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LES ENFANTS QUI "POUSSENT À BOUT" RÉFLEXIONS SUR LES COMPORTEMENTS D'AGRESSIVITÉ, D'INSTABILITÉ, D'OPPOSITION CHEZ LE JEUNE ENFANT. 1 Albert CICCONE * Je vais proposer quelques réflexions sur ce que j'appelle les « enfants qui poussent à bout", pour reprendre une expression commune que l'on entend couramment de la part des parents. Je vais commencer par donner d'emblée un exemple, pour essayer de comprendre les comportements d'agressivité, d'instabilité, d'opposition tyrannique chez ces enfants. Je reçois un enfant que j'appellerai Grégory, âgé de cinq ans, et sa mère, dressés par une psychologue scolaire car Grégory pose des problèmes à l'école : il a un comportement violent, il frappe les enfants (surtout les petits), il est instable, agressif, s'oppose en permanence à l'institutrice. Celle-ci ne sait comment faire avec lui. Grégory a un bon développement et de bonnes compétences intellectuelles. La mère expose d'emblée ses propres difficultés avec son enfant : il n'obéit pas, la provoque, cherche les limites, etc., il la "pousse à bout". Elle dit aussi qu'il a une demande d'attention exclusive : il ne joue jamais seul, il faut toujours le regarder, etc. 1 Communication aux XXIXèmes Journées d'Études des Psychologues Scolaires de Grenoble et du Sud-Est, novembre 1997. * Docteur en psychologie, Maître de Conférences Université Lyon 2, Psychanalyste. 40 avenue Berthelot, 38200 VIENNE. 1

CICCONE Les Enfants Qui Poussent a Bout (1997)

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LES ENFANTS QUI "POUSSENT À BOUT"

RÉFLEXIONS SUR LES COMPORTEMENTS

D'AGRESSIVITÉ, D'INSTABILITÉ, D'OPPOSITION

CHEZ LE JEUNE ENFANT. 1

Albert CICCONE *

Je vais proposer quelques réflexions sur ce que j'appelle les « enfants qui poussent à bout", pour reprendre une expression commune que l'on entend couramment de la part des parents. Je vais commencer par donner d'emblée un exemple, pour essayer de comprendre les comportements d'agressivité, d'instabilité, d'opposition tyrannique chez ces enfants.

Je reçois un enfant que j'appellerai Grégory, âgé de cinq ans, et sa mère, dressés par une psychologue scolaire car Grégory pose des problèmes à l'école : il a un comportement violent, il frappe les enfants (surtout les petits), il est instable, agressif, s'oppose en permanence à l'institutrice. Celle-ci ne sait comment faire avec lui. Grégory a un bon développement et de bonnes compétences intellectuelles.

La mère expose d'emblée ses propres difficultés avec son enfant : il n'obéit pas, la provoque, cherche les limites, etc., il la "pousse à bout". Elle dit aussi qu'il a une demande d'attention exclusive : il ne joue jamais seul, il faut toujours le regarder, etc.

Voilà une situation classique, courante, difficile à à vivre pour chacun des protagonistes : l'enfant, la mère, les adultes qui ont en charge l'enfant.

Pendant la consultation, j'observe l'enfant que l'on pourrait facilement qualifier d'« insupportable » : il est instable, hyperkinétique, provocateur, etc. J’observe aussi une mère dans l’incapacité de mettre des limites, ce qu’elle-même reconnaît volontiers d’ailleurs, se sentant coupable lorsqu’elle énonce un interdit, ou quand elle refuse une satisfaction demandée par l’enfant. Voici par exemple ce que je peux observer : Grégory demande un bonbon, sa mère lui dit non, lui expliquant que ce n’est pas le moment de manger des bonbons, etc. ; Grégory, pendant que la mère me parle, se sert dans son sac, prend un bonbon, le mange, crache même des morceaux sur mon bureau,… ; l amère n’a rien vu, dit-elle (lorsqu’elle ramassera les morceaux que Grégory a eu le temps de bien coller et écraser avec jouissance sur mon bureau). Autre exemple : Grégory provoque sa mère, jette un objet par terre ; celle-ci lui tape la main, très en colère ; il

1 Communication aux XXIXèmes Journées d'Études des Psychologues Scolaires de Grenoble et du Sud-Est, novembre 1997.

* Docteur en psychologie, Maître de Conférences Université Lyon 2, Psychanalyste.40 avenue Berthelot, 38200 VIENNE.

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vient alors contre elle, pleure sur ses genoux ; et sa mère lui reproche alors de pleurer. Lors d’une autre interdiction maternelle, il sucera son pouce, cherchera des câlins.

Voilà donc le type d’interaction que l’on peut observer entre cette mère et son enfant. On peut dire que Grégory est à la fois un grand enfant omnipotent et tyrannique, et un gros bébé immature. Lorsqu’il est le tyran qui impose sa loi, contrôle sa mère, la sadise avec jouissance, il fait taire le bébé en détresse (si celui-ci se manifeste, il doit l’écraser, comme il tape les petits à l’école – petits qui représentent le bébé dépendant qu’il est lui-même et dont il essaie de se défaire pour être un grand-puissant-fort qui contrôle le monde).

Quand à l’histoire de Grégory et de sa famille, j’apprends que son père est parti à la naissance de Grégory, laissant la mère seule avec trois enfants. Celle-ci a fait une dépression importante du fait de cette situation inattendue. Elle se décrit comme un « robot » pendant les six premiers mois de vie de Grégory. Celui-ci a d’ailleurs développé une anorexie du nourrisson. Lorsqu’il a six mois, la mère réagit, se ranime, sort de son état dépressif, se sentant très coupable, et Grégory se développe. La mère s'est alors installée dans une relation de grande proximité avec son enfant. Lorsque celui-ci a deux ans et demi, la mère perd son propre père, décédé brutalement. Ce deuil maternel a été très traumatique. Le grand-père maternel avait une place importante de soutien pour la mère et pour les enfants.

Bref, je passe sur un grand nombre de détails, mais on peut facilement comprendre que cette mère, au-delà de sa problématique oedipienne que l’on pressent aisément, a vécu un sentiment traumatique d’abandon à la naissance de l'enfant. Vivant tel un robot avec un bébé anorectique. Le bébé s’éveille à la vie, ou se réveille, lorsque la mère elle-même se réveille. Deux ans plus tard un deuil traumatique fait vivre à la mère un nouvel abandon.

On peut supposer que Grégory a développé une sensibilité aiguë à l’égard de l’humeur maternelle. Et on peut comprendre que par son comportement d’opposition tyrannique et de provocation, il cherche à faire réagir sa mère, sans doute pour ne pas qu’elle déprime. Et quand la mère réagit, comme le montrent les interactions que l’on peut observer, il redevient immédiatement le bébé dépendant (qui suce son pouce, fait des câlins). On peut donc dire que Grégory cherche par son comportement à créer la mère dont il a manqué, la mère qu’il a perdue (parce qu’elle-même était abandonnée, déprimée). On peut penser que c’est pour vérifier qu’il ne perd pas sa mère, physiquement mais surtout psychiquement, pour vérifier que sa mère est bien là et bien vivante, qu’il attire son attention exclusive en permanence sur lui. C’est à cette condition que la mère pourra rester vivante à l’intérieur de lui.

Ou peut comprendre aussi la difficulté de cette mère pour mettre des limites à Grégory comme inhérente au fait qu’elle projette sur lui son propre sentiment d’abandon. Elle n’a jamais pu tenir les limites qu’elle énonçait car elle était coupable de mettre des limites qui imposent un sentiment de frustration imaginé par la mère comme l’équivalent d’un abandon (elle ne supporte pas que l’enfant puisse pleurer, par exemple).

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Par ailleurs, la mère s’est consolée de son expérience de manque avec son enfant, lui demandant en quelque sorte d’être une mire pour elle, de lui faire vivre un bon sentiment gratifiant consolateur. La mère est alors en contact avec un enfant imaginaire, et cela ne peut que laisser l’enfant réel abandonné à ses propres besoins infantiles de consolation devant toute épreuve de manque et de frustration2.

La mère ne peut pas donner une limite qui contient, parce qu'elle demande à l'enfant d'être un parent qui ne pleure pas devant la frustration et qui l'aide elle, mère-enfant, à ne pas pleurer devant sa propre détresse. Et l'enfant se développe alors dans l'omnipotence et dans l'exigence tyrannique.

Voilà donc un exemple qui permet de poser un certain nombre d'hypothèses pour comprendre les comportements d'agressivité, d'instabilité, de provocation, d'opposition tyrannique de ces enfants qui «poussent à bout », comme disent souvent les parents.

Je vais essayer maintenant de généraliser un peu, et de proposer quelques modèles pour tenter de comprendre ce que cherche l'enfant quand il pousse ainsi à bout. On dit souvent que l'enfant cherche la limite, teste les limites, teste l'adulte etc. On peut dire, en fait, que l'enfant qui pousse à bout cherche savoir ce qu'il y a au bout, car il n’est pas sûr de ce qu'il y a au bout, comme Grégory n'est pas sûr de trouver au bout une mère vivante, tendre et aimante. Tout semble se passer comme si l'enfant n’était pas convaincu qu'au bout du compte l'adulte tienne vraiment à lui, l'investisse vraiment. L'adulte est peut-être lui-même convaincu de son intérêt, de son attachement, de son investissement, de son amour pour l'enfant ; mais l'enfant, lui, n'est pas convaincu. Et tout le problème posé va être celui des conditions à partir desquelles l'enfant pourra acquérir une conviction suffisante pour pouvoir renoncer à son comportement perturbateur.

Pour comprendre ces situations, et surtout l'aspect fondamentalement paradoxal de ces situations, je vais rappeler ou dire quelques mots d'une notion connue : la notion de tendance antisociale, telle que la propose Winnicott3.

Qu'est-ce que la tendance antisociale ? La tendance antisociale recouvre un ensemble de comportements qui va de la mauvaise conduite ordinaire des enfants jusqu’à la délinquance et la criminalité. Winnicott, on le sait, explique cette tendance antisociale par la perte qu'a subie le sujet enfant, perte de quelque chose de bon, d’une bonne relation, quelque chose qui a été positif jusqu’à une certaine date, et qui a été retiré à l’enfant, ce retrait ayant dépassé la durée pendant laquelle l'enfant est capable d’en maintenir le souvenir vivant.

Ce retrait, cette perte, auront pour effet une incapacité chez l'enfant à utiliser l’objet, comme dit Winnicott, à utiliser l'objet comme objet externe. En effet, pour que l’enfant puisse développer une véritable relation d’objet, pour que l’objet puisse être découvert puis utilisé, il faut que l’objet ait pu être détruit (dans le fantasme) et qu’il ait

2 Sur cette idée ? cf. aussi A. Ciccone, 1995.

3 D.W. Winnicott ,1956, 1958.

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en même temps survécu (dans la réalité). L’enfant doit pouvoir faire l’expérience suffisante, suffisamment répétée, qu’il peut détruire la mère (dans ses pensées, dans ses rêves, dans son imaginaire, dans ses jeux), et que la mère est toujours là dans la réalité, qu’elle a survécu à la destruction imaginaire. C’est ainsi que l’enfant pourra progressivement différencier le dedans du dehors, l’imaginaire de la réalité, le subjectif de l’objectif, etc. Pourquoi l’objet doit-il être détruit ? Parce qu’il détient les sources du plaisir, les sources de satisfaction, et parce qu’il est frustrant, parce qu’il impose l'éprouvé traumatique de la réalité frustrante.

Lorsque l’enfant perd donc l'objet "en vrai", ce que vit alors l'enfant est l’expérience selon laquelle l’objet n’a pas survécu à sa destructivité, la destructivité a effectivement détruit l’objet. Il se produit un collapsus, un télescopage entre le fantasme et la réalité.

L’objet n’a pas survécu à la destruction, mais que signifie survivre à la destruction ? Survivre à la destruction signifie ne pas subir de changement dans sa qualité, dans son attitude, dans son lien au sujet ; cela signifie ne pas se retirer (ne pas désinvestir), et ne pas exercer de représailles, de mesure de rétorsion. L’objet ne survit pas lorsqu’il se retire, ou lorsqu’il exerce des représailles4. Et lorsque l’objet ne survit pas, se développe alors une tendance antisociale.

Et la tendance antisociale est sous-tendue, paradoxalement, par l'espoir dit Winnicott La tendance antisociale est l'expression d’un espoir, l’espoir de trouver un objet qui résistera enfin à la destructivité. L'enfant est devenu conscient que la cause du malheur réside dans une faillite de l'environnement et il cherche un remède dans des dispositions nouvelles que l'environnement pourrait lui offrir. Winnicott explique très bien la fonction thérapeutique de l’environnement, lorsque celui-ci tolère la destructivité de l’enfant, lorsqu’il permet à la haine de s’exprimer. Tolérer veut dire : ne pas en vouloir à l’enfant, ne pas k désinvestir. ne pas exercer de représailles contre lui. Cela veut dire : ne pas remettre est cause son amour pour lui. Ne pas dire à l’enfant qui exprime de la rage, de la colère, de l’hostilité : « Tu es méchant, je ne t’aime plus je m’en vais et je te laisse ; etc. », comme disent souvent les parents. « Si tu me tapes, je te tape », « Si te me mords, je te mords, comme disent et font souvent les parents. La mère, le parent, doit être à la fois celui qui impose la frustration, et celui qui permet à la colère de s’exprimer. Si le parent doit réussir à ne pas toujours satisfaire les besoins instinctuels pour que l’enfant se développe, il doit en même temps absolument réussir à ne jamais laisser tomber l’enfant, à toujours pourvoir à ses besoins du moi, ce qui est bien différent des besoins instinctuels.

La fonction thérapeutique de l’environnement s’exerce donc quand l’environnement survit à la destructivité du comportement antisocial. Cela suppose de tolérer les nombreuses mises à l’épreuve. les répétitions nécessaires pour acquérir la conviction de la résistance de l’objet. Tolérer, cela ne signifie pas laisser faire, cela signifie ne pas laisser tomber. Et l’environnement pourra alors contenir le désespoir qui va s’exprimer,

4 Cf. aussi R. Roussillon (1991) qui souligne bien cette idée.

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désespoir contre lequel se défendait le sujet par sa quête incessante de l’objet perdu, quête sous-tendue par l’espoir de le retrouver vivant, entier.

Si tout ce que je viens de dire concerne le comportement antisocial de l’enfant provocateur, agressif, qui met en permanence à l’épreuve le lien, on peut dire que, d’une manière générale, pour tout enfant, lorsque celui-ci exprime une demande, lorsqu’il demande quelque chose, quelque chose qui ne peut pas être satisfait et que l’adulte répond « non », ce qu’exprime l’enfant, derrière la demande manifeste, comme le dit R. Roussillon5 c’est toujours une demande d’amour : « Est-ce que ni m’aimes ? Est-ce que ru tiens à moi ? » . Et l’enfant établit toujours une équation entre la réponse de l’adulte et la réponse à sa demande latente : « Si tu me dis non c’est que te ne m’aimes pas. Tu vois bien que te ne m’aimes pas, puisque tu me dis non... »

La réponse de l’adulte doit donc toujours contenir une double réponse, un double niveau de réponse, en même temps. L’attitude de l’adulte doit contenir et doit transmettre en même temps le « non » à la demande manifeste, et l'assurance de la permanence de l’amour : « Non, cela je te l’interdis ; oui, je t' aime ».

Et ce qui permet cette double réponse. ce qui en rend compte, c’est la tolérance à la colère de l’enfant, c’est le fait que le parent ne soit pas détruit parce que l’enfant est en colère devant la frustration et qu’il imagine son parent comme le plus mauvais parent du monde.

On sait à quel point il est parfois difficile, pour certains parents, d’avoir des exigences éducatives envers l’enfant. L’adulte ne peut pas infliger la moindre frustration à l’enfant, ne peut pas lui dire "non", ne peut pas imposer des limites, car il ne peut pas supporter la colère de l’enfant, la disqualification de l’enfant. Il ne peut pas supporter que l’enfant lui dise qu’il est un mauvais parent. Et il ne peut pas le supporter parce ce qu’il se sent lui-même disqualifié. il se sent lui-même mauvais parent. Et il ne peut pas tolérer que l’enfant confirme cela.

Par ailleurs, l’adulte peut échouer à imposer des limites à l’enfant lorsqu’il ne peut pas faire souffrir l'enfant parce qu’il s’en sent trop coupable, et parce qu’il souffre trop lui-même de la souffrance qu’il imagine imposer à l’enfant. Il est trop violemment renvoyé à un vécu d'impuissance, et il ne peut donc pas consoler son enfant s’il lui impose des exigences fermes (comme on l’a vu avec Grégory).

Cet adulte oscillera alors entre des attitudes de «laisser tout faire » à l’enfant — tout en énonçant des semblants de non qu’il ne tient jamais et en se plaignant sans cesse de la désobéissance de l’enfant — et des attitudes de dureté intransigeante où il se rend sourd à toute détresse de l’enfant. Cela favorise la plupart du temps le développement chez l’enfant de l’excitation, de l’omnipotence, de la tyrannie.

En effet, une attitude parentale contenante, qui donne une sécurité et un appui au développement de l’enfant (au développement notamment de son expérience de la

5 Communication personnelle

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réalité), est une attitude qui, comme le dit D. Houzel, allie suffisamment de fermeté et suffisamment de souplesse. S’il n’y a pas suffisamment de fermeté, la souplesse devient de la mollesse et de l’inconsistance. S’il n’y a pas suffisamment de souplesse, la fermeté se transforme est une rigidité cassante et cruelle.

On peut dire, ainsi, que le devenir de la conduite agressive, de la tendance destructrice, sera tributaire de la réponse de l’environnement à cette tendance agressive, Si l’environnement peut contenir et transformer l’agressivité de l’enfant, l’enfant pourra alors intégrer l’agressivité, Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire qu’il pourra lier l’agressivité aux tendances libidinales, aux pulsions de vie, comme l'on dit ; autrement dit, il pourra lier la haine à l’amour, il pourra mettre l'agressivité au service de la vie. Il pourra, peu à peu, puiser dans l’agressivité l'énergie pour devenir acteur de sa vie, et non plus destructeur de sa vie.

Cette capacité parentale s’observe déjà dans la relation entre un adulte et un bébé, et cette capacité à lier l'agressivité s’observe déjà chez le bébé.

Par exemple, prenons la séquence suivante : une mère échange ludiquement avec son bébé de quelques mois qu’elle est en train d’habiller sur la table à langer : le bébé a brusquement des mouvements d’attaque au visage maternel avec ses mains ; la mère dit « Non, caresse comme cela », en prenant les mains du bébé dans les siennes et en caressant ses joues ; le bébé est d’abord étonné, puis il sourit, jubile. etc., et répète ce jeu.

Voilà une mère qui transforme les mouvements agressifs en un contact tendre : voilà une mère qui aide le bébé à lier la haine à l’amour, les pulsions hostiles aux pulsions libidinales, à réaliser donc ce que l’on appelle l'intégration pulsionnelle. Le bébé renonce à sadiser le visage maternel et prend plaisir à le caresser, parce que la mère l’a aidé à lier l’agressivité à l’amour, et elle a pu l’aider parce qu’elle n’a pas été détruite par l'agressivité.

Le destin de cette tendance agressive aurait été bien différent si la mère s’était sentie attaquée et si elle avait dit « Ah! arrête de me griffer comme ça ! », ou bien « Mais qu’est-ce que tu es a méchant avec maman ! » , etc.

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Pour en revenir à l’enfant qui pousse à bout, on peut donc dire que l’enfant cherche, par son comportement tyrannique et omnipotent. à retrouver l’objet aimé, la mère aimante qu’il a perdue. Si l’environnement ne résiste pas à la destructivité de l’enfant, il confirme la perte et conduit l’enfant à répéter les comportements de destructivité.

Parallèlement à cette quête de l'objet l’enfant cherche aussi à soulager la culpabilité issue du sentiment d’avoir lui-même détruit l'objet Les parents des enfants qui poussent à bout disent toujours que l'enfant cherche la fessée : « On dirait qu’il cherche à se faire battre. Il est content quand il a une fessée, il va mieux ». Eh oui, l’enfant cherche la fessée car il cherche à soulager un sentiment de culpabilité, un sentiment inconscient de culpabilité. On est là dans la logique masochiste — mais sans la composante sexuelle du masochisme (on sait que le masochiste sexuel, dans son comportement sexuel pervers met en scène un fantasme dans lequel il est un enfant qui doit être puni par une maîtresse-bourreau pour sa méchanceté ou pour ses désirs coupables). Comme disent Freud et Klein6 à propos du « criminel par sentiment de culpabilité », le criminel ne se sent pas coupable parce qu’il a commis un crime, il commet un crime parce qu’il se sent coupable, pour apaiser un sentiment inconscient de culpabilité (on pourrait dire aussi : pour donner une forme et une raison à ce sentiment inconscient de culpabilité). De la même façon, l’enfant ne se sent pas coupable parce qu’il s’est fait punir, il se fait punir parce qu’il se sent coupable. La punition apaise la culpabilité. Et l’expérience de perte de l’objet confirme son sentiment de culpabilité d’avoir détruit l’objet qu’il aime. Perdre son objet pousse l’enfant à se faire punir de son objet perdu.

L’enfant, par son comportement de provocation, d’opposition, par le fait de pousser à bout, cherche donc paradoxalement à faire réagir son objet pour retrouver la mère aimante qu’il a perdue, et cherche en même temps à apaiser sa culpabilité d’avoir par ses attaques, réelles et fantasmatiques, détruit cet objet perdu.

J'ai donc essayé, jusqu’à présent, de comprendre la situation. J’ai proposé des hypothèses, des modèles, pour essayer de comprendre. On peut se demander maintenant que faire, dans un lieu comme l’école, devant une telle situation.

Il faut bien évidement comprendre : comprendre que l’enfant déplace son conflit dans le cadre scolaire. Il rejoue avec l’environnement scolaire le lien tyrannique, persécutoire, sadique à ses premiers objets d’attachement. Et il le rejoue à la faveur de n’importe quelle frustration, vécue par lui comme une blessure narcissique insupportable, comme une attaque à sa toute-puissance.

Comprendre permet de détoxiquer la situation, de la détraumatiser un peu, parce que cela met de la distance. Mais comprendre permet aussi — et c’est pour cela aussi qu’il est important de comprendre — de ne pas accuser ni l'enfant, ni les parents : ne pas décider que l’enfant est mauvais, que les parents sont mauvais. Accuser, c’est en effet, d’une certaine façon, et comme le dit R. Roussillon7, refuser le droit aux parents ou aux enfants d'avoir un inconscient.

Par ailleurs, tout ce que j’ai dit sur la réponse thérapeutique de l’environnement s’applique, bien entendu, à l'environnement scolaire : tolérer, ne pas laisser tomber, autrement dit préserver le narcissisme de l'enfant. Bien entendu, tout cela est plus facile à dire qu’à faire. Cependant, des dispositifs peuvent participer à aider les adultes, les enseignants, dans ce travail qui est d'abord un travail de pensée. C’est avant tout un travail de pensée qui va aider l’enseignant puis l’enfant, dans toutes ces situations où faute de pouvoir être pensées les choses s’agissent.

Il ne s'agit pas, bien entendu, que les enseignants se transforment en

6 Cf. Freud (1915), Klein (1927, 1934).7 Communication personnelle.

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psychothérapeutes. Mais il n’est pas forcément utile non plus que les enfants soient immédiatement adressés au psychologue, au psychiatre, au psychothérapeute, lequel ne fera pas nécessairement mieux, entre autres parce que les parents ne sont pas toujours prêts à une telle démarche. Et puis de toutes façons, le psychologue ne vit pas au quotidien avec l'enfant, l'enseignant si, et il est beaucoup plus utile d’aider l'enseignant chaque fois que l’on peut introduire un espace d’attention au vécu émotionnel de l'enfant mais aussi de l'enseignant, on aide l'enseignant et on aide l'enfant. Chaque fois que l'on peut aider l'enseignant à observer l'enfant, à observer la situation, chaque fois que l'on peut réfléchir avec lui à ce qui s’est passé (à quel moment l'enfant est-il devenu opposant, agressif ? ; que se passait-il avant ? ; comment exactement s’est manifestée son opposition ? ; quels effets celle-ci a-t-elle produits ? ; etc.), on aide l'enseignant et on aide l'enfant. Chaque fois que l'on peut améliorer l'attention que l’on porte à une situation relationnelle complexe. Chaque fois que l'on peut améliorer la réceptivité à la teneur émotionnelle de la situation, chaque fois que l'on peut prendre le temps d’observer, que l'on peut prendre une position de recul, une position réflexive tout en restant impliqué dans la situation, la situation s'améliore.

Cela suppose, bien sûr que l’enseignant dispose d’un espace pour soutenir cette activité réflexive, cette activité de pensée. Autant les dispositifs que, selon les institutions et les pratiques, l'on nomme supervision, élaboration de la pratique, analyse de la pratique, etc., sont fréquents parce que reconnus comme indispensables dans les milieux médico-éducatifs, autant ces dispositifs sont beaucoup trop rares dans le milieu scolaire. Et les psychologues scolaires savent bien l’énergie qu’ils déploient sur le terrain dans le soutien des enseignants, et le temps qui leur manque dans la réalisation de cette tâche.

S’il manque du temps il manque aussi, souvent, je crois, des dispositifs pour optimiser ce travail. Mais c'est là une autre réflexion.

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BIBLIOGRAPHIE

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