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189 Chapitre VII L’ÉCOUTE MYTHOPOÉTIQUE EN APPROCHE TRANSVERSALE Le poète vit les antécédents de la parole Gabriel Germain 1. La question de l'interprétation Je commencerai cette partie en affirmant que la dimension mythopoétique de l'être humain est absolument irréductible à son existence pratique. L'homme, comme les sociétés qui l'englobent, sont des machines à faire des dieux pour reprendre l'expression de Serge Moscovici 1 . Certes, l'auteur ici tend à reconsidérer la part trop belle à ses yeux que nous pouvons accorder à la psychologie dans l'explication de ces passions qui stimulent les grandes créations politiques, religieuses et culturelles. Il démontre l'importance et l'influence du social et du même coup du sociologique dans l'interprétation des données de la culture. Il préconise une fécondation réciproque de la psychologie et de la sociologie pour empêcher une connaissance mutilée. Ma participation au Colloque international de Spetses (Grèce, mai 1988), intitulé “Rencontres dialectiques : articulations du psychique et du social ” atteste de ma préoccupation pour cette problématique multiréférentielle. Dans sa conférence introductive Max Pagès écrit : Une des contradictions majeures des sciences humaines réside dans leur inévitable dépendance à l'égard de systèmes théoriques et pratiques incompatibles entre eux. Peut-on se passer de la psychanalyse, du marxisme, du systémisme... ? le clinicien et le psychothérapeute peuvent- ils méconnaître l'apport de Freud et de Reich ? Mais comment intégrer ces différentes parties dans notre héritage, alors que les discours de l'une sont intraduisibles dans la langue de l'autre, que les postulats s'excluent, que la polémique fait rage ou bien est remplacée par le

Chapitre VII L’ÉCOUTE MYTHOPOÉTIQUE EN …toute autre science de l'homme, une incompatibilité radicale à accepter le dialogue avec un autre regard sur l'objet. Une approche multiréférentielle

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Chapitre VII

L’ÉCOUTE MYTHOPOÉTIQUE EN APPROCHETRANSVERSALE

Le poète vit les antécédents de la parole

Gabriel Germain

1. La question de l'interprétation

Je commencerai cette partie en affirmant que la dimensionmythopoétique de l'être humain est absolument irréductible à sonexistence pratique.

L'homme, comme les sociétés qui l'englobent, sont des machines àfaire des dieux pour reprendre l'expression de Serge Moscovici1. Certes,l'auteur ici tend à reconsidérer la part trop belle à ses yeux que nouspouvons accorder à la psychologie dans l'explication de ces passions quistimulent les grandes créations politiques, religieuses et culturelles. Ildémontre l'importance et l'influence du social et du même coup dusociologique dans l'interprétation des données de la culture. Il préconiseune fécondation réciproque de la psychologie et de la sociologie pourempêcher une connaissance mutilée.

Ma participation au Colloque international de Spetses (Grèce, mai1988), intitulé “Rencontres dialectiques : articulations du psychique etdu social” atteste de ma préoccupation pour cette problématiquemultiréférentielle. Dans sa conférence introductive Max Pagès écrit :“Une des contradictions majeures des sciences humaines réside dansleur inévitable dépendance à l'égard de systèmes théoriques et pratiquesincompatibles entre eux. Peut-on se passer de la psychanalyse, dumarxisme, du systémisme... ? le clinicien et le psychothérapeute peuvent-ils méconnaître l'apport de Freud et de Reich ? Mais comment intégrerces différentes parties dans notre héritage, alors que les discours del'une sont intraduisibles dans la langue de l'autre, que les postulatss'excluent, que la polémique fait rage ou bien est remplacée par le

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silence du mépris ?” (p.1). Partant de ce constat M. Pagès préconise dereconnaître l'objet scientifique comme “objet complexe” au sens d'unlieu d'intersection de problématiques différentes2. Cet “objet complexe”conduit à des “pratiques complexes” et à l'élaboration de “conceptsmédiateurs” et débouche nécessairement sur une transdisciplinarité. Lorsdu Colloque de Spetses, je dégageai, avec d’autres, le point aveugle de la“multicritérialité” affichée (pour reprendre la terminologie de M. Pagès)et dont la double dominante était psychanalytique et sociologique : enl’occurrence l'exclusion de l'histoire et de la phénoménologie desreligions dans la ligne de M. Eliade et de la psychologie des profondeursdans l'esprit de Jung. Le simple rappel à la tribune de ce “trou noir” memarginalisa ipso facto auprès des psychanalystes omniprésents dans leColloque. Mais d'autres participants (en particulier des Grecs et desBelges) se reconnurent dans mon énonciation, ce qui nous permit deconstituer un groupe “transversal” et plus existentiel, avec le sociologuebelge Marcel Bolle De Bal.

Comme je l’ai déjà dit, pour moi la “multiréférentialité” est“générale” et ne saurait se réduire à une ou quelques disciplinesdominantes sur le marché des biens symboliques à un moment précis del'histoire de la cité savante. En particulier pour tout ce qui touche àl'interprétation des mythes et des symboles sociaux, l'ouverture est derigueur et les “herméneutiques instauratives” doivent être opposées aux“herméneutiques réductives” qui achèvent l'oeuvre des “iconoclastes”(G. Durand)3. On ne saurait réduire la nature de l' homo religiosus à unesublimation d'une inhibition libidinale-sexuelle ou à une expressionaliénée d'une position socio-économique4. Il en va de même pour lanature du “poétique” dans l'expressivité humaine. Certes, ceux quipréconisent la visée monodisciplinaire d'un objet scientifique,argumentent toujours en termes de “compétence nécessaire et limitée” etde refus d'une “compréhension totalisante et leurrante”. Je ne refuse pasces arguments car l'objet de connaissance en sciences de l'homme estinépuisable et son approche suppose une rigueur à toute épreuve. Mais jeréfute la tendance que j'ai appelé “de débordement” et qui vise,implicitement ou explicitement suivant les jeux de pouvoir dans la Citésavante, à imposer effectivement un système interprétatif qui condenseraittoutes les significations de l'objet. Je préfère un peu plus de flou etd'incertitude dans la compréhension de l'objet considéré comme“système ouvert” à une surrationalité monodisciplinaire dontl'emprisonnement signifiant devient vite morbide et porteur d'un pouvoir

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social centralisé. “Le symbolisme, affirme M. Eliade, ajoute une nouvellevaleur à un objet ou à une action sans pour autant porter atteinte àleurs valeurs propres et immédiates. En s'appliquant à un objet lesymbolisme le rend "ouvert". La pensée symbolique fait éclater la réalitéimmédiate sans l'amoindrir ni la dévaloriser”5.

Si, comme l'affirme Paul Ricoeur, le symbole est par excellence larégion du double sens “ou un "autre” sens tout à la fois se donne et secache dans un sens immédiat”6, ce double sens est sans cesse émergentau fur et à mesure que nous explorons l'un de ses pôles. On saitmaintenant que l'oeuvre d'interprétation religieuse freudienne estlargement à revoir. M. Eliade montre les lacunes considérables de laconnaissance de Freud (ou sa cécité consciente) à propos de "Totem etTabou" dès lors qu'on avait lu Frazer et ses conclusions sur la non-universalité du totémisme comme phénomène socio-religieux et l'extrêmerareté des “sacrifices-communions totémiques” - quatre cas pourplusieurs centaines de tribus totémiques7. Et cependant “l'homme entant qu'être historique, concret, authentique - est "en situation” ; Sonexistence authentique se réalise dans l'histoire, dans le temps, dans sontemps - qui n'est pas celui de son père. Ce n'est pas non plus le tempsde ses contemporains d'un autre continent ou même d'un autre pays.”8.Mais tout historié qu'il est, “l'homme intégral connaît d'autressituations en plus de sa condition historique ; il connaît, par exemple,l'état de rêve, ou de rêve éveillé, ou de mélancolie et de détachement, oude béatitude esthétique, ou d'évasion, etc - et tous ces états ne sont pas"historiques”, bien qu'ils soient aussi authentiques et aussi importantspour l'existence humaine que sa situation historique. L'homme connaîtd'ailleurs plusieurs rythmes temporels, et non pas uniquement le tempshistorique, c'est-à-dire son temps à lui, la contemporanéité historique. Illui suffit d'écouter de la bonne musique, ou de tomber amoureux, ou deprier, pour sortir du présent historique et de réintégrer l'éternel présentde l'amour et de la religion”9.

Sans doute ces propos doivent faire bondir un sociologueclassique. En tant que sociologue de la reproduction, rien ne sauraitéchapper à la dimension sociale et historique, aucun résidu psychique nedemeure hors l'Histoire et la Société. Toute autonomie est “relative” et àréinterpréter en fonction de la logique des conditionnements sociaux. Cesderniers sont eux mêmes noués aux rapports conflictuels qu'entretiennentles classes ou fractions de classes sociales dans leurs luttes pour

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l'appropriation du capital économique, social, culturel. Je crois qu'il y afondamentalement dans la sociologie comme dans la psychanalyse outoute autre science de l'homme, une incompatibilité radicale à accepter ledialogue avec un autre regard sur l'objet.

Une approche multiréférentielle implique une métanoïaépistémologique. Faire jouer une discipline contre une autre et sansfermeture présuppose une relativité fondamentale de toute connaissance àl'intérieur même de chaque discipline. Le chercheur multiréférentiel estnécessairement un sceptique radical concernant, en dernière instance,toute compréhension du réel. Il est vraisemblablement du côté d'unephilosophie spinoziste dans laquelle le noumène reste hors d'atteinte.Tout au plus peut-on jouer à danser autour de l'objet, chaque danse étantun mode d'approche spécifique. Peut-être même que le sens recherchén’est que le symptôme d’une suprême illusio, comme le pense AndréComte-Sponville dans son livre Vivre10. C'est dire que sans méconnaîtrel'intérêt évident d'une supposée “métapsychologie de la création”comme la propose Didier Anzieu et son équipe de chercheurs11, il m'estdifficile de m'y arrêter. Les cinq phases du travail créateur que proposeencore D. Anzieu dans un autre texte12 demandent certes réflexion maisrestent, malgré tout, circonscrits dans une seule orbite analytique. Je nesuis pas certain, par exemple, que l'interprétation du “cimetière marin”de P. Valéry chez Anzieu13 soit plus pertinent pour une compréhensionapprofondie du génie créateur que le petit ouvrage à visée plusontologique de Geneviève Lanfranchi14. Vraisemblablement parce queG. Lanfranchi a médité l'oeuvre de Valéry avec le regard d'une femme deconnaissance, au sens traditionnel du terme. N'a-t-elle pas donné une idéede son expérience transpersonnelle dans un célèbre numéro de la revueHermès sur le Vide dans la tradition orientale et occidentale15 ? Maisplus encore, quel psychanalyste nous permettra vraiment de“comprendre” l'attitude et le langage du poète mieux que G. Bachelarden proie au “retentissement” à la suite de Eugène Minkovsky ? Pours'en convaincre ne suffit-il pas de lire les ouvrages de Bachelardconsacrés à la poésie des éléments matériels : l'eau, la rêverie, l'air, le feu,la terre, l'espace, etc. François Pire dans un ouvrage éclairant a bienmontré la portée heuristique de l'imagination poétique dans l'oeuvre deGaston Bachelard16. Michel Fabre, de son côté, n’a pas pour autantnégligé l’ouverture proprement éducative de l’épistémologiebachelardienne17.

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Cette extrême circonspection à l'égard de toute lecture poétiqueunivoque par une discipline en sciences de l'homme résulte sans doute dema pratique de poète dont je connais, de l'intérieur, la complexité touffue.Cette passion pour l'écriture poétique délimite également mes possibilitésde comprendre des langages qui viennent totalement d'un autre monde.

2. L'écoute mythopoétique en psychothérapie

Heureusement les psychothérapeutes ont peu à peu reconnu lavaleur de la portée mythopoétique dans la cure. On sait que C.G. Jungn'a pas hésité à inventer un procédé thérapeutique appelé “imaginationactive”. Charles Baudouin le définit ainsi : “Il s'agit en somme d'inviter,à un moment donné, le sujet qui s'y prête à suivre attentivement et àénoncer les rêves éveillés qui se forment en lui”18. Bien que la méthodeJungienne répudie l'intervention (critique que les Jungiens adressentparfois à la méthode du “rêve éveillé dirigé” de Desoille) elle reste activeparce que les images elles-mêmes sont actives. Une variante originale decette méthode consiste à inviter le sujet à dialoguer avec ses personnagesimaginaires.

2. 1. L’écoute mythopoétique chez René Kaës.

Dans sa remarquable étude sur l’idéologie 19, René Kaësdéveloppe le concept de “position mythopoétique” en opposition à la“position idéologique”, à partir de son expérience de clinicien desgroupes.

L’idéologie est définie par René Kaës comme “une organisationcognitive systématisée, assurant une fonction défensive du Moi contrel’angoisse de la perte de l’objet et contre les pulsions destructives”20.Elle s’exerce sous forme de désaveu, de déni, de clivage du Moi et del’objet, ou encore d’idéalisation. Elle assume plusieurs fonctions dansles relations de groupe et sociétales :

- C’est une idéalogie, un discours de l’idéal, en tant qu’elle fournitune polarité identificatoire (spéculaire) aux membres du groupe.

- C’est une idologie, une production narcissique d’idoles, en tantqu’elle assure une distinction entre l’intérieur (l’appartenance) etl’extérieur (le danger, l’attaque).

- C’est une idéologie capitale, en ce qu’elle fournit une défensefondamentale contre l’objet externe menaçant et qu’elle définit laréférence commune à un idéal incarné par le chef mais pérennisé et

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stabilisé dans un système d’assurance contre la défaillance de celui-ci etcontre l’ambivalence des membres du groupe à son égard. Elle est lesubstitut abstrait du chef à la fois désaffecté, contrôlable et soumis àl’idée toute-puissante “en dépit de” comme “en déni de” la réalité.L’idéologie apparaît ainsi comme une construction contre le processus,avec un double effet de “blocage” (par la répétition, la maîtrise,l’abstraction réifiante) et de “bouclage” (par le repli narcissique, lafétichisation, la logique de l’identique).

Dans un groupe, l’idéologie assume un certain nombre defonctions principales :

- Une fonction identificatoire à travers des “organisateurs”intragroupaux et intergroupaux qui articulent l’intrapsychique et lesociétal. Elle permet l’identification à un “bon” ou à un “mauvais”objet et évite la séparation en contrôlant tout danger de morcellement.

- Une fonction régulatrice par le fait que l’idéologie est à la foiscadre recevant en dépôt les parties muettes, symbiotiques et nondifférenciées, de la personnalité de chacun ; elle est objet, emblème dugroupe pour l’adhésion, signe d’appartenance et d’assujettissement. Elleest processus, mouvement dans la construction du groupe, dansl’adhésion de ses membres et leur identification, dans la confirmation etla gérance d’un système d’idées et d’idéaux. Elle s’appuie sur unmontage et un maintien de la cohérence du système des idées, desvaleurs et des pratiques qui apparaissent alors comme les conditionsrequises pour les fonctions d’adhésion et de cohésion de l’idéologie.

Elle accomplit une fonction de régulation par la réduction qu’elleopère dans les conflits et les contradictions du désir, de la pensée et del’action en s’exerçant sur les représentations et sur les transfertsd’énergie pulsionnelle maintenus constants.

- Une fonction de d i s c r i m i n a t i o n et d’assignation.Discrimination entre “bons” et “mauvais”, “conformes” et“déviants” à travers un système de normes, de hiérarchie, de procéduresd’admission et de rejet, de système de régulation et de développement.L’idéologie assigne. Elle attribue des places, détermine et fixe desvaleurs, définit des espaces de mouvements intrapsychiques,intersubjectifs et intergroupaux stricts, contrôlés et restreints.“l’assignation réduit le doute, accroît le maniement dans la maîtrisedes objets-signes, calme l’angoisse d’être sans place dans le désir de

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l’autre”21.

- Une fonction d’externalisation cognitive. L’idéologie élaboredu signe qui prend valeur de représentation permettant la maîtrise de laréalité. Elle est un appareil à interpréter mais d’une manière répétitive etassignante par un “tamponnage du fantasme”. Elle est ordre souverainassurant la gestion de tout désordre potentiel taxé de “non-sens” par unsystème d’interprétation cohérente, exhaustive et définitive.

- Une fonction de défense. Sur les plans individuel et collectif,l’idéologie remplit un système de défense contre des objets, des affects,des représentations ou des actions qui menacent l’intégrité narcissique etles idéaux externalisés du groupe : défense contre l’incertitude, lapersécution, la défaillance, l’expérience du vide ou du morcellement,contre toutes les angoisses psychotiques des positions paranoïdes-schizoïdes et dépressives. Elle se rapproche de la magie et des pratiquessorcellaires dans cette fonction défensive.

- Une fonction économique dans la dynamique psychique. Par lareprésentation qu’elle élabore et l’identification qui la soutient,l’idéologie épargne à ses sujets une autre représentation plus coûteuse,maintenue dans l’inconscient par le déni ou le désaveu. On évite ainsil’angoisse d’être coupé mais non celle, permanente, de se couper en nerespectant plus les règles et les enjeux de l’idéologie sous les pressionspulsionnelles.

René Kaës examine ensuite le passage de la position idéologiqueproprement dite à la position mythopoétique dans les groupes.

Il s’agit d’un passage d’une position fondée sur le clivage, le déni,la fétichisation, l’idéalisation, la répétition et la clôture, à une autreposition inaugurée par la dépression et par l’avènement d’une airetransitionnelle. René Kaës décrit son processus en s’aidant de protocolestirés de la clinique des groupes22. Il constate que, peu à peu, ladynamique résistance-transfert tend à ne plus s’exprimer directement parl’hostilité ou les accusations, mais métaphoriquement et à un niveau decomplexité supérieure23.

Avec la métaphore du “bateau”, le groupe du Paradis perdu entredans un troisième espace symbolique entre deux espaces imaginairesclivés. Le rapport de soumission, de dépendance et de sadisme y estfiguré, mais aussi le projet de vivre ensemble dans l’unité et l’égalité desparties dans un isolat et un espace autarcique clos et protecteur. La

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symbolisation du groupe dans le bateau permet de réintroduire ce quiavait été jusqu’à là nié et agi par les participants : la hiérarchie etl’inégalité.

“L’apparition du symbole amorce le cheminement desparticipants vers une élaboration mythopoétique et ce travail est unepremière tentative de dégagement par rapport à la positionidéologique”24 (René Kaës).

Les poèmes de Prévert dans le groupe de la “Baleine”, les histoiresdu pendu et du pasteur (5e séance), celle du bateau (9e séance) dans legroupe du “Paradis perdu” ont un statut et une fonction proches deceux de l’objet transitionnel de Winnicott. Ils remplissent pour lesparticipants les fonctions d’un espace de jeu non soumis àl’empiettement. La métaphore du bateau fournit une forme, un contenu,un lieu et un mouvement qui délimitent une zone intermédiaire entrel’intérieur et l’extérieur. Une rupture s’établit dans le mode de penseridéologique. “L’évocation de l’ailleurs induit un mode de penserdifférent ou apparaît l’interrogation sur le désir de la mère et sur lapossession du phallus”25.

Dans le groupe de la “Baleine”, l’opposition de l’amour et de lahaine qui divise les participants peut s’élaborer à travers les personnagesqui mettent en scène les poèmes de Prévert. Le recours aux poèmespermet de dire la castration et la perte de l’objet, sans que les participantsou le groupe soient directement menacés.

De la même façon, le poème des escargots qui vont à l’enterrementd’une feuille morte, préfigure pour les participants, le travail de deuilqu’ils auront à accomplir, tout en leur fournissant une premièreexpérience, indirecte, de la perte de l’objet d’amour. Par l’écoutemythopoétique, le objets fétichisés, le groupe, le leader, l’idéologie, lesautres participants, ne sont plus des objets possédés : ils deviennent desobjets perdus qui ont un destin propre et qui peuvent être questionnés.

Dans le groupe du Paradis Perdu, l’évocation de l’absent et dumanque (et du manquement à l’harmonie à l’unité égalitariste) peut sefaire sans culpabilité ni angoisse tout en entraînant une créationindividuelle et groupale sur l’ “objet perdu”. De même, les pulsionsréprimées sont susceptibles d’une élaboration dans l’activité imaginative: ainsi des pulsions sadiques orales dans l’histoire - et d’abord dans lepoème - de la Baleine. L’inassimilable qu’il fallait éliminer fait

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maintenant oeuvre différenciatrice. En outre, par des représentations, lesparticipants font l’économie de la violence directe (dans le groupe duParadis perdu, elle s’était directement exercée sur Nicolas et sur laserveuse). “Le recours à l’histoire ( au conte, au mythe, à la légende,au poème ) offre la possibilité de déléguer l’accomplissement de laviolence (le meurtre de l’objet dans le poème des escargots) à un autreen un autre lieu : le poète, le héros. C’est sur ce point que les objetsculturels référés se distinguent des objets transitionnels ; les poèmes etles histoires ne sont pas seulement les supports de l’amour ou de lahaine, ils sont aussi la représentation figurée de ces pulsions et de leursobjets, ils sont surtout les contenants d’une potentielle fonctionconteneur, créatrice”26.

Les poèmes, les contes et les histoires, les mythes et les légendes nesont plus des systèmes d’objets abstraits. Ils mettent en scène despersonnages dans leur relation dynamique et font apparaît une autrefamille, un autre couple, un autre groupe. Ils constituent des entréesvers la création du mythe fondateur du groupe alors que l’idéologieocculte ce mouvement créatif.

Ce nouveau rapport que je pourrais nommer transversalitécréatrice, qu’instaurent la position et la pensée mythopoétique est detoute première importance lorsque les enjeux sont vitaux. Annie Kriegelle montre bien dans son étude sur les grands procès dans les systèmescommunistes : “celui dont l’idéologie entière, le système entier d’idées etde sentiments, le paysage mental dans sa totalité étaient strictementlimités à l’idéologie, au système d’idées, au paysage mental propres aumonde communiste, ne disposait d’aucun recours. Qui, au contraire,avait conservé, fût-ce dans un demi-oubli, des principes et des valeursexogènes, pouvait en commencer, dans la déréliction de la prison, uneréactivation, partielle et partiale, mais génératrice sinon d’espoirs aumoins d’autonomie intellectuelle”27. Les événements dûs aux militairesputschistes en Union Soviétique (août 1991) démontrent également, parleur échec même, à quel point l’engluement de ceux-ci dans l’idéologiestalinienne, ne leur a pas permis d’évaluer le changement de laconjoncture économique internationale, pas plus que le bouleversementd’attitude de leurs concitoyens.

Ainsi la position et la pensée idéologiques diffèrent de la position etde la pensée mythopoétiques pour René Kaës. Les premières sontcaractérisées par la relation univoque qu’elles instaurent avec les objets

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internes et les objets externes, en substituant au concret un rapportabstrait dont la cohérence se paye par le refoulement, la négation, leclivage et le déni, l’angoisse du doute, le dualisme des pulsions et leursintrications. Elles se fixent en système clos, immuable, itératif, stéréotypé,éminemment défensif. Elles se veulent intemporelles, éternelles et an-historiques. Elles s’apparentent à l’idée délirante sous laquelle pointe lastructure psychotique sous-jacente à l’esprit de système.

Position et pensée mythopoétiques opèrent un retournement surl’origine de l’idéologie. Elles introduisent le doute et la relativité de lasignification, la discontinuité, le temps et l’histoire, l’espace et les placesmouvantes, le sens de l’absence. Un tel retournement marque “u npassage essentiel : de l’objet partiel à l’objet total, du Moi idéal àl’Idéal du Moi, de la réduction sémiotique à la polysémie, de l’oeuvrepublicitaire à la création ouverte, de la répétition du besoin au risque dudésir. Un tel renversement caractérise en sa forme typique extrême lecursus du génie créateur” (René Kaës)28.

Si la position et la mentalité idéologiques sont de l’ordre de laclôture, celles de l’utopie sont de l’ordre du paradoxe et cellesmythopoétiques du registre de la rupture par le truchement de lamétaphore. Avec celle-ci nous entrons dans l’altérité et la transgressionsymbolique : “création qui advient dans l’entre-deux d’un écart entrel’objet et sa représentation”29 à l’opposé de l’idéologie qui ne supportepas l’entre-deux et nous somme, sans cesse, de choisir l’un ou l’autre,l’un par l’autre.

La théorisation de René Kaës est, sans aucun doute, à retenir danstoute clinique des groupes de formation. Malgré tout, elle demeurelimitée à mon avis, par sa référence quasi exclusive à la théoriepsychanalytique freudienne. Elle risque, par là, de s’enfermer dans unvocabulaire et un mode de penser qui instaureront une nouvelle“clôture” idéologique.

2. 2. L’ouverture mythopoétique chez les autrespsychothérapeutes.

Contrairement aux analystes freudiens, les Jungiens, comme lesGestaltistes font appel, dans les cures d'adultes, au dessin et auxpeintures. Il est vrai que certains analystes freudiens contemporainsn'hésitent pas à assimiler l'écoute thérapeutique à l'écoute poétique. JeanDurandeaux, dans son livre sur la poétique analytique, ouvre les

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premières pages par “l'analyse est poétique : elle est parole active etcréante, re-création de la vie dans le déploiement d'un discours. Lapsychiatrie, elle, classe des manières d'être : elle met de l'ordre, tente derestaurer des ordres dérangés, et isole, éventuellement, pour parvenir àses fins. Elle est orthopédie du comportement “30.

L'écoute analytique n'est ni critique, ni philanthropique ou judicante: “l'écoute analytique - écrit Durandeaux - rouvre le champ d'une parole"tous azimuts", champ qui est limité ou induit par tout autre typed'écoute... La métaphore privilégiée à propos de ce qu'il en est del'écoute analytique, est d'ordre musical : on pourrait comparer l'écoutede l'analyste à celle du chef d'orchestre. Il entend le quart de ton trophaut ou trop bas de tel violon dans l'ensemble des instrumentistes, etpeut-être est-il le seul à l'avoir entendu : quelque chose détonne dansl'exécution de la partition”31.

Dans une perspective lacanienne toute centrée sur le défilé structurédes signifiants “l'interprétation analytique ne renvoie pas au sens maisà ce qui donne sens, non pas au signifié mais au signifiant dans ce quedit l'analysant. Elle tient aux surprises de l'écoute (ce à quoi excellentsouvent les enfants) : elle désigne des mots, des phrases, des intonationselle jaillit de l'étonnement et elle échappe à l'analyste ; elle déverrouilledes phrases closes sans savoir sur quoi elle les ouvre”32.

Sans soutenir la théorie lacanienne, je constate que ce point de vuerejoint souvent le type d'écoute poétique que je peux pratiquer dans mesgroupes cliniques à partir d'une position poétique. C'est sans doute parceque le poète est avant tout semblable à un enfant qui joue avec des mots,des images, des rythmes, comme avec des osselets. Mais l'écoutepoétique est toujours celle du déploiement du jeu (des affects, des idées,des images) dans une totalité sous-jacente en cours de création. Sous lejeu une trame se tisse, sans jamais être achevée. La mort interrompt cetravail de Pénélope et laisse l'oeuvre d'une vie avec sa béance d'être. Onne dira jamais assez l'importance d'une fonction ludique dans lapsychothérapie. Donald Woods Winnicott y a suffisamment insisté dans“jeu et réalité”33. Récemment Bruno Bettelheim a proposé dans unepsychanalyse du jeu, ce qu’il faut entendre par le jeu. Il remarque parexemple que “les jeux où l'enfant prend une part plus active - "cache-cache", par exemple - lui permettent également d'apaiser ses angoissesrelatives à l'abandon, et, en outre, d'augmenter sa maîtrise sur lui-même et le monde” 34. Les disciples de R. Desoille et du “rêve éveillé

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dirigé” prennent, me semble-t-il à bras le corps, la fonctionmythopoétique dans le processus de guérison de l'être humain. Dans mapratique de psychosociologue clinicien ouvert à l'imaginaire, je fus sansdoute un “monsieur Jourdain” du rêve éveillé dirigé, à lire le livre deRoger Dufour35. Pour l'auteur, le R.E.D. est “un langage culturelocculté parce qu'il est dans un rapport privilégié et dangereux avecl'inconscient. Il possède comme le rêve nocturne la capacité de révélerles fantasmes inconscients, d'en fournir la grammaire et, à travers cettegrammaire, de découvrir comment le sujet écrit sa vie et seconstitue”36. R. Dufour reste d'ailleurs prudent dans l'interprétation,même s'il ne cache pas son intérêt pour Jacques Lacan : “Mieux vautécouter le discours du sujet - écrit-il - avec la conscience très dense denos blancs que la connaissance de plus en plus approfondie de lalinguistique nous permet d'approcher plutôt que de plaquer sur lesconduites et les mots, des poncifs raccourcis ( l'Oedipe, le désir, etc)“ 37 et plus loin “Il ne suffit pas d'écouter, d'être présent corporellementet mentalement et de maintenir constante cette écoute, il faut ouïr, c'est-à-dire écouter sensiblement, vibrer, recueillir les vibrations, sensationset parfums qui sont amenés et arrivent avec un retard par rapport auxmots.”38, c'est-à-dire se dégager d'un modèle mass-médiatique del'écoute : “la "radioscopie" de Jacques Chancel, prototype léché del'éternel monologue suffisant dans lequel chacun, héros, se retrouveenfermé, toujours prêt à répondre, avec aisance, assurance etautosatisfaction à chaque sollicitation”39.

Il faut pouvoir entendre la musique des mots pour que dans leR.E.D. soit l'aboutissement d'un “travail interne au langage où lesmécanismes les plus profonds et intensifs de réorganisation, parcequ'ils rejoignent les niveaux du primaire et de l'Imaginaire, ont besoinde se vêtir de ces formes métaphoriques et métonymiques”40 commedans les poèmes d'Octavio Paz souvent cités, heureusement, par l'auteur.

R. Dufour en arrive ainsi pratiquement à nommer “poétique cettefonction de la langue qui ne s'achève pas avec l'accès à l'épreuveprincipale mais double d'importance et devient ensuite le processusmajeur de la cure”41.

Un peu plus loin il ajoute “Il ne s'agit donc pas de littérature, nide langue, ni de code, ni de signe, ni de rhétorique, ni de structure, ni desystème, mais du dynamique structurant dans une démarched'effraction progressive du sens parce que la structure se déploie

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toujours dans un discours et parce qu'elle réintroduit dans l'ordre del'Histoire l'imaginaire intemporel”42. Attitude qui ouvre sur ce que R.Dufour nomme l' “écoute affectivo-structurale”, à la fois analytique,sensible au rapport parole-corps-imaginaire, centrée prioritairement surles structures verbales et donnant la priorité à la structure et à l'affect surle contenu, écoute du processus de formation dialectique du sens, écouteen résonance “qui doit englober simultanément la vibration sensorielle,viscérale, imaginaire et symbolique”, écoute centrée sur les processusde structuration interne à la parole, à une poétique de la parole en termede faire, et qui saisit par là-même, la transaction dialectique entre lesdifférents niveaux constitutifs de l'individu : pulsions, corps, fantasmes,langages, relation, projet, sens.

Écoute d'une totalité linguistique indivise, nécessairementmultiforme et simultanée pour saisir la “production orchestrale de laparole”43. Ainsi pour R. Dufour “Entreprendre une curepsychothérapique ou analytique c'est s'accorder le droit de poésie :corps de poésie, rêve de poésie, parole de poésie et relation de poésie.C'est un risque personnel, un risque en duo et un risque culturel44.

2. 3. Dynamique de groupe et écoute mythopoétique.

Le groupe de diagnostic, tel qu'il a été développé depuis son originelewinienne au milieu du XXe siècle45, présente souvent dans sondéroulement, des phases qui sont typiquement de l'ordre de la penséemythopoétique. Jacques Ardoino, dans sa préface au livre de GilbertTarrab sur ce thème,46 affirme pertinemment que “poser le problème dela fonction mythique des groupes, c'est déjà travailler à réhabiliter unlangage symbolique traqué par notre civilisation, essentiellementsoucieuse d'univocité, dans la mesure, peut-être, où elle cherche àoublier son angoisse en en perdant les sources mêmes.” (p. XI).

On sait que la dynamique de groupe vise à :

a) Catalyser les réactions tant personnelles, interpersonnelles,groupales que collectives constituant la vie du groupe.

b) Mettre l'accent sur les particularités de la vie du groupe, tant auniveau des procédures que des processus, tant en ce qui concerne lesréactions personnelles ou interpersonnelles que celles plusfonctionnelles, qu'il s'agisse de manifestations conscientes ouinconscientes, logiques ou non, rationnelles ou irrationnelles à l'intérieurdu groupe. Cette prise de conscience s'effectuant par le truchement des

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interventions, évaluations et interprétations du moniteur.

c) Faire le point sur le stade de l'évolution du groupe ou sur l'étatdes oppositions, divergences, connivences.

d) Constituer un support privilégié pour les “projections” desparticipants et devenir de ce fait, un objet de transfert.

e) Conseiller le groupe un peu comme un expert-consultant qui nerésout pas les questions à la place d'autrui.

J. Ardoino insiste justement sur la fonction interprétative dumoniteur, en réaction contre la tendance rogérienne à la simplereformulation : “l'interprétation de ce qui, sous les apparences,demeurait sous-jacent. Retrouver l'implicite sous l'explicite, le latent aufond du manifeste toujours en vue de la compréhension et del'élucidation critique de ce qui se passe en fait.” (p. XVII) et plus loin“Interpréter, pour nous, dans un sens qui n'est pas étayé parl'étymologie mais qui reste éclairant pour la pratique, c'est inter-préter,faire des hypothèses, (prêter) entre soi (à plusieurs) sur le sens.L'articulation entre les différents registres d'analyse et leur emploisimultané ou successif sont essentiels. Par définition “l'interprète oumieux encore les interprètes constituant l'ensemble participants-moniteurs (car ces derniers ne détiennent pas le monopole de l'analyse)doivent être polyglottes” (p. XXXII).

J. Ardoino, non enclin comme on le sait à une inclination mystiqueou à un idéalisme métaphysique, n'hésite pas cependant à affirmer que“la réintégration d'une dimension spirituelle, de préoccupationsmétaphysiques ou théologiques dans un tel ensemble est tout aussiimportante” (p. XXXV).

S'interrogeant sur la valeur de l'initiation et sur son édulcorationdans l'éducation contemporaine J. Ardoino écrit “au-delà del'acculturation indéniable, l'initiation, par la vertu du mythe, oppose auxfantasmes individuels un fantasme collectif qui va tenter de les résoudreen les dépassant à la fois dynamiquement et institutionnellement. Maisla société rationnelle préfère ignorer une présence de l'inconscient” (p.XLV). Si les moniteurs, du fait de leur idéologie, se refusent à entendre lelangage du mythe et du symbole ou, comme dans certains groupesconduits par des psychanalystes, ne sont pas volontairement interprétés,cette production mythosymbolique tend à disparaître dans le refoulement.Ce qui ne l'empêchera pas d'agir en situation.

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Sans doute ressentons-nous dans les références explicites de J.Ardoino à propos du symbole et du mythe (Guy Rosolato, RolandBarthes, Paul Ricoeur, Claude Lévi-Strauss par exemple) une tendanceinterprétative plus sémiologique ou psychanalytique que proprementreliée à la philosophie et à l'histoire des religions. Mircea Eliade n'est pascité parmi les abondantes notes en bas de pages, pas plus que G. Durand(qui avait pourtant publié dès 1964 son imagination symbolique). C.G.Jung est cité une fois. Mais cette tendance ne l'empêche pas dereconnaître avec J. Chevalier que, à trop analyser le symbole, à lerattacher trop étroitement à une chaîne de significations, à trop le réduireà ses articulations logiques, “on risque de le faire évanouir : il n'a depire ennemi que la rationalisation”.

Le symbole ne relève pas uniquement de la connaissance, il est re-connaissance. Poussant sa réflexion J. Ardoino emprunte alors au poètechrétien P. Emmanuel cette ouverture au sens du symbole : “Analyserintellectuellement un symbole, c'est peler un oignon pour trouverl'oignon. Le symbole ne saurait être appréhendé par réductionprogressive à ce qui n'est pas lui ; or il n'existe qu'une vertu del'insaisissable qui le fonde. La connaissance symbolique est une,indivisible et ne peut être que par l'intuition de cet autre terme qu'ellesignifie et cache à la fois” (p. LXVIII).

En dynamique de groupe l'apparition du mythe et du symbole a lieuavant une véritable libération de la communication dans le groupe. Lesparticipants s'expriment plus facilement alors sous l'angle métaphoriqueou à la troisième personne. Certaines personnes deviennent les conteurs,les bardes du groupe. J'ai systématiquement exploité positivement cettetendance dans ce que j'ai nomme le “récit” en Approche Transversaleclinique47.

2. 4. L'Ethnopsychanalyse et l'écoute mythopoétique

L'Ethnopsychanalyse créée par Georges Devereux48 se devaitd'aborder positivement l'écoute des mythes et des symboles des diversgroupes ethniques dont elle s'occupe. Tobie Nathan, un disciple françaisde G. Devereux, a fait paraître des ouvrages dans cette ligne attentive49 :On sait que G. Devereux a beaucoup insisté sur la subjectivité del'observateur dans la relation d'investigation en sciences de l'homme,particulièrement pour le clinicien. T. Nathan, examinant les techniquestraditionnelles thérapeutiques des sociétés tribales, constate qu'on y

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trouve très peu de discours mais plutôt des objets (fétiches, statuettes,instruments de divination, amulettes, “écritures” diverses), des rythmescorporels (danses, longues litanies poétiques, chants), des sacrificesd'animaux qu'il nomme des “opérateurs thérapeutiques” souventirréductibles à notre conception linguistique de restitution du sens. Entant que clinicien T. Nathan traite le mythe d'abord comme tel et noncomme un discours, un rêve ou une histoire d'un patient. Ce n'est quedans un second temps qu'il compare éventuellement les organisationspropres aux mythes et les organisations psychiques du patient. Pour lui,le mythe est une sorte de machine logique dont la fonction essentielle estde produire du sens véhiculé par un récit. Cette machine logiquefonctionne à partir de deux types d'éléments :

1) Les mythèmes ou particules élémentaires du mythe du typesujet-verbe-complément.

2) Le deuxième type d'éléments est constitué des différentesrelations établies entre les particules élémentaires (inversions,oppositions, comparaisons)...

Les mythes possèdent également une fonction classificatoire endécoupant la réalité culturelle en séries paradigmatiques. La premièresérie paradigmatique réunit toutes les variantes d'un même mythe dansune aire culturelle donnée. La seconde série paradigmatique estconstituée par l'ensemble des mythes de la même aire culturelle danslesquels un mythème déterminé trouve refuge. En dépit des apparences,le mythe n'est pas un récit mais une condition de possibilité du récit,machine à produire du sens. Son fonctionnement repose sur la mise enprésence d'antagonismes irréductibles, véritables moteurs du mythe(vie/mort, homme/femme, minéral/animal).

Or “devant l'absurdité des oppositions binaires, le mythe produitdes récits dont le sens capture, dompte et emprisonne dans ses réseauxl'angoisse infinie de l'alternance perpétuelle”50. Ainsi, dans le mythème“un fils s'accouple à sa mère”, nous trouvons trois structures de récitbien distinctes : le conquérant, le prophète et le fanatique. Analysant lemythe de Demeter dans les mystères d'Eleusis, T. Nathan en conclut queDemeter fut soignée de sa dépression à la suite de la disparition de safille, à l'aide d'une thérapeutique par l'image (visuelle et acoustique).D'autre part la scène de l'exhibition (du sexe féminin) qui va transformerl'attitude dépressive de Demeter est une “séquence-image” qui agit

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comme “inverseur” déclenchant par contagion des inversions sur lesautres séquences du mythe. Cet inverseur est toujours lié à la descriptionclinique de la dépression et s'adresse à l'humeur du sujet. Il s'agit de ceque T. Nathan nomme un “inverseur thymique”51. A l'issue deplusieurs analyses mythologiques T. Nathan conclut qu'elles mettent àjour les items suivants :

- “Exhibition d'une parole sans frein, de plaisanteries obscènes,de formules scatologiques comportant généralement des processusd'inversion.

- Exhibition de décharges motrices : tics, gestes obscènes, danseclaudicante, généralement risibles ;

- Exhibition d'un masque possédant les attributs du masque deSpitz : yeux démesurément grands, bouche largement ouverte ;

- Utilisation (rituelle) de statuettes de Priène, au visage dessiné surle tronc, bouche du haut tendant à fusionner avec la bouche du bas.

L'analyse de ces images et objets utilisés dans la psychothérapietraditionnelle de la dépression m'a conduit à formuler l'hypothèse selonlaquelle leur efficacité proviendrait de leur capacité à inverser lesimages perçues et, par contagion, toutes les représentations du sujetpercevant, y compris son humeur”52.

On voit dans l'histoire clinique d’Écho traitée par T. Nathan qu'iln’hésite pas à utiliser dessin et peinture dans la psychothérapie et que lemythe de Demeter et du sexe féminin exhibé lui permet de soutenirl'expression d'un fantasme inconscient de sa patiente. Celle-ci va ainsiretrouver un souvenir-écran fondamental pour elle et cette résurgencemnésique (exhibition sexuelle de sa mère) va agir comme inverseur deson humeur sans qu'elle absorbe le moindre médicament psychotrope. T.Nathan insiste sur l'autre forme de thérapie constituée par les types decure dans les traditions tribales qui sont plus axées autour du “montrer”et du “faire” plutôt que du “dire”. “Ces techniques que l'on a parfoisqualifiées de "magiques", de "corporelles" ou de "cathartiques" mesemblent en vérité profondément logiques”53.

Il y a quelques années, la télévision française repassait une séried'émissions tirées d'un roman de Robert Merle - l'île -. Dans une desséquences à la suite de l'hostilité des deux communautés tahitiennes etanglaises dans l'île, on dénombre de nombreux morts. Les femmes

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tahitiennes pleurent leurs morts (des anglais) dans une sorte de mélopéemélancolique d'une grande tristesse. Puis, peu à peu, la mélopée setransforme sous l'impulsion de l'une des femmes. Le chant devient moinstriste, plus rythmé et nettement plus joyeux en fin de compte. Bientôtnous assistons à un véritable “inverseur thymique” : les femmeschantent et dansent gaiement autour des tombes, ce qui choque le chefraciste et belliqueux des marins anglais.

De même dans l'histoire d'une grande sage hindoue du XXe siècle,Mâ Ananda Moyî, on raconte que très jeune, elle était déjà “réalisée” etdépourvue d' “ego”, donc complètement “non-attachée” aux personnesou aux objets. Elle ne ressentait pas d'émotions (au sens névrotique duterme) mais une immense compassion pour les êtres. Un jour, sa mèrepleura vivement, plongée qu'elle était dans un état de souffrance morale.Mâ Ananda Moyî se mit alors à feindre la souffrance morale et “pleura”elle aussi. Sa mère, la voyant, chercha à la consoler et oublia sa propredouleur. Il est intéressant qu'il s'agisse moins de dire que de faire dansces exemples et la vieille sagesse populaire, qui consiste à proposer àl'amoureux désespéré par le départ de sa belle, d'aller faire un “voyage”à l'étranger, n'est pas si dépourvue de valeur thérapeutique qu'on ne lepense au premier abord.

2. 5. La poésie-thérapie.

Il faut vraiment être aux États-Unis, en Californie, pour voir unpoète employé dans un établissement hospitalier !

Arthur Lerner docteur en psychologie et en littérature américaine,professeur de psychologie au Los Angeles City College est, surtout, l'undes pionniers du mouvement “Poésie-Thérapie” sur la côte ouestaméricaine. Assisté de deux femmes psychothérapeutes, ils forment avecles patients un groupe d'une dizaine de personnes.

La séance début par un “warming up” proche de celui dupsychodrame, pendant lequel chacun tente d'exprimer ce qu'il ressent à cemoment-là. Entre-temps, le thérapeute a jeté par terre, au milieu du cercledes participants, une vingtaine de livres de poésie : Whitman, Frost,Dickinson...

Chacun dit quelques mots, puis il demande si quelqu'un veut lire unpoème ou aimerait en entendre un et lequel ? L'un des participants se metalors à lire un poème, parfois apporté par lui, et exprime ce qu'il ressentpar rapport au texte, dans son vécu personnel. D'autres en font autant,

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parfois en écho. Chacun donne son avis sur le “ressenti” d'autrui.Lorsque le leader intervient pour clore la soirée, chaque patient est invité àfaire part de ses impressions sur ce qui vient de se passer. Avant dequitter la pièce, le thérapeute prend soin de transcrire les résultats de laséance dans les dossiers de ses patients dans le cas où l'un d'entre euxferait une décompensation dans les jours suivants.

L'emploi de la poésie en thérapie a été plus particulièrement étudiéet adopté en Californie par le Poetry Therapy Institute de Los Angeles àla fin des années 1980. Son conseil d'administration comporte plus devingt-cinq conseillers psychiatres, poètes, etc., qui, par leurs expérienceset leurs initiatives, jouent un rôle des plus actifs au sein du Centre. Ilparticipe à un grand nombre de manifestations, organise des festivals oùles participants échangent leurs expériences, et surtout initie et forme uncertain nombre de futurs chefs de groupe. Ceux-ci se recrutentprincipalement parmi les psychologues déjà en exercice et les étudiantsen psychologie dans les diverses universités de la région. L'entraînementest organisé au Centre à raison de deux séances par semaine. Chacuned'elles s'ouvre d'ordinaire par quelques mots de membres psychiatres quifont part aux participants de leurs récentes expériences, accompagnant laprésentation des cas de la lecture de poèmes proposés. Ensuite l'auditoirese divise en équipes d'une dizaine de personnes environ.

La séance continue à se dérouler dans une ambiance authentique dethérapie puisque chaque participant devient maintenant lui-même patientau sein d'un groupe dirigé par chacun des membres à tour de rôle. Leséquipes ont l'habitude de se retrouver en fin de soirée afin de tirerensemble les conclusions de la séance. Ce feed-back consisteprincipalement en une critique par les participants de leurs leadersrespectifs et aussi en une intervention orale de la secrétaire de la soiréequi, grâce à ses notes, présente souvent des remarques pertinentes.

D'un point de vue fonctionnel, la Poésie-Thérapie articule troiséléments-clés : les poèmes, les thérapeutes et les patients-poètes auxquelson accorde toujours la priorité. Le thérapeute est un médiateur entre lepatient et le poème. Il ne peut favoriser ou établir une communicationréelle entre son groupe et la poésie que s'il les connaît tous les deux enprofondeur.

En général il se munit avant chaque séance d'une impressionnantecollection de poèmes les plus divers pour satisfaire les besoins du plus

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grand nombre. Souvent le psychothérapeute s'est constitué desanthologies appropriées au fil de ses expériences cliniques. Mais dansd'autres cas ce sont les patients qui apportent leurs livres de poèmes ouqui en écrivent au gré de leur inspiration. Il arrive souvent qu'un desparticipant se mette spontanément à écrire quelques vers pour la personnequi est en train de travailler et avec laquelle il éprouve une véritablecommunion.

L'effet de retentissement est habituel. On ne saurait dresser une listede poèmes “thérapeutiques” d'une manière systématique. C'estl'opportunité qui rend un poème curatif, ce qui exige que le thérapeutefasse preuve d'une grande adaptabilité intuitive. Tel poème aujourd'huid'une efficacité évidente devient inopérant le lendemain. Le poème estutilisé comme moyen de déblocage émotionnel et comme véhicule pourstimuler des libres associations d'idées. Le thème du poème est alorssecondaire.

Toutefois, ce que T. Nathan a appelé “inverseur thymique”, peutégalement être efficace ici : ainsi on peut fort bien présenter à un patientdépressif un poème gai. La valeur du poème se mesure à sa capacitéd'atteindre des personnes jusqu'ici intouchables. Les sentiments expriméspar le poète agissent comme un résonateur dans la psyché du patient oùdes fragments communs d'expériences et de souvenirs commencent àvibrer par sympathie, et peuvent, peu à peu, être considérés positivement.Le poème représente l'autre non-menaçant à qui l'on peut se confier ous'identifier. Il se personnifie et devient un tiers entre le thérapeute et lepatient. D'ordinaire effrayé et blessé par une critique personnelle, lepatient accueille beaucoup mieux quelques vers juste assez fantaisistespour ne pas paraître menaçants.

De nombreux patients à la personnalité désintégrée trouvent dans lapoésie les qualités d'unité qui leur font défaut. Le rythme du poèmefavorise le processus de communication, mais aussi permet son unité àtravers son harmonie. Par un phénomène de contagion mentale, dessentiments se transmettent d'une personne à l'autre, à travers les rythmeset les images et avant même toute signification verbale. La métaphore et lacomparaison font fusionner ce qui est séparé ; l'apostrophe et lapersonnification apportent la vie à ce qui est mort ; enfin le rythme etl'allitération favorisent l'unité sonique.

Le jeu des rimes masculines et féminines unifie l'animus et l'anima

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et opère une sorte de reliance psychique dont sont souvent dépourvuesles personnes au psychisme perturbé. Le sentiment d'être accepté par lesautres dans la lecture ou l'écriture des poèmes permet au patient unerecréation de son être collectif, socialisé54. Si la poésie en acte peutdevenir vraiment thérapeutique - ce dont je suis complètement persuadé àpartir de plus de trente ans de pratique dans ce domaine, dont plus devingt ans de pratique clinique de groupe - n'est-ce pas parce qu'elle nousfait vivre, non pas seulement une unité perdue, mais plutôt une unité entrain de se réaliser dans la réconciliation des contraires et sous le charnierdes signes ? Comme l'écrivait Michel Foucault : “A l'autre extrémité del'espace culturel, mais tout proche par sa symétrie, le poète est celui qui,au-dessous des différences nommées et quotidiennement prévues,retrouve les parentés enfouies des choses, leurs similitudes dispersées.Sous les signes établis, et malgré eux, il entend un autre discours, plusprofond, qui rappelle le temps où les mots scintillaient dans laressemblance universelle des choses : la Souveraineté du Même, sidifficile à énoncer, efface dans son langage la distinction des signes”55.

3. Vide créateur et transversalité

L’Approche Transversale, comme démarche multiréférentielle,conteste ce que je nomme l’ “effet de débordement” en scienceshumaines, c’est à dire la tentative, sans cesse renouvelée d’une disciplinemajeure en sciences humaines, de recouvrir tout le champ del’interprétation possible à partir de son propre point de vue. Elle tented’être d’abord et à la fois créatrice et connaissance par les gouffres, detype pratico-poétique. Ce n’est que dans un second moment de larecherche que la multiréférentialité habituelle, c’est-à-dire la multiplicitédes approches théoriques et pratiques de l’objet de connaissance, peutvenir étayer le buisson de questions soulevées par une pensée négative.

D’emblée le psychosociologue se trouve confronté à latransversalité dans son travail quotidien. Dans un groupe restreint, il resteen relation de face à face et subodore, à quelques indicescomportementaux, l’ampleur de la prégnance de chaque destin familial,souvent inconscient, dans l’activité du groupe. Il sait d’avance que jamaisle caractère unique de chaque histoire personnelle ne pourra être élucidédans le groupe. Pourtant il sait aussi à quel point il va jouer dans lasituation groupale. Le clinicien phénoménologue sera à l’écoute del’écho socioaffectif du groupe. Il cherchera une méthodologie luipermettant de resituer le vécu groupal dans un ensemble de signes et de

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symboles dont le groupe décryptera le sens avec son aide. Le groupe réelavec lequel il travaille n’est pas isolable d’une organisation et d’unensemble socio-historique qui l’englobent et le traversent à des niveauxdivers. Le psychosociologue se fait alors sociopsychologue comme lepropose Jacques Ardoino. Mais le sociopsychologue n’oublie pas depenser avec Marcel Mauss que “les institutions véritables vivent, c’est-à-dire changent sans cesse : les règles de l’action ne sont ni comprises,ni appliquées de la même façon à des moments successifs, alors mêmeque les formules qui les expriment restent littéralement les mêmes”56.

La transversalité est ce processus d’influence symbolique quiimprègne, dynamise et structure l’organisation et les pratiquesindividuelles, le plus souvent dans la méconnaissance instituée,socialement et congénitale, du fait que l’inconscient ne pourra jamais êtretransparent à l’analysant. La multiplicité des référentiels, constitutive dela transversalité, lui donne une ampleur symbolique qu’aucunethéorisation n’épuise, bien que son élucidation soit nécessaire à l’action.Il faut la considérer, métaphoriquement, comme un flux de significationsdiversifiées, apparemment unifié sous le couvert de l’idéologie, quientraîne les pratiques sociales comme fétus de paille suivant une directionen fin de compte indéterminée. Néanmoins l’élucidation permanente etcollective de la transversalité dans un groupe en recherche-actionexistentielle permet de repérer, de décoder et de décrypter quelques axesdirecteurs. En particulier de montrer plus clairement le champ d’unestructuration et d’une reproduction des rapports sociaux conformes àune logique de la domination. Ce champ est constitué, en fait, de règles,de normes, d’us et coutumes, d’allant de soi, de symboles et de mythes,d’allégories et d’emblèmes, d’injonctions à faire et à ne pas faire,d’incitation à reproduire les pratiques conformes et à rejeter les pratiquesdéviantes. L’autonomie, au sens de Castoriadis, consiste à en prendreconscience collectivement et à agir en connaissance en tenant compte descontraintes de la réalité qui imposent toujours des limites. Un exempleméconnu, à l’échelle de tout un peuple, est représenté par la violenceinstitutionnelle exercée par le gouvernement Jeune turc, dès 1915, enEurope sur l’ethnie arménienne. L’ethnocide, au-delà des massacresréels de la population arménienne, a consisté à barrer le passage à lasymbolique de la culture d’origine par un processus de dénégationsociale. Comme le note Janine Altounian “l’expérience d’effacementculturel vécu à l’école par le jeune arménien, vient redoubler dans soneffet le déni du crime perpétré sur ses ancêtres. L’entreprise

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d’extermination réussie et non reconnue (par l’O.N.U.), place, enquelque sorte, la culture d’origine dans un statut de non existence.L’accès au symbolique est barré et la part inconsciente de l’enfant, quiparticipe de l’identité collective, vit une situation schizophréniqued’irréalité. Il demeure emprisonné dans un discours négateur”57.

Travaillant dans et avec la transversalité, le psychosociologue estnécessairement un découvreur du symbolique qui reste lié à la questionde l’imaginaire. Si l’imaginaire est pensé comme purement spéculaire,l’instance du symbolique ne saurait être qu’un arrangement designifiants structuralement définissables. Si, avec Castoriadis, on luiaccorde une nature d’émergence radicale, l’instance du symbolique est, àproprement parler, inépuisable et échappe finalement, dans sa partieessentielle, à toute action visant à la circonscrire d’une manière totalitaire.Au-delà de l’aspect fonctionnel et organisationnel, nous devons retrouverla fonction de la symbolique dans laquelle les hommes mettentl’expression de leur imaginaire radical. Dans la symbolique (le symboledans la tradition philosophique), le sens, bien que convoqué par lesignifiant, déborde sans cesse ce dernier. Le signifiant est non arbitraireet non conventionnel. Il est donné seul suffisant et toujours inadéquat autrop plein de sens à exprimer. Il reconduit à la signification. Le signifiéprofond ne peut se donner qu’ avec le jeu de la symbolique mais nesaurait être expliqué une fois pour toutes, à moins qu’ on le réduise à sapuissance sociologique, institué et figé dans un code social, en letransformant en synthème. Entre le signe conventionnel et le symboleuniversel de la symbolique, Erich Fromm propose de considérer lesymbole “accidentel” qui “se différencie du symbole conventionnel enceci qu’il ne peut être immédiatement compris par une personneétrangère, sinon dans la mesure où nous-mêmes relatons lesévénements liés au symbole”58.

Le psychosociologue de l’Approche Transversale échappe à l’effetde débordement des herméneutiques réductives et vise à développer lesherméneutiques instauratives dont parle Gilbert Durand. Il contribue, cefaisant, à développer une autre logique qui apparaît peut-être subtilementaujourd’hui, comme le propose Kostas Axelos : “une pensée poétiqueplus ample et plus profonde, relevant la logique, attend-elle sonheure”59? C’est l’objet de mon interrogation avec l’apport conceptueldu “vide créateur” en sciences humaines.

Approche du vide créateur.

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En psychosociologie clinique, il y a intuition du “vide créateur”lorsque nous constatons que le système d’habitus d’un individu présenteune faille insoupçonnée des sociologues ou des psychanalystes. Sonapproche commence par celle des conséquences ultimes de la sciencecontemporaine et de l’interpellation philosophique qui en résulte commenous le rappelle Cornelius Castoriadis : “ce qui a en effet succombé auxexplosions successives des quanta, de la relativité, des relationsd’incertitude, de la renaissance du problème cosmologique, del’indécidable mathématique, qui ne sont pas simplement des conceptionsspécifiques déterminées, mais l’orientation, le programme et l’idéal dela science galiléenne, au fondement de l’activité scientifique et au faîte deson idéologie pendant trois siècles : le programme d’un savoirconstituant son objet comme processus en soi indépendant du sujet,repérable sur un référentiel spatio-temporel calant pour tous et privé demystère, assignable à des catégories indiscutables et univoques(identité, substance, causalité), exprimable, enfin, dans un langagemathématique à la puissance illimitée, dont ni la préadaptationmiraculeuse à l’objet ni la cohérence interne ne semblaient poser dequestion”60.

Le progressisme scientifique, avec ses retombées pédagogiquesnéfastes, régulièrement réactivées, apparaît comme une des manifestationsde la grande illusion de l’imaginaire social leurrant. Certes, il ne s’agitpas de penser l’Être en soi, en dehors des étants, comme le proposaitHeidegger. Il nous faut passer par la science moderne pour comprendrele monde philosophiquement61. Nous aboutissons ainsi à uneconception des étapes de la science en terme de ruptures et non plus enterme purement cumulatif. Plus encore, même à chaque étape, une classedonnée de faits, décrite et expliquée suivant la rationalité dominante del’époque, comprend toujours une “part lacunaire par rapport àl’ensemble des faits connus” et “logiquement incohérente du point devue de ce qui sera la “rationalité” de l’étape suivante” (Castoriadis, op.cit. p.170).

Puisque le langage du cerveau n’est pas le langage desmathématiques, si l’on suit Von Neumann ou Gerald M. Edelman, nefaut-il pas voir et interpeller le monde autrement ? Une autre logique nedoit-elle pas s’ériger suivant un axe central plus pratico-poétique ?

Cette logique n’empêchera pas l’affrontement à ce qui “est” endeçà et au-delà de toute formalisation. Aucune approche désormais ne

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pourra recouvrir, excepté de manière imaginaire, la faille qui zigzague aucoeur des choses. Elle affirme la présence permanente du vide dans lanature physique, biologique, culturelle. La question du vide n’est plussimplement comme le croyait Aristote, celle du physicien. Elle rayonnesur tous les chercheurs de sens. Interrogé par les physiciens du XXe

siècle, le vide, lié aux notions de plein, d’espace, de temps, devient sansdoute une catégorie philosophique incontournable et angoissante, maiségalement riche de vocation à la liberté comme le perçoit Y. Belaval62.Réapprendre le sens du manque et de la relation d’inconnu me sembleêtre d’urgence absolue aujourd’hui si nous ne voulons pas sombrer dansla folie meurtrière de tous les totalitarismes. Les psychologues clinicienssont parfois confrontés à son questionnement lorsque leurs analysantsdéveloppent devant eux un “soi blanc” dans lequel la pauvreté de la vieémotionnelle et des relations d’objet, la prévalence du narcissismeévoquent une condition prépsychotique, chargée de pseudo-affectivité.Atteint par l’absence de son analysant, l’analyste se sent touché dans son“activité de pensée” - théorique, interprétative, associative,compréhensive. Il réagit d’abord sur un mode défensif : il n’y aurait pasde transfert, les identifications seraient par trop insaisissables, etc. “Or,c’est seulement quand il devient à même de reconnaître le “blanc” enlui-même et à travailler à partir de cette non-existence, sans chercher à“remplir” le vide, que l’analyste peut aller au devant de ce qui estabsent chez son patient” écrit Jean-Baptiste Pontalis63. Lespsychanalystes restent prudents à l’égard de cette expérience psychiquedu vide, qu’ils considèrent comme pathologique. Néanmoins PierreFédida, dans la revue de psychanalyse précitée, se demande si l’analyseen soi ne serait pas “autre chose que ce lieu propre à recevoir le vide ?Le vide se découvre dans le silence de la parole ; il fait que la parolepeut s’ouvrir. L’analyse serait-elle autre chose que la constitution duvide en espace intérieur ? Ne serait-elle pas enfin l’espace qui donne lacapacité de jouer ?” (p.92). Cette conception de la cure me sembleparticulièrement pertinente car je reconnais, dans ce cas, les prémissesd’une véritable métapsychologie créatrice, au niveau heuristique, etrecréatrice pour le sujet. Pour le patient, le vide pathologique, destructeur,ne provient-il pas de la “crainte de l’effondrement” dont parle DonaldWoods Winnicott dans la même revue ? Crainte d’un événementtraumatisant qui s’est déjà produit mais qui reste complètementinconscient. Winnicott n’hésite pas à recommander, dans certains cas,l’effondrement (break-down) physique et mental du patient, que Ronald

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Laing permettait réellement, grâce à un accompagnement thérapeutiqueprudent et attentif, à Kinsley Hall. Il s’agit alors de se mettre en jachère,c’est-à-dire dans une disposition d’esprit transitive et transitoire, nonconflictuelle et non instinctive, constituant un état intellectuel excluant lacritique, une capacité du moi, une disposition éveillée et alerte, nonintégrée, réceptive et labile, largement non verbale et plutôt kinesthésique.

Le vide créateur ne débouche pas sur la terre fraîche de la Plénitude,d’un Plérome originel prisé par la pensée gnostique. Si d’aucun prétendla connaître, ce que je ne conteste pas, le vide créateur conçu ici demeureune interrogation sur le manque existentiel impossible à combler dans saradicalité. Mais il est source de création, fissure extrême qui ravive lecombat à la fois intime et social de l’homme avec son ombre, sonfantôme d’unité primordiale. Chez le poète, le plus souvent, cetteexpérience existentielle trouve un royaume infini, troué parfois de“flashes existentiels” abrupts et questionnants. Maurice Blanchot ledécrit ainsi à propos d’Antonin Artaud : “L’expérience de la penséepoétique comme manque et comme douleur est bouleversante, sansmesure, unique. Elle engage celui qui l’éprouve dans la violence d’uncombat. De ce combat, Artaud a été mystérieusement le lieu, combatentre la pensée comme manque et l’impossibilité de supporter cemanque... ”64

Le préconscient spirituel d’où naît l’intuition créatrice, que JacquesMaritain ne peut voir qu’avec sa croyance thomiste, est en fait lebouillonnement magmatique insaisissable de l’inconscient, del’imaginaire. Cet abîme fondamental qui, volcan multicolore se donne aumonde comme une part maudite, ou qui, noir Niagara de l’intérieur,absorbe le monde telle une forêt balayée par le tumulte torrentiel. Le videcréateur est le flux et le reflux entre le sujet connaissant et l’objet deconnaissance. Il signe l’échange symbolique entre le monde et l’homme.La parole est son fruit. Le social-historique, sa barque sans boussole.L’imagination radicale, sa voile et le vent du large. On a soufflé sur lesmots qui roulent, billes d’acier bleu, vers l’encrier. Sur la page enfinblanche dans sa neige éternelle, le Vide n’est pas la mort, c’est l’attented’un nom.

4. Les perspectives d’action en Approche Transversale

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Quatre perspectives d’action sont mises en oeuvre dans l’ApprocheTransversale. Elles demandent au chercheur, au psychosociologue : dereconnaître les différences ; d’assumer le conflit ; d’ouvrir l’institution ;de reconquérir le symbolique.

- Reconnaître les différences.

La vie nous apprend à passer conflictuellement par le désir del’autre. Nous rencontrons ainsi sa “négatricité” qui fait échouer toutesles tentatives de vouloir l’inféoder à un projet avec lequel il n’a rien à voiret contre lequel il développe subtilement des contre-stratégies. Au niveaude la civilisation, il en va de même. Elle cherche sans cesse à imposer auxautres cultures ses valeurs et ses institutions dans un mouvementpermanent de sociocentrisme. L’ethnie, ainsi que le sentiment national etl’ethos de classe représentent la tridimensionnalité du sociocentrisme quitend à nier, d’une façon consciente mais le plus souvent imaginaire, lechoc des différences.

- Assumer le conflit.

Vivre les contradictions et assumer les conflits est certainement unequalité majeure de tout travailleur intellectuel d’aujourd’hui. Sans douteces travailleurs doivent apprendre à distinguer dans le volume conflictuel,les conflits principaux et les conflits secondaires, sans se laisser piégerpar l’impact de l’Économique. Plus encore ils ont à faire face à deuxdérives possibles : la première se durcit en antagonismes meurtriers. Laseconde développe une harmonie de façade. La plus grande difficulté àce niveau provient du fait que, dans les contradictions majeures, c’est lesystème des habitus de la personne et de son groupe qui est touché. Orrien n’est plus bouleversant que de se voir remis en question dans sonhabitus. Celui-ci fourmille de stéréotypes. Il est le garant d’une sécuritéontologique cimentée qui permet d’agir sans trop de mal dans lesorganisations contemporaines. La moindre faille dans l’habitus, le pluspetit questionnement ébranle l’ensemble de l’édifice et déclenche desphénomènes d’implications affectives et des résistances psychologiquesmassives. D’une certaine manière, et à condition d’oeuvrer avecsuffisamment de subtilité et de nuance, la mise en lumière desdifférences, des implications et des conflits dans un groupe, débouchesur la reconnaissance de contradictions incontournables dans leuracceptation. Aujourd’hui nous savons bien qu’il ne s’agit plus de“synthèse” au sens hégélo-marxiste du terme, mais beaucoup plus

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d’articulation nécessaire et souvent tragique, de mutation inéluctable ouencore de mécanismes d’oscillation sociale pour reprendre un concepttiré de la chimie organique65.

- Ouvrir l’institution

Le psychosociologue peut-il agir, de nos jours, sans uneconnaissance approfondie de la dynamique institutionnelle ? Je ne lecrois pas.

Il faut concevoir l’institution non comme un établissement scolaireou une Déclaration des droits de l’homme, mais comme un processusd’influence symbolique, matrice des habitus dominants, socialementsanctionné et doté d’une autonomie relative, donc d’une logique interne,où se combinent en proportions et en relations variables, une composantefonctionnelle et une composante imaginaire (cf. C. Castoriadis).

L’institution ne trône pas dans un ciel platonicien. Elle agit parl’intermédiaire nécessaire de médiations organisationnelles.L’organisation sociale est à l’institution ce que le corps humain est à lapensée.

Apprendre à ouvrir l’institution consiste à repérer et à décoder cequi, dans l’organisation est de l’ordre de l’ancien, de la reproduction dumême (l’institué) et ce qui, au contraire, est de l’ordre du nouveau, duradicalement neuf et le plus souvent contestataire en conséquence(l’instituant). L’objectif est d’apprécier, en fin de compte, à un momentdonné, ce qui est rejeté de l’institué et ce qui est accepté de l’instituantdans le jeu de l’institutionnalisation.

Une situation sociale traitée par un psychosociologue, est à analysersous cet angle, en posant et en se posant des questions précises:

- Moi, psychosociologue, je parle avec assurance : mais de quel lieu; avec quel pouvoir délégué ; par quel groupe social et dans quels intérêts; avec quels moyens, quelles procédures et pour quelle fonction socialequi me dépasse ?

- Qu’est-ce que j’exclus et qu’est-ce que j’inclus dans ma façond’être et dans mon langage ; j’utilise quel temps social et pour quellesraisons ; j’exhibe, je développe, j’induis quel savoir ; je renforce queldécoupage entre vie privée et vie publique ; quel mystère j’entretiens surla sexualité, l’argent, la politique du quotidien ?

- Quels sont ces gens, ces organisations qui m’accueillent et

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jusqu’où puis-je aller avec eux ; qui sont les personnes concernées parmon action et qui les a conduites là ; où sont les autres, les nantis commeles plus démunis ; qui en a décidé ainsi et pourquoi ; quels sont mesrisques réels à poser de telles questions ?

- Quelle stratégie puis-je développer dans cette optique ; quelletactique à court terme dois-je employer ; suis-je seul ou avec d’autres ;avec qui puis-je me sentir solidaire ici dans la situation et ailleurs dans lasociété ; y-a-t-il des relations objectives dans ces solidarités ?

- Quel système de pensée, quelles théories politiques dois-je mettreen place pour parler ainsi et quelles sont les références philosophiques,les valeurs que j’oublie ou ne veux pas voir ; quelle fonction vais-jereconnaître à l’inconnu, au non-savoir, à l’imprévu ?

Dans cette perspective, l’analyse est collective et les questionsconcernant le pouvoir, le savoir et l’avoir sont valables pour tous.

- Reconquérir le symbolique

Ce dernier pôle ne saurait être atteint sans que les trois autres aientété abordés et conquis. Faut-il préciser que nous sommes très loin, danscette exigence, de la réalité concrète des principaux groupes donts’occupent les sciences humaines et peut-être encore plus, de celle decertains adeptes plus ou moins psychothérapeutes du Nouvel Age pourqui les questions sur l’argent, la politique, la base économique de la viesemblent incongrues ?

Reconquérir le symbolique, c’est partir à la découverte d’un sensimplicite en toute chose. Il ne s’agit pas seulement de trouver descombinaisons nouvelles, des arrangements d’éléments ayant une fonctionsociale. Mais de VOIR autrement le tissu de la relation sociale.D’apprendre à reconnaître, en naissant avec, le moindre geste, la moindreparole porteuse d’une autre aventure dans les rapports humains. C’est sevivre et se reconnaître comme un trait d’union entre tous et redonnerforce aux grands mythes ancestraux qui véhiculent une sagessemillénaire66.

Plus encore reconquérir le symbolique consiste avant tout à savoirentrer soi-même dans une logique symbolique, dans sa vie quotidienne.Le symbole possède une puissance sociale évidente. Il faut pouvoirl’accueillir dans la multiplicité de ses dimensions. Donc développer unsens de l’ambivalence, de l’équivocité, de la polysémie. Être ou devenir

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un polyglotte de la signification, sans chercher à enfermer le symboledans une interprétation indiscutable, même si elle a déjà fait ses preuves.Pouvoir être une personne susceptible d’entrer en “retentissement” avecce qui advient, c’est-à-dire de faire fonctionner ses propres capacitésd’expression symbolique67.

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NOTES

1 Serge Moscovici, La machine à faire des dieux, Paris, Fayard ,1988.2 Max Pagès, Trace ou sens - le système émotionnel, Paris, Hommes et Groupes, 1986,ch. 1.3 Gilbert Durand, L’imagination symbolique, Paris, PUF, 1976 3e éd., pp. 21-85.4 A la décade de Cerisy consacrée à G. Durand (Juillet 1991), le Père Ries, un historien desreligions, a largement commenté ce concept d’ “homo religiosus”.5 Mircea Eliade, Le Symbolisme des ténèbres dans les Religions archaïques, in Polarité duSymbole, Études carmélitaines, Bruges, 1963.6 Paul Ricoeur, De l'interprétation. Essai sur Freud, Paris, Seuil, 1965, p. 17.7Mircea Eliade, Images et symboles, essais sur le symbolisme magico-religieux, Paris,Tel/Gallimard, 1979, p. 27.8 Mircea Eliade, op. cit., p. 39.9 Mircea Eliade, op. cit., p. 40-41.10 André Comte-Sponville, Vivre. Traité du désespoir et de la béatitude, 2., Paris, PUF,Perspectives critiques, 1988.11 Didier Anzieu et al., Psychanalyse du génie créateur, Paris, Dunod, 1974.12 Didier Anzieu, Le corps de l'oeuvre, Paris, Gallimard, 1981.13 Didier Anzieu, Le corps de l’oeuvre, p. 142-162.14 Geneviève Lanfranchi, Paul Valéry et l'expérience du Moi pur , Éd. Mermod, Suisse,1958.15 HERMES, Le Vide. Expérience spirituelle en Occident et en Orient, vol. 6, 1969.16 François Pire, l'imagination poétique dans l'oeuvre de Gaston Bachelard , Paris, librairieJosé Corti, 1967. 17 Michel Fabre, Bachelard éducateur, Paris, PUF, 1996.18 Charles Baudouin, l'oeuvre de Jung, Paris, Payot (pbp), 1975,p. 236.19 René Kaës, L’ idéologie, études psychanalytiques, Paris, Dunod, 1980. Je m’inspireévidemment de ce livre dans les paragraphes qui suivent, en respectant les mots en caractèresgras de l’auteur.20 René Kaës, op. cit., p. 35.21 René Kaës, op. cit., p. 231.22 Groupe de la “Baleine” de Max Pagès dans la vie affective des groupes , Paris, Dunod,(1984 rééd..) et groupe du “Paradis perdu” cité par Didier Anzieu et René Kaës dans Désir deformer et formation du savoir , Paris, Dunod, 1976.23 notamment pp. 243-245.24 René Kaës, op. cit., p. 245.25 René Kaës, op. cit., p. 247.26 René Kaës, op. cit., p. 249-250.27 Annie Kriegel, Les grands procès dans les systèmes communistes, Paris, Gallimard,1972, p. 127, (cité par R. Kaës, p. 251).28 René Kaës, op. cit., p. 253.29 René Kaës, op. cit., p. 267.30 Jean Durandeaux, Poétique analytique. Des langues et des discours dans la psychanalyse,Paris, ,Seuil, 1982, p. 7.31 Jean Durandeaux , op. cit., p. 33.32 Jean Durandeaux , op. cit., p. 39.33 Donald Woods Winnicott, Jeu et réalité. L'espace potentiel, Paris, Gallimard, 1975.

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34 Bruno Bettelheim, Pour être des parents acceptables. Une psychanalyse du jeu, Paris, R.Laffont, 1988, p. 223.35 Roger Dufour, écouter le rêve. Le Rêve-Éveillé-Dirigé analytique. Écoute et repères del'inconscient. Poésie et mythe en psychanalyse", Paris, R. Laffont, 1978.36 Roger Dufour, op. cit., p. 24-25.37 Roger Dufour, op. cit., p. 95.38 Roger Dufour, op. cit., p. 99.39 Roger Dufour, op. cit., p. 120.40 Roger Dufour, op. cit., p. 146.41 Roger Dufour, op. cit., p. 318 souligné par l'auteur.42 Roger Dufour, op. cit., p. 319.43 Roger Dufour, op. cit., pp. 325-331.44 Roger Dufour, op. cit., p. 331.45 Jacques Ardoino, Propos actuels sur l’éducation, Paris, Gauthier-Villars, 5e éd., 1971.46 Gilbert Tarrab, mythes et symboles en dynamique de groupe" , Paris, Bordas-Aquila,1971.47René Barbier, l'improvisation éducative, Pratiques de formation/Analyses, Apprendre àréapprendre, n°2, 1981, Université de Paris VIII, Formation Permanente.48 Georges Devereux, Ethno-psychanalyse complémentariste, Paris, Flammarion ,1972.49 Tobie Nathan, La folie des autres. Traité d’ethnopsychiatrie clinique, Paris, Dunod,1986, Psychanalyse païenne. Essais ethnopsychanalytiques, Paris, Dunod, 1988.50 Tobie Nathan, 1988, op. cit., p. 15.51 Tobie Nathan, 1988, op. cit., p. 87.52 Tobie Nathan, 1988, op. cit., p. 103.53 Tobie Nathan, 1988, op. cit., p. 119.54 Sur cette poésie-thérapie : voir S .Morrissette et L. Morrissette "soigner par la poésie",Psychologie, Mars 1981.55 Michel Foucault, les mots et les choses" Paris, Gallimard, 1966, p. 63.56 Marcel Mauss, Essais de sociologie, Paris, Points, Les Éditions de minuit, p. 17.57 Janine Altounian, Migration et vie familiale, Le groupe familial, Paris, n° 76, juillet1977, pp. 62-71.58 Erich Fromm, Le langage oublié, Paris, Payot, 1953, p. 17.59 Kostas Axelos, Contribution à la logique, Paris, Les Editions de minuit, 1977.60 Cornelius Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe, Paris, Le Seuil, 1978, p. 158.61 Cornelius Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe, opus cité, pp. 160-161, (un exempleen physique quantique).62 Yvonne Belaval, L’horreur du vide, Nouvelle revue de psychanlyse, figures du vide,Paris, Gallimard, 1975.63 Jean-Baptiste Pontalis, La Nouvelle revue de psychanalyse, figures du vide, opus cité, p.65. Julia Kristeva a repris cette thématique dans Les nouvelles maladies de l’âme, Paris,Fayard, 1993, 351 p.64 Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969.65 Les “réactions oscillantes” Le Monde 13/04/77.66 Sur ce point je suis en accord avec Edgar Morin qui ne cesse de répéter l’importanced’une reconnaissance de nos mythes et de nos symboles sociaux dans la vie quotidienne, enparticulier dans son récent ouvrage La Méthode, les Idées, leur habitat, leur vie, leursmoeurs, leur organisation, T.4, Paris, Seuil, 1991, 264 p.67 Ce qu’a su faire admirablement Roberto Assagioli en développant la Psychosynthèse : cf.Petro Ferrucci, La psychosynthèse, Paris, Retz, 1982, 192 p. ; Jean Hardy, Une psychologie

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qui a de l’âme, La Varenne Sainte-Hilaire, Editions Séveyrat, 1989, 267 p., MoniquePellerin, Micheline Bres, La psychosynthèse, Paris, PUF, Que sais-je, 1994.