.

Si l’on ajoute à ce qui précède les effets de l’insatisfaction et de la frustration qui règnent souvent dans ces quartiers et qui débouchent sur des dégradations ou des destructions, on doit inclure à l’estimation précédente un coût supplémentaire, estimé pour les mouvements de novembre 2005 uniquement, à 400 millions d’euros. A noter qu’en moyenne la France recense 40.000 véhicules brûlés par an.

Les résultats

Force est de constater d'abord la progressive ghettoïsation des populations - étrangères ou non - vivant dans ces zones. Ce processus de “non mixité sociale” est souvent stigmatisé jusqu’à la caricature par certains milieux “humanitaires” qui en attribuent la faute exclusive aux pouvoirs publics.

Les choses ne sont pas si simples. S’agissant de quartiers à très fort taux de chômage, on se doit d’examiner quelles peuvent être les possibilités de cohabitation entre des familles de travailleurs (d’origine étrangère ou non) et des familles composées en majorité de chômeurs.Les membres de ces dernières n’ont pas d’horaires à respecter et peuvent passer une grande partie de la nuit debout, devant la télévision, ou dans d'autres activités qui sont rarement “silencieuses”. Un travailleur immergé dans une atmosphère nocturne envahie de bruits ne résistera pas bien longtemps à ce stress et se verra forcé de chercher un logement ailleurs. A cela s’ajoute un autre facteur : ces quartiers abritent bien souvent des trafiquants, conséquence inévitable du chômage. A leurs yeux, ceux qui travaillent et oseraient protester contre les désagréments subis quotidiennement peuvent apparaître comme des espions potentiels à éloigner manu militari s’il le faut (faits rapportés).On se trouve donc, parfois, confrontés à un processus progressif “d’auto-ghettoïsation” ; dans ces conditions bêler ou pester à l’envie sur les problèmes de non mixité sociale en recommandant des mesures de mixité sociale forcée est une façon comme une autre de renoncer à résoudre réellement le problème.

Avec le temps on assiste aussi à un repli sur soi de ces communautés qui partagent de moins en moins de valeurs intercommunautaires. Ces quartiers sont considérés par beaucoup de leurs habitants comme des zones exclusives où “l’étranger” doit montrer qu’il a une raison “légitime” d’y circuler.

L’Etat a déployé des efforts énormes pour l’instruction des jeunes de ces quartiers, mais les résultats sont négatifs du fait du climat de violence croissante qui y règne et de la faible valeur ajoutée que l’instruction (celle qui est possible dans ces quartiers) produit par rapport à des activités, souvent illégales, mais permettant des gains bien plus importants sans aucun besoin de notions scolaires.

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Les raisons. Observations.

Si nous avons cité d’autres pays que la France comme des exemples de non intégration, c’est que nous pensons qu’il faut se garder de considérer les responsables en charge des affaires publiques dans notre pays comme moins habiles que leurs homologues des autres nations. Le mal est profond et son origine est malheureusement “naturelle” et difficilement évitable.

Existe-t-il une raison intrinsèque pouvant expliquer l’impossibilité de s’intégrer de certaines populations ? Non, évidemment. En fait, l’intégration suppose naturellement un effort et des moyens variés qui dépendent de la culture du pays d’origine et de celle du pays d’accueil.Nous y voilà donc ! C’est de culture dont il s'agit et donc d’instruction. A cela s'ajoute un effort partagé à fournir aussi bien par celui qui veut s’intégrer que par le pays d’accueil sous la forme de moyens financiers en adéquation avec les objectifs.

Pourquoi l'intégration a-t-elle tant de mal à se faire ?

Simplement parce que les moyens mis en œuvre jusqu’à présent, même s’ils ont été énormes, sont peu de choses par rapport à ceux qu’il faudrait déployer pour atteindre le but recherché.

Que faudrait-il faire ?

1. Quand un étranger débarque dans un pays doté d'une culture différente de la sienne, il a avant tout besoin pour s’intégrer de moyens de subsistance lui permettant de ne pas se trouver en position d'infériorité par rapport à la population indigène. Si, du fait de sa culture, il lui est impossible d’accéder directement au marché du travail, la communauté nationale se doit de lui fournir tous les moyens qui lui permettront de compléter ses connaissances pour qu’il puisse s’intégrer avec succès dans le monde du travail. Si, en outre, il est accompagné de sa famille, cette dernière devra être maintenue par la communauté nationale et ses membres devront être assistés en particulier pour ce qui concerne le logement, les moyens de subsistance, la santé, et last but not least, l’éducation.

2. Quand un membre d’une famille immigrée fréquente l’école, c’est toute la famille qui doit “fréquenter ” l’école, sauf bien entendu à vouloir faire échouer le projet éducatif.

3. Dans les quartiers en difficulté, la loi doit être respectée à tout prix et cela non seulement dans l’intérêt du pays d’accueil mais aussi et surtout dans l’intérêt des populations de ces quartiers. Bien entendu, les lois doivent être justes, obtenir l'approbation de ces populations et être conformes à leurs desiderata.

4. Si des familles pratiquent une religion donnée, tout doit être mis en œuvre pour que la pratique de leur culte pour ces familles ne se limite pas à un simple énoncé de bons principes mais soit une réalité rendue possible s’il le faut par des financements publics. Si la communauté qui pratique une certaine religion est financièrement dépourvue, ce qui est le cas le plus fréquent, l’Etat ne peut pas s’en laver les mains sous prétexte que la religion est un fait privé. Dans ce contexte, une spécificité concerne la communauté musulmane pour laquelle, à notre connaissance, il ne peut pas y avoir de traduction officielle du Coran. Ce texte sacré devrait être lu dans sa langue d'origine. Il nous semble donc juste que ceux qui pratiquent cette religion puissent bénéficier de l'enseignement de cette langue dans des écoles ad hoc. Cependant dans un esprit d'équité, les mêmes dispositions devraient être prises pour les autres religions. Il conviendrait donc d'envisager une réorganisation du Ministère de l'Education Nationale en autant de "sous-Ministères" qu'il y a de religions. En outre, compte tenu du fait que les populations concernées ne disposent pas toujours des moyens financiers nécessaires à la mise en place de ce type de programme, il faudrait évidemment que l'Etat prévoit de financer comme il se doit ces écoles. Bien entendu, d'autres organisations pourraient être envisagées pourvu que soit rigoureusement respecté le principe de non différenciation entre les religions.

5. S’agissant de coutumes et de droits, on dit souvent qu’un étranger arrivant dans un pays “doit” s’adapter aux coutumes et aux lois du pays d’accueil. Il s’agit d’une pure théorie, battue en brèche dans la pratique : on tolère déjà dans les faits qu’un étranger puisse ne pas respecter les coutumes du pays d’accueil, ce qui ne pose aucun problème, mais aussi puisse “officieusement”

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ne pas respecter les lois du pays d’accueil. On tolère par exemple qu’un étranger circule le visage totalement couvert, ce qui est interdit aux autochtones, et on tolère aussi en pratique la polygamie à tel point que, selon la presse, la ville de Paris envisage de mettre à disposition de familles polygames des appartements ad hoc pourvus d’un nombre de pièces inusuel. Au Canada on étudie la possibilité de créer un tribunal en charge des “affaires religieuses”, affaires pourtant non exemptes de conséquences dans les domaines civil et pénal. Toujours pour des questions de coutumes et de religion, on examine aussi la possibilité de construire des piscines, gymnases et écoles prévoyant la séparation des deux sexes, et en Italie, un “onorevole” député communiste revendique pour certaines populations le remboursement de l'excision dite “douce” par les organismes de sécurité sociale. Il s’agit d’initiatives qui n’ont encore rien de systématique, mais quand le nombre des intéressés aura dépassé un certain seuil, le problème posé par la pluralité des coutumes et des lois ne pourra plus être escamoté.

6. L’ensemble des mesures décrites ci-dessus doit s'étendre sur le temps nécessaire au succès de l’opération, et ce temps peut s’exprimer en années voire plutôt en décennies, et requiert point par point des financement adéquats à la hauteur des objectifs. Nous laissons aux lecteurs le soin d'évaluer le poids économique de chacune de ces mesures. En tout état de cause, nous pensons que l'ensemble des dispositions exposées ci-dessus ne pourra qu'obtenir l'approbation des vrais humanistes progressistes. D'ailleurs, les lecteurs attentifs pourront facilement vérifier en visitant les sites progressistes sur internet que nous n'inventons rien et que ces mesures sont soit clairement explicitées soit, dans d'autres cas, découlent nécessairement des écrits diffusés dans ces sites. Et ce n’est pas tout. Nous avons été agréablement surpris de constater que certaines des idées exposées ci-dessus ont trouvé un écho favorable aussi dans un tout autre horizon de la pensée politique. Une personnalité remarquable et remarquée, qui sait accorder harmonieusement ses idéaux théoriquement très modérés avec une attitude plus qu’énergique, sagement tempérée par une juste prudence qui lui permet d’éviter les endroits à valeur ajoutée fortement négative, a pris ces derniers temps position pour une école religieuse, ce qui laisse espérer des développements heureux. Les temps ne sont pas encore mûrs pour la création de sous-ministères religieux mais nous sommes sur la bonne voie.

Effort fourni et effort à fournir

De façon générale, le philosophe énonce des théories tandis que le politique parle le langage des chiffres, c’est à dire qu’il parle, ou devrait parler, de budgets et de financements.Ce qui signifie pour les points 1 à 6 énoncés ci-dessus, que le passage de la simple énonciation au discours politique implique une traduction en termes de budgets et de financements.

Comme déjà indiqué, l’effort fourni jusqu’à présent est déjà en soi énorme et tout indique qu’il sera augmenté.

Quelles en sont les limites ? A l’évidence, elles sont données par ce qui peut être consenti par les contribuables, alias les travailleurs, alias la petite bourgeoisie qui constitue dans notre pays la majorité de la population travailleuse, n’en déplaise à nos ”intellectuellovoïdes, sociologues ou recherchologues de droiiiiiiiiiiiite, de gôôôôôôche (sort of…) ou de zigzag”.

Etant donné les difficultés croissantes subies par les travailleurs dans leur vie quotidienne, nous pensons que ces limites sont en passe d'être atteintes. Le brave baudet travailleur semble bien avoir été chargé de tout le poids qu’il peut raisonnablement supporter.

Notons à ce propos que chaque fois qu’une autorité publique proclame un nouveau financement d’envergure, les fonds semblent étrangement surgir comme par miracle de dessous la terre, le bienfaiteur ou le bailleur des fonds restant toujours anonyme et dans l’ombre. Sans parler des ces déclarations à l’emporte pièce à la limite du porno exhibitionniste qu’on nous débite en pâture du style “y a qu’à faut qu’on faire payer les riches !” ou pire encore “i suffit d’éliminer l’évasion fiscale”. Autant de phrases qui indiquent en général à quel degré de mauvaise foi peut conduire la démagogie de caniveau la plus répugnante. Tout le monde sait, et depuis des millénaires, qui sont les vrais payeurs dans les faits.

Ce faisant, on a la désagréable impression que ceux qui consentent vraiment les sacrifices dans cette affaire n’apparaissent toujours qu’en négatif, anonymes, d’une nature quasi évanescente, et ne sont mis en scène en chair et en os que lorsqu’ils ont l’affront de se plaindre des charges toujours croissantes qu’on leur fait généreusement supporter (égoïste !!! chauviniste !!!! Raciii…

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grrrr…ste !!!!!)

Comme si les généreux dispensateurs (et non payeurs) des fonds exigeaient du payeur, en plus des sacrifices qu'ils lui imposent, d'avoir le bon goût de faire preuve de reconnaissance et d’enthousiasme au moment de la saignée.

C’est dans ces conditions que depuis plusieurs décennies, et comme cela arrive dans les projets pathologiques, les efforts consentis n'ont pas été évalués sur la base des objectifs poursuivis, mais ont été au contraire dispensés en ponctionnant la source disponible, en l'occurrence ce qu'on pouvait extraire régulièrement des poches des travailleurs.

On dit que la politique est l’art de l’anticipation. Aucune anticipation ou planification n'ont eu lieu dans ce cas et nos dirigeants n'ont fait par la suite que pallier à coups de dépenses les problèmes issus précisément de cette absence de planification. Au premier acte, on a laissé, voire encouragé des industriels ou des patrons d'entreprise à profiter d'une main d'oeuvre à bas coût exploitable à loisir, sans se préoccuper d'un quelconque effort d'intégration et d'éducation pour ces populations établies en France et pour les générations qui suivraient...et jusque là, on pouvait toujours prétendre que le pays y gagnait. Au deuxième acte et faute d'avoir anticipé, on cumule et on accumule les dépenses au fil des ans pour compenser les conséquences fâcheuses de ce manque de prévoyance.

A première vue, on pourrait voir quelque chose de schyzophrénique dans cette démarche: d'un côté la froide exploitation d'une main d'oeuvre sous payée et de l'autre une politique "portes ouvertes" inspirée d'un “humanitarisme” intégriste pur jus. Un mélange par nature instable et hautement inflammable.

A y regarder de plus près, pourtant, ces deux procédés apparemment antinomiques (exploitation d'une main d'oeuvre sous-payée et humanitarisme “à bras ouverts”) ne s'opposent pas aux principes qui sous-tendent le libéralisme. Selon un article de Wikipedia, une approche récente du libéralisme née au XXe siècle, “cherche à en donner une justification “scientifique” reposant sur la théorie de l'équilibre général proposée à la fin du XIXe siècle, qui tente de démontrer que la rationalité des acteurs, grâce à la coordination supposée parfaite de leurs actions par le seul biais du marché, conduit à la meilleure des situations possibles.”

Dans notre cas, la loi du profit justifie le premier procédé (exploitation), le principe de libre circulation des individus comme des capitaux justifie ou en tout cas ne permet pas de s'opposer au second (journée “portes ouvertes”) et la fameuse loi de la “main invisible” laisse espérer que tout ça trouvera un équilibre naturellement. Ajoutez à ce cocktail une dose subtile d'humanitarisme ayattolesque façon "journées portes ouvertes et french cancan youpla boum”, et vous obtenez les brillants résultats recensés à ce jour.

A l'expérience, on est donc bien obligés de se demander si ces deux procédés légitimes dans une société qui se veut libérale, et donc prétendument capable de trouver toujours un point d'équilibre, ne conduisent pas en pratique “mathématiquement” et “scientifiquement” à des situations ruineuses fortement déséquilibrées. On voit ici combien les promoteurs des théories en “isme” peuvent déjà faire de dégâts pris séparément et devenir carrément de vrais fléaux quand ils conjuguent leurs efforts !

Ce faisant, le pays a obtenu comme résultat non pas l’intégration de ces populations mais simplement la possibilité de subvenir à leurs besoins tant bien que mal, ce qui comporte un effort certes énorme, mais largement insuffisant.

Si l’on tient compte de l’extension numérique des personnes vivant dans les quartiers “sensibles”, les financements nécessaires devraient être dix, vingt fois supérieurs à ce qui a été consenti jusqu’à présent, ce qui va bien au-delà des moyens disponibles.

Ceci explique de la façon la plus simple pourquoi la politique dite “d’intégration” a échoué en France et dans de nombreux autres pays : le manque de moyens.

Il est d'ailleurs symptomatique de constater, qu'au moins à notre connaissance, aucun

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“responsable” n’a jamais présenté un projet dont l’objectif soit une intégration effective accompagné d'une quantification des financements nécessaires et des financements possibles et d'une planification dans le temps de sa mise en œuvre.

Si par contre il ne s’agissait en fait que d’une chimère irréalisable, on comprend trop bien pourquoi ces mêmes “responsables” ont préféré garder pudiquement le silence tout au long des années, pour ne parler que d’actions de financement aux objectifs assez flous et dont on peut constater les effets depuis des décennies. Disons que l’absence d’un tel projet fait partie de ces “non informations” précieuses qui forcent malheureusement au scepticisme.

L'intégration de populations étrangères n'est qu'un cas particulier d'un problème de portée générale

Ce qui est exposé ci-dessus peut s'appliquer aussi aux couches de populations autochtones “non intégrées” ou en difficulté sociale, d’une façon ou d’une autre.Un exemple classique nous est donné par les péripéties de la Cassa del Mezzogiorno en Italie, institution qui fut un épouvantable gouffre financier aux résultats catastrophiques. Il y a six ou sept ans, un gouvernement italien a cru bon de ressusciter cette “Caisse” sous la forme d’un clone (le roi est mort, vive le roi!!!) : en quelques années le “clone” a englouti une bonne vingtaine de milliards d’euro avec des résultats tout aussi décevants.

Il existe en effet une règle de base toujours respectée dans les faits: quand le pouvoir décide de financements aux objectifs flous, les parasites et les profiteurs se pressent au portillon et prospèrent. On se trouve alors dans cette situation apparemment paradoxale que plus les financements sont insuffisants pour atteindre l’objectif, plus les gaspillages et la corruption sont importants.

En fait, il n’y a rien de paradoxal à cela: quand les promoteurs d’un institut ou d’un organisme privé ou public constatent que les fonds mis à leur disposition ne servent à rien, ils ne peuvent qu'être fortement tentés d'orienter le flot d’argent vers leurs poches.

Maintenant qu'on y pense, on trouve comme par hasard sur Internet des milliers d’associations et d’organismes se consacrant tous religieusement à l’intégration et recevant tous des financements publics toujours plus juteux, et pourtant toujours aussi insuffisants (il faut plus de moyens, entend-on crier à chaque coin de rue). Un autre signe, sans doute, du fait que les financements destinés à l’intégration sont très largement inférieurs aux besoins chez nous. Bizarre ? Vous avez dit bizarre ?

Quelles solutions ?

Donc, diront nos lecteurs, il n’y a aucune solution ! Mais si, détrompez vous ! Les solutions existent malgré tout ! Il suffit d'un peu de patience.

Les Etats-Unis, bien entendu, trouveront une “solution”, peut être même une solution satisfaisante…au cours de ce siècle ou peut-être au cours du prochain...

Pour ce qui est de l’Europe, le modèle italien pourrait être retenu comme le plus réaliste.Quand l’Italie, entre le troisième et le septième siècle de notre ère profita d’un apport de populations étrangères, la décadence, déjà amorcée, s’accéléra brutalement malgré l’apport réduit de ces populations (moins de quatre pour cent). Huit cent ans furent nécessaires pour retrouver un pays en progrès. A noter que pendant la période de régression la population de Rome passa d’un million d’habitants à trente mille habitants vivant pratiquement tous d’aumônes dispensées par la chrétienté, grâce à la présence de la cour papale à Rome.

Vous voyez : il suffit simplement d'être un peu patients et, au bout d’un “certain temps”, il y aura une “solution”.