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Chapitre 2 Analyses théoriques comportementales de la motivation au travail 67

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Chapitre 2

Analyses théoriquescomportementales de lamotivation au travail

67

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2. Analyses théoriques comportementales de la motivation au travail. 68

Introduction

Le chapitre précédent à permis de mettre à jour un certain nombre de faits styli-

sés dont les outils usuels d’analyse économique ne permettent pas de rendre compte.

Il est apparu que les OTpT1 permettaient des gains en performance (quantitatifs et

qualitatifs) par des voies qui semblent remettre en cause les présupposés comporte-

mentaux des analyses économiques usuelles. En termes théoriques, il peut s’avérer

pro…table aux employeurs de privilégier des contrats incomplets dans des contextes

informationnels et contractuels pourtant propices à l’instauration de schémas inci-

tatifs rigoureux. Du point de vue usuel, de tels cas induisent des niveaux d’e¤ort

juste égaux au minimum exécutoire par l’employeur : les faits suggèrent pourtant

que l’e¤ort dispensé est rarement à ce niveau minimal. Quelle explication théorique

peut-on proposer à un e¤ort excédant ce que l’employeur peut imposer ? Comment

peut-il être pro…table de modérer la rigueur des incitations accompagnant une rela-

tion d’emploi ?

Concernant la relation des agents à l’e¤ort, les analyses usuelles s’appuie sur deux

hypothèses : (a) l’e¤ort est associé à une utilité marginale négative pour tout niveau

d’activité ; (b) la désutilité marginale associée à chaque niveau d’e¤ort est exogène.

Pourtant, comme le notent Falk et Fehr (2002), les gens tirent souvent satisfaction

de la réalisation même de certaines tâches. Ainsi, l’hypothèse (a) empêche-t-elle de

comprendre les niveaux auxquels ces tâches sont exécutées, tandis que l’hypothèse

(b) conduit à ignorer les déterminants potentiels de la désutilité de l’e¤ort, ce qui

est un problème en particulier si ces déterminants sont susceptibles d’être manipulés

par les acteurs.

La contribution théorique des approches comportementales de la relation d’em-

ploi peut être appréhendée comme une remise en cause de ces hypothèses. Outre

les réponses que cela permet aux questions posées par l’e¢cacité des OTpT, cela

débouche notamment sur une reconsidération du rôle du salaire. Pour l’essentiel,

les analyses théoriques présentées ici font en ce sens directement écho aux résultats

empiriques précédemment exposés.

1Organisations du travail post-taylorisme.

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2. Analyses théoriques comportementales de la motivation au travail. 69

Ce chapitre se compose de trois section. La première est consacrée aux analyses

microéconomiques comportementales de la motivation au travail. Partant de la no-

tion de motivation intrinsèque, il s’agit de rechercher un jeu d’hypothèses élémen-

taires susceptible d’expliquer les comportements individuels au travail. La deuxième

section porte sur les travaux théoriques prenant pour point de départ les résul-

tats de la psychologie sociale. Il s’agit de mettre ces résultats à contribution pour

rendre compte de problèmes (macro-)économiques. Dans le prolongement de ces

travaux, nous isolons les contributions récentes d’Akerlof et Kranton : leur projet

est d’introduire la notion d’identité comme outil d’analyse économique. Les articles

correspondant inspirent directement le modèle du chapitre 3 d’où le compte rendu

détaillé que nous en proposons.

1 Les analyses microéconomiques comportemen-tales de la motivation au travail

La microéconomie comportementale cherche à expliquer les conduites à partir

d’hypothèses psychologiques élémentaires. Ces hypothèses doivent être les plus fon-

damentale possible (la recherche du plaisir et l’évitement de la peine, l’aversion à

l’égard du risque, l’addiction...). Le résultat de l’analyse est l’explication des com-

portements comme situations d’équilibre.

Nous laissons de côté dans la suite les analyses théoriques de la réciprocité -

Rabin (1993) - pour centrer notre attention sur d’autres déterminants, moins cir-

constanciels, de la désutilité de l’e¤ort. L’essentiel des travaux présentés ci-dessous

s’articulent autour de la notion de motivation intrinsèque. Commençons par préciser

quelques points sur cette notion.

1.1 La motivation intrinsèque et le problème de son évictionpar les incitations salariales

Les travaux rassemblés dans Frey (1997) posent les bases de l’analyse d’un pro-

blème longtemps négligé par l’analyse microéconomique. Fournir des incitations ma-

térielles à l’exécution d’une tâche peut nuire à la motivation initiale du travailleur.

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2. Analyses théoriques comportementales de la motivation au travail. 70

Cette possibilité renvoie à une vaste littérature en psychologie évoquant des situa-

tions où des incitations extrinsèques évincent la motivation intrinsèque développée

par les sujets dans l’exécution de certaines tâches. Kreps (1997) souligne que cela

devrait s’appliquer essentiellement aux employés présentant initialement de hauts

niveaux de motivation intrinsèque, lorsque la …erté associée à l’emploi est grande et

l’emploi intéressant.

Qu’entend-t-on par motivation intrinsèque ? Selon Kreps, du point de vue de

l’analyse économique, deux réactions sont possibles face à cette question. La pre-

mière consiste à estimer que ce que l’on appelle motivation intrinsèque n’est que la

réponse des travailleurs à des motivations extrinsèques di¤uses : crainte de perdre

son emploi, pressions du groupe, désir de l’estime de ses pairs - Bernheim (1994)2.

La seconde consiste à remettre en cause l’hypothèse d’une utilité marginale de l’ef-

fort structurellement négative - revenir sur l’hypothèse (a) - comme le recommande

Baron (1988)3 ou Frey (1997). Kreps n’exclue pas que les travailleurs puissent tirer

une …erté su¢sante de l’exercice de leur emploi pour qu’un surcroît d’e¤ort génère

un gain d’utilité : Comment et pourquoi cela peut-il survenir ? Tenter de répondre

à cette question autorise-t-il à explorer les fonctions d’utilité des travailleurs ? Nos

objectifs sont ici : d’exposer les "meilleures réponses" accessibles à l’analyse usuelle

d’une part, de discuter l’opportunité d’une remise en cause d’une désutilité de l’e¤ort

strictement négative d’autre part.

1.1.1 Approche usuelle

Kreps (1997) montre que l’approche usuelle n’est pas impuissante face au pro-

blème de l’éviction de la motivation intrinsèque. Le tout est de convenir que des

incitations vagues préexistent, autrement dit... qu’il n’existe pas, à proprement par-

ler, de motivation intrinsèque. Enumérons les éléments d’explication avancés par

Kreps. Nous avons déjà évoqué le cas d’emplois à tâches multiples : l’instauration

d’incitations nouvelles peut produire une allocation ine¢cace de l’e¤ort des em-

2Bernheim, D.B. (1994). "A Theory of Conformity." Journal of Political Economy, 102(5), pp.841-77.

3Baron, J.N. (1988). "The employment relation as a social relation." Journal of Japanese andInternational Economies, 2, pp. 492-525.

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2. Analyses théoriques comportementales de la motivation au travail. 71

ployés entre les tâches. Une deuxième explication place l’employé dans une situation

simple (une seule tâche et un e¤ort observable) et mobilise son aversion à l’égard

du risque. En l’absence de règles claires, un tel employé peut être amené à prévenir

le risque de licenciement en produisant un "sur-e¤ort". Lorsqu’une exigence d’e¤ort

est clairement énoncée, il lui su¢t d’en produire juste le niveau requis. Une troisième

explication fait intervenir un e¤et de sélection. Supposons que certains travailleurs

valorisent l’autonomie plus que d’autres (ces derniers privilégiant des récompenses

matérielles fortes) et que certaines compétences soient corrélées avec le goût pour

l’autonomie. La mise en place d’un dispositif fondé sur de fortes incitations (re-

streignant l’autonomie) induit une disparition progressive des employés du premier

type... et de leurs compétences ! D’où un recul de la performance collective. En…n,

une quatrième explication invoque un e¤et de signal. Les employeurs veulent donner

à penser qu’ils aspirent à une relation d’emploi durable. Ils se signalent en proposant

des dispositifs incitatifs inabordables pour une entreprise susceptible de se déloca-

liser à tout moment. Le fait de passer brutalement à des incitations matérielles de

court terme signale aux employés un changement d’intention et peut les déterminer

à modérer leur e¤ort.

1.1.2 Faut-il reconsidérer la forme de la relation entre utilité et e¤ort ?

Si les explications précédentes peuvent e¤ectivement rendre compte d’e¤ets per-

vers associés à l’instauration d’incitations, elles ne peuvent pas prétendre rendre jus-

tice aux observations des psychologues telles que les décrivent Fehr et Falk (2002).

Les expériences menées placent les sujets dans des situations qui n’ont rien à voir

avec les con…gurations (permettant un e¤et pervers des incitations) énumérées par

Kreps. Cela étant, quel écho l’analyse économique peut, doit-elle faire à cette litté-

rature psychologique ? Doit-on conclure à la nécessité de réévaluer le rôle de l’e¤ort

dans la fonction d’utilité individuelle ? Comme l’indiquent Fehr et Falk (2002), main-

tenir l’hypothèse d’une désutilité de l’e¤ort n’est pas nécessairement préjudiciable.

Si le questionnement ne porte que sur des variations d’e¤ort suite à un change-

ment dans les incitations, l’hypothèse d’une désutilité de l’e¤ort pour tout niveau

d’activité peut être sans conséquence : l’existence de rémunérations positives atteste

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2. Analyses théoriques comportementales de la motivation au travail. 72

du fait que l’utilité marginale de l’e¤ort est bien négative à l’optimum individuel4.

Cependant, cet argument su¢t à condition que la désutilité de l’e¤ort reste exogène

(au regard de la relation d’emploi) en particulier qu’elle ne varie pas lors d’un chan-

gement du schéma incitatif. Si tel n’est pas le cas, le cadre standard ne parvient

plus à fournir des prédictions correctes. Or c’est précisément la piste de l’endogé-

néisation de l’utilité marginale de l’e¤ort que suggère le constat de l’éviction de la

motivation intrinsèque. Formellement, les considérations précédentes signi…ent bien

que des incitations pécuniaires peuvent changer la désutilité associée au travail. Cela

conduit Kreps (1997) à recommander de prendre au sérieux les problèmes d’inter-

férence entre motivation intrinsèque et incitations. Evoquant des pistes susceptibles

d’aider à comprendre ces interférences et leurs possibles conséquences, il note

The results are likely to be messy. They will involve activities un-

familiar to economics (e.g., theories of how preferences are formed and

reformed). But messy or not, they are important and must be pursued.

Les travaux que nous évoquons à présent illustrent les tentatives de l’approche

comportementale pour répondre à cette recommandation de Kreps.

1.2 Pistes cognitives d’analyse de la relation d’emploi

Nous abordons à présent des analyses microéconomiques comportementales.

1.2.1 Con…ance en soi et motivation à l’e¤ort

Bénabou et Tirole (2004a) proposent un modèle portant un nouvel éclairage sur

l’impact d’une prime de performance, d’une supervision étroite ou d’une délégation

du contrôle productif sur le moral et la productivité d’un employé. Leur analyse

repose sur trois prémisses. La première est que les gens ont une connaissance im-

parfaite de leur capacité à accomplir certaines tâches (connaissance de soi limitée).

Il s’agit donc d’étudier la prise de décision d’un agent confronté à une incertitude

quant à la valeur d’une variable a¤ectant le rendement des di¤érentes activités qui

se présentent (cette variable peut être son talent, le degré d’agrément d’une tâche,

4Voir aussi Lazear (2000).

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2. Analyses théoriques comportementales de la motivation au travail. 73

la facilité avec laquelle elle peut être exécutée...). La seconde prémisse est qu’ils

traitent rationnellement l’information qui leur parvient : tout signal informatif sur

la variable inconnue est incorporé (les croyances étant révisées selon la règle de

Bayes). La troisième prémisse est que la connaissance de soi d’un individu donné

importe dans la mesure où capacité et e¤ort sont des facteurs de performance com-

plémentaires : cet individu ne se lance dans une activité que s’il a une con…ance en

soi su¢sante i.e. s’il attribue au succès une probabilité su¢sante. La conséquence de

cette complémentarité est que les gens dont les paiements dépendent des actions de

l’individu en question ont intérêt à manipuler les informations susceptibles d’in‡uen-

cer sa con…ance en soi. Bénabou et Tirole considèrent donc le rôle d’un principal

soucieux des actions d’un agent.

Agent et Principal disposent chacun d’informations privées : par exemple, l’agent

connaît sa capacité à accomplir les tâches auxquelles il a été confronté par le passé

tandis que le principal connaît les qualités requises par une tâche spéci…que que n’a

jamais accompli l’agent. Le point important est que le principal peut disposer d’une

information privée quant à la capacité de l’agent à réaliser une tâche spéci…que.

Bénabou et Tirole analysent les conséquences de ce type d’information privée.

1.2.1.1 Stratégies de gestion de la connaissance de soi des travailleurs.

Commençons par présenter l’idée générale. Le principal dispose d’une information

privée sur un paramètre !, la capacité d’un agent à accomplir une tâche. Il ignore

en revanche la perception qu’en a cet agent, autrement dit, il ignore la motivation

intrinsèque de l’agent. Elle résulte de l’observation d’un signal " (inobservable par

le principal) corrélé5 avec !. En conséquence, l’incitation # proposée par le princi-

pal renseigne l’agent sur !. Si l’on note !̂ ("$ #) la croyance a posteriori de l’agent

sur sa capacité à accomplir la tâche, le principal, connaissant la distribution condi-

tionnelle de ", maximise %! (& ('¤ (#$ !̂ ("$ #)) $ #)j!) où & (() représente sa fonction

de paiement. A supposer qu’il existe une solution intérieure, l’incitation optimale

5La séquence des décisions est donc la suivante : le principal choisit d’instaurer une incitation! ; l’agent, observant ! et un signal ", choisit une action #.

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2. Analyses théoriques comportementales de la motivation au travail. 74

satisfait

%!

µ)&

)'¤)'¤

)#+)&

)'¤)'¤

)!̂

)!̂

)#+)&

)#

¯̄̄̄!

¶= 0

Relativement au cas standard, l’apparition du terme "#"$¤

"$¤"%̂

"%̂"&

re‡ète la nécessité

pour le principal de gérer soigneusement la connaissance des employés sur leurs

capacités. Considérons à présent deux applications de cette idée.

1.2.1.2 La con…ance en soi. L’agent choisit d’accomplir un e¤ort contribuant

au succès d’un projet ou non. Accomplir l’e¤ort lui fait subir une désutilité * + 0.

Si le projet est couronné de succès, l’agent obtient un gain , + 0, tandis que le

principal obtient - + 0. Si le projet échoue chacun obtient 0. Le succès du projet

suppose un e¤ort de la part de l’agent mais cet e¤ort n’est pas su¢sant. Si l’e¤ort

est réalisé, la probabilité de succès est ! 2 [0$ 1]. Le principal est supposé connaître

!. L’agent sait que la loi de ! est dé…nie par la fonction de répartition . (() et

la fonction de densité / ((). Il connaît également la distribution conditionnelle du

signal " : 0 ( (j!) et 1 ( (j!) représentent les fonctions de répartition et de densité

de " conditionnellement à !. Un " plus élevé correspond à une "bonne nouvelle"

i.e. % (!j"$ 2), l’espérance conditionnelle de ! est croissante en " quelle que soit

l’information 2 dont dispose initialement l’agent. On suppose encore la monotonie

du ratio de vraisemblance : pour tout "1 et "2 tels que "1 + "2,'(!1j%)'(!2j%)

est croissant

en !.

Pour inciter l’agent à accomplir l’e¤ort, le principal peut promettre une prime

de performance # en cas de succès du projet. Cette prime s’ajoute à , , et se re-

tranche de - . Si l’agent connaissait la probabilité de succès du projet, sa règle

de décision serait d’accomplir l’e¤ort si et seulement ! (, + #) ¸ * et la prime #

ne pourrait qu’accroître sa motivation à l’accomplir. Mais l’agent n’observe que "

et #. Sa con…ance en soi est donc !̂ ("$ #) ´ % (!j"$ #) et il accomplit l’e¤ort si

!̂ ("$ #) (, + #) ¸ *. Les hypothèses posées garantissent l’existence d’un signal seuil

"¤ (#) tel que

!̂ ("$ #) ¸ *

, + #, " ¸ "¤ (#)

L’espérance de gain du principal, lorsqu’il promet # et qu’il observe ! est donc

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2. Analyses théoriques comportementales de la motivation au travail. 75

! (1 ¡0 ("¤ (#)j!)) (- ¡ #). Il choisit # de façon à maximiser cette espérance.

Notons B l’ensemble des primes d’équilibre : # 2 B , # est une prime d’équilibre

pour une valeur donnée de !. Si #1$ #2 2 B et #1 3 #2 alors "¤ (#1) + "¤ (#2). En

e¤et, si "¤ (#1) était inférieur à "¤ (#2) le principal pourrait, indépendamment de

son information privée sur !, accroître la vraisemblance de l’e¤ort tout en rédui-

sant la prime : #2 ne serait alors pas un équilibre. En conséquence, une prime plus

élevée est une mauvaise nouvelle pour l’agent : si les primes #1 et #2 sont o¤ertes

lorsque le principal évalue des probabilités de succès à !1 et !2 + !1 respectivement,

nécessairement, #1 · #2.

Intuitivement, le fait que le principal propose une prime élevée trahit sa crainte

que l’agent reçoive un signal défavorable. C’est donc que le principal observe un

! faible. L’agent interprète un signal donné avec moins d’optimisme lorsqu’on lui

propose une forte prime.

1.2.1.3 La motivation intrinsèque. La littérature sur la motivation intrin-

sèque fait apparemment intervenir un argument di¤érent. Le même modèle permet

en fait d’expliquer la possibilité qu’un bonus évince une motivation intrinsèque. Pour

le voir, supposons que le principal dispose d’une information privée sur l’attrait de

la tâche à accomplir plutôt que sur la probabilité de succès. L’information sur ! est

donc désormais symétrique. En revanche, le principal est seul à observer *, l’agent

ne reçevant qu’un signal " distribué selon la fonction de répartition conditionnelle

0 ("j*) (le signal " porte désormais sur *). Cette fonction est supposée véri…er les

mêmes hypothèses que précédemment. Une tâche attrayante se caractérise par un

faible * ; un " élevé signale donc une tâche plus attrayante. La fonction objectif du

principal devient ! (1 ¡0 ("¤ (#)j*)) (- ¡ #) et l’agent ne réalise l’e¤ort que si et

seulement si ! (, + #) ¸ *̂ ("$ #).

Un raisonnement semblable en tous points au précédent montre que des récom-

penses plus élevées sont, à l’équilibre, associées à des tâches moins attrayantes : une

prime réduit donc la motivation intrinsèque.

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2. Analyses théoriques comportementales de la motivation au travail. 76

1.2.2 Une version cognitive du moral au travail

Comme le soutient Bewley (1999), le moral est une source de motivation in-

trinsèque. Fang et Moscarini (2003) assimilent le moral des employés à la con…ance

qu’ils ont dans la capacité de leur e¤ort à accroître le niveau de production. Le

moral d’un employé est bon quand il estime que son e¤ort (coûteux) a un impact

important sur le produit, sinon, l’employé est démoralisé. Un principal (une …rme)

embauche plusieurs agents (employés). La contribution productive de chaque agent

ne dépend que de son propre e¤ort et de sa propre habileté. L’e¤ort ne peut être

rendu exécutoire par contrat. L’habileté de chaque agent est incertaine. Le princi-

pal dispose d’une évaluation (information privée) de l’habileté de chacun ; chaque

agent observe l’ensemble des contrats proposés par le principal aux autres. Fang et

Moscarini (2003) considèrent l’e¤et de l’observation de son salaire relatif par chaque

agent sur l’idée qu’il se fait de sa propre habileté i.e. sur son moral. En plus de leur

rôle traditionnel dans l’allocation du surplus, les contrats jouent un rôle de signal :

ils a¤ectent l’incitation à l’e¤ort dans une double mesure. Le principal a le choix

entre appuyer sa politique salariale sur son information privée (politique salariale

di¤érenciée) ou o¤rir le même contrat à tous les agents. La di¤érenciation salariale

a deux e¤ets. D’une part un e¤et de sélection (sorting e¤ect) qui pro…te au prin-

cipal en l’autorisant à adapter au mieux ses contrats à l’habileté de chaque agent.

D’autre part, un e¤et sur le moral des agents (morale e¤ect) qui est plurivoque :

la di¤érenciation représente une mauvaise nouvelle pour les agents dont le signal

était mauvais, une bonne nouvelle pour les autres. Que l’e¤ort et l’habileté soient

facteurs substituables ou complémentaires, l’un des deux groupes révise son e¤ort

à la baisse. Ce modèle permet de rendre compte d’un fait stylisé important : la

compression des salaires. C’est parce que les travailleurs s’appuient sur l’observation

des salaires versés à leurs collègues pour inférer leur propre capacité qu’il peut être

rationnel pour l’employeur de limiter la dispersion de ces salaires.

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2. Analyses théoriques comportementales de la motivation au travail. 77

1.2.3 Estime de soi et motivation : le thème de l’auto-signalement

Bien qu’ils proposent un modèle général de comportement pro-social, nous pré-

sentons ici la contribution de Bénabou et Tirole (2004b) dans l’optique du présent

exposé, à savoir celle de la relation d’emploi et de la motivation à l’e¤ort.

Les agents considérés par Bénabou et Tirole (2004b) sont motivés par des préoc-

cupations d’estime sociale ou d’estime de soi et leurs actions ont une valeur de signal

quant à leur type exogène (âpre au gain ou consciencieux). Nous privilégions l’in-

terprétation en termes d’estime de soi qu’ils proposent de leur modèle. Les valeurs

hédoniques attribuées par un agent respectivement à sa contribution productive en

tant que telle et à son niveau de rémunération (consommation) sont données par

4$ et 4(. Produire l’e¤ort ' permet à l’agent un gain direct (4$ + 4(5) ' ¡ *(')

où 5' représente la rémunération monétaire de l’agent et * (') la désutilité de son

e¤ort. Le type d’un agent, un couple (4$$ 4(), est la réalisation d’une variable aléa-

toire prenant ses valeurs dans R2+. Cette réalisation est une information privée de

l’agent. Au moment où il reçoit ce signal et décide de son niveau d’e¤ort, l’agent

cherche à s’auto-dé…nir : "Dans quelle mesure mon activité professionnelle en tant

que telle est-elle importante pour moi ? Est-ce uniquement une a¤aire de rémuné-

ration ? Quelles sont mes valeurs en tant qu’actif ?" Le contenu du signal peut ne

pas être parfaitement accessible à l’agent par la suite (ou plutôt, il usera de sa

mémoire de la façon la plus favorable). Les actions sont plus aisément quanti…ées,

enregistrées et mémorisées que les motivations qui les ont inspirées, ce qui rend ra-

tionnel de la part d’un agent de se dé…nir partiellement par ses actions passées :

"je suis le type de personne qui agit de la sorte". Bénabou et Tirole supposent

donc que le signal initial est oublié par l’agent avec une probabilité 6 et que, par

la suite, l’agent manifeste un souci d’estime de soi, c’est à dire que son utilité est

a¤ectée par sa croyance propre quant à son type : 6 (7$% (4$j '$ 5) ¡ 7(% (4(j '$ 5)),

avec 7$ ¸ 0 et 7( ¸ 0. Le signe de 7$ et 7( traduit l’idée que les gens préfèrent

se percevoir comme étant mus par leur conscience professionnelle plutôt que par

leur âpreté au gain. Les agents choisissent donc leur e¤ort ' de façon à maximiser

(4$ + 4(5) '¡ *(') + 6 (7$% (4$j '$ 5) ¡ 7(% (4(j '$ 5)). Ce modèle o¤re une expli-

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2. Analyses théoriques comportementales de la motivation au travail. 78

cation de l’éviction de motivations intrinsèques l’élévation de 5 obstruant la volonté

des agents de s’auto-signaler leur conscience professionnelle.

Ces trois modèles proposent des réponses di¤érentes à l’endogénéité de la désu-

tilité de l’e¤ort. L’esprit des deux premiers est identique. Il peut être formulé en

termes de désutilité de l’e¤ort. Contrairement aux employeurs, les travailleurs n’ob-

servent pas parfaitement cette désutilité, ils prennent donc leur décision d’e¤ort

sur la base d’une croyance ; cette croyance est a¤ectée par les incitations salariales

mises en place par l’employeur. Il y a bien endogénéité de la (croyance sur la) désu-

tilité de l’e¤ort. Une limite de ces modèles est le caractère arti…ciel de la structure

d’information postulée : en général, un employé est plutôt mieux informé sur la désu-

tilité de son e¤ort que son employeur. Le troisième modèle incorpore une motivation

psychologique : l’estime de soi. Il montre comment les motivations d’estime de soi

peuvent orienter le comportement par la volonté des agents de s’auto-signaler leur

type. Il s’agit, en ce sens, d’un possible fondement microéconomique aux préférences

postulées par l’analyse que nous proposons au chapitre 3.

2 Les analyses théoriques de la relation d’emploiinspirées par la psychologie sociale

L’approche comportementale peut aussi consister à s’appuyer sur les résultats

expérimentaux de la psychologie pour directement expliquer les faits économiques.

Le comportement est le point de départ de l’analyse, l’enjeu est d’en tirer les consé-

quences économiques.

2.1 Une théorie comportementale du salaire d’e¢cience

En documentant la coexistence de garanties de sécurité de l’emploi et de salaires

d’e¢cience, Osterman (1994) - voir chapitre 1 - plaide pour la conception d’Akerlof

du salaire d’e¢cience. Selon Akerlof (1982), la relation d’emploi peut être partielle-

ment appréhendée comme un échange de dons entre employé et employeur. Outre

leur consommation, les employés tirent satisfaction de la conformité de leur e¤ort

à une norme prévalant au sein de la …rme, norme qui représente un e¤ort "juste".

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2. Analyses théoriques comportementales de la motivation au travail. 79

S’appuyant sur des travaux de sociologie, Akerlof fait dépendre cet "e¤ort juste" :

d’une part du salaire moyen et de la satisfaction au sein du collectif de travail,

de l’e¤ort minimal exécutoire6, qui sont des variables contrôlables par l’employeur ;

d’autre part des conditions du marché (salaires versés par les autres …rmes, taux de

chômage et niveau des indemnités de chômage pour le groupe de référence). Selon ces

conditions, élever la rémunération de ses employés au-dessus du salaire concurrentiel

peut permettre à l’employeur d’élever la norme d’e¤ort "juste" et ainsi d’obtenir un

e¤ort supérieur au minimum exécutoire. Cette explication fait fond sur l’hypothèse

d’individus ayant une propension à la réciprocité.

Akerlof et Yellen (1988, 1990) reformulent et recentrent l’analyse d’Akerlof (1982)

autour de la notion de "salaire juste". Les employés observent le salaire concurrentiel

et élaborent subjectivement un "salaire juste" à partir des salaires versés au sein de

leur groupe de référence. A quoi correspond le "salaire juste", ce niveau de rémuné-

ration activant le sens de la réciprocité prêté aux employés ? Akerlof et Yellen (1990)

proposent un modèle faisant coexister deux classes de travailleurs, la première com-

prenant des employés au salaire élevé, la seconde des employés au salaire bas. Le

mode de …xation du "salaire juste" répond au mécanisme suivant :

The low-paid group regard their wage as an average of the wages

of the high-paid group in the same …rm (who constitute part of their

reference group) and the wages they would be paid if the market clea-

red. This formulation is a compromise between theories in which mar-

ket forces completely determine fairness (in which case fair wages and

market-clearing wages would exactly coincide) and theories in which so-

ciological theories completely determine fairness (in which case the wages

of some reference group would determine the fair wage).

Ils appliquent ce modèle aux problématiques du chômage. Au-delà d’un scénario

justi…ant le versement d’un salaire d’e¢cience, ils obtiennent des prédictions inté-

ressantes quant à l’exposition relative de di¤érentes catégories de travailleurs au

6Niveau d’e¤ort qu’un mécanisme incitatif adéquat (étant données les contraintes d’observabilitéet de véri…abilité caractérisant l’emploi) permet d’obtenir de l’employé.

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2. Analyses théoriques comportementales de la motivation au travail. 80

chômage involontaire. Tandis que les travailleurs dont le salaire concurrentiel est

élevé sont rémunérés par les …rmes à ce taux, ceux dont le salaire concurrentiel est

bas tendent à béné…cier d’un salaire d’e¢cience. Evidemment, la seconde catégo-

rie rassemble les travailleurs les moins quali…és d’où leur surexposition au chômage

involontaire7.

2.2 Statut social et salaire relatif

L’analyse de Fershtman et Weiss (1993) part du constat que les individus ma-

nifestent des préoccupations de statut social et que le choix de leur activité profes-

sionnelle re‡ète cette préoccupation. De fait, comme le suggèrent plusieurs études

empiriques, il semble exister en toute société une hiérarchie sociale des emplois et

la perception de cette hiérarchie être partagée par ses membres8. Pour les sociétés

industrielles, il apparaît que le statut d’une activité professionnelle 8 dépend de

deux facteurs principaux : la rémunération moyenne ¹5) et le niveau de quali…cation

moyen ¹9) au sein de cette activité. Si :) dénote le statut social associé à l’activité

8, :) = :¡

¹5)$ ¹9)¢

où : (() est croissante en ses deux arguments. L’utilité d’un agent

occupant l’emploi 8 comporte alors deux composantes ; (5)$ :)). Fershtman et Weiss

(1993) s’intéressent aux propriétés de bien collectif du statut social associé à une

activité : l’adoption par un agent très quali…é de l’activité 8 exerce une externalité

positive sur l’ensemble des agents exerçant cette activité. Cette externalité a¤ecte

les choix de formation, la répartition des agents entre les activités et …nalement les

performances macroéconomiques.

Fershtman, Hvide et Weiss (2002) appliquent un argument semblable (préoc-

cupation de salaire relatif) à la problématique de la rémunération des dirigeants

d’entreprise. Cet argument nous semble pouvoir être appliqué plus généralement

à la rémunération des employés d’un même collectif de travail. De fait, le point

de départ de leur ré‡exion touche au problème général de la violation du principe

7Remarquons que les théories qui "désincarnent" la relation d’emploi permettent di¢cilementd’obtenir ce type d’e¤et d’aubaine explicatif. Ce modèle présente pourtant une faiblesse impor-tante : comment les employés parviennent-ils à inférer un niveau de salaire concurrentiel renduinobservable par l’application d’un salaire d’e¢cience ?

8Voir chapitre 1.

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2. Analyses théoriques comportementales de la motivation au travail. 81

d’informativité9 par les contrats observés dans les faits. Dans la mesure où les perfor-

mances d’un employé dépendent d’aléas productifs touchant l’ensemble du collectif

de travail, les employeurs devraient lui proposer une rémunération contingente aux

performances des autres travailleurs. En conséquence, une corrélation négative de-

vrait exister entre les rémunérations de di¤érents employés... ce qui est rarement le

cas dans les faits. La prise en compte de préoccupations de statut social donne les

raisons d’une corrélation positive entre ces rémunérations.

2.3 Humeur, motivation et e¤ort au travail

Bewley (1999) présente un modèle visant à intégrer des arguments de psycholo-

gie du travail. Nous en exposons une version allégée dans le contexte d’une relation

principal-agent. La contribution productive e¤ective d’un agent est une fonction de

l’intention qu’il formule < (observable) et de son humeur = : ' = ' (<$=). L’agent

n’est pas conscient du rôle de son humeur sur sa contribution productive. Suppo-

sons que ce soit également le cas du principal i.e. qu’il prenne = pour une donnée.

Si l’on note & (') ¡ 5 le surplus net du principal, considérant l’humeur de l’agent

comme un paramètre …xé à =0, il programme max*+( & (' (<$=0)) ¡ 5 sous une

contrainte de participation ; (5$ <$=0) ¸ ;1 où ;1 représente l’utilité de réserva-

tion de l’agent. Notons (51$ <1) une solution de ce programme. En réalité, Bewley

suggère qu’une réaction physiologique inconsciente ajuste l’humeur de l’agent de

façon à résoudre max, ; (51$ <1$=) en sorte que sa contribution e¤ective à la pro-

duction s’établit à ' (<1$=¤ (51$ <1)) qui n’est évidemment pas nécessairement égale

à ' (<1$=0). Un principal averti programme max*+( & (' (<$=¤ (5$ <))) ¡ 5 sous la

contrainte ; (5$ <$=¤ (5$ <)) ¸ ;1 : la contrainte de participation n’est plus néces-

sairement saturée à l’optimum! Cela explique que les employeurs ne cherchent pas

à tirer pro…t de l’atonie du marché du travail en réduisant les salaires : on observera

une rigidité des salaires à la baisse.

Voilà donc exposé ce qui nous semble représenter un aspect important du renou-

veau apporté par les approches comportementales à l’analyse de la relation d’emploi :9Ce résultat - Holstrom (1979) - énonce que toute mesure observable informative à la marge

sur le niveau d’e¤ort réalisé par l’employé doit intervenir dans le contrat de travail.

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2. Analyses théoriques comportementales de la motivation au travail. 82

l’endogénéisation de la motivation au travail. Comme nous venons de le voir, cette

analyse semble devoir passer par un réexamen des préférences individuelles dans le

cadre de la relation d’emploi.

Les travaux sont déjà nombreux qui s’autorisent l’introduction d’arguments non-

standard dans les fonctions d’utilité individuelle. Certains, examinant l’e¢cacité

de la fourniture de services publics et para-publics, considèrent directement des

agents motivés par des idéaux collectifs - Dixit (2000, 2001), Besley et Ghatak

(2003), Dewatripont, Jewitt, et Tirole (2001). Faut-il en déduire que les salariés

des secteurs publics ou associatifs manifestent des préoccupations qui leur seraient

propres, radicalement di¤érentes de celles des salariés du secteur privé ? Cela paraît

arbitraire et l’on serait plutôt tenté de s’interroger sur les déterminants, communs

à tous les actifs, qui conditionnent leur relation à leur emploi. Akerlof et Kranton

(2000) recherche un argument transversal dans la notion d’identité.

3 La notion d’identité comme outil d’analyse éco-nomique

Le but de cette section est de présenter la méthodologie Akerlof-Kranton, leur

modélisation de la notion d’identité et les résultats explicatifs auxquels elle donne

lieu. La notion d’identité permet en e¤et de rendre compte de phénomènes que

l’analyse coût/avantage standard peine à expliquer. A partir de leur article de 2000,

Akerlof et Kranton se sont employés à développer une méthodologie permettant

d’introduire le thème de l’identité dans l’analyse économique. Nous présentons leur

contribution en trois temps. Les deux premiers temps sont consacrés à leur article

initial : nous exposons le modèle de référence et ses premières applications Nous

prêtons un intérêt particulier à l’analyse qu’Akerlof et Kranton proposent du rôle

des stéréotypes sexuels dans la ségrégation par activité caractérisant le marché du

travail : il s’agit en e¤et d’un thème directement relié aux développements proposés

au chapitre 4. Dans un troisième temps, nous présentons Akerlof et Kranton (2005)

qui appliquent le modèle de référence au thème de la culture d’entreprise. Il s’agit

d’expliciter le rôle des processus d’identi…cation dans l’incitation à l’e¤ort.

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2. Analyses théoriques comportementales de la motivation au travail. 83

3.1 Le lien entre identité et utilité

Le lien entre identité et utilité part d’une série de propositions qui mettent au pre-

mier plan le caractère incarné des relations sociales. A la base du modèle d’Akerlof

et Kranton (2000), l’idée que les di¤érences observables entre les individus donnent

lieu à l’émergence de catégories sociales abstraites (qu’il faut entendre comme de

véritables catégories de perception). Ces catégories sont associées à di¤érents attri-

buts physiques idéaux, à di¤érentes prescriptions de comportement (comportements

attendus). Suivre ces prescriptions de comportement (correspondant par exemple à

une identité sexuelle) permet d’a¢rmer une image de soi, une identité. Violer ces

prescriptions suscite de l’anxiété, des sentiments délétères, en soi et chez autrui.

Cela modi…e les paiements associés aux di¤érentes actions disponibles. En ce sens,

plusieurs constats peuvent être faits : (1) les gens tirent des satisfactions (subissent

des frustrations) identitaires de leurs propres actions ; (2) ils tirent des satisfactions

(subissent des frustrations) identitaires des actions d’autrui ; (3) un tiers peut géné-

rer des changements persistants de satisfaction identitaire ; (4) certaines personnes

peuvent être en situation de choisir leur identité, mais ce choix peut être inacces-

sible à d’autres. Nous revenons sur ces constats dans la suite. Akerlof et Kranton

insistent sur le nouveau type d’externalité impliqué par le constat (2) : les actions

d’une personne peuvent avoir un sens pour autrui et susciter des réponses de sa part.

Cette externalité est au coeur de leur contribution.

3.1.1 Une fonction d’utilité avec identité

Les individus sont immergés dans un environnement social. On note N un en-

semble d’individus indicés par > ; C l’ensemble des catégories sociales disponibles.

Akerlof et Kranton dé…nissent ce qu’ils appellent un vecteur individuel d’assigna-

tions. Chaque individu a une image de lui-même et des autres élaborée à partir des

catégories sociales disponibles. On note c-, le vecteur d’assignations de l’individu

> : c- = (?- (@)).2N où, pour tout @ 2 N , ?- (@) 2 2C. Ce vecteur est subjectif,

autrement dit, deux individus distincts peuvent assigner des sous-ensembles di¤é-

rents de catégories sociales à un même troisième. Aux di¤érentes catégories peuvent

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2. Analyses théoriques comportementales de la motivation au travail. 84

correspondre des statuts sociaux plus ou moins élevés.

Les assignations gouvernent les comportements attendus via une correspondance

de prescription. A tout individu (caractérisé par un sous-ensemble de catégories

sociales) placé dans une situation donnée, une correspondance de prescription P

associe : 1) une prescription de comportement (un comportement attendu) ; 2) un

idéal en termes de caractéristiques physiques et autres attributs.

Etant donné une interaction et un vecteur d’actions A = (A-$ A¡-), Akerlof et

Kranton proposent la fonction d’utilité suivante B- = B- (A; 2-) où 2-, le niveau

d’estime de soi de l’individu >, est déterminé par 2- = 2- (A; c-$ C-$P). L’estime de soi

de l’individu > dépend donc principalement de son vecteur d’assignation c- : quelle

idée se fait-il de lui-même et de ses co-acteurs ? C’est relativement à cette idée que

> évalue : 1) la proximité de ses traits C- aux attributs idéaux de son assignation

propre ?- (>) ; 2) la proximité du vecteur d’actions A aux comportements prescrits

par P.

Quelles sont les variables de choix d’un individu > ? (1) A- à c-$ C-$P donné ; (2)

Akerlof et Kranton soutiennent également la possibilité qu’il puisse dans une certaine

mesure choisir c-. Ils suggèrent encore la possibilité d’endogénéiser la correspondance

de prescription P, l’ensemble de catégories sociales C, ainsi que le statut social des

di¤érentes identités tel que re‡été par 2-.

3.1.2 Observations soutenant cette formalisation

Nous évoquons les éléments de justi…cation empirique apportés par Akerlof et

Kranton.

3.1.2.1 Expérimentations autour de l’identi…cation au sein de groupes.

Selon Akerlof et Kranton, les travaux psychologiques recommandent de considérer

l’identité comme un argument des fonctions d’utilité. Des expériences menées en

psychologie sociale révèlent que même des catégories sociales arbitrairement assi-

gnées peuvent avoir un impact sur le comportement individuel. Des "groupes" se

forment à partir d’une assignation aléatoire d’individus à des étiquettes telles que

"pair"/"impair". Les sujets récompensent avec une probabilité plus grande ceux qui

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2. Analyses théoriques comportementales de la motivation au travail. 85

ont une étiquette semblable à la leur, y compris lorsque les choix sont anonymes

et sans impact sur leur propre paiement. Pour Akerlof et Kranton, dans ces expé-

riences, comme dans la fonction d’utilité proposée ci-dessus : des catégories sociales

sont dé…nies ; les sujets s’en voient assignés un sous-ensemble ; ils ont à l’esprit une

correspondance entre ces assignations et un "comportement approprié" (sans quoi

le montant des récompenses ne dépendrait pas de l’assignation des sujets à tel ou

tel groupe).

3.1.2.2 Défense et illustration de la formalisation précédente. Les gens

tirent des satisfactions (subissent des frustrations) identitaires de leurs propres ac-

tions. Quelques comportements illustrent cette assertion : a) l’automutilation, l’ex-

hibition de marqueurs physiques d’appartenance à tel ou tel groupe, telle ou telle

catégorie sociale ; b) l’adoption d’attitudes clairement masculines dans certaines ac-

tivités (voir l’exemple des avocats d’a¤aire) ; c) les donations aux universités fré-

quentées pendant ses études.

Ils tirent des satisfactions (subissent des frustrations) identitaires des actions

d’autrui. Des comportements illustrant ce second constat : a) une femme travaillant

dans une activité "d’homme" peut perturber la perception qu’ont ses collègues mas-

culins de leur virilité ; b) un homme peut interpréter quelque action d’autrui comme

une insulte qui, en l’absence de représailles, peut entamer le sentiment de sa virilité,

son honneur... etc. ; c) parce qu’un individu 1 s’identi…e aux autres membres de son

groupe, le fait que l’un d’entre eux (2) manifeste un comportement contraire à ce

qui est attendu ou que 2 le renie pour un autre groupe peut heurter 1.

Un tiers peut générer des changements persistant de satisfaction identitaire.

Quelques exemples : a) les médias véhiculent des canons physiques, la publicité

prescrit des comportements de consommation, qui s’imposent aux individus ; b) cer-

taines institutions universitaires ou professionnelles peuvent façonner l’image que

les individus développent d’eux-mêmes ; c) les hommes politiques tentent de susciter

des identités nationales ou doctrinales.

Certaines personnes peuvent être en situation de choisir leur identité, mais ce

choix peut être inaccessible à d’autres.

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2. Analyses théoriques comportementales de la motivation au travail. 86

Illustrations : a) choix par des parents d’établissements précis pour la scolarisation de

leurs enfants dans le but d’in‡uencer l’image que l’enfant se fait de lui-même (écoles

religieuses) ; b) choix pour un migrant d’adopter la nationalité de son pays d’accueil

- ce n’est pas seulement un changement de statut légal mais aussi un changement

d’identité d’où la possibilité d’une certaine anxiété ou d’un sentiment de culpabilité.

3.1.3 Le modèle de base des interactions identitaires

Chaque agent > de N = f1$ 2g doit choisir entre deux activités A- 2 f1$ 2g. On

suppose que l’agent > préfère l’activité >. L’utilité associée à l’activité A- en tant que

telle est ainsi

;- (A-) =

½; + 0 si A- = >0 autrement

L’ensemble des catégories sociales est donné par C = fD$Eg. On suppose 8>$ >0 2f1$ 2g $ >0 6= > : ?- (>

0) = D. Une prescription de comportement stipule qu’un D

doit s’engager dans l’activité 1. Le fait pour un agent de choisir l’activité 2, le

désigne comme un "faux" D ce qui lui in‡ige une perte d’utilité 7/ + 0. Il existe

des externalités identitaires. Le fait que l’agent > choisisse l’activité 2 provoque pour

>0 6= > une perte d’utilité 70 + 0. A supposer que > choisisse l’activité 2, >0 peut agir

en représailles. Répliquer au choix de > restaure l’estime de soi de >0 au coût F et

in‡ige à > une perte 71 + 0. L’arbre du jeu est donné par

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2. Analyses théoriques comportementales de la motivation au travail. 87

1a1=1

2

(u,0)

a2=1

1

a2=2

réagir

ne pas réagir

(u–!o , u – !s )

(u–r , u – !s – !r )

Une interaction identitaire.

Akerlof et Kranton présentent ce modèle comme reprenant la part la plus consen-

suelle du message des psychologues de la personnalité. Ceux-ci insistent sur l’impor-

tance de l’intériorisation par les individus de règles de comportement ; sur l’anxiété

que suscite le fait d’enfreindre ces règles intériorisées. Cette idée correspond à la

perte 7/ réduisant l’utilité tirée par 2 de l’activité 2. L’identi…cation joue un rôle

crucial dans le processus d’intériorisation de règles : chaque individu apprend un

ensemble de valeurs (prescriptions) impliquant que ses actions soient conformes au

comportement de certaines gens, distinctes de celui de certaines autres. C’est parce

que l’agent 1 a intériorisé un tel ensemble de valeurs qu’un écart de l’agent 2 pro-

voque son anxiété (perte 70). La possible réaction F de 1 en cas de non-conformité du

comportement de 2 est un moyen de soulager l’anxiété précédente par une manifesta-

tion d’agressivité. Ce modèle peut également être interprété en termes de dissonance

cognitive : quand 2 adopte l’activité 2, il remet en question la croyance de 1 quant

au comportement prescrit (à un authentique D), d’où une dissonance provoquant

son anxiété ; pour réduire cette dissonance, 1 sanctionne 2. Diverses extensions sont

évoquées parmi lesquelles la possibilité que les agents choisissent - de façon plus ou

moins consciente - leurs identités : ce choix devrait dépendre de la probabilité des

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2. Analyses théoriques comportementales de la motivation au travail. 88

di¤érentes interactions susceptibles de se présenter.

Plusieurs applications sont proposées qui débouchent sur une appréhension re-

nouvelée de problèmes anciens de l’analyse économique.

3.2 Identités socio-démographiques et emploi

Nous privilégions deux applications : les identités sexuelles sur le lieu de travail et

le problème de l’exclusion. La première est directement reliée au développement du

chapitre 4, tandis que la seconde illustre l’endogénéisation des préférences impliquée

par les choix d’identité.

3.2.1 Les identités sexuelles sur le lieu de travail

A partir du modèle précédent, Akerlof et Kranton proposent une théorie de

la ségrégation par activité fondée sur l’identité sexuelle. L’enjeu est d’expliquer le

spectaculaire retournement survenu aux Etats-Unis depuis les années 70. Partant

d’une situation (inchangée depuis 70 ans) où plus des deux tiers des travailleurs

auraient dû échanger leurs emplois pour permettre de réaliser la parité sexuelle, ce

taux est descendu à 50% au début des années 90.

Leur analyse part du constat que certaines professions sont clairement associées

à une catégorie sexuelle et de l’hypothèse que la satisfaction que ces professions pro-

curent est in‡uencée par ces associations. Sur cette base, ils parviennent à expliquer

des caractéristiques de la ségrégation par activités éludées par les analyses anté-

rieures, intègrent l’impact des mouvements féministes des années 70 et proposent

une nouvelle interprétation économique des lois contre la discrimination à l’encontre

des femmes. La référence à la notion d’identité leur permet aussi de fournir des

fondations comportementales à des modèles qui restaient jusqu’à présent ad hoc

(modèles de goûts discriminatoires à la Becker) ; en particulier, l’hypothèse d’un

plus faible désir d’activité des femmes - Mincer et Polachek (1974)10, Bulow et Sum-

10Mincer, J. and S. Polachek (1974). "Family investments in human capital : earnings of women."Journal of Political Economy, 82, pp. S76-S108.

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2. Analyses théoriques comportementales de la motivation au travail. 89

mers (1986)11, Lazear et Rosen (1990)12 - peut être comprise comme résultant de

leur identité de maîtresse de maison.

3.2.1.1 Le Modèle. Une entreprise souhaite pourvoir un emploi impliquant des

tâches qui ne sont prescrites qu’aux hommes : il s’agit d’un "travail d’homme". Le fait

pour une femme d’occuper cet emploi lui fait subir une perte d’estime de soi13 7/ et

in‡ige à ses collègues masculins une perte 70. Ceux-ci peuvent soulager leur anxiété

en entravant son travail. Au total, chacun voit sa productivité détériorée. Pour éviter

de telles pertes de productivité, l’entreprise choisira probablement de s’appuyer sur

les associations entre genres et emplois en créant des "emplois féminins" d’un côté

et des "emplois masculins" de l’autre.

Akerlof et Kranton empruntent à l’histoire du système éducatif dans le Massachu-

setts une illustration de leur modèle : au 19ème siècle, en l’espace d’une mandature,

l’enseignement élémentaire a été transformé d’un "métier d’homme" (qu’il était jus-

qu’alors) en un "métier de femme". Cette transformation a été opérée à l’aide d’une

rhétorique soutenant que les femmes étaient "plus modérées et plus douces", "de

moeurs plus pures", dotées "d’une …bre parentale plus forte"14.

Le modèle s’applique aisément au problème du taux d’activité des femmes : si

l’estime de soi des femmes est stimulée par le travail domestique, elles manifesteront

un attachement plus faible à l’activité.

3.2.1.2 Les e¤ets des mouvements féministes. Le modèle o¤re une struc-

ture théorique permettant de comprendre comment le mouvement féministe a pu

avoir un impact sur le fonctionnement du marché du travail. L’un des objectifs des

11Bulow, J.I., and L.H. Summers (1986). "A theory of dual labor markets with application toindustrial policy, discrimination and keynesian unemployment." Journal of Labor Economics, 4,pp. 376-415.

12Lazear, E.P. and S. Rosen (1990). "Male-female wage di¤erentials in job ladders." Journal ofLabor Economics, 8, pp. S106-S123.

13On trouve déjà chez Blau et Ferber (1986, chp. 7) une discussion des "coûts psychologiques"subis par les femmes (hommes) occupant un emploi requérant des dispositions "masculines" (respectivement féminines).

14Voir Sugg, R.S. (1978). Motherteacher : the feminization of American education. Charlottes-ville : University of Virginia Press.

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2. Analyses théoriques comportementales de la motivation au travail. 90

féministes a été de remodeler les représentations sociales de la féminité (et de la mas-

culinité) et de briser les associations spontanées entre occupations (professionnelles

et domestiques) et catégories sexuelles i.e. de réduire 7/ et 70. De tels changements

ont permis d’accroître le taux d’activité des femmes et d’homogénéiser la réparti-

tion des hommes et des femmes entre les di¤érentes activités. De fait, parmi les 3

pistes d’explication des progrès de la mixité professionnelle enregistrés durant les

années 70 et 80 (l’évolution technologique, les changements dans les dotations et

l’évolution des préférences) Akerlof et Kranton désignent l’évolution des préférences

comme le facteur dominant : il n’y a eu sur la période ni changement technologique

ni renversement de dotations susceptibles d’expliquer plus de mixité sur le marché

du travail.

3.2.2 Identités communautaires, exclusion et pauvreté

Akerlof et Kranton examinent l’impact de l’attachement communautaire des indi-

vidus sur leur destin économique. Les individus appartenant à des groupes sociaux

pauvres, exposés à l’exclusion, sont amenés à faire un choix identitaire. Choisir

l’identité D revient pour eux à adopter la culture dominante ; choisir l’identité E à

la rejeter, elle et le statut inférieur qu’elle assigne à leur groupe - classe sociale ou

groupe ethnique. La littérature sur l’identité et l’exclusion souligne en e¤et la pro-

pension des groupes dominants à se dé…nir par rapport aux "autres" : ainsi tandis

que les membres du groupe dominant tirent une satisfaction (matérielle et psycho-

logique) des éléments de distinction, les membres des groupes exclus adoptant la

culture dominante les subissent.

Du point de vue des individus porteurs de l’identité D, les E tendent à prendre de

mauvaises décisions économiques voire à adopter des comportements auto-invalidants.

Akerlof et Kranton pensent à la consommation de drogue, au fait de rejoindre un

gang, de multiplier les activités illicites ou de tomber enceinte "prématurément".

Le modèle proposé permet d’expliquer les résultats économétriques indiquant que

la "race" joue un rôle signi…catif sur les destins économiques individuels même en

contrôlant quantité de variables de statut socio-économique.

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2. Analyses théoriques comportementales de la motivation au travail. 91

3.2.2.1 Les fondements psychologiques et anthropologiques du modèle.

Le modèle proposé re‡ète de nombreuses références au développement d’identités

d’opposition dans les quartiers pauvres - voir les travaux évoqués dans Akerlof et

Kranton (2000). Il fait également écho aux e¤ets psychologiques de l’exclusion. Les

membres d’un groupe exclus ne peuvent être parfaitement conformes à l’image du

D idéal (idéal in‡uencé principalement par la culture dominante). Ils peuvent tenter

de franchir les barrières sociales, tenter d’intégrer le groupe dominant mais le succès

éventuel de l’entreprise est toujours limité, source de sentiments ambivalents. Senti-

ments d’imposture, d’être in…dèle à son soi "véritable". L’expérience de l’exclusion

peut créer un con‡it intérieur : comment participer à la culture dominante sans se

renier ?

Le manque d’opportunité économique peut également contribuer au développe-

ment d’identités d’opposition. Wilson (1987, 1996)15 souligne la relation entre la

disparition des emplois non-quali…és rémunérateurs, la perte d’estime de soi des

hommes incapables de subvenir aux besoins familiaux et la progression du crime et

de la consommation de drogue.

Les comportements antisociaux des porteurs de l’identité E impliquent des exter-

nalités négatives. Dans le modèle avancé par Akerlof et Kranton, il existe également

des externalités identitaires : les E sou¤rent de la "complicité" des D à la culture

dominante ; les D des comportements antisociaux des E.

3.2.2.2 Le modèle. L’activité 1 du modèle de base correspond à l’option "tra-

vailler", l’activité 2 à l’option "ne pas travailler". Une communauté exposée à la

pauvreté et à l’exclusion est représentée par un continuum de taille 1. Le rendement

de l’activité 1 pour un agent > est donné par 5- distribué uniformément sur le seg-

ment [0$ 1]. Le rendement de l’activité 2 est normalisé à 0. Pour ces agents, porter

l’identité D expose à un coût G 2 ]0$ 1[ représentant la résistance du groupe domi-

nant à leur intégration ; adopter l’identité E leur épargne ce coût. Les prescriptions

de comportement sont donc : pour un D l’activité 1, pour un E l’activité 2. Ainsi,

15Wilson, W.J. (1987). The truly disadvantaged. Chicago, IL : University of Chicago Press.Wilson, W.J. (1996). When work disappears : the world of the new urban poor. New York : Knopf.

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2. Analyses théoriques comportementales de la motivation au travail. 92

choisir l’activité 2 (respectivement l’activité 1) provoque chez un D une perte d’uti-

lité 72/ 2 ]0$ 1[ (respectivement 73/ 2 ]0$ 1[). Leur aversion à la culture dominante

réduit le rendement de l’activité 1 pour les E : un agent > porteur de l’identité E

qui choisit de travailler ne gagne que 5- ¡ H où H 2 ]0$ 1[. En…n, des externalités

négatives résultent de la coexistence de D et de E. Outre les externalités identitaires

720 et 730 2 ]0$ 1[, les agents porteurs de l’identité E ayant choisi de ne pas travailler

font subir une externalité monétaire I 2 ]0$ 1[ aux agents ayant choisi de travailler.

Chaque agent > choisit son identité et son activité, pour un choix donné de

chacun des autres membres de sa communauté. Il maximise son espérance de gain

étant données les probabilités de rencontrer : un D ayant choisi de travailler, un

D ayant choisi de ne pas travailler, un E ayant choisi de travailler, un E ayant

choisi de ne pas travailler. Les équilibres du jeu indiquent comment les interactions

sociales au sein de la communauté d’origine et la résistance du groupe dominant

aux e¤orts d’intégration déterminent la prééminence de l’identité d’opposition (E)

du non-travail (activité 2).

Pour 72/ + I et 73/ + H + I 3 1, l’ensemble des équilibres est représenté dans le

graphe suivant.

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2. Analyses théoriques comportementales de la motivation au travail. 93

"!sB + # –!o

A

!oB

(!sB + #)(1–$ – !o

A) / (1–$)

Equilibres de type 1: Tous les agents adoptent l’identité A et choisissent de travailler.

Equilibres de type 3 : Tous les agents adoptent l’identité B. Certains choisissent de travailler, d’autres non.

Equilibres de type 2: Certains agents adoptent l’identité A et travaillent; les autres l’identité B et ne travaillent pas.

Equilibres de type 2 ou 3.

Equilibres de type 1 ou 3.

Le fait que choisir l’identité E et l’activité 2 puisse être une stratégie d’équi-

libre sort complètement de ce que pourrait prédire une analyse économique excluant

les motifs d’estime de soi. Cela rend compte des comportements auto-invalidants

observés dans les communautés exclues : ces comportements ne résultent pas de

l’irrationalité des individus mais de la faiblesse de leurs dotations économiques et

de la résistance des membres du groupe dominant. Partant d’équilibres du type 2

un exercice de statique comparative permet de rendre compte d’une dynamique de

ghetto. Les agents ayant choisi l’identité D et l’activité 1 tendent à fuire, ce qui

réduit la probabilité pour un E d’entrer en interaction avec un D et lui épargne la

perte 730 (et inversement pour les D restant) : on s’achemine vers un équilibre du

type 3.

La conclusion d’Akerlof et Kranton (2000) est l’occasion d’insister sur l’impact

des choix d’identité sur les perspectives économiques des individus. Ils écrivent :

In a world of social di¤erence, one of the most important economic

decisions that an individual makes may be the type of person to be.

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2. Analyses théoriques comportementales de la motivation au travail. 94

Limits on this choice would also be critical determinants of economic

behavior, opportunity, and well-being. Akerlof et Kranton (2000, p.748).

Le travail que nous présentons à présent représente une bonne introduction à

notre analyse.

3.3 Identité et théorie des organisations : le thème de laculture d’entreprise

Le point de départ d’Akerlof et Kranton (2005) tient dans le constat qu’une

source de motivation fait défaut dans les théories dominantes des organisations :

l’identité. En e¤et, selon eux, au sein des …rmes notamment, certaines dispositions

organisationnelles permettent de modi…er l’image que les employés ont d’eux-mêmes

et d’orienter leur comportement : ils peuvent devenir une partie de l’organisation

et en intérioriser les règles. Deux modèles sont proposés. Le premier étudie la façon

dont l’organisation peut orienter les choix d’identité des travailleurs pour produire

une motivation à l’e¤ort. Il s’agit d’obtenir que les travailleurs identi…ent leur intérêt

à celui de la …rme. Le second part du principe que les travailleurs s’identi…ent à leur

groupe de travail. L’attention est alors portée sur les possibles e¤ets pervers de la

supervision : accroître la supervision permet certes une réduction du nombre de tire-

au-‡anc mais a¤ecte l’identi…cation des travailleurs à la …rme. Nous n’évoquerons ici

que le premier de ces modèles, plus proche de la perspective adoptée dans l’analyse

proposée au chapitre suivant.

Pour l’essentiel, il s’agit d’exploiter des résultats de la psychologie des organisa-

tions - tels qu’ils sont rassemblés par exemple dans Haslam (2001). Etant données les

limites des approches usuelles de la relation d’emploi, Akerlof et Kranton présentent

leur démarche comme une contrepartie naturelle à la littérature sur les incitations

"fortes" (high-powered incentives). Si les incitations monétaires ne fonctionnent pas,

que peut faire l’employeur ? Ils montrent comment, bien que disposant de nom-

breuses possibilités d’opportunisme, un travailleur peut être amené à se comporter

conformément à l’intérêt de la …rme.

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2. Analyses théoriques comportementales de la motivation au travail. 95

3.3.1 L’identité dans l’organisation

Un modèle Principal-Agent simple est proposé dans lequel l’agent peut s’iden-

ti…er à l’organisation ou au poste qu’il occupe en son sein. Il s’agit d’une situation

d’aléa moral où l’agent produit un e¤ort ' 2 f'$ 'g $ ' + '. Le produit est aléatoire :

J 2 ©J$ J

ªavec Pr (J = Jj ' = ') = 1

2tandis que Pr (J = Jj ' = ') = 0. Si l’agent

touche le salaire 5, la composante standard de son utilité est simplement ; (5) ¡ 'où ; (5) = ln5. Une part de l’utilité de l’agent procède de son niveau d’estime de

soi. L’ensemble des catégories sociales est C = fK$Lg où K désigne l’identité de

ceux qui se considèrent comme faisant partie de l’équipe-…rme, qui en ont intériorisé

les intérêts, et L celle des employés qui ne se conçoivent pas comme appartenant à la

…rme. Par abus de langage mais de façon signi…cative, Akerlof et Kranton quali…ent

les premiers d’"insiders" et les seconds d’"outsiders". Les comportements prescrits

sont donnés par '4 = ' et '5 = ' en sorte que l’utilité globale d’un agent porteur

de l’identité ? s’écrit

B6 (5$ ') = ln5 ¡ '+ 26 ¡ 76 j'6 ¡ 'j où ? 2 fK$Lg26 ¡ 76 j'6 ¡ 'j représentant le niveau d’estime de soi découlant de l’appartenance à

la catégorie ?. L’utilité de réservation est posée égale à B078 + 0.

Le principal peut investir en capital motivationnel en tentant de faire basculer

l’identité de l’agent de L à K à un coût= + 0. Le pro…t espéré du principal, lorsque

l’agent présente l’identité ? est simplement : 12

¡J + J

¢ ¡ 12

(56 + 56). Il programme

max((!+(!)

1

2

¡J + J

¢ ¡ 1

2(56 + 56)

sous les contraintes d’incitation et de participation usuelles

1

2ln56 +

1

2ln56 ¡ '+ 26 ¡ 76 j'6 ¡ 'j ¸ ln56 ¡ '+ 26 ¡ 76 j'6 ¡ 'j

1

2ln56 +

1

2ln56 ¡ '+ 26 ¡ 76 j'6 ¡ 'j ¸ B078

Le béné…ce pour le principal de l’identité K apparaît clairement : les agents porteurs

de l’identité K ont une désutilité de l’e¤ort plus faible tandis que, pour 24 + 25, le

fait de s’identi…er à la …rme est source de gains directs d’utilité.

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2. Analyses théoriques comportementales de la motivation au travail. 96

Le principal cherche à obtenir l’e¤ort ' = ' quelle que soit l’identité de l’agent.

Quand l’optimum est tel que ces contraintes sont saturées (74 · 1) on obtient

ln56 = B078 ¡ 26 + '¡ 76 j'6 ¡ 'jln56 = B078 ¡ 26 + 2'¡ '+ 276 j'6 ¡ 'j + 76 j'6 ¡ 'j

Un schéma de rémunération incitatif pour un agent L est caractérisé par

55 = exp¡B078 ¡ 25 + '

¢55 = exp

¡B078 ¡ 25 + '+ 2 (1 + 75) ('¡ ')¢

tandis que pour un agent porteur de l’identité K on a

54 = exp¡B078 ¡ 24 + '¡ (1 ¡ 74) ('¡ ')¢

54 = exp¡B078 ¡ 24 + '+ (1 ¡ 74) ('¡ ')¢

Outre les béné…ces déjà mentionnés, le caractère plus ramassé du schéma ci-

blant l’identité K i.e. le fait que16 2 (1 + 75) ('¡ ') + 2 (1 ¡ 74) ('¡ '), induit une

économie en terme d’assurance : cela représente un gain d’e¢cacité (réduction du

coût de l’asymétrie d’information). Akerlof et Kranton proposent alors une dé…ni-

tion du rendement du capital motivationnel. En notant , ¤6 le pro…t de l’entreprise

lorsque ses employés adoptent l’identité ? et F le taux d’intérêt, la valeur actuali-

sée de la somme des surplus consécutifs au passage de l’identité L à l’identité K

(le rendement du capital motivationnel) est donnée par 9 ¤"¡9 ¤

#

1. Pour = 3

9 ¤"¡9 ¤

#

1,

il est optimal pour l’entreprise d’investir en capital motivationnel. Dans le présent

modèle, en équilibre partiel, ce rendement est complètement capté par la …rme (que

l’agent adopte l’identité L ou K , son utilité est à son niveau de réservation B078)

mais en équilibre général, le supplément de capital motivationnel devrait accroître

la demande de travail et ainsi, toutes choses égales par ailleurs, accroître B078. Un

surplus positif devrait échoir aux travailleurs.

16 ln$! ¡ ln$! % ln$" ¡ ln$" .

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2. Analyses théoriques comportementales de la motivation au travail. 97

3.3.2 Illustration.

Akerlof et Kranton illustrent la pertinence de leur modèle en évoquant les tech-

niques de gestion du personnel des OTpT17 d’une part, les littératures sociologiques

et anthropologiques sur le sujet d’autre part.

Depuis les années 30 et le développement du Taylorisme, la théorie manageriale

a mis de plus en plus l’accent sur le rôle de la motivation des employés en particulier

dans les emplois se prêtant mal à la supervision. Selon cette école de pensée, le fait de

laisser les employés déterminer eux-mêmes leurs objectifs (management par objectif)

ou de …xer à l’organisation des objectifs qui rendent les employés …ers de leur travail

(tel que des objectifs de haute qualité) les conduit à davantage de productivité. Il

s’agit bien de l’idée défendue par le modèle selon laquelle faire adhérer les travailleurs

aux buts de l’organisation - passer de l’identité L à l’identité K au coût = - permet

d’économiser en transferts monétaires.

Une étude menée au sein de cabinets de comptables - Covaleski, Dirsmith, Heian

et Samuel (1998)18 - décrit comment le management par objectifs peut stimuler la

motivation des travailleurs. Les employés rencontrent les personnels chargés de leur

supervision pour établir mutuellement des objectifs de performance. L’analyse stan-

dard percevrait le management par objectifs comme un dispositif disciplinaire, les

objectifs mesurables de chaque travailleur servant de base à la distribution de récom-

penses et de sanctions. Mais Covaleski et al insistent sur un autre e¤et : ces objectifs

sont par la suite intériorisés par les employés. Leur étude indique que les employés

s’estiment davantage stimulés par le souci de performance et la reconnaissance que

par les récompenses pécuniaires - Covaleski et al. (1998, p. 313).

Selon Akerlof et Kranton, la motivation et l’identi…cation aux objectifs de la …rme

n’importent pas seulement pour certains types de salariés : cela importe également

dans les emplois généralement jugés ennuyeux, sans perspective. Ils évoquent les

travaux décrivant les conséquences pour les organisations du fait de négliger l’adhé-

17Organisation du travail post-taylorisme (voir chapitre 1).18Covaleski, M.A., M.W. Dirsmith, J.B. Heian and S. Samuel (1998). "The calculated and the

avowed : techniques of discipline and struggles over identity in big six accounting …rms." Admi-nistrative Science Quarterly, 43(2), Special issue : critical perspectives on organizational control,pp.293-327.

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2. Analyses théoriques comportementales de la motivation au travail. 98

sion de certains travailleurs. Hodson (2001)19 montre l’aspiration des travailleurs à

éprouver de la …erté dans l’exercice de leur emploi et leur colère (pouvant motiver

des actions de sabotage) lorsque leur encadrement ne respecte pas leur contribution.

Il ne s’agit pas d’un problème de rémunération mais du sentiment de dignité que l’on

trouve ou non dans des conditions d’emploi. Plusieurs exemples sont discutés. L’un

d’eux concerne un travailleur qui témoigne de l’amertume que lui procure son em-

ploi : il s’agit, relativement au modèle précédent, d’un individu portant l’identité L

mais incité pécuniairement à exécuter l’e¤ort ', d’où la perte 75 ('¡ '). Son amer-

tume et l’hostilité qu’il manifeste sont les expressions d’une stratégie de restauration

de son estime de soi - voir le premier modèle. Akerlof et Kranton attirent l’attention

sur le fait que même dans la branche "standard" du jeu (lorsque l’identité L est

suscitée), les préoccupations d’estime de soi ne sont pas complètement en sommeil :

l’observation du comportement des travailleurs peut les révéler.

Une des di¢cultés rencontrées par Akerlof et Kranton (2005) nous paraît tenir

aux ambiguïtés méthodologiques que comporte leur modèle. En e¤et, il nous semble

que contrairement aux analyses proposées par Akerof et Kranton (2000) l’intégrité

des préférences individuelles n’est pas respectée dans le modèle précédent : on tend

à sortir du paradigme individualiste. L’hiatus ne tient pas à une opposition entre

comportement individualiste et volonté de conformité, il tient à l’idée que les pré-

férences des travailleurs puissent se confondre avec celles de l’entreprise. L’idée de

préférences individuelles se prête mal à ce genre de raccourci.

Conclusion

Nous nous sommes employés dans ce chapitre à exposer des approches théo-

riques comportementales de la relation d’emploi faisant écho aux faits documentés

au chapitre premier. Les travaux de ce chapitre ont en commun l’endogénéisation

de la désutilité de l’e¤ort. Les analyses microéconomiques s’articulent autour de la

notion de motivation intrinsèque et étudient la façon dont un schéma d’incitations

rigides peut évincer une telle motivation. Des fondations cognitives sont fournies à

19Hodson, R. (2001). Dignity at work. Cambridge, England : Cambridge University Press.

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2. Analyses théoriques comportementales de la motivation au travail. 99

des notions psychologiques telles que la con…ance en soi et des thèmes comme l’auto-

signalement instaurent un lien entre les actions d’un agent et son estime de soi. La

reproduction des faits par ce type de modèles nécessite cependant des hypothèses

arbitraires quant à la forme des préférences des actifs. Une démarche alternative

(celle de la macroéconomie comportementale) consiste à appliquer directement les

résultats expérimentaux obtenus en psychologie à des problématiques économiques.

Les travaux d’Akerlof et de ses co-auteurs représentent une bonne illustration de

cette démarche : il s’agit d’articuler mécanismes économiques et sociologiques, de

faire dialoguer des mobiles d’action di¤érents (intérêt individuel, normes sociales).

Cela a conduit Akerlof et Kranton à proposer la notion d’identité comme outil

d’analyse économique. Appliqué à la relation d’emploi, cela leur permet d’aborder

le thème de la culture d’entreprise et d’apporter une fondation précise aux méca-

nismes notamment invoqués par Kandel et Lazear (1992). Leurs analyses mettent

l’accent sur l’idée d’externalités identitaires. Mais la notion d’identité représente

aussi une manière spéci…que d’aborder le thème de l’endogénéité des préférences.

Tant que les choix portent sur des facteurs de bien-être physiologiques (consomma-

tion, santé,...) on conçoit que les préférences présentent une certaine stabilité d’un

individu à l’autre. Quand on aborde les choix portant sur des facteurs de bien-être

plus psychologiques (statut social, sentiment d’accomplissement,...) le problème de

la forme des préférences se pose autrement. La gamme de ce qu’un individu peut

valoriser est a priori large et, dans une optique d’économie appliquée, la notion

d’identité telle que l’introduisent Akerlof et Kranton permet de spéci…er un canal

par lequel l’expérience sociale cadre les préférences possibles. L’idée que les agents

puissent dans une certaine mesure choisir leur identité (la forme de leurs préférences)

est particulièrement utile. D’un côté, l’hypothèse d’un choix d’identité nous place

à mi-chemin entre celle de comportements autonomes et celle de comportements

absolument normés. De l’autre, cette hypothèse permet d’échapper partiellement à

l’arbitraire de la spéci…cation des préférences dés lors que l’on considère des facteurs

de bien-être psychologiques. Dans le chapitre suivant, nous proposons d’appliquer

cette approche à l’analyse de la motivation au travail.