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62 LE NOUVEL OBSERVATEUR 12 JUIN 2014 - N° 2588 éCONOMIE CHASSE GARDéE LES ZORRO DU PERMIS DE CONDUIRE La conduite à prix discount, c’est possible ! Mais les entrepreneurs qui tentent l’aventure se heurtent au corporatisme et à la bureaucratie PAR NATACHA TATU Tout était prêt. La Peugeot 208 à doubles commandes avec son pan- neau « auto-école », une centaine de moniteurs diplômés dans les starting- blocks, plus de 1 000 élèves préins- crits… Ornikar, nouveau type d’auto- école low cost, qui promet un permis jusqu’à 50% moins cher, espérait don- ner ses premières leçons de conduite en février dernier. Mais l’affaire est au point mort. Le jeudi 5 juin, dans leurs locaux lumineux de ce passage de la rue Oberkampf, l’ambiance n’est pas à la fête. Six mois après avoir déposé leur dossier auprès de la préfecture, Alexan- dre Chartier, 28 ans, et Benjamin Gai- gnault, 26 ans, les deux cofondateurs qui voulaient « démocratiser l’appren- tissage de la conduite », n’ont toujours pas reçu l’agrément de la Préfecture de Police, sans lequel aucun cours de conduite ne peut être délivré… Et ils ne sont même plus sûrs de l’avoir demain : « Les mêmes qui nous disaient qu’il n’y aurait aucun problème il y a quel- ques semaines nous font aujourd’hui comprendre, embarrassés, que c’est mal engagé », affirme Alexandre Chartier. Composée pour l’essentiel des représen- tants des syndicats d’auto-écoles, la commission chargée de donner son avis au préfet a rendu un avis négatif… Comme les taxis partis en guerre contre les VTC (voitures de tourisme avec chauffeur), Ornikar.com serait-il victime du corporatisme d’une profession qui n’a guère évolué en trente ans ? Les deux entrepreneurs en sont convaincus. « Et encore, les taxis, qui ont acheté très cher leur licence, peuvent avancer l’argument de la concurrence déloyale. Nous, on joue exactement avec les mêmes cartes que nos concurrents, on essaie simplement de les redistribuer différemment. » D’abord grâce aux nouvelles techno- logies, qui permettent de baisser les coûts : l’enseignement du Code se fera à distance grâce à des séries d’exercices en ligne, « parce qu’en 2014, c’est quand même absurde d’obliger des jeunes équipés de smartphones à se rendre dans des salles obscures pour réviser leur Code, comme le faisaient leurs grands- parents ! » Quant à la conduite, elle reposera pour l’essentiel sur un réseau de moniteurs indépendants dotés de leur propre véhicule. Un système de géolocalisation permettra aux élèves où qu’ils se trouvent d’identifier et de réserver le moniteur de leur choix, et même de changer de région s’ils le sou- haitent, sans frais supplémentaires, avec un suivi pédagogique en ligne. Exit les frais de dossier et autres taxes qui lient l’élève du début à la fin de son apprentissage à son auto-école initiale. La réduction des charges permet de baisser tous les coûts : ainsi le livre de Code, vendu jusqu’à 50 euros dans les auto-écoles traditionnelles, vaut 15 euros chez Ornikar. « Et encore, à ce prix-là, on gagne encore notre vie ! » affirme Benjamin. Autre avantage : les moniteurs sont évalués par les élèves en fin de cours, ce qui permet au client de se faire une idée avant de choisir. Enfin, un peu de transparence dans un milieu où les taux de réussite des auto-écoles restent un secret mieux gardé que la recette du Coca-Cola ! Le business model n’a rien de révolution- naire : un volume d’élèves suffisant pour réaliser des économies d’échelle, des coûts fixes réduits au minimum, peu d’administration, pas de locaux. Résultat : l’heure de conduite, qui grimpe à 50 ou 60 euros à Paris, tombe à 35 euros, sur lesquels Ornikar prélè- vera 25%. Le pack de 20 heures de conduite, avec entraînement au Code illimité en ligne, est proposé à 690 euros, contre plus de 1 200 euros en moyenne en France, et jusqu’à 1 500 euros à Paris. Avant même le lancement, les clients, attirés par le bouche-à-oreille et le buzz des réseaux sociaux, affluent. Et pour cause : avec 1,3 million de candidats chaque année, le permis de conduire est l’examen le plus passé en France. Et un cauchemar pour beaucoup : 60% seu- lement de réussite la première fois après 35 heures de conduite en moyenne… Pour les jeunes, qui représentent 80% des candidats, le précieux petit carton Ornikar.com n’est pas le seul à tenter d’ouvrir des brèches dans le quasi-monopole des auto-écoles. Les fondateurs de Permispascher.fr, qui se sont lancés dans le Nord, proposent eux aussi une formule low cost, à partir de 28 euros l’heure en produit d’appel grâce à un gros volume de clients. Eux aussi ont dû adapter leur entreprise sous la pression de la profession. D’abord loueurs de voitures à doubles commandes qui permet- taient aux jeunes de s’entraîner pour 15 euros de l’heure accompa- gnés d’un conducteur expérimenté, ils ont dû revenir à un modèle plus traditionnel, pour faire face à une législation qui s’était soudain durcie… A Barcelone, Hoy voy est devenu, avec ses quinze voitures estampillées de son logo jaune vif, une success story emblématique. En deux ans, Carlos Duran (photo), le fondateur, est passé de 2 à 50 sala- riés, et compte 3 500 clients… Lui aussi s’est heurté aux résistances d’une profession « qui n’a pas évolué depuis trente ans ». Son business model, inspiré de celui des compagnies aériennes low cost, avec des prix qui varient en fonction du moment de la réservation et des rotations optimales des véhicules, a permis de baisser les prix de 40% par rapport aux auto- écoles traditionnelles. Après Madrid, il pense déjà au marché français. Bonne chance ! N.T. XAVIER CERVERA/PANOS/REA Avec 1,3 million de candidats chaque année, c’est l’exa- men le plus passé en France ÇA ROULE EN ESPAGNE 

Chasse gardée Les Zorro du permis de conduire · Son business model, inspiré de celui des compagnies aériennes low cost, ... (Meetic) et Jacques-Antoine Granjon (Vente-privee),

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62Le NouveL observateur 12 juiN 2014 - N° 2588

économie

Chasse gardée

Les Zorro du permis de conduireLa conduite à prix discount, c’est possible ! Mais les entrepreneurs qui tentent l’aventure se heurtent au corporatisme et à la bureaucratiePar Natacha tatu

Tout était prêt. La Peugeot 208 à doubles commandes avec son pan-neau « auto-école », une centaine de moniteurs diplômés dans les starting-blocks, plus de 1 000 élèves préins-crits… Ornikar, nouveau type d’auto-école low cost, qui promet un permis jusqu’à 50% moins cher, espérait don-ner ses premières leçons de conduite en février dernier. Mais l’affaire est au point mort. Le jeudi 5 juin, dans leurs locaux lumineux de ce passage de la rue Oberkampf, l’ambiance n’est pas à la fête. Six mois après avoir déposé leur dossier auprès de la préfecture, Alexan-dre Chartier, 28 ans, et Benjamin Gai-gnault, 26 ans, les deux cofondateurs qui voulaient « démocratiser l’appren-tissage de la conduite », n’ont toujours pas reçu l’agrément de la Préfecture de Police, sans lequel aucun cours de conduite ne peut être délivré… Et ils ne sont même plus sûrs de l’avoir demain : «  Les  mêmes  qui  nous  disaient  qu’il  n’y aurait aucun problème il y a quel- ques  semaines  nous  font  aujourd’hui comprendre, embarrassés, que c’est mal engagé », affirme Alexandre Chartier. Composée pour l’essentiel des représen-tants des syndicats d’auto-écoles, la commission chargée de donner son avis au préfet a rendu un avis négatif… Comme les taxis partis en guerre contre les VTC (voitures de tourisme avec chauffeur), Ornikar.com serait-il victime du corporatisme d’une profession qui n’a guère évolué en trente ans ? Les deux entrepreneurs en sont convaincus. « Et encore, les taxis, qui ont acheté très cher leur licence, peuvent avancer l’argument de la concurrence déloyale. Nous, on joue exactement avec les mêmes cartes que nos concurrents, on essaie simplement de les redistribuer différemment. »

D’abord grâce aux nouvelles techno-logies, qui permettent de baisser les coûts : l’enseignement du Code se fera à distance grâce à des séries d’exercices en ligne, « parce qu’en 2014, c’est quand 

même  absurde  d’obliger  des  jeunes  équipés  de  smartphones  à  se  rendre dans des salles obscures pour réviser leur Code, comme le faisaient leurs grands-parents  !  » Quant à la conduite, elle reposera pour l’essentiel sur un réseau de moniteurs indépendants dotés de leur propre véhicule. Un système de géolocalisation permettra aux élèves où qu’ils se trouvent d’identifier et de réserver le moniteur de leur choix, et même de changer de région s’ils le sou-haitent, sans frais supplémentaires, avec un suivi pédagogique en ligne. Exit les frais de dossier et autres taxes qui lient l’élève du début à la fin de son apprentissage à son auto-école initiale. La réduction des charges permet de baisser tous les coûts : ainsi le livre de Code, vendu jusqu’à 50 euros dans les auto-écoles traditionnelles, vaut 15 euros chez Ornikar. « Et encore, à ce prix-là,  on  gagne  encore  notre  vie  !  » affirme Benjamin. Autre avantage : les moniteurs sont évalués par les élèves en fin de cours, ce qui permet au client de se faire une idée avant de choisir.

Enfin, un peu de transparence

dans un milieu où les taux de réussite des auto-écoles restent un secret mieux gardé que la recette du Coca-Cola ! Le business model n’a rien de révolution-naire : un volume d’élèves suffisant pour réaliser des économies d’échelle, des coûts fixes réduits au minimum, peu d’administration, pas de locaux. Résultat : l’heure de conduite, qui grimpe à 50 ou 60 euros à Paris, tombe à 35 euros, sur lesquels Ornikar prélè-vera 25%. Le pack de 20 heures de conduite, avec entraînement au Code illimité en ligne, est proposé à 690 euros, contre plus de 1 200 euros en moyenne en France, et jusqu’à 1 500 euros à Paris.

Avant même le lancement, les clients, attirés par le bouche-à-oreille et le buzz des réseaux sociaux, affluent. Et pour cause : avec 1,3 million de candidats chaque année, le permis de conduire est l’examen le plus passé en France. Et un cauchemar pour beaucoup : 60% seu-lement de réussite la première fois après 35 heures de conduite en moyenne… Pour les jeunes, qui représentent 80% des candidats, le précieux petit carton

— Ornikar.com n’est pas le seul à tenter d’ouvrir des brèches dans le quasi-monopole des auto-écoles. Les fondateurs de Permispascher.fr, qui se sont lancés dans le Nord, proposent eux aussi une formule low cost, à partir de 28 euros l’heure

en produit d’appel grâce à un gros volume de clients. Eux aussi ont dû adapter leur entreprise sous la pression de la profession.

D’abord loueurs de voitures à doubles commandes qui permet-taient aux jeunes de s’entraîner pour 15 euros de l’heure accompa-

gnés d’un conducteur expérimenté, ils ont dû revenir à un modèle plus traditionnel, pour faire face à une législation qui s’était soudain durcie… A Barcelone, Hoy voy est devenu, avec ses quinze voitures estampillées de son logo jaune vif, une success story emblématique. En deux ans, Carlos Duran (photo), le fondateur, est passé de 2 à 50 sala-riés, et compte 3 500 clients… Lui aussi s’est heurté aux résistances d’une profession « qui n’a pas évolué depuis trente ans ». Son business model, inspiré de celui des compagnies aériennes low cost, avec des prix qui varient en fonction du moment de la réservation et des rotations optimales des véhicules, a permis de baisser les prix de 40% par rapport aux auto-écoles traditionnelles. Après Madrid, il pense déjà au marché français. Bonne chance ! N.t.

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Ça roule en espagne 

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rose est devenu un luxe. Autre pro-blème, contre lequel les auto-écoles ont d’ailleurs manifesté fin mai : les délais d’attente faramineux dans certaines régions pour se présenter à l’examen – deux mois dans certaines zones rurales, huit à Paris, et jusqu’à dix-huit dans les Hauts-de-Seine ! Les raisons ? Simples : un nombre croissant de candi-dats et pas assez d’examinateurs, restric-tions budgétaires obligent. Pour gérer cette pénurie, l’Etat a mis en place un système complexe où chaque auto-école bénéficie d’un nombre limité de places à l’examen (quatre la première année d’exercice), recalculé chaque année selon un algorithme en fonction du nombre de candidats ayant décroché du premier coup leur permis. Pas éton-nant que ceux qui échouent se plai- gnent d’attendre des lustres avant d’être présentés de nouveau par leur auto-école : même s’ils réussissent au second passage, ils ne lui rapporte-ront aucune place.

Le problème n’est pas neuf. Le Pre-mier ministre, Manuel Valls, ancien locataire de la place Beauvau, avait d’ailleurs fait plancher en septembre un groupe de travail qui a remis ses préco-nisations début avril : instauration de

la conduite accompagnée dès 15 ans, passage du Code dès 17 ans et demi, exa-men de passage payant… En visite à Villiers-le-Bel en mai, François Hollande a lui aussi promis de s’atteler à la réforme du permis de conduire : « Il y a beaucoup de jeunes qui conduisent sans permis, sans assurance, avec des consé-quences extrêmement graves. On n’a pas le droit de laisser cette situation perdu-rer. » Soit. Mais, pour l’instant, seule une douzaine d’examinateurs supplé-mentaires ont été recrutés. Une paille au regard des besoins !  «  Le  système est  complètement  grippé  », souligne Alexandre Chartier. Pour contourner le problème, Ornikar veut inciter ses élèves à s’inscrire en candidats libres, une procédure mal connue, peu coû-teuse, pas toujours simple, mais qui a le mérite de la transparence : les délais, très variables d’une région à l’autre, sont connus. Rien n’empêche donc les candidats, qui ne sont plus liés à leur auto-école initiale, de s’inscrire dans le département de leur choix. Il suffit de justifier d’une adresse. « Ce n’est pas une révolution  du  système,  affirment-ils, juste une manière de le fluidifier. » Les deux créateurs d’entreprise qui par-taient avec une modeste mise de

5 000 euros chacun n’ont pas eu de mal à séduire les investisseurs avec leur projet : fin 2013, Ornikar décroche la première place du concours 101 Pro-jets qui récompense les start-up les plus prometteuses, organisé par le pa-tron de Free, Xavier Niel (actionnaire du « Nouvel Observateur »), Marc Simon-cini (Meetic) et Jacques-Antoine Granjon (Vente-privee), puis en rafle trois autres. Depuis, des fonds d’inves-tissement les sollicitent régulière- ment pour entrer dans leur capital. « On n’a  aucun  mal  à  lever  de  l’argent  », reconnaissent-ils. Pour l’instant, les 100 000 euros qu’ils ont touchés ont été investis dans les développements infor-matiques. Et les frais d’avocat engagés pour tenter de se faire une place au soleil ! Ce n’est pas gagné : la plupart des 12 000 auto-écoles françaises tradition-nelles comptent moins de deux sala-riés, le plus souvent le patron-moniteur et sa femme secrétaire ; dans ce petit monde où rien ne semble avoir bougé depuis que le métier existe, le combat des «  sous-doués  du  permis  de conduire », comme on les appelle dans la profession, a tourné au parcours du combattant. Philippe Colombani, le virulent président de l’Unic, principal syndicat de la profession, ne décolère pas contre « ces petits malins d’écoles de commerce qui s’imaginent révolution-ner  le  monde  alors  qu’ils  sont  totale-ment dans l’illégalité. Ils n’auront pas leur agrément. » Très sûr de lui, il n’in-voque ni la sécurité, ni la défense du consommateur, ni même la précarisa-tion des moniteurs, qui passeraient du statut de salarié à celui de travailleur indépendant. Selon lui, Ornikar ne res-pecte pas à la lettre la circulaire de jan-vier 2001 : ainsi d’après lui un moni-teur agréé n’a pas le droit de donner des cours s’il n’est pas salarié de l’auto-école. Autre faille selon lui : la signa-ture du contrat entre le moniteur et le client, qui doit avoir lieu dans les locaux de l’auto-école. Tout y passe, y compris l’absence d’accès des locaux d’Ornikar aux personnes à mobilité réduite, local où les clients, qui réser-veront leurs cours et s’entraîneront en ligne, n’ont par principe pas de raison de venir. « Cette circulaire date d’une époque où internet existait à peine, où il n’y avait ni signature électronique, ni les smartphones », tempête Benjamin Gaignault, qui affirme respecter l’es-prit de la loi. Pas sûr que cela suffise nx

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Alexandre Chartier et Benjamin Gaignault, les créateurs d’Ornikar, veulent démocratiser l’apprentissage de la conduite

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