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LE SENTIER DU DIABLE 13 Editions Delahaye copyrights Chapitre 1 C ’est l’été. Un été de canicule. Alors que le clocher de La Roche-aux-7- Villages 2 disparaît dans le lointain, la charrette des Castors attaque les premiers lacets d’une montée qui semble se perdre dans la cime des arbres. Son atte- lage est composé de huit jeunes garçons souquant ferme, bien décidés à planter, les premiers, leur fa- nion sur l’emplacement du campement. Il n’est que onze heures et déjà le soleil est au zénith. Nous sommes en 1950. Une heure avant, en gare de Monthermé, ils ont descendu la « crapahuteuse» du train - c’est le nom qu’ils ont donné à la charrette fabriquée par leurs soins -, ils y ont fixé un lasso et pris résolument la tête de la troupe. 2 Village des Ardennes françaises.

Chapitre 1 - signe-de-piste.com · puis s’élancent dans la descente. Deux minutes plus tard, c’est au tour des Léopards, des Écureuils et des Cerfs de dévaler la pente. Ils

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Chapitre 1

C’est l’été. Un été de canicule.

Alors que le clocher de La Roche-aux-7-Villages2 disparaît dans le lointain, la charrette des Castors attaque les premiers lacets d’une montée qui semble se perdre dans la cime des arbres. Son atte-lage est composé de huit jeunes garçons souquant ferme, bien décidés à planter, les premiers, leur fa-nion sur l’emplacement du campement. Il n’est que onze heures et déjà le soleil est au zénith.Nous sommes en 1950.Une heure avant, en gare de Monthermé, ils ont descendu la « crapahuteuse» du train - c’est le nom qu’ils ont donné à la charrette fabriquée par leurs soins -, ils y ont fixé un lasso et pris résolument la tête de la troupe.

2 Village des Ardennes françaises.

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Enfin la montée cesse, les rythmes cardiaques di-minuent, la sueur inonde les fronts. Profitant de ce répit, d’un revers de la main, ils s’essuient le visage puis s’élancent dans la descente. Deux minutes plus tard, c’est au tour des Léopards, des Écureuils et des Cerfs de dévaler la pente. Ils essaient bien, pendant quelques temps, de ne pas se laisser distancer. En vain. Les roues bien gonflées, les essieux huilés, tirée sans heurt, la carriole de la patrouille des Castors survole le bitume chaud de la départementale 31 qui conduit aux Masures. Un ciel d’azur, des avant-bras qui rougissent, tout laisse présager un camp réussi. Les rares automobilistes rencontrés3, par quelques coups de klaxon appuyés, saluent la performance de ces aventuriers du ving-tième siècle. L’insouciance de la jeunesse diront, peut-être avec nostalgie, ceux que l’embonpoint a déjà rivés à leur siège !La départementale 988 est vite atteinte.Didier, le C.P., le chef de patrouille, le lasso bien enroulé autour de la taille, marche en tête. Philippe, son second, se tient à l’arrière. C’est lui le concep-teur du véhicule et il veut s’assurer que tout va bien. Le châssis, il l’a soudé dans le lycée professionnel qu’il fréquente. Son professeur, ancien scout, séduit par le projet, lui a facilité la tâche.Quant, à la sortie des Mazures la route s’élève de nouveau, Didier se retourne afin de juger de l’avance prise. Il paraît satisfait.- C’est bon les gars, inutile de nous épuiser, on passe 3 A cette époque, peu d’automobiles circulent.

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la démultipliée. En langage clair, il les invite à baisser le rythme.- Il ne s’agit pas de perdre notre avance, dit Jean, soucieux.- T’inquiète pas, répond Philippe, Didier sait ce qu’il fait.Et il ajoute, pour le taquiner :- Notre crossman a déjà des fourmis dans les jambes ?- Tout le monde n’a pas ta résistance physique, lui dit Didier, un sourire aux lèvres. Didier est premier C.P. dans la troupe de la 10ème Tourcoing et de « première classe ». Etre de pre-mière classe signifie que l’on est compétent en signalisation, cartographie, secourisme et bien d’autres choses. C’est un garçon solide, physique-ment et moralement. Un vrai guide pour tous ces jeunes qui évoluent au sein de la patrouille. Arnaud, le tout dernier arrivé, regarde son C.P. avec soulage-ment. Depuis le départ, il peine lamentablement ; ses chaussures neuves, achetées pour le camp, le font atrocement souffrir. Il n’ose l’avouer. D’ailleurs, Marc, son camarade de classe, surnommé « Bou-boule » à cause de son embonpoint, l’a prévenu un jour, au local : - Une pat4 est une et indivisible. Toujours exigeante, elle ne vit que grâce au travail de chacun. Chez nous « le moi » n’existe pas.- T’inquiète pas, lui a répondu Arnaud, je serai à la hauteur. 4 Diminutif de patrouille.

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- Ouais ! Mais tu entres chez les Castors. Tu verras, cette patrouille n’est pas comme les autres. Au fait ! Connais-tu le castor ?- Heu ! Pas trop.- C’est bien ce que je pensais. Alors, assieds-toi et écoute. Je vais te dire ce qu’il te faut savoir pour t’intégrer chez nous.Il se cale sur sa chaise et commence.- Quand il a trouvé sa compagne, le castor s’ac-tive à construire une hutte. Son premier travail est d’édifier un barrage. Celui-ci fait monter le niveau de l’eau. Ainsi, l’hiver, le bas de la construction sera sous la glace. C’est de cette façon qu’il peut survivre au froid. Apprendre à survivre, c’est une capacité que doit acquérir chaque membre de la pa-trouille. Leçon n°1 !Marc lui a beaucoup parlé des activités de l’équipe et maintenant, Arnaud commence à entrevoir pour-quoi cet animal a été choisi comme emblème. Il veut parler, Marc l’en empêche. - Attends la fin ! Freinée dans sa course, l’eau en-vahit les berges et offre un magnifique plan d’eau aux canards, cygnes, grenouilles et autres. Au Ca-nada, même l’orignal y trouve son compte. Comme tu vois, le castor est aussi un protecteur de la nature. Leçon n°2 !- Et ben dis-donc ! C’est un animal extraordinaire.-T’as tout compris Arnaud, dit Marc d’un air ré-joui ! Bienvenue chez les Castors. Le ralentissement de la charrette ramène Arnaud à la

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réalité. Il lève les yeux et aperçoit son C.P. ouvrant le porte-cartes qu’il a autour du cou. La carte, soi-gneusement pliée au bon endroit, laisse apparaître sous le plastique l’emplacement du camp. Didier l’examine avec attention puis, du doigt, désigne un sentier qui s’enfonce dans la futaie.- C’est là ! Dans un mouvement d’ensemble parfait, sept têtes se tournent vers l’endroit indiqué. - Là ? disent-ils, stupéfaits ! D’une largeur d’environ un mètre et demi, grim-pant raide et raviné par les pluies, ce sentier n’a rien d’encourageant. Didier perçoit leur inquiétude. - Rassurez-vous, le sentier débouche sur une ma-gnifique plate-forme, bien aérée et surtout bien en-soleillée. Règle n°1 : pour bien camper, choisir un terrain sec. Tachez de vous en souvenir !Il s’apprête à leur demander d’engager la montée, quand il se ravise.- Il faut deux gars à l’arrière de la charrette. Des costauds si possible.Il se tourne vers Bouboule et Nicolas, les deux poids lourds de la pat.- En cas de problème, vous serez les freins.Tous se mettent à rire, d’un rire d’adolescents heu-reux. Tous, sauf Nicolas qui juge l’opération plutôt hasardeuse : et si la carriole se retournait sur lui ? Comme à son habitude, Bouboule ironise :- Ne vous inquiétez pas les copains ! S’il le faut, j’offrirais mon corps en sacrifice. Aussitôt, il se met

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à chanter : « Mourir pour sa patrouille, c’est le sort le plus beau. Le plus digne d’envie… »Les pitreries de Bouboule rassurent Nicolas. Il sou-rit et montre que, lui aussi, sait être boute-en-train. - Coupez ! C’est bon ! Inutile de répéter la scène, je la raconterai telle quelle dans le journal de pat5. Chez les Castors, ce travail incombe à Nicolas, considéré comme l’intellectuel de l’équipe.- Mon Dieu ! Quel héros, s’esclaffent les scouts, et ils rient de plus belle. Didier est heureux. Le comportement de tous in-dique qu’ils coopèrent à l’effort demandé et c’est bien là l’essentiel. Cependant, l’heure n’est pas à la détente, il faut hisser la charrette là-haut.- Assez ri, nous montons ! L’invitation est claire. D’un pas décidé, ils s‘élan-cent. Dès les premiers mètres d’ascension, les difficul-tés surgissent : les pluies ont fait de gros dégâts, creusant de profonds sillons en travers du chemin. Lourdement chargée, la charrette, telle un vieux navire, tangue et craque de partout, au grand dam de Philippe. Quant à Jacques, le troisième de pat, à chaque passage de ravine, c’est la même interroga-tion : la caisse qu’il a construite avec l’aide de son professeur de menuiserie tiendra-t-elle ? Certes, ils ont prévu costaud mais avec un tel chargement et un sentier aussi défoncé ? Il faut toute la maestria de

5 Dans toutes les troupes, chaque patrouille doit tenir un journal de bord dans lequel figurent les péripéties de la journée ainsi que les propositions émises lors des conseils de pat.

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Bouboule et de Nicolas pour éviter le pire. Le lendemain, Nicolas écrit dans le journal de pat :« Les Mazures, le 15 juillet 1950.Après bien des péripéties, notre crapahuteuse a re-joint le campement d’été en parfait état. Philippe, satisfait de son travail, a dit qu’il faudrait quand même penser à l’équiper d’amortisseurs afin d’as-surer sa stabilité. Bouboule, toujours en quête de sensationnel, a déclaré qu’il serait prudent d’y ajouter des freins au cas où il serait absent. Didier a répondu que le conseil de pat en décide-rait car, pour la saison prochaine, le calendrier des activités est déjà très chargé. Il faisait allusion au projet de descente d’une rivière prévu pour le camp d’été 1951. »Le lendemain, Nicolas écrivait encore :Les Mazures, le 16 juillet 1950.« Philippe et Jacques, qui sont de deuxième classe, ont rencontré Francis, le C.T. (diminutif de chef de troupe) afin de savoir si la performance de la crapahuteuse leur assurait l’obtention de l’épreuve « ingéniosité » pour la première classe. Francis a répondu qu’ils devaient attendre la fin du camp. Quant à Didier, il a chaussé les sandalettes fabri-quées par ses soins. Pour avoir droit au badge de cordonnier, il faudrait qu’elles tiennent toute la durée du camp. A Arnaud et Etienne, qui avaient participé au montage et à la mise en peinture et qui s’inquiétaient de savoir quelle épreuve ils pour-raient obtenir, Bouboule a répondu qu’il était for-

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tement question d’instaurer le badge du « bricoleur du dimanche » et que leurs noms figuraient déjà sur la liste des prochains promus (Il faisait allusion aux pinceaux que nos deux novices avaient laissé durcir dans un coin du local). Ce à quoi, vexé, Ar-naud avait répondu que c’était n’importe quoi et il avait ajouté, en agitant son index pointé vers le ciel, qu’au cours du camp, il prouverait de quoi il était capable. »En refermant le journal, Nicolas se dit :- Heureusement que Bouboule est son copain. Sus-ceptible comme pas possible, il aurait fait la tête pendant deux jours.Ils atteignent une terrasse. Une sorte d’endroit aménagé par les bûcherons pour faciliter leurs manœuvres.- On souffle un peu, suggère Nicolas.- On peut, lui répond Didier. Il en profite pour parcourir des yeux le sentier qui s’élève à nouveau. Celui-ci semble plus carrossable. - On a fait le plus dur, estime-t-il satisfait. Puis, ne voulant pas que les muscles se refroidissent, il leur propose de repartir. A quelques mètres du sommet, deux importantes ravines, l’une à gauche, l’autre à droite stoppent la progression. Il faut choisir. La réaction de Didier étonne les novices. Il sort de sa poche une pièce de monnaie, la retourne sur sa main droite en décla-rant : - Pile, on passe à gauche. Face, on passe à droite.

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En réalité, il n’a aucune solution à proposer.De nouveau, son regard se tourne vers l’arrière gauche de la charrette.- J’ai compris, dit Bouboule avec fierté ! Puis il ajoute, avec humour : - Je vous ai bien dit que je suis l’éternel sacrifié ! En réalité il est fier comme Artaban.Pour s’y être frotté au cours d’un jeu, les anciens savent que sous son embonpoint se cache une mus-culature puissante. Lors d’un raid de nuit, il a porté Nicolas, blessé, pendant cinq kilomètres. Cet ex-ploit a permis à Didier et à Philippe de continuer à progresser à la boussole. Résultat, la pat s’est clas-sée première.Soudain, cette terre assoiffée se dérobe entraînant la roue arrière-gauche dans la ravine. Le dos col-lé à la charrette, Bouboule, progressant de coté en s’arc-boutant aux racines des arbres, s’affole. Tan-dis que ses pieds cherchent les prises, en raclant les cailloux, ses yeux s’agrandissent à chaque secousse. Finalement la charrette est à la limite de l’équilibre, la menace est très sérieuse.- Vite, des pierres hurle-t-il.Arnaud lâche le lasso et se précipite à l’arrière pour caler une pierre sous la roue. Les muscles et nerfs sont tendus à l’extrême, les respirations bloquées. Chacun s’attend au pire. La charrette se stabilise. Ouf ! Ils ont eu chaud. Jean en profite pour caler une autre pierre à l’avant. La progression peut re-prendre. Soudain, dans le lointain, la lumière se fait

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plus intense. Ils aperçoivent la dernière courbe… Enfin ils vont en finir avec ce sentier. Cinq minutes plus tard, ils débouchent sur une grande plate-forme inondée de lumière.

Les voila au cœur d’un monde sauvage où la nature sera leur seule amie, où le soleil rythmera les journées, où la débrouillardise sera de mise du-rant tout le camp. Enfin, ils sont chez eux ! Ils vont pouvoir vivre dans la plus grande tradition des trap-peurs !- Ben dis-donc ! Ca valait le coup d’en baver. L’in-tellectuel de la pat laisse échapper sa satisfaction. Didier approuve.- Un site idéal pour réussir un camp, précise-t-il.Comme les explorateurs des pôles, ils plantent leur fanion. Bien sûr, ce n’est pas le centre de la terre mais l’endroit leur semble être le meilleur pour s’installer. Satisfaits, ils s’allongent sur le sol, le dos appuyé sur leur sac et attendent l’arrivée du reste de la troupe. Quand les Cerfs et les Léopards rejoignent la plate-forme, ils sont reçus par des : hip ! hip ! hip ! hourra ! ironiques et ont droit au fameux chant : « Traîne, traîne donc, c’est le refrain de la limace. Traîne, traîne donc, c’est la chanson du limaçon…qui traî…ne. » C’est Etienne qui, le premier, s’in-quiète de l’absence des Écureuils. Il se met aussitôt en quête d’informations car dans cette patrouille se trouve son copain Mathieu, novice comme lui. Il ac-coste un Léopard.

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- T’as pas vu les Écureuils ?- T’inquiète pas, ils arrivent. Leur essieu a cédé dans la fameuse grimpette et ils montent leur matériel à dos d’homme. Tu parles d’une vacherie ! Avec un tel chargement et un sentier aussi détestable, c’était prévisible ! Quinze minutes plus tard, tels des Sherpas de l’Hi-malaya, les Écureuils arrivent à leur tour. Suant les mille gouttes, écrasés par le poids du matériel et de leur sac à dos, ils avancent à grand peine. Enzo, leur C.P. est furieux. Dans leur journal de bord on pourra lire :Les Mazures, 17 juillet 1950.« Très mauvaise journée pour la pat que ce vendredi 15. Dans la montée vers le campement, l’essieu de notre charrette s’est brisé. Martin, le responsable du matériel a passé un mauvais quart d’heure. Enzo lui avait pourtant signalé que depuis la dernière sortie, l’essieu donnait des signes d’inquiétude. Il a ignoré l’avertissement. A sa décharge, il faut dire que sur un tel sentier, aucune erreur n’était per-mise. A cause de cette négligence, il a fallu porter le matériel jusqu’au campement. Heureusement que nous étions presque arrivés. Quant à la charrette, elle est restée sur les lieux de l’accident, nous irons la récupérer demain.Enzo a prévenu Martin qu’il devait se débrouiller comme il voulait mais que c’était à lui de réparer sa bêtise et qu’après tout, un aller et retour jusqu’à Monthermé, l’essieu sur l’épaule, était excellent

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pour sa santé.Honteux, Martin a baissé la tête et serré les poings. L’habituel colporteur de ragots l’a entendu murmu-rer que ce sentier était celui du diable ! »Épuises, les derniers arrivés ne tardent pas à s’al-longer pour récupérer. Enzo s’apprête à les imiter quand un signal sonore appelle les C.P. pour le brie-fing.Tous rejoignent Francis, le chef de troupe, et ses deux assistants. C’est un homme intègre, solidement charpenté, mo-déré et logique dans ses propos. Immédiatement derrière lui, il y a Franck, le premier assistant, l’ir-remplaçable, capable d’assumer le commandement de la troupe en cas de besoin. Francis s’adresse aux C.P. :- Inutile de vous dire, qu’exposés comme nous le sommes, il ne faut pas faire d’erreur dans le choix de nos emplacements. A midi, le soleil dardera ses rayons sur nos tentes. A l’intérieur, l’air sera irres-pirable.Il regarde en direction du soleil, oriente la petite ai-guille de sa montre vers celui-ci et déclare :- Le soleil se montre à neuf heures dans cette trouée. Il allonge son bras dans la direction indiquée. Il se couche à droite du gros chêne que vous apercevez à dix-huit heures. A vous d’orienter vos tentes afin qu’elles bénéficient d’une ombre bienfaisante à par-tir de midi. Tachez de vous installer assez loin les uns des autres afin que chacun puisse se sentir chez

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lui. Pour l’eau, un cultivateur des Mazures a accepté de nous amener une citerne trois fois par semaine. Avec son tracteur, ce sera chose facile. En remer-ciement, je lui ai dit que nous mettrions une journée de camp à sa disposition pour divers travaux. Nous réserverons cette eau pour la cuisine et la boisson. Cependant, en se référant au vieil adage : deux pré-cautions valent mieux qu’une, Franck y ajoutera des pastilles de permanganate de potassium afin de dé-truire les éventuels microbes. Pour l’hygiène, une petite rivière est à votre disposition en contre-bas. Soit vous remontez l’eau avec vos seaux de toile et remplissez la vache à eau, soit vous l’utilisez sur place. Vous êtes des scouts, ne l’oubliez pas ! Avez-vous des questions à poser ?- Pour l’intendance ! Que faisons-nous, s’inquiète Didier ?- Tu as raison, j’ai oublié ! Puisque tu en parles ! A ton avis, quelle est la charrette capable d’affronter le Sentier du Diable deux fois par semaine ?Le C.P. marque un temps d’arrêt. Il ne s’attendait pas à ce que Francis connaisse déjà les propos tenus par Martin. Mais au fait : lui aussi les connaît ! Qui lui a dit ? Bizarre, il ne s’en souvient pas ! - Les gars vont être joyeux !- Admets que c’est là une belle occasion pour savoir si Philippe et Jacques méritent leur épreuve d’ingé-niosité ! Pour le quotidien, chaque patrouille, à tour de rôle, accompagnera l’intendant.Cette précision plaît à Didier. Manifestement Fran-

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cis veut mettre la charrette à l’épreuve, pas les Cas-tors.- Si tu veux, demain je bénirai la crapahuteuse, pro-pose le père Gérard avec un flegme qui n’a rien à envier aux Britanniques ! Mais, avez-vous vraiment besoin du bon Dieu ? J’ai entendu dire que seuls les castors construisent ferme. Puis, plus souriant, il ajoute :- On compte sur vous pour reboucher les ornières !Qui a bien pu informer Francis des propos tenus par Martin ? Didier pense qu’il y a un mouchard dans la troupe. Il va s’en inquiéter ! Quant à l’aumônier, il connaît son humour. Il entre dans son jeu :- Alors père ! Contentez-vous de prier pour nous afin que nous ne rencontrions pas le diable ; imagi-nez des Castors mutés en diablotins ! Le père Gérard, la cinquantaine passée, est un ha-bitué de ces camps d’été. Pour tout dire, il adore ça. De taille moyenne, les cheveux frisés, noirs, gri-sonnants, il a un visage qui rayonne d’intelligence et de bonté. Recruté chez les rédemptoristes de Mouscron, une ville frontalière de Belgique près de Wattrelos, il a de suite adhéré à ce mouvement qui permet aux jeunes de mener la vie des bois afin de pouvoir s’engager avec confiance dans la jungle de l’existence moderne.Francis apprécie beaucoup cet aumônier qui plait aux jeunes. Plusieurs fois dans l’année, il se rend à Mouscron, histoire de garder le contact, et surtout de persuader le supérieur de la congrégation que

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ce missionnaire, féru de médecine, contribue pour beaucoup à la réussite du camp. Jugeant le briefing terminé, il invite les C.P. à rechercher le meilleur endroit pour y planter leur tente.A partir de cet instant, dans la clairière résonnent des cris joyeux. Inutile de préciser que cette pers-pective d’aventure, trois semaines durant, réjouit tous les acteurs présents. Une heure plus tard, les tentes sont dressées, les sacs à dos rangés, le maté-riel non utilisé, bâché.Nicolas écrit dans le journal de pat :« Etienne, nouveau dans la pat, est un garçon à qui l’initiative ne fait pas défaut. C’est une qualité pré-cieuse chez un patrouillard. Alors qu’il s’apprêtait à creuser des rigoles autour de la tente, Didier est intervenu : - Hé là, hé là, comme tu y vas !- Ben ! C’est en cas de pluie, lui a répondu celui-ci, tout étonné de cette intervention.- J’apprécie beaucoup ton initiative mais il vaut mieux attendre demain afin d’être sûr que l’empla-cement soit définitif.Il lui a quand même précisé que les choses auraient été différentes s’il y avait eu menace de pluie.La mimique très expressive d’Etienne a rassuré Didier. Nul doute que cette compétition entre patrouilles, engagée depuis la descente du train, a stimulé notre novice. C’est de bon augure. »En rangeant son cahier, Nicolas a un sourire de sa-tisfaction.

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Chapitre 2

Vers les sept heures, Arnaud fait glisser dis-crètement la fermeture éclair de la tente, histoire de voir la couleur du ciel. Le spec-

tacle qu’il découvre le fascine : la nature brille de mille feux. Devant tant de beauté, il a une pensée pour sa mère. Elle aussi a un visage qui resplendit. Que fait-elle en ce moment ? Tout à l’heure, sera-t-elle triste de ne pas l’apercevoir franchissant la porte de la cuisine pour prendre le petit déjeuner ? Il est temps qu’elle se trouve un ami se surprend-t-il à penser ! Surprise d’autant plus grande que c’est la première fois qu’il a ce genre de réflexion. Serait-ce le fait de l’avoir abandonnée pour participer au camp ? Il chasse cette pensée et de nouveau se pâme d’admiration devant cette nature qui s’étale à ses pieds, à en perdre la notion du temps. Il est surpris d’entendre le bourdonnement des abeilles, d’aper-cevoir les traits laissés par les insectes qui rayent

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l’air.- Incroyable, murmure-il, en secouant la tête ! Un peu plus tard, sous l’action d’un soleil à cali-fourchon sur un rideau de brume, il aperçoit les fleurs et les plantes s’allumer progressivement. C’est comme si quelqu’un tournait le bouton d’un interrupteur à rhéostat. Arnaud n’en finit pas d’ad-mirer. Il redécouvre la vraie nature, celle qu’il a tant aimée chez son ami Nicolas. Il est ici pour deve-nir un homme et le voilà tombant amoureux d’une sauvageonne, fascinante et troublante, belle comme une déesse.Sept heures trente. Les premières têtes émergent des tentes. Le froid du matin n’a pas réussi à réveiller nos jeunes. Tout au plus, quelques corps se sont agi-tés quand la rosée a déposé ses gouttelettes de cris-tal sur les toiles.La corvée d’eau n’ayant pas encore eu lieu, tous descendent rapidement faire un brin de toilette à la rivière. La fraîcheur de l’eau n’empêche pas les plus intrépides de se jeter dans la rivière sous le regard admiratif des novices. Oser, se prouver, les occa-sions ne manqueront pas tout au long de ce camp. N’est-ce pas là le côté positif de cette vie en bande ?En remontant, Bouboule est entouré d’un auditoire qui aime ses histoires, souvent des contes, toujours narrées avec brio. Cette fois, il parle de son rêve de la nuit. Sa voix devient de plus en plus grave au fur et à mesure qu’il raconte.« - Nous étions bloqués dans la montée qui menait

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au campement. J’avais beau engager toute mon énergie, une force invisible s’opposait au déplace-ment de la crapahuteuse. Après plusieurs tentatives, j’ai lancé à Nicolas : Regarde sous les roues, une pierre doit s’y trouver ! Un rire satanique m’a ré-pondu. Surpris, j’ai relevé la tête et j’ai aperçu le diable qui se tenait à l’avant de la charrette. « Va-t’en de là » lui ai-je crié, ne vois-tu pas que nous sommes la patrouille des Castors. Je me suis arc-bouté alors sur le sol et j’ai augmenté la poussée. La charrette a avancé. Fier de moi, j’ai regardé vers l’avant; le diable avait disparu. Impossible de vous dire ce qu’il était devenu. A ce moment là, les cris de Didier m’ont réveillé. »Personne ne prend cette histoire au sérieux, mais, bizarrement, en entendant le vent frémir dans les arbustes, les novices rejoignent le milieu du sentier et avancent plus vite. En fait, le talent de Bouboule a suffi à créer l’ambiance et aucun d’eux ne tient à s’attarder sur ce sentier entré rapidement dans la légende.Quand ils débouchent sur la plate-forme, leur atti-tude trahit la peur qui s’est inconsciemment instal-lée dans leurs esprits. Franck, venu à leur rencontre, s’en étonne :- Qu’est-ce qui vous arrive ? Vous avez rencontré le diable ? Il ne croit pas si bien dire.- Demande à Bouboule, lance Didier, en rigolant. Il t’expliquera ! Quand Franck met Francis au courant des facéties

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de Marc, rappelons qu’il est surnommé Bouboule, celui-ci sourit : le père Gérard lui a déjà suggéré une excellente idée. L’histoire de Bouboule fait le tour du campement et à partir de ce jour le sentier est appelé : « le Sentier du Diable ». Au début, Mar-tin est l’objet de quelques railleries, puis tout rentre dans l’ordre.L’intermède est de courte durée, un signal morse at-tire l’attention de tous. Il s’agit du fameux « point, trait, point », le « R », comme rassemblement en langage morse.En réalité, chez les scouts, « le point, trait, point » est le signal de préparez-vous et précède l’invitation au rassemblement, une série de deux coups brefs. En fait, il existe toute une panoplie de signaux so-nores qui permettent de communiquer rapidement. Bien entendu, ceux-ci ont une portée réduite et sont limités au campement.Les quatre patrouilles forment alors un rectangle impeccable face aux assistants, chef de troupe et aumônier qui ferment le quadrilatère. Pour qui est observateur, il peut constater que les bras de Franck sont posés en forme de rectangle. C’est une autre façon de communiquer, tout aussi efficace que le si-gnal sonore. Ensuite, chaque patrouille lance son cri de reconnaissance. Ainsi Didier crie :- Castor construire !La patrouille répond :- Ferme.

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Puis c’est au tour de l’assistant : - Scout toujours !Toute la troupe répond :- Prêt. L’assistant se présente alors face au C.T. et, à l’aide du salut scout (l’index, le majeur et l’annulaire poin-tés vers le ciel, le pouce protégeant l’auriculaire re-plié), lui remet le commandement de la troupe. Le pouce sur le petit doigt est sensé représenter le fort protégeant le faible.Au début, Arnaud est surpris par le coté militaire de ces rassemblements. Est-ce bien utile ? Plus tard, il avouera à Marc :- La rapidité des rassemblements est incroyable. Quelle efficacité !- Tu as raison, rien de tel que cette façon de faire. Laisse les gens dire ou penser ce qu’ils veulent, l’essentiel est d’agir rapidement. Ça demande un peu de discipline, mais ô combien passionnant ! Et il ajoute en riant : - Je m’aperçois que le métier rentre.Arnaud acquiesce : lui non plus n’aime pas perdre son temps. Le mât n’étant pas encore érigé, il ne peut y avoir de lever des couleurs, ce qui écourte la durée du rassemblement. Francis se contente donc de donner les consignes nécessaires à l’organisation de la jour-née. Ensuite, il invite les scouts à prendre le petit déjeuner.Affamés pour la plupart, ils ne tardent pas à re-

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joindre Raymond. Celui-ci, depuis une bonne heure, s’active autour d’une grande marmite en alu toute cabossée posée sur un feu de fortune. L’odeur qui s’en dégage inquiète Arnaud, habitué au chocolat dont le parfum lui chatouille les narines quand il se réveille.- C’est quoi cette mixture, demande t-il à Marc ?- Du porridge.- Quoi ?- Une bouillie de flocons d’avoine made in England si tu préfères. Attends d’y avoir planté ta cuillère tu comprendras !- Ma cuillère ? Elle est dans mon sac !- Cours vite la chercher, scout à la noix ! Maintenant tu sais qu’à la 10ème Tourcoing, un bon scout vient toujours au rassemblement du matin avec sa cuillère en poche. Arnaud découvre la vie de camp. Il se met à regret-ter son bol de chocolat, amoureusement préparé par sa mère. Sa mère ! Voilà que, de nouveau, il pense à elle. Il se remémore une précédente conversation.- Maman, tu ne crois pas qu’il est temps que je de-vienne un homme ? Sa mère, un instant décontenancée, comprend le message de son fils. Depuis que son père est décédé, Arnaud, à plusieurs reprises, a manifesté le désir de le remplacer dans les tâches d’homme. Il n’a que quatorze ans mais, malgré son jeune âge, il s’est vite rendu compte des difficultés auxquelles est confron-tée une femme seule.

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D’un geste tendre, elle prend son fils par les épaules et le regarde. Ils ont les mêmes yeux marron qui im-plorent la tendresse, la même silhouette gracieuse, la même souplesse dans la démarche.- Formidable dit-elle en riant. Et tu comptes faire quoi ?- Je me suis inscrit chez les scouts. Si tu le permets, le 15 juillet nous partons camper.- Tu vas dormir sous la tente ?- Maman, proteste Arnaud, je dois m’endurcir !- Et qui t’a donné cette idée farfelue, demande sa mère, inquiète à la pensée que son fils aille dormir à la belle étoile.- Marc, un copain d’école. Si tu voyais comme il est débrouillard. Il y a aussi Nicolas, le fils du fermier, chez qui je me rends de temps à autre.Il lui parle avec tant de conviction qu’il obtient l’au-torisation maternelle.Maintenant qu’il est chez les scouts, ce n’est pas le moment de jouer au visage pâle. D’ailleurs, il a prévenu Marc - dans la troupe, il est le seul à ne pas l’appeler Bouboule - il montrera à tous son sa-voir-faire. Il est persuadé que son ascension chez les scouts partira du moment où il pourra démontrer qu’il est utile à la patrouille. Il court chercher sa cuillère. Quand il revient, le bénédicité6 se termine. Inquiet, il regarde en direction de l’aumônier. Il voit dans le regard de ce père missionnaire qu’il est par-donné.Il saisit son gobelet en alu et le tend vers Raymond. 6 Bénédicité : prière que l’on fait avant de prendre le repas.

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Ensuite, la cuillère plantée dans le porridge il dé-clare :- Divin, quel parfum subtil ! Puis, après avoir goûté, il ajoute : - J’en reprendrais bien un peu ! Amusé, son copain le regarde en souriant.Le petit déjeuner terminé, chaque patrouille rejoint rapidement son coin. Les instructions de Francis sont claires : la plupart des installations doivent être terminées pour lundi soir car il faut aussi penser au mât des couleurs, au portique d’entrée du campe-ment, à l’autel, à reboucher les ornières du Sentier du Diable. Didier rassemble son équipe pour un conseil de pat. C’est une coutume chez les scouts, toutes les décisions sont prises en commun. Il pro-pose :- On commence par la salle à manger. Qu’en pen-sez-vous ?- Le coin cuisine est aussi important, rétorque Ar-naud, pressé de mettre ses recettes culinaires en pra-tique.Didier dévisage ce garçon, perpétuellement re-muant, aux cheveux tirant sur le blond et aux traits fins soulignés par un sourire quasi permanent – sauf quand il est habité par la susceptibilité ! Mis à part cela, Arnaud est un garçon agréable à fréquenter. Passionné de cuisine, chez lui, il n’hésite pas à concocter de bons petits plats pour sa mère. Même revêtu de l’uniforme scout, il est élégant. Ce goût raffiné, il le tient de sa mère qui sait s’habiller bien

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que ses vêtements soient toujours d’une grande sim-plicité.Cette passion pour la restauration alliée à un style de gentleman le conduira certainement vers une école hôtelière.- On ne peut tout entreprendre en même temps, pré-cise le C.P.Arnaud s’accroche à son idée, pas question de man-ger des pâtes plusieurs jours de suite. Déjà qu’il y a le porridge du matin ! Non, il est temps de penser à différents menus… De manger correctement, quoi ! Se tournant vers son copain, il propose :- On s’en occupe à deux ! T’es d’accord ?- Pour moi, c’est OK !- Si tout le monde est d’accord, c’est OK pour moi, conclut Didier. Une dernière chose, prenez le bois aux emplacements autorisés par le garde-forestier.Regardant chacun d’un mouvement circulaire de la tête, il ajoute :- Plus de questions ?- Si, moi, j’en ai une !Les novices regardent Jean avec étonnement. Jusqu’ici, il n’a rien dit et voilà qu’il se manifeste quand le conseil se termine.- On t’écoute Jean.- Vous avez tout simplement oublié que les lon-gueurs des bois proposés par le garde-forestier ne permettent pas de construire une table assez grande pour huit.- Comment tu sais çà, s’étonne Bouboule !

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- Il suffisait d’aller jeter un oeil aux stères avant de se réunir !Bouboule accuse le coup.- C’est malin çà, Monsieur ! Tu ne pouvais pas le dire avant ?Didier sourit. Il aurait dû se méfier, ce n’est pas la première fois que Jean lui fait le coup. Le plus ter-rible, c’est que souvent il a raison. Parfois, sa pas-sion du détail le rend insupportable.Un sourire forcé plisse le visage de Jean. Une fois encore, il triomphe. Il adore ça. Pour lui c’est une drogue et cela depuis le jour où il n’a plus accepté sa musculature longue et fine. Pourtant, doté d’un souffle remarquable, il est imbattable dans les par-cours du risque. Mais, comme beaucoup de garçons de son âge, il ne rêve que de cuisses puissantes, de mollets aux muscles saillants. C’est devenu son ob-session.Ce corps en excellente forme lui fait honte quand il est en culotte courte. De là est née une volonté de toujours vouloir se surpasser. Il déteste l’aumônier quand celui-ci déclare à la fin d’une épreuve :- Jean n’a aucun mérite à finir premier, c’est la na-ture qu’il faut féliciter. Il aurait dû comprendre l’allusion du Père. Difficile d’expliquer à un jeune garçon qu’un corps sain est un bienfait de Dieu !Jean relâche son sourire, prend un air de circons-tance et demande :- On a combien de bâches pour servir de toit à la

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construction ?- Une seule ! répond Bouboule qui est responsable de tout ce qui est abri. - Alors, on n’a pas le choix, il faut construire deux tables de quatre et les assembler.C’est d’une simplicité déconcertante mais suffi-sante pour que Jean jubile. Tout ayant été dit, Didier coupe court aux discussions.- Je propose que Philippe, Jacques et Etienne construisent la première table et son banc, Jean, Ni-colas et moi-même la seconde. Quant à Arnaud et Bouboule, ils s’occupent de la cuisine. Est-ce que cette fois c’est OK pour tous ?Chacun parait satisfait, sauf Etienne. Se penchant vers Jacques, il lui murmure à l’oreille :- Je n’ai pas vu de clous ni de vis : comment fait-on pour assembler ?- Avec des brêlages7, novice. A la 10ème Tourcoing on ne construit qu’avec de la ficelle, ancienne si possible.- Ah ! Et ça tient ? - Attends de voir. - Le conseil de pat est terminé, annonce Didier. Une dernière chose : je propose que l’on prenne la crapa-huteuse pour limiter le nombre de voyages. Quelques minutes plus tard, huit garçons bien déci-dés prennent la direction des stères de bois.Francis contemple cette clairière qui ressemble à une fourmilière. Il est de bonne humeur, ses dix 7 Le brêlage est un nœud d’ouvrage. Il doit être bien souqué : les spires bien jointives, les tours bien serrés.

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années de scoutisme n’ont en rien altéré sa joie de participer à un camp d’été. Satisfait, il s’adresse à ses assistants :- Quelle ambiance ! A cette allure tout sera terminé pour demain. Qu’en pensez-vous ?- C’est parti pour, répond Denis. De taille moyenne, le devant du crâne déjà dégarni, ce deuxième assistant dont personne ne sait d’où il vient, ressemble plus à un clergyman qu’à un scout. Il se mêle de tout et accompagne toujours ses dires de grands gestes de persuasion. Cette allure de pré-dicateur lui a valu, dès son arrivée, le surnom de « Père Denis », surnom qu’il assume avec beaucoup de talent.- Il faudra pourtant les arrêter pour qu’ils fassent les courses et la bouffe, précise Franck.- Si nous y allions ? propose Francis.- Pourquoi pas ! Laissons le camp à mon supérieur, renchérit Denis. Un sourire complice illumine son visage. - OK ! dit Francis amusé, je demande à Raymond de récupérer la crapahuteuse.Raymond repère la charrette près des stères de bois. Il s’en approche. Apercevant Jean et Bouboule, oc-cupés à la charger, il s’arrête.- Aie ! Aie ! C’est le moment d’être diplomate !Pour Raymond, c’est son premier camp avec la 10ème Tourcoing. Employé de maison chez un indus-triel du textile de la région du Nord, il a pris ses vacances. Chauffeur et homme à tout faire, il a, au

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cours de ses nombreuses années de service, appris à s’adapter aux caractères les plus difficiles. De forte corpulence, il aurait pu être garde du corps. C’est en pédagogue qu’il s’adresse à Jean :- Puis-je emprunter la voiture de Monsieur pour descendre au village ?Étonné, Jean s’arrête de charger et dévisage son in-terlocuteur. Le sourire qu’il rencontre, peut-être la carrure, lui ôtent toute velléité de résistance. Il entre dans le jeu.- C’est une demande officielle, mon cher Raymond ?Encouragé, l’intendant renchérit :- C’est ce qui a été convenu entre Monsieur Francis et Monsieur Didier.- Ah ! Alors, elle est à vous, mon cher Ami ! Atten-dez quand-même que mon serviteur et moi-même terminions la livraison de Monsieur Didier.Ils éclatent de rire et partent livrer le chargement.Quand ils sont assez loin, Bouboule ne peut s’em-pêcher de dire :- Il cause bien ce « Môssieur » Raymond !Ils s’empressent de mettre Didier au courant de la demande de Raymond et surtout de la manière avec laquelle il s’est exprimé.- Il travaille dans une maison « chic8 », précise ce-lui-ci.- Ah! Pour qui connaît Bouboule, ce n’est pas un « ah ! » de surprise mais plutôt un : « Attendez de voir ce que je mijote ! ». Après le père Gérard, voilà que 8 On appelait maison chic, la demeure d’un industriel du textile.

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Bouboule a, lui aussi, sa petite idée. Didier a fait la connaissance de Raymond lors d’un camp pédagogique réservé aux C.P. du district de Tourcoing. Par son exposé, basé sur une expérience de la vie, celui-ci a beaucoup intéressé son audi-toire. Depuis, Didier le considère comme un vrai pédagogue.

Nos responsables s’apprêtent à emprunter le Sentier du Diable quand ils sont invités à s’arrêter.- Attendez une minute, lance Arnaud tout essoufflé ! Qu’est-ce que vous avez prévu au menu de ce soir ?Venant d’un novice, la question surprend. Arnaud ne leur laisse pas le temps de la réponse. Excité, il poursuit :- Je vous propose une carbonade flamande. Qu’en pensez-vous ?Tous les quatre ont un regard interrogatif. Francis, intéressé par l’audace de ce novice mais aussi par la perspective d’un bon repas, rompt cet étonnement collectif. Il lui demande :- Quels sont les ingrédients dont tu as besoin ?- Des morceaux de bœuf (200 gr par personne), de la bière (1 litre pour 6), des oignons, du poivre, du sel, du beurre, de la muscade, de la moutarde.- Deux cents grammes par personne ? C’est tout ! s’exclame Franck, sceptique quant au menu proposé et surtout inquiet pour son coût. Puis, il ajoute : - Et qui mijotera pareil festin ?

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- La patrouille des Castors, répond Arnaud avec fierté. Bien sûr, il faut que les autres patrouilles s’occupent de la cuisson des pommes de terre, ap-portent le bois pour le feu, on ne peut pas tout faire. Quant aux deux cents grammes, il faut savoir que cuit dans une casserole, le morceau de bœuf se res-treint fortement. Séduit par ces connaissances culinaires, Francis donne son accord. Il se tourne vers l’intendant :- A toi de gérer cette dépense non prévue !Dans son métier, habitué à recevoir, certains soirs, les confidences des grands du textile, à décoder leurs messages de détresse quand les affaires tour-nent mal, Raymond a acquis une pédagogie basée sur l’écoute et l’observation. C’est cette observation attentive pour les êtres l’entourant qui, rapidement, l’a amené à considérer Jean comme un garçon inté-ressant. Une journée lui a suffi pour comprendre ses problèmes. Aujourd’hui, il découvre Arnaud. Il attend qu’ils se soient éloignés suffisamment pour déclarer :- J’ai l’impression qu’Arnaud vient de se lancer un sacré défi !- Je le pense aussi, répond Francis. Cela confirme les dires de sa mère, que j’ai rencontrée quelques jours avant le départ.- Il faut tout faire pour que cela réussisse. Avez-vous remarqué qu’il a dit : la patrouille des Castors s’en charge et non : « Je » vais le faire, poursuivit Raymond.

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Et d’ajouter :- Quand j’ai adhéré au scoutisme, on s’est dépêché de me faire comprendre que le patrouillard est au service de la patrouille ! - Exact. Il est tout l’inverse de Jean, mais ils sont aussi intéressants l’un que l’autre. Dommage qu’Ar-naud soit nouveau dans la troupe, il aurait pu faire sa promesse pendant ce camp.- Toujours en me référant à mes années de scou-tisme, la promesse est un engagement, pas une fin, s’empresse d’ajouter Raymond.- Tu te souviens bien, félicitations. Après tout, pour-quoi pas !Francis regarde longuement Raymond. Il découvre que celui-ci n’est pas n’importe qui. Il tachera de ne pas l’oublier.- Au fait, il faut que je vous parle de mon plan. Pendant toute la descente, il parle de son idée. Mais, que peut-il donc se tramer dans ce Sentier du Diable ?

** *

Les scouts travaillent jusqu’au soir avec ardeur. La perspective d’un bon repas leur donne du cœur à l’ouvrage. Ils ne sont pas déçus, le dîner est à la hauteur de leurs espoirs. Une réussite que chacun s’empresse de louer.- C’est délicieux, dit Bouboule à son ami, avec de la

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fierté dans la voix.- Dis donc, je vois que tu deviens un vrai gastro-nome ! Arnaud n’est pas peu fier de lui renvoyer sa réplique du matin. Enthousiasmés, eux aussi, les chefs improvisent une veillée et, pendant que les scouts font la vaisselle, ils allument un grand feu au milieu de la clairière.- N’oubliez pas de prendre votre couvrante, lance Didier aux deux novices.- La couverture9, dit Etienne tout surpris ! T’as pas vu le feu d’enfer allumé par les chefs !- T’es vraiment un novice ! Quand tu sentiras le froid tomber sur tes épaules, tu comprendras. C’est la voix de Jacques. Mine de rien, il veille sur lui car il est chargé de le préparer à la promesse afin d’obte-nir l’épreuve « Esprit scout » du programme de 1ère classe et, donc ne le quitte pas des yeux. Philippe, lui, s’occupe d’Arnaud. Ainsi en a décidé Didier.Les flammes hésitent un instant puis montent à l’as-saut du ciel, éclairant la clairière toute entière. Par-fois, quand certaines vacillent, semblant chercher un nouvel élan, des ombres inquiétantes et furtives se déplacent en tous sens.Autour du feu qui crépite et trouble cette douce nuit de juillet, les scouts, recouverts de leurs couver-tures, se sont assis en tailleur. Vus de loin, coiffés de leur foulard de totem10, les plus anciens ressemblent à des indiens en train de palabrer. Dans les groupes

9 A cette époque, rares étaient ceux qui possédaient un sac de couchage.10 Foulard de couleur rouge sur lequel était dessiné l’animal de to-tem.

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qui se sont formés par affinité, les discussions vont bon train et chacun d’évoquer, avec plus ou moins de talent, voire d’exagération, les péripéties de la journée. Bien sûr, les installations sont au centre des débats. C’est à celui qui a réalisé les plus grandes prouesses.De ses doigts agiles, Franck fait vibrer les cordes de sa guitare. Aussitôt des chants joyeux s’élèvent dans la nuit. A l’inverse de Denis, il est plutôt du genre hippie. Un genre qui plait. Plus tard, quand Hugues Aufray débutera sa carrière, la guitare de-viendra l’instrument incontournable des veillées.Aux chants succèdent les traditionnelles saynètes qui racontent les péripéties de la journée. Ainsi, Bouboule et Jean font un numéro remarqué. Jean a transformé son chapeau scout en chapeau melon. Quant à Bouboule, il a emprunté le béret de l’au-mônier et, tel Bourvil, se l’est enfoncé jusqu’aux oreilles. Mégot aux lèvres (évidemment, il est faux car on ne fume pas au camp), chaussettes remontées sur le bas de son survêtement, il pousse la crapahu-teuse autour du feu. Quand il arrive à la hauteur de Jean, celui-ci l’interpelle :- Bonjour mon brave, vous avez là une belle voi-ture !- J’te l’fais pas dire, mon gars.- Pouvez-vous, je vous prie, m’emmener en ville ?Bouboule enlève son mégot et crache à terre.- Si tu veux mon gars.- Cessez de m’appeler mon gars, c’est agaçant à la

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fin, dites plutôt Monsieur Jean. Et vous, comment vous appelez-vous ?- Moi, c’est le gars Raymond, qu’on m’appelle !Fou rire chez les Castors, en demi-teinte chez Ray-mond.- Où faut’y que j’te conduise, Môssieur Jean ?- Au village mon brave.- Au village ? Çà jamais ! Y’est pas question d’em-prunter le Sentier du Diable. Et puis, j’veux pas cas-ser la tire à Martin.Cette fois, la réplique déclenche l’hilarité générale.- Raymond, je vous donne cinq mille francs11.- Alors là ! Tope là mon gars… euh ! Monsieur Jean.Avec déférence, Bouboule installe Jean dans la charrette, les jambes pendantes, puis l’emmène vers le feu.- Oh ! Attention, où me conduisez-vous, Raymond ?- Hé, hé ! En enfer, Môssieur Jean, en enfer ! Bouboule fait semblant de jeter Jean dans le feu. Ce dernier se relève prestement, saisit la main de Bouboule et, à la manière d’acteurs chevronnés, ils saluent l’assemblée. Les applaudissements sont nourris, la troupe a apprécié leur prestation. Même Raymond est enchanté.Ce qui fait la beauté de cette saynète, c’est cette ex-traordinaire capacité à créer dont ont fait preuve nos deux jeunes. Ce qui fait dire à Francis :- Travaillez-moi ce numéro, j’aimerais que vous le présentiez quand nous inviterons les gens du village.- C’est quoi, cette invitation ? demande Etienne, 11 500 francs avant le passage à l’Euro.

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grand amateur de théâtre.- C’est une tradition. A la fin de chaque camp d’été, on invite le curé, le maire et la population, lui ex-plique Jacques.- Ah ! Alors, il y aura des répétitions, dit Etienne de plus en plus intéressé.- Exact ! Enfin, pas trop quand même. Tu verras, on ne s’ennuie pas ! Le visage d’Etienne s’illumine, cette perspective de saynète devant un public inconnu lui plait.Quand le feu rougit, Francis décide qu’il est l’heure de se coucher et il invite les scouts à la prière. La veillée, événement majeur de la vie de camp est ter-minée.Aussitôt la nuit retrouve son calme afin que la prière de ces jeunes puisse monter vers les cieux. Puis, en silence, ils rejoignent les tentes. Bizarrement, une étoile filante traverse le ciel, le scintillement des points lumineux augmente, le campement s’endort.