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Politiques de développement agricole: concepts et expériences 257 CHAPITRE 6 POLITIQUES DE GESTION DE L'EAU EN AGRICULTURE 1 Sommaire 6.1 Introduction ................................................................................................................ 257 6.2 Objectifs de la politique d’irrigation ........................................................................ 265 6.3 Planification Stratégique de l’irrigation dans le cadre de la gestion des ressources en eau........................................................................................................................... 270 6.4 Problèmes stratégiques posés par le développement de l’irrigation ...................... 275 6.4.1 Politiques nationales de développement agricole......................................................... 275 6.4.2 Politique intersectorielle de l’eau ................................................................................. 276 6.4.3 Remise en état des réseaux ou construction de nouveaux périmètres .......................... 279 6.4.4 Types de systèmes irrigués........................................................................................... 282 6.5 Principaux problèmes de politique dans le secteur de l’irrigation ........................ 291 6.5.1 Instruments de gestion de la demande en eau .............................................................. 291 6.5.2 Tarification de l’eau d’irrigation: remarques préliminaires ......................................... 294 6.5.3 Tarification de l’eau d’irrigation: problèmes conceptuels ........................................... 296 6.5.4 Systèmes de tarification de l’irrigation ........................................................................ 303 6.5.5 Marchés des droits d’eau: introduction ........................................................................ 308 6.5.6 Problèmes soulevés par les marchés des droits d’eau .................................................. 312 6.5.7 Potentiel et conditions préalables des marchés des droits d’eau .................................. 322 6.6 Questions institutionnelles et de processus dans la gestion de l’eau ...................... 324 6.6.1 Questions institutionnelles au niveau du secteur.......................................................... 324 6.6.2 Avantages de la gestion locale de l’eau ....................................................................... 333 6.6.3 Modalités de la gestion locale de l’irrigation ............................................................... 340 6.6.4 Organisation des AUE.................................................................................................. 345 6.6.5 Questions de genres en matière d’irrigation................................................................. 350 6.7 L’irrigation, outil de développement rural .............................................................. 352 Points importants du Chapitre 6............................................................................................ 355 6.1 INTRODUCTION Tout comme l'eau est à l'origine de la vie, l'irrigation est à l'origine de la civilisation. C’est elle qui fonde les premières grandes sociétés sédentaires organisées de la Mésopotamie, de l’Égypte, de la vallée de l'Indus et de la Chine. Une agriculture 1 L'auteur remercie vivement Fernando Pizarro de la FAO pour ses commentaires détaillés et utiles sur ce chapitre, et Alvaro Balcazar de l’Université Nationale de Colombie pour une précieuse discussion de plusieurs de ses thèmes.

CHAPITRE 6 - fao.org · 7 FAO, Réformer les politiques dans le domaine des ressources en eau, Bulletin FAO d’irrigation et de drainage n° 52, Rome, 1995, p. 7. 8 Banque interaméricaine

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Politiques de développement agricole: concepts et expériences 257

CHAPITRE 6

POLITIQUES DE GESTION DE L'EAU EN AGRICULTURE1

Sommaire 6.1 Introduction................................................................................................................ 257 6.2 Objectifs de la politique d’irrigation ........................................................................ 265 6.3 Planification Stratégique de l’irrigation dans le cadre de la gestion des ressources

en eau........................................................................................................................... 270 6.4 Problèmes stratégiques posés par le développement de l’irrigation...................... 275 6.4.1 Politiques nationales de développement agricole......................................................... 275 6.4.2 Politique intersectorielle de l’eau................................................................................. 276 6.4.3 Remise en état des réseaux ou construction de nouveaux périmètres .......................... 279 6.4.4 Types de systèmes irrigués........................................................................................... 282 6.5 Principaux problèmes de politique dans le secteur de l’irrigation ........................ 291 6.5.1 Instruments de gestion de la demande en eau .............................................................. 291 6.5.2 Tarification de l’eau d’irrigation: remarques préliminaires ......................................... 294 6.5.3 Tarification de l’eau d’irrigation: problèmes conceptuels ........................................... 296 6.5.4 Systèmes de tarification de l’irrigation ........................................................................ 303 6.5.5 Marchés des droits d’eau: introduction ........................................................................ 308 6.5.6 Problèmes soulevés par les marchés des droits d’eau .................................................. 312 6.5.7 Potentiel et conditions préalables des marchés des droits d’eau .................................. 322 6.6 Questions institutionnelles et de processus dans la gestion de l’eau...................... 324 6.6.1 Questions institutionnelles au niveau du secteur.......................................................... 324 6.6.2 Avantages de la gestion locale de l’eau ....................................................................... 333 6.6.3 Modalités de la gestion locale de l’irrigation ............................................................... 340 6.6.4 Organisation des AUE.................................................................................................. 345 6.6.5 Questions de genres en matière d’irrigation................................................................. 350 6.7 L’irrigation, outil de développement rural .............................................................. 352 Points importants du Chapitre 6............................................................................................ 355

6.1 INTRODUCTION

Tout comme l'eau est à l'origine de la vie, l'irrigation est à l'origine de la civilisation. C’est elle qui fonde les premières grandes sociétés sédentaires organisées de la Mésopotamie, de l’Égypte, de la vallée de l'Indus et de la Chine. Une agriculture 1 L'auteur remercie vivement Fernando Pizarro de la FAO pour ses commentaires détaillés et utiles sur ce chapitre, et Alvaro Balcazar de l’Université Nationale de Colombie pour une précieuse discussion de plusieurs de ses thèmes.

258 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

irriguée à petite échelle semble apparaître dès le septième millénaire avant Jésus-Christ dans des sites tels que Jéricho et Çatal Hüyük, dans le sud de la Turquie actuelle. À peu près à la même époque, les premiers Sumériens développaient aussi des méthodes primitives d'irrigation dans les estuaires du Tigre et de l'Euphrate. On leur doit les premiers grands systèmes irrigués, qu’ils construisirent à une époque ultérieure entre ces deux grands fleuves, au nord-ouest de leur habitat d'origine. Les historiens conviennent qu’aux alentours de 3500 avant J.-C. plusieurs Villes-États sumériennes géraient de vastes réseaux d'irrigation. Trois cent ans environ suffirent pour que l’on assiste au développement de l'irrigation et du contrôle des eaux dans les autres grands bassins fluviaux mentionnés2.

Pour une grande part, on peut également imputer à l'irrigation la croissance agricole des 19ème et 20ème siècles de notre ère, depuis l'Ouest des Etats-Unis d’Amérique et les déserts du Nord du Mexique et du Pérou, jusqu'au Mali et au Soudan, en passant par le Punjab, la Chine et l'Asie du Sud-Est. Le contrôle des crues a également joué un rôle essentiel pour l'agriculture dans de nombreux endroits, particulièrement en Chine et en Inde, mais aussi dans les vallées côtières du nord du Honduras, par exemple. Le drainage joue un rôle important partout où l'on pratique l'irrigation. Même en l’absence d’irrigation, il est essentiel en Europe du Nord, où, pour pouvoir cultiver, il faut éliminer des champs les fortes quantités d'eau stagnante laissées par les précipitations hivernales. En bref, dans la plupart des régions du monde, le contrôle de l’eau constitue un aspect majeur de la technologie agricole et un déterminant fondamental des perspectives d'expansion du secteur.

On estime que «2,4 milliards de personnes doivent à l’irrigation leur emploi, leur revenu et leur nourriture, [et que] dans les trente prochaines années, 80% des aliments supplémentaires requis pour nourrir le monde viendront de l'irrigation» 3 . Du fait de son rôle fondamental dans la production de nourriture, l’irrigation est devenue le premier utilisateur mondial d’eau douce. Elle représente ainsi plus de 80% de l’usage de l’eau en Afrique4 et des pourcentages tout aussi élevés dans les autres régions du monde en développement. En 1992, l’irrigation représentait 91% des prélèvements d’eau dans l’ensemble des pays à faible revenu, et 69% dans ceux à revenus moyens5.

Les stratégies d’irrigation du passé avaient souvent tendance à traiter l’eau comme une ressource inépuisable et mettaient l’accent sur la construction et le financement de nouveaux réseaux pour desservir les agriculteurs. Aujourd’hui où la demande en eau de tous les secteurs ne cesse d’augmenter, il est devenu clair que l’eau est une ressource rare, qui va en se raréfiant, et que les anciennes stratégies d’irrigation

2 Pour un résumé à la fois clair et relativement approfondi des débuts de l'irrigation, lire The Age of God Kings, Time-Life Books, Arlington, Virginie, 1987. 3 FAO, Problématique des ressources en eau et agriculture, dans: La situation mondiale de l’alimentation et de l’agriculture 1993, Rome, 1993, p. 233, à partir de données émanant de l’Institut international d'irrigation (IIMI). 4 Banque mondiale, A Strategy for Managing Water in the Middle East and North Africa, Washington, D.C., 1994, p. 69, à partir d’estimations émanant de l’Institut mondial pour les ressources et de la Banque mondiale. 5 Banque mondiale, World Development Report 1992, Washington, D.C., 1992, p. 100, à partir de données émanant de l’Institut mondial pour les ressources.

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 259

ne sont plus viables dans de nombreuses régions. Les ressources annuelles en eau renouvelable d'un nombre croissant de pays tombent en dessous du seuil critique de 1 000 m3 par habitant, ce qui fait peser une grave menace sur les perspectives de développement. On peut citer ainsi: l'Arabie Saoudite (103), la République arabe de Libye (108), les Émirats Arabes Unis (152), le Yémen (155), la Jordanie (240), Israël (335), le Kenya (436), la Tunisie (445), le Burundi (487) et l'Égypte (934) (les chiffres entre parenthèses correspondent à la projection de leurs ressources en eau renouvelable pour l’année 2000, exprimée en mètres cubes par habitant)6.

Au moins six autres pays d’Afrique et du Moyen-Orient devraient passer en dessous du seuil de disponibilité de 1 000 m3 d’ici l’an 2000. Dans certains cas, les ressources renouvelables sont complétées par des forages d’eau souterraine et/ou la désalinisation de l’eau de mer, mais la première approche n’est pas durable et le coût de la seconde est très élevé, pour ne pas dire prohibitif, pour l’agriculture.

Dans de nombreux cas, les ressources en eau renouvelable par habitant baissent de plus de 25% par décennie. Dans plusieurs pays n’ayant pas encore atteint le seuil critique, ces ressources sont déjà inférieures à 2 000 m3, ce qui entraîne de graves problèmes dans certaines de leurs régions, en particulier pendant les années de sécheresse. D’ici l’an 2000, plus de quarante pays devraient se trouver dans cette situation, 7 dont le Pérou, 8 l’Afrique du Sud, le Zimbabwe, le Maroc et l’Iran 9 . À l’inverse, la disponibilité moyenne d’eau par habitant dans le monde est très supérieure. Pour l’année 2000, les chiffres estimés pour les différentes régions étaient les suivants (en m3): Afrique, 5 100; Asie 3 300; Amérique latine, 28 300; Europe, 4 100 et Amérique du Nord, 17 50010. La répartition géographique des ressources en eau douce n’est pas plus homogène au sein d’un continent, que d’un continent à l’autre, ou au sein de la plupart des pays. Dans la mesure où l’eau est un produit de faible valeur unitaire, son transport sur de grandes distances entre les régions où elle est excédentaire et celles où elle est déficitaire coûte cher. C’est pourquoi il faut élaborer des solutions locales aux problèmes d’eau, en particulier au niveau des bassins fluviaux et des bassins d’eau souterraine.

Même dans les pays bénéficiant encore de ressources en eau relativement abondantes, l’irrigation perd de sa pertinence pour deux autres raisons: dans de nombreux cas, sa productivité en terme de revenu agricole s’est avérée beaucoup moins élevée que prévu et le coût de la construction des réseaux d’irrigation a augmenté. La combinaison de ces deux facteurs a pour conséquence un rendement économique des réseaux d’irrigation souvent inférieur aux niveaux généralement jugés acceptables.

6 FAO, 1993, p. 238. Ces chiffres comprennent les écoulements de cours d’eau en provenance d’autres pays, dont certains ne constituent peut-être pas des sources fiables pour l’avenir. 7 FAO, Réformer les politiques dans le domaine des ressources en eau, Bulletin FAO d’irrigation et de drainage n° 52, Rome, 1995, p. 7. 8 Banque interaméricaine de développement, Nuevas Corrientes en Manejo de Aguas, BID, août 1997, p. 4. 9 Ruth S. Meinzen-Dick et Mark W. Rosegrant, Managing Water Supply and Demand in Southern Africa, chapitre 7, dans: Lawrence Haddad, éd., Achieving Food Security in Southern Africa: New Challenges, New Opportunities, Institut international de recherche sur les politiques alimentaires, Washington D.C., 1997, p. 204 et Banque mondiale, 1994, op. cit., p. 69. 10 FAO, 1993, p. 237.

260 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

Il a été remarqué que des chiffres plus réalistes en matière de rendements, de coûts, de calendriers et autres facteurs, auraient fait apparaître clairement que la plupart des projets d’irrigation en Afrique posaient problème dès le départ11 . Et, pour un échantillon de projets analysés après-coup au Viet Nam, en Thaïlande, au Myanmar et au Bangladesh on a constaté que les résultats financiers et économiques des programmes ont été sérieusement érodés par des niveaux de production et de prix des cultures inférieurs aux attentes. En conséquence, la durabilité de ces périmètres est compromise par des facteurs sans rapport avec les besoins d’exploitation et d’entretien12. La gestion de l’irrigation a également souvent laissé à désirer. La FAO a conclu que, au niveau mondial, «Le bilan global de nombre de projets d'irrigation s'est révélé décevant, en raison de la médiocre conception des réseaux, d'une réalisation physique et d'une exploitation inadéquates, ou d'une gestion inefficace» 13 . L’IIMI (Institut international d'irrigation) a souligné ces problèmes:

... les performances des projets d’irrigation ont suscité un large mécontentement, qu’elles soient mesurées par rapport aux objectifs planifiés ou au potentiel de production généré par des travaux d’infrastructure. On constate des performances sous-optimales dans les réseaux d’irrigation de tous types et de toutes tailles, depuis les petits périmètres gérés par les agriculteurs des collines du Népal jusqu'aux gigantesques systèmes de canaux de l’Inde et du Pakistan. La plupart des périmètres irrigués des pays en développement délivrent souvent davantage d’eau par unité de surface que nécessaire, ce qui entraîne une faible efficience de l’irrigation. Selon un rapport récent, cette efficience est de 20 à 25% seulement à Java, aux Philippines et en Thaïlande et d’environ 50% au Pakistan... Dans de nombreux réseaux d’irrigation, les surfaces effectivement irriguées sont beaucoup moins importantes que les surfaces dominées. La quantité d’eau fournie et le moment de sa distribution correspondant rarement aux besoins des cultures, ce qui génère une faible intensité culturale et une faible productivité. Les inégalités aiguës d’approvisionnement en eau entre les agriculteurs situés en amont du réseau d’irrigation et ceux qui se trouvent en aval trahissent aussi les mauvaises performances de nombreux systèmes irrigués14.

Dans de nombreux périmètres, énormément d’eau est gaspillée, parce qu’une partie seulement de l’eau prélevée à la source (c’est à dire, prise aux puits, aux réservoirs, aux cours d’eau etc.) est effectivement appliquée aux cultures. Pour l’ensemble de l’Amérique latine et les Caraïbes, on a calculé que le rapport entre le

11 J. R. Moris et D. J. Thom, Irrigation Development in Africa, Westview Press, Boulder, Colorado, 1991, p. 579. 12 E. B. Rice, Paddy Irrigation and Water Management in Southeast Asia, A World Bank Operations Evaluation Study, Banque mondiale, Washington, D.C., 1997, p. 52. 13 FAO, 1993, p. 233. 14 IIMI, The State of Irrigated Agriculture, dans: 25 Years of Improvement, sur le site Web Banque mondiale/CGIAR, 1998 [www.worldbank.org/cgiar].

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 261

volume d’eau appliqué aux cultures et le volume extrait d’une source donnée est en moyenne de 45%15. La détérioration du réseau, qui réduit encore l’efficience de l’irrigation, est un problème fréquent des systèmes d’irrigation notamment dans les économies en transition. L’expérience de l’irrigation à Dashowuz Velayet, au Turkménistan, illustre clairement ce risque:

Avec une efficacité de distribution comprise entre 50 et 60%, on peut dire que les fuites des canaux posent un problème majeur... cette faible efficacité contraint à mobiliser des quantités d’eau excessives pour répondre aux besoins en irrigation. Du coup, les fuites augmentent, ce qui fait monter la bassin versant et donc accroît la salinité du sol. L’état des vannes de régulation empêche de distribuer des quantités d’eau précises... Cependant, de nombreux moteurs d’entraînement ne fonctionnent pas ou ont même disparu. L’examen des arbres filetés de commande indique que la position de beaucoup de vannes n’a pas changé depuis longtemps. Ils ne portent pas trace de graissage et sont très rouillés. Quelques uns sont même trop tordus pour qu’il soit possible de les réparer... Selon les rapports, toute la région d’Yilany Etrap est desservie par le pompage du Canal Shabat. Cependant, seules 40 à 50% des pompes sont en état de marche. Le budget finance les réparations, mais les fonds manquent pour les pièces et l’entretien... L’augmentation de la salinité du sol provoquée par l'affleurement des nappes phréatiques est la première cause directe de faible productivité des récoltes. Sur les exploitations, la première raison liée à la distribution d’eau est l’application excessive d’eau d’irrigation associée à des systèmes de drainage inadaptés... Les deux principaux problèmes des collecteurs [de drainage] sont l’envasement et la profondeur. L’envasement est un problème persistant qui réduit la capacité des collecteurs, lesquels ne sont pas suffisamment profonds pour recevoir l’eau convenablement... La Banque mondiale indique également que ces ouvrages ont été négligés au point que la plupart des drains ouverts sont envasés et envahis d’herbes et que les drains fermés n’ont pas été rincés depuis des années; presque tous sont signalés non opérationnels...16

La détérioration des réseaux est aussi un phénomène répandu au Kazakhstan:

On estime que les systèmes irrigués du pays utilisent 30 à 35% d’eau en plus que les réseaux irriguant des cultures similaires dans les économies de marché. Ces dernières années, l’efficacité des systèmes irrigués a continué de diminuer

15 Luis E. Garcia, Integrated Water Resource Management in Latin America and the Caribbean, Sustainable Development Department, Environment Division, Banque interaméricaine de développement, Étude technique n°ENV-123, Washington, D.C., décembre 1998, p. 8. 16 Adrian O. Hutchens, Irrigation Management and Transfer Issues in Turkmenistan, préparé pour la Central Asia Mission, Agence des États-Unis pour le développement international, USAID, avril-mai 1999, pages 8-10.

262 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

à mesure que les réseaux se détérioraient, suite au manque de fonds pour leur entretien et à l’effondrement des dispositifs de gestion.

La privatisation et la restructuration des exploitations du secteur n’ont fait qu’aggraver la situation. La multiplication rapide des petites exploitations a rendu la gestion de l’irrigation encore plus complexe et soulevé des problèmes financiers, économiques, environnementaux et institutionnels. Les comités de l’eau au niveau de l’État et du district ont de plus en plus de difficultés à collecter les redevances de l’eau et à générer des revenus. L’inefficacité des réseaux d’irrigation a exacerbé les problèmes environnementaux localement – engorgement et salinité liés à des applications d’eau excessives –, mais aussi en aval, dans la mer d’Aral et la mer Caspienne17.

Partout, la centralisation du contrôle des systèmes irrigués s’est traduite par leur détérioration. Les mêmes problèmes ont été rapportés pour l’Andhra Pradesh, en Inde, avant le transfert de la responsabilité de l’entretien aux agriculteurs eux-mêmes:

... le nombre de structures de régulation aux divers niveaux du périmètre est insuffisant et les systèmes de communication sont rudimentaires. Mais le facteur le plus pernicieux a été l’impact cumulé du sous-financement chronique de l’entretien pendant de nombreuses années. Cette situation a provoqué une grave détérioration de la plupart des réseaux d’irrigation de surface: canaux et drains fortement envasés, revêtement endommagé, érosion et effondrement des pertuis, nombreuses vannes hors service, décharges endommagées et obturateurs manquants... Le rendement de l’agriculture irriguée et la production par unité d’eau sont très inférieurs à leur potentiel... Du fait que ces systèmes en voie de détérioration ne sont pas en mesure de fournir l’eau de manière équitable et fiable, les agriculteurs les plus en aval manquent d’eau et les autres connaissent des déficits de rendement allant de 15 à 40%18.

Les responsables politiques doivent être conscients que les projets d’irrigation peuvent échouer lamentablement, dans une mesure qui dépasse parfois un mauvais rendement sur investissements. Le projet du Bura au Kenya constitue l’un des exemples les plus frappants d’un projet d’irrigation qui a tourné au désastre. À l’origine, les estimations de cette future vitrine du développement agricole annonçaient l’irrigation de 100 000 ha ou plus le long du Tana. Une étude de faisabilité menée à un stade précoce suggéra de ramener le programme à 18 000 ha. Au final, seuls 3 900 ha devinrent opérationnels, ce qui rendit impossible le recouvrement des importants investissements consentis. Mais des problèmes plus graves se posèrent, que W. M. Adams a résumé en ces termes:

... faibles rendements du maïs comme du coton, se traduisant par de faibles revenus pour les colons. L’irrégularité et la médiocrité de l’approvisionnement en eau sont la cause première de cette situation... Des problèmes d’entretien, de pièces détachées et de carburant, ainsi que le manque d’opérateurs et de

17 Sam Johnson, Economics of Water Users Associations: The Case of Maktaral Region, Southern Kazakhstan, préparé pour la Central Asia Mission, Agence des États-Unis pour le développement international, novembre 1998, p. 4. 18 Keith Oblitas et J. Raymond Peter, Transferring Irrigation Management to Farmers in Andhra Pradesh, India, Bulletin technique Banque mondiale n° 449, Banque mondiale, Washington, D.C., 1999, pages 5-6.

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 263

techniciens qualifiés, ont entraîné des dysfonctionnements répétés en 1983 et en 1984, années pendant lesquelles l’eau fut indisponible 25% du temps... l’envasement des ouvrages et des canaux et, à certains endroits, l’érosion des principaux canaux d’alimentation, ont été importants... La malnutrition des enfants était un grave problème... Terminé en 1981, le Centre de santé n’a ouvert ses portes qu’en 1983 du fait des contraintes budgétaires pesant sur le ministère de la Santé... L’incidence des maladies, en particulier la fièvre cérébrale, a été élevée parmi les colons et leurs enfants au cours de cette période. La construction des habitations a pris du retard et son coût a augmenté, ce qui a rendu encore plus improbable que les locataires aient les moyens de le rembourser... En outre, la mauvaise qualité des travaux a entraîné l’effondrement de nombreuses maisons (34% dans le Village I en 1982, par exemple)... De graves problèmes d’approvisionnement en bois de feu se sont également posés... Techniquement, il était clair que la pauvreté des sols de la zone du projet constituait un sérieux handicap, se traduisant par de médiocres rendements économiques... Bura va continuer à souffrir de déficits opérationnels. En outre, les revenus des locataires sont si bas qu’il ne sera pas possible de leur faire payer le coût des services pour combler le déficit19.

D’autres projets ailleurs dans le monde ont livré des résultats aussi décevants. Ainsi, alors même que le monde est arrivé à un point de son histoire où l’apport potentiel de l’irrigation est plus que jamais nécessaire et précieux, des obstacles formidables en empêchent la concrétisation. C’est pourquoi l’on a vu émerger, grosso modo au cours de la dernière décennie, des stratégies d’irrigation axées sur de nouveaux impératifs et faisant appel à de nouvelles approches. L’un des principaux objectifs de ce chapitre est d’en présenter la synthèse et de souligner les problèmes qu’elles soulèvent. Il vise également à fournir des références d’études techniques dans ce domaine, que pourra consulter le lecteur désireux d’approfondir ses connaissances. Les problèmes soulevés par l’irrigation sont difficiles, mais le consensus international est qu’ils sont surmontables et que l’irrigation a un rôle important à jouer dans l’avenir. Comme l’a exprimé la FAO:

Les résultats médiocres du secteur de l’irrigation ont leur part dans nombre de problèmes socio-économiques et environnementaux, mais ces problèmes ne sont ni inhérents à cette technique, ni inévitables, comme on le prétend parfois.

Les projets d'irrigation peuvent contribuer grandement à l'accroissement du revenu et de la production agricole, par rapport à l'agriculture pluviale. En outre, l'irrigation représente une solution plus fiable, et permet un choix plus étendu et plus diversifié de systèmes culturaux, ainsi que la production de cultures de plus grande valeur. La contribution de l'irrigation à la sécurité alimentaire en Chine, en Égypte, en Inde, au Maroc ou au Pakistan est largement reconnue. L'Inde, par exemple, tire 55% de sa production agricole des terres irriguées. En outre, les revenus agricoles moyens, au niveau des exploitations, se sont accrus de 80 à 100% grâce à l'irrigation, tandis que les rendements doublaient par rapport à ceux de l'agriculture pluviale pratiquée auparavant; les journées de main-d'œuvre à l'hectare ont aussi augmenté dans

19 W. M. Adams, How Beautiful Is Small? Scale, Control and Success in Kenyan Irrigation, World Development, volume 18, n° 10, octobre 1990, pages 1317-1318.

264 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

une proportion de 50 à 100%. Au Mexique, la moitié de la valeur de la production et les deux tiers de la valeur des exportations agricoles sont imputables au tiers de la superficie cultivable qui est irriguée20.

Aucune autre technique ou intervention de politique agricole ne permet d’envisager à elle seule des bénéfices de cette importance. En dépit de l’émergence généralisée de problèmes dans les réseaux d’irrigation, plusieurs réussites viennent appuyer l’optimisme de la FAO, qui affirme que, avec des politiques adaptées, il est possible d’améliorer l’efficacité de l’irrigation et de continuer à profiter de ses multiples avantages économiques et sociaux. La FAO a souligné l’expérience des Philippines comme un exemple d’une réforme des systèmes irrigués donnant des résultats positifs:

L'Agence nationale de l'irrigation... des Philippines offre un bon exemple de la manière dont une bureaucratie peut, avec le temps, transformer sa stratégie et son mode de fonctionnement... La qualité du service d'irrigation assuré par les agriculteurs pour eux-mêmes s'est indubitablement améliorée, les dépenses d'exploitation du réseau ont été réduites, et le fardeau sur le budget de la nation que représentaient les coûts récurrents de l'irrigation a été éliminé... Les observations récentes font apparaître que les réformes ont introduit davantage d'équité dans les approvisionnements en eau21.

Sharma et al. ont choisi et décrit quelques réussites de gestion de l’irrigation en Afrique:

Irrigation des Fadama au Nigéria: les Fadama sont des vallées fluviales sujettes à des crues saisonnières, ou dont les nappes phréatiques sont hautes pendant toute l’année ou presque... Les projets ont fourni des pompes motorisées à des prix subventionnés, ainsi que des puits tubulaires, grâce auxquels les agriculteurs ont plus largement recouru à l’usage de l’eau pour les récoltes de saison sèche. Chacun de ces systèmes a permis l’irrigation de 1 à 2 ha à un coût de 350 à 700 dollars américains par hectare. Soixante-dix pour cent des agriculteurs des zones de projet utilisent des pompes, dont la propriété et l’entretien leur reviennent, et les programmes annoncent un taux de réussite de 90%... avec plus de 50 000 pompes en fonctionnement dans tout le pays, une forte industrie de service s’est développée pour assurer leur entretien, et donc leur durabilité. Succès de la petite irrigation participative en Éthiopie:... le projet a fourni des fonds pour la remise en état et la construction de réseaux de petite irrigation couvrant plus de 4 400 ha (investissement moyen: 1 200 dollars par hectare)... ainsi que l’assistance technique du Département de Développement de l’Irrigation aux niveaux national et régional... Au départ, plus de 40 groupes d’usagers de l’eau se sont formés volontairement, puis ont participé pleinement à la définition et à la construction du réseau. Ces groupes ont également assumé la totale responsabilité du fonctionnement et de l’entretien. Cela a généré revenus et croissance dans les zones desservies, et cent membres du personnel ont reçu une formation.

20 FAO, 1993, p. 233, en partie sur la base d’estimations émanant de l’Institut international d'irrigation. 21 Op. cit., pages 294-295.

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 265

Succès spectaculaire de l’Office du Niger: créé en 1932, l’Office du Niger (O.N.) malien était un programme français de production de coton et de riz portant sur un million d’hectares à mettre en valeur en 50 ans. Pourtant, en 1982, le projet était loin d’avoir atteint ses objectifs: seuls 6% de la zone cible avaient été développés... L’infrastructure était mal entretenue, la production de coton avait été interrompue, le rendement moyen de paddy était faible et les colons mécontents. Pourtant, après dix années de préparation et de mise en œuvre bien pensées [du projet], l’O.N. est en train de devenir une réussite... entre 1983 et 1994: les rendements moyens de paddy ont triplé, 10 000 ha de terres abandonnées ont été remis en état, la population de colons a augmenté de 222% et la production de paddy par habitant est passée de 0,9 tonne à 1,6 tonne... les agriculteurs ont été autorisés à participer davantage à l’O.N. (par le biais de la fixation de la redevance et de la collecte des paiements, par exemple). En outre, l’O.N. lui-même a été restructuré et rationalisé et le taux de collecte des redevances a atteint 97% (même après une augmentation [de la redevance] de 43% au cours des deux dernières années)22.

Ces extraits esquissent quelques uns des facteurs susceptibles de contribuer à la réussite des projets d'irrigation. Ceux-ci, et d’autres, sont examinés de manière systématique dans le présent chapitre.

6.2 OBJECTIFS DE LA POLITIQUE D’IRRIGATION Comme d’autres volets de la politique, l’irrigation a trois objectifs prédominants: efficacité, équité et durabilité, mais certains aspects importants de leur interprétation diffèrent pour ce secteur. Comme ailleurs, durabilité s’entend au sens budgétaire, institutionnel et environnemental; les aspects institutionnels de nombreuses expériences d’irrigation à ce jour ont été particulièrement négligés, aussi bien dans les services publics que dans les organisations d’usagers. La dimension environnementale de la durabilité concerne avant tout l’entretien de la qualité de l’eau et du sol et le bon équilibre des ressources en eau. Des milliers d’hectares de terres irriguées sont perdus chaque année du fait de l’engorgement et de la salinisation des sols. Des habitats naturels risquent également de disparaître si, par exemple, la construction d’un réseau d’irrigation assèche des terres marécageuses ou inonde d’autres zones. La santé publique constitue un autre type de préoccupation environnementale liée à l’irrigation. Un risque majeur est que certains projets d'approvisionnement en eau ne créent un milieu propre à nourrir la malaria ou à diffuser la bilharziose (FAO, 1995, p. 21)23. Dans les zones où l’extraction d’eau souterraine est une pratique largement répandue, l’objectif de durabilité vise à garantir aux générations futures l’accès à cette ressource. Malheureusement, le rythme d’utilisation de l’eau souterraine est loin d’être durable dans de nombreux bassins phréatiques. Au Moyen-Orient, l’extraction d’eau

22 Narendra P. Sharma et al., African Water Resources: Challenges and Opportunities for Sustainable Development, Bulletin technique Banque mondiale n° 331, Banque mondiale, Washington, D.C., 1996, pages 47-48.

23 D’un autre côté, l’irrigation engendre des externalités importantes: Elle peut améliorer approvisionnement en eau et hygiène en milieu rural, en permettant aux populations des campagnes d’accéder facilement à l’eau pour leurs besoins domestiques. Cela profite en particulier aux femmes qui, très généralement, ont à charge la tâche pénible d’aller chercher l’eau pour la famille, souvent à longue distance. (Extrait de: Institut international d'irrigation, 1998)

266 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

souterraine ne représentait dans les années 60 qu’une fraction mineure des ressources renouvelables, mais en 2000 elle avait atteint près de 180% de ces ressources en Jordanie, 140% au Yémen et 99% en Tunisie24. Jacob Burke et Marcus Moench ont lancé un cri d’alarme concernant la quantité et la qualité des ressources en eau souterraine disponibles dans de nombreuses parties du monde:

Dans de nombreux pays, la généralisation du pompage motorisé pour l’irrigation des cultures s’est traduite par une augmentation exponentielle de l’extraction d’eau souterraine. En Inde, par exemple, le nombre de pompes diesel et électriques est passé de 87 000 en 1950 à 12,6 millions en 1990... La diffusion de la technologie du pompage a souvent entraîné une baisse spectaculaire de la nappe phréatique dans les zones à faible capacité de recharge. La concurrence s’accentue entre utilisateurs agricoles, domestiques et commerciaux pour l’accès aux ressources en eau souterraine, qui sont limitées. Peut-être plus grave encore, le pompage modifie les débits et entraîne souvent la migration de polluants et d’eau de mauvaise qualité dans les aquifères. La pollution a également été causée par le développement rapide de l’usage de produits chimiques agricoles avec la pratique trop fréquente de déverser directement dans le sol, sans traitement, des eaux usées industrielles et domestiques. En outre, il suffit de déversements mineurs de certains produits chimiques industriels, tels que les solvants organiques, pour entraîner une pollution à grande échelle de l’eau souterraine. Une fois que les aquifères sont pollués, leur nettoyage peut s’avérer techniquement impossible ou tout simplement trop onéreux25.

En matière de gestion de l’irrigation, l’objectif d’équité vise à donner la priorité au développement de l’irrigation au profit des petits agriculteurs et avec leur collaboration, ainsi qu’à la distribution équitable de l’eau au sein des périmètres, afin qu’aucun agriculteur ne soit privé de cette ressource essentielle. Cela signifie approvisionner en eau tous les agriculteurs y ayant droit, sans favoritisme. «Les agriculteurs pauvres se trouvent souvent en aval des systèmes irrigués, là où les approvisionnements sont les moins fiables» (FAO, 1995, p. 20). Œuvrer à une plus grande équité signifie aussi veiller à ce que les femmes rurales jouent un rôle de premier plan, non seulement comme destinataires de l’eau d’irrigation, mais aussi comme participantes à la conception et à la gestion du système. Du fait des problèmes spécifiques auxquels elles peuvent être confrontées, les femmes ont des intérêts et attendent des solutions en matière d’irrigation, différents des besoins perçus par les hommes. Par exemple, les femmes irrigantes peuvent ne pas oser sortir la nuit pour aller manoeuvrer les vannes d’arrosage. La participation féminine, et celle des paysans en général, contribue en même temps à l’objectif d’efficacité.

24 MENA/MED Water Initiative, Proceedings of the Regional Workshop on Sustainable Groundwater Management in the Middle East and North Africa, Summary Report, Sana’a, 25-28 juin 2000, manifestation accueillie par le National Water Resource Authority, République du Yémen, et co-parrainé par la Swiss Development Cooperation et la Banque mondiale, p. 4. 25 Jacob J. Burke et Marcus H. Moench, Groundwater and Society: Resources, Tensions and

Opportunities, Département des Affaires économiques et sociales des Nations Unies et Institute for Social and Economic Transtion, New York, 2000, p. 11.

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 267

Les considérations d’équité méritent que l’on s’y arrête car, en pratique, elles sont souvent négligées. Elles figurent souvent parmi les objectifs des projets de développement de l’irrigation, mais en réalité la politique de distribution est rarement compatible avec ce but. Convenablement organisée, l’irrigation peut être un instrument efficace contre la pauvreté. Le Programme international pour la recherche technologique en irrigation et drainage a souligné que l’irrigation génère des revenus plus élevés et plus stables pour les agriculteurs, une meilleure sécurité alimentaire pour les pauvres, davantage d’emplois sur et hors de l’exploitation, et des disponibilités accrues d’eau pour usage domestique, ce qui peut aider à améliorer l’état de santé des familles pauvres. Cependant, la même étude fait aussi valoir que ces progrès ne se matérialiseront que si le développement de l’irrigation est dirigé vers les familles pauvres en terres, si la démarche adoptée leur permet d’être propriétaires du système d’irrigation et de vendre l’eau avec profit, si les critères de sélection des bénéficiaires retiennent les familles à bas revenu, si les techniques de construction du réseau font largement appel à la main d’oeuvre, si les dispositifs institutionnels assurent que l’arrosage puisse être pratiqué en période de basses eaux, et si les paysans qui doivent être déplacés à cause de la création du périmètre sont pleinement dédommagés. Il est également vital que le projet de périmètre soit élaboré de manière participative, en prenant garde à y inclure les familles pauvres, et que sa conception garantisse des coûts modérés de fonctionnement du réseau26. Augmenter l’efficacité des systèmes irrigués doit se comprendre de deux façons. Techniquement, cela signifie réduire les pertes d’eau. Dans un sens plus large, cela signifie augmenter le rendement économique net pour les utilisateurs du périmètre, en tenant pleinement compte des externalités. Pour atteindre cet objectif, il faut agir dans plusieurs domaines différents: technologies, institutions et conditions générales de la politique agricole. Cependant, l’irrigation se distingue d’autres aspects de la politique agricole en ce que l’eau n’est pas une ressource propre à ce secteur. C’est une ressource unitaire et mobile, que tous les secteurs de l’économie peuvent utiliser, et à des fins différentes. De ce fait, les politiques et programmes d’irrigation ne peuvent pas ignorer le rôle de l’eau dans les autres secteurs de l’économie et dans d’autres usages. Toute politique de gestion de l’eau doit reconnaître qu’il s’agit d’un bien économique valorisable dans des usages concurrentiels: ce principe est désormais acquis sur le plan international. C’est pourquoi améliorer l’«efficacité» de l’irrigation au sens large peut signifier abandonner de l’eau à d’autres secteurs où son usage est de plus grande valeur, même si cela implique parfois de réduire du même coup la valeur de la production agricole. Du moment où la valeur de ces autres usages est prise en compte dans la planification de l’irrigation, améliorer l’efficacité nécessitera en général des mesures au niveau du périmètre irrigué dans son ensemble, et au niveau des exploitations. Ce type de mesures va d’une modification de la conception du système, à une meilleure gestion, en passant par des incitations économiques à un meilleur usage de l’eau. Des améliorations dans ces domaines entraîneront à leur tour une hausse des

26 Programme international pour la recherche et la technologie en irrigation et drainage (IPTRID), Poverty Reduction and Irrigated Agriculture, Issues Paper N°1, FAO, Rome, 1999, pages 7 et 15-16.

268 Politiques de gestion de l’eau en agriculture rendements agricoles par unité d’eau utilisée et/ou une baisse de la quantité d’eau totale utilisée, et peut-être même une réduction du coût de fourniture d’eau et de gestion du système. Dans la ligne de cette nécessité d’améliorer l’efficacité des systèmes irrigués, la planification de l’irrigation dans la plupart des régions du monde met désormais l’accent sur la gestion de la demande, plutôt que sur l’accroissement des ressources. Comprendre la gestion de l’irrigation comme une composante de la gestion de l’eau au sens large est également un principe reconnu dans le monde entier. Il faut tenir compte de tous les usages de l’eau dans tous les secteurs de l’économie, au niveau du bassin versant ou fluvial, et les plans de développement de l’irrigation doivent être en cohérence avec les cadres globaux des politiques de l’eau. L’approche holistique prend également en compte la qualité et la quantité de l’eau. Il s’agissait jusqu’ici d’interactions prenant place du côté demande des équilibres en eau. Du coté de l’offre existent également des interactions fondamentales, qui appellent une réflexion globale sur la gestion de l’eau. Les relations physiques concernant l’offre sont complexes et répandues. En préparation des stratégies de gestion de l’eau, il faut évaluer ensemble eau de surface et eau souterraine, parce que l’eau de surface et les aquifères sont fréquemment liés, parfois de façon compliquée. En général, l’eau de surface s’infiltre dans l’aquifère, mais des mouvements dans les deux directions peuvent prendre place avec un cours d’eau souterrain. Utiliser chacune de ces ressources peut affecter l’autre, si bien que des stratégies d’utilisation conjointe doivent être élaborées. Plus généralement, il faut admettre dans les stratégies que l’utilisation de l’eau en une certaine partie d’un bassin ou d’une nappe peut affecter aussi bien la quantité que la qualité de l’eau dans d’autres parties. L’approche holistique de la gestion de l’eau est rendue nécessaire en partie par la diversité de ses usages et la concurrence qui règne entre eux: «L'eau procure quatre types d'avantages économiques importants: en tant que matière; en tant qu'agent d'assimilation des déchets; pour sa valeur esthétique et récréative; et en tant qu'habitat pour le poisson et la faune sauvage. Les individus utilisent l'eau-matière pour la boisson, la cuisine et l'hygiène. Les exploitations agricoles, le commerce et l'industrie en font un usage économique dans leurs activités productives. Ces avantages-matière constituent des utilisations privatives de l'eau, en concurrence entre elles au plan de la consommation (par exemple, l'utilisation par une personne ou par un établissement industriel d'une quantité donnée d'eau exclut ou interdit l'utilisation de cette même quantité par d'autres)». Extrait de: FAO, 1993, p. 259, souligné par nous. [La production d’hydroélectricité est un cas particulier, puisqu’elle utilise l’eau sans la consommer, encore qu'elle puisse faire peser certaines contraintes sur d'autres usages.] On peut ajouter qu’utiliser l’eau comme agent d’assimilation des déchets risque d’empêcher son usage comme matière, et que ces deux usages sont susceptibles de diminuer la disponibilité ou l’utilité de l’eau pour les poissons et les autres animaux, de même qu'à des fins esthétiques ou récréatives. L’offre d’eau dans un bassin versant génère également des externalités économiques et des implications sociales. Ces relations, ainsi que les liens physiques

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 269

au sein d’un bassin versant, ont été évoquées par John Dixon et William Easter dans leur démonstration de l’intérêt d’une gestion intégrée: 1. Le bassin versant est un espace fonctionnel défini par des relations physiques. 2. Se placer du point de vue du bassin versant est une approche logique pour évaluer les

liens biophysiques des activités d’amont et d’aval parce que, au sein du bassin versant, elles sont liées par le cycle hydrologique...

3. Se placer du point de vue du bassin versant est une approche holistique, qui permet aux planificateurs et aux gestionnaires de prendre en compte de multiples facettes du développement de la ressource.

4. Les utilisations des terres et autres perturbations en amont entraînent souvent des impacts environnementaux en chaîne, que l’on peut facilement étudier dans le contexte du bassin versant.

5. Se placer du point de vue du bassin versant possède une forte logique économique. Un grand nombre des externalités liées aux diverses pratiques de gestion des terres sur une exploitation individuelle sont internalisées quand le bassin versant est géré comme une unité.

6. Le bassin versant fournit un cadre d’analyse des effets des interactions humaines avec l’environnement. Les impacts environnementaux au sein du bassin versant agissent en boucle de rétroaction sur les changements du système social.

7. L’approche bassin versant peut être intégrée à ou faire partie de programmes incluant la foresterie, la protection des sols, le développement rural et communautaire, ainsi que les systèmes d’exploitation27.

Il existe quelques régions du monde, en particulier en Amérique centrale et en Afrique occidentale ou centrale, où l’eau est encore abondante par rapport à la demande et où la concurrence pour l’eau entre secteurs ne se manifestera pas avant plusieurs décennies. Il se peut que, dans ces cas précis, la mobilisation de nouvelles ressources pour l’irrigation demeure prioritaire, mais l’expérience a montré que les modes de gestion jouent souvent un rôle déterminant dans l’aptitude des systèmes irrigués à augmenter les revenus de la population rurale. C’est pourquoi, aussi bien dans les zones où l’eau est rare que dans celles où elle abonde, l’amélioration de la gestion de l’irrigation au sens large, du bassin versant à l’exploitation, en passant par les performances des services publics et le rôle des groupes d’utilisateurs et des associations au niveau des communautés, constitue une préoccupation opérationnelle primordiale. Pour transformer ces objectifs généraux en actions concrètes, il faut définir pour le secteur de l’irrigation les huit sous-objectifs opérationnels suivants, qui prennent en compte aussi bien les besoins des usagers que les contraintes financières et institutionnelles: 1. améliorer l’efficacité de la planification holistique de l’irrigation; 2. rendre l’irrigation plus productive pour ses utilisateurs, c’est-à-dire augmenter le

rendement économique par unité d’eau utilisée;

27 John A. Dixon et K. William Easter, Integrated Watershed Management: An Approach to Resource Management, chapitre 1 dans: K. W. Easter, J. A. Dixon et M. Hufschmidt, Water Resources Management, Westview Press, Boulder, Colorado, 1986, p. 6 [souligné dans l’original].

270 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

3. améliorer l’accès à l’irrigation des femmes et des familles exploitantes pauvres; 4. réduire les besoins physiques en eau par unité de produit agricole; 5. réduire le coût total de fourniture de l’irrigation; 6. réduire son coût pour le budget de l’Etat; 7. accroître la durabilité environnementale de l’irrigation; 8. accroître la durabilité institutionnelle des réseaux d’irrigation. Les moyens d’atteindre ces objectifs sont divers et comprennent: administration directe des redevances d’eau et allocation de l’irrigation au niveau du système; gestion des allocations d’eau, de la qualité et des redevances par des autorités de bassin versant ou fluvial; développement des capacités propres des utilisateurs et des gestionnaires; implication des parties concernées dans la conception du système d’irrigation et dans les décisions d’exploitation du réseau; décentralisation des organismes publics de gestion de l’eau; codification des droits d’eau et établissement du cadre réglementaire; développement de marchés des droits d’eau; gestion conjointe des bassins transfrontaliers; et investissement public dans les infrastructures de mobilisation et de transport de l’eau. Le choix des moyens dépend des principaux problèmes d’eau auxquels le pays est confronté et de son environnement socio-économique, politique et géographique. Comme on le verra plus loin, en général, les modes de gestion plus participatifs obtiennent de meilleurs résultats28.

6.3 PLANIFICATION STRATÉGIQUE DE L’IRRIGATION DANS LE CADRE DE LA GESTION DES RESSOURCES EN EAU

Comme le suggèrent les remarques qui précèdent, l’irrigation est un secteur dans lequel il convient impérativement d’élaborer une stratégie globale avant de passer à des investissements importants ou à des programmes d'amélioration de l'efficacité. Comme l’a exprimé la FAO, «L'eau et l'hydraulique font de plus en plus l'objet de politiques et de moins en moins de simples projets; cette tendance devrait se poursuivre, voire s'accentuer» 29 . Cet impératif a été souligné dans de nombreux contextes, et s’applique à la gestion des bassins versants aussi bien qu’à celle des réseaux d’irrigation. Pour l’Afrique, il a été formulé comme suit:

Une approche systémique basée sur le bassin fluvial ou le bassin versant facilite le développement des ressources en eau dans un cadre intégré multisectoriel prenant en compte l’économie politique. Cette approche requiert que les pays souverains et les usagers de l’eau mènent une réflexion holistique et prennent des mesures locales et sectorielles en cohérence avec les objectifs de développement à long terme. Elle va dans le sens d’une évaluation plus objective des ressources en eau et d’une meilleure compréhension des interconnexions et des interdépendances entre les divers composants des écosystèmes, tels que terres, eau et forêts. L’utilisation des terres et les changements de leurs modes d’utilisation, la déforestation, la dégradation de la végétation, l’érosion du sol, la baisse du débit des cours d’eau, le changement

28 Luis E. García, 1998, pages 39-46. 29 FAO, 1993, p. 296 [souligné dans l’original].

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 271

climatique et les programmes de développement sont en interrelation et ont un impact sur l’usage de l’eau. Une approche systémique facilite également la compréhension des interactions entre secteurs économiques, tels que agriculture, industrie, énergie et [commerce], ainsi que le rôle des divers intéressés (agriculteurs, collectivités locales et utilisateurs domestiques). Ce type d’approche donne en outre une perspective régionale qui transcende les frontières politiques30.

Cependant, une approche plus systémique ne signifie pas une plus grande centralisation des décisions ni un contrôle accru du gouvernement sur les ressources en eau. Elle nécessite un partenariat large dans lequel tous les intéressés, du secteur public aux agriculteurs, en passant par les collectivités locales et le secteur privé, participent à la gestion des ressources en eau (ibid.) Pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord:

Il faut des politiques nationales de l’eau clairement exprimées, et des plans de gestion des ressources en eau, soutenus par des plans régionaux et de bassins appropriés, en cohérence avec ces politiques. Il convient d’évaluer systématiquement plusieurs stratégies alternatives de développement de l’eau, prenant en compte pleinement l’équilibre entre pratiques et mesures de gestion de l’offre et de la demande31.

Et au niveau mondial, les rôles du secteur public et des stratégies nationales ont été résumés comme suit:

Les rôles premiers du secteur public sont: de définir et mettre en œuvre une stratégie de gestion des ressources en eau; de fournir un cadre législatif, réglementaire et administratif approprié; de guider l’allocation intersectorielle et de développer les ressources en eau du domaine public. Les investissements, les politiques et les réglementations appliqués à une partie d’un bassin fluvial ou à un secteur affectent les activités de l’ensemble du bassin. C’est pourquoi ces décisions doivent être formulées dans le contexte d’une stratégie large à long terme, incorporant des hypothèses sur les actions et réactions de tous les participants à la gestion de l’eau, et tenant compte des écosystèmes et des structures socio-économiques du bassin fluvial32.

La FAO a souligné le besoin d’une coordination interinstitutionnelle pour parvenir à une planification stratégique efficace:

Il importe, en raison du caractère spécial de l'eau en tant que ressource unitaire, d'adopter une approche mieux intégrée et plus large dans les politiques et les questions touchant au secteur de l'eau... L'usage de l’eau dans un segment du système modifie la base de ressources et a une incidence sur les usagers d'autres segments... Les pouvoirs publics ont en général tendance à organiser et à administrer séparément les diverses activités du secteur de l'eau: tel service est responsable de l'irrigation; tel autre administre l'adduction d'eau potable et

30 N. P. Sharma, et al., 1996, p. 61. 31 Banque mondiale, 1994, p. 53. 32 Banque mondiale, Water Resources Management, Document d'orientation de la Banque mondiale, Washington, D.C., 1993, pages 40-41.

272 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

les réseaux d'égout; un troisième gère les activités liées à la production hydroélectrique; un quatrième supervise le transport fluvial; un autre le contrôle de la qualité de l'eau; un autre encore décide des politiques d'environnement; et ainsi de suite.

Cette fragmentation bureaucratique conduit à prendre des décisions sans coordination, les responsabilités des différents organismes intervenant étant dissociées les unes des autres. Trop souvent, les planificateurs décident de mettre en valeur une même ressource en eau pour des usages différents et concurrents.... pour traiter convenablement des questions liées à l'eau, il faut dépasser les démarches fragmentaires, projet par projet, ministère par ministère et région par région33.

Les défis institutionnels posés par une meilleure gestion de l’eau ont été exprimés sans détours par le gouvernement du Yémen dans sa stratégie visant à traiter la diminution rapide des eaux souterraines dans le bassin de la capitale, Sana’a: Le plan d’action comprend diverses mesures institutionnelles, physiques, techniques et financières qu’il conviendra d'appliquer afin de ralentir l’appauvrissement de l’aquifère.... Il est fondamental d’établir un cadre institutionnel adéquat pour la planification et la gestion du secteur de l’eau... La configuration institutionnelle existante est fragmentée et incapable de traiter les problèmes auxquels le bassin de Sana’a est confronté... La législation sur l’eau visant à contrôler l’extraction non réglementée attend l’approbation du gouvernement... [et] devrait... être mise en œuvre avec la plus grande diligence... Du fait de leur diversité, les mesures de politique seront difficiles à mettre en œuvre... Leur mise en œuvre nécessitera des efforts héroïques de la part du gouvernement et de la population du bassin de Sana’a... L’innovation technologique est nécessaire mais pas suffisante pour atteindre les objectifs du plan: il s’agira d’un effort conjoint avec les agriculteurs et leur coopération est essentielle à sa réussite. Au final, certaines des mesures proposées auront des répercussions sur la vie de chaque famille rurale de la zone cible. La diffusion rapide et efficace des informations dans la population rurale sera particulièrement difficile. Les problèmes d’isolement des villages, d’analphabétisme, de manque de moyens de communication de masse et de déficit ou de manque de personnel qualifié contribuent à augmenter l’ampleur de la tâche. (Extrait de: Gouvernement de la République du Yémen, Haut conseil de l’eau, Water Resources Management Options in Sana’a Basin, Rapport final, volume IX, Sana’a, juillet 1992, pages 53-55). La planification stratégique du secteur de l’eau doit également tenir compte de considérations macroéconomiques:

Pour améliorer la gestion des ressources en eau, il faut d'abord reconnaître de quelle manière le secteur de l'eau dans son ensemble est lié à l'économie nationale. Il importe également de comprendre comment des instruments différents de politique économique peuvent influencer l'usage de l’eau dans différents secteurs économiques, ainsi qu'aux échelons local, régional et national, et au niveau des ménages, des exploitations agricoles et des entreprises industrielles. Trop longtemps, de nombreux gestionnaires de l'eau n'ont pas su reconnaître que les politiques macro-économiques et celles concernant des secteurs autres que l’eau peuvent influencer de façon stratégique l’allocation de cette ressource... La stratégie globale de développement d'un pays, et l'application faite des politiques

33 FAO, 1993, pages 248-250.

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 273

macro-économiques - y compris en matière de fiscalité, de monnaie et de commerce - influent directement et indirectement sur la demande et sur l'investissement dans les activités liées à l'eau. L'exemple le plus évident est celui des dépenses de l'État... en matière d'irrigation, de maîtrise des crues ou de construction de barrages.

Un autre exemple, moins évident, est celui du commerce et des politiques de change visant à promouvoir les exportations pour accroître les recettes en devises. Par exemple, sous l'effet d'une dévaluation de la monnaie, les exportations de denrées agricoles de grande valeur et à forte consommation d'eau peuvent s'accroître. Si une nouvelle politique intervient pour réduire les taxes d'exportation, les agriculteurs seront d'autant plus incités à investir dans les cultures d'exportation, et donc dans les ouvrages d'irrigation qu’elles requièrent... 34

Les problèmes à affronter et à résoudre dans le cadre de la planification à long terme de l’irrigation relèvent des trois catégories suivantes: i) problèmes stratégiques, y compris les politiques macroéconomiques et les questions

élémentaires concernant l'extension de l’irrigation à la lumière des autres besoins en eau et des externalités de l’irrigation (questions relatives au développement des périmètres irrigués);

ii) problèmes de politiques sectorielles, afin de créer un environnement favorable grâce à des cadres législatifs, des réglementations et des régimes de mesures économiques incitatives et dissuasives;

iii) problèmes institutionnels et de processus, relatifs au renforcement des institutions gouvernementales et privées impliquées dans la gestion de l’eau et à la promotion de la participation des usagers de l’eau et des communautés à la prise de décision.

Ces trois catégories de problèmes sont passées en revue dans les sections 6.4 à 6.6, respectivement. Une étude de la Banque mondiale consacrée à l’un de ses projets d’irrigation au Soudan met bien en lumière certains des risques que présente la mise en œuvre de projets sans formulation préalable d’une stratégie globale de l’eau prenant en compte les liens intersectoriels et les répercussions sociales:

Le Projet d’irrigation de Roseires... n’a pas répondu aux attentes que laissait espérer son évaluation. Seuls 184 000 ha [contre 489 000 prévus] ont effectivement été équipés d’une infrastructure d’irrigation... et le taux de rentabilité n’a atteint que 9%. Le barrage a été construit prématurément parce que l’évaluation avait surestimé le besoin en eau stockée. L’évaluation n’a pas non plus accordé une attention suffisante à la planification des investissements pour développer l’agriculture. La rentabilité aurait pu être meilleure si le projet avait fait partie d’un plan global d’utilisation des ressources en eau du Nil, qui aurait pu faciliter la coordination et l’optimisation de l’irrigation, de l’agriculture et du développement de l’électricité... Aucune préoccupation n’a été exprimée quant aux problèmes potentiels de durabilité des rendements liés à un possible déclin de la fertilité du sol où à l’avenir des populations nomades vivant dans la zone proposée pour la retenue... il n'est pas fait mention des

34 Op. cit., p. 253.

274 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

problèmes que risquait de poser l'adaptation des nomades ou d’autres populations à leur nouvel environnement35.

D’un autre côté, il ne faut pas sous-estimer la complexité de la préparation d’une stratégie de l’eau solide et utile. Concernant le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, la Banque mondiale a observé que, en général, la planification à long terme des ressources aux niveaux de la région et du bassin laisse à désirer, ainsi que leur intégration à des plans nationaux et des stratégies à long terme d’utilisation des ressources. Les raisons de cette situation incluent des buts et objectifs ambigus, d’inadéquates données techniques sur les ressources, le manque de moyens financiers et de personnel convenablement qualifié pour planifier la gestion des ressources, enfin l’absence d’un engagement convaincant au niveau politique envers une meilleure gestion de cette ressource vitale qu’est l’eau. En outre, les mécanismes de participation à la formulation des stratégies sont en général déficients, ce qui affaiblit encore la volonté politique de chercher de meilleures solutions, et la capacité de les appliquer36. Pour l’essentiel, des observations identiques s’appliquent à d’autres régions du monde. Néanmoins, le processus participatif de modification des politiques de gestion de l’eau en Andhra Pradesh constitue un exemple encourageant: un processus de large consultation de la population a été mis en place pour identifier les problèmes et les directions possibles d’une solution. Le résultat de la consultation a convaincu les responsables qu'il fallait apporter des changements structurels radicaux à l’ensemble du système de gestion de l’irrigation. La stratégie de changement a émergé de cette consultation et a été mise en oeuvre à grande échelle37. Comme indiqué plus haut, en termes stratégiques globaux, il faut, dans la plupart des cas, mettre l’accent, non plus sur l'augmentation de l’offre d’irrigation, mais sur la gestion de la demande, ce pour quoi la participation des utilisateurs constitue un moyen efficace. Comme le disent Sharma et al. pour l’Afrique:

Les responsables doivent se concentrer davantage sur la gestion de la demande et la modification des comportements par le recours à des mesures incitatives, à des réglementations et à l’éducation. Ils doivent également se préoccuper de réaffecter l’offre existante à des usages plus valorisants, lutter contre le gaspillage, promouvoir des technologies de conservation et d’économie de l’eau et faciliter un accès plus équitable à la ressource38.

Des observations similaires ont été émises pour l’Amérique latine, dans le sens

où les modes de gestion de l’eau doivent être modifiés radicalement. Au lieu de continuer à financer des projets visant à augmenter l’offre en eau, la Banque interaméricaine de développement (BID) a proposé que les décisions d’investissement soient prises dans un contexte large tenant compte de la valeur sociale, économique et environnementale de cette ressource. De plus, la BID considère que les programmes

35 Operations Evaluation Department, Banque mondiale, Renewable Resource Management in

Agriculture, A World Bank Operations Evaluation Study, Washington, D.C., 1989, p. 166. À noter que, de manière générale, le Soudan possède quelques uns des projets d’irrigation les plus réussis d’Afrique. 36 Banque mondiale, 1994, pages 24-25. 37 Oblitas et Peter, 1999, p. 10. 38 N. P. Sharma, et al., 1996, pages xix-xx.

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 275

d’investissement dans le secteur de l’eau doivent être décidés de façon participative et soutenus par des politiques et lois appropriées. Une attention particulière doit être portée à créer et renforcer des institutions propres à une gestion intégrée de la ressource, qui font largement défaut39.

Bien qu’il faille donc changer l’ordre des priorités, les occasions fructueuses de

développer les disponibilités en eau ne doivent pas être négligées. Mais dans le futur, cela prendra des formes plus variées que la simple construction de nouvelles infrastructures. On pourra moderniser celles existantes, améliorer les institutions gestionnaires et leur compétence, prendre des mesures assurant une distribution de l’eau plus efficiente, et réduire les coûts d’exploitation des réseaux40.

6.4 PROBLÈMES STRATÉGIQUES POSÉS PAR LE DÉVELOPPEMENT DE L’IRRIGATION

6.4.1 Politiques nationales de développement agricole L’existence d’un cadre de politique économique nationale propice à la croissance agricole constitue une condition préalable à tout programme de développement de l’irrigation. Le chapitre 4 étudie les outils de politique susceptibles de jouer un rôle dans un cadre de ce type. Quels que soient les instruments choisis, il est essentiel que les politiques conduisent, au niveau de l’exploitation, à des prix incitatifs à la croissance agricole. Moris et Thom conseillent d’éviter d’entreprendre des projets d’irrigation «lorsque les politiques de prix agricoles sont dissuasives, les dispositifs de commercialisation inefficaces et les coûts de transport élevés ou lorsque que les matériels agricoles requis ne sont pas disponibles»41. La puissante influence des politiques macroéconomiques sur l’usage de l’eau est illustrée par une étude du cas du Yémen (R. D. Norton, Economic Policies for Water Management in Yemen, Discussion Paper N°11, Yemen Water Strategy, Multi-Donor Group on Yemen Water, Banque mondiale, PNUD et Gouvernement des Pays-Bas, Washington D.C., Etats-Unis d’Amérique, décembre 1995.) Les aquifères les plus importants de ce pays pauvre en eau sont surexploités, avec pour conséquence une baisse rapide des nappes phréatiques. Il est urgent d’encourager la conservation de l’eau et, à la limite, d’aller jusqu’à favoriser l’agriculture pluviale plutôt que la culture irriguée par forages. Néanmoins, la totalité des 20 instruments de politique examinés dans l’étude incitait en fin de compte à un usage excessif de l’eau. Bien que le taux de change ne constitue pas un facteur significatif dans le cas du Yémen, du moins à l’époque de cette étude, il peut s’avérer être, dans certains cas, le facteur le plus important pour déterminer l’intérêt d’investir dans l’irrigation. La rentabilité des cultures est l’un des critères les plus fondamentaux pour décider de l’extension d’un réseau d’irrigation, et l’analyse du chapitre 4 a montré que celle-ci dépend de façon décisive de la politique de taux de change. Ce facteur est tellement

39 Banque interaméricaine de développement, 1997, p. 4 [traduction]. 40 N. P. Sharma, et al., 1996, p. xx. 41 J. R. Moris et D. J. Thom, 1991, p. 33.

276 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

important que, en règle générale, on peut dire qu’il ne faut pas investir dans l’irrigation si le taux de change est sensiblement surévalué. Les politiques commerciales biaisées en faveur du secteur industriel peuvent aussi saper la rentabilité des investissements d’irrigation. Les conséquences pour l’irrigation de politiques des prix agricoles défavorables comportent, non seulement des revenus moindres pour les agriculteurs, et donc une moindre rentabilité du projet, mais aussi leur incapacité à contribuer aux dépenses d’entretien du périmètre, d’où maintenance inadéquate, aggravation de la détérioration physique, et même abandon partiel ou total des réseaux à mesure que le sol s’appauvrit et que les agriculteurs trouvent ailleurs des alternatives plus rémunératrices. Il devient plus difficile de stopper les conséquences environnementales négatives. Le rendement économique net de l’eau tombe en dessous du niveau que l’on peut atteindre dans des conditions plus favorables, lequel est déjà faible par rapport aux normes d’autres secteurs usagers de l’eau. C’est pourquoi, d’un point de vue national, développer l’irrigation dans un cadre politique défavorable à l’agriculture entraîne le gaspillage de l’eau et des capitaux investis dans les réseaux, la dégradation de l’environnement et l’incapacité à améliorer suffisamment le niveau de vie des agriculteurs. Les autres ingrédients essentiels d’une politique nationale de développement agricole comprennent un régime foncier convenable, un transfert efficace des technologies agricoles et des institutions financières rurales performantes. Comme l’ont résumé Moris et Thom, l’irrigation ne rapporte pas sans sécurité de la tenure, sans prix attractifs des produits agricoles, sans disponibilité d’intrants et de crédit, et sans fiabilité des ressources en eau42. 6.4.2 Politique intersectorielle de l’eau Il faut élaborer la politique d’irrigation dans le contexte d’une politique nationale et intersectorielle de l’eau. Les éléments d’une telle politique sont, par exemple, des plans de construction et d’exploitation d’installations hydrauliques multisectorielles, la définition d’un cadre législatif et réglementaire pour les droits d’eau, des procédures de surveillance de l’usage de l’eau et de résolution des différends, des cadres incitatifs, la définition du rôle du secteur privé dans la distribution et la gestion de l’eau, ainsi que des réglementations environnementales et des dispositions de contrôle des crues, entre autres. L'une des exigences élémentaires d’une politique de l’eau nationale, et donc d’une stratégie d’irrigation, est l'évaluation des ressources en eau du pays. Avant de se lancer dans la conception de projets d’irrigation, il convient de décider s'il faut, et jusqu’où, augmenter l'offre en eau d’irrigation et, dans l'affirmative, dans quelle mesure, à la lumière des projections de bilans en eau par bassin versant et dans l'ensemble du pays. C’est seulement ensuite que l’on peut s'attaquer à l'étude des modalités techniques, économiques et institutionnelles qui assureront la viabilité de périmètres irrigués supplémentaires.

42 Op. cit., p. 42.

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 277

L'évaluation de l’eau doit prendre en compte toutes les sources d’eau, bien sûr les eaux souterraines et de surface, mais aussi les sources non traditionnelles telles que l’eau dessalée ou les eaux usées recyclées, ainsi que tous les usages de l’eau, existants et projetés. En cas d’usages concurrents, il convient d’estimer la valeur économique de l’eau pour chaque type d’usage et les possibilités d’économie de l’eau dans ceux existants. L'évaluation doit également estimer la capacité d’assimilation des déchets des réseaux hydrauliques en fonction des volumes probables de déchets qui seront rejetés dans l’eau douce, de même que les coûts économiques et les risques sanitaires liés à la mauvaise qualité de l’eau. Outre le rejet direct des déchets, la pollution de l'eau est imputable dans une très large mesure à l'infiltration des déchets des fosses de décantation et des décharges, ainsi qu'au ruissellement des produits de traitement chimiques agricoles. L’eau souterraine est particulièrement vulnérable à ce type de pollution, parce que les mécanismes naturels d’épuration sont pratiquement inexistants et les polluants ne disparaissent, au mieux, que très lentement. Les aquifères côtiers soumis à pompage sont aussi gravement exposés à l'infiltration d’eau salée. Les rivières sont également vulnérables parce que leur pollution accroît les coûts d’utilisation pour les usagers en aval, et la pollution peut les rendre tout à fait impropre à certains usages. En outre, les polluants acheminés par les fleuves parviennent souvent dans des lacs, des estuaires ou des fonds marins côtiers, où ils créent d’autres problèmes. La Banque mondiale a plaidé en ces termes pour une évaluation des ressources en eau:

Les options spécifiques d’investissement et de développement doivent tenir compte des relations entre les différentes sources d’eau. Les ressources en eaux de surface et souterraine étant physiquement liées, leur gestion et leur développement doivent l'être également. Au sein des bassins fluviaux ou des nappes phréatiques, il faut intégrer les activités de gestion du sol et de l’eau, ainsi que les problèmes de quantité et de qualité, afin que les liens entre amont et aval soient reconnus et que les activités menées dans une partie du bassin fluvial tiennent compte de leur impact sur d’autres parties. Les investissements en infrastructure risquent de déplacer des personnes et de perturber des écosystèmes. L’évaluation des ressources en eau doit tenir compte de ces conséquences transversales43.

Certaines évaluations des ressources en eau doivent comprendre les possibilités d’accès à l'eau toute l’année par le recours à la construction de barrages. L'histoire des barrages remonte à aussi loin que celle des grands réseaux d'irrigation et, entre 1950 et la fin des années 1980, environ 35 000 d'entre eux ont été construits dans le monde44. Cependant, du fait de la prise de conscience des problèmes environnementaux et sociaux difficiles souvent liés aux grands barrages, une concertation internationale est actuellement en train d'élaborer de nouvelles procédures de planification et de nouveaux critères d'évaluation pour ce type d'ouvrages. On trouvera, dans le document UICN-Banque mondiale en référence consacré à ce sujet, et en particulier dans les pages 4 à 13, 19 à 20 et les annexes A1 et A2, une formulation préliminaire des problèmes de planification et des critères d’évaluation. L'acceptation des futurs projets de construction

43 Banque mondiale, 1993, p. 42. 44 Tony Dorcey, Achim Steiner, Michael Acreman et Brett Orlando, Large Dams: Learning from the Past, Looking at the Future, UICN-Union mondiale pour la nature et la Banque mondiale, 1997, p. 4.

278 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

de barrages sera assujettie à des critères plus stricts, mais les projets dont la conception en tiendra effectivement compte pourront être menés à bien. Il est important que les concepteurs de barrages se tiennent au courant de la réflexion en cours à ce sujet sur le plan international. Lorsque l’eau est rare, son évaluation doit étudier les possibilités offertes par le recyclage des eaux usées traitées et le dessalement de l’eau de mer. Dans le cas du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, on a conclu que la réutilisation des eaux usées peut à la fois compléter les ressources en eau et présenter des avantages environnementaux importants, pourvu qu'elle soit soigneusement contrôlée. Des zones importantes irriguées par les eaux usées existent déjà dans plusieurs pays comme Israël, la Jordanie et l’Arabie Saoudite45. Dans l’hémisphère nord, le Mexique est l’un des champions de l'irrigation par les eaux usées traitées des terres de son plateau central, une région où la concurrence pour l’eau est particulièrement sévère. Des soucis subsistent quant à la qualité des eaux recyclées, et la recherche étudie des moyens efficaces de l’améliorer. Au Burkina Faso, on a montré qu’en faisant croître des laitues d’eau (Pistia stratiotes) dans des étangs d’eau recyclée, celle-ci était assainie au point de pouvoir irriguer des jardins de marché46. Une évaluation exhaustive des ressources en eau indiquera, entre autre, les possibilités de développement de nouvelles ressources en eau et leur coût approximatif, les tendances de la demande, les possibilités de conservation de l’eau dans chaque type d’usage et les options d’amélioration de l’efficacité des réseaux d’irrigation existants, les tendances de la qualité de l’eau et les catégories de mesures requises pour maintenir une qualité acceptable, ainsi que l’orientation et l'ampleur probables des transferts d’eau intersectoriels dans l’avenir. Elle devra également identifier les contraintes agronomiques qui pèsent sur l’irrigation, les problèmes environnementaux autres que la qualité de l’eau (appauvrissement des sols, dégradation des habitats naturels, par exemple) et les problèmes sociaux éventuellement liés au développement et à la qualité de l’eau (par exemple: préoccupations sanitaires, déplacement de populations du fait de la construction d’un barrage et de l’ouverture de nouveaux périmètres irrigués). C’est uniquement dans un cadre de ce type que la planification de l’irrigation doit prendre forme. Compte tenu de l’importance croissante des politiques de gestion de l’eau, la FAO a avancé qu’il fallait compléter l’évaluation des ressources en eau par une étude de la politique de l’eau. Elle estime que ce type d’étude doit avoir lieu en cas de problèmes tels que les difficultés à équilibrer l’offre et la demande, les déficiences dans les services de distribution d'eau, la dégradation de la qualité de l’eau, les graves inefficacités dans les réseaux hydrauliques (y compris d’irrigation), les déficits financiers du secteur de l’eau, les dysfonctionnements des organismes chargés de la

45 Banque mondiale, 1994, p. 28. 46 D. Kone, Epuration des eaux usées par lagunage à microphytes et à macrophytes en Afrique de l’Ouest et du Centre – état des lieux, performances épuratoires et critères de dimensionnement, Thèse de doctorat, Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne, N° 2653, Lausanne, Suisse, 2002 (référence fournie par International Network on Participatory Irrigation Management (INPIM)).

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 279

gestion de l’eau et les symptômes de conflits entre usagers de l’eau47. Les consignes d’élaboration de ce type d’étude sont fournies dans la publication de la FAO (1995). 6.4.3 Remise en état des réseaux ou construction de nouveaux périmètres Compte tenu des performances décevantes de nombreux programmes d’irrigation à ce jour, quasiment toutes les études de stratégies d’investissement recommandent de donner la priorité à la remise en état des périmètres existants plutôt qu’au développement de nouveaux périmètres. Comme l’a indiqué la FAO:

L'une des meilleures perspectives qui s'offrent au progrès de l'irrigation - et assurément au développement en général - réside dans le potentiel énorme que présentent les 237 millions d'hectares déjà irrigués [dans le monde]. Alors que la valeur totale des investissements réalisés dans l'irrigation dans le monde en développement se chiffre aujourd'hui à environ 1 000 milliards de dollars, la rentabilité du capital immobilisé est bien inférieure au potentiel connu. Nombre de périmètres d'irrigation ont encore besoin d'investissements appréciables pour être achevés, modernisés, ou étendus. Quoique la remise en état des aménagements existants coûte de plus en plus cher, elle peut être éminemment rentable48.

Il faut cependant nuancer la priorité accordée à la remise en état. Il peut s’avérer plus important d’améliorer les aspects institutionnels du système ou l’environnement de la politique que de remettre en état les structures physiques; à tout le moins, ce sont là des préconditions à une réhabilitation réussie. Ces préoccupations ont été résumées par Moris et Thom:

De toute évidence, dans des pays comme le Niger ou la Tanzanie où l’étendue des terres irrigables devenant improductives dépasse celle des nouveaux périmètres irrigués, la remise en état doit être la priorité des priorités. De fait, c'est ce sur quoi la plupart des donateurs a insisté au cours de ces dernières années. Cependant, l’expérience des tentatives de remises en état montre que la situation n’est pas toujours aussi tranchée:

• lors de la remise en état, les aspects techniques tendent à prendre une

place prépondérante alors qu’en fait, ce peut être le dispositif d’exploitation et d’entretien qu'il faudrait revoir;

• en général, le besoin de remise en état découle de l'absence de procédures d’entretien adéquates. S'il n’est pas possible d'y remédier dans le cadre du système local, la reconstruction physique n’apportera qu’une amélioration temporaire;

• lorsque l’on a laissé le réseau principal se détériorer de manière importante, le coût de la reconstruction peut s'avérer aussi lourd que celui de la construction de nouveaux périmètres;

• ajouter de nouveaux emprunts aux anciens crée un fardeau financier écrasant, très supérieur à ce que peuvent supporter de nombreux périmètres.

47 FAO, 1995, pages 12 à 15. 48 FAO, 1993, pages 290-292.

280 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

Par conséquent, si la répartition des efforts en Afrique devrait probablement s’orienter vers une amélioration de l’irrigation existante, cela ne veut pas nécessairement dire que la reconstruction physique de ces réseaux sur financement extérieur soit la bonne solution. L'analyse comparative minutieuse, au cas par cas, des dysfonctionnements d’exploitation et d’entretien qui ont rendu nécessaire la remise en état des programmes existants doit apparaître comme [une condition préalable] à la mise en place de mesures correctives efficaces49.

Lorsque la remise en état physique semble avoir un rôle à jouer, il est important d’évaluer la conception technique d’origine et de décider si elle fonctionne suffisamment bien pour justifier sa remise en état. Il y a grand risque à financer des projets de réhabilitation sur des architectures de base mal conçues. Dans ce contexte, Willem Van Tuijl a présenté trois alternatives aux décisionnaires: i) changer la conception de base du système – la mettre à niveau, ii) remettre le système en état en respectant la conception d’origine, iii) ne pas y toucher si la conception d’origine laisse gravement à désirer et serait trop onéreuse à améliorer. Il souligne que:

Il est difficile d'avancer des consignes permettant de déterminer si la mise à niveau est préférable à la remise en état. La décision doit dépendre des conditions locales, telles que dépenses d’investissement, technologies d’irrigation attendues sur les exploitations, valeur de la production agricole supplémentaire et valeur de l’eau économisée grâce au recours à des technologies améliorées... Lorsque l'on prépare des projets de remise en état et d’amélioration, il faut se livrer à un travail de diagnostic (technique, agronomique et socio-économique) renforcé afin d'évaluer les systèmes existants et de déterminer s'il convient de les mettre à niveau50.

L'inadaptation des systèmes de drainage et/ou l'absence de mesures de contrôle correspondantes se trouvent souvent à l'origine de la détérioration du potentiel de production des systèmes irrigués. La détérioration des installations de drainage au Turkménistan a été mentionnée à la section 6.1 ci-dessus. L’Institut international d'irrigation a observé que:

En Chine, par exemple, plus de 930 000 ha de terres cultivées irriguées sont devenus improductifs depuis 1980, soit une perte moyenne de près de 116 000 ha par an... On a estimé qu’environ 24% des zones irriguées dans le monde sont victimes de la salinisation, encore que de nombreux observateurs jugent cette évaluation trop élevée51.

49 J. R. Moris et D. J. Thom, 1991, pages 561-562. 50 Willem Van Tuijl, Improving Water Use in Agriculture: Experiences in the Middle East and North Africa, Bulletin technique Banque mondiale n° 201, Banque mondiale, Washington, D.C., 1993, pages 21-22. 51 Institut international d'irrigation, 1998.

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 281 «L'engorgement et la salinisation des sols sont parmi les principales causes de la perte de productivité de nombre de périmètres irrigués. L'engorgement est dû à un apport excessif d'eau dans des périmètres dont la capacité de drainage naturel est limitée. Une fois qu'il y a engorgement, la salinité du sol augmente parce que l'eau d'irrigation abandonne dans le sol des solides initialement dissous. Il est essentiel de surveiller les niveaux du bassin versant dès le début du projet pour mettre en œuvre des mesures correctrices avant que le sol ne se soit dégradé... en agriculture pluviale un drainage de surface est nécessaire pour prévenir l'engorgement temporaire et l'inondation des dépressions. En agriculture irriguée, un drainage artificiel s'impose dans pratiquement tous les cas. Il est capital de contenir au maximum les besoins de drainage et les coûts correspondants en réduisant les sources d'eau excédentaire par une rationalisation du réseau et des pratiques de gestion de l'eau sur l'exploitation...» (FAO, 1993, p. 287). D'un point de vue plus général, les programmes de remise en état doivent reposer sur une vision large du fonctionnement du système, intégrant les politiques qui le soutiennent, les composantes de sa gestion et le rôle des agriculteurs. Si la remise en état ou la mise à niveau physiques sont souvent nécessaires, il faudra probablement aussi changer l'approche de gestion et d'exploitation du système. Les propositions de la Banque mondiale pour le Mexique fournissent une illustration précoce de cette approche élargie de la remise en état de l’irrigation:

Compte tenu de l'important potentiel d’augmentation de la productivité dans la majorité des districts [d’irrigation], le Gouvernement devrait privilégier six axes d'action: (a) réalisation d'ouvrages et de travaux sur les exploitations des périmètres existants; (b) réalisation d’économies d’eau par une utilisation plus économique des ressources; (c) amélioration de la formation et de la gestion dans les services de vulgarisation et de recherche afin de parvenir plus rapidement à des gains de rendement; (d) recours à des politiques gouvernementales moins restrictives en matière de choix des cultures, conduisant à des modèles de production plus diversifiés et à des combinaisons culturales à plus forte valeur; (e) mise à disposition de fonds et de ressources suffisants pour une maintenance adéquate grâce à l’augmentation de la redevance d’eau, et à la participation plus active des agriculteurs; enfin (f) augmentation des prix à la production de manière à les rapprocher au maximum des prix frontière afin de stimuler la production et de permettre aux agriculteurs de payer une redevance d'eau plus élevée, ainsi qu'une partie des investissements d’amélioration des systèmes52.

L’objectif étroit de remise en état ou à niveau, qui semble mettre l’accent sur la reconstruction physique, doit être remplacé par l’objectif plus large d’amélioration de l’efficacité globale de l’irrigation et de la distribution de l’eau. L’efficacité doit être décomposée en ses composantes au niveau de l’exploitation et au niveau du réseau dans son ensemble, qui dépendent toutes deux de facteurs institutionnels et économiques, autant que physiques. Selon Van Tuijl, ce qu’il faut pour améliorer l’efficience de la distribution d’eau, c’est améliorer les politiques en matière de régime foncier afin d’accroître la sécurité de tenure, fixer les redevances d’eau à un niveau suffisant, accepter un budget plus réaliste pour l’exploitation et l’entretien, renforcer les aspects 52 Latin America and the Caribbean Regional Projects Department, Banque mondiale, Mexico: Irrigation Subsector Survey – First Stage, Improvement of Operating Efficiencies in Existing Irrigation Systems, Volume I, Main Findings, Rapport n° 4516-ME, Washington, D.C., 13 juillet 1983, p. 7.

282 Politiques de gestion de l’eau en agriculture institutionnels de la gestion, tels qu’associations d’usagers et services d’assistance agricole, et, le cas échéant, réhabiliter et améliorer les périmètres53. On peut ajouter à cette liste l’amélioration du contexte de politique agricole, afin d'inciter davantage les agriculteurs à pratiquer les cultures irriguées et à entretenir le périmètre. 6.4.4 Types de systèmes irrigués Techniquement, il existe de nombreux types de systèmes irrigués, mais les distinctions les plus fréquemment pratiquées sont les suivantes: réseaux complets ou d'appoint, réseaux modernes ou traditionnels (informels) et grands ou petits réseaux. Plusieurs d'entre eux pouvant avoir leur place au sein d'une stratégie nationale de l’eau, l'évaluation des ressources en eau d'un pays doit les étudier tous. Le mot «informel» fait référence à des pratiques traditionnelles telles que l'irrigation de décrue après les crues annuelles, parfois améliorée par des structures simples du type polders et prises d’eau en rivière, ou les petits ouvrages de captage d’eau de pluie. L’irrigation par épandage, assistée par de simples ouvrages de dérivation en terre, s'observe fréquemment dans des pays comme le Yémen. En dépit du rythme de construction des systèmes irrigués dans le passé, les systèmes traditionnels représentent encore le mode d'irrigation dominant dans certaines régions. Par exemple, 72% de la production de riz irrigué des 19 principales nations d’Afrique productrices de riz proviennent de méthodes traditionnelles54. La littérature confond parfois la notion de systèmes, ou réseaux, d’irrigation, d’une part, et celle de méthodes d’irrigation, d’autre part. Une classification très simple divise les méthodes d’irrigation en deux catégories: l’irrigation par écoulement de surface et l’irrigation sous pression. L’irrigation par écoulement de surface prend diverses formes (bassin, sillon, bordures, etc.) qui toutes appliquent l’eau à un certain point de la parcelle, d'où elle se répand en surface sur l’ensemble. Jusqu’à l'invention, au vingtième siècle, des techniques sous pression, l’écoulement de surface était la seule méthode connue et elle reste la plus largement utilisée. Elle présente des inconvénients notables, tels qu’une faible efficacité de l’application d’eau, la nécessité de niveler le terrain, des difficultés à appliquer le volume d’eau correct à la bonne fréquence et un besoin élevé de main d’œuvre, mais on peut s’attendre néanmoins qu’elle continue à prédominer.

L’irrigation sous pression, parfois appelée micro-irrigation, fait appel à deux techniques: l'aspersion et l'irrigation localisée, cette dernière ayant principalement recours au goutte à goutte et aux micro-asperseurs. Bien conçues et bien gérées, ces deux techniques assurent une application plus efficace de l’eau que l’écoulement de surface. L’irrigation localisée peut appliquer de l’eau et des engrais chaque jour en fonction des besoins des cultures, ce qui se traduit par une augmentation des rendements et de la qualité des récoltes, ainsi que par une économie de main d’œuvre. Les inconvénients des méthodes sous pression sont, entre autres, l’importance des investissements, la nécessité de consommer de l’énergie et l’utilisation de composants sophistiqués qui ne sont pas toujours disponibles. C'est pourquoi l’irrigation sous pression se limite généralement à des cultures à forte valeur, telles que arbres fruitiers et maraîchage.

53 W. Van Tuijl, 1993, p. 4. 54 Calculé à partir de chiffres fournis par J. R. Moris et D. J. Thom, 1991, p. 41.

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 283

En général, on ne peut pas dire que les systèmes irrigués informels ou traditionnels55 soient nécessairement préférables aux systèmes techniques modernes ou vice versa. Il faut évaluer le contexte propre à chaque cas. Lors de la conception des stratégies d’irrigation nationales, il convient d’étudier plus largement l'expérience de l’irrigation traditionnelle et d’envisager en toute objectivité d'y recourir plus largement dans certaines régions. À ce jour, les organismes internationaux ont eu tendance à ignorer le potentiel offert par de modestes améliorations des systèmes traditionnels, et il conviendrait de corriger cet oubli. Moris et Thom ont expliqué la situation en ces termes:

... dans de nombreux pays africains, les systèmes irrigués sont polarisés entre quelques périmètres gouvernementaux de grande envergure et de nombreux irrigants indépendants de très petite taille. Ces derniers pratiquent diverses techniques «traditionnelles», sans quasiment aucune aide extérieure. Aujourd’hui, ils utilisent un peu de matériel moderne (ou «introduit»), en particulier de petites pompes, mais leur mode de financement et d’exploitation est très différent de celui des grands programmes officiels... Les documents de projet que l’on trouve dans les dossiers des donateurs tendent à représenter ces périmètres officiels... Les efforts menés par les agriculteurs pour contrôler l’eau sont en général à très petite échelle. L’achat d’une unique pompe peut représenter le point culminant d’un énorme effort pour des agriculteurs de subsistance... À cet extrême, peu d’ingénieurs expatriés considéreraient de telles pratiques de gestion de l’eau comme de «l’irrigation». Néanmoins, elles atteignent le même objectif que les technologies importées, beaucoup plus onéreuses, des périmètres officiels... Les énormes différences entre ces deux grands types d’irrigation... ont empêché tout partage d’expérience ou assistance entre eux. Il s’est avéré très difficile pour les services gouvernementaux et les donateurs extérieurs de travailler avec les systèmes africains à petite échelle, bien que l’on observe quelques cas de réussite partielle (au Sénégal et en Tanzanie). L’extrême dualité qui caractérise le secteur de l’irrigation dans la plupart des pays subsahariens est regrettable. Elle rend improbable l'évolution de petits projets réussis vers des opérations de taille moyenne, susceptibles de combiner une forte participation des agriculteurs et des économies d’échelle dans la gestion de l’eau56.

Il n’est pas nécessaire de se rendre dans des régions écartées pour observer des pratiques d'irrigation traditionnelle. À Bamako et ses environs, par exemple, on peut voir de nombreux petits agriculteurs prélever l’eau du fleuve Niger dans des gourdes et des seaux en plastique pour arroser les légumes plantés à quelques mètres de la rive. Un petit nombre d’entre eux a investi dans des pompes et des tuyaux. L'élaboration d’une stratégie d’irrigation faisant davantage place à la participation des agriculteurs pourrait conduire, dans certains cas, à mettre davantage l'accent sur l’extension et l’amélioration des systèmes irrigués traditionnels. Dans le contexte de la planification stratégique, il faut prendre en compte l’irrigation

55 Dans certaines taxonomies, les systèmes irrigués traditionnels relèvent de la catégorie petits réseaux. La FAO, par exemple, écrit que «Les petits programmes peuvent porter sur différentes technologies: captage, forage et exploitation de puits, dérivation sur les cours d'eau et utilisation de terres humides» (FAO, 1993, p. 287). 56 Moris et Thom, op. cit., pages 6-7.

284 Politiques de gestion de l’eau en agriculture traditionnelle pour les raisons suivantes: a) on doit en reconnaître l’intérêt, en particulier lors de la conception de projets (en général des barrages) susceptibles de limiter ou de supprimer les conditions qui y font recourir; b) il existe, ou il est possible d'envisager, des possibilités techniques d'améliorations graduelles, par exemple en augmentant le nombre de pompes ou en construisant de petits polders, lorsque le régime foncier et les conditions agronomiques, économiques et sociales le permettent; c) à l'occasion de la réflexion sur l’expansion ou l’amélioration de l’irrigation traditionnelle, il faut en priorité faire participer aux discussions les agriculteurs qui la pratiquent, et solliciter leurs idées sur la manière d’augmenter son efficacité et son rendement. Dans ce contexte, l’objectif doit être d’améliorer les systèmes traditionnels d’irrigation sans en saper les qualités intrinsèques qui avaient initialement conduit à leur établissement. L’irrigation d'appoint compense les périodes de sécheresse en saison sèche ou prolonge la saison de disponibilité de l’eau pour les cultures. En général, elle fait appel au pompage d’eau de surface ou d’eau souterraine. Son utilisation est dictée par les conditions climatiques; dans les régions où la saison des pluies est souvent irrégulière, elle peut jouer un rôle essentiel pour éviter de graves dommages aux cultures. Dans le monde entier, l’irrigation est une technique d'appoint, à un degré ou à un autre, sauf dans le cas des climats très arides ou des serres. L’irrigation d’appoint peut s’avérer essentielle non seulement pour accroître la production, mais aussi pour garantir la qualité de produits tels que fruits et légumes, en permettant à l’agriculteur de contrôler le moment des apports d’eau aux plantes. Etant donnée l’importance croissante que prend la qualité des produits à l’exportation, ainsi que d’ailleurs sur les marchés intérieurs des pays en développement, cette contribution de l’irrigation d’appoint peut sensiblement améliorer le revenu paysan. L’expérience du District de Machakos au Kenya fournit un exemple de développement de l’irrigation traditionnelle conduit par les agriculteurs: Dans le District de Machakos, au Kenya, on a recours à la construction de terrasses pour contrôler l’érosion du sol et ralentir le ruissellement, afin d'augmenter l’approvisionnement en eau de la couche racinaire du sol. Il en est résulté une augmentation des rendements et de la production. Le plus important est peut-être que cette réussite découle quasiment entièrement de la décision des agriculteurs d’investir par leurs propres moyens pour améliorer les ressources naturelles, ainsi que d’autres aspects de leurs exploitations. Le gouvernement a apporté une contribution non négligeable en améliorant les routes qui relient les exploitations aux marchés, au sein de la région ainsi qu’entre celle-ci et Nairobi. (N. P. Sharma, et al., 1996, p. 47.) Les agriculteurs commerciaux ont joué un rôle important dans le développement de systèmes privés d’irrigation d'appoint. Un exemple notable en est donné par les producteurs de café du Kenya. L’intérêt de l’irrigation d'appoint a été exprimé en ces termes:

Dans tous les cas d'agriculture pluviale, où la moyenne du cumul [des précipitations] se situe en limite des valeurs favorables aux récoltes, des déficits mineurs... peuvent avoir des conséquences dramatiques sur le rendement des cultures... En termes de politique, il est important de réaliser qu'une irrigation d'appoint venant compléter la culture pluviale peut présenter

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 285

d'aussi grands avantages, en environnement semi-aride, que l’irrigation «totale» répondant à tous les besoins en eau des cultures57.

De plus,

Les agriculteurs commerciaux d’Afrique australe et orientale ont, en général, jugé nécessaire de développer l’irrigation d'appoint pour assurer la fiabilité des rendements de leurs cultures. Il est donc probable que ce besoin se retrouve chez les petits exploitants. La régularisation du rendement des cultures pluviales, par la stabilisation des dates de plantation et l’élimination des périodes sèches au cours d’une saison, pourrait constituer un objectif plus désirable (et conservateur d’eau) que l’irrigation «totale» et ses fortes exigences en eau. Le principal problème, bien sûr, demeure le coût actuellement élevé des technologies permettant d'atteindre cet objectif. Nous ne possédons pas encore les réponses, mais il paraît évident qu'il faut s’intéresser de plus près à l’irrigation partielle...58

Concernant les systèmes irrigués modernes, les mérites respectifs des grands/petits réseaux ont suscité un débat animé ces dernières années, dont s'est dégagé un consensus en faveur des petits réseaux, sans pour autant exclure les projets de plus grande envergure quand les circonstances leur sont favorables. Le raisonnement de Moris et Thom est le suivant:

Si, en Afrique, la construction des petits réseaux n'est pas nécessairement moins onéreuse, il est néanmoins plus facile de s'en dégager; l'aide à la gestion par une ONG au lieu du gouvernement est davantage envisageable; on peut mieux adapter l’agencement des champs aux besoins des agriculteurs et, au moins en théorie, il leur est plus facile de participer, et donc de se sentir davantage concernés. Nous penchons donc en faveur d'une aide aux projets et aux technologies de petite envergure... Cette recommandation... ne tient compte, ni du fait que les programmes nécessitant de vastes retenues ou de grands canaux sont obligatoirement, par nature, à grande échelle, [ni] de l'opinion largement répandue... que les exigences en supervision et gestion des petits projets ne le cèdent en rien à celles des grands. Cela peut être vrai, mais les consultants interrogés lors de cette étude ont déclaré quasiment à l’unanimité qu’en Afrique, les petits projets souples obtenaient en moyenne de meilleures performances que les grands... ces arguments n’excluent pas d’expérimenter, au sein de grands systèmes, la décentralisation des fonctions des réseaux et de renforcer la participation des agriculteurs, comme les Hollandais ont entrepris de le faire, par exemple, avec l’Office du Niger59.

Le plan d’action international pour l’irrigation piloté par la FAO (IAP-WASAD) a également reconnu la petite irrigation comme l’une de ses priorités. Selon le plan d'action, les conditions du succès des petits programmes hydrauliques comprennent un conseil technique approprié, une démarche plus participative de gestion des périmètres, et des institutions publiques renforcées et mieux responsabilisées60.

57 J. R. Moris et D. J. Thom, 1991, pages 16-17. 58 Op. cit., p. 572. 59 Op. cit., p. 562-563. 60 FAO, 1993, p. 287.

286 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

Sharma et al. reconnaissent le taux de réussite plus important des petits projets mais soulignent que les grands projets ne sont pas nécessairement voués à l'échec:

Si, dans la majorité des cas, ce sont les périmètres irrigués petits et moyens qui réussissent, cela ne signifie pas que les gouvernements doivent se détourner totalement des projets d’irrigation à grande échelle. Grâce à un effort coordonné, le Nigéria a irrigué 70 000 hectares de terres... et au Soudan, grâce à une gestion amont soignée visant à contrôler la sédimentation, le barrage de Sennar n’a perdu depuis que 56% de sa capacité totale après 76 ans de fonctionnement... Les facteurs qui jouent pour d’autres initiatives de développement s'appliquent aussi aux projets d’irrigation d’une telle envergure: existence et vulgarisation d’un ensemble complet de messages techniques améliorés, libéralisation de la commercialisation et de la transformation des récoltes, sécurité du régime foncier, amélioration des routes, réforme administrative, engagement du gouvernement, focalisation sur des objectifs clairement définis (dans ce cas, la gestion de l’eau), partenariat avec les agriculteurs-producteurs et coordination des donateurs61.

L’étude menée par Adams sur la taille des projets au Kenya conclut que la participation et le contrôle des agriculteurs contribuent davantage à la réussite des périmètres que leur taille en elle-même, et que les périmètres gérés par une bureaucratie ont des résultats médiocres, quelle que soit leur taille62 . Cet enseignement semble s'appliquer à d’autres pays également. Il peut s'avérer plus difficile de confier le contrôle des canaux tertiaires aux agriculteurs et de maintenir une communication adéquate entre eux et les gestionnaires amont dans les grands périmètres, mais la tâche n'est pas insurmontable, si les responsabilités sont convenablement définies à tous les niveaux. Le maintien de niveaux d’eau stables dans les canaux secondaires et tertiaires tend également à poser des problèmes techniques et de gestion plus importants dans les grands systèmes63. Si les exigences institutionnelles, techniques et de politique nécessaires au bon fonctionnement d’un système irrigué moderne sont satisfaites, sa taille ne constituera pas un obstacle. Les systèmes irrigués de plusieurs pays, dont le Mexique, le Pakistan et l’Inde, ainsi que la Chine, le Nigéria et le Soudan, confirment cette conclusion. Cependant, lorsque les institutions de gestion de l’irrigation n'en sont qu'à leurs balbutiements ou ne sont pas bien structurées, et qu'il n'existe pas de tradition suffisante de participation des agriculteurs, l’expérience montre que les programmes de moindre envergure ont davantage de chances de réussir, compte tenu des divers défis à relever pour que l'irrigation livre les résultats escomptés. Hervé Plusquellec, Charles Burt et Hans Wolter ont introduit une distinction supplémentaire importante dans la typologie de l’irrigation et dans les stratégies

61 N. P. Sharma, et al., 1996, p. 47. 62 W. M. Adams, 1990, p. 1320. 63 Le lecteur ou la lectrice intéressé(e) par la conception des petits périmètres irrigués dans les pays en développement trouvera un guide détaillé et pratique dans: (a) F. M. Chancellor et J. M. Hide, Smallholder irrigation: Ways Forward, Guidelines for Achieving Appropriate System Design, H. R. Wallingford Ltd, Report OD 136, Ministère du développement international (DFID), Wallingford, Oxon, Royaume-Uni, Août 1997; (b) G. Cornish, Modern Irrigation Technologies for Smallholders in Developing Countries, ITDG Publishing, Londres, 1998.

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 287

également, en suggérant de nouvelles approches d’ingénierie pour la conception des systèmes de surface. Ils soulignent que l’efficience observée n’est souvent que de 50 à 85% de la valeur théorique, et proposent d'augmenter considérablement cette efficience par les concepts modernes d’architecture de réseau. Dans de nombreux cas, les systèmes irrigués échouent régulièrement à atteindre leur objectif de base: fournir de l’eau aux agriculteurs dans les quantités requises et au moment spécifié. Plusquellec, Burt et Wolter insistent sur l’importance de la fiabilité des livraisons d’eau, ce qui exige d’assurer la stabilité du niveau de l’eau dans le canal principal. Voici en quels termes ils posent le problème:

Dans de nombreux cas, le périmètre tel qu’il a été conçu s'avère difficile à gérer en conditions réelles. Les consignes d’exploitation sont souvent contradictoires et parfois incompréhensibles. Murray-Rust et Snellen64 , lors de l’étude du projet d’irrigation de Maneungteung en Indonésie, ont observé:

Le système nécessite une évaluation bihebdomadaire de la demande de chaque bloc de tertiaires, et la modification du réglage de toutes ses vannes en fonction de l’évolution du plan de distribution de l’eau. Cela requiert un programme de collecte d’informations très intensif et un système efficace de gestion des informations. Dans un environnement où il est impossible de prévoir la disponibilité de l’eau, cela devient pratiquement irréalisable, même en supposant une énorme élévation du nombre et de la qualification du personnel de terrain.

Le projet d’irrigation de Kirindi Oya au Sri Lanka en constitue un autre exemple... il faut jusqu’à quatre jours pour atteindre un nouveau régime permanent après modification du débit des ouvrages de prise. En amont du canal, le régime permanent est atteint rapidement et le niveau de l’eau varie peu. Mais en aval, des fluctuations du niveau de l’eau d’environ un mètre se poursuivent jusqu’à quatre jours... Il suffit de modifier le débit des ouvrages de prise une fois par semaine pour que le régime permanent soit rarement atteint... Certaines conceptions de périmètres garantissent l’anarchie au niveau des rigoles. Lorsque la distribution d’eau est irrégulière, les utilisateurs cessent de respecter les règles et les réglementations régissant l’usage de l’eau. Cette situation se traduit par la passivité des associations d’usagers de l’eau et d’énormes dégâts aux tertiaires et aux rigoles. Même dans certains pays asiatiques avec une longue tradition d’irrigation, les rapports estiment l’incidence de ce type de dommages à 80%, soit un chiffre très élevé. Cette anarchie n'est inhérente, ni aux projets d’irrigation, ni à une culture quelle qu’elle soit... Pour les auteurs, les déficiences de la conception et de l’exploitation constituent un facteur beaucoup plus important de conflits et de désordre que l’absence d'une tradition d’irrigation ou l’existence de certaines normes sociales et légales65.

64 D. H. Murray-Rust et W. B. Snellen, Performance Assessment Diagnosis (projet), IIMI, ILRI et IHE, 1991. 65 Hervé Plusquellec, Charles Burt et Hans W. Wolter, Modern Water Control in Irrigation: Concepts, Issues and Applications, Bulletin technique Banque mondiale n° 246, série Irrigation and Drainage, Banque mondiale, Washington, D.C., 1994, pages 2-4.

288 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

Ils proposent d'étudier systématiquement les raisons pour lesquelles un système irrigué n'atteint pas son potentiel opérationnel et, le cas échéant, d'en modifier la conception pour le rendre d'une utilisation plus simple et plus efficace. Leur approche de la conception de système vaut que l’on s’y intéresse au niveau de la politique, pendant la phase d’élaboration des stratégies d’irrigation. Elle comprend les éléments suivants:

Une bonne conception augmente la fiabilité, l’équité et la flexibilité de l’approvisionnement en eau des agriculteurs. Elle réduit les conflits entre usagers de l’eau, ainsi qu'entre usagers de l’eau et organismes d’irrigation. Elle abaisse les coûts d’exploitation et d’entretien.

Les vastes périmètres irrigués par gravitation avec vannes manuelles et ouvrages de régulation fonctionnent rarement, en dépit des efforts pour améliorer la gestion de l’irrigation et les compétences du personnel. Leurs performances sont parfois inférieures à celles des systèmes sans ouvrages réglables. Il existe deux options de base pour améliorer les performances de l’irrigation: (a) la simplification à l’aide de partiteurs proportionnels, de vannes non réglables et d'une programmation rigide ou (b) la modernisation par l’application des principes hydrauliques, de l’automatisation, d’une amélioration des communications et de la décentralisation.

... L'approche moderne de la conception est un processus de réflexion qui commence par la définition d’un plan opérationnel approprié. La configuration physique et le choix du matériel découlent de ce plan convenablement défini.

La bonne conception est celle qui [produit] la solution la plus simple et la plus susceptible de fonctionner. Elle est conviviale et ne signifie pas toujours «coûts élevés», «maintenance exigeante» ou «fonctionnement complexe». Certains projets d’irrigation modernisée ont échoué en raison du mauvais choix des ouvrages de régulation, de l'incompatibilité des composants et du manque de réalisme des plans d’exploitation et d’entretien. Cela a créé à tort le sentiment que les approches de conception modernes ne conviennent pas aux pays en développement66.

Toujours selon ces auteurs, les caractéristiques d’une conception moderne de l’irrigation comprennent la robustesse, un bon système de communication, et du “capital social”, c’est-à-dire que les utilisateurs ont une confiance mutuelle suffisante et participent à l’organisation et à la supervision des allocations d’eau:

Chaque niveau est techniquement capable d’assurer des services de distribution d’eau fiables, au moment opportun et de manière équitable au niveau inférieur suivant... Il existe un système applicable fixant les obligations mutuelles des intéressés et assurant ceux-ci que le niveau supérieur suivant assurera un service de distribution de l’eau fiable, équitable et au moment opportun… Des systèmes de communication efficaces assurent la transmission des informations, le contrôle et le retour d'informations nécessaires sur l’état du système...

66 Op. cit., pages 5-6 [souligné par nous].

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 289

La conception hydraulique est robuste, c'est-à-dire qu'elle fonctionne correctement en dépit des changements de dimension des canaux, de l’envasement et des pannes de communication. Le cas échéant, des dispositifs automatiques stabilisent le niveau de l’eau lorsque le débit est irrégulier...

Les ingénieurs ne dictent pas les conditions de la distribution d'eau; au contraire, ils comprennent les exigences agricoles et sociales et les satisfont à tous les niveaux et à toutes les étapes du processus de conception et d’exploitation dans le cadre de la disponibilité globale des ressources67.

La FAO avertit à juste titre de ne pas mettre un accent excessif sur les aspects techniques des systèmes irrigués,68 mais l’approche de conception moderne semble néanmoins présenter des avantages pratiques importants. Le point important est qu’une conception améliorée, généralement dans le sens de la simplification, peut rendre le fonctionnement du système à la fois plus économe en eau et plus équitable entre les irrigants. Il semble que le besoin existe de compléter la formation des ingénieurs participant à la conception des systèmes irrigués, et de demander l'opinion d'autres professionnels sur les conceptions avant de les mettre en œuvre. Ironiquement, le contraste entre le fonctionnement des ouvrages d’irrigation anciens et nouveaux en Égypte illustre l’importance d’une bonne conception des systèmes:

En dépit d’une gestion minimale, le système irrigué traditionnel présente une forte efficacité globale... La conception de l’infrastructure d’irrigation des terres récemment conquises sur le désert («nouvelles terres») est dans la lignée de celle des «vieilles terres», sauf que les canaux sont revêtus. Dans les «nouvelles terres», cependant, le manque de dispositifs de gestion de l’eau, de stockage nocturne ou de stockage tampon et l’incapacité à recycler les déversements se sont soldés par une efficacité très faible. Les pertes sont si importantes qu'elles ont entraîné l’engorgement des «vieilles terres» adjacentes69.

L’approche moderne de conception ne doit pas être envisagée seulement pour les nouveaux systèmes, mais aussi lors de l’étude des systèmes nécessitant remise en état. «Le choix ente remettre en état des périmètres existants aux normes actuelles, ou les mettre aux normes en vue de l’adoption (future) de technologies d’irrigation améliorées au niveau de l’exploitation, est un problème que les projets de remise en état n'ont pas suffisamment traité»70. Van Tuijl déclarait cela en pensant à l’irrigation sous pression, mais sa remarque vaut également pour les améliorations de conception modernes des infrastructures de canaux et de régulation. E. B. Rice a lancé un appel à la

67 Op. cit., pages 6-7. 68 «Un autre facteur qui détermine de façon importante les politiques de l'eau est le goût immodéré de la société pour les solutions techniques. Dans la plupart des pays, la gestion de l'eau est le plus souvent déléguée aux ingénieurs, qui sont formés pour résoudre des problèmes techniques. Comme les problèmes liés à l'eau sont de plus en plus imputés à l'insuffisance des politiques publiques, il semble opportun de mettre l'accent sur les comportements humains en tant que facteurs à prendre en compte dans la conception et la gestion des réseaux de distribution de l'eau». (FAO, 1993, p. 257) 69 W. Van Tuijl, 1993, p. 20. 70 Op. cit., p. 30.

290 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

modification de la conception des systèmes qu’il a étudiés en Asie du Sud-est, par simplification de l’infrastructure et de la technologie d’exploitation grâce à des commandes de contrôle fixes et automatiques, requérant le moins d’intervention humaine71. Moris et Thom ont souligné le besoin d’adapter la technique aux conditions agronomiques et socioéconomiques locales susceptibles d'entraver gravement le potentiel des systèmes: «Pourquoi tant de projets d’irrigation en Afrique sont-ils conçus et justifiés pour un double cycle de cultures alors que tout le monde sait que peu de projets sont capables d’atteindre une telle intensité culturale? Pourquoi les spécifications de terrain continuent-elles à demander des gabions en fil métallique dans des régions où les gens sont fortement motivés à voler le fil métallique?... En parcellisant les tâches spécialisées au sein du cycle de projet, les donateurs ont empêché les spécialistes de la conception de tirer les leçons des erreurs du passé»72. Si l’amélioration de la conception de l’infrastructure de distribution de l'eau et une gestion plus efficace des périmètres peuvent contribuer à une amélioration importante des performances de l’irrigation, deux problèmes encore insolubles demeurent partout dans le monde: la tendance à l'engorgement et à la salinisation, ainsi que la difficulté à assurer la planéité des parcelles. Lorsque le sol n'est pas plan, on constate une chute brutale de l'efficacité de l’irrigation et l'engorgement a toutes les chances d'empirer. Il est conseillé de prêter une attention particulière à ces deux problèmes lors de la préparation de nouveaux projets d’investissements et de remise en état, ainsi que dans les orientations de base des stratégies d’irrigation. Une bonne conception du projet est essentielle aussi du point de vue des genres. Pour assurer que ces questions sont prises en compte dès la phase de conception du réseau, il faut d’abord conduire une analyse de genres dans les communautés concernées, en prêtant une attention particulière à identifier les tâches agricoles et liées à l’eau qui incombent aux femmes. Le processus de conception du système doit être participatif et les groupes de femmes doivent être consultés à l’écart des hommes. Les visites de démonstration sur des sites existants devraient inclure des femmes, et il est important que les participants au périmètre comprennent bien ce qu’en sont les implications en termes de charge de travail pour les hommes et pour les femmes73. Avant de clore cette rapide évocation des problèmes soulevés par les différents types d’irrigation, il convient de revenir sur l’importance d’une planification adéquate de l’usage de l’eau souterraine, ainsi que sur la possibilité de l’utilisation conjointe des eaux de surface et des eaux souterraines dans certains endroits, puisqu’en effet les eaux souterraines peuvent jouer un rôle important de stockage tampon en périodes de sécheresse. Dans le même temps, il faut être pleinement conscient des risques que présentent les systèmes basés sur le pompage dans des environnements incapables de les prendre véritablement en charge. Comme l'indiquent Moris et Thom:

71 E. B. Rice, 1997, p. 5 [souligné dans l’original]. 72 Moris et Thom, 1991, p. 154. 73 On trouve d’utiles recommandations pour traiter les questions de genres dans la conception de l’irrigation, dans l’étude 1999 de Chancellor, Hasnip et O’Neill, mentionnée dans l’encadré suivant du texte.

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 291

En Afrique aujourd’hui, on trouve probablement davantage de pompes en panne que de pompes en service... Entre les mains d'opérateurs non qualifiés et en l'absence de mécaniciens et de pièces de rechange adéquats, les pompes ont peu de chance de faire deux saisons; c'est ce qui s’est passé dans de nombreux cas lors de la première phase du Projet Mali soutenu par l’USAID... ... Les pompes semblent avoir posé beaucoup de problèmes lors de leur introduction dans les régions très isolées où se trouvent souvent les petits périmètres. À l'origine des difficultés, on trouve:

• la grande vulnérabilité des matériels «orphelins», que l’environnement

commercial n'est pas à même de prendre en charge; • le fait qu’une panne de pompe constitue une menace immédiate pour le

système de production qui en dépend; • la mauvaise qualité de l'entretien, source de nombreuses pannes et d'une

détérioration rapide du matériel; • les problèmes fréquents d'approvisionnement en carburant ou en électricité

permettant aux pompes de fonctionner; • l'incapacité des agriculteurs à payer les coûts d'exploitation quand il le faut; • les difficultés causées par la fluctuation des niveaux d’eau, qui peut excéder

la capacité de relevage d’une pompe; et • la mauvaise qualité générale des services de soutien (mécaniciens, pièces,

assistance, etc.)74. Une solution à ce problème est que les organismes internationaux apportent leur appui au développement de pompes fabriquées avec des matériaux locaux, comme cela a été fait au Nicaragua avec la mise au point, qui a reçu un prix, des pompes à “mecate” (corde de jute) actuellement utilisées à travers le pays et ailleurs en Amérique centrale. Le périmètre irrigué de Longdale (au Zimbabwe) a reçu du DANIDA une pompe électrique en 1993. Faute d’information sur les exigences de service, la pompe n’a pas été bien surveillée et a commencé récemment à poser des problèmes. En 1998, elle a été hors d’usage pour plusieurs mois suite à la rupture d’un joint de caoutchouc, ce qui a fait perdre une saison de récolte. Il n’a pas été possible de trouver un joint de remplacement au Zimbabwe ni en Afrique du Sud. Finalement, il a été remis en état à Masvingo, mais il s’agit d’une réparation temporaire et un nouveau joint sera bientôt nécessaire. (F. Chancellor, N. Hasnip et D. O’Neill, Gender Sensitive Irrigation Design, Guidance for Smallholder Irrigation Development, H. R. Wallingford Ltd, Report OD 142 (Part 1), DFID, Wallingford, Oxon, Royaume-Uni, Décembre 1999, p. 32)

6.5 PRINCIPAUX PROBLÈMES DE POLITIQUE DANS LE SECTEUR DE L’IRRIGATION

6.5.1 Instruments de gestion de la demande en eau Compte tenu du déficit croissant des ressources en eau par rapport à la demande dans de nombreux pays et de la prise de conscience grandissante de sa valeur économique dans des secteurs autres que l’agriculture, la gestion de la demande se

74 Moris et Thom, 1991, pages 176 et 178.

292 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

trouve désormais au cœur de la politique d’irrigation. Le prix de l’eau d’irrigation étant en général trop faible pour influer de manière importante sur la demande, d’autres mécanismes d'allocation et de réallocation de l'eau sont fréquemment utilisés. Le problème de l’allocation est fondamental à différents titres: allouer l’eau à ses usages les plus productifs et les plus désirables socialement, atteindre les objectifs d’équité de la distribution d’eau, atteindre les objectifs de conservation de l’eau et limiter les externalités négatives (effets nocifs sur l’environnement). Ces objectifs doivent être exprimés concrètement dans une stratégie nationale de l’eau, avec laquelle l'allocation de l’eau prévue dans la politique et les projets doit être en cohérence. On utilise également le terme de réallocation parce que la demande en eau, les exigences d’équité et les opportunités d’usages productifs évoluent au fil du temps. C'est pourquoi les mécanismes d’allocation retenus doivent posséder dès le départ flexibilité et réactivité. On utilise aujourd’hui trois grands systèmes de gestion de la demande, ou allocation de l’eau. Meinzen-Dick et Rosegrant les présentent en ces termes:

• L’allocation administrative recouvre l’allocation d’eau gérée par les pouvoirs publics... par l'entremise de répartitions en quantité ou de systèmes de prix de l’eau administrés. L’allocation administrative de l’eau en volume est le mode de fonctionnement traditionnel de la plupart des grands systèmes irrigués des pays en développement et de loin le mécanisme le plus fréquemment utilisé à tous les niveaux du monde en développement aujourd’hui.

• Les systèmes d’allocation gérée par les utilisateurs sont contrôlés par les utilisateurs qui ont un intérêt direct à l’usage de l’eau et fonctionnent souvent dans le cadre d’un droit d’eau prédéfini. Les institutions chargées de ce type d’allocation sont les districts d’irrigation, les districts d’eaux souterraines, les coopératives, les associations d’irrigants, les organisations villageoises ou des groupes d’utilisateurs plus informels.

• L’allocation marchande de droits d’eau négociables tente de structurer des incitations économiques pour les usagers de l’eau, qu’il s’agisse d'irrigants, d'industriels ou de municipalités, afin que le plein coût d’opportunité de l’eau soit intégré dans les décisions concernant son utilisation...

Ces trois mécanismes d’allocation correspondent aux trois secteurs susceptibles d'assurer la gestion des ressources en eau: secteur public, action collective et secteur privé. Ils diffèrent, entre autres, par l’attribution des droits de propriété [usufruit]. Dans le secteur public, ceux-ci sont attribués à l’État, dans le secteur de l’action collective, à des groupes, et dans le secteur privé, à des individus.

En pratique, différents mécanismes d’allocation coexistent souvent. Par exemple, les pouvoirs publics alloueront l'eau à différents secteurs et dans les grands périmètres irrigués, avec une allocation par les utilisateurs... dans les unités de distribution tertiaires, ou encore une allocation marchande d’eaux souterraines venant compléter l’irrigation de surface... Aucun type d’allocation à lui seul n’est optimal, ni peut-être même applicable, en toute situation75.

Le mécanisme d'allocation marchande est le moins utilisé des trois, mais il suscite un intérêt grandissant (voir ci-dessous). En pratique, l'allocation administrative

75 R. S. Meinzen-Dick et M. W. Rosegrant, 1997, pages 210-211.

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 293 ne confère pas un grand pouvoir aux gestionnaires des systèmes irrigués. En réalité, l'allocation d’eau est en général déterminée par la conception du système (rotations strictes, par exemple) ou par la demande des agriculteurs (dans le cadre des paramètres du périmètre). Si les trois mécanismes d’allocation ci-dessus recouvrent la plupart des pratiques actuelles, il faut néanmoins en mentionner deux autres, qui sont pertinents dans certaines circonstances: • L’allocation conjointe par des utilisateurs et des services publics. L’exemple le plus

connu de ce mécanisme est l'ensemble d’institutions participatives mis en place pour gérer les ressources en eau de chacun des six principaux bassins fluviaux de France.

• Les décisions d’allocation individuelles prises par les propriétaires de l’infrastructure. Les décisions d’irrigation prises par les propriétaires de puits en constituent l’exemple le plus frappant. Ce mécanisme peut paraître insignifiant, mais il existe des centaines de milliers de propriétaires de ce type dans chaque région du monde. Au Yémen et au Tamil Nadu en Inde76, par exemple, leurs décisions sont plutôt allées dans le sens de la réallocation (vente de leur eau à des usages non agricoles, en général par le biais d’accords commerciaux informels), tandis que d’autres ont continué d'allouer l’eau qu’ils pompent strictement au sein de l’exploitation, en s'appuyant à divers degrés sur l'appréciation de la valeur de l’eau dans ses divers usages possibles.

Un aspect important du système français est que les ressources en eau sont gérées au niveau du bassin fluvial. Il existe six comités et six agences financières de bassin, dont les territoires recouvrent presque exactement les principaux bassins fluviaux. Ils sont spécialisés dans la gestion des ressources en eau (planification et macro gestion), une tâche dont ils s’acquittent efficacement depuis vingt-cinq ans. Les comités de bassin facilitent la coordination entre les différentes parties participant à la gestion des ressources en eau. Ils sont devenus le lieu où se négocie et se décide la politique du bassin fluvial... Les comités approuvent les programmes à long terme (vingt à vingt-cinq ans) de développement des ressources en eau. Tous les cinq ans, ils votent un plan d’action pour améliorer la qualité de l’eau. Ils votent en outre une fois par an les deux redevances à payer par les usagers de l’eau du bassin fluvial: l’une basée sur la consommation d'eau, l’autre sur le niveau de pollution à chaque source... Les comités sont composés de 60 à 110 représentants des parties prenantes: administration nationale, autorités régionales et locales, groupes d’industriels et d’agriculteurs et citoyens (Banque mondiale, 1993, p. 46). Meinzen-Dick et Rosegrant ont également résumé certains des avantages et des inconvénients de l'allocation administrative de l’eau par les pouvoirs publics:

On a justifié le rôle dominant de l’État dans l’allocation de l’eau par l’importance stratégique de la ressource, l’échelle de ses systèmes de gestion et les externalités positives et négatives de son usage... L'ampleur des ouvrages assurant l'essentiel de la fourniture en eau d'irrigation et municipale conduit à des monopoles naturels et dépasserait les capacités d'organisation et de

76 Les marchés de l’eau informels du Tamil Nadu sont décrits dans: Mark W. Rosegrant, Renato Gazmuri Schleyer et Satya N. Yadav, Water Policy for Efficient Agricultural Diversification: Market-Based Approaches, Food Policy, vol. 20, n° 3, juin 1995, p. 207.

294 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

financement de la plupart des collectivités ou des sociétés privées. Les externalités positives [et les] coûts individuels élevés de l’internalisation d’externalités négatives telles que la détérioration de la qualité de l’eau par les ruissellements agricoles, les égouts et les effluents industriels, ou la baisse de niveau des eaux souterraines, constituent des arguments supplémentaires en faveur d’un rôle fort de l’État... Le rôle de l’État est particulièrement fort dans les allocations intersectorielles, car il s'agit souvent de la seule institution regroupant l'ensemble des utilisateurs des ressources en eau et régissant l’ensemble des secteurs utilisateurs d’eau... Si l’allocation ou la régulation publique est clairement nécessaire à certains niveaux, l'exploitation des périmètres irrigués par les pouvoirs publics... [tend] à être coûteuse et ne [répond pas] souvent aux attentes... Lorsque la gestion est publique, la coercition – c'est-à-dire la mise en place de réglementations et l'application de sanctions aux contrevenants – constitue la principale incitation à respecter les règles. Mais cela ne fonctionne que si l’État repère les infractions et impose les pénalités. Bien souvent, il ne possède, ni les informations locales, ni les moyens qui lui permettraient de pénaliser des infractions, telles que la destruction d'ouvrages de distribution de l’eau ou des prises d’eau excessives. L’application des règlements est plus efficace quand il y a moins de points à contrôler. Elle donne de meilleurs résultats, par exemple, dans les canaux principaux des grands systèmes irrigués que dans l’irrigation à petite échelle...77

Les mécanismes d’allocation marchande et d'allocation gérée par les utilisateurs connaissent une faveur croissante dans le monde. On constate une forte tendance à transférer l’exploitation et l’entretien des systèmes irrigués à leurs utilisateurs et, à ce jour, une expérience considérable a été accumulée sur ce type de transferts 78 . Ces mécanismes sont passés en revue dans les sections suivantes. Mais avant cela, nous allons examiner les principaux concepts et problèmes liés à la tarification de l’eau d’irrigation. Jusqu'aujourd'hui, les expériences d'irrigation établissaient rarement un rapport étroit entre l’allocation de l’eau et son prix, contrairement à ce qui se passe pour de nombreuses autres ressources et pour quasiment toutes les marchandises. 6.5.2 Tarification de l’eau d’irrigation: remarques préliminaires Les règles de tarification de l’eau d’irrigation varient considérablement d’un pays à l’autre et au sein d’un même pays. Il semble qu’on ne suive aucune règle systématique ni uniforme de définition des prix 79 . La seule constante des prix d’irrigation est qu’ils sont en général très inférieurs au coût de la fourniture de l’eau. Comme l’a indiqué la Banque mondiale, le prix de l’eau d’irrigation est en général très inférieur à celui de l’eau municipale, qui elle-même ne permet pas de couvrir les coûts,

77 R. S. Meinzen-Dick et M. W. Rosegrant, 1997, pages 211-212. 78 De nombreux enseignements tirés de cette expérience sont résumés dans: D. L. Vermillion, Transfert des services de gestion de l'irrigation - Directives, Bulletin FAO d'irrigation et de drainage, n° 58, FAO, Rome, 1999. 79 R. K. Sampath, 1992, p. 973.

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 295 et de nombreux gouvernements n’ont même pas envisagé le principe du recouvrement des coûts de l’irrigation par des redevances d’eau80. Un examen de l’expérience internationale en matière de tarification de l’eau a conclu que, pour 13 pays en développement, le recouvrement des coûts d’exploitation et d’entretien va de 20 à 30% en Inde et au Pakistan jusqu’à environ 75% à Madagascar81. Une fois physiquement achevés, les projets d'irrigation comptent parmi les activités économiques les plus lourdement subventionnées au monde. Vers le milieu des années 80, Repetto estimait que les subventions à l'irrigation, dans six pays d'Asie, représentaient en moyenne 90% du coût total estimatif d'exploitation et d'entretien. Des études de cas font apparaître que les redevances d'irrigation représentent en moyenne moins de 8% de la valeur des avantages tirés de l'irrigation (FAO, 1993, p. 232). En dépit du refus de nombreux gouvernements d'augmenter la redevance pour l’eau d’irrigation, l’expérience a montré que les agriculteurs sont prêts à payer davantage à condition que la fourniture soit fiable, ce qui est rarement le cas dans les périmètres gravitaires. Des auteurs ont souligné que:

Le manque d'enthousiasme des agriculteurs à payer l’eau fournie par les systèmes irrigués publics est bien connu. Il est néanmoins intéressant de noter que ces mêmes agriculteurs sont souvent prêts à dépenser des sommes considérables (par unité de volume d’eau) pour développer l'approvisionnement par les eaux souterraines. La conclusion qui s’impose est que les agriculteurs sont prêts à payer pour l’eau si sa livraison est fiable et relativement flexible82.

La Banque mondiale a noté que les agriculteurs pauvres sont disposés à payer pour l’irrigation, liant cela à la fiabilité de l’approvisionnement en eau:

Des informations sur les systèmes irrigués collectifs et privés de divers pays d’Asie montrent que même les agriculteurs très pauvres sont prêts à payer des sommes élevées pour des services d’irrigation de bonne qualité et fiables.

• Au Bangladesh, il n’est pas rare que les agriculteurs acceptent de payer

25% de leur récolte de riz irrigué de saison sèche aux propriétaires des puits tubulaires proches qui les approvisionnent en eau.

• Au Népal... les agriculteurs apportent une contribution importante en argent et en main d’œuvre au paiement des coûts annuels d’exploitation et d’entretien. Par exemple, dans six systèmes de basse montagne étudiés en détail, la contribution annuelle moyenne en main d’œuvre était de 68 jours par hectare. Dans un réseau de 35 hectares, la contribution annuelle en main d’œuvre était d’environ 50 jours par hectare, tandis que l’évaluation des sommes en numéraire représentait en moyenne l’équivalent de plus d’un mois de travail.

80 Banque mondiale, 1994, p. 36. 81 Ariel Dinar et Ashok Subramanian, Water Pricing Experiences: An International Perspective, Bulletin technique Banque mondiale n° 386, Banque mondiale, Washington, D.C., 1997, p. 8. 82 H. Plusquellec, C. Burt et H. W. Wolter, 1994, p. 11.

296 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

Bien qu’un grand nombre de ces agriculteurs soit très pauvre au sens absolu du terme, ils sont prêts à payer pour des services d’irrigation de bonne qualité qui augmentent et stabilisent leur revenu. On voit donc bien que le point essentiel est de leur fournir des services d’irrigation fiables, rentables et durables83. Par conséquent, le principal obstacle à l'augmentation du prix de l’eau est le mauvais fonctionnement de nombreux systèmes irrigués. L’une des principales questions que soulève la tarification de l’irrigation est la suivante: dans quelle mesure les agriculteurs changeraient-ils de comportement si l'eau coûtait nettement plus cher? Existe-t-il des preuves empiriques qu’ils prendraient des mesures pour économiser l’eau ou pour l’appliquer à des cultures à valeur plus élevée? Rosegrant, Gazmuri et Yadav ont cité pour le Népal, le Tamil Nadu, la Jordanie et le Chili, des preuves, parfois indirectes, indiquant clairement que les agriculteurs ont réagi à une augmentation du prix ou du coût d’opportunité de l’eau par la conservation de l’eau, l'amélioration de l’efficacité de l’irrigation et/ou le passage à des cultures à plus forte valeur, lorsqu'il existait des marchés pour ce type de produits. Dans le cas du Chili, après les réformes qui ont introduit des marchés de l’eau, le résultat est particulièrement probant:

La réforme a augmenté de manière importante la valeur de rareté de l’eau et la superficie plantée en fruits et en légumes, qui nécessitent moins d’eau par unité de valeur du produit que les grandes cultures, a augmenté de 206 600 hectares entre 1975 et 1982, remplaçant les cultures et les pâturages irrigués traditionnels. En outre, l’efficacité totale de l’usage de l’eau de l’agriculture chilienne a augmenté d’environ 22 à 26% entre 1976 et 1992... 84

De la même manière, on a constaté le résultat opposé – gaspillage de l’eau ou surexploitation des aquifères – lorsque l’eau est très peu coûteuse pour l’utilisateur. En résumé, il apparaît clairement que les redevances d’irrigation sont en général très faibles et qu’en les augmentant, on inciterait les agriculteurs à aller vers une plus grande efficacité, tout en générant, le plus souvent, davantage de recettes fiscales. Pourquoi, dans ces conditions, les redevances demeurent-elles partout aussi basses? Quel type de politiques ou de dispositions institutionnelles tendrait à les augmenter? Faut-il les augmenter systématiquement ou certaines exceptions se justifient-elles? 6.5.3 Tarification de l’eau d’irrigation: problèmes conceptuels Pour répondre à ces questions, il convient de commencer par examiner les raisons justifiant une augmentation du prix de l’eau, et la logique des dispositifs institutionnels existants en matière de prix de l’eau. Le point de référence est le suivant: en matière d’eau d’irrigation, le prix que l’on observe ne joue pas son rôle normal d’équilibrage de l’offre et de la demande, sauf dans le cas des marchés des droits d’eau, qui sont encore rares. Par conséquent, dans la plupart des cas, ce prix doit être justifié par autre chose que l’équilibrage de l’offre et de la demande.

83 Banque mondiale, 1993, p. 50. 84 M. W. Rosegrant, R. Gazmuri S. et S. N. Yadav, 1995, p. 208.

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 297

Au sein d’un cadre d’objectifs globaux de politique, tels que ceux abordés au chapitre 2, il existe cinq raisons fondamentales, ou objectifs sous-sectoriels, pour établir le prix de l’eau d’irrigation à un niveau adéquat (ce qui, en général, signifie plus élevé). Les trois premières sont liées aux préoccupations sociétales concernant l’usage d’une ressource rare et les deux autres, à des préoccupations budgétaires. Il s'agit de: i) stimuler la conservation de l’eau; ii) encourager l’allocation d’eau aux cultures l’utilisant le plus efficacement,

c’est-à-dire aux usages agricoles à plus forte valeur, ou à des usages non-agricoles, si la productivité nette de l’eau y est plus importante après prise en compte des coûts de transport intersectoriel (pourvu qu’il existe une infrastructure d’approvisionnement en eau des nouveaux utilisateurs). Ce type d'allocation maximiserait les bénéfices, en termes de croissance économique, tirés d’une ressource rare, mais il faut souligner que, souvent, l’infrastructure intersectorielle requise n’est pas en place dans les périmètres irrigués des pays en développement;

iii) limiter les problèmes environnementaux liés à l’irrigation, en particulier ceux qui découlent d’un usage excessif de l’eau;

iv) générer suffisamment de recettes pour couvrir les coûts d’exploitation et d’entretien des systèmes irrigués, afin que, entre autres, il ne soit pas nécessaire d’investir dans de coûteux projets de remise en état;

v) recouvrer les dépenses initiales d’investissements de chaque système, en sus des recettes servant à couvrir les coûts d’exploitation et d’entretien.

Daniel Bromley a avancé que la recherche de l’efficacité économique ne constitue pas un but pertinent pour une politique de tarification de l’irrigation, mais plutôt que:

Le but d’un régime de tarification de l’irrigation devrait être d’assurer que l’allocation de l’eau au sein d’un système irrigué (ou d’un collectif d’irrigants) soit la meilleure possible en termes de bon fonctionnement d'un système permettant l’accès partagé à une ressource rare... il faut concevoir la tarification de l’eau dans le cadre d’un régime qui incite les agriculteurs à contribuer à un bien public – l’amélioration de la gestion de l’eau – profitant à chacun d’entre eux. Selon le principe de réciprocité, tous les individus doivent contribuer au bien public dans la mesure exacte de la contribution qu'ils voudraient que chaque autre membre du groupe apporte85.

En pratique, la recommandation de Bromley conduirait à des niveaux de prix qui couvriraient les dépenses d’exploitation et d’entretien, mais sans atteindre le coût d’opportunité (prix d’efficacité) de l’eau. Dans certains cas, la non-augmentation du prix de l’eau d’irrigation, ou une augmentation limitée, se justifie:

85 Daniel W. Bromley, Property Regimes and Pricing Regimes in Water Resource Management, dans: Ariel Dinar, éd., The Political Economy of Water Pricing Reforms, Oxford University Press, 2000, pages 37 et 47.

298 Politiques de gestion de l’eau en agriculture vi) si les irrigants sont des familles rurales pauvres, l’augmentation du prix de l’eau

risque de leur infliger de graves difficultés économiques. On rejoint là le souci d’équité.

Quels que soient les mérites de ce dernier argument, il est évident qu’augmenter le prix de l’irrigation ne peut pas servir l'objectif d’équité visant à combattre la pauvreté rurale à court terme. On pourrait avancer qu'un meilleur recouvrement des coûts permettrait aux pouvoirs publics d'inscrire davantage de projets d’irrigation à son budget dans l’avenir, mais il est peu probable que la majorité des agriculteurs accorde foi à la solidité d’un tel lien. Un argument plus convaincant est qu’une augmentation du prix de l’eau entraînerait une allocation plus efficace de cette ressource, ce qui se traduirait par davantage d’emplois et une hausse des revenus. Néanmoins, la principale justification d'une augmentation des prix de l’irrigation est fournie par l’objectif d’efficacité et par les principes de durabilité budgétaire et environnementale de la politique (voir le chapitre 2). Puisque les systèmes irrigués ne sont pas durables sans recouvrement des coûts, il apparaît de manière convaincante que le prix de l’irrigation ne constitue pas un instrument de politique approprié pour répondre aux besoins des paysans pauvres et, comme avancé dans d’autres chapitres du présent ouvrage, développement et amélioration de la recherche, de la vulgarisation et des systèmes financiers ruraux constituent des instruments aptes à traiter la pauvreté des populations rurales. Les trois premiers objectifs ci-dessus relèvent de la politique de prix aux fins de gestion de la demande et les deux derniers de la politique de prix aux fins de recouvrement des coûts. Une éventuelle subvention de l’irrigation pour combattre la pauvreté relève de la seconde catégorie, c’est-à-dire qu’elle doit être calculée dans le cadre de la politique budgétaire des pouvoirs publics et constitue une volonté délibérée de ne pas recouvrer l’intégralité des coûts d’investissement ou d’exploitation et d’entretien ou des deux, et de remplacer la contribution des utilisateurs par des fonds publics, au moins dans une certaine mesure. Cependant, il apparaît évident qu'une baisse du prix de l’irrigation dans ce but aurait des effets collatéraux négatifs sur la possibilité d'atteindre les trois autres objectifs. De toute façon, il serait difficile de justifier la réduction du prix à un niveau moindre que celui nécessaire pour financer exploitation et entretien. Il faut procéder avec prudence lorsque l’on ajoute d’autres «objectifs sociaux», tels que l'augmentation de la production agricole ou la baisse des prix alimentaires en ville, pour justifier le faible prix de l’irrigation (à l’exception peut-être de l’extrême pauvreté ou de graves problèmes de genres). Cependant, les exploitations irriguées génèrent presque toujours des revenus supérieurs à ceux des populations rurales les plus pauvres. En principe, l’augmentation de la production agricole par une subvention à l’irrigation constituerait une intervention économique allant dans le sens d’une plus grande efficacité, mais les distorsions entraînées par de faibles prix de l’irrigation se traduiraient par des inefficacités susceptibles d'annuler les gains de production putatifs. Rappelez-vous l’expérience du Chili mentionnée ci-dessus dans laquelle des prix plus élevés de l’irrigation ont suscité le passage à des cultures à plus forte valeur. De la même manière, l'amélioration des conditions de vie des populations urbaines est mieux traitée par des subventions ciblant ces groupes que par de bas prix agricoles (voir les

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 299

sections consacrées aux objectifs de politique, chapitre 4, et aux subventions, chapitre 3). L’objectif ii) est essentiellement une traduction de l’objectif d’efficacité dans le cas du sous-secteur de l’irrigation. Poursuivre cet objectif via la politique de prix nécessite que le prix de l’eau d’irrigation reflète sa productivité (marginale) de l’eau dans l’usage concurrent le plus productif – son coût d’opportunité. Sampath (1992, p. 972) a raison de souligner que, selon la théorie générale de l’optimum de second rang, l’absence de concurrence dans la distribution de l’eau d’irrigation aux agriculteurs signifie qu’un prix de l’eau égal à son coût marginal (de fourniture) ne garantit pas nécessairement le résultat économique le plus efficace. Néanmoins, les gains économiques d'un prix de l’eau égal à son coût d’opportunité peuvent être très réels et très importants, comme l’ont conclu Robert Hearne et William Easter dans leur analyse de l’expérience de quatre bassins versants au Chili86. Les objectifs poursuivis en pratique varient en fonction du caractère institutionnel des prix de l’irrigation. Lorsque ces prix sont fixés par les pouvoirs publics, ils répondent avant tout à des préoccupations budgétaires (objectifs iv) et v) ci-dessus). Une politique éclairée peut également être motivée par les objectifs ii) et iii) et, surtout si l’eau est rare, par l’objectif i). Les agriculteurs, dont la préoccupation première est leur revenu, risquent de contester l’importance de ces trois raisons. Une augmentation des prix de l’irrigation administrée «est perçue à juste titre par les détenteurs de droits comme une expropriation de ces droits, susceptible d'entraîner des pertes de capital dans les exploitations établies» 87 . Fréquemment, cependant, on parvient à les convaincre que le recouvrement des coûts d’exploitation et d’entretien (objectif iv)) en vaut la peine car la viabilité du système en dépend. C’est pourquoi les concertations entre gouvernements et agriculteurs tendent à s’axer sur le facteur exploitation et entretien. En général, le montant de la redevance d’irrigation requise pour recouvrer les coûts d’exploitation et d’entretien est très inférieur à la valeur de l’eau dans ses autres usages. La plupart des études révèle que la productivité moyenne et marginale de l’eau est supérieure aux coûts moyens et marginaux de sa fourniture88. Et les redevances visant à recouvrer les coûts sont souvent beaucoup plus basses que le coût d’opportunité de l’eau89 . Dans le cas des périmètres irrigués du Mexique, qui couvrent environ 2,8 millions d’hectares, Ronald Cummings et Vahram Nercissiantz ont trouvé que bien que la Commission nationale de l'eau ait le mandat législatif de collecter les coûts d’exploitation et d’entretien des réseaux, le coût de l’eau pour les agriculteurs ne

86 Robert R. Hearne et K. William Easter, Water Allocation and Water Markets: An Analysis of Gains from Trade in Chile, Bulletin technique Banque mondiale n° 315, Banque mondiale, Washington, D.C., 1995, en particulier pages 38-41. 87 Mark W. Rosegrant et Hans P. Binswanger, Markets in Tradable Rights: Potential for Efficiency Gains in Developing Country Water Resource Allocation, World Development, vol. 22, n° 11, novembre 1994, p. 1619. 88 George F. Rhodes, Jr. et Rajan K. Sampath, Efficiency, Equity, and Cost Recovery Implications of Water Pricing and Allocation Schemes in Developing Countries, Canadian Journal of Agricultural Economics, vol. 36, n˚1, mars 1988, p. 116. 89 Banque mondiale, 1993, p. 50.

300 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

représente qu’environ 4% de la valeur de rareté de l’eau 90 . Par conséquent, l’expérience suggère qu’une concertation sur l’objectif de financement des activités d’exploitation et d’entretien a peu de chances de déboucher sur une augmentation du prix de l’irrigation suffisante pour atteindre l’objectif d’efficacité. Lorsque les prix de l’irrigation sont fixés par les associations d’usagers de l’eau (AUE), là encore la première préoccupation s'avère souvent le financement des activités d’exploitation et d’entretien. Augmenter les recettes pour financer d’autres projets d’irrigation dans d’autres régions, ou rechercher l’efficacité économique grâce au paiement d’une «taxe» plus élevée sur l’eau, ne leur apparaît généralement pas dans leur intérêt. Les AUE seront éventuellement motivées à économiser l’eau (objectif i)) si cela signifie pouvoir étendre leur propre périmètre irrigué, mais parfois les limitations du réseau rendent cela impossible, sauf si d’importants investissements supplémentaires sont consentis. Lorsque le prix de l’eau d’irrigation est fixé par un marché de l’eau, il s’avère en général plus élevé que lorsqu’il est déterminé par les pouvoirs publics ou les associations d’utilisateurs, du fait de la relation évoquée plus haut entre la valeur marginale de l’eau et le coût marginal de sa fourniture. De ce fait, il est probable que les marchés de l’eau satisferont les objectifs i) à iii), ce qui, en principe, signifie également satisfaire l’objectif iv). Que le prix soit suffisamment élevé pour recouvrer les dépenses d’investissement (objectif v) dépendra de leur ordre de grandeur. Cependant, il existe une différence fondamentale entre un prix de l’eau fixé par le marché et un prix imposé: lorsque la demande du marché fait augmenter le prix des droits d’eau, les agriculteurs peuvent en tirer profit en vendant leurs droits. Ils sont indemnisés pour l’abandon de ces droits. De toute évidence, ils ne vendront que s'ils peuvent compter ainsi sur des gains supérieurs à ce que leur rapporterait l'irrigation avec la même quantité d’eau. Lorsque les prix de l’irrigation sont augmentés par décision administrative, que ce soit le fait de services publics ou d'associations d’utilisateurs, les agriculteurs y perdent immédiatement en termes de trésorerie, bien qu’à long terme ils puissent y gagner en termes nets, si une tarification adéquate entraîne une amélioration de l’exploitation et de l’entretien et donc empêche la détérioration du système. Le propriétaire privé d'une source d’eau d’irrigation, en général un puits (tubulaire, forage) paie quant à lui l’intégralité du coût de la fourniture de l’eau, non par le biais d'une redevance, mais par celui de la dépense d’équipement et des coûts d’exploitation et d’entretien qu'elle entraîne. De ce fait, les objectifs iv) et v) sont atteints indirectement. Comme l’annuité correspondant à la valeur actualisée de l’ensemble de ces coûts excède de loin les seuls coûts d’exploitation et d’entretien, il est probable que les choix de production dans ce contexte auront davantage de chances de satisfaire aux objectifs i), ii) et iii) que dans la plupart des systèmes publics à irrigation de surface. C’est pourquoi l’irrigation à partir de puits est souvent associée à la production de cultures à plus forte valeur, en dépit, bien sûr, de nombreuses exceptions.

90 Ronal G. Cummings et Varham Nercissiantz, The Use of Water Pricing as a Means for Enhancing Water Use Efficiency in Irrigation: Case Studies in Mexico and the United States, Natural Resources Journal, vol. 32, automne 1993, pages 739 et 745.

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 301 Plus le puits coûte cher (ce qui dépend principalement de la profondeur du bassin versant), plus cette relation aura de chance d’être vraie. Bien qu'encore rares, il existe déjà des cas de systèmes irrigués appartenant collectivement à leurs utilisateurs. Rosegrant, Gazmuri et Yadav en mentionnent un exemple au Népal: Le périmètre irrigué de Chherlung Thulo Kulo a été créé par l'émission de cinquante parts aux vingt-sept ménages. Émises sur une base proportionnelle à la contribution des agriculteurs aux dépenses d’investissement du système, ces parts donnaient à leur détenteur droit à 1/50 de la quantité d’eau totale fournie par le système. Les facteurs d’offre et de demande ont conduit à des transferts marchands de parts entre agriculteurs, ainsi qu’à une augmentation du prix des parts dans le temps... Le fait de pouvoir vendre et acheter des parts a engendré un coût élevé d’opportunité de l’eau et donc incité à l'économiser, ce qui s'est traduit par l’expansion du périmètre irrigué et l’amélioration de l’efficacité technique globale de l’usage de l’eau (M. W. Rosegrant, R. Gazmuri S. et S. N. Yadav, 1995, p. 207). Quelles autres modalités institutionnelles rendraient donc possible le recouvrement de l’intégralité des dépenses d’investissement dans un système irrigué? La réponse est maintenant évidente: si le système appartient à ses utilisateurs. Les dépenses d’investissement (ou une partie de celles-ci, fixée par décision politique) sont récupérées par le produit de la vente du système aux irrigants. La propriété n’est pas celle de l’eau en soi, mais de l’infrastructure d’irrigation et des droits d’eau qu’elle confère. Les réformes récentes des systèmes irrigués de la province de Shaanxi, en Chine, ont permis d'expérimenter six modèles différents de responsabilité locale sur les périmètres irrigués. L’un d’entre eux est le modèle de propriété en «actionnariat collectif»:

Ce modèle convertit la propriété collective en parts sociales. Certaines parties du périmètre irrigué sont divisées en parts, qui sont vendues aux agriculteurs, aux résidents, au personnel du service d’irrigation et à d’autres fonctionnaires locaux. Les droits de propriété leur appartiennent individuellement, mais l’exploitation du système est collective... Une partie des fonds de la vente des parts sert à améliorer les canalisations secondaires, ainsi qu’à élargir la zone de service. En sus des dépenses d’exploitation et d’entretien, un pourcentage de la redevance sur l’eau d’irrigation sert à verser un revenu sur investissement aux actionnaires91.

Les systèmes entièrement privatisés permettent d'atteindre, non seulement les objectifs iv) et v), mais aussi les objectifs i) et ii), ainsi que, probablement, l’objectif iii) au moins en partie, du fait de la conservation de l’eau. Néanmoins, la protection de l’environnement (et des intérêts des tiers) nécessite quasiment toujours un minimum de réglementation de la part du gouvernement. En dernier ressort, en tout pays, le degré de protection de l’environnement résulte d’un choix politique.

91 Six Irrigation Management Models from Guanzhong, INPIM Newsletter, International Network on Participatory Irrigation, n° 11, mars 2001, pages 8-9.

302 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

Au Chili, la mise en place de droits d’eau négociables s'est accompagnée de la propriété collective des systèmes irrigués par leurs utilisateurs, et leurs associations non seulement gèrent l’infrastructure et contrôlent l’allocation de l’eau, mais aussi elles approuvent les transferts d’eau sous des conditions spécifiques et constituent l'instance initiale (et habituellement, finale) de résolution des différends92. D’autres exemples de systèmes irrigués en propriété privée se rencontrent en Afrique de l’Est et du Sud. On considère que certains des systèmes irrigués les plus efficaces d’Afrique se trouvent dans le secteur des grands domaines privés, comme ceux du Zimbabwe (Hippo Valley, ou Triangle)93. Parmi d’autres avantages, la propriété des systèmes irrigués par leurs utilisateurs motive davantage les irrigants à contribuer financièrement à l'entretien. Le propriétaire d’un bâtiment quel qu’il soit (maison, usine, bâtiment commercial, etc.) l’entretient pour deux raisons: i) le maintenir en bon état et éviter les détériorations qui entraîneraient des frais de réparation importants et ii) se réserver la possibilité d’en tirer une plus-value à l'avenir. Les groupes d’irrigants responsables de l’entretien du système, mais non propriétaires, manquent de la seconde motivation pour apporter leur contribution à l’entretien. La première motivation risque également d’être faible, s’ils pensent que le gouvernement, en tant que propriétaire, financera les éventuelles remises en état du périmètre nécessaires à l’avenir. En éliminant les doutes sur ce dernier point, le transfert de la propriété du système à ses utilisateurs leur fournit donc tous les éléments de motivation pour en assurer convenablement la maintenance94. La création d’une association d’usagers de l’eau ne joue pas un rôle incitatif suffisant par elle-même. C’est pourquoi il vaudrait la peine d'orienter davantage la recherche et l’attention politique vers les possibilités de transfert de la propriété des périmètres irrigués aux irrigants. Dans le cas de systèmes anciens dégradés, l’exécution par le gouvernement d’un programme de remise en état serait une condition préalable à ce transfert. En dépit des arguments qui précèdent, un appel à la prudence a été formulé au sujet de la propriété privée des périmètres, et il faut le garder à l’esprit dans le cadre des la conception des systèmes d’irrigation et de leur transfert au privé:

Si la privatisation des petits réseaux irrigués présente des avantages évidents dans de nombreux pays, l’existence de dysfonctionnements des marchés [de l’eau] appelle des institutions de réglementation fortes. Les externalités dues à un usage non-durable de l’eau, tel que le pompage excessif des aquifères, constituent l’une des principales causes de ces dysfonctionnements.

92 Ibid. 93 J. R. Moris et D. J. Thom, 1991, p. 20. 94 On pourrait arguer que, puisque la valeur des droits d’eau est en général capitalisée dans la valeur des terres, cette relation suffit à créer (pour les propriétaires fonciers) l'opportunité de plus-values liées à l’infrastructure d’irrigation. Cependant, sans propriété de l’infrastructure, les droits d’eau risquent de ne pas être totalement sécurisés et, d’autre part, les propriétaires fonciers peuvent douter que l’infrastructure sera bien entretenue. Dans les deux cas, sans propriété de l’infrastructure, la motivation ‘plus-value’ perd de sa force.

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 303

Le développement du secteur privé étant également handicapé par une forte irrégularité de l'approvisionnement en eau et/ou par la complexité des systèmes, il devient difficile de formuler des contrats tenant compte de toutes les éventualités95.

6.5.4 Systèmes de tarification de l’irrigation La mesure dans laquelle la tarification de l’irrigation atteindra les objectifs énumérés ci-dessus, en particulier i) à iii), dépend non seulement du prix, mais aussi, dans une certaine mesure, de la nature du système de tarification utilisé. Yacov Tsur et Ariel Dinar décrivent huit méthodes de tarification de l’eau d’irrigation: au volume, selon le produit, selon les intrants, à la superficie, à échelons, à deux composantes, d’après les gains de capital, et par un marché de l’eau96. La tarification au volume s’applique par unité d’eau utilisée, la tarification selon le produit s’applique à l’unité de produit agricole obtenu, la tarification selon les intrants s’applique par unité d’intrant complémentaire tel que l’engrais, par exemple, et la tarification à la superficie s’applique par hectare irrigué. La tarification à échelons est une tarification au volume dont le taux augmente au-dessus d'un seuil de volume. Les tarifs à deux composantes facturent au volume, en plus de frais fixes d’accès à l’irrigation. Certaines méthodes sont des variantes d’une autre. Par exemple, la tarification à échelons et celle à deux composantes sont des sortes de tarification au volume. Il existe également d'autres variantes. En Inde, la tarification à la superficie diffère parfois selon les cultures, les saisons, ou la méthode d’irrigation (crue, billons ou sillons) et les redevances sont dues, que l’eau soit utilisée ou non97. Au début des années 1970 et à nouveau en 1980, la Commission internationale des irrigations et du drainage (CIID) a mené une enquête internationale par questionnaire sur l’usage de l’eau d’irrigation et les pratiques de tarification. La zone échantillon couvrait 8,9 millions d’hectares, avec des conditions représentatives de 12,2 millions d’hectares. Ce dernier chiffre équivaut à environ 5% du total de la superficie irriguée mondiale. M. G. Bos et W. Wolters ont analysé ces données et trouvé que la tarification à la superficie, la méthode la plus facile à gérer, était utilisée dans plus de 60% des projets de l’échantillon. La tarification au volume était utilisée dans 25% des projets, et les autres combinaient en général tarification à la superficie et au volume.98

Tsur et Dinar ont effectué l'analyse conceptuelle des systèmes de tarification en présence, sous l'angle de l’efficacité économique. Ils font l’hypothèse que l’efficacité est atteinte lorsque le prix de l’eau est égal au coût marginal de sa fourniture, en dépit

95 Ashok Subramanian, N. Vijay Jagannathan et Ruth Meinzen-Dick, User Organizations in Water Services, dans: A. Subramanian, N. V. Jagannathan et R. Meinzen-Dick, éd., User Organizations for Sustainable Water Services, Bulletin technique Banque mondiale n° 354, Banque mondiale, Washington, D.C., 1997, p. 6. 96 Yacov Tsur et Ariel Dinar, The Relative Efficiency and Implementation Costs of Alternative Methods of Pricing Irrigation Water, The World Bank Economic Review, vol. 11, n° 2, mai 1997, pages 243-262. 97 Op. cit., p. 247. 98 M. G. Bos et W. Wolters, Water Charges and Irrigation Efficiencies, Irrigation and Drainage Systems, vol. 4, n° 3, août 1990, pages 267-278.

304 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

du rappel de Sampath (cité plus haut) que, compte tenu des conditions réelles des réseaux d’irrigation, la théorie générale de l’optimum de second rang montre que cette condition ne garantit pas l’efficacité économique. Ils concluent que la tarification au volume est la plus efficace si elle ne coûte rien à mettre en œuvre, mais que si son coût (principalement, les frais de collecte d'informations sur la consommation) atteint ou dépasse 10% du produit de la vente de l’eau, la tarification à la superficie devient préférable99. Ils soulignent que les marchés de l’eau peuvent être efficaces au sens où ils l’entendent, surtout parce que le coût du recueil des informations est internalisé par les utilisateurs, et à condition que le coût des institutions et des infrastructures physiques nécessaires à ces marchés ait déjà été encouru. Dans une autre étude théorique, Rhodes et Sampath ont également établi que la tarification au volume est plus efficace que la tarification à la superficie, laquelle vaut toujours mieux que de lier le prix de l’eau à des conditions indirectes telles que le produit des cultures ou la consommation d’intrants complémentaires100. Bos et Wolters n’ont pas constaté de relation empirique entre le type de tarification de l’irrigation et l’efficacité, probablement parce que, dans l’ensemble de l'échantillon, les montants facturés étaient faibles par rapport au revenu net des exploitations. Ils ont cependant découvert que l'augmentation des redevances s'accompagnait d'une amélioration de l’efficacité, quel que soit le type de tarification. En particulier, c’est sur l’efficacité des unités tertiaires que les redevances d’eau ont leur influence la plus forte, et ceci non pas tant par un effet sur le comportement de l’agriculteur, que comme conséquence de l’augmentation des moyens financiers consacrés à l’exploitation et à l’entretien des unités tertiaires, grâce à la hausse de la redevance101. La FAO estime que la raréfaction croissante de l'eau va entraîner une généralisation des programmes de tarification au volume, parce qu’ils incitent à économiser l’eau, contrairement à la tarification à la surface. Elle recommande également d'envisager la tarification à deux composantes, constituée d'une redevance fixe correspondant au recouvrement des dépenses d’investissement et d'une redevance variable (proche du coût marginal à court terme de la fourniture de l’eau) appliquée aux volumes d’eau utilisés; et elle considère que le marché des droits d’eau constitue l'approche la plus appropriée102. Mettre en place une tarification au volume ne présente pas de difficultés si la conception technique du système s’y prête. Au Maroc et en Tunisie, l’eau est distribuée aux petits agriculteurs selon leur demande, sous un système de tarif volumétrique. Il a fallu pour ce faire des ouvrages fiables de fonctionnement facile, ainsi que des programmes de remembrement des petites exploitations fragmentées103.

99 Y. Tsur et A. Dinar, 1997, p. 259. 100 G. F. Rhodes et R. K. Sampath, 1988, p. 116. 101 M. G. Bos et W. Wolters, 1990, p. 277. 102 FAO, 1993, pages 272-275. 103 H. Plusquellec, C. Burt et H. W. Wolter, 1994, p. 81.

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 305 L’administration des redevances volumétriques peut être considérablement simplifiée par la procédure de vente d’eau en vrac à des groupes d’agriculteurs, en quantités et à des moments convenus à l’avance. Les agriculteurs sont responsables de la répartition entre eux et de la collecte des montants requis pour payer les livraisons. En général, ce type de groupes réunit les irrigants d’une commande tertiaire du périmètre. Le projet d’irrigation de Majalgaon dans l’état du Maharashtra en Inde constitue un exemple de cette pratique:

Dans le cadre du nouveau concept, l’eau sera vendue en vrac aux associations d’utilisateurs, dont chacune dessert environ 300 à 400 ha. Les AUE auront des quotas annuels et seront responsables de la distribution de l’eau et de l’entretien des canaux et rigoles. Elles passeront commande du volume d’eau requis pour chaque tour d’irrigation. La répartition interne de l’eau se fera principalement par rotation et sera proportionnelle à la superficie de l'exploitation, mais d’autres dispositions, telles que l’achat et la vente d’eau, seront possibles104.

D’autres exemples allant dans le même sens ont été cités:

... la vente d’eau en gros au volume par les agences de l'eau aux AUE, qui collectent les redevances auprès de leur membres (dont une partie va au fonctionnement de l’organisation) s’est montrée prometteuse dans des projets pilotes, tels que Mohini et Mula en Inde... 105

Les redevances à l’hectare sont critiquées, car elles n’incitent pas à limiter la consommation d'eau en proportion de la dépense consentie. Elles sont toutefois simples à administrer, et assurent aux fournisseurs des recettes adéquates. Le coût élevé de l'installation et du relevé de compteurs semble expliquer au premier chef que l'on s'en tienne souvent au système du tarif par hectare. L'argument convainc lorsque l'eau est abondante, les coûts de distribution faibles, et lorsque l'on peut douter des effets dissuasifs de l'application d'une tarification au volume. Mais dans les autres cas, les gestionnaires se mettent à pratiquer une tarification volumétrique pour répondre au problème de rareté de l’eau, et au coût élevé de la mobilisation de nouvelles ressources hydriques. (FAO, 1993, p. 272). A la lumière de ces expériences, il paraît probable que l'orientation future des prix de l’irrigation se caractérisera par une augmentation des redevances, une tarification au volume, la vente en vrac à des AUE et, pour un nombre faible mais croissant de systèmes, par des marchés de l’eau. Le changement des pratiques de tarification sera peut-être lent, mais on peut s’attendre à ce qu’il s’accélère dans les régions où l’eau se raréfie. La prévision d’une croissance des prix (réels) de l'irrigation reste sujette à quatre conditions importantes. Tout d’abord, quel que soit le système de tarification de l’eau, il ne faut jamais oublier que la fourniture fiable de l’eau est une condition sine qua non de l'augmentation de son prix. Si la conception et/ou la gestion existantes d'un

104 Op. cit., p. 72. 105 Ruth Meinzen-Dick, Meyra Mendoza, Loïc Sadoulet, Ghada Abiad-Shields et Ashok Subramanian, Sustainable Water User Associations: Lessons from a Literature Review, dans: A. Subramanian, N. V. Jagannathan et R. Meinzen-Dick, 1997, p. 49.

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système ne garantissent pas cette fiabilité, il faudra les modifier avant d’augmenter les prix de l’irrigation. On a déjà mentionné cette importance du facteur fiabilité, mais elle est telle qu’en son absence les agriculteurs peuvent même renâcler à se consacrer aux tâches d’exploitation et d’entretien:

... l'exécution des tâches d’exploitation et d’entretien par les agriculteurs en aval de la rigole tertiaire dépend fortement de la qualité de service que l'organisme d'irrigation fournit à la rigole, autrement dit de sa fiabilité à assurer les approvisionnements en eau qui leur ont été alloués... Un approvisionnement en eau irrégulier, signe du manque d'efficacité de l'organisme, sape la confiance des agriculteurs et affaiblit leur volonté de mener les activités d’exploitation et d’entretien106.

Gérer localement les revenus de la facturation de l’eau constitue quasiment toujours une condition sine qua non de l’amélioration de la fiabilité des approvisionnements en eau d'irrigation. L’un des principaux défauts des systèmes centralisés de gestion de l’irrigation est que les redevances sont déposées dans le Trésor National, tandis que le financement des activités d’exploitation et d’entretien demeure insuffisant. C’est pourquoi toute stratégie de recouvrement des coûts, que ce soit par le prix de l’eau, ou par le travail contribué par les usagers, est inexorablement liée à la question de l’efficacité du système d’irrigation, en termes à la fois de gestion et de qualité de conception. Deuxièmement, alors que, dans certaines circonstances, il est possible de fixer les prix administrés à un niveau suffisamment élevé pour atteindre l’objectif budgétaire de recouvrement des dépenses, il n’est pas réaliste de s’attendre à ce que ces prix puissent atteindre le niveau encore plus élevé du coût d’opportunité de l’eau. Les raisons de cette difficulté sont expliquées par Mateen Thobani:

En augmentant le prix de l’eau pour l’utilisateur afin de tenir compte de sa rareté réelle ou de son coût d’opportunité (c’est-à-dire le prix que l’utilisateur marginal est prêt à payer), les autorités espèrent inciter les utilisateurs à économiser l’eau, ce qui permettrait d’affecter les ressources à des usages à plus forte valeur... En théorie, si l’eau d’irrigation à proximité d’une ville pouvait être facturée au prix qu’une Compagnie des eaux serait prête à payer pour l’eau non traitée (avec ajustement pour les frais de transport), certains agriculteurs abandonneraient la culture et d’autres passeraient à une irrigation plus efficace ou pratiqueraient des cultures moins exigeantes en eau. La hausse des prix libérerait de l’eau qui pourrait être transférée à la Compagnie des eaux aux fins de traitement et de vente. Elle produirait aussi des ressources fiscales susceptibles de servir à améliorer les performances et l’entretien de l’infrastructure existante ou à investir dans une nouvelle infrastructure.

106 E. B. Rice, 1997, p. 27.

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Cependant, de graves problèmes pratiques et politiques ont empêché les gouvernements de tarifer l’eau à son coût d’opportunité. Même si les pouvoirs publics trouvaient une méthode peu coûteuse de mesurer et de contrôler le débit de l’eau, la mesure de son coût d'opportunité demeurerait difficile parce qu’il varie en fonction du lieu, de la régularité, de la saison, de l’usage et de la qualité de l’eau... Les problèmes politiques sont encore plus insurmontables. Il est politiquement difficile de facturer à un agriculteur l’eau d’une rivière qui dessert une ville (et qui présente donc un coût d’opportunité plus élevé) à un prix supérieur à celui appliqué à un agriculteur utilisant l’eau d’une rivière sans rapport avec la ville. De la même manière, il est difficile de facturer un tarif moindre à une profitable société hydroélectrique, qu’on ne le fait aux agriculteurs pauvres [bien que, probablement, la première renvoie la quasi totalité de l’eau à la rivière]. En général, de puissants groupes de pression d’agriculteurs contraignent les politiciens à maintenir les prix de l’eau très en dessous de leur coût d’opportunité. Un autre problème soulevé par la tarification de l’eau d’irrigation à son coût d’opportunité est que le prix de la terre comprend déjà la valeur des droits d’eau. Dans les régions à faible pluviométrie, les terres irriguées pourront se vendre dix fois le prix de celles non irriguées, parce que leur propriétaire pourra compter sur la disponibilité d’eau à bas prix. Si le prix de l’eau augmente par la suite pour tenir compte de son coût d’opportunité, la valeur des terres irriguées rejoindra celle des terres non irriguées, ce qui se traduira par une perte effective en capital pour l’agriculteur. Bien que les actions gouvernementales modifient fréquemment la valeur des actifs privés, le simple ordre de grandeur de la perte en question, le nombre de personnes concernées et les aspects socialement perturbateurs (en termes de chômage agricole) d’une telle politique rendent très improbable qu’une tarification au coût d’opportunité puisse être introduite dans un délai raisonnable. Un problème spécifique à la tarification de l’eau est celui des «écoulements restitués». Lorsqu’un agriculteur arrose ses cultures, les végétaux n'absorbent pas toute l’eau. Selon l’efficacité de l’irrigation, une proportion importante de l’eau – l’écoulement restitué – s’infiltre dans le sol. Cette eau peut pénétrer dans un aquifère souterrain et être pompée par un autre utilisateur ou elle peut même rejoindre la rivière et être dirigée vers un canal. Si l’eau était facturée au volume reçu plutôt qu'au volume véritablement consommé, les agriculteurs pratiquant une irrigation inefficace (et donc aidant sans le vouloir les utilisateurs aval) paieraient un prix trop élevé107.

En principe, on peut traiter le problème des écoulements restitués en facturant l’eau en fonction de sa consommation [nette] (voir la sous-section 6-5-6 ci-dessous), mais du fait des autres objections, il serait difficile, dans la plupart des cas, de fixer des prix administrés à des niveaux approchant les coûts d’opportunité. Seuls les marchés de l'eau permettent d'appliquer une telle politique. Le plafond pratique des prix administrés correspondra probablement au recouvrement des dépenses d’exploitation et d’entretien plus, dans certains cas, d’une partie des dépenses d’investissement.

107 Mateen Thobani, Formal Water Markets: Why, When, and How to Introduce Tradable Water Rights, The World Bank Research Observer, vol. 12, n° 2, août 1997, pages 163-165.

308 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

Cette conclusion confirme le bien-fondé de l'objectif de facturation de l’eau posé par Daniel Bromley, et mentionné plus haut, à savoir, améliorer la gestion de l’eau ou la gestion collective d’un bien public.

En troisième lieu, les considérations de genre peuvent freiner le relèvement des tarifs d‘irrigation, parce que les femmes rurales ont généralement plus de difficultés que les hommes à faire face à des dépenses monétaires. C’est sous un autre aspect la préoccupation d’équité évoquée plus haut en matière de tarification de l’eau d’irrigation. Comme le disent Chancellor et al., en s’appuyant sur des expériences en Zambie, au Zimbabwe et en Afrique du Sud:

Malgré les avantages que l’on en attend, le climat actuel ‘l’usager doit payer’ risque d’accentuer la disparité entre irrigants hommes et femmes... il est difficile pour les femmes de s’assurer de l’argent et d’en garder le contrôle. Payer l’eau peut donc devenir un problème pour les femmes chefs de ménage, surtout quand elles le sont de facto et ont le moins de pouvoir sur l’argent de la famille. Un système qui les priverait de l’accès à l’eau les engagerait dans une spirale de destitution de leurs moyens d’existence108.

La quatrième condition à l’augmentation des prix de l’eau dans l’agriculture est que la politique des prix de l’irrigation doit également s'inscrire dans le contexte de la politique globale de prix du secteur, laquelle résulte principalement de la politique macroéconomique (voir le chapitre 4). Des mesures incitatives inadaptées en matière de prix à la production formeront un obstacle insurmontable à l’augmentation des prix de l’irrigation. Ce point était tellement flagrant dans les projets du Sud-est asiatique étudiés par Rice, qu’il a recommandé:

Renoncement au recouvrement des coûts. Les agriculteurs qui ont initialement accepté les conditions de ces programmes en sont maintenant fortement pénalisés, en raison de l’effondrement des prix internationaux et locaux du riz. Leurs pertes se manifestent dans des surplus du consommateur beaucoup plus importants que n’en produirait même le recouvrement intégral du capital et des coûts d’exploitation et d’entretien. Imposer le recouvrement des coûts à ces producteurs de paddy a plus de chance de les pousser à abandonner l’agriculture qu’à se diversifier...109

En bref, la politique de prix de l’irrigation, ainsi que les stratégies à long terme de développement de l’eau, doivent être élaborées dans un contexte holistique. 6.5.5 Marchés des droits d’eau: introduction Les marchés des droits d’eau, ou régimes de droits d’eau cessibles, ont suscité un très grand intérêt ces dernières années dans la littérature consacrée à la gestion de l’eau et au développement économique, en dépit du fait que, jusqu'à très récemment, il n’existait de marchés formalisés des droits d’eau que dans très peu d’endroits, et

108 F. Chancellor et al., 1999, p.42. 109 E. B. Rice, 1997, p. 60 [souligné dans l’original].

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principalement dans l’ouest des Etats-Unis d’Amérique110, en Espagne, au Brésil, en Australie, au Mexique et au Chili. Leur intérêt vient surtout du fait qu'ils sont potentiellement à même d'encourager l'utilisation efficace d’une ressource de plus en plus rare. La présente section examine la nature des marchés des droits d’eau, les problèmes qu’ils soulèvent, leurs avantages et les conditions minimum à leur adoption. Quelques praticiens n'expriment cependant qu'un enthousiasme modéré pour les marchés des droits d’eau. Ainsi, de l’avis du Bureau régional de la Banque mondiale pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord:

... les mécanismes de marché sont particulièrement problématiques concernant l’eau... Il ne fait aucun doute que des marchés de l’eau locaux fonctionnent souvent avec succès. Mais il est irréaliste d’attendre d'eux la réallocation générale entre les secteurs ou des améliorations de la qualité de l’eau, au moins dans un avenir prévisible... Par ailleurs, l’eau renouvelable est une ressource fugitive et variable, associée à toutes sortes d’externalités à divers niveaux. Elle est donc par nature difficile à gérer, s'intègre à des structures institutionnelles complexes et ne peut pas être répartie et réglementée uniquement – ou même de manière importante – par le marché. C’est pourquoi les gouvernements doivent inévitablement: (1) élaborer le cadre politique, législatif et réglementaire de la gestion de l’offre et de la demande d’eau et (2) assurer la fourniture de services d’eau, principalement en construisant les projets de grande envergure... dont les impératifs d'économies d’échelle ou les externalités sociales excluent l’offre privée111.

Les partisans des marchés des droits d’eau font valoir qu’ils existent, même sans sanction officielle, dans de nombreux endroits. Des exemples de vente informelle d’eau agricole au Bangladesh, au Yémen et au Tamil Nadu (Inde) ont déjà été mentionnés. On peut également citer d'autres expériences. Rosegrant et Binswanger font référence à d’importants marchés de l’eau en Inde et au Pakistan:

Shah (1991112) estime que jusqu’à la moitié de la surface brute irriguée par forages en Inde appartient à des acheteurs d’eau; Meinzen-Dick (1992113) et Chaudhry (1990114) documentent le développement rapide des marchés de l’eau souterraine au Pakistan. Le commerce de l’eau de surface se généralise également. Une étude récente au Pakistan a reconnu d’actifs marchés de l’eau (commerce ou achat d’eau) dans 70% des cours d’eau étudiés (Pakistan Water and Power Development Authority)115.

110 Principalement en Californie et au Nouveau Mexique, avec quelques marchés au Colorado et ailleurs, ainsi que des marchés de transferts d’eau temporaires au Wyoming. 111 Banque mondiale, 1994, pages 21 et 23. 112 T. Shah, Managing Conjunctive Water Use in Canal Commands: Analysis for Mahi Right Bank Canal, Gujarat, dans: R. Meinzen-Dick et M. Svendsen, éd., Future Directions for Indian Irrigation, Institut international de recherche sur les politiques alimentaires, Washington, D.C., 1991. 113 Ruth Meinzen-Dick, Water Markets in Pakistan: Participation and Productivity, projet de rapport d’étude dans le cadre de la bourse USAID pour le Pakistan n° 391-0492-G-00-1791-00 pour le Ministère de l’Agriculture, miméo, Gouvernement du Pakistan et Institut international de recherche sur les politiques alimentaires, Washington, D.C., 1992. 114 M. J. Chaudhry, The Adoption of Tubewell Technology in Pakistan, The Pakistan Development Review, vol. 29, 1990, pages 291-304. 115 M. W. Rosegrant et H. P. Binswanger, 1994, p. 1616.

310 Politiques de gestion de l’eau en agriculture Dans un autre contexte, Thobani souligne que des droits d’eau informels existaient au Mexique avant le vote de la Loi sur l’eau de 1992, qui mit en place un régime de droits codifiés, et que des droits «semi-formels» existent depuis longtemps au Brésil et ailleurs116. La tendance à la formalisation des droits d’eau à mesure que la ressource se raréfie est à rapprocher de la formalisation croissante des titres de propriété foncière, à mesure que la pression des populations sur les terres augmente (voir le chapitre 5). «Lorsque l'eau est abondante par rapport à la demande, la législation concernant son utilisation est le plus souvent simple, et n'est pas appliquée très systématiquement. En revanche, lorsque l'eau est rare, des systèmes institutionnels plus élaborés se font jour»117. Autoriser le commerce informel de l’eau, au lieu de mettre en place un cadre légal et institutionnel des marchés de l’eau, présente des inconvénients: Dans certains cas, ces échanges [informels] n’ont pas donné de bons résultats et ont entraîné une allocation de l’eau économiquement inefficace. Dans certaines régions du sud de l'Asie, les agriculteurs riches, propriétaires de puits profonds, appliquent à leurs voisins moins fortunés un prix de l’eau élevé. De ce fait, la production agricole est moindre que si l’eau était facturée à son prix d’opportunité, et l’inégalité des revenus en est renforcée. La possibilité de vendre une ressource aussi précieuse augmente également l’exploitation de l’eau souterraine, ce qui risque d'appauvrir les aquifères souterrains... Par ailleurs, parce que ces transactions sont illégales, il est difficile de... protéger les aquifères. La situation est encore compliquée par le fait que ces marchés illégaux risquent de permettre aux utilisateurs amont de vendre davantage qu’ils ne consomment (parce qu’ils peuvent vendre le composant écoulement restitué de leur droit d’eau), en violation des droits des tiers. En outre, l’acheteur ne bénéficie pas de la sécurité d’un contrat exécutoire. Les transactions sont donc limitées à des ventes ponctuelles ou pour une seule saison, souvent entre voisins; les transactions à plus long terme sont inexistantes, ce qui prive les investisseurs potentiels ou les compagnies d’eau [d’un] accès à l’eau garanti à long terme... les marchés informels ne... fournissent pas d’incitations ou de moyens suffisants pour déboucher sur la création d’une nouvelle infrastructure (M. Thobani, 1997, pages 165-166). Les marchés de l’eau fonctionnent sur la base: de droits d’utilisation reconnus et enregistrés juridiquement, distincts des titres de propriété foncière; d’une infrastructure permettant la réallocation de l’eau; de dispositions réglementaires visant à protéger l’intérêt public et celui des tiers; d’institutions pour le respect des contrats et la résolution des litiges; ainsi que de règles de répartition des déficits et des excédents d’eau. Comme dans le cas d’autres mécanismes d’allocation, il faut désigner à qui revient la responsabilité de l’exploitation et de l’entretien de l’infrastructure de l’eau. Le système peut être défini de manière à ce que seuls les groupes d’irrigants puissent vendre l’eau à des intérêts non-agricoles, tout en autorisant leurs membres à pratiquer entre eux le commerce des droits. Ou bien encore, les individus peuvent être libres d’effectuer n’importe quel type de transaction. Les droits d’eau peuvent être cédés à long terme, ou même de manière définitive, mais aussi être «loués» à court terme. Dans tous les cas, leur prix est librement négocié entre acheteurs et vendeurs.

116 M. Thobani, 1997, p. 165. 117 FAO, 1993, p. 268.

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 311 Au Mexique, les droits d’eau peuvent prendre la forme de concessions d’une durée maximum de trente ans. Cette période est suffisamment longue pour encourager les investissements par l’utilisateur, par exemple, dans des structures de transport de l’eau (sur l’exploitation et en dehors), dans le nivelage des terres, dans des ouvrages de drainage et dans la plantation d’arbres fruitiers à forte valeur mais croissance lente. Cependant, les marchés des droits d’eau ne fonctionnent pas comme la plupart des autres marchés. Les conditions de concurrence – nombreux acheteurs et vendeurs – ne sont, en général, pas remplies et les transactions nécessitent l’approbation de divers groupes, depuis les associations d’usagers de l’eau au Chili et au Mexique jusqu’aux gouvernements des États dans l’Ouest des Etats-Unis d’Amérique. «Dans une mesure déterminée par la législation des États, les transactions relatives aux droits d’eau doivent être approuvées par l’État. En général, cela passe par une demande de transfert adressée au bureau de l’ingénieur de l’État, qui étudie les effets négatifs sur les tiers du transfert proposé. Dans certains États, le transfert est rendu public et tout intéressé est autorisé à le contester à l’occasion de réunions dirigées par l’ingénieur de l’État»118. Au Mexique, les marchés des droits d’eau sont naissants mais se développent: «Depuis 1995, date à laquelle l’effort massif d’enregistrement des droits d’eau a commencé sérieusement, la Commission nationale de l’eau a approuvé 517 transferts de droits d’eau, soit, au total, un volume annuel cédé d’environ 160 millions de mètres cubes. L’usage total annuel de l’eau au Mexique étant estimé à plus de 200 milliards de mètres cubes, le montant des cessions approuvées à ce jour demeure faible. Cependant, la satisfaction de la demande en eau par le biais des marchés rend moins nécessaire la construction d’une coûteuse infrastructure visant à augmenter l’offre et conduit à une allocation plus rationnelle et plus viable économiquement des ressources en eau». (Karin E. Kemper et Douglas Olson, Water Pricing: The Dynamics of Institutional Change in Mexico and Ceará, Brazil, ch. 16 dans A. Dinar, éd., 2000, p. 352.) Bien que le concept de droits d’eau officiellement négociables soit relativement nouveau, les droits d’eau eux-mêmes sont une institution bien établie dans la plupart des régions du monde: «Il faut souligner que les droits d’usufruit de l’eau existent déjà dans la plupart des pays en développement, soit implicitement (du fait de la coutume), soit explicitement (par l’entremise d’un ensemble de lois et de réglementations). La mise en place de droits de propriété cessibles est une question de réforme ou de modification des régimes de droits d’eau existants»119. L’infrastructure de réallocation de l’eau entre vendeurs et acheteurs n’a pas nécessairement à être extensive; si l'importance des quantités échangées le permet, l’acheteur peut investir dans de nouvelles installations de transport. Ce sera le cas s’il s’agit d’une municipalité ou d’un gros industriel. La plupart du temps, les transactions ont lieu au sein d'un même bassin versant: par exemple, un vendeur amont accepte de cesser de divertir une quantité définie d’eau de la rivière et la laisse à la disposition d'un acheteur aval pour qu’il la prélève. De nombreuses transactions ont lieu entre agriculteurs appartenant à un même périmètre irrigué. Dans ce cas, l’infrastructure d’irrigation doit être souple; par exemple, elle nécessitera des vannes plutôt que des partiteurs de débit proportionnels. 118 R. G. Cummings et V. Nercissiantz, 1992, pages 748-749. Sont également éclairantes les études de cas sur les droits d’utilisation de l’eau (bien qu’un marché des droits n’y soit pas toujours présent) dans: Bryan Randolph Bruns et Ruth S. Meinzen-Dick, Negotiating Water Rights, Institut international de recherche sur les politiques alimentaires et Intermediate Technology Publications, Londres, 2000. 119 M. W. Rosegrant et H. P. Binswanger, 1994, p. 1615.

312 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

Les principaux arguments en faveur de la mise en place de régimes de droits d’eau négociables ont été résumés par Thobani:

Parce qu'ils peuvent être vendus, les droits d’eau sont valorisés et incitent à économiser l’eau, ainsi qu'à la réallouer à des usages à plus forte valeur. En ce sens, on obtient le même résultat qu'avec une tarification au coût d’opportunité. Les droits d’eau négociables autorisent également la ‘location’ de l’eau (pour une saison, par exemple) et les ventes ponctuelles; de fait, ils facilitent même ce type de transactions. Enfin, si les droits d’eau initiaux sont alloués gratuitement aux utilisateurs ou aux détenteurs existants de ces droits, les droits d’eau négociables peuvent permettre de contourner les problèmes politiques liés à l’augmentation du prix de l’eau et à la fixation de redevances non uniformes. Les gouvernements sont à même de contrôler les opérations et d'appliquer plus efficacement les lois et réglementations visant à empêcher les abus de pouvoir monopolistique, à assurer que les ventes n’ont pas d'effet négatif sur la disponibilité de l'eau pour les tiers (c’est-à-dire à traiter les problèmes d’écoulement restitué) et à protéger l’environnement120.

Pour concrétiser ces avantages, il faut traiter plusieurs problèmes, dont la satisfaction du souci d'équité, dès la mise en place d'un marché des droits d’eau. Les principaux d'entre eux sont passés en revue dans la sous-section suivante. 6.5.6 Problèmes soulevés par les marchés des droits d’eau 6.5.6.1 Types de droits d’eau Dans l’Ouest des Etats-Unis d’Amérique, les droits d’eau suivent la doctrine de l’antériorité de l’appropriation ou premier arrivé, premier ayant droit, qui est codifiée dans les lois des États de cette région. Le premier droit d’eau d’une source donnée est établi par l’usage et correspond aux quantités annuelles prélevées par l’utilisateur initial. L’usage doit être “véritable” et conforme à des critères établis. Le fait de ne pas l'exercer “véritablement” pendant une période définie peut entraîner sa perte. D’autres droits, dénommés “droits mineurs”, peuvent également exister, mais en cas de sécheresse, les droits les plus anciens (“majeurs”) reçoivent l’eau en priorité 121 . Les droits d’eau informels des pays en développement tendent eux aussi à être de ce type. Le régime de droits d’eau des marchés formalisés du Mexique et du Chili diffère du système de l’appropriation. Appelé régime des droits proportionnels, il confère des droits sur une certaine proportion du flot d’une rivière ou autre source d’eau. Ainsi, en cas d’année plus sèche ou plus humide que la normale, les diminutions ou augmentations des allocations d’eau sont dans la même proportion pour tous les détenteurs de droits. Cette modalité d’ajustement des quantités est stipulée officiellement au Chili, et laissée à la discrétion de la Commission nationale de l’eau au

120 M. Thobani, 1997, p. 166. 121 On trouvera une présentation éclairante de cette doctrine et des problèmes soulevés par la cession des droits d’eau dans l’Ouest des États-Unis d’Amérique dans le chapitre 4 de: Allen V. Kneese et F. Lee Brown, The Southwest under Stress: National Resource Development Issues in a Regional Setting, Resources for the Future, Inc., The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1981.

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 313

Mexique. Certains ont avancé que ce régime facilite la création des marchés parce que les utilisateurs sont davantage assurés de recevoir de l’eau122 . Cependant, certains marchés fonctionnent aussi dans un cadre de droits d’appropriation. Dans ce cas, le prix est fonction de l’antériorité du droit (c’est-à-dire le degré de certitude d’obtenir de l’eau). Le principal avantage des droits proportionnels est précisément qu’ils répartissent plus équitablement le fardeau des années sèches. Tout comme les droits fonciers collectifs ont leur place dans les économies qui reconnaissent les marchés fonciers (voir le chapitre 5), les droits d’eau collectifs ont un rôle à jouer:

Certains ont avancé que la mise en place de droits de propriété négociables dans le cas de l’eau est, d’une certaine manière, antagonique aux valeurs communautaires traditionnelles, et défavorable à une gestion collective de l’eau... Il est cependant possible d'attribuer des droits de propriétés négociables à des groupes communaux ou à des associations d’usagers de l’eau, aussi bien qu’à des individus. L’allocation de droits de propriété traditionnels à des groupes communaux devrait en fait renforcer le contrôle de ces groupes sur les ressources en eau, et assurer un meilleur accès à l’eau que ne le font souvent les groupes d’usagers de l’eau existants. L’allocation de droits de propriété négociables de l’eau à des groupes communaux peut s’avérer plus efficace que leur allocation à des individus, dans les cas où l’internalisation de la négociation au sein du groupe abaisse les coûts d’information, d'établissement des contrats et d’exécution par rapport à ceux résultant de transactions bilatérales entre individus123.

Quelle que soit la forme des droits d’eau, les marchés de l’eau nécessitent un mécanisme pour attribuer et enregistrer ces droits, tout comme pour des titres fonciers. Leur durée doit également être enregistrée. Thobani recommande:

La meilleure manière de soutenir la législation [en matière de marchés de l’eau] consiste à allouer des droits aux utilisateurs, gratuitement, en fonction de leur usage historique. Bien que cette approche puisse entraîner un gain “tombé du ciel” pour certains agriculteurs, elle reconnaît que le prix des terres tient déjà compte de l’accès à l’eau à bas prix et que le gouvernement ne recouvrera probablement pas directement ses dépenses d’investissement dans l’infrastructure. Parce que cette procédure favorise aussi les utilisateurs qui prélèvent davantage que leur part équitable d’eau, il peut valoir la peine d'essayer de rectifier certains des torts les plus flagrants. Cependant, si le gouvernement en profite pour corriger toutes les erreurs de ce type ou confisquer tous les droits obtenus illégalement, il est fort probable que la législation échouera et que les injustices se poursuivront... Les droits d’eau nouveaux et non alloués doivent être vendus par enchères publiques et de manière transparente124.

122 M. W. Rosegrant, R. Gazmuri S. et S. N. Yadav, 1995, pages 210-211. 123 M. W. Rosegrant et H. P. Binswanger, 1994, p. 1620. La première partie de ce passage se retrouve également dans M. W. Rosegrant, R. Gazmuri S. et S. N. Yadav, 1995, p. 217. Plusieurs passages de la première publication étant répétés sous forme identique, ou quasiment identique dans la seconde, les références ci-après ne concernent dans ce cas que la première. 124 M. Thobani, 1997, pages 173-174.

314 Politiques de gestion de l’eau en agriculture Cette dernière recommandation constitue un autre parallèle avec les politiques de ressources foncières. Le chapitre 5 recommande les enchères de titres ou de baux pour les zones agricoles nouvellement ouvertes sur les terres de l’État. 6.5.6.2 Écoulements restitués et droits des tiers On peut définir les droits d’eau comme droits de dérivation totale, droits avec consommation ou droits sans consommation. L’irrigation produit toujours des écoulements restitués à la source d’eau (qui, dans certains cas, est un système combiné aquifère - eau de surface). La consommation correspond au volume d’eau qui n’est pas restitué. Les droits d’utilisation sans consommation servent surtout à la génération d’électricité hydroélectrique. Dans le cas de l’irrigation, où les agriculteurs ont droit à des prélèvements d’eau bruts spécifiés, il est essentiel de définir si les droits cessibles sont bruts ou nets des écoulements restitués. Autrement dit, s’il s’agit de droits de dérivation totale ou de consommation seulement. Pour des agriculteurs d'une même zone, qui cultivent principalement les mêmes cultures avec le même type de technologie d’irrigation sur l’exploitation, il importera peut-être peu d'acheter des droits bruts ou nets, dans la mesure où toutes les transactions sont traitées de la même manière. Néanmoins, si une municipalité ou une autre entité achète les droits d’eau des agriculteurs et prélève celle-ci sur le périmètre irrigué, les écoulements restitués risquent de disparaître ou de diminuer brutalement. Cela peut entraîner une moindre disponibilité de l’eau pour les utilisateurs aval, d’où la préoccupation d’une répercussion des cessions d’eau sur les tiers, évoquées plus haut dans l’encadré relatif aux marchés informels des droits d’eau. La proportion de l’eau d’irrigation correspondant à la consommation est difficile à mesurer avec précision, car elle dépend de la nature des sols de l’exploitation (y compris leur pente), du type de cultures, de la technique d’irrigation et des facteurs climatiques. Par conséquent, la distinction entre droits de dérivation totale et droits de consommation, dans le but de protéger l’accès à l’eau des tiers, semblerait poser un obstacle insurmontable à la création de marchés des droits d’eau. Néanmoins, des solutions pragmatiques ont été mises en œuvre. L’une d’entre elles consiste à laisser les droits relatifs aux écoulements restitués en possession des organismes d’irrigation (en général, le district d’irrigation local ou une AUE). Rosegrant et Binswanger ont expliqué cette approche en ces termes:

Dans la plupart des États occidentaux des États-Unis d’Amérique, les droits d’eau sont en termes de consommation, avec protection du droit des tiers aux écoulements restitués... Ce système protège les droits existants aux écoulements restitués, mais majore de manière importante les coûts de transaction du commerce de l’eau, en raison de la difficulté à mesurer la consommation et les écoulements restitués. En pratique, les agriculteurs doivent souvent apporter la preuve de la mise en jachère des terres pour pouvoir vendre leurs droits de consommation d’eau. Dans le Northern Colorado Water Conservancy District (NCWCD), cependant, les droits sont proportionnels au débit, et les droits aux écoulements restitués sont détenus par le district. Les écoulements restitués sont mis à la disposition des utilisateurs gratuitement, mais ils ne font l’objet d’aucun droit. Aucune action ne peut donc

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 315

être intentée contre une modification des schémas d’écoulement restitués qu’entraîneraient les transactions. En n’accordant pas aux tiers de droits aux écoulements restitués, le NCWCD a grandement réduit les coûts de transactions, ce qui s'est traduit par un marché de l’eau très actif... Le Chili et le Mexique ont suivi le modèle du NCWCD en définissant des droits proportionnels au débit du cours d’eau ou du canal. Les droits aux écoulements restitués n’existent pas. Au Chili, les écoulements restitués peuvent être utilisés dans les zones avoisinantes par ceux qui les reçoivent, sans besoin d’établir un droit d’utilisation. L’usage de cette eau, cependant, dépend du débit des cours d’eau principaux et de l’intensité de l’utilisation par les détenteurs de droits. En l’absence d’obligation de fournir des écoulements restitués, ceux-ci ne sont donc pas permanents... Si l’on peut attribuer équitablement les droits d’eau initiaux... des droits proportionnels sans droits aux écoulements restitués devraient faciliter une allocation efficace, sans compromettre l’équité125.

Une seconde solution pratique consiste à restreindre les cessions d’eau à d'autres secteurs que l’agriculture lorsque leurs conséquences sur les écoulements restitués pourraient être importantes et poser problème:

Au Chili, deux grands bassins fluviaux ont fait l'objet d'un renforcement de la protection des écoulements restitués: celui de l’Aconcagua, une région où l'on trouve une forte proportion de cultures à forte valeur, et celui de l’Elqui, une rivière petite mais importante parce qu’elle arrose une zone désertique... L’Association des usagers de l’eau de l’Elqui a traité ce problème en limitant, dans la partie amont, les transactions aux agriculteurs entre eux (pour conserver tous les écoulements restitués du bassin), les transactions entre agriculteurs et urbains n’étant autorisées que dans la partie aval126.

En d’autres termes, les municipalités ne peuvent utiliser que l’eau dont l'essentiel des écoulements restitués irait dans la mer. Une autre protection de cette nature est assurée au Mexique et au Chili par des lois requérant l’approbation de l’AUE locale à chaque transaction et qui interdisent à la fois des cessions qui porteraient dommage à l’agriculture irriguée, et le paiement de compensations aux tiers qui seraient affectés par des transactions127. Il est possible de faire appel auprès de la Commission nationale de l’eau au Mexique et de l’Autorité nationale de l’eau au Chili, ainsi qu'en justice finalement. Cependant, la formulation floue de la clause de protection laisse une considérable liberté de manœuvre aux services de l’eau et soulève le risque d’une politisation de son application. Cette seconde solution, à savoir n'autoriser le commerce intersectoriel de l’eau que dans la partie aval des cours d’eau, peut être appliquée en même temps que la première. Une troisième solution consiste à élaborer et appliquer des règles empiriques, standardisées ou basées sur des moyennes, s'appuyant sur une relation arithmétique entre le volume total d’eau dérivé et les écoulements restitués:

Le Nouveau Mexique fait appel à des procédures plus simples et moins onéreuses que la Californie. Le Bureau de l’Ingénieur d’État détermine les

125 M. W. Rosegrant et H. P. Binswanger, 1994, p. 1619 [souligné par nous]. 126 M. W. Rosegrant, R. Gazmuri S. et S. N. Yadav, 1995, p. 213. 127 Op. cit., p. 214.

316 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

quantités d’eau cessibles à l’aide de formules standard, ainsi que de données historiques et secondaires. L'utilisation de quantités cessibles standard pour certaines régions, certains sols et certains climats abaisse les coûts de transaction liés au recours à des experts en hydrologie et en ingénierie, fait gagner du temps au personnel des services de l’eau et crée davantage de certitude quant au processus de cession... Une procédure encore plus simple consisterait à créer une hypothèse homogène de consommation et d’écoulements restitués, qui évite d'avoir à déterminer la consommation au cas par cas. Dans le Wyoming, le texte officiel autorisant les cessions d’eau temporaires suppose que 50% de l’eau dérivée correspondent aux écoulements restitués, le solde étant estimé représenter la quantité négociable. Bien qu’il soit toujours possible de contester une telle hypothèse, il est improbable qu’elle le soit s'il s'agit d'une estimation raisonnable. Si l'on peut difficilement envisager qu’une même estimation soit acceptable pour l'ensemble d'un État, du fait des différences de conditions agro-climatiques, il demeure possible d’émettre des estimations régionales... Une approche combinant les méthodes de l’Elqui et du Nouveau Mexique mériterait d'être évaluée en pratique dans les bassins fluviaux où les écoulements restitués sont importants.... l’essentiel est que les coûts de transaction demeurent faibles, et que les estimations d’écoulements restitués n’excèdent pas leur maximum effectif, afin de conserver l'incitation à économiser l’eau et d'augmenter les gains produits par des transferts d’eau négociés sur un marché fonctionnel128.

Pour illustrer ce dernier point, supposons que, dans une région donnée, l’on

puisse réduire les écoulements restitués à 30% des dérivations totales grâce à des mesures d’économie d’eau dans l’irrigation, mais que l'estimation utilisée dans la réglementation s'appuie sur les écoulements restitués maximum observés, soit 50%. L'acheteur d’eau qui obtient les droits à 50 unités de consommation obtient en fait les droits à 100 unités de dérivation totale. Mais avec de bonnes pratiques d’économie d’eau, ces droits pourraient être convertis en 70 unités de consommation, ce qui élargirait la capacité à irriguer qui y est associée. Thobani recommande aussi d’utiliser une estimation moyenne de l’écoulement restitué:

En raison des difficultés techniques posées par le calcul au cas par cas de l’écoulement restitué, cette approche risque de ne pas convenir aux pays en développement. On peut néanmoins calculer le volume moyen d’eau consommé par une culture ou une activité donnée. Lorsque les écoulements restitués posent problème, ce volume pourrait être publié et devenir la quantité plafond que les propriétaires sont autorisés à vendre aux acheteurs... Cette procédure fonctionnerait à la fois pour les eaux de surface et les eaux souterraines. En dépit de ses faiblesses, ce système constituerait une nette amélioration par rapport à l’interdiction de toutes cessions ou à l’absence de contrôles, qui caractérisent les marchés de l’eau informels129.

128 M. W. Rosegrant, R. Gazmuri S. et S. N. Yadav, 1995, pages 213-214. 129 M. Thobani, 1997, p. 175.

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 317 Ces exemples et recommandations montrent clairement, à la fois qu'il existe des solutions réalisables au problème des écoulements restitués et que les solutions les mieux adaptées varient d’un cas à l’autre. 6.5.6.3 Transferts d’eau intersectoriels Comme le montre l’exemple de la gestion de l’Elqui mentionné ci-dessus, la crainte existe que la création de marchés de l’eau soit préjudiciable à l’agriculture en incitant à vendre les droits d’eau à des usagers non agricoles, dont la productivité par unité d’eau est en général plus élevée et qui ont donc les moyens d'acheter l'eau plus cher. Le Mexique et le Chili ont mis en place des garde-fous institutionnels contre cette possibilité, sous la forme d'une obligation d’approbation préalable des ventes à différents niveaux, comme expliqué ci-dessus. Ces garde-fous semblent efficaces. «Les irrigants chiliens sont en général satisfaits de la codification de leurs droits d’eau traditionnels. Et les droits d’eau constituant un actif corporel, non soumis actuellement à une taxe de propriété, les irrigants bénéficient des avantages d’un droit de propriété, même quand le marché de ces droits est inactif»130. Au Chili, les avantages des transferts d’eau intersectoriels sont allés au delà de l’indemnisation financière des agriculteurs: Par exemple, la ville de La Serena a pu acheter 28% de ses droits d’eau à des agriculteurs du voisinage, ce qui a permis au gouvernement de retarder la construction d’un barrage. De la même manière, la ville d’Arica, dans le nord aride, a pu répondre aux besoins de ses résidents en louant de l’eau souterraine à des agriculteurs... Les changements de structure des marchés de l’eau créent de nouvelles opportunités de conservation. Lorsque la société municipale des eaux de Santiago, EMOS, a été avertie qu’elle ne pourrait plus recevoir de nouveaux droits d’eau gratuits, elle a commencé par acheter des droits d’eau supplémentaires. Quand les vendeurs potentiels en ont demandé un prix trop élevé, elle a préféré remettre en état sa structure de canalisations vieillissante pour réduire les fuites d’eau. (M. Thobani, 1997, pages 168-169) Il a été démontré que l'existence de marchés de l’eau encourage un déplacement de l’agriculture vers des cultures à plus forte valeur. Lorsque c'est effectivement le cas, l’écart de productivité de l’eau entre les secteurs ne s'avère pas toujours aussi important qu’on l'aurait supposé:

L’un des résultats les plus intéressants de cette analyse est la relative modestie des gains économiques du commerce [de l’eau] intersectoriel dans la vallée de l’Elqui. Certes, la valeur de l'eau municipale est élevée, mais la valeur de l’eau pour les exploitations agricoles rentables demeure également élevée... Si ces exploitations sont rentables, les gains économiques [c’est-à-dire pour la société] de la réallocation sont faibles, alors même que le gain financier pour le vendeur est important131.

L’expérience chilienne et d’autres permettront peut-être d'apaiser les doutes du Bureau de la Banque mondiale pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord (cités plus haut) concernant la validité des marchés de l’eau comme mécanismes de réallocation 130 R. R. Hearne et K. W. Easter, 1995, p. 38. 131 Ibid.

318 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

intersectorielle de cette ressource. Il semblerait que des marchés de l’eau convenablement conçus et mis en œuvre puissent constituer des filières utiles à des réallocations de ce type, pourvu qu'il existe des mécanismes institutionnels adéquats de supervision des transactions. En général, c’est la bassin versant, et non le secteur, qui délimite le cadre dans lequel peuvent se dérouler les transactions relatives à l'eau, sauf si le secteur public a indépendamment pris la décision (onéreuse) d’investir dans une infrastructure de transfert entre bassins. Cependant, en Espagne, on a réussi à transférer 4 m3/s du district d’irrigation du delta de l’Ebre à la région industrielle de Tarragone, une ville située à 80 km et sur un autre bassin versant. Les redevances payées par les utilisateurs industriels de l’eau sont investies dans l’amélioration du réseau d’irrigation du delta de l’Ebre. Au Pérou, il existe des transferts d’eau depuis le bassin de l’Amazone jusqu’à la région côtière aride, par des tunnels creusés sous les Andes. Jusqu’à maintenant, ces transferts n’ont pas été motivés par le marché, mais il a été suggéré que les redevances d’eau collectées dans la zone côtière pourraient financer des projets de développement dans la région andine plus pauvre. 6.5.6.4 Problème des coûts de transaction L'une des principales préoccupations soulevées par les marchés des droits d’eau est que les transactions pourraient s’y avérer trop lourdes, c’est-à-dire que le coût en serait trop élevé. Clairement, il faut accepter un compromis entre les coûts de transaction et la protection des droits des tiers: plus les mécanismes d’examen et d’approbation des transactions visant à protéger les autres individus et l'environnement sont élaborés, plus les coûts de transaction sont élevés. Tout le monde convient que le marché de l’eau n’est pas aussi actif en Californie que dans d’autres États de l’ouest des Etats-Unis d’Amérique en raison du poids que la protection des droits des tiers et de l'environnement fait peser sur les procédures du marché de l’eau132. Au Mexique et au Chili, où les procédures sont moins lourdes, le marché des droits d’eau est plus actif. Quel que soit le système, la réallocation de l’eau engendre un «coût de transaction» (voir encadré en page suivante), qui comprend les mesures à prendre pour éviter les conflits et compenser les parties lésées en cas de conséquences préjudiciables pour les tiers. Ce chapitre a déjà cité des exemples d’agriculteurs allant jusqu’à endommager l’infrastructure d’irrigation lorsqu’ils ont le sentiment que leurs droits d’eau n’ont pas été respectés par les allocations administratives. Il n’est pas clair que les coûts de transaction, au sens large, soient nécessairement plus élevés sur les marchés de droits d’eau que dans le cadre des systèmes d’allocation administrative de l’eau.

132 «En Californie, la portion cessible des droits de l’eau acquis par appropriation est limitée à la consommation, avec protection du droit des tiers aux écoulements restitués. Ce système protège les droits antérieurs sur les écoulements restitués mais... augmente de manière importante le coût des transactions sur le marché de l’eau... Le système californien, qui détermine la fraction négociable des droits d’eau appropriés sur la base de la consommation, impose une pesante charge de preuve à l'éventuel vendeur d’eau, qui doit déterminer la quantité d’eau vendable». (Extrait de: M. W. Rosegrant, R. Gazmuri S. et S. N. Yadav, 1995, p. 211.)

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 319 «Il existe des coûts de transactions quel que soit le procédé de réallocation de l’eau. Ils comprennent: le coût de l’identification des opportunités rentables de transfert de l’eau; le coût de négociation ou de décision administrative du transfert d’eau; le coût de surveillance des éventuelles conséquences pour les tiers, et d’autres externalités; le coût de l’infrastructure de transport et du contrôle des transferts d’eau; et le coût d’infrastructure et institutionnel du contrôle, de la compensation ou de l’élimination des éventuelles conséquences pour les tiers et autres externalités possibles». (M. W. Rosegrant et H. P. Binswanger, 1994, p. 1617) Hearne et Easter ont fourni peut-être la seule estimation empirique à ce jour du coût des transactions commerciales de l’eau, pour deux vallées chiliennes. Voici quels sont ces coûts, exprimés en part du prix de la transaction133:

Acheteurs, vallée de l’Elqui 0,21 Vendeurs, vallée de l’Elqui 0,02 Acheteurs, vallée du Limari 0,05 Vendeurs, vallée du Limari 0,02

Dans la vallée du Limari, les transactions sont plus fréquentes du fait d’un système bien développé d’infrastructure d’irrigation et d’AUE bien organisées134. En général, ce ne sont pas des coûts élevés et, plus important encore, ils peuvent de toute évidence être abaissés par le développement d'une infrastructure physique et institutionnelle adéquate. Du point de vue de la politique, il est possible de reformuler le problème du coût des transactions. Parce que toute réallocation importante de l’eau implique des coûts de transactions, la question la plus élémentaire est de savoir si la politique de l’eau doit autoriser une allocation souple de cette ressource de base. Compte tenu de la raréfaction de l’eau, des avantages pour les agriculteurs des marchés des droits d’eau par rapport à l’augmentation administrative du prix de l’eau et des autres considérations présentées dans ce chapitre, il semble clair que la réponse à cette question doive être positive. Pour décider de mettre ou non en place des marchés des droits d’eau, il faut alors savoir si leurs exigences de base peuvent être satisfaites, comme nous le verrons plus loin dans cette section. 6.5.6.5 Rôle des associations d’usagers de l’eau dans les marchés des droits d’eau L'existence d'associations d’usagers de l’eau fortes et bien informées constitue l’une des conditions préalables à la réussite des marchés des droits d’eau. Leur rôle dans l’approbation et la supervision des transactions et même (au Chili) dans la propriété des réseaux d’irrigation, a été noté plus haut (section 6.5.3). Hearne et Easter ont conclu leur étude empirique des marchés de l’eau chiliens en soulignant que les AUE jouent le rôle important de faciliter la réallocation de l’eau par le biais du marché, surtout dans la vallée du Limari où les échanges sont actifs, et dans celle de l’Elqui, où l’on observe des échanges intersectoriels135.

133 R. R. Hearne et K. W. Easter, 1995, p. 27. 134 Ibid. 135 Op. cit., p. 39.

320 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

Les AUE jouent également un rôle clé dans la résolution des conflits entre usagers de l’eau. Plus ce type de conflit peut être résolu localement grâce à la médiation des associations, plus les coûts globaux de gestion de l’eau sont faibles. Les associations d’utilisateurs d’eau sont également chargées de l’exploitation et de l’entretien des systèmes, ainsi que de leur financement. Cette responsabilité couvre la collecte de la contribution financière de leurs adhérents. De ce fait, le prix des droits d’eau établi sur les marchés ne correspond pas au coût d’opportunité total, mais au coût d’opportunité net des dépenses d’E&E. Si l’acheteur n’est pas membre d’une AUE, il doit couvrir les dépenses d’exploitation et d’entretien du nouvel usage de l’eau, ainsi que les coûts de transaction. 6.5.6.6 Marchés des droits d’eau et protection de l’environnement Il est logique de se préoccuper des effets environnementaux des marchés des droits d’eau, du fait que les valeurs de marché ignorent largement les externalités environnementales. Néanmoins, il est possible d’intégrer des mesures de sauvegarde de l’environnement aux codes de l’eau autorisant les marchés des droits d’eau. Au Mexique, une loi sur l’eau a institué de façon explicite des normes de protection de l’environnement s’appliquant aux utilisateurs de l’eau. La qualité des déversements des usages non agricoles est spécifiée dans la réglementation des droits d’eau, et la Commission nationale de l’eau peut imposer des restrictions sur l’usage de l’eau en cas de sévère pénurie, de dommages aux écosystèmes, ou de surexploitation des aquifères136. En principe, la protection de l’environnement en matière d'usage de l’eau ne devrait pas être plus difficile sous un régime de droits d’eau cessibles que sous un régime d’allocation administrative, à condition qu’ait été établi le cadre législatif approprié:

... l'existence de droits d’eau détenus par des particuliers ne réduit pas nécessairement la possibilité d’une gestion environnementale adéquate des cours d’eau. Il faut mettre en place et faire appliquer une réglementation sur la qualité de l’eau, quel que soit le système d’allocation de l’eau137.

Au Chili, les dispositions du code de l’eau relatives à l'environnement sont plus faibles qu’au Mexique, bien qu’il exige des services nationaux de l’eau qu’ils étudient les effets sur l’environnement et les tiers des grands projets d’infrastructure hydraulique avant de les autoriser. Les autres aspects de la protection de l’environnement concernant l’eau relèvent du code de l’environnement. L’expérience des effets environnementaux des marchés de l’eau dans les pays en développement est trop brève pour permettre de juger si les diverses mesures de protection fonctionnent. Néanmoins, le cas de la Californie illustre la question. Comme on l’a vu, cet État a imposé des restrictions relativement sévères au commerce des droits d’eau, afin de protéger l’environnement et les droits des tiers. En dépit de cette orientation de politique, de nombreux groupes environnementaux en Californie ont

136 M. W. Rosegrant et H. P. Binswanger, 1994, p. 1620. 137 R. R. Hearne et K. W. Easter, 1995, p. 41.

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 321

vu les marchés des droits d’eau comme un moyen de répondre à la croissance de la demande d’eau tout en évitant de construire de nouvelles infrastructures, qu’ils considèrent comme plus nuisibles à l’environnement que les transferts d’eau138. L’expérience californienne semble suggérer que, non seulement la protection de l’environnement peut être aussi bonne dans le cadre de marchés des droits d’eau que dans celui de l’allocation administrée, mais en fait qu’elle y est potentiellement supérieure. Bien évidemment, en pratique, le résultat dépendra, non seulement du cadre législatif, mais aussi du niveau d’engagement à protéger l’environnement des autorités nationales et régionales, et de la force du pouvoir judiciaire. Ces remarques valent pour tous les systèmes d’allocation de l’eau. 6.5.6.7 Équité et marchés des droits d’eau Tout comme les marchés fonciers ont suscité des craintes de concentration des terres entre les mains de quelques uns, les marchés des droits d’eau ont fait craindre une concentration semi-monopolistique du contrôle de l’eau. Si ces préoccupations méritent analyse, il faut reconnaître d'emblée que les marchés de l’eau présentent une différence fondamentale avec les marchés fonciers, à savoir un contrôle collectif (AUE) beaucoup plus important sur les transactions. Cette caractéristique ne doit pas totalement occulter les préoccupations, mais elle rend beaucoup plus improbable le fait que les ventes de droits d’eau se traduisent par leur concentration entre quelques mains. En outre, il faut garder à l’esprit que l’émission des droits d’eau initiaux, si elle est effectuée de manière équitable et gratuitement, comme le conseillent les chercheurs cités dans ce chapitre, dote les familles pauvres d’un capital précieux. Même si elles finissent par décider de les vendre, elles se trouveront en meilleure position qu’avant la création des droits cessibles. Thobani a argué que les marchés des droits d’eau aideront à réduire la pauvreté pour plusieurs raisons:

L'existence de droits d’eau sûrs et négociables réduit la pauvreté de plusieurs manières. Tout d’abord, ils permettent de redéployer des ressources rares à des fins plus productives, ce qui augmente la production et l’emploi. Tel a été le cas, par exemple, lorsque les agriculteurs chiliens ou mexicains ont vendu leurs droits d’eau à des agriculteurs plus productifs ou à des villes. Deuxièmement, les droits d’eau négociables encouragent de nouveaux investissements dans des activités nécessitant de grandes quantités d’eau. Investir dans une exploitation d’arbres fruitiers sera probablement plus attractif si l’investisseur sait que l’eau ne sera pas transférée à une ville voisine en périodes de rareté et qu’il pourra acheter de l’eau à des agriculteurs en période de pénurie. Au Mexique, des investisseurs ont bâti une usine d’embouteillage après avoir négocié les droits d’eau d’un agriculteur. Non seulement ce dernier en a tiré un profit financier, mais cet investissement a généré des emplois supplémentaires... Troisièmement, parce qu’ils donnent à des groupes d’utilisateurs le pouvoir d'intervenir dans l’émission ou la cession des droits d’eau, des droits sûrs et négociables contribuent à protéger les pauvres. Lorsque les droits d’eau sont

138 M. W. Rosegrant, R. Gazmuri S. et S. N. Yadav, 1995, p. 215.

322 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

accordés gratuitement par les pouvoirs publics, ce sont généralement les individus riches et influents politiquement qui y ont le plus facilement accès, souvent au détriment des pauvres. Quatrièmement, le fait qu'ils soient sûrs et négociables augmente la valeur de ces droits, qui constituent souvent le bien le plus précieux des agriculteurs pauvres. Au Mexique, de nombreux petits agriculteurs ont apprécié de pouvoir vendre leurs droits d’eau tout en demeurant sur leurs terres. En outre, en facilitant l’accès des villes à l’eau, ce type de marché bénéficie aux plus pauvres, un segment de la population urbaine très probablement exclu du service en canalisations. Au Chili, la quasi totalité des zones urbaines est desservie par des canalisations... Enfin, parce que le transfert de l’eau à des usages à forte valeur ne confisque pas d’eau aux utilisateurs moins productifs (agriculteurs) et ne nécessite pas la construction d'une nouvelle infrastructure, il constitue une alternative moins onéreuse et plus équitable qu’une augmentation importante du prix de l’eau, par exemple139.

Barbara van Koppen a observé que la présence de marchés des droits d’eau peut profiter aux familles rurales pauvres en augmentant leur accès aux ressources de l’irrigation, qui leur est parfois refusé par le fonctionnement des structures locales de pouvoir politique: Les agriculteurs pauvres sont bien servis... dans l’irrigation privée (en tant qu’acheteurs) si des marchés privés et concurrentiels de l’eau se sont développés, comme c’est le cas en Asie méridionale, sur lesquels ils peuvent acheter de l’eau. Ces marchés concurrentiels de l’eau souterraine fournissent de bons services à bas prix à des millions de petits agriculteurs sans avoirs... Implications: les marchés de l’eau, ainsi que ceux de l’irrigation par canaux, peuvent être plus favorables aux pauvres si la technologie, bien qu'à relativement petite échelle, fournit des excédents d’eau que les propriétaires ne peuvent pas utiliser sur leurs propres terres. (B. van Koppen, From Bucket to Basin: Managing River Basins to Alleviate Water Deprivation, Institut international de gestion des ressources en eau, Colombo, Sri Lanka, 2000, pages 10-11.) 6.5.7 Potentiel et conditions préalables des marchés des droits d’eau Les arguments présentés ci-dessus suggèrent que les marchés des droits d’eau peuvent présenter divers types d’avantages. Comme l'énonce Thobani:

Les principes économiques et les leçons de l’expérience suggèrent que la mise en place formalisée de droits d’eau négociables favorise l’adaptation rapide et volontaire de l’allocation de l’eau à l’évolution de la demande, ce qui améliore l’usage de l’eau. Ces marchés de l’eau formalisés renforcent également la participation des utilisateurs à l’allocation de l’eau et à la planification de nouveaux investissements, tout en permettant aux entreprises d’investir dans des activités qui requièrent un accès assuré à l’eau. Il en découle une augmentation du nombre des emplois et une génération de revenus susceptibles de faire reculer la pauvreté140.

Par dessus tout, les marchés des droits d’eau permettent de faire payer l’eau à sa pleine valeur (quand les dépenses d’exploitation et d’entretien sont également prises en

139 M. Thobani, 1997, pages 169-170. 140 Op. cit., p. 177.

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 323

compte), ce qui augmente les chances d’atteindre les objectifs i), ii), iii) et v) énumérés dans la section 6.5.3 ci-dessus, sans imposer une augmentation des prix administrés, qui équivaut à confisquer un droit élémentaire détenu par de nombreux agriculteurs, même si c’est dans le cadre de règles coutumières ou informelles. Bien que la mise en place initiale de systèmes de droits d’eau cessibles ait eu lieu en Amérique latine, cette approche a suscité l’intérêt dans d’autres parties du monde. Pour l’Afrique subsaharienne, Sharma et al. ont émis les conseils suivants:

Chaque fois que cela est faisable et approprié, les pays d’Afrique subsaharienne devraient développer des solutions du type marchés... Les principaux instruments économiques à prendre en compte sont les suivants: (a) lois, politiques, réglementations et structures incitatives axées sur le marché et la demande; (b) marchés de l’eau avec droits d’eau négociables; (c) recours plus large au secteur privé...141

Sampath émet une recommandation comparable pour toutes les régions du monde, et en particulier pour l’Asie, à la lumière de l’augmentation importante de la demande en eau municipale et agricole induite par la croissance démographique. Il conclut que l’on n’insistera jamais assez sur la nécessité de facturer tous les services d’eau, et d’encourager activement le développement de marchés des droits d’eau142. La FAO a conclu, quant à elle, que les études sur la tarification de l'eau et sur les types de marchés de l'eau convergent sur la notion que les systèmes de droits d’eau transférables sont ceux qui reflètent le mieux le coût d’opportunité de l’eau143. Si les avantages potentiels des marchés des droits d’eau en font une option attractive, il faut veiller à ce que leurs conditions préalables soient satisfaites avant de les mettre en place. Thobani a commenté que:

... les droits d’eau négociables ne constituent pas une panacée et la mise en place d'un système efficace n’est pas facile. L’expérience du Chili et la supériorité démontrée, en général, des marchés sur les méthodes d’allocation administrée de la ressource, suggèrent que les marchés sont préférables quand l’eau est rare, quand une infrastructure de transfert est en place ou peut être développée à peu de frais, quand il existe une capacité institutionnelle minimum pour mettre en oeuvre les transactions, et quand il y a la volonté politique de mettre en place la législation adéquate144.

Certaines des conditions préalables spécifiques au marché des droits de l’eau ont été résumées par Hearne et Easter:

a. [en définissant les droits d’eau] dans les régions où les ressources en eau

sont très variables, il faut stipuler le mode d’allocation de l’eau en périodes de pénurie;

b. lors de la répartition initiale des droits d’eau entre les utilisateurs, il faut veiller à ce qu'ils ne soient pas accaparés par quelques individus;

141 N. P. Sharma et al., 1996, p. 60 142 R. K. Sampath, 1992, p. 974. 143 FAO, 1993, pages 274-275. 144 M. Thobani, 1997, p.177 [souligné par nous].

324 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

c. une technologie et des institutions adaptées, telles que des vannes réglables et des associations d’usagers de l’eau efficaces, peuvent abaisser considérablement les coûts de transaction;

d. [il faut donner] aux services chargés de la gestion de l’eau un rôle permanent de contrôle du respect des droits et de résolution des conflits145.

On peut ajouter à cette liste: e. la définition des procédures s’appliquant aux écoulements restitués et aux

droits des tiers; f. la diffusion vigoureuse des informations sur le mode de fonctionnement des

marchés des droits d’eau auprès des acteurs potentiels146. La condition peut-être la plus fondamentale de toutes pour la mise en place d’un système de droits d’eau est la suivante:

g. un engagement politique clair et fort et la patience requise pour élaborer et mettre en place le système.

Il faut souligner que, pour la plupart, ces exigences s’appliquent également aux systèmes irrigués par allocation administrée, et que leur non-respect est à l’origine d’un grand nombre des problèmes constatés en ce domaine. Les marchés des droits d’eau dans les pays en développement en sont encore à leurs balbutiements. C’est pourquoi le rythme de leur adoption sera probablement lent, mais, s’il apparaît que leurs exigences peuvent être satisfaites, il est recommandé d'étudier de près cette option. À plus long terme, la nécessité inévitable d'améliorer la gestion de l’eau risque d’accélérer le rythme de leur adoption. Dans tous les cas, cependant, il est conseillé de démarrer lentement et de mettre en place des structures institutionnelles adéquates de contrôle et de gestion des cessions de droits d’eau. En règle générale, il est préférable de n’autoriser au début que les transactions entre agriculteurs d’une même vallée, et de n’ouvrir qu'ultérieurement la possibilité de transactions avec d’autres utilisateurs.

6.6 QUESTIONS INSTITUTIONNELLES ET DE PROCESSUS DANS LA GESTION DE L’EAU

6.6.1 Questions institutionnelles au niveau du secteur Ni une technologie convenable d’irrigation, ni des mesures de prix incitatives, ni la combinaison des deux ne suffisent à assurer des performances satisfaisantes des systèmes irrigués. Le contexte institutionnel est au moins aussi important, si ce n’est plus. Le volet institutionnel fait référence à la fois au mode de gestion des systèmes

145 R. R. Hearne et K. W. Easter, 1995, p. 41. Pour d’utiles études de cas sur le fonctionnement des marchés de droits d’eau au Brésil, en Espagne et aux Etats-Unis d’Amérique, voir Manuel Mariño et Karin E. Kemper (eds.), Institutional Frameworks in Successful Water Markets, Word Bank Technical Paper N° 427, Banque mondiale, Washington D.C., USA, 1999. 146 «L’expérience montre qu’il est essentiel d’expliquer aux utilisateurs et aux autres groupes concernés les avantages de droits de propriété de l’eau formalisés. Une campagne d’information bien conçue peut surmonter la résistance à la réforme de puissants intérêts existants». (M. Thobani, 1997, p. 173).

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 325

irrigués à différents niveaux et au processus par lequel ils sont développés et mis en œuvre au fil du temps. Il s’agit de la dimension humaine du système: le mode de regroupement des différents acteurs en entités collectives, la manière dont ils travaillent ensemble (ou non), le rôle joué par les individus et les entités, et les objectifs qu’ils poursuivent.

Il incombe, de façon fondamentale, aux politiques sociales de toute nation de définir une structure institutionnelle de répartition de l'eau. Le choix de la structure résulte en définitive d'un compromis entre la nature physique de la ressource, les réactions que suscitent les politiques, et les objectifs sociaux concurrents. Il n'est pas surprenant que selon les cultures, les arbitrages varient en fonction de l'importance relative qu’y prennent des objectifs spécifiques. On constate que les pays recherchent des moyens différents pour équilibrer efficacité économique (produire le plus de valeur possible avec les ressources données) et équité (assurer à tous un traitement équitable). Liberté individuelle, équité, participation populaire, contrôle au niveau local et résolution des conflits en bon ordre sont parmi les autres objectifs importants avec lesquels les sociétés doivent habilement jongler lorsqu'elles déterminent la structure de répartition de l'eau147.

En dernière analyse, une structure institutionnelle n’est efficace que dans la mesure où elle fixe des rôles clairs et appropriés à l’ensemble des individus et groupes concernés, et les incite à bien les jouer. La motivation peut passer par des mesures incitatives, mais, par dessus tout, elle requiert de croire au bien-fondé et à la légitimité de leurs rôles et des rôles des autres institutions participant à la gestion de l’eau. On n’insistera jamais assez sur l’importance d’instiller la conviction que les institutions et les procédures sont, pour l’essentiel, bien fondées et équitables. D’où la référence que fait la FAO aux «réactions humaines» dans la citation ci-dessus. Ce qui motive les individus à œuvrer ensemble à des fins communes s'appelle une “bonne gouvernance”. Cette remarque s’applique à la gestion de l’irrigation aussi bien qu’à n’importe quel autre domaine. «L'amélioration des résultats de l'irrigation est une question de “bonne gouvernance”, de sage gouvernement... Quatre facteurs principaux de bonne gouvernance peuvent être envisagés, à l'échelon tant national que local: la légitimité du gouvernement, sa responsabilité (obligation de rendre des comptes), sa compétence, et enfin son respect des droits humains et de l’état de droit»148.

147 FAO, 1993, p. 268. 148 FAO, 1993, p. 291 [souligné par nous].

326 Politiques de gestion de l’eau en agriculture La bonne gouvernance est essentielle au fonctionnement des réseaux d’irrigation comme indiqué ci-après: Légitimité. Au moment où un nouveau projet est envisagé, les personnes vivant dans la zone concernée sont-elles consultées en ce qui concerne la conception des aménagements? Existe-t-il des groupes représentatifs d'agriculteurs reconnus comme tels, où les femmes sont représentées? Les représentants de ces groupes sont-ils élus et responsables vis-à-vis des membres? Ces groupes prennent-ils part aux décisions qui les concernent?... Responsabilité. Le montage financier du projet d'irrigation est-il rendu public, et les dispositions prises sont-elles exposées aux agriculteurs? Existe-t-il des critères de résultat et des moyens de vérification assurant que les responsables observent bien les règles et, s'ils ne s'acquittent pas de leurs fonctions de façon satisfaisante, les obligeant à rendre compte de leur gestion? Les personnalités officielles sont-elles attentives aux besoins de la population? Compétence. Les cadres sont-ils en mesure d'établir des budgets précis et d'effectuer efficacement les prestations de services, par exemple en assurant régulièrement l'entretien des canaux? Existe-t-il des dispositions pour les former ou les remplacer par des personnes compétentes s'ils s'acquittent mal de leurs obligations? Suprématie de la loi. Un cadre juridique clair réglemente-t-il l'usage de l’eau souterraine pour prévenir le pompage excessif dans la couche aquifère? La loi est-elle appliquée? Est-il possible de réglementer la pollution par l'industrie ou par les eaux salines provenant d'ouvrages de drainage en amont? Les éventuelles dérivations illégales effectuées par les agriculteurs en tête des canaux sont-elles surveillées et les contrevenants sont-ils sanctionnés à l'issue d'un procès équitable, diligent, objectif et sans discrimination...? (Extrait de: FAO, 1993, p. 291) Le contexte institutionnel est si fondamental qu’on lui accorde maintenant la priorité dans la planification de l’irrigation, au niveau du projet comme au niveau sectoriel. Au niveau du projet, si les mesures de renforcement de la capacité institutionnelle n’ont pas été incluses dans sa conception, elles resteront court-circuitées tant les gestionnaires de projets seront occupés à résoudre les problèmes immédiats. De même, au niveau du secteur de l’irrigation, on s’accorde à donner la première priorité au renforcement des capacités institutionnelles, ce qui peut comporter la modification des structures vers plus de décentralisation, la dévolution de la propriété des périmètres, ainsi que l’instauration de mécanismes participatifs pour la planification et la gestion de l’eau. Il est admis que le renforcement des capacités institutionnelles requiert une large participation à tous les niveaux de prise de décision et à toutes les étapes du processus, y compris la formulation de la politique et la conception du projet: «... le processus de formulation, diagnostic et évaluation des résultats des politiques de l'eau doit faire intervenir des groupes plus ouverts, représentatifs des partenaires politiques, techniques, gestionnaires et (c'est le plus important) des associations d'usagers de l'eau. Ces groupes devraient être consultés avant d'opérer les choix d’une politique, et fournir par la suite des informations de suivi conduisant à des ajustements fondés sur l'expérience acquise... L'objectif général est de disposer d’une gamme plus étendue d’options en matière de

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 327

politique de l'eau, de s’écarter d’une gestion “par réaction aux crises” et d’accroître la résilience face aux pressions extérieures.»149

Deux raisons fondamentales arguent en faveur d’une participation élargie à la formulation de la politique de l’eau et au développement des systèmes irrigués, l’une en rapport avec les objectifs ou les valeurs sociétaux, l’autre en rapport avec des préoccupations pratiques, à savoir: encourager l’équité et améliorer la qualité des politiques et des projets. Les gens dont les intérêts sont concernés auront probablement des idées précieuses concernant le fonctionnement et la conception des politiques et des projets. Leur participation à la conception et à la gestion du projet renforcera également leur motivation à ce que le système fonctionne bien. Il existe une autre raison très importante d’un point de vue pratique: rendre les politiques et les systèmes irrigués aussi robustes que possible face à l’évolution des situations et aux changements imprévus – la résilience dont parle la FAO. Si les systèmes et leur cadre réglementaire sont élaborés en partie par les usagers de l’eau et les autres catégories concernées, c’est-à-dire s’ils possèdent la légitimité mentionnée ci-dessus, les participants feront tout leur possible pour qu’ils fonctionnent bien et pour les adapter, le cas échéant, à des changements de situation imprévus. Ainsi, le contexte institutionnel a des conséquences directes sur la durabilité des programmes d’irrigation. En termes pratiques, Vermillion et Sagardoy ont résumé le bien fondé du transfert de la gestion de l’irrigation (TGI) aux groupes d’utilisateurs en ces termes:

Les efforts des gouvernements pour financer et gérer les réseaux d’irrigation et pour collecter les redevances de l’eau auprès des agriculteurs ont rarement été couronnés de succès. Le sous-financement et la mauvaise gestion des systèmes irrigués ont entraîné une détérioration rapide de l’infrastructure, le rétrécissement des périmètres desservis, une répartition de l’eau non équitable et une faible productivité agricole. En règle générale, les gouvernements espèrent que le TGI réduira la charge financière de l’irrigation pour le gouvernement et augmentera suffisamment la productivité et la rentabilité de l’agriculture irriguée pour compenser les éventuelles augmentations du coût de l’irrigation pour les agriculteurs150.

L’autre facette de la démarche visant à encourager la participation et à rechercher le consensus est la décentralisation, y compris celle des structures gouvernementales elles-mêmes. L’intérêt de cette approche a été exprimé par la Banque mondiale dans son document d'orientation consacré à la gestion des ressources en eau:

Puisque leurs ressources financières et administratives sont limitées, les gouvernements doivent se montrer sélectifs dans les responsabilités qu’ils assument à l'égard des ressources en eau. Le principe est qu'il ne faut pas faire à un échelon supérieur de gouvernement ce qui peut être bien fait à un échelon inférieur. Ainsi, quand des capacités locales ou privées existent et qu'il est possible de mettre en place un système de réglementation, la Banque soutiendra les efforts du gouvernement central pour décentraliser les

149 FAO, 1993, p. 296. 150 D. L. Vermillion et Juan A. Sagardoy, 1999.

328 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

responsabilités vers les gouvernements locaux et transférer les fonctions de fourniture des services au secteur privé, à des établissements financièrement autonomes et à des organisations collectives telles que les associations d’usagers de l’eau151.

Certains types de réformes, pour améliorer l’autonomie et la responsabilisation des services publics d’irrigation et renforcer la participation des agriculteurs à la prise de décision, comportent les options suivantes:

Les réformes possibles comprennent: passer d’un service d’exploitation à une société de service public ou semi-indépendante; appliquer les critères de viabilité financière aux services d’irrigation; attribuer des franchises pour l’exploitation d’installations d’irrigation construites par les pouvoirs publics; et renforcer les mécanismes de responsabilisation, par exemple en prévoyant la supervision des organismes d’exploitation par les agriculteurs. On peut considérer qu'un grand nombre de ces réformes introduisent des mesures incitatives de type marché, ou quasiment, dans la gestion des systèmes irrigués publics152.

Dans un esprit similaire, le document d'orientation de la Banque mondiale consacré à la gestion des ressources en eau insiste sur l’importance de l’autonomie financière des agences d’irrigation, couplée à une ferme détermination du gouvernement de ne pas financer leurs déficits financiers:

L’expérience montre qu’un important principe de restructuration des organismes de service public est leur transformation en entités financièrement autonomes, dotées de l’autorité de facturer et de collecter des redevances, et libres de gérer sans ingérence politique. Ce type d’entités doit travailler sous stricte contrainte budgétaire, ce qui incite à l’efficacité et à la génération de revenus. De la plus haute importance, la stricte contrainte budgétaire déclenche l'incitation à collecter les redevances et à fournir les services que les consommateurs et les agriculteurs désirent153.

Dans la plupart des cas, en même temps que l’accent est mis sur une plus grande autonomie des institutions d’irrigation et sur la décentralisation des décisions, il faut améliorer la capacité des institutions gouvernementales elles-mêmes. La FAO a souligné que, outre les «dysfonctionnements du marché» 154 bien connus qui caractérisent une ressource comme l’eau, les «dysfonctionnements gouvernementaux» sont largement répandus, en partie pour les raisons suivantes:

Les «produits» sont difficiles à définir. Les produits des activités non-marchandes sont difficiles à définir en pratique... Les avantages que procure un barrage de retenue, en ce qui concerne tant la maîtrise des crues que les usages d'agrément, en sont un bon exemple.... Les buts internes... d'une agence publique de l'eau, tout autant que les buts déclarés qu'elle se donne,

151 Banque mondiale, 1993, p. 15 [souligné par nous]. Voir aussi Banque mondiale, 1994, p. 23. 152 M. W. Rosegrant et H. P. Binswanger, 1994, p. 1614. 153 Banque mondiale, 1993, p. 55. 154 Monopoles naturels créés par les économies d’échelle de la fourniture d’eau, manque d’internalisation des externalités par les responsables des décisions économiques relatives à l’allocation de l’eau.

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 329

déterminent les motivations... [des] performances individuelles. On peut donner pour exemple du caractère antiéconomique que peuvent avoir les buts internes la maximalisation des budgets, les choix techniques onéreux et impropres, et la non-exécution pure et simple des devoirs. En outre, les agences publiques adoptent parfois des solutions de haute technologie comme s'il s'agissait d'un but en soi.... Enfin, il arrive que le personnel de l'agence d'irrigation puisse être persuadé, par des cadeaux ou autres manœuvres de corruption, de contrevenir aux règles d'exploitation au bénéfice de quelques-uns155.

Dans des situations optimales, la gestion publique des systèmes irrigués peut donner de bons résultats mais ces cas sont des exceptions, comme l’ont observé Ruth Meinzen-Dick et al.:

Des exemples de réseaux d’irrigation qui fonctionnent bien, en Malaisie, par exemple, montrent qu’il est possible d’obtenir de bonnes performances sous la gestion de l’État... De nombreux projets d’irrigation se sont appuyés sur des innovations technologiques pour améliorer l’efficacité du système… Pourtant, sans une bonne gestion, ces innovations ne parviennent pas à assurer les services d’irrigation désirés... En général, les pays ont confié la gestion de leurs systèmes irrigués à des services publics, partant du principe qu’ils posséderaient la capacité et la motivation à atteindre des normes de performances élevées. La forte présence de l’État dans l’irrigation a été justifiée par ses caractéristiques de bien public, en particulier ses externalités positives et négatives, son importance stratégique, l’échelle des systèmes... En pratique, les organismes d’État ne sont, ni omniscients, ni omnipotents, en particulier lorsqu’il s’agit de traiter des problèmes au niveau local. Par ailleurs, les incitations privées du personnel de l’organisme sont souvent en porte à faux avec les objectifs officiels de la gestion de l’irrigation et entraînent un comportement de recherche de rente. Il en a résulté des performances sous-optimales des systèmes...156

Meinzen-Dick et al. évoquent également la difficulté qu’il y a à rechercher une solution dans l’augmentation administrative des redevances d’irrigation à des niveaux adéquats (difficulté abordée dans la section 6.5.3 ci-dessus) et la nécessité de trouver d'autres moyens pour améliorer les performances des systèmes:

... la simple augmentation des taxes d’irrigation est politiquement impopulaire et n’incite, ni les organismes, ni les agriculteurs à améliorer les performances des réseaux d’irrigation. La solution économique traditionnelle consistant à «rétablir le juste prix» s'est avérée difficile à appliquer et d’usage limité pour améliorer les performances des systèmes irrigués... Les décideurs et les analystes sont en train d'explorer les solutions de marché, telles que les droits de propriété négociables, mais la difficulté à définir des droits de propriétés clairs et applicables, l'existence de coûts de transactions élevés et d’externalités positives et négatives, ainsi que d’autres types de dysfonctionnements du marché dans les systèmes irrigués, ont limité l’efficacité de cette stratégie.

155 FAO, 1993, p. 264 [souligné par nous]. 156 R. Meinzen-Dick et al., 1997, pages 11-13.

330 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

C’est pourquoi les réformes institutionnelles visant à abaisser les coûts tout en améliorant les incitations à de meilleures performances des réseaux sont essentielles157.

Pour des raisons similaires, le Bureau régional pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord de la Banque mondiale a conclu que «La faiblesse de nombreux organismes gouvernementaux est très préoccupante et constitue un problème qui ne peut être, ni contourné, ni évité... Dans la mesure où il existe peu de preuves qu’un changement institutionnel ad hoc suffise à fonder une bonne gestion, les problèmes institutionnels doivent être traités de manière intégrée et cohérente...»158. Une stratégie d’amélioration des performances des organismes publics dans la gestion des systèmes irrigués doit inclure une meilleure formation des gestionnaires et l’introduction de mécanismes de responsabilisation vis-à-vis des utilisateurs et vis-à-vis de leurs supérieurs administratifs. Cela demande diverses aptitudes, y compris savoir planifier et superviser des domaines variés, gérer l’environnement, et assurer la liaison avec les autres parties prenantes. Un autre élément critique est:

d’assurer que le personnel de l'organisme public soit convenablement incité à travailler avec les agriculteurs. Les mesures les plus fortes et les plus durables, pour inciter le personnel de ces organismes à travailler avec les AUE, consistent à lier le budget aux redevances payées par les utilisateurs, et les rémunérations et primes du personnel à l’amélioration des services fournis aux agriculteurs159.

Le manque de capacité institutionnelle est fréquemment imputable à la dispersion de l’autorité entre un grand nombre d’organismes, qui empêche une approche intégrée de planification et d’élaboration de politiques de gestion de l’eau, comme souligné plus haut dans le présent chapitre. Souvent, la gestion des ressources en eau est très fragmentée entre les secteurs et les institutions, et l’on compte de manière excessive sur le secteur public pour fournir les services160. C'est pourquoi la FAO a lancé un appel à l’intégration des institutions chargées de l'élaboration et de la mise en œuvre de la politique de l’eau (voir section 6.3 ci-dessus). Ce besoin d'intégration souffre néanmoins une exception: la nécessité de séparer clairement les rôles de définition de la politique de l’eau et ceux de fourniture (ou de coordination de la fourniture) des services d’eau. La responsabilité de la politique est souvent confiée aux organismes chargés de l’approvisionnement et de la gestion de l’eau, mais cette approche peut s'avérer source de conflits d’intérêts institutionnels et se traduit généralement, au minimum, par une efficacité amoindrie de l’une des fonctions. Sharma et al. ont exprimé ce point avec force:

Une stratégie importante consiste à encourager la séparation des fonctions de réglementation («garde-chasse») des fonctions de fourniture («braconnier») de

157 Op. cit., p. 13. 158 Banque mondiale, 1994, p. 52. 159 A. Subramanian, N. V. Jagannathan et R. Meinzen-Dick, Executive Summary, dans A. Subramanian, N. V. Jagannathan et R. Meinzen-Dick, 1997, pages xii-xiii. 160 N. P. Sharma et al., 1996, p. xvi.

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 331

l’approvisionnement en eau, ainsi que de la collecte et de la distribution des eaux usées, afin d’éviter les conflits d’intérêt et d’assurer le respect des règles. Pour que la réglementation porte pleinement ses fruits, il faut un «bon gouvernement», mais aussi des fonctionnaires expérimentés et tenus responsables.

Séparer la réglementation de la fourniture est une règle première de la gestion des ressources en eau... Cependant, il n’existe pas de «bon» cadre institutionnel [prédéfini] pour assurer la gestion efficace des ressources en eau; les solutions évoluent pour s'adapter aux paramètres constitutionnels et culturels, à des objectifs de politique clairs et à l’engagement politique envers l’application de cette orientation... La mise en place et la réforme des institutions sont une longue «aventure», dans laquelle on s’embarque souvent sans bien savoir où l'on va. Néanmoins, la séparation des fonctions de réglementation et de fourniture constitue un principe important. Certains pays confient la responsabilité de la gestion des ressources en eau au ministère de l’Agriculture, ou disposent d’un ministère de l’Eau, également responsable de l’approvisionnement en eau des municipalités et des services d’eaux usées; ces deux modalités font obstacle à une gestion efficace des ressources en eau161.

Les allocations d’eau aux niveaux macro et micro requièrent également la séparation de l’autorité administrative. Le principe général est que la macro-gestion doit relever d'une entité autre que les entités sectorielles (telles que celles chargées de l’hydroélectricité, de l’irrigation, de l’approvisionnement en eau des municipalités, etc.). Le cas de l’Espagne illustre ce principe. Depuis 1927, la gestion des ressources en eau est réglementée par un organisme centralisé mais gérée par des autorités de bassin décentralisées. L’organisme centralisé s’appelle l’Autorité nationale de l’eau (sous le contrôle du ministre de l’Environnement); il est responsable de la politique et de la réglementation nationales en matière d’eau. Les autorités de bassin gèrent les ressources en eau de manière holistique, participative et décentralisée, avec un financement partagé entre les utilisateurs et l’État. Leur rôle s’arrête au point de distribution de l’eau aux différentes catégories d’utilisateurs, là où commence la responsabilité des institutions sous-sectorielles (AUE, municipalités, etc.). Lors de l’élaboration de modes de gestion participative appropriés aux traditions culturelles nationales, certains pays pourront trouver utile d’explorer des adaptations du système français de comités de bassins fluviaux mentionné plus haut, bien que leur processus de mise en place ne soit pas simple. Le Sénégal, par exemple, a envisagé l’adoption de certains éléments de l’approche française dans son cadre institutionnel:

On a créé le Service de la planification et de la gestion des ressources en eau, responsable de la gestion et de l’allocation de toutes les ressources en eau et de l’émission des permis d’extraction. [Un] Conseil consultatif de l’eau a été proposé comme comité de pilotage de la définition et de la gestion de la politique des ressources en eau. Ses membres incluent des représentants d’associations de consommateurs, des associations d’agriculteurs et d’éleveurs, des industriels, des associations d’eau et de foresterie, des communautés rurales, des maires, la compagnie nationale des eaux... ainsi que des [organismes gouvernementaux]162.

161 Op. cit., p. 68 [souligné dans l’original]. 162 Op. cit., p. 50.

332 Politiques de gestion de l’eau en agriculture Comme stipulé par la [Loi nationale sur l’eau, au Mexique], les conseils de bassins fluviaux ont un rôle clé à jouer dans la planification et la gestion des bassins... Un conseil du bassin fluvial, celui de Lerma-Chapala, fonctionne depuis 1993 et une vingtaine d’autres sont à divers stades de mise en place. L’expérience a montré que la création de conseils de bassins fonctionnels est difficile et demande beaucoup de temps. L’organisation des différents usagers de l’eau en groupes fonctionnels qui élisent ensuite des représentants aux conseils, tout en communiquant de manière adéquate avec les utilisateurs et les représentants du gouvernement, s’est avérée beaucoup plus difficile que ces derniers ne le pensaient. L’expérience a montré que les bassins ayant de graves problèmes de pénurie et de gestion de l'eau ont eu moins de difficultés à mettre les conseils en place. (Karin E. Kemper et Douglas Olson, 2000, p. 350) Dans la même veine, des «parlements de l’eau» au niveau du bassin fluvial sont actuellement envisagés au Zimbabwe et en Afrique du Sud (Sharma et al., 1996, p. 50). Sharma et al. ont résumé les exigences institutionnelles d’une gestion adéquate des ressources en eau en termes de «prise de conscience, capacité et gestion». Maillon clé de la chaîne, la prise de conscience est aussi souvent le plus faible. Elle est nécessaire à plusieurs niveaux: • au niveau régional, sous-régional et du bassin, pour créer un climat de

compréhension et de connaissance mutuelles; • au niveau politique national, pour créer l’engagement; • au niveau de l’exécutif, comme composante de la création d’une capacité; • au niveau des populations, pour que la gestion devienne l'affaire de tous163. Susciter la prise de conscience n’est pas nécessairement une entreprise onéreuse, mais cela nécessite des efforts bien planifiés et de la persévérance. Sharma et ses collègues (1996. p. xx) ont cité la «réussite de la Namibie et du Botswana, où la conservation de l’eau est devenue une éthique nationale». Un autre exemple de l’importance de la prise de conscience, soulignent-ils (1996, p. 53) est que:

... la capacité participative est fermement intégrée à la culture de nombreuses régions d’[Afrique] et constitue une ressource précieuse. Cependant, s’appuyer sur les compétences indigènes et les traditions culturelles ne peut réussir que s’il existe une conscience du problème et une identification des solutions.

Cette observation vaut pour toutes les autres régions du monde. Créer une prise de conscience dans la société et mettre en place les capacités et compétences de gestion à tous les niveaux pertinents du service public sont des conditions nécessaires, mais non suffisantes, au bon fonctionnement des systèmes irrigués. Comme dit plus haut, le secteur public à lui seul ne peut pas tout faire; il est confronté aux limites inhérentes à un fonctionnement coûteux, en termes institutionnels, surtout aux niveaux locaux, et a beaucoup de mal à recueillir toutes les informations nécessaires pour prendre des initiatives locales. De ce fait, c'est chez les utilisateurs et d’autres parties prenantes du secteur privé qu'il faut cultiver les capacités et les compétences en gestion. Subramanian et al. ont souligné cette exigence:

163 Op. cit., p. 53.

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 333

Les décideurs se sont tournés vers le potentiel que représentent les groupes d’usagers de l’eau pour la planification et la gestion de l'infrastructure hydraulique, en raison d’un double problème: [d’une part,] le coût institutionnel de faire appliquer les règles de distribution de l’eau; [d’autre part,] la difficulté de planifier et gérer l’infrastructure de l’eau avec des informations incomplètes. Les arguments en faveur des associations d’usagers de l’eau sont qu’elles... détiennent des informations beaucoup plus complètes sur les conditions locales et doivent donc être incluses dans le processus de planification et de gestion. En outre, les normes et conventions traditionnelles des usagers de l’eau sont souvent beaucoup plus efficaces qu’une bureaucratie pyramidale pour faire respecter les contrats entre utilisateurs des systèmes de distribution secondaires et tertiaires164.

6.6.2 Avantages de la gestion locale de l’eau Les associations d’usagers de l’eau constituent la principale forme de gestion locale de l’irrigation. Elles se sont multipliées rapidement partout dans le monde au cours des dernières années et sont devenues des composantes incontournables de la gestion de l’irrigation dans des pays tels que l’Indonésie, les Philippines, la Thaïlande, Taiwan, le Bangladesh, l’Inde, le Pakistan, le Népal, Sri Lanka, l’Égypte, le Maroc, le Zimbabwe, le Sénégal, le Cameroun, le Mali, le Nigéria, le Kenya, le Guyana, l’Argentine, le Brésil, la Colombie, le Chili, le Mexique, le Pérou, la République Dominicaine et plus de 20 autres nations (Vermillion et Sagardoy, 1999). Le réseau international INPIM (International Network on Participatory Irrigation Management) facilite les échanges d’informations et d’expériences165. Dans le cas de l’Indonésie, par exemple, le gouvernement avait transféré en 1992 plus de 400 réseaux d'irrigation, desservant 34 000 ha, à des associations d'usagers de l'eau166. En Inde, l’État d’Andhra Pradesh a «opté pour une approche ‘Big Bang’» en constituant 10 292 AUE couvrant l’ensemble des systèmes irrigués de cet État, soit une superficie de 4,8 millions d’hectares167. Il est clair que les AUE répondent à des besoins bien définis et ont toutes les chances d’offrir de grands avantages. Cependant, avant d’explorer leur rôle et la nature de ces avantages, il faut se rappeler que les AUE n’améliorent pas toujours les performances, et que leur création demande un effort conscient et soutenu de la part des institutions d’appui. On a pu dire que, en général:

il n'a pas été facile de déterminer si les approches collectives de la gestion de l’eau ont effectivement augmenté la production et le revenu des exploitations... En pratique, le transfert des systèmes irrigués [à leurs usagers] a justifié la transmission de la responsabilité de leur exploitation et de leur gestion aux agriculteurs, ce qui a réduit les coûts pour des administrations aux ressources financières limitées. Cependant, le transfert des coûts et des responsabilités ne s'est accompagné, ni d’un meilleur accès à l’eau grâce à la mise en place et à la

164 A. Subramanian, N. V. Jagannathan et R. Meinzen-Dick, 1997, pages 5-6. 165 Coordinateur: Matthew Hebreger, Banque mondiale, fax: (202) 676-0977. L’adresse du site Web de l’INPIM est http://www.inpim.org. 166 FAO, 1993, p. 293. 167 Oblitas et Peter, 1999, pages 1 et 2.

334 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

concession de droits d’eau négociables, ni d’une séparation claire des obligations des services d’irrigation gouvernementaux et des groupes d’usagers de l’eau privés. De ce fait, les incitations fondamentales régissant l’usage de l’eau n'ont pas changé168.

Laissant de côté ces avertissements, les sections précédentes du présent chapitre ont abordé quelques unes des raisons d'encourager la création d’associations d’usagers de l’eau. La Banque mondiale en donne la justification en ces termes:

La participation des utilisateurs à la gestion et à l’entretien des installations et des activités hydrauliques présente de nombreux avantages. Leur participation à la planification, à l’exploitation et à l’entretien des ouvrages et des installations d’irrigation visant à fournir de l’eau et des systèmes sanitaires augmente la probabilité que ceux-ci soient bien entretenus et contribue à la cohésion et à la responsabilisation de la collectivité, d’une manière susceptible de s’étendre à d’autres activités de développement... En outre, les gouvernements en profitent directement... ; la participation des utilisateurs dans les zones urbaines et rurales peut alléger les fardeaux financiers et de gestion qui pèsent sur le gouvernement lorsqu'il se charge d'administrer l’allocation de l’eau...169

La FAO a conclu que la formation d’AUE offre plusieurs sortes d’avantages:

Les études effectuées dans le monde entier montrent que la participation des usagers aux services d'irrigation améliore l'accès à l'information, réduit les coûts de surveillance, induit chez les agriculteurs un sentiment de propriété partagée et accroît la transparence des décisions aussi bien que leur responsabilisation170.

En d’autres termes, le principal avantage des AUE est peut-être que, convenablement organisées, elles forment un dispositif de contrôle efficace pour réduire ou éliminer le problème du ‘passager clandestin’, qui serait, dans ce cas, que certains exploitants bénéficient de l’eau d’irrigation sans contribuer de façon commensurée à la gestion et à l’entretien du système171. Au Mexique, le transfert de la gestion des systèmes irrigués aux AUE a progressé rapidement, grâce à un programme qui leur confie la distribution tertiaire, fréquemment sur des périmètres de dizaines de milliers d’hectares. Les utilisateurs appartiennent également à des sociétés, dont les actionnaires sont parfois des AUE, qui contrôlent et exploitent les canaux principaux. S'il est encore trop tôt pour en évaluer les effets à long terme, une évaluation des résultats basée sur une enquête dans quatre districts d’irrigation a été effectuée au bout d’une ou deux années d’expérience, selon la date du transfert. Cecilia Gorriz, Ashok Subramanian et José Simas ont résumé certains des principaux résultats de cette évaluation au Mexique, comme suit:

168 M. W. Rosegrant et H. P. Binswanger, 1994, p. 1615 [souligné par nous]. 169 Banque mondiale, 1993, p. 55. 170 FAO, 1993, pages 292-293. 171 Ce point est soulevé par Elinor Ostrom, Larry Schroeder et Susan Wynne, Institutional Incentives and Sustainable Development: Infrastructure Policies in Perspective, Westview Press, Boulder, CO, États-Unis d’Amérique, 1993, pages 136-137.

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 335 • environ 80% des agriculteurs interrogés... ont affirmé que le transfert du district aux

AUE avait amélioré la gestion de l’eau, sa fourniture en temps opportun et en quantité adéquate, ainsi que l’entretien des périmètres irrigués;

• environ 45% des agriculteurs ont jugé la redevance pour l’eau élevée; • environ 30% des agriculteurs ont rencontré des problèmes de salinité, dus

principalement à des systèmes de drainage inadaptés et à un mauvais usage de l’eau sur les exploitations;

• la plupart des districts d’irrigation ont atteint l’autosuffisance financière, mais de grandes variations de disponibilité de l’eau ont affecté les revenus des AUE, qui se sont trouvées en difficultés financières pendant les années de pénurie d’eau ou de forte pluviosité;

• la majorité des utilisateurs a affirmé que le service d’irrigation s’était amélioré: les structures étaient mieux entretenues, bien qu'une remise en état soit nécessaire; ils se sont montrés intéressés à améliorer les systèmes irrigués sur l’exploitation, ainsi que la technique de distribution de l’eau, et l’assistance technique aux utilisateurs. Les utilisateurs ont beaucoup apprécié la formation et l’assistance techniques assurées par la [Commission nationale de l’eau] et l’[Institut mexicain de la technologie de l’eau].

Néanmoins, les réserves à ces résultats positifs sont éclairantes et risquent d’apparaître dans d’autres situations également: • le transfert des quatre districts d’irrigation aux AUE a entraîné une réduction du

personnel de la Commission nationale de l’eau, ce qui a provoqué son mécontentement;

• si les agriculteurs exercent une plus grande influence sur la gestion de l’eau qu’avant le transfert, ils ont dû augmenter de manière importante leur contribution aux coûts d’exploitation et d’entretien du sous-système dont ils assurent la gestion, et consentir des améliorations de leur propre équipement172.

Les économies imputables à la gestion locale de l’irrigation ont été remarquables dans une expérience analysée au Chili: Au Chili, la gestion par l’État d'un périmètre irrigué de 60 000 ha sur le Río Digullín mobilisait cinq ingénieurs, huit à dix techniciens, quinze à vingt camions et cinq bulldozers, contre un ingénieur, deux techniciens, une secrétaire et deux camions avec la gestion du même périmètre par les agriculteurs. Parce que les agriculteurs collaborent avec les ingénieurs et les techniciens, ils sont parfaitement conscients du «véritable» coût d’exploitation des systèmes irrigués et comprennent donc que la redevance qu’ils paient pour l’eau, même si elle est élevée, constitue un coût «crédible»... (R. Meinzen-Dick et al., 1997, p. 90) L’avantage des AUE le plus fréquemment confirmé est la réduction des dépenses budgétaires du gouvernement liées à la gestion des programmes d’irrigation,

172 Cecilia M. Gorriz, Ashok Subramanian et José Simas, Irrigation Management Transfer in Mexico: Process and Progress, Bulletin technique Banque mondiale n° 292, Banque mondiale, Washington, D.C., 1995, p. 38 [souligné dans l’original]. Ces résultats s’appuient sur une enquête menée par le Colegio de Postgraduatos, México: Diagnóstico sobre la Administración de los Módulos Operados por las Asociaciones de Usuarios, México, 1994.

336 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

du fait de la contribution accrue des agriculteurs en ressources financières et humaines. La gestion par les agriculteurs étant souvent aussi plus efficace, le coût total baisse, indépendamment de qui le finance. Meinzen-Dick et al. ont documenté cet avantage de manière approfondie:

Le gain le plus tangible et bien documenté de la participation des agriculteurs à l’irrigation est la baisse des coûts pour le gouvernement. Ces économies proviennent de la diminution des coûts de gestion et d’exploitation liée à la réduction du personnel de terrain, à une meilleure conception des projets, à l’augmentation des redevances collectées et à la destruction moins fréquente des installations. L’expérience de nombreux pays appuie cette affirmation. Bagadion et Korten (1991173), par exemple, ont estimé que le gouvernement philippin économisait chaque année douze dollars par hectare grâce aux heures-hommes consenties par les associations d'irrigation pour l’entretien, les réparations, les activités d’amélioration, la distribution de l’eau et la collecte des redevances, ainsi que grâce à la participation financière directe à la réparations des canaux, aux fournitures et aux matériaux174.

L’expérience sénégalaise fournit un autre exemple de baisse des coûts et d’amélioration de l’efficacité lorsque la gestion de l’irrigation est transférée aux agriculteurs, même si cela leur coûte plus cher:

Lorsque la gestion était assurée par un organisme public, les redevances d’irrigation étaient faibles, ainsi que la qualité de service. L’organisme en question effectuait l’entretien, et payait l’électricité irrégulièrement, ce qui se traduisait par un manque de fiabilité des services d’irrigation. Mal supervisé, son personnel de terrain s'en allait après avoir démarré les pompes, avec pour conséquences un pompage excessif et des pannes du système. À l'inverse, les AUE ont mieux supervisé le personnel, réduit les excès de pompage et donc abaissé les coûts d’électricité de jusqu’à 50%. D’autres économies ont été réalisées du fait que les AUE payaient au personnel un salaire inférieur au plein tarif des fonctionnaires. Néanmoins, parce que les associations devaient financer l’intégralité de la consommation d’électricité, l’entretien et un fonds de remplacement des pompes, les redevances des agriculteurs ont doublé et même quadruplé...175

Il est clair que, dans le cadre de la gestion locale des systèmes irrigués, une partie au moins des économies de coûts pour les gouvernements se traduit par une augmentation des coûts pour les agriculteurs. On peut supposer que ceux-ci y gagnent principalement en fiabilité de service, mais, dans la quasi majorité des cas, ils finissent par payer celui-ci plus cher après le transfert des responsabilités.

Bien qu’une réduction de tous les coûts soit possible, en pratique, le transfert de la responsabilité de la gestion de l’irrigation aux AUE entraîne une augmentation des coûts pour les agriculteurs.... Cela est imputable en partie à la suppression des subventions de l’État suite au transfert de la gestion. Si, avant

173 B. U. Bagadion et F. F. Korten, Developing Irrigators’ Organizations: A Learning Process Approach, dans: M. M. Cernea, éd., Putting People First: Sociological Variables in Rural Development, 2ème éd., Banque mondiale, Washington, D.C., 1991. 174 R. Meinzen-Dick et al., 1997, p. 88-89. 175 Ibid.

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 337

le transfert, les redevances payées pour les services d’irrigation étaient inférieures aux dépenses d’exploitation et d’entretien totales et si, après le transfert, les AUE doivent supporter l’intégralité de ces coûts, il faut que la contribution des agriculteurs augmente (sauf si les gains d’efficacité suffisent à compenser la perte des subventions de l’État). Par exemple, au Mexique, les redevances d’irrigation ont été multipliées par quatre à six lorsque les AUE ayant repris la gestion ont dû couvrir l’intégralité des coûts d’exploitation et d’entretien. À propos de l'Indonésie, Johnson (1993176) montre que, bien que l’élargissement de la participation locale aux programmes de pompage ait multiplié par cinq ou sept les redevances pour l’eau par rapport aux tarifs imposés par le gouvernement, celles-ci ne couvraient encore que 30 à 50% des dépenses de pompage177.

C’est pourquoi la viabilité financière des AUE va dépendre du niveau des coûts totaux (monétaires et de transaction) supportés par les agriculteurs, par rapport à leur niveau de revenu (Meinzen-Dick et al., 1997, p.21). Après les économies budgétaires, le second avantage plus fréquemment observé des AUE est leur plus grande efficacité dans l’exploitation des réseaux d’irrigation. Meinzen-Dick et al. (1997, p. 87) ont compilé les exemples suivants:

À Azua, en République Dominicaine, l’amélioration de l’efficacité de l’approvisionnement en eau (diminution des pertes) a permis d'économiser 25 à 30% des ressources de l’irrigation après la prise de contrôle par les AUE, ce qui a eu pour conséquence de limiter le besoin de drainage et les investissements apparentés... Au Népal, pendant la saison humide, l’eau est mieux distribuée dans les petits périmètres contrôlés par les agriculteurs que dans les systèmes de grande envergure... La distribution plus équitable de l’eau a constitué un attribut positif des systèmes de pompage gérés par les agriculteurs au Bangladesh... et de l’introduction des AUE à Gal Oya, au Sri Lanka.

Le gain d’efficacité est en partie imputable à un plus faible taux de destruction des installations et à des réactions plus rapides en cas de dommages ou de dégradation:

Pour fournir de l’eau comme il convient à leurs membres, les AUE ont des chances d’être plus attentives à l’entretien des canaux et des ouvrages de tête. À Taiwan, les agriculteurs qui en sont membres effectuent des patrouilles et des inspections systématiques afin d’assurer le bon entretien des systèmes... Des techniciens payés par l’association d’utilisateurs font régulièrement « la police » au Chili. Parce qu’ils sont en contact radio direct avec les agriculteurs, il est en général possible de résoudre les problèmes en une heure, contre des semaines de lenteur bureaucratique lorsque la gestion était assurée par un service public... Au Sri Lanka, on a remarqué que les agriculteurs dont les installations étaient endommagées commençaient à en prendre davantage soin

176 S. H. I. Johnson, Can Farmers Afford to Use the Wells after Turnover? A Study of Pump Irrigation Turnover in Indonesia. Collection de rapports courts sur le transfert de gestion de l’irrigation, n° 1, Institut international d'irrigation, Colombo, Sri Lanka, 1993. 177 R. Meinzen-Dick, et al., 1997, p. 89.

338 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

lorsqu’ils étaient organisés en groupes d’eau collectivement intéressés au réseau d’irrigation...178

Ces gains d’efficacité s'accompagnent parfois d'une meilleure résolution des conflits. Une autre observation à propos du projet Gal Oya au Sri Lanka était que:

les groupes [d’utilisateurs] discutaient de leurs problèmes et en parlaient au personnel du service de l’irrigation du gouvernement. Ce processus a grandement amélioré la communication entre les agriculteurs et les fonctionnaires. Les conflits entre agriculteurs ont considérablement diminué et le système amélioré approvisionne mieux en eau les agriculteurs les plus en aval. Soucieux de tenir leurs organisations à l'écart des politiques partisanes, les agriculteurs ont également atténué les tensions ethniques. Dans une zone, le nettoyage collectif d'un canal par les agriculteurs a permis de cultiver pendant la saison sèche 1 000 hectares, laissés auparavant en jachère179.

Les programmes d’irrigation gérés par les agriculteurs ont une longue tradition au Népal, où ils contrôlent 70% de toute l’irrigation. Le gouvernement a néanmoins fortement participé au développement de la nouvelle irrigation, avec des résultats médiocres. Révisant son approche, il encourage maintenant la gestion par les agriculteurs afin d’améliorer les performances de l’irrigation et de réduire le fardeau financier sur son budget du développement et de l’exploitation des systèmes irrigués... Les résultats sont impressionnants. Pendant les deux premières années d’exploitation, 43 sous-projets de surface de la ligne de crédit pour l’irrigation [de la Banque mondiale] ont été terminés sur 61 sous-projets traités... et 81 puits tubulaires ont été forés... La réussite du projet est due à la coopération enthousiaste des agriculteurs et à la qualité de la concertation entre les fonctionnaires et les agriculteurs. Le fait que les associations d’usagers de l’eau s’approprient la supervision et en assument la responsabilité a amélioré la qualité de la construction, ajoutant un élément de transparence fortement nécessaire à l’utilisation des ressources du gouvernement. Les associations ont créé des organisations fortes qui ont atteint un taux satisfaisant de recouvrement des coûts et appliqué des pénalités aux membres qui ne respectaient pas les règles. De nombreuses associations participent également à d’autres aspects du développement de la communauté. (Banque mondiale, 1993, p. 103) Un exemple en provenance de Tunisie suggère un autre avantage des AUE: la plus grande flexibilité des schémas de culture irriguée. Au fil du temps, cet avantage peut se traduire par une augmentation du revenu des exploitations plus importante que ce n’aurait été le cas autrement. Ce cas illustre aussi comment gouvernement et AUE peuvent partager les coûts:

En Tunisie, il existe depuis quasiment le début du vingtième siècle des associations d’usagers de l’eau, dont le gouvernement colonial français a introduit les bases légales en 1913. Le Gouvernement tunisien a réaffirmé le statut légal de ces associations par une législation de 1975 et de 1987. Pendant les années 1970, cependant, il a renforcé sa participation au développement de l’irrigation. Pendant les années 1980, conscient du fardeau financier et de l’inefficacité de cette approche, il a commencé à redonner du pouvoir aux associations d’usagers de l’eau et à autoriser une participation plus importante du secteur privé... Les plus grandes réussites ont eu lieu dans le sud, où les

178 Op. cit., pages 87-88. 179 Banque mondiale, 1993, pages 103-104.

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 339

associations contrôlent désormais pratiquement tous les programmes d’irrigation par forages, allant de 50 à 200 hectares. Les agriculteurs sont responsables de toutes les dépenses d’exploitation et d’entretien, y compris l’embauche de la main d’œuvre et le paiement de l’électricité. Les associations sont bien structurées techniquement et financièrement. Si elles se chargent des réparations de routine, c’est le Gouvernement qui assure les réparations importantes, moyennant une modeste contribution des associations. Un résultat notable de la participation des associations d’utilisateurs est la plus grande flexibilité dont disposent ceux-ci pour s’adapter à l’évolution de la demande du marché pour différentes cultures. Le contrôle gouvernemental antérieur ne permettait pas cette flexibilité180.

Un autre exemple de ce que la gestion de l’irrigation par les agriculteurs facilite la flexibilité des schémas de culture, et des avantages que cela comporte, est donné par l’expérience de la société cooperative Mohini Water Distribution, au Gujarat (Inde):

[Elle] ne serait pas bénéficiaire si elle s'en tenait aux schémas de culture planifiés... Aux prix actuels, la société ne réalise un bénéfice que si l’essentiel de la superficie est consacré à la canne à sucre. Si elle produisait des céréales alimentaires, elle réaliserait des pertes. La Mohini Society est devenue une réussite financière parce que plus de 85% de la surface ont été consacrés à la canne à sucre, au lieu des 18% prescrits181.

Les effets positifs des AUE sur le processus d’identification et de conception des projets, ainsi que sur la qualité de leur construction, ont également été observés. Dans de petits réseaux d'irrigation en Éthiopie, «plus de 40 groupes d’usagers de l’eau se sont créés volontairement au départ, puis ont participé pleinement à l’identification et à la construction des réseaux. Ces groupes ont assumé la pleine responsabilité de l’exploitation et de l’entretien»182. Doug Vermillion a résumé les principaux résultats d’une étude multinationale systématique des expériences de transfert de la gestion de l’irrigation, menée par l’Institut international d'irrigation (IIMI), au Sri Lanka, en Colombie, en Indonésie et en Inde trois à cinq ans après le transfert. Il en ressort que les effets des AUE ne sont pas toujours franchement positifs: • Le transfert de la gestion de l’irrigation (TGI) réduit-il les dépenses d’exploitation et

d’entretien du gouvernement? La réponse est indubitablement positive, à ceci près que le TGI n’a parfois pas été la cause directe de la baisse, mais qu'en général, il est allé dans le sens d'une politique plus large de baisse...

• Le TGI améliore-t-il la qualité des services d’irrigation pour les agriculteurs? Dans les quatre pays de l’échantillon, pendant les trois à cinq premières années qui ont suivi le TGI, l’intensité de l’irrigation, la suffisance ou l’équité de la distribution de l'eau n'ont pas changé de manière spectaculaire. Dans le cas de la Colombie, on constate que les programmes de pompage et l’efficacité de la distribution de l'eau d’irrigation se sont améliorés après le transfert. Les agriculteurs

180 Op. cit., p. 104. 181 R. Meinzen-Dick, et al., p. 50. 182 Sharma et al., 1996, p. 48.

340 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

des quatre pays ont rapporté que la communication et la réactivité à leurs besoins de la part du personnel de gestion se sont améliorées après le TGI...

• L'infrastructure d’irrigation est-elle mieux entretenue après le TGI? Les résultats sont mitigés. En Inde et dans les réseaux au fil de l'eau colombiens, l’entretien s’est amélioré. Mais au Sri Lanka, en Indonésie et dans les coûteux réseaux d'irrigation à élévation d'eau de Colombie, il est clair que s'impose le maintien des subventions du gouvernement, au moins dans une certaine mesure, ou une politique plus claire de remise en état.

• Le TGI entraîne-t-il une augmentation de la productivité agricole? D'un pays à l'autre et au sein d’un même pays, la réponse n'est pas claire car elle dépend de nombreux facteurs. En règle générale, les éventuels changements ne sont pas spectaculaires.

• Le TGI entraîne-t-il une augmentation de la productivité économique? Là encore, les résultats sont hétérogènes. Il est évident que le TGI n’a pas porté atteinte à la rentabilité de l’agriculture irriguée.

• Les agriculteurs paient-ils davantage pour l’irrigation après le TGI? Oui, ils paient effectivement davantage183.

En dépit de leur hétérogénéité, les résultats empiriques de ces premières années d'expérience du TGI sont dans l’ensemble suffisamment convaincants pour imprimer à cette approche un élan important dans toutes les régions du monde. Les observations de Hatusya Azumi, de l’Institut de développement économique de la Banque mondiale, reflètent bien la solidité de ce consensus:

La gestion participative de l’irrigation a-t-elle un rôle important à jouer? À mon avis, il s'agit du pas le plus important que les gouvernements puissent franchir pour améliorer la productivité et la durabilité des réseaux d’irrigation. Je le répète: «la gestion participative de l’irrigation est le pas le plus important que les gouvernements puissent franchir pour améliorer la productivité et la durabilité des réseaux d’irrigation»184.

6.6.3 Modalités de la gestion locale de l’irrigation Bien que les AUE constituent la forme principale de gestion de l’eau d’irrigation par les utilisateurs, ce n’est pas la seule. Dans le cas de la province chinoise du Shaanxi mentionné plus haut, outre les AUE et le modèle d'accession des utilisateurs à la propriété par détention de parts, les modalités suivantes sont utilisées: Contrats. L'organisme public propriétaire de l’infrastructure d’irrigation, qui était traditionnellement responsable de son exploitation et de son entretien, signe un contrat avec un individu (en général, un agriculteur local ou un ancien membre de son personnel). L'organisme conserve les droits de propriété de l’infrastructure au sein du District d’irrigation. En revanche, les droits et la responsabilité de la gestion du réseau

183 Doug Vermillion, Impacts of Irrigation Management Transfer: Results from IIMI’s Research, INPIM Newsletter, n° 7, avril 1998, p. 3. 184 Cité dans: David Groenfeldt, compilateur, Handbook on Participatory Irrigation Management, L’Institut de développement économique, Banque mondiale, Washington, D.C., avril 1998, p. 2 [souligné par nous].

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 341

sont transférés à l'autre partie. Celle-ci devra en assurer l’exploitation et l’entretien pendant une période fixée, en général 10 à 30 ans. Elle prend toutes les décisions relatives à la gestion de l’eau et est seule responsable des bénéfices et des pertes du contrat. Dans la plupart des cas, l'organisme lui demande d’investir une somme d’argent spécifiée destinée au doublage et à la remise en état des canaux latéraux et sous-latéraux et de fournir un volume d’eau fixe. La partie contractante doit payer une pénalité si elle ne produit pas le volume convenu. Elle détermine la redevance que les agriculteurs paieront pour les services d'irrigation, dans une fourchette définie par l’organisme. Elle doit également collecter les redevances et les transmettre à l’organisme public d’irrigation local. À son tour, celui-ci lui paie les honoraires de gestion contractuels185. Baux. Le bail est une légère variante du contrat. En général, il ne s’applique que lorsque l’infrastructure d’irrigation est en relativement bon état... et ne nécessite pas d’investissements importants de la part du contractant. Enchères. Le modèle des enchères est très utilisé dans le district de Jinghuiqu... Dans cette variante du modèle du contrat, l'organisme public d’irrigation local présélectionne trois ou quatre contractants, qui font leur offre pour le contrat d’exploitation et d’entretien du canal latéral... Compagnies des eaux. Contrairement aux modèles ci-dessus [y compris les AUE et les sociétés en actionnariat collectif] qui ne concernent qu’un ou deux canaux secondaires, les compagnies des eaux couvrent un canal primaire ou un sous-canal primaire et desservent donc tous les canaux secondaires dérivant de l’eau du canal primaire. Cela peut aller jusqu’à 20 canaux secondaires. À ce jour, la plupart de ces sociétés utilisent le modèle d’actionnariat collectif pour financer les importants investissements requis par l’amélioration du canal primaire et de ses multiples canaux secondaires. En général, les parts sont vendues aux agriculteurs, au personnel de la station d’irrigation et aux fonctionnaires locaux, avec certaines restrictions sur le nombre de parts qu’un investisseur peut détenir...186

Lorsque l’on définit le rôle des AUE, il est important de déterminer le niveau du réseau où prend fin la responsabilité des agriculteurs en matière d’exploitation et d’entretien et où commence, ou continue, celle du gouvernement. Si les agriculteurs peuvent être propriétaires de tout le système dans les petits périmètres, comme indiqué plus haut, cette solution est plus difficile à mettre en œuvre dans les grands réseaux. C’est pourquoi, en principe, il est spécifié que la responsabilité des canaux principaux revient au gouvernement et celle des réseaux tertiaires aux agriculteurs. Le choix des variantes est large: (1) Le gouvernement prend tout en charge. En Malaisie, le Département de l’irrigation et du drainage assure l’exploitation et l’entretien des canaux primaires et secondaires, tandis que les organisations d’agriculteurs parrainées par le gouvernement sont responsables de la distribution de l’eau à chaque exploitation. Les agriculteurs

185 Ce modèle est similaire à celui de la franchisation d’exploitation des installations d’irrigation construites par les pouvoirs publics, noté par Rosegrant et Binswanger, 1994, cité plus haut. 186 Six Irrigation Management Models from Guanzhong, op. cit., 2001, pages 8-9.

342 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

n’ont aucune responsabilité ni pouvoir décisionnaire en ce qui concerne l’eau en amont de leur prise d’eau de distribution. (2) L’État joue le rôle dominant, les utilisateurs lui apportent de l’aide. Dans les grands réseaux d’irrigation, la gestion est traditionnellement divisée comme suit: l’État assume la responsabilité de l’exploitation et de l’entretien des ouvrages de prise d’eau, tels que barrage ou dérivation de rivière, ainsi que des canaux primaires, secondaires et grands tertiaires, tandis que les agriculteurs sont responsables de la gestion de la distribution de l’eau et de l’entretien le long des canaux de moindre importance. En général, des groupes de 10 à 50 familles d’agriculteurs se retrouvent ainsi à convenir entre elles des modalités de partage. (3) Les utilisateurs jouent le rôle dominant, l’État facilite. Dans certains pays, les associations d’usagers de l’eau passent avec les organismes publics de l’eau des accords contractuels de fourniture de services spécifiques. Dans le cas du Mexique, la Commission nationale de l’eau gère les ouvrages de prise d’eau et les canaux primaires, tandis que des associations d’usagers de l’eau jouissant d’un statut légal emploient leur propre personnel technique à la gestion des niveaux secondaires et tertiaires des réseaux de canaux. Les agriculteurs paient l’eau à leurs associations et une petite partie de cette redevance est transmise à la Commission nationale de l’eau en paiement de ses services. (4) Les agriculteurs se chargent de tout. Dans la région des Collines, au Népal, la quasi totalité du périmètre irrigué appartient aux communautés locales, qui ont construit leurs propres réseaux de canaux, en général par dérivation de petits cours d’eau. Des exemples de systèmes locaux gérés par les agriculteurs se retrouvent dans presque tous les pays où l’irrigation joue un rôle important...187

Meinzen-Dick et al. (1997, p. 58) proposent de ranger les variantes de gestion collective en catégories à la fois plus succinctes et plus fines: • contrôle total de l’organisme public; • exploitation et entretien à la charge de l’organisme public, contribution des

utilisateurs; • gestion partagée; • exploitation et entretien à la charge des AUE; • propriété des AUE, réglementation par l’organisme public; • contrôle total des AUE. Comme l’indiquent ces citations, d’un point de vue opérationnel, il s’agit de déterminer le point intermédiaire où la responsabilité change de main. Un autre type de solution peut encourager la création de fédérations d’AUE. En Afrique du Nord et au Moyen-Orient, par exemple:

Dans les réseaux d’irrigation gérés par les pouvoirs publics, les associations d’usagers de l’eau (AUE) sont encouragées (par exemple, en Tunisie et au

187 D. Groenfeldt, 1998, pages 4-5.

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 343

Maroc) et ont été introduites avec succès dans de nombreuses autres parties du monde. En général, leurs responsabilités sont limitées à l’exploitation et à l’entretien des réseaux tertiaires. Dans certains pays, des associations d’usagers de l’eau se sont fédérées pour prendre en charge l’exploitation et l’entretien de canaux plus importants et participer à la gestion globale du système; le transfert intégral des petits réseaux publics constitue alors une possibilité souvent envisageable188.

La fédération des AUE a été entreprise énergiquement en Argentine:

Les associations d’irrigation traditionnelles de Mendoza couvraient 100 à 500 hectares, ce qui était insuffisant pour couvrir les coûts. L’entretien et la gestion laissaient à désirer et l’irrigation profitait surtout aux agriculteurs situés à l’amont du réseau. La situation a changé avec leur fusion en associations plus importantes de 5 000 à 15 000 hectares. Vingt et une nouvelles organisations ont été créées, couvrant 200 000 hectares. Chacune d’entre elles est autonome, finance son propre budget et émet ses propres réglementations, en accord avec les dispositions de la récente loi sur l’eau. Elle confie à des gestionnaires professionnels rétribués la charge de tous les problèmes administratifs, tels que distribution de l’eau, recouvrement des coûts et entretien. La diminution du nombre d’associations s’est traduite par une baisse des coûts de gestion. Ces organisations plus importantes ont augmenté l’efficacité du transport de 10% grâce à l’amélioration de la distribution189.

Le lien entre la création de fédérations d’AUE et une distribution plus équitable de l’eau a été clairement mis en lumière par Rice dans son étude des systèmes d’Asie du Sud-est:

L’étude montre que l’on observe plus difficilement un traitement équitable sur les tertiaires plus longs et entre réseaux tertiaires d’une même rigole d’irrigation. Ce sont les zones de commande en tête de réseau, davantage que les agriculteurs en tête de réseau, qui posent un défi majeur à l’équité de la distribution. À ce niveau, les associations et les fédérations formalisées d’AUE primaires peuvent changer les choses. À Lam Pao [en Thaïlande], par exemple, plus les associations de groupes d’usagers de l’eau partageant les mêmes canaux secondaires se renforcent, plus les fonctions et la prééminence des AUE de cours d’eau tendent à diminuer. Cette situation n’a rien d’étonnant parce que, une fois que l’association des dirigeants d’AUE a mis au point une bonne formule de partage de l’eau ou de planning de nettoyage, les réunions au niveau inférieur n’ont plus lieu d’être. Dans les années à venir, le transfert de la responsabilité des activités d’exploitation et d’entretien des organismes publics aux irrigants se concentrera sur ces réseaux de tertiaires190.

En termes plus généraux:

... La répartition des fonctions entre organismes publics et AUE... varie en fonction des niveaux du réseau. En général, l’organisme public contrôle surtout les niveaux les plus élevés et les AUE jouent un rôle plus important aux

188 Banque mondiale, 1994, p. 50. 189 Banque mondiale, 1993, p. 102. 190 E. B. Rice, 1997, pages 54-55 [souligné dans l’original].

344 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

niveaux inférieurs. Cependant, la division exacte des responsabilités varie largement d’un pays à l’autre... Au niveau du réseau principal, les utilisateurs interviennent parfois dans la prise de décision... mais l’organisme public conserve un rôle fort de réglementation, de propriété et d’exploitation et d’entretien. Quelques petits réseaux... reconnaissent également aux AUE la propriété du réseau primaire. La gestion partagée s’observe fréquemment au niveau du sous-réseau ou de la rigole d’irrigation, qu’il s’agisse du partage programmé des responsabilités d’exploitation et d’entretien ou de la prise en charge informelle par les agriculteurs de certaines tâches. En général, les plans de transfert de gestion des grands réseaux ne prévoient un éventuel passage de la propriété et de la responsabilité de l’exploitation et de l’entretien aux AUE qu’au niveau du sous-réseau ou de la rigole. En dessous de la prise d’eau de distribution la plus basse, au niveau des rigoles d’arrosage, la participation de l’organisme public est en général très faible... Malheureusement, à moins que les agriculteurs aient convenablement participé au processus de conception et de construction, ils ne reprennent pas à leur compte la propriété ou la responsabilité permanente des rigoles. Dans ce cas, à moins qu’ils ne possèdent un contrôle quelconque sur la distribution de l’eau en provenance du réseau principal, la propriété au niveau de la rigole d’arrosage n’a que peu de valeur191.

Meinzen-Dick et al. abordent également la question de la propriété des systèmes irrigués par les agriculteurs, soulevée dans la section consacrée au prix de l’eau: La propriété du réseau d’irrigation s’accompagne de droits et de devoirs clairs. Elle comporte comme actifs les plus importants les ouvrages, le matériel, l’eau et d’autres éléments de patrimoine (tels que poissons ou arbres). Elle s’appuie sur une participation financière au moins partielle aux investissements, et sur l’engagement à supporter l’intégralité des coûts récurrents de propriété. Dans le même temps, elle permet de mieux contrôler les biens et garantit le droit d’en tirer un revenu, ce qui incite davantage à s’occuper de la gestion. Si, dans la majorité des cas, l’État revendique la propriété des installations et des droits d’eau, de nombreux réseaux traditionnels gérés par les agriculteurs relèvent de la propriété des AUE. Elle est également intégrée à un nombre croissant de plans de transfert de gestion...... Choisir comme stratégie de transfert de gestion l’attribution des droits de propriété aux AUE est susceptible de renforcer la responsabilisation des communautés concernées et de les inciter à prendre en charge les activités d’exploitation et d’entretien du réseau. Lorsqu’il n’est pas possible – pour des raisons pratiques ou politiques – de donner la propriété aux AUE, il faut attribuer des droits clairs (tels que le droit d’exclure des tiers ou de prendre des décisions contraignantes) dans le but de renforcer les AUE et d’améliorer l’efficacité de la gestion du système. (Extrait de R. Meinzen-Dick et al., 1997, p. 61; souligné dans l’original) D’une manière générale, le principe à retenir est que le transfert de responsabilités ne dépend pas du volume d’eau mais du type d’utilisateur. Si, en aval d’un point donné, la seule utilisation est l’irrigation, c’est là que doit commencer la responsabilité des agriculteurs, quelle que soit la superficie irriguée et la forme institutionnelle choisie: AUE, fédération d’AUE, etc. En Asie, les AUE ne gèrent en général que les canaux tertiaires. En revanche, il n’est pas rare en Amérique latine qu’elles gèrent tout un réseau en aval de la prise d’eau du canal principal sur le fleuve.

191 R. Meinzen-Dick et al., 1997, pages 58, 62 et 64 [souligné dans l’original].

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 345

Il est important de noter que ces périmètres couvrent parfois 50 000 ha et même jusqu’à 100 000 ha. Les dispositions institutionnelles varient en fonction des caractéristiques du processus de transfert. Au Pérou, chaque district d’irrigation dispose de sa propre AUE (Junta de Usuarios), qui, à son tour, est divisée en commissions d’irrigants (Comisiones de Regantes), chacune gérant un canal secondaire. Au Mexique, les AUE (Módulos de Riego) sont responsables des canaux secondaires et regroupées en fédérations (sous forme de sociétés) au niveau du district pour la gestion du canal principal. Le cas du Chili illustre le rôle que l’État continue à jouer, quelles que soient les dispositions relatives aux AUE:

Les associations d’utilisateurs du Chili ont été responsabilisées et ont pris en charge de nombreuses fonctions. Cependant l’État conserve un rôle clairement défini, à savoir l’exercice de fonctions d’adjudication (lorsque les demandes de droits d’eau concernent une source d’eau naturelle, par exemple) et la résolution de conflits internes sujets à forte controverse (accords relatifs à l’allocation de l’eau en périodes de sécheresse prolongées, par exemple). Même quand on ne demande pas à l’État de régler les différends, le fait qu’il puisse intervenir suffit à inciter les utilisateurs à se mettre d’accord192.

6.6.4 Organisation des AUE193

Bien que les résultats empiriques laissent encore planer un certain doute, le raisonnement exposé plus haut, ainsi que ces nombreux exemples, viennent appuyer la thèse que des AUE bien pensées et organisées peuvent contribuer utilement à l’amélioration des performances des systèmes irrigués. Par exemple, il fait peu de doute que des réseaux dont la gestion leur est confiée répondent mieux aux besoins des agriculteurs, et que ceux-ci seront davantage capables d’adapter leurs systèmes de culture aux signaux du marché que ne le feraient des organismes publics. La participation effective des usagers de l’eau – décentralisation réelle – ne se produit pas spontanément. Elle nécessite une planification et un suivi. L’amélioration réussie de la gestion de l’irrigation aux Philippines, donnée en exemple plus haut dans le présent chapitre, a reposé en grande partie sur des mesures décisives visant à créer une autonomie institutionnelle et à encourager une véritable participation.

L'Agence nationale de l'irrigation (ANI) des Philippines offre un bon exemple de la manière dont une administration bureaucratique peut, avec le temps, transformer sa stratégie et son mode de fonctionnement. Depuis le milieu des années 70, l'ANI a su évoluer d'organisme essentiellement axé sur la conception et la construction de réseaux d'irrigation, mettant les agriculteurs devant le fait accompli, en une agence donnant priorité à la gestion et à l'entretien des réseaux d'irrigation, et offrant aux agriculteurs, par le truchement de leur affiliation à des associations d'irrigants, la possibilité de participer à la gestion des réseaux et de prendre les décisions importantes en matière d'entretien.... En 1974, l'ANI a été constituée en établissement public et a cessé

192 Op. cit., p. 63. 193 On trouvera des études de cas intéressantes sur des expériences d’AUE sur le site Web de l’Institut international de gestion des ressources en eau à www.iwmi.org.

346 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

de dépendre d'un ministère. Elle avait devant elle un délai de cinq ans pour équilibrer son budget d'exploitation.... L'expérience de l'ANI illustre quelques préalables importants à la participation des agriculteurs: monter des équipes d'organisateurs communautaires et d'ingénieurs afin d'intégrer les activités sociales et techniques en un même processus; faire participer des agriculteurs à toutes les activités du projet dès les premiers stades de celui-ci, et renforcer ainsi leur compétence en matière d'organisation; modifier les politiques et procédures qui font obstacle à la participation des agriculteurs; donner aux agriculteurs le temps de se mobiliser et de s'organiser avant d'entreprendre de nouvelles activités de construction ou d'aménagement194.

Pour que les AUE jouent pleinement leur rôle, il faut les organiser dès la phase de conception du projet et leur donner l’occasion d’y participer:

Comme on le voit bien à Dau Tieng [au Viet Nam], le déroulement des opérations tend à être le suivant: dans un premier temps, des experts étrangers conçoivent et construisent des réseaux d’irrigation, dans un deuxième temps, les donateurs et les gouvernements les financent et enfin on tente d’organiser les agriculteurs pour qu’ils participent au développement des tertiaires. D’autres expériences montrent qu’il ne s’agit pas d’une bonne approche pour transférer la responsabilité du système aux agriculteurs. Il faut commencer par les organiser, ou tout au moins par les faire participer aux processus de conception et de mise en œuvre, puis les convaincre de signer des accords de financement partiel, d’approbation des conceptions, de participation à la construction et de gestion une fois la construction terminée. Le manque de concertation entre le gouvernement et les agriculteurs pour la conception des projets a eu des conséquences désastreuses au Bangladesh, tout comme on le voit maintenant à Dau Tieng. D’abord, les autorités provinciales ont quasiment stoppé le développement des systèmes tertiaires et il n’existe aucun groupe susceptible de prendre la défense des agriculteurs non desservis et de faire pression sur les organismes publics pour qu’ils terminent les travaux, de persuader les autorités villageoises de céder les terres indispensables au passage de l’eau ou de se charger de la construction. Deuxièmement, les agriculteurs situés dans des sites privilégiés accèdent facilement à l’irrigation, ce qui leur donne l’impression que les ressources sont abondantes... Cette situation a donné naissance à des habitudes, des perceptions et des relations avec les représentants de l’État, qui ont bloqué l’extension de la surface irriguée195 .

L’un des défis de la bonne marche des AUE est de clarifier les responsabilités financières futures de la remise en état du système, et un autre est de développer un cadre légal et institutionnel approprié. L’expérience des AUE en maintes parties du monde a conduit au consensus ci-après sur les conditions nécessaires pour qu’elles fonctionnent convenablement et durablement196.

194 FAO, 1993, pages 294-295 [souligné par nous]. 195 E. B. Rice, 1997, p. 55. 196 Le résumé qui suit est tiré en grande partie de: (a) E. Ostrom, L. Schroeder et S. Wynne, 1993, pages 224-225; (b) E. Ostrom, Crafting Institutions for Self-Governing Irrigation Systems, Institute for Contemporary Studies, San Francisco, CA, États-Unis d’Amérique, 1992, Chapitre 4; (c) R. Meinzen-Dick et al., 1997, pages 65-66; (d) E. B. Rice, 1997, pages 58-59; et D. Vermillion et J. A. Sagardoy, 1999, pages 12, 13 et 21.

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 347 6.6.4.1 Participation • Toutes les parties prenantes concernées, y compris les femmes et les exploitants

non-propriétaires, doivent être incluses dans une AUE. • Les AUE doivent autant que possible être bâties à partir de formes préexistantes de

coopération (le capital social). Les autorités publiques devraient reconnaître le droit des usagers de l’eau à s’organiser eux-mêmes sous la forme qu’ils préfèrent et à établir leurs propres institutions locales.

• Lorsque les AUE sont créées, leurs membres doivent être pleinement informés sur leurs droits et devoirs.

• Les AUE doivent être impliquées dans la conception des nouveaux réseaux et la supervision de leur construction.

• Il faut prêter davantage attention à l’établissement d’AUE pour le drainage et le contrôle des crues, pas seulement pour l’irrigation.

• Les responsabilités confiées aux AUE devraient être aussi étendues que possible. La dévolution partielle ne s’est pas montrée une réussite.

• Un accord clair doit être atteint en ce qui concerne les critères d’attribution de l’eau en période de pénurie. Par exemple, les cultures pérennes et le bétail peuvent recevoir la priorité, et les droits des paysans les plus pauvres, ou en bout de réseau, doivent être respectés.

• Pour les réseaux de plus grande taille, comme on l’a vu plus haut, il faudrait insister sur la création de fédérations d’AUE.

6.6.4.2 Cadre légal et de politique • Les AUE doivent disposer de droits d’eau définis légalement et d’une définition

contractuelle de l’obligation, pour l’autorité des eaux, de leur fournir des quantités spécifiées d’eau.

• Préalablement au transfert d’un réseau existant à une AUE, la responsabilité de remise en état ou d’amélioration du réseau doit être établie. Normalement, c’est le gouvernement qui l’assumera.

• De même, la responsabilité concernant la réhabilitation ultérieure du réseau, si son entretien n’est pas bien assuré, doit être absolument claire. Il est recommandé que le gouvernement ne laisse pas croire qu’il pourrait assumer la réhabilitation dans un tel cas.

• Les AUE et le gouvernement devraient établir un mécanisme de résolution des conflits entre utilisateurs, ou entre eux et le gouvernement.

• Il devrait aussi exister des mécanismes de surveillance des performances des AUE, avec des sanctions graduelles le cas échéant. En dernier recours, le gouvernement devrait avoir le droit de suspendre les livraisons d’eau lorsqu’une AUE n’assume pas sa responsabilité d’entretien et maintenance.

• Dans les grands réseaux, le contrôle des vannes tertiaires ne devrait pas être transféré aux AUE établies en aval de ces vannes. Lorsque c’est le cas, ces vannes disparaissent souvent, et les coûts de police du réseau pour le gouvernement sont élevés.

348 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

• Aux organismes qui travaillent avec les AUE et leur livrent l’eau, il faut inculquer une éthique de service et de responsabilité. Ces organismes devraient être financièrement autonomes.

• Les AUE devraient avoir l’appui de fortes organisations de gestion des eaux au niveau du bassin hydrique.

6.6.4.3 Les aspects physiques • Les limites du réseau, de ses subdivisions, et de toutes les exploitations

constitutives doivent être complètement matérialisées. • Les ouvrages et équipements de contrôle des réseaux existants peuvent avoir à être

modernisés en direction d’une moindre flexibilité et discrétionnarité dans leur fonctionnement, afin de réduire les risques de conflits entre utilisateurs.

La question de la base juridique des AUE est fondamentale. Meinzen-Dick, Raby (voir la référence ci-dessous) et Vermillion et Sagardoy y insistent dans leurs conclusions. Comme les AUE ont une responsabilité “fiscale” (perception des redevances) et financière, leur statut légal doit être précisé avec soin et clairement. Un examen de l’expérience mexicaine en la matière a rejoint ces mêmes conclusions, y compris la nécessité d’un engagement fort du gouvernement, au plus haut niveau, à forger des relations d’un nouveau genre avec les utilisateurs d’eau, la nécessité d’un cadre légal solide, et celle de garantir la viabilité financière à travers le recouvrement des coûts par les AUE197. Outre de solides fondations juridiques, la réussite des AUE requiert la participation active et soutenue des utilisateurs. Dans son approche «Big Bang» de la création des AUE, l’Andhra Pradesh avait accordé une priorité élevée à une participation précoce et il s’est avéré que cela a permis de tripler les redevances d’eau:

[Le Gouvernement de l’Andhra Pradesh] est parvenu à deux conclusions principales concernant l’orientation du calendrier des réformes:

• la dévolution de pouvoir et le transfert de la gestion aux agriculteurs

doivent constituer le cœur des réformes; • le processus doit être audacieux et global plutôt que progressif.

... de 1977 à aujourd’hui, le processus de réforme s’est caractérisé en permanence par le contact avec les communautés, dont la dynamique s’est accélérée à mesure que des actions étaient conçues et mises en œuvre. Des discussions approfondies ont eu lieu dans tout l’État, depuis de grandes conférences au niveau de l’État jusqu’à des ateliers au niveau des projets (réseau) en passant par des ateliers plus modestes avec participation des ONG au niveau des districts. Le point de vue des agriculteurs a joué un rôle moteur pour cristalliser l’élan de la politique et l’orientation du programme. Depuis la création des AUE, les efforts de concertation se poursuivent: allocution du ministre à des rassemblements villageois dans chaque district (30 à

197 D. Groenfeldt et C. Gorriz, Participatory Irrigation Management in Mexico, dans: D. Groenfeldt, compilateur, 1998, p. 60.

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 349

50 000 personnes chaque fois, en juillet 1977); conférences d’agriculteurs; ateliers au niveau des districts, avec des présidents d’AUE et des représentants des Départements chargés de l’irrigation et du développement des zones desservies, ainsi que des départements de l’Agriculture et des Impôts; conférences des présidents des 10 292 AUE de l’état en avril et décembre 1998. Cette campagne de participation massive du public a joué un rôle clé pour entretenir la concertation et encourager la transparence pendant tout le processus. Il est donc intéressant de comprendre pourquoi l’Andhra Pradesh a réussi là où d’autres États ont échoué ou ont dû s’accommoder d’augmentations plus modestes que le triplement des redevances. Il semblerait que la raison principale en soit le vaste processus de consultation et de contact avec la population préalable à l’augmentation, combiné au fait que celle-ci a été présentée comme faisant partie d’un ensemble de mesures considérées par les communautés rurales et les partis politiques comme globalement bénéfiques aux agriculteurs198.

La gestion de l’irrigation étant une question complexe et souvent conflictuelle, il est préférable en principe que les AUE ne prennent pas en charge d’autres activités. D’un autre côté, les pays en développement manquent en général d’organisations d’agriculteurs capables de traiter des problèmes tels que la commercialisation, les transferts de technologies et le financement. C’est pourquoi, dans certains cas, il peut être opportun de s’appuyer sur une AUE existante pour mettre en place une capacité collective de traitement de certains autres sujets. Pour que cela fonctionne, il faut que les agriculteurs soient extrêmement motivés et que la gestion de l’irrigation soit clairement séparée des autres activités de développement. On trouve quelques exemples d’AUE aux activités ainsi élargies en Amérique latine et aux Philippines. Namika Raby a souligné quelques uns des avantages et des inconvénients de cette tendance aux Philippines:

Plusieurs associations d’irrigants (AI), en particulier dans les réseaux à réservoirs et à pompes, ont accumulé du capital grâce à leurs contrats d’exploitation et d’entretien, obtenu des prêts de la Philippines Land Bank, acheté des tracteurs, mis en place des moulins à riz et entrepris le commerce du riz. La transformation des AI en un moyen de canaliser l’entreprise privée et publique pour le développement du secteur rural apparaît comme la phase suivante de leur développement. Mais cela a posé un dilemme, dans la mesure où les AI sous leur forme actuelle sont immatriculées comme organisations sans but lucratif, sans parts sociales et non-sectaires, qu’il faut donc transformer en sociétés à but lucratif. De la même manière, pour pouvoir obtenir des prêts de la Land Bank, par exemple, l’AI doit être constituée en coopérative. L’Administration nationale de l’irrigation craint que, emportées par leur enthousiasme pour les activités commerciales, les AI oublient leur fonction d’origine, à savoir se charger des activités d’exploitation et d’entretien. Cependant, pour qu’une AI accumule du capital et devienne rentable, il est logique qu’elle se transforme en coopérative... Si l’on considère l’eau comme un intrant de l’agriculture, il faut que les organisations d’agriculteurs se chargent des autres aspects qui font la viabilité d’un programme agricole, à savoir la commercialisation, le crédit, etc.... Autoriser

198 Oblitas et Peter, 1999, pages 11, 13-14 [souligné dans l’original].

350 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

l’évolution organique de micro-organisations comme les AI actuelles, attachées aux canaux secondaires d’un réseau, en réponse aux demandes de leur environnement, tout en se concentrant, pour la distribution d’eau au canal primaire, sur une association viable d’irrigants, pourrait s’avérer une solution alternative199.

Il n’est pas simple d’organiser des AUE et d’assurer qu’elles fonctionnent bien, mais elles peuvent faire beaucoup pour améliorer les performances d’un réseau d’irrigation. L’alternative, une gestion centralisée, a un taux d’échec beaucoup plus élevé. Selon Olstrom et al.: Lorsque la conception, le fonctionnement et la gestion de l’infrastructure sont organisés de façon prédominante au sein du gouvernement national et financées principalement de l’étranger, on peut prédire avec une certaine confiance les résultats suivants: • surinvestissement dans des infrastructures de grandes dimensions, mal conçues et

mal construites; • sous investissement en ce qui concerne le fonctionnement et l’entretien de ces

équipements; • sétérioration rapide de l’infrastructure; • investissement exagéré dans la réparation et la réhabilitation d’infrastructures

antérieurement construites200. 6.6.5 Questions de genres en matière d’irrigation À ce jour, seule une minorité de chercheurs a étudié la gestion des systèmes irrigués sous l’angle du rôle respectif des hommes et des femmes. En général, il s’avère que la gestion repose entièrement ou presque entre les mains des hommes, alors que les femmes représentent souvent une minorité importante des agriculteurs et/ou des utilisateurs de l’irrigation. En outre, les femmes sont souvent plus sensibles aux problèmes de qualité de l’eau à usage domestique, mais elles participent rarement aux décisions relatives à la gestion de l’eau. Les tâches d’irrigation sont aussi fréquemment dévolues plutôt aux hommes, bien que cela ne soit pas systématique. L’importance d’impliquer les femmes dans la conception des systèmes d’irrigation, et de tenir compte de leurs rôles et responsabilités, a déjà été évoquée dans ce chapitre. Elena Bastidas, par exemple, explique que les femmes de certaines communautés équatoriennes ne sortaient pas irriguer la nuit, en partie par crainte pour leur sécurité et en partie en raison de leurs responsabilités domestiques. Elles ne participaient pas aux discussions du village sur les problèmes d’irrigation pour des raisons sociales et culturelles, parce que, traditionnellement, il s’agissait du domaine

199 Namika Raby, Irrigation Management Transfer in the Philippines, dans: David Groenfeldt,

compilateur, 1998, pages 67, 68 et 70. 200 E. Ostrom, L. Schroeder et S. Wynne, 1993, pages 218-219.

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 351

réservé des hommes. Cependant, les femmes plus éduquées tendaient à jouer un rôle plus important dans les décisions d’irrigation201. Van Koppen a souligné des résultats similaires, tout en ajoutant: «On voit bien que les services publics d’irrigation ont joué un rôle important. Dans le passé, ils sont systématiquement partis du principe que l’irrigation était l’affaire des hommes. Dans de nombreux cas, leur action a même sapé les activités commerciales existantes des femmes et renforcé la polarisation des relations entre genres»202. Elle souligne (p. 7) que le manque d’accès à l’eau (privation d’eau) est une caractéristique centrale de la pauvreté rurale et que «on ne peut pas dire que la mise en valeur [des ressources en eau] parrainée ou subventionnée par l’État, ou par investissements privés, soit bénéfique aux pauvres».

Il est possible de corriger au moins en partie le penchant préjudiciable aux femmes et aux pauvres, qui se rencontre dans la conception et la gestion de l’irrigation, en combattant la discrimination sexuelle implicite dont témoignent les actions des organismes d’irrigation, mais aussi des équipes de projet internationales:

La participation précoce de femmes et d’hommes démunis dans les forums locaux, qui se situent à l’interface du projet et de la communauté, joue un rôle essentiel pour améliorer leur accès à l’eau et lutter contre la pauvreté. En un sens, pour devenir détenteur de droits, il faut commencer par appartenir à l’instance qui les négocie. C’est de ces lieux de discussion de la première heure que sont issues les organisations d’usagers de l’eau chargées de l’exploitation et de l’entretien. Les services publics exercent une influence déterminante sur la composition de ces forums. L’éventualité qu’y participent des personnes démunies repose donc entre leurs mains203.

Elle recommande en outre: «Les gouvernements et les agences internationales ne devraient donner leur aval aux nouvelles politiques et aux nouveaux programmes de l’eau... que si une évaluation ex ante indique qu’ils auront un impact positif sur l’usage de l’eau par les pauvres, femmes et hommes; il conviendrait également qu’ils en contrôlent et en évaluent l’application»204. Il est important de souligner que les obstacles culturels à une participation renforcée peuvent être éliminés, surtout avec le soutien des organismes de parrainage. Les comportements évoluent, parfois très rapidement, comme l’a observé Kitty Bentvelsen chez des agricultrices de Macédoine:

Les femmes souhaitent-elles participer aux réunions des AUE et aux autres activités du projet d’irrigation? En général, les femmes interrogées ignoraient ce que les AUE étaient supposées faire. Après explication, elles ont eu

201 Elena P. Bastidas, Gender Issues and Women’s Participation in Irrigated Agriculture: The Case of Two Private Irrigation Canals in Carchi, Ecuador, rapport d’étude de l’IWMI n° 31, Institut international de gestion des ressources en eau, Colombo, Sri Lanka, 1999. 202 Van Koppen, IWMI, 2000, p. 2. 203 B. van Koppen, Gendered Water and Land Rights in Rice Valley Improvement, Burkina Faso, dans: Bryan Randolph Bruns et Ruth S. Meinzen-Dick, Negotiating Water Rights, Institut international de recherche sur les politiques alimentaires, Intermediate Technology Publications, 2000, p. 105. 204 Van Koppen, IWMI, 2000, p. 23.

352 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

différentes réactions. Une femme, qui se plaignait de problèmes de distribution d’eau d’irrigation au cours des années écoulées, s’est exclamée: «Je serai la première à me rendre à une de ces réunions!» La majorité d’entre elles, cependant, a commencé par dire que la participation à des réunions est une affaire d’hommes. Mais au cours du débat qui a suivi, un grand nombre d’entre elles a reconnu qu’il était important de [participer] aux futures réunions des AUE205.

6.7 L’IRRIGATION, OUTIL DE DÉVELOPPEMENT RURAL Jusqu’ici, le présent chapitre a abordé deux thèmes principaux: a) parvenir à une allocation efficace et équitable de l’eau, entre secteurs et au sein d’un même secteur, compte tenu de la raréfaction croissante de cette ressource et b) améliorer le fonctionnement des réseaux d’irrigation, par le recours à une technologie mieux adaptée, à des améliorations de gestion (dont une plus grande participation des utilisateurs) et à des environnements économiques et législatifs plus adaptés (dont une amélioration des incitations à utiliser l’eau de manière plus efficace). La question du rôle de l’irrigation dans le développement rural n’a pas été abordée directement, sauf sous l’angle des approches visant à rendre l’accès à l’eau plus équitable. Cependant, de toutes les approches visant l’amélioration du sort des petits agriculteurs, l’irrigation est indubitablement l’une de celles dont les bénéfices potentiels sont les plus importants. Comme on l’a dit de l’expérience chilienne: «Les évaluations ex-post ont montré que l’irrigation est l’investissement qui a eu le plus fort impact sur la productivité, l’emploi et les revenus des petits agriculteurs»206. De la même manière, il fait peu de doute que l’agriculture irriguée génère des effets multiplicateurs qui se traduisent par des bénéfices plus larges pour les régions participantes, en particulier lorsque leurs services d’infrastructure ont été faiblement développés. Ces effets multiplicateurs comprennent, entre autres, «l’accélération du développement du transport, du commerce, des services de stockage, de la distribution des intrants, des services de conseil technique, etc., [qui] constituent une autre contribution imputable à la nouvelle irrigation»207. Un examen plus complet du rôle de l’irrigation dans l’amélioration du bien-être des petits agriculteurs et du développement rural en général soulève directement la question de la capacité des utilisateurs à payer pour des services d’irrigation. Moris et Thom énoncent le problème sans détours:

... les petits agriculteurs ne peuvent pas se permettre d’investissements majeurs dans l’amélioration des équipements... un pays désireux de développer l’irrigation doit passer par des subventions, quelle qu’en soit la forme. La question pratique n’est... pas de savoir s’il faut subventionner, mais où, quand et avec quelles conséquences208.

205 Kitty Bentvelsen, PIM and Gender: Examples from Macedonia, INPIM Newsletter, International Network on Participatory Irrigation Management, n° 7, avril 1998, p. 9. 206 Jorge Echenique L., Utilización de Subsidios para et Fomento de la Irrigación, rapport préparé pour le bureau pour l’Amérique latine et les Caraïbes de la FAO, novembre 1996, p. 49. 207 Op. cit., p. 9. 208 J. R. Moris et D. J. Thom, 1991, p. 560.

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 353

Ce problème a également été soulevé dans le résumé fait par Vermillion des résultats de l’étude de l’IMT, cité plus haut. C’est pourquoi il faut traiter explicitement la question des subventions de l’irrigation aux petits agriculteurs, surtout compte tenu de l’accent que les instances internationales placent actuellement sur le recouvrement des coûts de l’irrigation, résumé succinctement par la FAO en ces termes: «l'ère des subventions massives, directes ou indirectes, est quasiment révolue»209 . D’un côté, certains s’inquiètent de la capacité à payer des utilisateurs, surtout s’il s’agit d’agriculteurs pauvres – une crainte exprimée, non seulement par Moris et Thom, mais aussi par Rice lorsqu’il recommande de «renoncer à recouvrer les coûts» lorsque les rendements agricoles sont faibles, ainsi que par van Koppen concernant les irrigants pauvres. D’un autre côté, l’incapacité des budgets gouvernementaux à continuer de financer les coûts de l’irrigation suscite une légitime préoccupation. Comme l’observent Sharma et al. pour l’Afrique, en termes qui s’appliquent également aux autres continents:

... l’usage de l’eau est fortement subventionné... Par conséquent, le recouvrement des coûts demeure faible et contraint le gouvernement central à fournir le capital requis pour entretenir les systèmes existants et développer de nouvelles infrastructures... Les pays africains devraient mettre davantage l’accent sur... le recouvrement des coûts210.

Comment résoudre ces tensions entre deux objectifs contradictoires: encourager l’irrigation des petites exploitations et limiter les dépenses budgétaires? Dans un premier temps, il faut examiner ce que signifie le recouvrement des coûts dans le secteur de l’irrigation. Comme indiqué dans la section consacrée aux politiques de prix, les tentatives de renforcer le recouvrement des coûts vont rarement au delà de la récupération des frais d’exploitation et d’entretien. Il arrive, très rarement, que l’on parvienne à recouvrer une partie des dépenses d’investissement, mais recouvrer la totalité des dépenses d’investissement n’est pas un objectif, même en cas de transfert de la propriété des systèmes irrigués aux utilisateurs. Il faut se rappeler que, dans l’encadré de la section précédente, Meinzen-Dick et al. affirmaient que «La propriété s’appuie sur une participation financière au moins partielle aux investissements». [souligné par nous] Il est donc important de distinguer entre subventions destinées au développement du système et subventions destinées aux coûts d’exploitation du service d’irrigation. Le principe du paiement obligatoire par l’utilisateur s’appliquant clairement à ces derniers coûts, ces subventions devraient diminuer, si ce n’est disparaître. Les raisons en ont été énoncées tout au long du présent chapitre et se résument en trois points: a) le financement par les utilisateurs des dépenses d’exploitation et d’entretien incite les agriculteurs à exécuter correctement ces tâches et à en réduire les coûts au maximum; b) le recouvrement des coûts allège le fardeau budgétaire qui pèse sur les pouvoirs publics, ce qui libère des fonds pour d’autres projets de développement et c) cela contribue à garantir la durabilité des systèmes irrigués, puisque l’on ne peut pas compter indéfiniment sur un financement par le gouvernement.

209 FAO, 1993, p. 295. 210 N. P. Sharma et al., 1996, pages xv, xix.

354 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

Les coûts de développement des réseaux sont autre chose et, dans ce cas, on peut juger les subventions indispensables pour trois raisons fondamentales: a) comme on l’a vu, les petits agriculteurs risquent tout simplement de ne pas pouvoir

investir dans l’irrigation, tout comme ils ne peuvent pas payer l’intégralité du prix des terres agricoles (chapitre 5); l’objectif d’équité requiert donc de les aider en ce domaine;

b) lorsque les coûts du développement de l’irrigation s’inscrivent dans le contexte d’une politique sectorielle globale et si l’on accepte les arguments en faveur d’un soutien budgétaire de l’agriculture dans son ensemble (chapitre 3, section 3.2), le financement de la construction de systèmes irrigués, en particulier pour les petits producteurs, peut apparaître comme l’un des moyens les plus efficaces d’apporter ce soutien. Par exemple, si l’on souhaite soutenir le secteur pour compenser les effets délétères des subventions agricoles internationales sur les revenus à la ferme dans un pays donné, financer le développement de l’irrigation permettrait d’atteindre ce but sans distorsions, contrairement à une intervention sur les prix;

c) les externalités économiques positives dans les zones rurales, notées par Echenique, peuvent justifier de subventionner le développement des réseaux. Cependant, il faut veiller à la conception et à la gestion de ces derniers afin que les externalités environnementales négatives n’excèdent pas les externalités positives (il ne faut pas non plus négliger les externalités positives du type contrôle des crues).

Le Chili et le Nicaragua fournissent des exemples récents du recours aux subventions pour aider le développement de l’irrigation chez les petits agriculteurs. Au Chili, le programme ne concernait à l’origine que les agriculteurs “commerciaux”. Il a ensuite été modifié pour y inclure un guichet distinct pour financer la construction de petits projets. Le programme a été conçu de manière à ce que l’identification des projets puisse être «pilotée par la demande», au sens où les agriculteurs proposent les projets et des cabinets de conseil locaux les aident à formuler leurs propositions. Une commission spéciale étudie ces propositions tous les trimestres, et celles-ci sont jugées en fonction de la contribution des utilisateurs aux coûts du projet, de l’étendue à irriguer et du coût total par hectare irrigué. Au cours des six premières années de fonctionnement de ce programme destiné aux petits exploitants, 56% des propositions ont été sélectionnés et les projets ont bénéficié à 43 000 producteurs211 . Le montant total de la subvention aux coûts de construction a été de 134 millions de dollars pendant cette période, et la contribution des bénéficiaires à ces coûts a été de 120 millions de dollars. Echenique souligne que deux éléments ont contribué à la réussite du projet: «L’État n’a versé la subvention qu’après acceptation finale officielle des travaux et donc [il a été] garanti que l’infrastructure d’irrigation était prête à fonctionner»212 et le projet a financé les études menées pour élaborer les propositions. En ce qui concerne le premier élément, l’émission de certificats bancables du gouvernement, permettant à l’entité chargée de la construction d’obtenir un financement privé à cette fin, a constitué une mesure clé.

211 J. Echenique L., 1996, pages 25 et 27. 212 Op. cit., p. 48.

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 355 Une expérience de même nature a été lancée plus récemment au Nicaragua par le gouvernement, avec le soutien de la Banque interaméricaine de développement, sous forme d’un «Programme de développement rural national» qui finance les petits projets identifiés par les communautés rurales, là encore avec les services intermédiaires de cabinets de conseil locaux (ou d’ONG). Dans ces cas, où la validité des subventions publiques pour le développement des communautés rurales pauvres est largement reconnue, il serait difficile d’arguer que la construction de l’irrigation doit être exclue des subventions, en particulier puisque l’irrigation constitue l’un des outils les plus puissants du développement rural. Comme dans d’autres expériences d’irrigation, le principal défi est posé par la bonne conception des mécanismes opérationnels, qui comprennent dans ce cas les mécanismes d’encouragement à l’identification de projets locaux et à une gestion participative, d’affectation de priorités entre les propositions, et de mise en place d’un processus d’examen et d’approbation des propositions de projets qui soit adapté à leur petite échelle. Ces défis sont d’ordre pratique, mais jamais simples, et les solutions doivent toujours être adaptées au contexte local. Mais ceci est la nature même du défi posé par le développement.

POINTS IMPORTANTS DU CHAPITRE 6 1. L’irrigation est le premier utilisateur mondial d’eau douce, et c’est dans les pays

à faible revenu que la proportion des ressources en eau utilisée pour l’irrigation est la plus forte. La majeure partie des futures augmentations de production de nourriture du monde dépendra de l'irrigation.

2. Dans de nombreux pays, les ressources en eau renouvelable par habitant baissent

de plus de 25% par décennie. Plus de 40 pays se trouvent désormais confrontés à un grave manque d’eau chronique dans au moins certaines de leurs régions.

3. Même dans les pays où l’eau ne manque pas vraiment, l’irrigation a vu sa

viabilité économique décliner, conséquence d’une productivité bien moindre que prévu en termes de revenu agricole, et des coûts élevés de la construction des réseaux d’irrigation.

4. De plus, la conception et la gestion des systèmes d’irrigation ont souvent laissé à

désirer, entraînant ainsi la détérioration et même l’abandon de quelques réseaux. La plupart des réseaux d’irrigation en fonction apporte plus d’eau que nécessaire aux cultures, et beaucoup distribuent l’eau aux usagers d’une façon inégalitaire.

5. Les problèmes soulevés par l’irrigation sont certes multiples et graves, mais

aucune autre technique ou intervention de politique agricole ne permet d’envisager des avantages de même envergure que ceux de l’irrigation, si tout son potentiel peut être exploité. On dispose à travers le monde de nombreux exemples de réussite des réseaux d’irrigation.

6. Les principaux objectifs de la politique d’irrigation sont l’efficacité, l’équité et la

durabilité. L’efficacité a des dimensions techniques et économiques – l’usage physique efficace de cette ressource rare qu’est l’eau, et la viabilité économique.

356 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

L’équité signifie le traitement égal de tous les irrigateurs du réseau en ce qui concerne leur accès à l’eau et ciblage du développement des nouveaux réseaux en faveur des familles rurales pauvres en terres. La durabilité signifie éviter l’épuisement des ressources d’eau souterraine, la salinisation et d’autres formes de dégradation des sols.

7. Au vu de la rareté croissante de l’eau dans le monde, la planification de

l’irrigation met désormais l’accent sur la gestion de la demande, plutôt que sur la mobilisation de nouvelles sources d’eau douce ou le développement de nouveaux réseaux de distribution.

8. La gestion de l’irrigation est un élément de la responsabilité de gestion de l’eau

en général. La gestion de l’irrigation doit donc être placée dans un contexte holistique dans lequel toutes les utilisations d’un bassin versant sont considérées.

9. De nombreux types d’instruments de politique sont disponibles pour mettre en

œuvre des stratégies de gestion de l’eau, parmi lesquels: administration directe des redevances d’eau et de l’allocation de l’eau au niveau du système d’irrigation; gestion de l’allocation de l’eau, de sa qualité et des redevances par des autorités de bassins versant ou fluvial; développement de la capacité des usagers et des gestionnaires; implication des parties prenantes dans l’élaboration du réseau d’irrigation et son fonctionnement; décentralisation des organes gestionnaires du secteur public; codification des droits d’eau et établissement de cadres réglementaires; développement de marchés de droits d’eau; gestion conjointe des bassins fluviaux transfrontaliers; et investissements publics dans les installations de mobilisation et transport de l’eau.

10. Adopter une approche plus systémique n’implique pas une plus grande

centralisation des décisions ou un contrôle majeur du gouvernement sur les ressources en eau. Cela signifie, au contraire, développer un partenariat large dans lequel tous les intéressés, du secteur public aux agriculteurs, en passant par les collectivités locales et le secteur privé, participent à la gestion des ressources en eau.

11. L’existence d’un cadre de politique économique nationale, à la fois

macro-économique et sectoriel, propice à la croissance agricole constitue une condition préalable à tout programme de développement de l’irrigation.

12. L’une des exigences élémentaires d’une politique de l’eau nationale, et donc

d’une stratégie d’irrigation, est l’évaluation des ressources en eau du pays. Avant de se lancer dans la conception de projets d’irrigation, il convient de décider s’il faut augmenter l’offre en eau d’irrigation et, dans l’affirmative, dans quelle mesure, à la lumière des projections de bilan hydrique par bassin versant et dans l’ensemble du pays.

13. La plupart des études de stratégies d’investissement pour l’irrigation

recommande de donner priorité à la remise en état des périmètres existants, plutôt qu’au développement de nouveaux périmètres irrigués. Il faut cependant

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 357

nuancer cette priorité à la remise en état. Il peut s’avérer plus important d’améliorer les aspects institutionnels du système ou son environnement de politique, que de remettre en état les structures physiques.

14. Lorsque la réhabilitation physique semble utile, il est important d’évaluer la

conception technique d’origine et de décider si elle fonctionne suffisamment bien pour justifier sa remise en état.

15. Il existe de nombreux types de systèmes irrigués, mais les distinctions les plus

fréquemment pratiquées sont les suivantes: réseaux complets/d’appoint, réseaux modernes/traditionnels (informels) et grands/petits réseaux. Plusieurs d’entre eux peuvent avoir leur place au sein d’une stratégie nationale de l’eau: l’évaluation des ressources en eau d’un pays doit donc les étudier tous.

16. L’irrigation d’appoint compense les périodes de sécheresse à l’époque des

pluies, ou prolonge la saison de disponibilité de l’eau pour les cultures. En général, elle fait appel au pompage d’eau de surface ou d’eau souterraine. Son utilisation est dictée par les conditions climatiques; dans les régions où la saison des pluies est souvent irrégulière, elle peut jouer un rôle essentiel en évitant de graves dommages aux cultures. L’irrigation d’appoint peut être importante non seulement pour augmenter les volumes de production, mais aussi pour assurer la qualité de produits comme les fruits et les légumes, car elle permet aux agriculteurs de contrôler le moment de l’approvisionnement en eau des plantes.

17. Les petits projets d’irrigation réussissent généralement mieux que les grands,

mais il a été démontré que la participation et le contrôle par les agriculteurs contribuent davantage à la réussite des projets, que leur dimension.

18. La conception même des systèmes d’irrigation tend parfois à générer des conflits

entre usagers, plus particulièrement dans les grands systèmes ayant des éléments discrétionnaires de contrôle de l’eau; elle encourage quelquefois des applications d’eau exagérées. Améliorer la conception des réseaux, généralement par des simplifications techniques, peut rendre le fonctionnement du système à la fois plus efficace dans l’usage de l’eau et plus équitable entre les irrigants.

19. La conception d’un système d’irrigation est aussi importante pour les questions

de parité hommes-femmes. Pour s’assurer que ces questions soient prises en compte, il faut en premier lieu conduire une analyse de genres dans les communautés concernées, avec une attention spéciale à l’identification des tâches des femmes relatives à l’agriculture et à l’eau. Le processus de la conception devrait être participatif, et les groupes de femmes devraient être consultées hors de la présence des hommes.

20. Il est important d’être conscient des risques que présentent les systèmes basés

sur le pompage, dans des environnements incapables de prendre véritablement en charge cette technique. Dans certains pays, il y a plus de pompes en panne

358 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

que de pompes en service, faute d’un approvisionnement sur place en pièces de rechange, et d’une formation à la maintenance.

21. Parmi les systèmes actuels de gestion des demandes en eau, on rencontre:

l’allocation administrative (système de loin le plus utilisé dans les pays en développement aujourd’hui), l’allocation gérée par les utilisateurs sous leur contrôle, l’allocation par le marché des droits d’eau négociables, l’allocation conjointe par des utilisateurs et des services publics (comme dans le cas des «parlements» de bassin versant), et les décisions individuelles d’allocation prises par les propriétaires de l’infrastructure.

22. Les règles de tarification de l’eau d’irrigation varient considérablement d’un

pays à l’autre et au sein d’un même pays. Les règles de définition des prix ne sont ni systématiques ni uniformes. La seule constante en la matière est que les prix d’irrigation sont en général très inférieurs au coût de fourniture de l’eau. Le recouvrement des coûts d’exploitation et d’entretien par les prix d’irrigation va de quelques 20% à un maximum d’environ 75%.

23. L’expérience a montré que les agriculteurs sont prêts à payer davantage pour

l’eau, à condition que sa fourniture soit fiable, condition rarement satisfaite par les périmètres irrigués gravitaires.

24. En matière d’eau d’irrigation, le prix ne joue pas son rôle normal d’équilibrage

de l’offre et de la demande, sauf dans le cas des marchés de droits d’eau, qui sont encore rares. Par conséquent, dans la plupart des cas, ce prix doit être justifié par autre chose que l’équilibrage de l’offre et de la demande.

25. Il existe cinq raisons fondamentales pour établir le prix de l’eau d’irrigation à un

niveau adéquat (ce qui, en général, signifie plus élevé). Les trois premières sont liées aux préoccupations sociétales concernant l’usage d’une ressource rare et les deux autres à des préoccupations budgétaires. Il s’agit de:

a. stimuler la conservation de l’eau; b. encourager l’allocation d’eau aux cultures l’utilisant le plus efficacement,

ou à des usages non agricoles si la productivité nette de l’eau y est plus importante (après prise en compte des coûts du transport intersectoriel, pourvu qu’il existe une infrastructure d’approvisionnement en eau des nouveaux utilisateurs);

c. limiter les problèmes environnementaux liés à l’irrigation, en particulier ceux qui découlent d’un usage excessif de l’eau;

d. générer suffisamment de revenus pour couvrir les coûts d’exploitation et d’entretien des systèmes irrigués, afin que, entre autres, il ne soit pas nécessaire d’investir dans de coûteux projets de remise en état; et

e. recouvrer les dépenses d’investissements originelles de chaque système, en plus de la couverture des coûts d’exploitation et d’entretien.

26. Il a été suggéré que le niveau optimal de tarification de l’irrigation serait celui

que les irrigateurs eux-mêmes jugent adéquat pour l’exploitation et l’entretien des systèmes, chacun payant ce qu’il/elle voudrait que les autres paient.

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 359 27. Il peut s’avérer difficile d’augmenter le prix de l’irrigation lorsque les

agriculteurs sont très pauvres (et les familles dont les chefs sont des femmes sont parmi les plus pauvres). Cependant, puisque les systèmes irrigués ne sont pas durables sans recouvrement des coûts, on doit se convaincre que le prix de l’irrigation ne constitue pas un instrument de politique approprié pour répondre aux besoins des paysans pauvres, et, de toutes façons, les exploitations irriguées génèrent presque toujours des revenus supérieurs à ceux de la couche rurale la plus pauvre.

28. Le coût d’opportunité de l’eau pour les usages non agricoles est généralement

bien supérieur même au prix requis pour couvrir les coûts d’exploitation et d’entretien. Pour cette raison, lorsque le prix de l’eau d’irrigation est fixé par les marchés de l’eau, il s’avère en général plus élevé que lorsqu’il est déterminé par les pouvoirs publics ou par les associations d’utilisateurs.

29. Il existe une différence fondamentale entre le prix de l’eau fixé par le marché et

un prix imposé: lorsque la demande du marché fait augmenter le prix des droits d’eau, les agriculteurs peuvent en tirer profit en vendant leurs droits. De toute évidence, ils ne vendront que s’ils peuvent compter ainsi sur des gains supérieurs à ce que leur rapporterait l’irrigation avec la même quantité d’eau. En revanche, une augmentation du prix administré représente pour eux une perte économique.

30. La tarification basée sur la superficie irriguée est le système le plus utilisé, mais

la tarification au volume est plus efficace et gagne du terrain. Une conception améliorée des réseaux peut aider à mettre en œuvre une tarification au volume.

31. Des marchés des droits d’eau ont été mis en place dans certains pays. Ils ne sont

pas très répandus mais ont montré des avantages significatifs dans la promotion d’un usage plus efficace de l’eau sans pénaliser économiquement les cultivateurs. Leur mise en place requiert un cadre juridique et institutionnel afin de préserver les écoulements restitués et les autres aspects des droits des tiers.

32. Des marchés informels de droits d’eau tendent à apparaître lorsque l’eau devient

rare. Ils existent dans des pays aussi divers que le Brésil, le Mexique, le Bangladesh, l’Inde, le Pakistan ou le Yémen. La reconnaissance légale et la formalisation de ces marchés peuvent en améliorer le fonctionnement et assurer la protection nécessaire à l’environnement et aux tiers.

33. Les marchés des droits d’eau fonctionnent différemment de la plupart des autres

marchés. Les conditions de concurrence – nombreux acheteurs et vendeurs – ne sont, en général, pas remplies et les transactions nécessitent l’approbation de groupes divers, depuis les associations d’usagers de l’eau au Chili et au Mexique jusqu’aux gouvernements des états de l’ouest des Etats-Unis d’Amérique.

34. Si les marchés des droits d’eau sont intéressants, ils ne sont pas une panacée et

leur mise en place nécessite que plusieurs conditions soient satisfaites, entre autres: la stipulation du mode d’allocation de l’eau en période de pénurie;

360 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

l’assurance que l’allocation de départ des droits de l’eau est équitable; le recours à une technologie de gestion de l’eau permettant les réallocations; la présence d’associations fortes d’usagers de l’eau; la définition de rôles appropriés pour les autorités régulatrices et une règlementation à l’égard des droits des tiers; la diffusion des informations sur le mode de fonctionnement des marchés des droits d’eau; et un engagement politique clair et fort pour conduire la mise en place du nouveau système.

35. L’établissement d’une structure institutionnelle de répartition de l’eau incombe,

de façon fondamentale, aux politiques sociales de toute nation et joue un rôle important dans le fonctionnement des systèmes d’irrigation. L’amélioration des résultats de l’irrigation requiert une bonne gouvernance. Quatre facteurs principaux de bonne gouvernance doivent être assurés aux niveaux tant national que local: la légitimité du gouvernement; sa responsabilité envers les ayants droit; sa compétence; et son respect des droits de l’homme et de l’application des lois. Il est reconnu que le renforcement des capacités institutionnelles demande une forte participation à tous les niveaux de décision et dans toutes les étapes du processus, y compris dans la formulation de politiques et dans la conception de projets.

36. L’autonomie financière des organismes publics d’irrigation est importante, ainsi

qu’une meilleure formation de leur personnel et une amélioration de la communication avec les irrigants. Les décisions d’allocation de l’eau devraient être dévolues aux niveaux les plus bas possibles, et cela signifie généralement qu’au moins certaines décisions d’allocation soient laissées aux mains des associations d’usagers de l’eau.

37. Dans plusieurs pays, le problème avec la gestion de l’eau par les services publics

est la fragmentation des responsabilités. Une approche institutionnelle intégrée fonctionne mieux, mise à part la nécessité de séparer clairement les rôles de définition de la politique de l’eau et ceux de fourniture (ou coordination de la fourniture) de l’eau.

38. Remettre au niveau local la gestion de l’eau aux mains des associations

d’usagers de l’eau (AUE) se révèle généralement un système efficace (de moindre coût) et génère une plus grande mobilisation pour l’entretien du système – bien que quelquefois une remise en état nécessaire soit retardée à cause de son coût. Les AUE servent aussi à résoudre les conflits. Cependant, la dévolution des responsabilités d’exploitation et d’entretien aux AUE signifie presque toujours que les agriculteurs payeront plus pour irriguer.

39. Il existe dans le monde plusieurs milliers d’associations d’usagers de l’eau. Elles

sont devenues des composantes incontournables du bon fonctionnement des systèmes d’irrigation. Une grande expérience a été accumulée sur la façon de les constituer, d’en former les personnels, et sur le mode de définition de leurs relations avec les organismes publics. Décider de la répartition des responsabilités entre l’État et les AUE en matière de réhabilitation est une question critique dans le transfert de la gestion d’un réseau aux usagers.

Politiques de développement agricole: concepts et expériences 361

En outre, il s’est révélé plus efficace de constituer les AUE avant de construire les systèmes, et de faire participer les associations à leur conception.

40. Une question pratique importante est celle du partage des responsabilités entre

AUE et organismes publics. Cela va de la propriété complète et du contrôle total par les AUE à la propriété complète et au contrôle total par les organismes publics. Les principales options ont été résumées comme suit: contrôle total de l’organisme public; exploitation et entretien à la charge de l’organisme public, participation des utilisateurs; gestion partagée; exploitation et entretien à la charge des AUE; propriété des AUE, réglementation par l’organisme public; contrôle total des AUE.

41. Le degré de contrôle par les AUE est généralement meilleur dans les petits

réseaux et dans les sous-réseaux des grands systèmes, alors que les organismes d’État ou les fédérations d’AUE exercent leur contrôle plutôt sur les canaux principaux des grands réseaux.

42. Une règle opérationnelle utile est que le contrôle devrait passer aux irrigants,

dans les AUE et éventuellement les fédérations d’AUE, au niveau en aval duquel le seul usage de l’eau est l’irrigation.

43. Quelques pré-conditions importantes pour la participation des agriculteurs à la

gestion de l’irrigation: réunir les organisateurs communautaires et les ingénieurs en équipes afin d’intégrer les activités sociales et techniques; faire participer les agriculteurs à toutes les activités du projet dès le tout début, favorisant ainsi le renforcement de leurs capacités organisationnelles; modifier les politiques et les procédures des organismes d’irrigation qui entravent la participation des agriculteurs; et laisser assez de temps à ceux-ci pour leur permettre de s’organiser avant la construction de nouvelles infrastructures.

44. Autres conseils importants pour développer et soutenir les AUE: reconnaître que

les AUE peuvent être plus fortes si elles peuvent se bâtir à partir de formes de coopération déjà existantes; définir la participation de façon à y inclure toutes les parties concernées, y compris les tenanciers et les femmes; s’assurer que les bénéfices de la participation des agriculteurs dépassent les coûts de cette participation; instaurer le support d’un environnement politique et légal propice; garantir que les organismes d’irrigation publics effectuent bien les activités qui leur incombent; et comme mentionné précédemment, définir clairement le rôle du gouvernement dans sa participation aux coûts de remise en état des systèmes. Les assurances du gouvernement sur ce dernier point sont décisives pour la création et le bon fonctionnement des AUE.

45. La discrimination entre les genres est répandue dans la conception comme dans

le fonctionnement des réseaux d’irrigation. Résoudre ce problème nécessite non seulement de sensibiliser les irrigants mais aussi le personnel de l’organisme d’irrigation. Les femmes doivent être impliquées dès le début de la planification des systèmes d’irrigation, dont la conception doit tenir compte des tâches typiquement différentes qu’assument les hommes et les femmes. Les analyses de

362 Politiques de gestion de l’eau en agriculture

genres doivent être effectuées avant la conception des projets, et les groupements de femmes doivent être impliqués dans les processus de conception et de gestion des réseaux.

46. L’irrigation peut jouer un rôle important pour augmenter le revenu des ruraux

pauvres et des petits exploitants en général, à condition qu’elle prenne ces groupes pour cible. Normalement, une subvention sera nécessaire pour couvrir le coût de construction des réseaux pour petits exploitants, mais pas pour subvenir aux frais annuels d’exploitation et de manutention. Le Chili a mis en œuvre un programme d’investissements d’irrigation pour petits exploitants, au travers d’appels d’offres en concurrence, dans lequel les coûts de construction ne sont payés qu’après démonstration d’un fonctionnement conforme aux plans. Avec des programmes innovants de ce type, l’irrigation peut jouer un rôle important pour le développement rural et la réduction de la pauvreté.