Chromatikon IX

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    Directeur de la publication Editor : Michel WeberDirecteur de la rdaction Managing Editor: Vincent Berne

    Conseil scientifique Editorial Board:Pierfrancesco Basile

    Franois BeetsJean-Marie BreuvartChristiane Chauvir

    Jean-Claude DumoncelPaul Gochet (19322011)

    Ivor Grattan-GuinnessAnderson Weekes

    Deuxime srie Second Series Les ditions Chromatika, 2013Dpt lgal : D/2013/11.353/4

    ISBN 978-2-930517-44-5ISBN pdf 978-2-930517-45-2

    Imprim en BelgiqueTous droits de reproduction, dadaptation ou de traduction, par quelque

    procd que ce soit, rservs pour tous pays, sauf autorisation delditeur ou de ses ayants droit.

    Diffusion : www.i6doc.com, ldition universitaire en ligneSur commande en librairie ou Diffusion universitaire CIACO

    Grand-Rue 214, 1348 Louvain-la-Neuve, BelgiqueTl. 32 10 45 30 97Fax 32 10 45 73 50

    [email protected]@chromatika.org

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    ChromatikonIXAnnales de la philosophie en procs Yearbook of Philosophy in Process

    sous la direction de Michel Weber et de Vincent Berne

    2013

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    Sommaire Contents

    Xavier Verley, en forme de ddicaceJean-Marie Breuvart .......................................................................... 7

    I. Sminaires de recherche Research Seminars.............9

    Condillac et la recherche dun nouveau schme catgorialFranois Beets................................................................................. 11

    Chaos et Non-Sens dans les philosophies de Whitehead et de WeilJean-Marie Breuvart......................................................................... 25

    De lorganisme la spiritualit : une trajectoire whiteheadienneRoland Cazalis................................................................................. 45

    Syntonie ou agencement ethnopsychiatrique ?Michel Weber.................................................................................. 55

    II. tudes critiques Critical Studies .............................69

    Le transitoire, pour quoi faire ?Vincent Berne ................................................................................. 71

    Process and Reality A. N. Whitehead.............................................................................. 73

    Du bon usage des zombiesFrdric Bisson ............................................................................... 79

    On the difference between physics and philosophical cosmologyRonny Desmet ................................................................................ 87

    Que reste-t-il de la thologie l'ge lectronique ?Philippe Gagnon.............................................................................. 93

    Ethics, Economics and CivilizationArran Gare .................................................................................... 121

    A Whiteheadian Perspective on Psychedelic Experience and ResearchLeonard Gibson............................................................................. 147

    Mathematics and MetaphysicsBenjamin Schewel......................................................................... 165

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    6 Sommaire Contents

    III. Comptes rendus Critical Reviews 171

    Process Approaches to ConsciousnessJean-Marie Breuvart ....................................................................... 173

    Mahler homomreJean-Claude Dumoncel .................................................................. 181

    Xavier Verley, Sur le symbolismePhilippe Gagnon ............................................................................193

    Process Strategies on the Nexus Temporality-Continuity

    Dimitri Ginev ................................................................................. 199

    IV. Informations rticulaires Reticular News............205

    Le 11-Septembre entre mythe et grand rcitMichel Weber ................................................................................ 207

    Oxford Centre for Mindfulness and Adaptation Practice .................. 214

    20122013 Sminaires Seminars................................................ 214

    2013 Whitehead Psychology Nexus Workshop................................ 215

    Publications ..................................................................................... 215

    Abrviations Abbreviations .........................................................219

    Table des matires Table of Contents..........................................220

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    Xavier Verley, en forme de ddicaceJean-Marie Breuvart 1

    Franois-Xavier Verley (19452013) tait professeur mrite lUniversit deToulouse le Mirail.

    Sa vie durant, il a creus larticulation entre la mtaphysique et ltude desmathmatiques, de la logique ou de la gomtrie, travers diffrents modlesdont ceux de Leibniz ou Kant, ou encore ceux de W. James ou J. S. Mill, ouceux de philosophes des mathmatiques comme Poincar, Frege ouGrassmann. Avec une infinie patience, il a poursuivi sans relche son analysesur le sens moderne de la pratique mtaphysique, la suite de penseurscomme Bergson, Merleau-Ponty ou Ruyer.

    Il la fait en se rfrant constamment la pense de Whitehead, unphilosophe dont finalement il devait se sentir trs proche : le cheminementwhiteheadien tait all galement de la pure analyse mathmatique (par ex.ATreatise of Universal Algebra ou The Axioms of Projective Geometry) jusquauxinvestigations mtaphysiques de Process and Realityet de Modes of Thought.Xavier venait prcisment de publier chez Chromatika, quelques joursseulement avant quil ne nous quitte, un livre qui reprsente sans doute lasomme de toutes ses Aventures dIdes , et intitul Whitehead, unmtaphysicien de lexprience.

    Merci, cher Xavier Verley, pour nous avoir fait dcouvrir toute la richesse et

    la fcondit de luvre whiteheadienne.

    1Professeur mrite, Universit catholique de Lille.

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    I. Sminaires de recherche Research Seminars

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    Condillac et la recherchedun nouveau schme catgorial au XVIIIe sicle

    Franois Beets 1

    Voulez-vous apprendre les sciences,commencez par apprendre votre langue.

    CONDILLAC, Trait des Systmes, p. 217.

    Rsum. Des philosophes des Lumires, CONDILLACest celui qui

    a le plus rflchi sur la question du langage. Ce dernier estdabord, pour lui, la condition de la pense. ProgressivementCONDILLACen vient considrer le langage comme une mthodedanalyse permettant laccs aux sciences. Puis, devant lesdficiences des langues naturelles, il considrera les scienceselles-mmes comme des langues bien faites et concevra le projetde crer, pour chaque science, sa langue. LAVOISIER, sinscrivantdans cette perspective, crera la chimie moderne en cherchantune nomenclature rendant compte des processus chimiques.Ceci nest pas sans voquer la tentative whiteheadienne de crerun nouveau schme catgorial capable de rendre compte du reldynamique.

    Jai appris sur le tard aimer la chimie. La chimie ? Par excellence unescience du procs 2. Ltape cruciale dans lhistoire de la chimie, celle o cettedernire devient vraiment une science, est celle o LAVOISIER, appliquant desprincipes dicts par CONDILLAC, cre une nouvelle nomenclature qui luipermet de ruiner dfinitivement tant les thories des alchimistes quelhypothse du phlogistique 3. Cette nouvelle nomenclature, qui se rvlecapable de saisir les processus chimiques, nest pas sans voquer la tentativewhiteheadienne de crer un nouveau schme catgorial, capable de saisir ledynamisme de la ralit.

    A lpoque desLumires, alors que tous expliquent les structures du langage partir de celles de la pense 4, CONDILLAC (17121780) fait figuredexception en construisant sonEssai sur lorigine des connaissances humaines

    (1746)5

    autour de lintuition que la pense suppose lexistence pralable dunlangage de signes arbitraires, cest--dire de signes que nous avons nous-mme choisis et qui possdent par l la proprit de pouvoir tre rappels. Ilsagissait pour lui de radicaliser le projet idologique 6 conu par LOCKE demontrer comment sacquirent les diffrentes connaissances humaines.LOCKE admettait en effet deux sources aux connaissances humaines : lasensation, toute passive, et la rflexion, active. CONDILLACnadmet lui quuneseule source nos connaissance : la sensation. Mais il faut pour cela expliquercomment lentendement, passif dans la sensation, devient actif dans la

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    rflexion. Cest l quinterviennent les signes arbitraires7qui possdent cetteproprit de pouvoir tre rappels, rendant ainsi lentendement actif :

    C'est assez d'un seul signe arbitraire pour pouvoir rveiller desoi-mme une ide ; et c'est l certainement le premier et lemoindre degr de la mmoire et de la puissance qu'on peutacqurir par son imagination 8.

    Pour CONDILLAC le langage prcde donc la pense, lui est indispensable 9.Aussi prcise-t-il que lcriture est ncessaire la science, la parole lacommunication, lusage des signes toute forme de pense :

    Refusez un esprit suprieur l'usage des caractres : combien

    de connoissances lui sont interdites, auxquelles un espritmdiocre atteindroit facilement ! tez-lui encore l'usage de laparole : le sort des muets vous apprend dans quelles bornestroites vous le renfermez. Enfin, enlevez-lui l'usage de toutessortes de signes, qu'il ne sache pas faire propos le moindregeste, pour expliquer les penses les plus ordinaires : Vous aurezen lui un imbcile 10.

    Mais ce privilge quont lcriture, la parole et les signes de permettre lapense et la science est li un bien grand dsavantage. Le langage, conditionde la pense, peut aussi nous induire en erreur 11, il est mme la source detoutes nos erreurs : En rappelant nos erreurs l'origine que je viensd'indiquer, on les enferme dans une cause unique 12 . Il nous invite ainsi

    une rforme radicale du langage : pour rendre le langage exact, on doit lerformer sans avoir gard l'usage 13.

    Mais aprs la publication de lEssai les certitudes de CONDILLAC semblentsbranler. En 1749, dans le Trait des systmes 14, le langage nest plusprsent comme condition de la pense, et seules les dfectuosits du langagesont thmatises :

    Ainsi, le premier abus des systmes, celui qui est la source debeaucoup d'autres, c'est que nous croyons acqurir de vritablesconnoissances, lorsque nos penses ne roulent que sur des motsqui n'ont point de sens dtermin 15.

    La raison de ce recul est explicite dans une lettre MAUPERTUIS16date du 25juin 1752 17:

    Je souhaiterois que vous eussiez fait voir comment les progrsde l'esprit dpendent du langage. Je l'ai tent dans mon Essai surl'origine des connoissances humaines, mais je me suis tromp et

    j'ai trop donn aux signes 18.

    Trop donn aux signes ? La statue, imagine par CONDILLAC dans son Traitdes sensations de 1754 19, statue quil anime successivement des cinq sens,acquerra toutes ses connaissances par les seules sensations, sans avoir besoindaucun langage. Contrairement ce questime DERRIDA20dans lArchologie

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    du frivole, le chanon du langage est dplac 21, il nest plus la condition de lapense, il nest mme plus besoin de lui pour lacquisition des connaissances.

    Compltement absente du Trait des sensations, la thmatique du langagerapparat dans le Trait des animaux 22. CONDILLAC la fait intervenir dans destermes trs cartsiens 23 pour expliquer la crativit qui fonde la diffrenceentre lhumanit et lanimalit. Le contraste entre les socits animales o lecomportement des individus est fig et les socits humaines o lecomportement des individus est indfiniment adaptable tient la dimensioncommunicativedu langage :

    Il y a des btes qui sentent comme nous le besoin de vivreensemble : mais leur socit manque du ressort ncessaire qui

    donne tous les jours la ntre de nouveaux mouvemens et qui lafait tendre une plus grande perfection.

    Ce ressort est la parole 24.

    Mais un thme nouveau apparat ds le Trait des animaux, thme quiparcourra le reste de luvre condillacienne. Le langage est maintenantconsidr comme une mthode de pense: tout homme qui parle une langue,a une manire de dterminer ses ides, de les arranger et d'en saisir lesrsultats : il a une mthode plus ou moins parfaite 25.

    En quoi le langage est-il une mthode ? CONDILLAC semploie expliquer,dans leDiscours prliminaire auCours dtudes 26, quil rdige de 1758 1767,comment le langage dcompose dans la succession temporelle ce qui restait

    simultan, et donc confus, dans la pense prlinguistique :Mais parce que sa pense est l'opration d'un instant, qu'elle

    est sans succession, et qu'il n'y a pas de moyen pour ladcomposer, il pense, sans savoir ce qu'il fait en pensant, etpenser n'est pas encore un art pour lui.

    Si une pense est sans succession dans l'esprit, elle a unesuccession dans le discours, o elle se dcompose en autant departies qu'elle renferme d'ides. Alors nous pouvons observer ceque nous faisons en pensant, nous pouvons nous en rendrecompte : nous pouvons par consquent, apprendre conduirenotre rflexion. Penser devient donc un art, et cet art est l'art deparler 27.

    La pense prlinguistique, sans succession, nest pas une pense rflexive : ilpense, sans savoir ce quil fait en pensant . La rflexivit apparat avec lelangage, qui impose aux ides une succession temporelle o les catgories dulangage semblent, pour CONDILLAC, correspondre terme terme aveclagencement naturel des ides. Ainsi le langage devient-il une mthode etmme, prcise CONDILLAC, une mthode analytique : je considre l'art deparler comme une mthode analytique, qui nous conduit d'ide en ide, de

    jugement en jugement, de connoissance en connoissance 28.

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    Lanalyse elle-mme est dcrite dans une note ajoute au Trait dessystmes loccasion de sa rdition. Il sagit dabord dune dcompositionqui seffectue sur la pense prlinguistique, puis dune re-compositiondploye dans le temps pousant la gense des ides. En dautres termes unere-composition retraant lidologie:

    La mthode que j'employe pour faire ces sistmes, je l'appelleanalyse. On voit qu'elle renferme deux oprations dcomposeretcomposer.

    Par la premire, on spare toutes les ides qui appartiennent un sujet ; et on les examine, jusqu' ce qu'on ait dcouvert l'idequi doit tre le germe de toutes les autres. Par la seconde, on lesdispose suivant l'ordre de leur gnration 29.

    Cette analyse qui soprerait spontanment dans le langage, donne notreauteur une confiance norme dans le langage : tudier la grammaire, c'estdonc tudier les mthodes que les hommes ont suivies dans l'analyse de lapense30. La dimension communicativedu langage, sur laquelle se focalisaitCONDILLAC dans le Trait des animaux, sefface devant sa dimensionanalytique 31, et lencontre de LOCKE qui estimait, dans lEssai surlentendement humain que le langage a deux fonctions, communicative etmmorative 32.Il affirme :

    On se tromperoit, par consquent, si l'on croyait que leslangues ne sont utiles que pour nous communiquer

    mutuellement nos penses. C'est donc comme mthodesanalytiques que nous devons les considrer, et nous ne lesconnotrons parfaitement que lorsque nous aurons observcomment elles ont analys la pense 33.

    Si le langage, science spontane en tant que mthode danalyse, peut, pour leCONDILLAC de la Grammaire, nous conduire des connaissances certaines,cest quil est fond sur des signes artificiels:

    Il n'y a donc qu'un moyen pour acqurir des connoissancesexactes et prcises; c'est de nous conformer, dans nos analyses, l'ordre de la gnration des ides. Voil la mthode aveclaquelle nous devrons employer les signes artificiels 34.

    Grce ces signes les hommes dcomposent leurs penses, et ce ds lesdbuts du langage 35. Mais il y a plus : CONDILLACest amen rejeter la notionde signes arbitraires qui lui avait permis dexpliquer, dans lEssai, commentlentendement, passif dans la sensation, pouvait devenir actif dans larflexion. Pour que le langage devienne une mthode danalyse le choix dessignes doit tre motiv.

    Qu'est-ce que des signes arbitraires ? Des signes choisis sansraison et par caprice. Ils ne seroient donc pas entendus. Aucontraire, des signes artificiels sont des signes dont le choix est

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    fond en raison : ils doivent tre imagins avec tel art quel'intelligence en soit prpare par les signes qui sont connus 36.

    Chacun des locuteurs peut en puissance dcider du choix des noms, maispour que la langue devienne une mthode danalyse il faut se soumettre unprincipe qui doit guider la formation des langues ds le dpart : lanalogie.Cest encore par un ajout fait au Trait des systmes, lpoque o il rdigeaitla Grammaire,que CONDILLACexplique cette dernire notion :

    Aussitt que les langues commencent, l'analogie quicommence avec elles, les dveloppe continuellement et lesenrichit : elle montre en quelle sorte, dans les premiers signesqu'on a trouvs, tous ceux qu'on peut trouver encore.

    Dans cette analogie, est fonde la plus grande liaison desides : et cette liaison devient le principe qui donne au discours,la plus grande clart, la plus grande prcision, et chaquepense son caractre 37.

    Cette analogie, si elle est respecte, fera des langues naturelles des mthodesdanalyse fiables. Cest ainsi que dans lArt dcrireCONDILLAC estime avecoptimisme :

    Notre langue est devenue simple, claire et mthodique, parceque la philosophie a appris crire, mme aux crivains quin'toient pas philosophes.

    Quand une fois la clart et la prcision font le caractre d'unelangue, il n'est plus possible de bien crire sans tre clair etprcis 38.

    Cest ainsi que prend sens lexergue de notre article, cet ajout fait lpoquedu Cours dtudes au Trait des systmes : Voulez-vous apprendre lessciences, commencez par apprendre votre langue 39.

    Mais mesure quil rdige son Cours dtudes, CONDILLAC redcouvre desimperfections dans le langage naturel. Ceci notamment en remaniant lEssaipour en faire lArt de penser. Remaniement dans lequel il gomme tous lespassages o le langage est prsent comme condition de la pense, mais enconservant ceux o il traite des dfectuosits du langage, o il ramne noserreurs cette source et o il propose une rforme sans gard lusage :

    il parat que, pour rendre le langage exact, on doit le rformersans sassujettir toujours lusage. Il y a bien des erreurs quilseroit impossible de dtruire si lon sobstinoit parler commetout le monde. Il faut donc se faire un langage soi, si lon veutsexprimer avec une exactitude dont lusage ne donne paslexemple 40.

    Cest sans doute pourquoi, dans la Logique, parue en 1780 41, CONDILLAC envient considrer que les langues nont t des mthodes analytiques exactesque tant que lexprience a permis de les guider :

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    Les langues ont t des mthodes exactes, tant quon a parldes choses relatives aux besoins de premire ncessit. Car silarrivoit alors de supposer dans une analyse ce qui ny devoit pastre, lexprience ne pouvait manquer de la faire apercevoir. Oncorrigeait donc ses erreurs, et on parloit mieux 42.

    Mais le contact entre les peuples, les emprunts linguistiques vont romprelanalogie qui prsidait la formation des langues :

    le commerce rapprochoit les peuples, qui changeoient, enquelque sorte, leurs opinions et leurs prjugs, comme lesproductions de leur sol et de leur industrie. Les langues seconfondoient, et lanalogie ne pouvoit plus guider lesprit danslacquisition des mots 43.

    Ainsi, par la contamination linguistique, les langues sont devenues des mthodes fort dfectueuses aujourdhui, mais qui ont t exactes et quipourroient ltre encore 44. Lisolement culturel devient alors le modleutopique du peuple savant : pas demprunt ? Pas de contamination. Pas decontamination ? Une langue parfaite :

    Une langue seroit bien suprieure si le peuple qui la faitcultivoit les arts et les sciences sans rien emprunter daucunautre : car lanalogie dans cette langue, montreroit sensiblementle progrs des connoissances, et lon nauroit pas besoin denchercher lhistoire ailleurs 45.

    Mais une telle langue, hlas, nexiste pas. A dfaut CONDILLACva dvelopperune ide quil avait dj exprime dans le Commerce et le Gouvernement46:

    Chaque science demande une langue particulire, parce quechaque science a des ides qui lui sont propres. Il semble quondevroit commencer par faire cette langue : mais on commencepar parler et par crire, et la langue reste faire 47.

    Il nest donc plus question comme dans lArt dcrire de considrer quunelangue naturelle, comme le franais, puisse tre une bonne mthodedanalyse. La perspective sinverse et lambition de CONDILLAC est alors dedcouvrir, pour chaque science la mthode analytique qui en est la langue : Toutes les sciences seroient exactes, si nous en savions parler la langue de

    chacune48

    . Mais, si toutes les sciences ont leur propre langue, lanalogie quiprside est le mme dans chacune :

    Lartifice du raisonnement est donc le mme dans toutes lessciences. Comme, en mathmatiques, on tablit la question entraduisant dans lexpression la plus simple ; et, quand la questionest tablie, le raisonnement qui la rsout nest encore lui-mmequune suite de traductions, o une proposition qui traduit cellequi prcde est traduite par celle qui la suit. Cest ainsi quelvidence passe avec lidentit depuis lnonc de la question

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    jusqu la conclusion du raisonnement 49.

    Ce modle mathmatique va tre explor systmatiquement dans La languedes calculs, ouvrage que CONDILLACnaura pas le loisir de terminer et qui serapubli titre posthume 50.

    Lalgbre est une langue bien faite, et cest la seule : rien nyparoit arbitraire. Lanalogie qui nchappe jamais, conduitsensiblement dexpression en expression. Lusage na ici aucuneautorit. Il ne sagit pas de parler comme les autres, il faut parlerdaprs la plus grande analogie pour arriver la plus grandeprcision 51.

    Mais le projet dpasse bien sr les seules mathmatiques : Il sagit de fairevoir comment on peut donner toutes les sciences cette exactitude quoncroit tre le partage exclusif des mathmatiques 52. CONDILLACne pourra biensr pas faire aboutir son projet, mais le paradigme linguistique quil proposepour fonder les sciences sera fructueux. LAVOISIER sen rclameraexplicitement dans sonDiscours prliminairedu Trait lmentaire de Chimie53o lon trouve les fondements de la chimie moderne :

    En effet tandis que je croyois ne moccuper que deNomenclature, tandis que je navois pour objet que deperfectionner le langage de la Chimie, mon ouvrage sesttransform insensiblement entre mes mains, sans quil mait tpossible de men dfendre, en un Trait lmentaire de

    Chimie 54.Ceci nest pas sans voquer ce passage o Whitehead observe que laphilosophie transforme [] le langage de la mme manire quune sciencephysique transforme des appareils prexistants (PR 11). Il faudra enreparler.

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    BibliographieANGENOT, Condillac et le cours de linguistique gnrale ,Dialectica, 1971,

    n28.BREAL,Essai de smantique, Paris, 1868.CHOMSKY,La linguistique cartsienne,Paris, 1969.CONDILLAC,Essai sur l'origine des connaissances humaines(1746), d. G. Leroy,

    uvres philosophiques de Condillac, Paris, P.U.F., 1947, vol. I.CONDILLAC,Trait des Systmesdans uvres philosophiques de Condillac, d. G.

    Leroy, Paris, P.U.F, 1947, vol. I.CONDILLAC,Trait des sensations, dans uvres philosophiques de Condillac, d.G. Leroy, Paris, P.U.F, 1947, vol. I.

    CONDILLAC,Trait des animaux, dans uvres philosophiques de Condillac, d. G.Leroy, Paris, P.U.F, 1947, vol. I.

    CONDILLAC, Cours dtudes pour linstruction du Prince de Parme: IDiscoursprliminaire ; II Grammaire ; IIIDe lart dcrire ; IVDe lart de raisonner ; VDe lart de penserdans uvres philosophiques de Condillac, d. G. Leroy,Paris, P.U.F, vol. I.

    CONDILLAC,Le commerce et le gouvernement considrs relativement lun lautre, dans uvres philosophiques de Condillac, d. G. Leroy, Paris, P.U.F.,1948, vol. II.

    CONDILLAC,La Logique ou les premiers dveloppements de lart de penser, dans

    uvres philosophiques de Condillac, d. G. Leroy, Paris, P.U.F., 1948, vol.II.

    CONDILLAC,La Langue des calculsdans uvres philosophiques de Condillac, d.G. Leroy, Paris, P.U.F., 1948, vol. II.

    CONDILLAC,Correspondance, dans uvres philosophiques de Condillac, d. G.Leroy, Paris, P.U.F., 1948, vol. II.

    DERRIDA,L'Archologie du frivole, Paris, 1973.DESCARTES,Discours sur la Mthode, Ve partie, in uvres et Lettres, Ed. A.

    Bridoux, Gallimard La Pliade , 1952.FOUCAULT,Les mots et les choses, Paris, 1966.DESTUTT DE TRACY,Elments didologie, Paris,1826.FOUCAULT,Les Mots et les choses, Paris, 1966.

    HARNOIS,Les thories du langage en France de 1660 1827, Paris, 1921.JOHNSON, A. H., Theory of reality, Dover, 1953.LAROMIGUIERE,Essai sur les facults de lme, Paris, 1820.LAVOISIER,Discours prliminairedu Trait lmentaire de Chimie, Paris 1937.LOCKE,Essai sur lentendement humain, Paris, 1972.MAINE DE BIRAN, Mmoire sur l'influence de l'habitude, Tome II, Paris.MAUPERTUIS,Dissertation sur les diffrents moyens dont les hommes se sont

    servis pour exprimer leurs ides.WHITEHEAD,Procs et Ralit, Trad. D. Charles et al., Paris, Gallimard, 1995.

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    Notes

    1Professeur lUniversit de Lige, [email protected] Aucune traduction du terme anglais process ne me convient. Processus,

    premire traduction acte ne recouvre pas exactement le sens de langlais.La traduction par procs me semble encore moins approprie. Elle a dumoins lavantage davoir dtourn un de mes amis, lecteur occasionnel deProcess and Reality, de son projet de doctorat en philosophie du droit.

    3

    Le phlogistique est suppos tre un fluide, imagin pas STAHL (16601734),qui lui permettait dexpliquer la combustion. Ce fluide particulier, quonsupposait inhrent tout corps, tait sens schapper pendant lacombustion. LAVOISIER prouvera linanit de cette thorie en montrantempiriquement que les rsidus de la combustion tait plus lourd que lepoids des combustibles avant la combustion, ce qui est contraire lhypothse du phlogistique.

    4Cf. HARNOIS,Les Thories du langage en France de 1660 1827, Paris, 1921, p.34 : La dualit du langage et de la pense est toujours maintenue. Lalgitimit dexpliquer le premier par la seconde y est toujours affirmecomme premier axiome.

    5 CONDILLAC, Essai sur l'origine des connaissances humaines (1746), je citedaprs ldition de Georges LEROY: uvres philosophiques de Condillac,

    Paris, P.U.F., 1947, vol. 1. Dans la suite Essai. Je respecte lorthographe deldition.

    6Il faut entendre ici idologie au sens o on lentendait au XVIIIe sicle etau dbut du XIXe, la description de la gense des ides, telle que LOCKElenvisage au dbut de son Essai sur lentendement humain: il sagit en fait dexaminer notre propre capacit, et de voir quels objets sont notreporte o au-dessus de notre comprhension. (John LOCKE, Essai surlentendement humain, tr. Thurot, Paris, 1839, prface, p. 1-2)

    7Sur la prfiguration de la thse saussurienne de larbitraire du langage, voirlarticle dANGENOT, Condillac et le cours de linguistique gnrale ,Dialectica, 1971, n28.

    8 CONDILLAC, Essai, p. 24. Cette thse forte pose videmment problme :

    comment ce choix dun premier signe arbitraire a-t-il pu tre effectu parun entendement rput passif ? CONDILLACsaperoit bien sr du problmeet en diffre llucidation la seconde partie de lEssai: Il semble qu'onne sauroit se servir des signes d'institution, si l'on n'toit pas dj capabled'assez de rflexion pour les choisir et y attacher des ides: commentdonc, m'objectera-t-on peut-tre, l'exercice de la rflexion ne s'acqueroit-ilque par l'usage des signes ? Je rponds que je satisferai cette difficultlorsque je donnerai l'histoire du langage. Il me suffit ici de faire connotrequ'elle ne m'a pas chapp. (CONDILLAC,Essai, p. 22)

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    9A.-N. WHITEHEAD, contestant la thse bhavioriste de lidentit entre langageet pense, donnera trois arguments en faveur dune pense pr-linguistique. Premirement, sil y avait identit entre langage et pensetoute traduction deviendrait impossible : une phrase en une langueparticulire tant suppose exprimer une pense diffrente quune phraseen une autre langue. Deuximement lexprience frquente du mot sur lalangue serait impossible si les ides taient des mots. Troisimement unmme ensemble de mots peut symboliser des propositions diffrentes. Cf.A. H. JOHNSON, Theory of Reality, Dover, 1953, p. 95-98.

    10Essai, I, IV, 1, 11, p. 43. Labsence de signes quivaut labsence depense. Les idologues, dont DESTUTT DE TRACY(DESTUTT DE TRACY,Elments

    didologie,1826, I, p. 325) puis MAINE DE BIRANse souviendront de la leonde CONDILLAC: On ne peut raisonner, comme calculer, qu'avec le secoursdes signes conventionnels ; cette vrit a t mise dans un trop grand jourpar Condillac et les philosophes qui l'ont suivi, pour avoir besoin denouvelles preuves. (MAINE DE BIRAN, Mmoire sur l'influence de l'habitude,Tome II, pp. 270-1). Notons au passage que MAINE DE BIRAN parle ici designes conventionnels, CONDILLACa jusquici parl de signes arbitraireset designes dinstitutions

    11Emule de LOCKE, CONDILLACcite le matre anglais cet endroit : je me suismis dans l'esprit, depuis longtemps, qu'il pourroit bien tre que la plusgrande partie des disputes roule plutt sur la signification des mots que surune diffrence relle qui se trouve dans la manire de concevoir leschoses. (LOCKE, Essai sur lentendement humain, Paris, 1972, p. 393 ; cit

    par CONDILLAC,Essai, II, I, 11, p. 90)12Essai, II, II, 1, p. 105.13Essai, II, II, p. 106.14Trait des Systmesdans uvres philosophiques de Condillac, d. G. Leroy,

    Paris, P.U.F, 1947, vol. I. Par aprs TSys.15CONDILLAC, Trait des Systmes, 3, p. 129.16 CONDILLAC vient de lire la dissertation que MAUPERTUIS vient dcrire :

    Dissertation sur les diffrents moyens dont les hommes se sont servis pourexprimer leurs ides Le texte de MAUPERTUIS est accessible sur internet :http://www.bookmine.org/memoirs/langage.html.

    17Correspondance, dans uvres philosophiques de Condillac, d. G. Leroy,

    Paris, P.U.F., 1948, vol. II.18Correspondance, Vol. 2, p. 536.19Trait des sensations, dans uvres philosophiques de Condillac, d. G. Leroy,

    Paris, P.U.F, 1947, vol. I. Par aprs TS.20 DERRIDA sest laiss tromper par deux paragraphes ajouts lors de la

    rdition de 1768. Ces paragraphes, ajouts lpoque o CONDILLACrdige son Cours dtudes, affirment bien limportance du langage pour lapense, mais pas sa priorit. Ils sont les tmoins du dveloppement de la

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    pense condillacienne : Si on se rappelle que j'ai dmontr combien lessignes sont ncessaires pour se faire des ides distinctes de toute espce,on sera port juger que je suppose souvent dans la statue, plus deconnaissances qu'elle ne peut en acqurir. (TS., IV, p. 298) Comme lastatue n'a l'usage d'aucun signe, elle ne peut pas classer ses ides avecordre, ni par consquent, en avoir d'aussi gnrales que nous. Mais elle nepeut pas non plus n'avoir absolument point d'ides gnrales. Si un enfantqui ne parle pas encore n'en avait pas d'assez gnrales pour trecommunes au moins deux ou trois individus, on ne pourroit jamais luiapprendre parler, car on ne peut commencer parler une langue, queparce qu'avant de parler, on a quelque chose dire, que parce qu'on a des

    ides gnrales : toute proposition en renferme ncessairement. (TS, IV,chap. 6, p. 307)21DERRIDAaffirme en effet que cette correction, concerne moins l'ordre des

    enchanements que le degr linsistance thmatique et limportanceaccorde un chanon qui n'est pourtant pas dplac. (DERRIDA,l'Archologie du frivole, Paris, 1973, p. 75)

    22Trait des animaux, dans uvres philosophiques de Condillac, d. G. Leroy,Paris, P.U.F, 1947, vol. I. Par aprs TA.

    23 On pensera bien sr au clbre passage du Discours de la mthode : Vepartie, in uvres et Lettres, Ed. A. Bridoux, Gallimard La Pliade , 1952,p. 163-166. Sur laspect crateur du langage cf. N. CHOMSKY,La linguistiquecartsienne,Paris, 1969, p. 18 59.

    24

    TA, II, 4, p. 360.25TA, II, 5, p. 364.26Cours dtudes pour linstruction du Prince de Parme: I Discours prliminaire;

    II Grammaire; III De lart dcrire; IV De lart de raisonner; V De lart depenser. Respectivement plus tard: DP, G, AE, AR, AP, dans uvresphilosophiques de Condillac, d. G. Leroy, Paris, P.U.F, vol. I.

    27DP, p. 403. Mme ide dveloppe dans la Grammaire: Si toutes les idesqui composent une pense, sont simultanes dans l'esprit, elles sontsuccessives dans le discours : ce sont donc les langues qui nous fournissentles moyens d'analyser nos penses. (G, I, 3, p. 436)

    28DP, p. 403.29 TSys, XVII, en note p. 213. Il est rvlateur de remarquer quel point la

    pense de CONDILLACa pu voluer entre le moment o il rdige lEssaietcelle o il ajoute cette note au Trait des systmes. Dans cette dernire notecest la dcompositionqui est premire. Dans lEssaictait la compositionqui tait premire : Quoiqu'il en soit, analyser n'est selon moi, qu'uneopration qui rsulte du concours des prcdentes. Elle ne consiste qu'composer et dcomposer nos ides pour en faire diffrentescomparaisons, et pour dcouvrir, par ce moyen, les rapports qu'elles ontentre elles, et les nouvelles ides qu'elles peuvent produire. (Essai, I, II, 7,p. 27)

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    30G, I, 7, p. 443. Cest nous qui soulignons.31Cette insistance sur la fonction analytique du langage privilgie par rapport

    la dimension communicative a souvent t thmatise par lesidologues, hritiers de la pense de CONDILLAC. Cest le cas, notamment,de LAROMIGUIRE, figure dominante de la philosophie franaise du dbut duXIXe sicle avant larrive de linfluence de la pense allemande, dans sonEssais sur les facults de lme : Ceux qui, dans les langues, ne voient quedes moyens de communication entre les esprits, peuvent bien concevoircomment les sciences se transmettent d'un peuple un autre peuple, oud'une gnration aux gnrations suivantes; ils ignoreront toujourscomment elles se forment et comment elles prennent sans cesse de

    nouveaux accroissements. Ceux qui, remontant l'origine des signes dulangage, ont reconnu que ces signes nous taient d'abord ncessaires nous-mmes, qu'ils servaient noter des ides acquises, les rendre biendistinctes, et les graver dans notre esprit d'une manire durable, ont faitplus que les premiers sans doute; mais s'ils ont su comment on fournit desmatriaux la mmoire, ils ont oubli de se demander comment nousentrons en possession de ces matriaux. Ceux-l seuls embrasserontl'objet dans toute son tendue, qui dans ce que nous devons aux langues,distingueront, et des moyens de communication pour la pense, et desformules ncessaires pour retenir des ides toujours promptes nouschapper, et des mthodes aptes faire natre de nouvelles ides. (LAROMIGUIRE,Essai sur les facults de lme, Paris, 1820, p. 4)

    Ainsi quon le voit dans cette citation, la fonction communicative du langage

    nest pas la plus importante, non plus que la fonction mmorative, mais lafonction cratrice de nouvelles ides.

    32Cf. LOCKE,Essai sur lentendement humain, p. 385 : 1. Lun est denregtrer,pour ainsi dire, nos propres penses. 2. Lautre, de communiquer nospenses aux autres.

    33G, I, 6, p. 442. Il convient de mesurer loriginalit de C ONDILLACpar rapportaux penseurs du XVIIIe sicle. Ainsi que FOUCAULTa pu lcrire (FOUCAULT,Les Mots et les choses, Paris, 1966, p. 98), depuis la Grammaire gnrale etraisonnedARNAULTet LANCELOT, le langage est considr comme le lieuconcret de la reprsentation et de la rflexion plutt qu un instrumentde communication . Et FOUCAULTde prciser que le langage est la formespontane de la science, comme une logique incontrle de l'esprit et lapremire dcomposition rflchie de la pense : une des plus primitivesruptures avec l'immdiat . Pour CONDILLAC, si le langage estdcomposition de la pense, cette dcomposition est dabord non-rflchie.

    34G, I, 5, p. 440.35 Aussitt que les hommes commencent dcomposer leurs penses, le

    langage d'action commence aussi devenir un langage artificiel. (G, I, 7,p. 431)

    36G, I, 7, p. 429.

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    37 TSys, 17, p. 215. BRAL, matre de SAUSSURE et lecteur de CONDILLAC,retiendra lanalogiecomme fondement de la crativit du langage : Cettelogique, nous le rptons, repose tout entire sur l'analogie, l'analogietant la faon de raisonner des enfants et de la foule. Une locution estdonne : on en tire une autre peu prs semblable. Celle-ci, son tour, enproduit une troisime, un peu diffrente, qui provoque de son ct desimitations, sans que, pour cela la premire et la seconde aient cess d'treproductives. (BRAL,Essai de smantique, Paris, 1898, p. 253)

    38AE, IV, 5, p. 608.39TSys, p. 217.40

    Art de penser, II, chap. 2, p. 733. BRAL, lecteur de CONDILLACavant dtre lematre de SAUSSUREsemble avoir t convaincu : On a souvent essay detrouver sous les rgles de la grammaire une sorte d'armature logique ;mais le langage est trop riche et pas assez rectiligne pour se prter cettedmonstration. Il dborde la logique de tous les cts. En outre, sescatgories ne concident pas avec celles du raisonnement : ayant unefaon de procder qui lui est propre, il arrive constituer des groupesgrammaticaux qui ne se laissent rduire aucune conception abstraite. (BRAL,Essai de smantique, Paris, 1898, p. 243-244)

    41La logique ou les premiers dveloppements de lart de penser, dans uvresphilosophiques de Condillac, d. G. Leroy, Paris, P.U.F., 1948, vol. II. Paraprs Log.

    42Log., II, 2, p. 399.43Log., II, 2, p. 399.44Log., II, 2, p. 399.45Log., II, 2, p. 400.46Le commerce et le gouvernement considrs relativement lun lautre, dans

    uvres philosophiques de Condillac, d. G. Leroy, Paris, P.U.F., 1948, vol.II. Par aprs CG.

    47CG, p. 242.48Log., II, 7, p. 407.49Log., II, 8, p. 411.50La langue des calculs dans uvres philosophiques de Condillac, d. G. Leroy,

    Paris, P.U.F., 1948, vol. II.51LC., p. 420.52LC., p. 420.53LAVOISIER,Discours prliminaire du Trait lmentaire de Chimie, Paris 1937.54Op. Cit. P. II.

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    Sur Alix Parmentier. celle qui nous a fait dcouvrir ladimension profondment religieuse de Whitehead, et ce dans unlivre blouissant de clart et de rigueur la fois, qui est paru auxditions Beauchesne ds 1968, et dont le titre tait Laphilosophie de Whitehead et le problme de Dieu.

    Le livre, aujourdhui puis (pour combien de temps ?) portaiten exergue deux citations. Je passe sur celle des Ennades dePlotin, mais la seconde tait extraite de Religion in the making: Le monde moderne a perdu Dieu et il le cherche Si le mondemoderne doit trouver Dieu, cest dans lamour quil le trouvera,grce Jean.

    Son parcours de vie la conduite, avec bien des alas, tenterde mettre en pratique un tel programme. Merci, chre Sur Alix,pour nous avoir fait entrevoir toute la profondeur de ce mystre.

    Afin de mieux saisir les enjeux de cette question du chaos whiteheadien et du

    non-sens weilien, je voudrais dabord dfinir le contexte en lequel semanifestent ces thmatiques chez lun et lautre. Ce seront respectivement lesnotions de gap chez Whitehead et de diffrence entre catgoriesmtaphysiques et catgoriesphilosophiqueschez Weil.

    Nous en tirerons alors quelques conclusions sur les deux modles dediscours philosophique.

    1. Limportance du gapdans la pense de WhiteheadSi je tente, comme je le faisais dans ma thse, de reconstituer le mouvementselon lequel, pour Whitehead, le rel sexprime, par exemple dans lart et lareligion, jai conscience de navoir pas suffisamment insist sur les limites de

    cette expression, comme en parlait un ric Weil dans sa Logique de laPhilosophie propos de la violence. Certes, aux yeux de Whitehead, lesdomaines de lart et de la religion restent importants, voire complmentaires :lart provient dune motion individuelle leve luniversel du got,cependant que la religion se dveloppe inversement en une motion qui seveut dabord universelle et doit passer pour se manifester dans le concret derites et de croyances particulires. Mais art et religion renvoient finalement,dans leur conjonction mme, la vie dun corps prouvant ces motions et seprojetant par elles vers une ralit transcendante.

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    Cest en fait ce corps qui, dans la philosophie de Whitehead, rend possible, la fois, lanalyse gntiquedu rel en une concrescence de prhensionsselonles modes de la causalitet de lmotion, et lanalyse coordonne de ce mmerel selon les modes de limmdiatet et de la perception dobjets. Cettedernire analyse se dploie dans le cadre spatio-temporel de la perception,mais slargit lexprience de tout symbolisme, commencer par celle dulangage humain en gnral 2.

    Cest galement ce corps qui nous permet de comprendre les deux chellesdiffrentes danalyse : lchelle microscopique et lchelle macroscopique. Lapremire rend possible la saisie du rel selon une analyse gntique, opreau sein mme de la vie corporelle, et la seconde la comprhension de ce

    mme rel selon lanalyse coordonne en un rseau spatio-temporel.Nous avons ainsi une convergence des couples whiteheadiens, entre lesmodes de perception des objets (causaleouprsentationnelle), mais galementles chelles (microscopiqueou macroscopique) et les niveaux danalyse de cesobjets (gntique ou coordonne). Une telle convergence renvoie en mmetemps augap, introduit prcisment par Whitehead propos de la perception(i.e. le premier couple), et que nous pourrions largir aux deux autres. Je citele texte en anglais, pour son insistance particulire sur ce gap .

    The two modes are unified by a blind symbolic reference [].Such perception can be erroneous, in the sense that the feelingassociates regions in the presented locus with inheritances fromthe past, which in fact have not been thus transmitted into the

    present regions. In the mixed mode, the perceptive deter-mination is purely due to the bodily organs, and thus there is agapin the perceptive logic so to speak. This gap is not due to anyconceptual freedom on the part of the ultimate subject. It is not amistake due to consciousness. It is due to the fact that the body,as an instrument for synthesizing and enhancing feelings, isfaulty, in the sense that it produces feelings which have but slightreference to the real state of the presented duration 3.

    Certes, il sagit bien ici, dans un contexte derreur de perception, dun cas-limite de rupture entre le mode prsentationnel et le mode causal, entre cequi est vu et ce que le corps reoit. Mais un tel cas-limite ne rvle-t-il pasfinalement tout le sens de lentreprise whiteheadienne pour rendre compte

    la fois des objets perus et des objets penss partir de ceux-ci ? Entre lesncessits du discours rationnel retrouvant les articulations du rel et celle dela source vivante de ce discours, se manifeste le sens le plus profond del ailleurs voqu dans la thse.

    Cest alors toute la philosophie spculative de Whitehead quil faudraitrevisiter cette lumire : le propos ne serait plus de dire le rel de la faonla plus approche, mais dentrer dans une aventure qui soit la fois celledu corps qui le produit et celle des ides qui lexpriment. Le conceptd aventure tel que le dveloppe Aventures dIdes rpondrait assez ce

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    recours au corps, comme seule instance de recherche de sens, ce dtail prsquune telle aventure ne serait pas seulement celles des ides, mais celle delaltrit laquelle est expos le corps propre, lorsquil entre en relation avecdautres corps.

    Reste alors comme seule issue, comme la bien montr M. Weber 4, lacroyance en une anarchie fondamentale, que Whitehead na certes jamaisprofesse comme tant le dernier mot ut sic, mais qui est me semble-t-ilinhrente son propos mtaphysique et sa posture philosophique.

    2. Catgories mtaphysiques et catgories philosophiques

    selon WeilCest prcisment sur ce point que jai prouv le besoin dintroduire, depuisma thse, la distinction tablie par ric Weil entre les catgoriesmtaphysiques et les catgories philosophiques. Cest cette distinction quipermet de retrouver, au sein mme de lentreprise mtaphysique, le fond denon-tre sur lequel elle repose. Cest ainsi que Weil crit dans le chapitreLobjet, chapitre dans lequel se dveloppe cette distinction :

    La thorie, la vue, ne saisit que ltre et la Raison, mais elle neles saisit que sur le fond du non-tre : parmi les conceptsfondamentaux de la science, il doit y avoir au moins un non-concept qui saisit, ou mieux : indique, le nant et le vide

    concept de pure opposition, mais, en tant que tel, conceptinvitable 5.

    Il y aurait donc, pour ric Weil, laboration des concepts fondamentaux de lascience partir dune instance dfinie dentre de jeu comme celle du non-concept. Rappelons que, dans la succession des catgories de la Logique de laPhilosophie, la premire catgorie est celle de la Vrit: non pas dune vritconstruite selon des concepts, mais dune vrit vcuedans le silence 6, dontWeil dira dans le chapitre suivant sur le Non-Sens, quelle est prcismentnon-sens. Cest, selon lui, ce que montre Cratyle, disciple du grand adversairede Parmnide, Hraclite :

    Le non-sens, vcu et pour ainsi dire pratiqu par Cratyle, nestpas encore dtach comme catgorie: la pense devra senrichirbeaucoup avant quelle nait les moyens de se saisir sous cetteforme 7.

    Se rfrant alors lhindouisme, puis limage du Christ crucifi sans raison , Weil montre que ce non-sens est dabord un fond non-penscomme tel, chappant toute catgorisation. Cest donc ce qui justifieraitsous sa plume lexpression de non-concept. Cest ce non-concept que jaimeraismaintenant confronter ceux de contrasteet de chaos dans la philosophie deWhitehead. Car la dmarche de Whitehead dans le Schma catgorial de

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    Process and Reality sinscrit directement, linverse de celle de Weil, dans unecatgorisation affirme du rel. Elle suppose dj une pratique de laphilosophie dans et par llaboration de catgories mtaphysiques.

    3. Les catgories whiteheadiennes du contraste et du chaos

    3.1. Le thme du contraste

    Prenons dabord le thme whiteheadien du contraste. Tel quil est du moinsdfini dans le Schma catgorial, le contraste est un mode de synthse des

    entits en une seule prhension8

    . En soi, il constitue lune des catgoriesdexistence, lesquelles dfinissent les concepts fondamentaux de lamtaphysique whiteheadienne. Plus prcisment, le concept initial decontraste, au niveau lmentaire de la prhension, peut tre reprisindfiniment dans des contrastes de contrastes. Car cette catgorie

    Comporte une progression indfinie de catgories, lorsquenous passons des contrastes des contrastes decontrastes , et ce indfiniment jusquaux degrs suprieurs decontrastes 9.

    Cest prcisment dans cet enchanement de contrastes que se profile, par-del la construction indfinie de nouvelles catgories que jappelleraismtaphysiquesau sens weilien , lintention philosophique de Whitehead,dtermine prcisment dans la progression des catgories mtaphysiques.Selon les lois mmes de ce que Whitehead appelle la philosophie spculative(correspondant, grosso modo, au discours mtaphysique selon Weil), cetteprogression vise tablir un schma qui soit cohrent, logique, applicable etpertinent10.

    Mais alors, comment retrouver, dans cette progression mtaphysique elle-mme, lintention philosophique dernire ? Si le schma doit tre la foiscohrent et logique sur son versant rationnel, applicable et pertinent sur sonversant empirique 11, cela suppose la fois la croyance en une cohrence durel dcouvert par le philosophe et lesprance dune applicabilitpertinente dans le domaine pratique. La recherche de cohrence etdarticulation logique, si elle est vise dans toute tentative mtaphysique, ne

    vaut, pour Whitehead, que si elle conduit ces applications pertinentes.En ce sens, la logique whiteheadienne serait linverse de celle de Weil : La

    Logique weilienne de la Philosophie prend son point de dpart dans uneralit non-logique laquelle se manifestera dans un monde humain violent et insens proprement parler. La recherche de sens est conquise, chez Weil,sur une violence primaire et radicale, en laquelle se manifeste le non-sens.

    Inversement, cest bien la croyance en la cohrence et la logique du rel quifonde chez Whitehead la recherche de sens.

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    3.2. Le thme whiteheadien du chaos

    ce stade prend tout son sens le second thme whiteheadien : celui du chaos.Celui-ci nest saisi que comme une limite la dfinition de contrastes, et noncomme le fond proprement insens dune telle dfinition.

    Le dsordre chaotique signifie labsence dune dfinitionprgnante de contrastes compatibles dans la satisfactionobtenue, et donc laffaiblissement de lintensit []. Cest unefaon naturelle de parler, rien de plus, pour concevoir uneactualit minimale qui approcherait la non-entit. Mais on nepeut approcher le rien, parce quil ny a plus rien approcher 12.

    Cest cette faon naturelle de parler qui constitue pour Whitehead le point dedpart partir duquel se dploie la philosophie, alors que, pour Weil, cetteparole naturelle elle-mme serait encore une parole qui repose (sans toujoursle savoir) sur le non-sens initial dune vrit premire, conquise sur la violenceet prcdant tout discours, une vrit par consquent non nonableautrement que comme un non-concept13.

    Essayons de prciser en quel sens sorienterait alors lentreprisewhiteheadienne, partir de quelques concepts emprunts Process andReality, et dont lobjectif est justement de conforter cette double croyance enla cohrence thorique du rel et la pertinence de son applicabilit.

    4. La construction mtaphysique whiteheadienne reconsidre

    4.1. Tentative de problmatisation

    Une prcaution simpose ici dentre de jeu : il ne sagit plus, comme dans mathse elle-mme, dexpliciter simplement la Philosophie de lorganisme selonune description que jappellerais phnomnologique, insistant sur les donnesde lexprience qui la fois confortent cette philosophie et en illustrent leslimites. Je lappelais phnomnologique en ce qutaient mises entreparenthses, comme dans la phnomnologie husserlienne, lesinterprtations qui risqueraient daltrer les pures donnes de lexprience.Ctait le prix payer pour dcrire sans prjug les diffrents domaines en

    lesquels se manifestaient ces donnes, et accorder par l-mme un certaincrdit la pense whiteheadienne. Rappelons quil sagissait essentiellementdes domaines des sciences, des arts et des religions.

    Dans le cas prsent, je renonce lapproche phnomnologique desexpriences scientifiques, artistiques ou religieuses et mintresse au Schmacatgorial gnral lui-mme, comme cl dinterprtation de telles expriences.

    Je prends directement pour objet le discours mtaphysique whiteheadien,mme sil se rapporte trs souvent l son tour aux trois types dexprienceinvoqus. Il ne sagit plus doprer simplement une interprtation de la

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    Philosophie de lorganisme partir de ces types dexprience, selon unprocessus de type inductif, mais linverse de dduire de la constructionmtaphysique whiteheadienne elle-mme une interprtation nouvelle delexprience humaine concrte la plus radicale, soumise en particulier au non-sens de la violence.

    Il sagit en ralit de comprendre les prsupposs philosophiques de cettevision que Bertrand Saint Sernin dcrit la suite de Whitehead comme celledun Univers en essai14. Que suppose une telle vision, en regard de la violence laquelle est soumis le philosophe ? En particulier, quel regard politique sur le monde actuel sous-tend cette vision ?

    Ce faisant, jai bien conscience de changer de plan, par rapport celui de la

    Philosophie de lorganisme elle-mme, et de considrer celle-ci comme tantun objet tudier selon une autre logique, savoir selon cette logique de laphilosophie, qua dveloppe ric Weil en 1950 dans le livre ponyme.

    Pour le dire autrement, il sagirait bel et bien dune rvaluation de laphilosophie whiteheadienne prise comme un tout, en la confrontantseulement des penses alternatives appartenant dautres modles derfrence . Plus prcisment, jai choisi le modle weilien du philosopher, car

    je naurais pas eu lide de cette confrontation sans la possibilit dunerflexion approfondie sur la pense dric Weil. Jajoute quil ne sagit enaucun cas de me livrer une comparaison que lon pourrait estimer scolaireentre les deux penses, mais dclairer la mtaphysique de Whitehead parrfrence une recherche de sagesse qui conjurerait la violence fondamentalede la vie.

    Nous avons dj mentionn les thmes du contraste et du chaos. Mais laquestion qui nous occupera maintenant sera celle du traitement de cesthmes, en rfrence au propos philosophique dune recherche de sens, tantdans la philosophie de lorganisme selon Whitehead que dans la logique de laphilosophie selon Weil.Le concept central sera celui de cohrence, un conceptminemment weilien dont nous retrouvons galement la trace dans lnoncde quelques principes du Schma catgorial. Ce concept nous conduira ensuite une remise en question du concept danalogie sur lequel repose toutelentreprise whiteheadienne. Nous retrouverons ainsi, lissue de ceprocessus le non-tre ncessaire du chaos, en situant ce chaos, non plus auniveau de la seule pense spculative, mais sur le plan de la violenceconcrte, celle quanalysait Derrida dans son chapitre Violence et Mtaphysique

    decriture et Diffrence, ou Weil tout au long de la Logique de la Philosophie.

    4.2. Les grands principes dfinis dans le Schma catgorial

    Les concepts retenus seront dabord ceux que dfinissent les principes,recueillis au fil des catgories de lexplication, au sein du Schma catgorial. Jeretiens ici trois principes, dont chacun gravite autour dun concept prcisconsidr comme universellement applicable 15. Il me semble dabordressortir de tout le contexte de Process and Reality un principe/concept

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    fondamental : celui de la Relativit (Catgorie dexplication (iv)), en vertuduquel une premire cohrence du rel serait doffrir des lments pertinentsdans la cration de toute nouvelle entit actuelle. Whitehead le dfinit ainsi :

    Il appartient la nature dun tre dtre un potentiel pourtout devenir 16.

    Cest sur une telle base que peut se manifester un second principe/concept :celui du Procs (Catgorie dExplication (ix)). Selon ce principe,

    La manire dont une entit actuelle devient constitue ce quecette entit actuelle est 17.

    Remarquons quen fait ce principe renverse le sens du premier, puisque lonne part plus de ltre pour comprendre le devenir, mais du devenir pourcomprendre ltre. Il faudrait dailleurs plutt considrer ces deux premiersprincipes comme deux manifestations dune ralit plus fondamentale. Cesten effet parce que ltre est un potentiel pour tout devenir (selon le premierprincipe) que lon peut, par le chemin inverse, retrouver dans tout devenir la manire dont une entit actuelle devient partir de ce potentiel (selon ledeuxime principe). Le principe de relativit trouve ainsi dans le principe duprocs son illustration, et inversement celui-ci trouve son explication dans lepremier 18. Mais ce jeu entre illustration et explication ne trouve finalementson fondement que dans un principe plus fondamental.

    On trouve en effet dans les mmes catgories de lexplication un troisimeprincipe, plus fondamental en ce quil valide les deux prcdents, un principe

    qui napparat quavec la Catgorie dexplication (xviii), et dont le conceptimportant serait celui de lactualit: ce jeu entre ltre du premier principe etle devenir du second suppose finalement un accord ontologique entre lesdeux. Le principe ontologique en constitue ds lors la meilleure expression.Selon ce principe, en effet, il faudrait admettre comme seule raison delaccord entre les deux autres le fait mme de cet accord, attest parlexprience. Car cest un principe qui

    Signifie que les entits actuelles sont les seules raisons ; desorte que chercher une raison cest chercher une ou plusieursentits actuelles 19.

    4.3. Une triple cohrence, pour la mise en accord entre potentiel et rel

    Ce jeu dfini selon les trois principes/concepts que je viens de prsenterexprime en fait une triple cohrence.

    La premire cohrence se situe entre les potentialits. Cest cellequexprime le principe de relativit. Rappelons en effet que, pour Whitehead,les objets ternels se dfinissent comme des identits absolumentdiffrencies les unes des autres. Certes, cette identit de chaque objet etcette diffrenciation davec tous les autres se manifeste toujours dans une

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    activit. Mais celle-ci ne fait jamais que les prsenter selon leur cohrencepropre, selon le mode objectif de leur fonctionnement.

    Notons que sil y a cohrence interne dans le champ des objets ternels,avec leurs jeux de ressemblances et de contrastes, le chaos devient, dans uneoptique whiteheadienne la limite mouvante au-del de laquelle une tellecohrence cesse dtre pertinente. Le chaos est ainsi un concept opratoiresur lequel repose toute investigation sur les possibles.

    Une seconde cohrence est celle qui stablit entre les entits actuellesformant le pass dune nouvelle entit. Cest ici le principe du procs qui enest la meilleure expression. Selon le principe du procs, en effet, lefonctionnement objectif des potentiels selon leur systme

    didentit/diffrence se transforme en un fonctionnement subjectif selonlaffirmation actuelle dun tel systme. La cohrence nest plus simplemententre des objets ternelsconsidrs isolment, mais entre les occasions passesqui ont organis cette cohrence et loccasion actuelle prsente qui enmerge 20.

    ce niveau des entits actuelles, la cohrence se heurte ici galement unelimite, celle de ce que Whitehead appelle labruptness, le caractre fini delanalyse conceptuelle de ces entits actuelles. Selon le vieil adagearistotlicien de l ananke stenai , lanalyse conceptuelle est ncessairementfinie, sous peine de devenir incomprhensible. Le caractre abrupt de cetteanalyse conceptuelle marque ainsi la limite toujours reprendre de lacohrence entre entits actuelles.

    Une troisime cohrence apparat alors dans le jeu entre toutes les entits,potentielles ou actuelles. Ce sont dabord les objets ternels qui assurentla continuit entre les occasions passes et loccasion prsente,

    puisque ce sont les mmes dans les deux cas. Mais en revanche cest

    cette occasion actuelle elle-mme qui les fait rellement exister.Cest le principe ontologique qui voit prcisment dans toute entit actuelle la

    seule raison dun tel jeu. Ce troisime niveau est finalement celui qui exprimela cohrence dernire de toute la construction mtaphysique whiteheadienne,en montrant quelle est simplement lexpression finale des deux cohrencesprcdentes. En ralit, ce principe pourrait galement sappeler celui de laralisation efficiente et finale 21. Cest celui qui rgit lensemble du rel. Car lemouvement de finalisation qui constitue une entit actuelle repose sur unecause efficiente elle-mme dfinie selon une mise en cohrence objective des

    potentialits et des entits actuelles passes. Reste que ce principe dunecohrence dernire entre potentialits et actualits reste affect tant par lechaos qui limite la cohrence des premires et labruptness qui limite lacohrence des secondes.

    Ces trois niveaux de cohrence convergent finalement dans lactualitqui la fois postule la cohrence des formes et celle des entits qui en mergent :

    Le royaume des formes est le royaume de la potentialit, et lanotion mme de potentialit possde une signification externe.Elle se rfre la vie et au mouvement. Elle se rfre

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    linclusion et lexclusion. Elle se rfre lespoir, la crainte etlintention. Pour le dire plus gnralement, elle se rfre lapptition. Elle se rfre lactualit qui ralise la forme tout entant plus quune forme 22.

    On notera, dans cette rflexion remarquable de Whitehead, que la cohrenceest prsente la fois dans sa ralit objective (cf. le coupleinclusion/exclusion ) dans sa ralit subjective (cf. lensembleespoir/crainte/intention) et dans sa ralit de vie et mouvement conjuguant lesdeux sur un plan plus gnral.

    Le royaume des formes nexiste donc que par relation externe une autreralit, loccasion actuelle. Celle-ci est en effet la fois la mise en forme

    objective de ce royaume par inclusion et exclusion, la mise en formesubjective de cette mise en forme, selon lintention. Le principe ontologiqueserait alors celui qui assure une cohrence entre la mise en forme objective et la mise en forme subjective .

    4.4. La ncessaire renonciation au concept danalogie

    En ralit, cette mise en forme des relations entre potentiel et actuel est enmme temps une mise en uvre de la symbolisation, un peu comme lesdeux modes de la perception, nous le notions plus haut, se nouent entre euxdans la rfrence symbolique. Je ne reviendrai pas sur larticulation faite dansma thse entre la conception whiteheadienne du symbolisme et celle du

    langage selon Saussure. Mais il me semble clair que la mtaphysiquewhiteheadienne ne peut rellement fonctionner que sur ladmission de larfrence symbolique, et notamment celle qui se manifeste dans touteperception sensible.

    Mais cette rfrence symbolique elle-mme peut-elle trouver uncorrespondant la lumire de la thorie saussurienne de lanalogie ? Certes,on trouve de part et dautre un mme rapport entre le potentiel et lactuel : lepotentiel de la langue ou celui des objets ternels, faisant ingression dansloccasion actuelle comme dans lacte de parole. De mme que, dans laperception, sactualise une certaine configuration dobjets ternels, de mmedans la parole se manifeste une certaine organisation de la langue. On peutmme dire avec Saussure que la dynamique de lanalogie se dveloppe sur labase du systme dune grammaire rgissant lacte de parole selon des rgles

    bien dfinies, des formes dtermines, et des combinatoires prcises :

    Il faut aller plus loin et dire que lanalogie est dordregrammatical : elle suppose la conscience et la comprhensiondun rapport unissant les formes entre elles 23.

    Paralllement, chez Whitehead, lanalogie qui caractrise la rfrencesymbolique consacre un certain rapport entre rgles, formes etcombinatoires, telles que les dfinit le domaine (realm) des objets ternels.

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    On peut effet considrer ce que Whitehead appelle une occasion actuellecomme se dveloppant

    au sein dun royaume dentits alternatives inter-relies (arealm of alternative interconnected entities) 24.

    Or, cest prcisment ce niveau quapparat le chaos, comme le dsordreinitial partir duquel se cre une nouvelle occasion. Cette question a taborde dans ma thse, mais elle prend maintenant un sens nouveau, du faitmme de cette place du chaos lorigine de la rfrence symboliquewhiteheadienne. Autant la thorie de lanalogie est irremplaable pour lacomprhension du langage, autant elle apparat tout fait insatisfaisante pourla comprhension du rel ultime, antrieur toute articulation entrepotentiel et actuel, que ce soit celle de la perception ou celle du langage 25. Latriple cohrence qui rend possible le discours mtaphysique whiteheadienrepose elle-mme sur une non-cohrence dont on ne trouve pas dquivalentdans une langue, toujours dj l pour alimenter lanalogie.

    En revanche, cest bien le chaos que lon rencontre comme limiteinfranchissable, conduisant une certaine fragilit du discours mtaphysiquequi le prsuppose. Le chaos serait certes lorigine doccasions nouvelles, maiscette origine serait elle-mme inassignable : elle ne serait en effetconnaissable comme telle, selon le principe ontologique, que par une nouvellemise en forme qui prcisment la prsupposerait encore. Il se produit ici, ce niveau fondamental la mme aporie que celle du dbut du monde par lebig bang: celui-ci nest effectivement connaissable que sil sest dj produit.

    Ainsi en est-il du chaos, connaissable seulement lorsquil a t rsolu en uneconnaissance particulire qui le suppose. Par dfinition, il ne serait rellementconnaissable, comme le big bang, quaprs coup. Les objets ternels nepeuvent rendre compte du rel que sur ladmission du chaos initial qui aprsid sa cration 26.

    Le rapport du philosophe au rel apparat ainsi entirement diffrent decelui du linguiste la langue et sa manifestation dans un acte de parole.Cest en dfinitive le rapport du philosophe au systme qui est ainsi remis encause. La question est ici prcisment de savoir si le discours philosophiqueest lui-mme un langage articul comme les autres. Le philosopher peut-ilrellement tre considr comme une prise de parole ? En fait, la grandediffrence rside en ce que, dans le deuxime cas, la parole repose sur la

    croyance en une validit du langage dire le rel, alors que dans lacte dephilosopher, cest plutt linverse : le discours repose sur une croyanceoppose en linvalidit foncire des catgories mtaphysiques direlessentiel.

    Sur ce point, il faudrait sans doute relire Kant et Hegel dans cetteperspective, comme le faisait ric Weil. Selon cette tradition continentale ,se manifeste toujours dans le discours philosophique une part non-discursive (le devoirchez Kant, la mortchez Hegel ou le non-senschez Weil).

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    Plus prcisment, revenons la catgorie weilienne du non-sens, telle quelleest dfinie au dbut de la Logique de la philosophie.

    5. La question du chaos ou la philosophie comme repriseAinsi retrouve-t-on in fine, le sens du chaos whiteheadien dj voqu plushaut propos du contraste, par opposition la signification weilienne du non-concept initial. Ce non-sens serait-il simplement une limite inhrente audiscours rationnel comme le veut Whitehead, ou un non-conceptfondamentalpermettant de comprendre aprs couple sens de la violence, comme point de

    dpart du philosopher weilien. Lexpression weilienne de non-concept nestcertes pas uniquement une absence de concept, mais concrtise la volont duphilosophe de comprendre la violence comme la limite insurpassable lexercice de la raison, lorsque le violent oppose une fin de non-recevoir audiscours philosophique. Ce non-concept marque alors simplement la faondont le philosophe caractrise ce refus du violent de discourir.

    Mais y-a-t-il, dans ce cas, moyen de confronter ce non-concept, ainsi que lacatgorie du non-sens qui en est une autre appellation, avec le chaoswhiteheadien ? Pour rpondre cette question, il me semble quil faudraitintroduire dans la discussion le concept weilien fondamental de reprise,voqu prcisment dans le chapitre Non-Sens27. Cette reprise consiste dans

    La comprhension dune attitude (ou catgorie) nouvelle sous

    une catgorie prcdente, comprhension ralise dans et parcette attitude antrieure. Le bouddhiste ne se tait pasncessairement. Il peut parler du non-sens comme de la vrit 28.

    Le bouddhiste a commenc par se taire. Mais il peut galement

    reprendre ce silence sous certaines catgories philosophiques. Dans

    ce cas, la reprise est en fait celle de la vrit pour comprendre le non-

    sens, ou celle du non-sens pour comprendre la vrit. Si le silence

    bouddhiste apparat comme antrieur au discours philosophique, cest

    bel et bien dans celui-ci quil se rvle comme non-sens, et que

    samorce ainsi une vritable logique de la philosophie.

    Rappelons que la premire catgorie, celle qui ouvre la Logique de la

    Philosophie, est en effet la catgorie de la Vrit, elle-mme reprise

    simplement de la vie silencieuse, celle de tout humain, philosophe ounon. La reprise premire de cette vie silencieuse constitue alors le

    premier acte du philosophe, un acte quil ne saurait justifier, puisque

    toute justification y trouve son fondement. Parmnide, ou Bouddha,

    auraient pu rester silencieux, car leur parole renvoie finalement ce

    silence initial. Ce faisant, ils ont simplement ouvert la voie au discours

    philosophique :

    La vrit dont il sagit nest pas inaccessible. Elle ne peut pastre expose, il est vrai, mais elle peut tre vcue. Le silence

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    prcde le discours, et le discours peut se terminer dans lesilence [] Cest le philosophe, dans sa situation dtermine parlhistoire (quil lit comme lhistoire de sa recherche), qui constatela vrit [] Elle nest alors que cela, le terrain du savoir, terrainvide et infini et qui ne se remplira que dans la suite 29.

    Toute lactivit du philosophe selon Weil rside alors dans cette

    capacit de reprendre ce terrain vide et infini sous langle dun discours

    dont la premire catgorie sera prcisment celle de la Vrit. Ce ne

    serait pas une Vrit dvoile par le discours philosophique (comme

    vrit particulire de type mathmatique, scientifique, philosophique,

    etc.) mais une Vrit manifeste dentre de jeu comme Non-Sens.Le

    Non-Sens apparat ainsi la fois comme une reprise de la catgorieantrieure de la Vrit (Le Non-Sens est la Vrit) et comme la vrit

    dernire de cette Vrit (La Vrit estle Non-Sens) 30.

    Mais il est clair que le Non-sens se rvle alors comme ayant toujours

    t non-sens, selon ce quillustre lexemple du Bouddha ou celui du

    Christ :

    Il nest pas plus sens de demander pourquoi le Bouddha aparl que danalyser les motifs pour lesquels lhomme Jsus, quicommandait toutes les forces du ciel et de la terre, sest laisscrucifier 31.

    En ralit, la meilleure illustration de cette prminence du Non-Sens sur toute

    vrit particulire sera la violence quaffronte le philosophe, violence venantpar exemple de la brute refusant tout discours philosophique.Ce serait ds lors un contre-sens sur la pense de Weil que de considrer

    quil dfinirait simplement la philosophie comme une arme contre la violencede lhistoire. Cest la fois plus et moins que cela.

    Cest dabord moins en ce que le discours philosophique peut apparatrecomme un recul devant la violence. La violence humaine, sous toutes sesformes, est un fait dont il faut partir, non pas pour la faire disparatre dansune nouvelle croisade contre elle, mais pour en partir en vue de comprendrelacte philosophique lui-mme. Dune certaine faon, on pourrait dire quauxyeux de Weil la philosophie a besoin dune rencontre avec le violent pourmerger comme discours vritablement sage. En cela, et comme laurait dit,parat-il, ric Weil, cest Hitler qui fut son meilleur matre de philosophie. On

    sait galement comment il interprtait la pense de Machiavel : comme unephilosophie politique trs proche de la ralit humaine la plus fondamentaledans lexercice raisonn de la violence par le politique.

    Mais en mme temps la Logique de la Philosophie est plus quun simplediscours sur la non-violence. Partant du constat de la violence inhrente lavie elle-mme, elle amorce une Logique qui est celle de la vue. Le couple Vueet Vie, constamment repris dans la Logique de la Philosophie, indique alorschez Weil une premire rupture qui est au point de dpart du discoursphilosophique. Cette rupture est certes analogue celle que nous avons

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    rencontre chez Whitehead, entre lacte de perception et le peru. Mais alorsque celle de Whitehead sinscrit dans le contexte gnral dune philosophiespculative et conceptuelle, celle de Weil apparat comme tant plus radicale,car impliquant une rfrence la vie, et donc une situation originelle,prcisment antrieure la philosophie spculative.

    La violence apparat ainsi comme tant la fois ce quoi soppose lephilosophe, mais galement le premier terrain sur lequel peut apparatre sonpropre discours. On trouverait ici ltagement historique des niveaux dediscours qui tissent lensemble de la Logique de la Philosophie, chacun deuxtant repris par un nouveau, jusqu laffirmation finale dune sagessesilencieuse, conjurant le non-sens initial de la vie dans la vue dun sens

    dernier, toujours reconqurir sur les cheminements de la violence. Cestprcisment une telle vue qui conduit le sage accompli au silence et lopposeen tous points au silence born de la brute humaine vivante.

    Conclusion : Bilan de la comparaison entre Whitehead et WeilIl ressort de ce qui prcde quil faudrait distinguer, chez les deuxphilosophes, plusieurs niveaux de lacte philosophique, explicites ouimplicites. Il sagit pour lessentiel de recevoir les textes tels quils ont trdigs, et de comprendre partir de cette rception, quelles en sont lesstructures.

    Niveau 1 : le discours philosophique complexe (Process and Reality, Logique de laPhilosophie)

    Cest le niveau le plus visible, celui en fonction duquel on peut amorcer unevritable histoire de la philosophie partir des discours respectifs.

    Le livre de Whitehead commence par dfinir les grandes lignes dunephilosophie spculative, en proposant un Schma catgorial comportant unerinterprtation de la ralit dont nous faisons quotidiennement lexprience.Le dfi auquel est confront le philosophe est celui de trouver, partir delexprience commune de vie prouve par tout tre humain, quellespourraient tre les grandes lignes dun systme qui se situerait au plus prs decette exprience, tout en en proposant une articulation cohrente.

    Celui de Weil commence par dcrire dans son introduction le contexte danslequel se situe dentre de jeu le philosophe : celui dune violence faite audiscours philosophique. La premire partie de cette introduction sintituleRflexion sur la philosophie et porte sur la diffrenciation fondamentale entreRaison et violence. La seconde partie sintitule Rflexion de la philosophie. Lephilosophe, confront comme tout tre humain au conflit entre raison etviolence se pose alors la question de sa propre situation en posant la questiondu sens de son discours . Lintroduction se referme alors sur le thme

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    Philosophie et Violence, en montrant en particulier comment la logique de laphilosophiese confronte la violence de lhistoire.

    Il est prmatur dinterprter ces deux manires daffronter la question dela philosophie. La premire se manifeste comme un essai de justification dudiscours philosophique, dans une perspective qui nest dailleurs pas exemptede considrations morales : il sagit de se situer au plus prs de lexpriencehumaine, pour en montrer la cohrence.

    Quant la seconde elle se prsente comme lexplicitation de la situationhistorique concrte en laquelle se trouve plong tout tre humain et parconsquent le philosophe lui-mme. Elle souvre galement sur uneperspective morale, mais cette fois-ci indissolublement lie une vision

    politique.

    Niveau 2 : Dispositifs de mise en uvre

    On connat la vogue actuelle du concept de dispositif, introduit notammentpar M. Foucault 32, et que G. Agamben dfinit par un ensemble de pratiqueset de mcanismes (tout uniment discursifs et non discursifs, juridiques,techniques et militaires) qui ont pour objectif de faire face une urgence pourobtenir un effet plus ou moins immdiat 33.Certes, la recherche est pour nous dordre philosophique. Mais on peutconsidrer que les textes dont nous parlons sont prcisment le produitdoprations cohrentes entre elles, discursives.

    a. Dispositifs du commencementIci semble importante pour le philosopher la dcision du commencement,concrtise par celle du dispositif de commencement. Dans le cas deWhitehead, cest la prsentation, au dbut de Process and Reality, du Schmacatgorial. Cest en effet ce schma qui donnera ensuite lauteur loccasionden valider les grandes lignes, en les explicitant et en les illustrant parrfrence aux grands systmes philosophiques transmis par lhistoire. Dans lecas de Weil, le protocole est pour lessentiel celui de lintroduction la Logiquede la philosophie, prcisant le contexte dans lequel peut apparatre cetteLogique, afin de justifier les enchanements ultrieurs des catgories. Onpourrait prciser que cette introduction a t rdige aprs coup, de manire justifier ex parte postles enchanements de catgories qui suivent.

    Les discours ne sont donc possibles que sur la base de ces dispositifs ducommencement qui leur donnent une certaine consistance : celui dellaboration dun Schma catgorialchez Whitehead, celui dune introductionqui retrace le parcours du philosophe ric Weil.

    b. Dispositifs de dveloppement

    Dans le cas de Process and Reality, le schma propose quatre types decatgories, dont la mise en articulation peut tre interprte comme lactefondateur du philosopher, dont toute la suite ne sera jamais quune

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    application. La 2mepartie est intitule Discussions et Applications et constitue elle seule une vaste reprise (au sens weilien) des grandes discussions quiont maill lhistoire de la philosophie. De cette vaste enqute ressort dans la3mepartie, de manire inductive, la thorie centrale des prhensions, et dontla 4me partie, La thorie de lextension, pose la question des types danalysequi permettent den rendre compte. Cela se fait notamment par un passage labstraction, justifie par une gomtrie fondamentale relevant duneconnexion extensive.

    Quant la Logique de la Philosophie, aprs la prsentation du dispositif ducommencement, elle se dploie selon un certain nombre de catgories, certesempruntes lhistoire de la philosophie, mais aboutissant la fin sur des

    catgories considres comme vides, dont celles du sens et de la sagesse,toujours reprendre partir de cette histoire, selon la remarque suivante deF. Guibal :

    Sens du rel et sens de lAutre, sens du monde et sens desautres, sens thico-politique et sens thico-religieux ntant

    jamais pour nous que des modalits irrductiblement diversesmais non contradictoires du sens tout court, avec lequel,heureusement, nous nen aurons jamais fini dessayer de nous expliquer 34.

    Telle est la destination finale de cette Logique, dans laquelle apparat crucialela distinction dj voque entre catgories mtaphysiques relevant dundiscours historique et catgories philosophiques par lesquelles peut tre pose

    la question du sens.

    c. Le dispositif gnral de la pense philosophique

    Cela signifie que ce qui est pos dentre de jeu, cest un dispositif de pense,lui-mme pens selon ce projet. Cest ce dispositif qui permettra alors de

    justifier ce qui est dabord annonc. Certes, lannonce premire est elle-mmedj un dispositif, mais elle offre la particularit dintroduire, non pas unethorie, mais un autre dispositif, qui est celui du dveloppement lui-mmedu discours, soit pour illustrer sur des exemples emprunts lhistoire ou lexprience commune le sens du Schma catgorial initial, soit pour analyseret articuler les catgories dont lhistoire nous a fait don, et par lesquelles seconstitue une relleLogique de la Philosophie comme logique du sens.

    Finalement, dans le cas de Whitehead, lacte philosophique consiste partirdes seules ralits concrtes que sont ses yeux les entits actuelles, ou gouttes dexprience , pour en donner une vision mtaphysique cohrente.En revanche, lacte philosophique weilien consistera partir de visionsmtaphysiques valides par lhistoire pour les insrer dans une recherchephilosophique fondamentale sur ce qui fait finalement fond dans cesvisions, comme recherche dune cohrence dernire qui ne soit plusspculative mais active, dans la rencontre du penseur avec la violence delhistoire.

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    Niveau 3 : Rgulation par le concept de vrit

    Cest sans doute le niveau auquel vont apparatre des convergences possibles,mais galement de relles divergences entre les deux textes . On peut eneffet considrer quil existe un caractre commun ces deux dmarches, uncaractre qui les constitue en miroir : cest celle dune certaine conception dela vrit.

    La relation de vrit est illustre chez Whitehead par lexemple dunepropositionou celui de laperception(AI, 311-312[313]). Mais en mme temps,cest cette mme relation de vrit qui stend aux propositionsmtaphysiques. Elle consiste en lexprience dun accord entre les lments

    qui composent cette proposition ou cette perception et le philosophe qui enrend compte.En contraste avec cela, la vrit telle quelle est dfinie dentre de jeu dans

    laLogique de la Philosophienest plus une simple relation obissant au modlede la proposition, en vue dnoncer ce qui est. Elle est en effet seulementindtermine, comme larrire-plan sur lequel peut ensuite apparatre lacatgorie de la relation vrai/faux. On ne peut dire le vrai et le faux quen ayantdabord admis une vrit indtermine, laquelle ne peut dailleurs tre quenon-sens, puisque le sens ne pourra tre dtermin qu partir de l.

    Il y a donc ici un point ultime de sparation entre les deux philosophes.Chez Weil, le point de dpart de la dcision philosophique nest pas la visedune vrit de lexprience. Celle-ci est au contraire le point de dpart, leprsuppos sans lequel le discours philosophique serait en ralit impossible.

    La vrit est ce dont on part parce quelle prcde tout discours dans lesilence. Elle nest en aucun cas ce quoi lon parvient selon une logique despropositions.

    Niveau 4 : La vrit la limite chaos whiteheadien et non-sensweilien

    En ralit, lessentiel des diffrences entre les deux auteurs serait chercherdu ct de la limite impose la vrit.

    Chez Whitehead, cette limite prend la forme du chaos, partir duquel etcontre lequel se construit le discours mtaphysique. Le discours philosophiqueest une conqute sur le chaos, selon la croyance affirme dentre de jeu quele monde est rellement comprhensible, et interprtable par larticulation de

    principes que nous avons dveloppe ci-dessus. Cest une telle croyancefondamentale qui prside toute la philosophie du procs : il existe une sortede connivence entre les objets connus (selon la catgorie (v) des objetsternels) et les faits que nous dlivre lexprience. Le chaos est simplementmthodologique, introduit comme la limite partir de laquelle le monde peuttre pens en cohrence.

    En revanche, chez Weil, cette limite est inhrente la vrit elle-mme :elle est celle dun non-sens initial dont elle est la reprise. Le non-sens weilienest, nous lavons vu, un non-conceptinitial : cest celui de ltre, dont la seule

    justification sera celle de la philosophie elle-mme. Cest le philosophe qui

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    cre du sens, comme le montre la catgorie de laction, prcisment suivie decelle du sens, constituant, la fin de la Logique de la philosophie, la rponse la question du non-sens pose au dpart. Au silence initial auquel estcondamne la brute incapable de penser rpond, la fin, le silence du sagequi valide son action sense dans le monde, partir dune situation initialemarque par le non-sens dune vrit encore impossible dire du fait de laviolence davant le discours philosophique 35.

    Il y va ainsi du statut du philosophe : ou bien, pour reprendre uneexpression de Whitehead dans MT, il ne cesse de faire lassaut de la finitude;ou bien il sinvestit dans une action qui rend sens linsens, contre touteesprance simplement spculative. Tel est le choix auquel il est confront

    encore aujourdhui, dans un monde qui, dentre de jeu, se donne de moinsen moins comme cohrent.

    Notes

    1Professeur mrite, Universit catholique de Lille.2 Cest du reste au niveau du langage (comme lavait dj montr Aristote)

    que se manifeste le plus souvent la structure sujet/prdicat . Mais ilfaudrait ajouter immdiatement que lanalyse coordonne garde, au seinde cette structure, la trace du corps tel que le manifesterait lanalysegntique selon le mode de lefficacit. Ceci est particulirement vrifi,

    pour Whitehead, dans le mode mixte de la rfrence symbolique,conjuguant la prsentation spatio-temporelle et lefficacit du corpssentant dans sa profondeur de vie : En gnral mais pas toujours les adjectifs expriment une information drive du mode delimmdiatet, cependant que les substantifs vhiculent nos perceptsprofonds sur le mode de lefficacit. (PR, 272)

    3 Les deux modes sont unifis par une rfrence symbolique aveugle selonlequel les sentirs supplmentaires issus du mode intensif, mais vague, delefficience sont projets sur les rgions distinctes que montre le mode delimmdiatet. Lintgration des deux modes dans le sentir supplmentairefait, de ce qui aurait t flou, quelque chose de distinct, de ce qui aurait tsuperficiel, quelque chose dintense. Cest la perception de la pierre grise[i.e. la pierre comme arrire-plan efficace, et le gris comme qualit prcise

    de ce fond], dans le mode mixte de la rfrence symbolique. Une telleperception peut tre errone en ce sens que le sentir associe des rgionsdu lieu mis au prsent des legs du pass, qui nont pas t transmis decette faon dans les rgions prsentes. Dans le mode mixte, ladtermination perceptive est uniquement due aux organes du corps, cequi cre un hiatus dans la logique perceptive, pour ainsi dire. Ce hiatusne tient pas quelque libert conceptuelle de la part du sujet ultime, cenest pas une erreur due la conscience. Il tient au fait que le corps,instrument de synthse et dintensification des sentirs, prsente le dfaut

  • 7/25/2019 Chromatikon IX

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    42 Jean-Marie Breuvart

    de produire des sentirs qui nont que peu de rapport ltat rel de ladure mise au prsent. (PR, 273-274, soulign par moi)

    4M. Weber, duquer () lanarchie Essai sur les consquences de la praxisphilosophique, ditions Chromatika, 2008.

    5. Weil, Logique de la Philosophie, Vrin, 1985 (1950) [ci-aprs note LP ],chapitre VI, Lobjet, p. 146. Voir galement limportante note de cettepage, illustrant la distinction entre catgories mtaphysiques et catgoriesphilosophiques par les exemples dAristote, de Kant et de Hegel. Ainsi,chez Kant, les catgories mtaphysiques se rencontrent par exemple dansla table des catgories, alors que relvent des catgories philosophiques les ides de libert, d idal transcendantal ou de rgne des fins . Lescatgories philosophiques y sont appeles les centres du discours partirdesquels une attitude sexprime de faon cohrente.

    6Cf. LP, chapitre Vrit, p. 91. Weil y remarque dailleurs : Parmnide a parl.Mais il aurait pu se taire, et rien nempche que dautres hommes tirentcette consquence de ce discours.

    7LP, chapitre Non-Sens, p. 96.8PR, 33.9Ibid.10PR, 411PR, 5. Pour une rflexion sur ce thme, voir M. Weber (e.g., in Desmet &

    Weber, Whitehead The Algebra of Metaphysics, dititions Chromatika, 2010,

    Introduction, pp. 46 & svtes).12PR, 142 (soulign par moi).13 Mme si elle napparat comme telle que dans un discours, comme le

    rpte souhait Weil dans le chapitre Non-Sens. En ralit, cest lacomprhension du non-sens comme vrit qui cre lopposition du vrai et dufaux, opposition qui fai