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Charles-André Gilis_Pour une présentation traditionnelle d'Ibn Arabî

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Charles-André Gilis : Pour une présentation traditionnelle d’Ibn Arabî.

Ibn Arabî est le plus grand des maîtres (ash-shaykh al-akbar) de

l’ésotérisme islamique. Sa Voie initiatique propre est celle de la Connaissance métaphysique, et son œuvre englobe toutes les voies de

réalisation possibles en islâm. Sa méthode s’appuie sur les données

universelles de la révélation muhammadienne envisagée dans son

intégralité. Son orthodoxie ne peut être mise en doute car, en réalité, ce sont ses écrits qui en déterminent les critères. Les attaques, les réserves

dont il fait l’objet reflètent inévitablement une incompréhension de la

tradition islamique.

En Occident, l’œuvre akbarienne a puissamment contribué à la formation

d’une élite intellectuelle dont la fonction apparaît chaque jour plus

nécessaire face au désordre général, à l’abandon de tout principe et à la

confusion des mentalités sur la nature de la révélation islamique. L’intérêt

que cette œuvre suscite ne cesse de croître et les publications inspirées par ses enseignements se multiplient. Toutefois cette abondance

n’entraîne pas toujours une meilleure intelligence de la doctrine, qui

pourtant seule importe. Les critères qualitatifs inhérents à l’essence

initiatique de l’enseignement akbarien ne sont pas ceux qui prévalent dans l’Occident moderne. Par cette expression, nous ne visons pas seulement

les présentateurs d’Ibn Arabî qui sont nés dans les pays occidentaux, mais

aussi les Orientaux, principalement les musulmans arabophones qui la

lisent et l’adaptent en suivant les modes et les préjugés de l’éducation universitaire. Les méthodes prônées par la science officielle sont

incompatibles avec l’enseignement initiatique et le dénaturent

inévitablement. La quantité même des ouvrages produits engendre un

malaise et un sentiment de lourdeur, car ils dispersent l’attention là où

sont requises avant tout la concentration et la possibilité d’une assimilation qualitative.

La présentation de la doctrine akbarienne doit être essentiellement

« traditionnelle », c’est-à-dire dans un esprit conforme aux principes énoncés par le Cheikh Abd al-Wâhid Yahyâ dont l’œuvre entière, publiée

sous le nom de René Guénon (1), a été écrite en vue de modifier l’état

d’esprit des Occidentaux afin qu’ils reconnaissent l’existence et l’autorité

de la tradition universelle représentée aujourd’hui par l’islâm. A ce point de vue aussi l’enseignement de ce maître s’avère incontournable. Du

reste, on remarque une relation constante entre la volonté de rejeter

toute référence à l’œuvre guénonienne et les présentations profanes du

Cheikh al-Akbar. Non seulement les doctrines exposées par Cheikh Abd al-Wâhid permettent aux Occidentaux de réaliser la portée universelle de la

révélation muhammadienne en fournissant une « preuve décisive » (2) à

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l’égard de ceux qui contestent les privilèges de l’islâm et de sa loi sacrée

(sharî’a), mais elles sont aussi un guide sûr et une protection efficace

contre les dérives antitraditionnelles dont la mentalité occidentale est

coutumière. Le plus extraordinaire est que ces principes ont été formulés par René Guénon sans aucune référence à l’islâm ou à l’œuvre d’Ibn Arabî

puisqu’ils ont été définis à propos des doctrine hindoues. L’importance de

celles-ci dans une perspective cyclique et eschatologique a été mise en

lumière dans son étude sur Les mystères de la lettre Nûn (3) dont le Cheikh Mustafâ Abd al-‘Azîz (Michel Vâlsan) a dégagé la signification du

point de vue de l’universalité islamique. Ce qui frappe le plus, lorsqu’on

relit les considérations développées en 1921 dans L’Introduction générale

à l’étude des doctrines hindoues, c’est leur actualité et leur opportunité. René Guénon s’exprime sur la question de l’enseignement traditionnel

d’une façon générale, de sorte qu’il n’y a pas un mot à changer. L’esprit

dans lequel l’œuvre du Cheikh al-Akbar doit être lue, comprise et

présentée est indiqué avec une maîtrise sans pareille dans les textes rédigés par René Guénon à propos de l’hindouisme. En voici un premier

extrait (4) :

« L’enseignement traditionnel se transmet dans des conditions qui sont

strictement déterminées par sa nature ; pour produire son plein effet, il doit toujours s’adapter aux possibilités intellectuelles de chacun de ceux

auxquels il s’adresse, et se graduer en proportion des résultats déjà

obtenus, ce qui exige de la part de celui qui le reçoit et qui veut aller plus

loin, un constant effort d’assimilation personnelle et effective. Ce sont des conséquences immédiates de la façon dont la doctrine tout entière est

envisagée, et c’est ce qui indique la nécessité de l’enseignement oral et

direct, à quoi rien ne pourrait suppléer…L’Oriental est à l’abri de cette

illusion, trop commune en Occident, qui consiste à croire que tout peut s’apprendre dans les livres, et qui aboutit à mettre la mémoire à la place

de l’intelligence ; pour lui, les textes n’ont jamais que la valeur d’un «

support »…et leur étude ne peut être que la base d’un développement

intellectuel, sans jamais ce confondre avec ce développement même : ceci

réduit l’érudition à sa juste valeur, en la plaçant au rang inférieur qui seul lui convient normalement, celui de moyen subordonné et accessoire de la

connaissance véritable. »

La fin de ce texte condamne sans appel une des composantes les plus habituelles du manièrisme universitaire, à savoir la superstition de la

bibliographie. L’équation est ici tout à fait simple : aucun ouvrage publié

dans une perspective traditionnelle n’a jamais comporté de bibliographie ;

tout ouvrage publié avec une bibliographie montre par là même qu’il n’est pas entièrement traditionnel, quels que puissent être par ailleurs ses

mérites, car il contient une concession à la mentalité profane incompatible

avec la nature de l’enseignement qu’il se propose de véhiculer, tout

particulièrement quand celui-ci est d’ordre initiatique.

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(1) Il écrivait à ce sujet : « Nous ne voyons pas du tout pourquoi nous

serions obligés de vivre toujours dans la peau d’un même personnage,

qu’il s’appelle "René Guénon" ou autrement » ; ou encore : « Si on

continue à nous… empoisonner avec la "personnalité de René Guénon" nous finirons bien quelque jour par la supprimer tout à fait. Mais nos

adversaires peuvent être assurés qu’ils n’y gagneront rien, tout au

contraire » ; cf. Etudes sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage,

Tome 1, p.185 et 198. (2) Cor.6.149.

(3) Cf. Symboles fondamentaux de la Science sacrée, chap.XXIII. Sur le

même sujet, voir aussi René Guénon et l’avènement du troisième Sceau,

chap.III. (4) Cf.p.262-263 (édition de 1952).

Rappelons qu’il n’y a pas de réalisation métaphysique ou spirituelle sans

hiérarchie, et que la notion de hiérarchie implique nécessairement une référence à celle d’élite. Si l’on considère qu’il s’agit en l’occurrence d’une

« élite intellectuelle » (comme l’indique la présence de ce terme à

plusieurs endroits du texte reproduit ci-dessus), il doit être bien compris

que l’intellectualité véritable n’a rien de commun, ni avec l’érudition, ni

avec une spéculation quelconque.

Ce n’est pas uniquement l’Université qu’il convient de mettre en cause ici,

mais aussi toutes les dérives qui ont leur origine dans la dégénérescence

des organisations initiatiques occidentales, principalement la Franc-Maçonnerie moderne. Les bibliographies sont censées tout inclure dans un

domaine dont il importe précisément de sauvegarder la nature propre en

excluant ce qui est incompatible avec lui. C’est pourquoi chaque numéro

d’une revue qui, au temps de René Guénon et de Michel Vâlsan, a pu légitimement revendiquer le titre d’ « Etudes Traditionnelles » portait sur

sa couverture la mention : « Publication exclusivement consacrée aux

doctrines métaphysiques et ésotériques d’Orient et d’Occident ».

Là où prévaut le respect de la Tradition, les hiérarchies intellectuelles, au sens véritable du terme, s’établissent d’elles-mêmes et sont

spontanément admises et reconnues. En revanche, là où l’égalitarisme

domine et corrompt ce qu’il touche, il faut exercer une action que l’on a pu

appeler familièrement « de police traditionnelle » afin, comme il est dit dans le texte cité, de « réduire l’érudition à sa juste valeur, en la plaçant

au degré inférieur qui lui convient normalement ». En matière initiatique,

les références véritables sont d’un tout autre ordre, car elles impliquent

un rattachement à des principes métaphysiques manifestés en ce monde et à un Compagnonnage visible et invisible. Seuls les degrés d’une

élévation très exceptionnelle ne peuvent être réalisés que dans la solitude.

L’essentiel n’est pas la bibliographie, mais la manifestation d’une autorité

doctrinale supra-individuelle, seule à même de fonder la légitimité d’une doctrine et l’orthodoxie de sa présentation.

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Cette autorité détient les trésors immuables de la sagesse et de la science

divines auxquels le Coran fait allusion en ces termes : Il n’est aucune

chose dont les Trésors soient auprès de Lui ; et Nous les révélons

seulement selon une mesure définie par la science (que Nous avons d’elles) (Cor.15.21). La mesure mentionnée dans ce verset régit les

adaptations des principes immuables opérées dans le monde de la

manifestation contingente, où la création est sans cesse renouvelée de

telle sorte qu’il convient de demander un « accroissement de science ». La référence doctrinale est puisée, soit directement à la « Mine originelle de

l’Envoyé et des envoyés » (5) dans le cas des initiés qui ont atteint le

degré de la « prophétie générale » (an-nubuwwat al-‘âmma), soit à ce

que ces derniers sont transmis grâce aux « maillons » d’une chaîne qui peut être plus ou moins longue.

(5) Cf. Le Livre des Châtons des Sagesses, p.479.

Le fétichisme de la référence académique s’accompagne d’étranges

illusions. Si la valeur d’une traduction dépend sans conteste de

l’exactitude du texte, on se trompe en imaginant que les critères de la

critique universitaire puissent être suffisants pour établir la version

correcte. Dans le cas d’enseignements initiatiques au sens propre, les méthodes modernes sont en réalité impuissantes, car la mentalité dont

elles procèdent ne peut atteindre ce qui dépasse l’ordre individuel.

Rappelons aussi qu’il convient d’aborder certaines sciences traditionnelles,

comme celle du hadîth, dans une perspective analogue car la chaîne de transmission historique (isnâd) n’est pas forcément décisive. Selon le

Cheikh al-Akbar, l’autorité doctrinale appartient en ce domaine à ceux qui,

à l’instar des prophètes « légiférants », la tirent directement d’Allâh. Par

là, ils détiennent le privilège de confirmer l’authenticité des hadîths dont la transmission est « faible » ou d’infirmer celle des hadîths dont la

transmission est « forte » (6). S’agissant des traités procédant des

mystères divins, comme Le Livre des Chatons ou ceux qui se rapportent à

la Science des lettres, l’idée d’une édition critique établie d’après les

méthodes universitaires est un leurre. Seule la connaissance intérieure intime des vérités cachées permet de déterminer le texte véritable. C’est

l’autorité spirituelle qui régit l’expression littéraire, et non l’inverse.

(6) Ibid. p.497-498.

Voici un exemple de nature à montrer ce que nous voulons dire. Dans le

texte intitulé L’investiture du Cheikh al-Akbar au Centre Suprême, Michel

Vâlsan présente un passage de la Préface des Futûhât al-Makkiyya qu’il traduit de la façon suivante : « Alors le Sceau installa la Chaire dans cette

solennelle tenue. Sur le fronton de la Chaire était inscrit en Lumière

Bleue : "Ceci est la Station Muhammadienne la Plus Pure, etc." » (7) Des

esprits bien intentionnés, mais superficiels, ont jugé une traduction erronée en affirmant qu’il s’agissait en l’occurrence, non pas d’une

« lumière bleue (azraq) », mais bien d’une lumière brillante (azhar) ».

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Effectivement, c’est ce dernier terme qui est indiqué dans l’édition critique

établie par Othman Yahyâ (8) où la variante « azraq » n’est même pas

signalée. Pourtant c’est bien celle-ci qui correspond à la version correcte

en vertu d’un secret initiatique ignoré aussi bien des copistes que des critiques. Dans le cas présent, l’attitude de M. Chodkiewicz, qui passe pour

être un champion de la référence universitaire, est très significative. En

effet, à la page 163 de son Sceau des saints, il se réfère au même

passage des Futûhât en citant Michel Vâlsan, mais sans reprendre la traduction de ce dernier. Pourtant, il mentionne à son tour la « lumière

bleue » sans donner la moindre explication ou justification de son choix. A

moins d’une inadvertance, on peut donc supposer qu’il avait lui-même

connaissance du « secret » auquel nous avons fait allusion de sorte qu’il ne pourrait qu’être d’accord avec nous sur l’inanité des éditions critiques

en pareilles matières.

(7) Cf. Etudes Traditionnelles, 1959, p.304. (8) Cf. vol I, p.45.

Un autre point du texte de René Guénon mérite d’être souligné, à savoir

« la nécessité de l’enseignement oral et direct, à quoi rien ne saurait

suppléer ». Ceci s’applique à l’enseignement traditionnel dans son ensemble avec les diverses modalités qu’il comporte, notamment dans le

domaine des arts sacrés ou lorsqu’il s’agit de sciences exotériques comme

le droit. Si la bénédiction divine (baraka) s’étend à tous les rites accomplis

avec foi et avec une intention droite, elle concerne plus spécialement ceux qui sont rattachés au Prophète au moyen d’un rite initiatique. Un tel

rattachement implique habituellement l’intégration à une « confrérie »

(tarîqa) et la pratique de rites collectifs qui comportent un bénéfice

propre. Cependant, il ne faut pas oublier que chaque voie de réalisation est unique, car elle coïncide avec la Face divine de l’être.

C’est la lumière de cette Face qui se découvre éventuellement grâce à

l’enseignement oral d’un maître (cheikh murshid) adressé à tel disciple

particulier, ce que ne peuvent faire, ni la lecture d’un livre, ni la pratique d’un rite collectif si efficace qu’il soit. Cet enseignement est une

expression directe du Verbe divin, car c’est de la Vérité que procède le

Vrai en vue de faire naître le Vrai dans tel réceptacle choisi. Il n’est pas

possible de s’exprimer sur ce sujet de manière plus détaillée, mais il convient peut-être tout de même, pour éviter une méprise, de préciser

qu’un tel enseignement oral consiste le plus souvent, non pas à expliquer

des points de vue de doctrine, mais à tirer le disciple de son état de

sommeil et d’inconscience en combattant son imagination, en lui ôtant ses illusions et surtout en lui inculquant le sens des convenances, cet « adab »

dans lequel « réside tout le bien ». Plus essentiel encore que

l’enseignement « oral et direct » mentionné par Guénon est celui qui est

transmis par le silence ou, s’il s’agit d’un saint, par la pure présence du maître qui manifeste de façon immédiate la Présence divine, car cette

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modalité de l’enseignement initiatique rappelle le caractère

« incommunicable » de la Connaissance véritable.

La supériorité de l’enseignement oral est plus évidente encore lorsqu’il s’agit de doctrines provenant de traditions antérieures à l’islâm. Du fait de

sa position cyclique finale et récapitulative, il peut se faire que celui-ci

« hérite » de certains enseignements réservés, conformément à

l’indication coranique : En vérité, c’est Nous qui hériterons de la Terre, et c’est vers Nous qu’ils reviendront (Cor.19.40) ; En vérité,

c’est Nous qui faisons vivre et mourir et c’est Nous qui recevons

l’héritage (Cor.15.23) ; La Terre, Mes serviteurs purs (sâlihûn) en

hériteront (Cor.21.105). Ces apports trouvent nécessairement leur correspondance dans la révélation islamique totale et contribuent à

montrer l’ampleur de la Science sacrée contenue dans le Coran ; ils

vivifient l’intelligence de l’islâm et fructifient en son sein avec une

profusion qui n’est souvent plus possible dans leur tradition d’origine. En ce domaine surtout, rien ne « saurait suppléer » à l’enseignement oral, en

particulier dans les cas où la transmission traditionnelle régulière

s’accommode mal d’une quelconque fixation par écrit (9). Il va de soi que

la possibilité à laquelle nous faisons allusion n’implique aucun « mélange

de formes traditionnelles » et que l’assimilation par l’islâm de tels apports ne peut se faire que dans le respect de règles précises, notamment

lorsqu’il s’agit de concordances symboliques : c’est Allâh, et Lui seul, qui

propose les similitudes aux hommes, car Il possède la science de

toute chose (Cor.74.25). S’Il s’interdit de proposer des similitudes qui s’appliqueraient à Lui, c’est parce qu’Il sait et vous ne savez pas

(Cor.16.74). De telles transmissions, lorsqu’elles opèrent dans un esprit

traditionnel et s’accompagnent d’un respect des règles de convenance,

font ressortir immanquablement le caractère factice et dérisoire des travaux universitaires qui traitent des mêmes sujets (10).

A propos des méthodes utilisées par l’orientalisme, dont l’islamologie fait

partie, René Guénon précisait encore : « Il y a là avant tout, une crainte

instinctive de tout ce qui dépasse l’érudition et risque de faire voir combien elle est médiocre et puérile au fond ; mais cette crainte se

renforce de son accord avec l’intérêt, beaucoup plus conscient, qui

s’attache au maintien de ce monopole de fait qu’ont établi à leur profit les

représentants de la science officielle dans tous les ordres, et les orientalistes peut-être plus complètement que les autres », et qui

s’accompagne de la « volonté bien arrêtée de ne pas tolérer ce qui

pourrait être dangereux pour les opinions admises et de chercher à le

discréditer par tous les moyens » (11). Nous nous garderons bien d’indiquer à quels présentateurs de l’enseignement akbarien ces lignes

seraient applicables aujourd’hui et nous soulignerons plutôt l’essentiel, à

savoir que l’Université a rejeté René Guénon comme elle a rejeté Michel

Vâlsan. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner si elle s’emploie également à donner une vision faussée et incomplète de l’enseignement akbarien. Par

là, elle apparaît désormais comme une institution partiale et partisane

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utilisée pour la « défense de l’Occident » afin d’empêcher le rayonnement

de l’Orient traditionnel d’une façon générale et celui de l’Esprit universel

de l’islâm en particulier (12).

(9) Nous songeons ici avant tout aux doctrines traditionnelles des peuples

négro-africains.

(10) Pour être complet, il faut signaler encore le cas extrême et

exceptionnel des représentants autorisés de traditions ésotériques qui poursuivent une carrière académique, mais se gardent bien d’insérer dans

leurs publications les clés pouvant donner accès à leur compréhension

véritable.

(11) Cf. L’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, éd. De 1952, p.271.

(12) L’évolution récente de la revue Connaissance des religions est, à cet

égard, particulièrement inquiètante.

Nous terminerons ces citations sur l’orientalisme officiel par un dernier

extrait. Après avoir relevé « l’hostilité dont la généralité des orientalistes

font preuve à l’égard de ceux qui ne se soumettent pas à leur méthodes »,

René Guénon ajoutait : « Malgré toutes les excuses que l’on peut trouver

à (leur) attitude, il n’en reste pas moins que les quelques résultats valables auxquels leur travaux ont pu aboutir, à ce point de vue spécial de

l’érudition qui est le leur, sont bien loin de compenser le tort qu’ils

peuvent faire à l’intellectualité générale, en obstruant toutes les autres

voies qui pourraient mener beaucoup plus loin ceux qui seraient capables de les suivre » (13)

Ce texte ne correspond pas tout à fait à la situation actuelle : à l’époque,

les « voies obstruées » étaient celles qui faisaient obstacle à la diffusion des idées traditionnelles que René Guénon s’efforçait d’introduire en

Occident en vue de modifier la mentalité générale ; de nos jours, il s’agit

plutôt de combattre une approche spéculative qui consiste à réduire les

doctrines révélées de l’islâm à ces mêmes idées en les détachant de

l’inspiration divine dont elles procèdent, ce qui nous amène à la question de la présentation de la doctrine akbarienne. Celle-ci procède d’une source

principielle que l’intellect ne peut contenir (14) et s’appuie constamment,

dans son expression formelle, sur les données de la révélation.

L’inspiration du Sceau des saints est purement muhammadienne.

Envisager son œuvre du point de vue de l’ « histoire des idées », c’est la

profaner et trahir son intention profonde. Seule une connaissance intime

de son enseignement permet d’en communiquer le « goût » inégalable qui fait paraître un peu fade les exposés d’autres auteurs.

Cette intimité est seule capable de révéler un aspect mal connu de ses

écrits, à savoir qu’ils renferment une guidance spirituelle et initiatique équivalente à ce qu’est l’enseignement « oral et direct » d’un maître

spirituel. Il y a là une modalité de la baraka muhammadienne qui ne peut

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être préservée qu’au moyen d’une présentation adéquate, car elle ne

s’accomode pas de n’importe quel support.

(13) Cf. ibid., p.268. (14) À la différence du cœur, qui, selon un hadith qudsî, « contient Dieu ».

Cette présence divine cachée ne réside pas forcément dans les

développements doctrinaux ; elle est étrangère à la découverte de « clés » dont le rôle demeure subsidiaire et préparatoire et qui peuvent

conduire, quand leur usage n’est pas maîtrisé, à des dérives d’ordre

spéculatif ou imaginaire. On la trouve plutôt dans les anecdotes, des

événements ou des détails personnels, des exemples, des remarques insolites qui s’apparentent, par leur familiarité, à un enseignement donné

à vive voix et qui ont pour effet de créer entre Ibn Arabî et certains de ses

lecteurs une intelligence et une harmonie comparables. Là aussi,

l’essentiel est transmis parfois, non par ce qui est exprimé,mais par ce qui est tu, comme dans l’exemple suivant qui concerne la bonne opinion qu’il

convient d’avoir du serviteur croyant, même quand il commet des fautes :

« Pourquoi traiterait-on de pêcheur un (serviteur croyant) qui est en train

d'accomplir une oeuvre d'adoration ? La bonne opinion n'est-elle pas préférable à la mauvaise ? Ce que sera son avenir, nous n'en savons rien

et, pour ce qui est passé, nous ignorons les conséquences de ses actes et

si Allah lui a pardonné ou non. Comme l'instant présent est régi par l'acte

d'obéissance que le serviteur accomplit et dont il est "revêtu", il est préférable d'avoir une bonne opinion de lui, car c'est là une manifestation

indubitable de mansuétude. Un ami dans la religion duquel j'ai la pleine

confiance m'a rapporté le cas d'un homme qui se faisait du tort à lui-

même par ses excès (musrif 'alâ nafsihi). Cet ami me dit : "J'ai rencontré cet homme en un lieu où les gens étaient assis et où l'on faisait circuler

des boissons alcoolisées (khamr). Il buvait avec les autres. Le vin était

venu à manquer, on lui dit: "Va auprès d'un tel pour qu'il en rapporte

d'autres". Il répliqua : "Je n'en ferai rien ! De ma vie je n'ai jamais décidé

d'accomplir un acte de désobéissance. Entre deux coupes, je fais retour à Allah (lî tawba) et je n'attends pas que l'on me présente une autre.

Lorsqu'elle arrive dans ma main, je demeure attentif: mon Seigneur

m'accordera-t-il le succès de sorte que je la laisserai passer ou

m'abandonnera-t-il de telle manière que je la boirai ?"" (15)

Le Cheikh termine son récit en disant : "Tel est, en effet, le souci des

savants (véritables). Néanmoins, cet homme mourut en ayant dans le

coeur un regret: celui de n'avoir pu me rencontrer. Un jour pourtant, je me trouvai près de lui, mais il ne me connaissait pas; il posait des

questions pour savoir où j'étais, tant était vif son désir de me voir !... Cela

se passait à Murcie en 595."

Enfin, une présentation traditionnelle d’Ibn Arabî doit prendre en compte

la manière dont celle-ci est perçue dans les pays islamiques, où elle a

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constamment fait l’objet d’attaques et de suspicions engendrées par

l’incompréhension (16). Même au sein d’organisations initiatiques (turuq),

elle est parfois rejetée pour des questions de méthodes (17). Un souci de

prudence excessive et mal éclairée conduit à lui opposer une référence exclusive « au Coran et à la Sunna du Prophète », alors que ces deux

sources traditionnelles inspirent et confirment l’ensemble des

enseignements akbariens. L’on oublie que les données révélées peuvent

donner lieu à des interprétations diverses, et surtout à une hiérarchie de point de vue. Les savants « officiels », ceux qui s’en tiennent aux

explications les plus ordinaires, ont quelque fois peine à admettre qu’il

puisse y en avoir de plus profondes et de plus complètes à des degrés de

compréhension auxquels ils n’ont pas accès.

Lorsque l’on examine les causes de cette hostilité récurrente, l’on

s’aperçoit qu’elles sont semblables à celles que nous avons démontrées

plus haut à propos des présentations académiques qui prévalent en Occident. Dans un cas comme dans l’autre, tout le mal vient du fait qu’on

ne dépasse pas le point de vue spéculatif et individualiste en réduisant

l’universalité des doctrines métaphysiques et initiatiques à des systèmes

particuliers qui donnent naissance à des oppositions entre des idées

considérées comme contradictoires (18). Du côté islamique, ces oppositions prennent le plus souvent la forme de « professions de foi »

(‘aqâ’id) dogmatiques limitatives de la Vérité totale, au nom desquelles on

prétend juger des enseignements qui ne peuvent être conditionnés par ces

définitions.

La doctrine universelle d’Ibn Arabî inclut toutes les professions de foi

légitimes, allant parfois jusqu’à emprunter leur langage. L’inadéquation

des crédos conditionnés a été exposée dans le Livre des Chatons à propos du Verbe de Shu’ayb (19). Commentant le verset : En vérité, il y a en

cela un rappel pour ceux doués de cœur… (Cor.50.37), le Cheikh

déclare : « (Dieu) n’a pas dit : pour ceux qui sont doués d’intellect

(spéculatif), car l’intellect conditionne… il ne s’agit nullement d’un rappel

pour ceux qui professent des crédos, qui se déclarent mécréants les uns les autres et qui se maudissent » ; et plus loin :… et ils n’ont pas de

défenseurs (Cor.3.22) : « Dieu a nié que les vérités dogmatiques

puissent être d’un secours quelconque pour ceux qui les envisagent

séparément : ce qui est effectivement secouru, c’est la Synthèse (al-majmû’) ; et ce qui secourt, c’est également la Synthèse (al-majmû’) ».

Cette dernière indication renvoie à la doctrine initiatique exposée dans le

présent ouvrage, car le terme majmû’ est de la même racine que jumu’a

qui désigne le Jour du Vendredi. En effet, ce jour est celui de la « synthèse finale » contenue dans la révélation faite au « Sceau des

prophètes ».

Ce volume fait partie d’une série destinée à montrer comment l’enseignement du « plus grand des maîtres » éclaire la signification des

rites islamiques fondamentaux comme le jeûne ou encore la prière

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accomplie sur lé défunt. Son nom de Muhiy-d-Dîn indique qu’Ibn Arabî est,

par excellence, le « vivificateur de la religion », celui dont la science « est

utile » selon la recommandation prophétique. Puissent ces ouvrages

communiquer le « goût » de cette doctrine et renforcer la foi de tous ceux qui l’accueillent.

(15) Cf. Futûhât, chap.72 ; tome 10, p.342 de l’éd. O.Yahyâ.

(16) Ibn Arabî y fait souvent allusion ; cf. par exemple, Le Livre du Mîm, du Wâw et du Nûn, p.56-59.

(17) Cf. Introduction à l’enseignement et au mystère de René Guénon,

deuxième édition, p.18-19.

(18) Michel Vâlsan a fait à cet égard l’observation suivante : « D’ailleurs, si l’on voulait ne regarder que le sens littéral, on pourrait trouver chez le

Cheikh al-Akbar lui-même des formulations tellement différentes de la

même doctrine, et c’est même le cas le plus fréquent chez lui, qu’on

pourrait les considérer comme tout à fait contradictoires avec la position de la wahdat al-wujûd. Mais les adversaires exotéristes ou autres qu’il a

eus, ou qu’il a encore et qui l’accusent de « panthéisme », n’ont jamais

l’objectivité de relever le fait, ni l’astuce de le mettre en contradiction avec

lui-même ; ils seraient alors peut-être obligés de faire un effort de

compréhension, et ils risqueraient ainsi soit de douter du bien-fondé de leur opinion, soit d’avouer n’y rien comprendre » ; cf. Etudes

Traditionnelles, 1953, p.24.

(19) Cf. p.318.

(Charles-André Gilis - Pour une présentation traditionnelle d’Ibn Arabî –

postface de La prière du jour du vendredi ; p.133-137).