128
science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page1

cie ce de e e 2:Mi e e age 1 17/12/10 23:59 Page1 · 2015. 9. 21. · cie ce de e e 2:Mi e e age 1 17/12/10 23:59 Page11. Pour les philosophes, le projet d’une histoire sociale

  • Upload
    others

  • View
    0

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

  • science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page1

  • science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page2

  • SUR LA SCIENCE

    DES ŒUVRES

    Questions à Pierre Bourdieu (et à quelques autres)

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page3

  • Collection « Cartouche Idées »

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page4

  • SUR LA SCIENCE

    DES ŒUVRES

    Questions à Pierre Bourdieu (et à quelques autres)

    Geoffroy de Lagasnerie

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page5

  • © Éditions Cartouche/TMR 2011

    82, boulevard du Port-Royal, 75005 Paris

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page6

  • 7

    Avant-propos

    Ce livre porte sur la science des œuvres. Il s’interroge sur ce quesignifie d’étudier, sociologiquement et historiquement, l’art, la litté-rature ou la philosophie. Il se consacre notamment, mais pas exclusi-vement, à la théorie la plus puissante et la plus influente de ce courantde recherche à l’échelle internationale : la théorie des champs de PierreBourdieu.

    J’ai voulu tirer ici les conséquences et les enseignements des pro-blèmes que j’ai rencontrés alors que j’écrivais mon ouvrage surl’Université, la vie intellectuelle et les conditions de l’innovation, etqui paraît en même temps que celui-ci sous le titre Logique de la créa-tion. Mon objectif est ainsi de poser des questions et d’ouvrir des pistessusceptibles de donner les moyens de saisir mieux qu’on ne le faitd’ordinaire la production et la réception des œuvres : dans quel« contexte » faut-il réinscrire un auteur pour le comprendre ; quelsrapports entretient la formation d’un projet littéraire ou intellectuelavec la vie de son producteur, avec la politique, etc. ; commentconstruire des analyses capables de saisir l’acte de création dans sasingularité et sa grandeur ; et en quoi la sociologie devrait-elle nous

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page7

  • SUR LA SCIENCE DES ŒUVRES

    8

    permettre d’arracher les œuvres à toutes les formes d’interprétationsneutralisantes, dans lesquelles se spécialisent les professionnels ducommentaire académique mais également, paradoxalement, beau-coup de praticiens des sciences sociales ?

    J’ai conçu ce livre comme une investigation critique de la formationet de l’architecture de la sociologie des champs de Pierre Bourdieu.J’ai essayé de reconstituer les principales étapes de la fabrication decette théorie, de montrer comment et contre quoi elle s’est constituéeet de restituer par là même l’extraordinaire effort de pensée qui a éténécessaire à son édification – avant, dans un second temps, de souleverun certain nombre d’interrogations.

    Il ne s’agit donc pas du tout pour moi de nier la puissance heuris-tique et la pertinence opératoire de ce paradigme. Mais il en va tou-jours ainsi des grandes intuitions : en éclairant la réalité d’un journouveau ou, mieux, en construisant différemment la réalité, elles fontaussi surgir, inévitablement, de nouvelles zones d’ombres, qui méritentd’être explorées. Comme le soulignait Jacques Derrida, il y a toujoursun prix à payer pour qu’un progrès s’accomplisse : une conquête théo-rique ne va jamais sans l’acceptation tacite d’un présupposé, qui faitdu « frein, si l’on peut dire, un amortisseur indispensable de l’accélé-ration ».

    Analyser, dans le cas de la théorie des champs, quels sont ces freins,et quels sont ces présupposés qui ferment des portes au moment oùles clés conceptuelles en ouvrent d’autres, tel est le but de cet ouvrage.Je voudrais mettre en lumière certaines des cécités qui sont consubs-tantiellement liées à cette nouvelle manière de voir. Et aussi (et, peut-être même, surtout) dégager les impasses auxquelles conduitl’utilisation de cette théorie comme un cadre méthodologique prêt à

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page8

  • l’emploi et appliqué de façon mécanique à n’importe quel type d’objet,quand Bourdieu lui-même n’a cessé de la considérer comme un sujetd’investigation et d’expérimentation qui devait être continuellementmis à l’épreuve.

    On comprend en ce sens que l’un des objectifs de ce livre est ausside contester le monopole des critiques adressées à Bourdieu à desauteurs qui se situent en régression totale par rapport à l’héritage qu’ilnous a légué, et qui se contentent d’objecter à ses analyses ce contrequoi elles se sont précisément constituées.

    Avant-propos

    9

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page9

  • 1.

    LES FONDEMENTS DE LA SCIENCE DES ŒUVRES

    S’il est une intention unanimement partagée par les sociologues etles historiens de l’art, de la littérature ou de la philosophie, et qui, au-delà de leurs différences parfois très grandes, les rassemble dans unemême communauté de pensée, c’est avant tout, on le sait, la volontéde rompre avec le mythe du « créateur incréé », du « génie solitaire »ou de l’intellectuel « sans attaches ni racines ». D’où la nécessitéd’élaborer une science des œuvres. Certes, il n’y a pas de réponseconsensuelle à la question de savoir quelle forme précise doit revêtirune telle science – et les débats théoriques ou les controverses métho-dologiques sont fort nombreux à ce sujet. Mais dans le même temps,un accord se dégage sur ce qui constitue le fondement essentiel detoute une analyse sociale des activités culturelles ou intellectuelles.

    Le projet d’une science des œuvres se définit ainsi, traditionnelle-ment, comme une démarche génétique. Son ambition fondamentaleconsiste à démanteler et à mettre en question toutes les traditions quivoudraient interdire de rapporter les textes à autre chose qu’à eux-

    10

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page10

  • mêmes. L’approche scientifique des productions symboliques s’appuiesur le postulat que l’on doit nécessairement, pour bien comprendreune pensée, la réinscrire dans un espace donné – et donc, également,dans une histoire donnée.

    Contre la tradition philosophique

    Cette volonté de montrer comment l’ancrage des auteurs dans desréalités sociales, historiques, politiques, institutionnelles – en un motcollectives –, informe leurs pensées, leurs styles, leurs rhétoriques, lesproblèmes qu’ils se posent, etc., s’est historiquement affirmée dans lecadre d’une critique radicale de deux grandes traditions de lecture etd’interprétation : la tradition philosophique d’une part et la traditionlittéraire d’autre part.

    Ainsi, dans Méditations pascaliennes, Pierre Bourdieu souligne quel’un des principaux obstacles à l’édification d’une histoire sociale dela philosophie est le refus de l’histoire qui caractérise la philosophie :« Le refus de la pensée de la genèse et, par-dessus tout, de la penséede la genèse de la pensée est sans doute l’un des principes majeurs dela résistance que les philosophes opposent, à peu près universellement,aux sciences sociales, surtout lorsqu’elles se hasardent à prendre pourobjet l’institution philosophique et, du même coup, le philosophe lui-même, figure par excellence du “sujet”, et lui refusent ainsi le statutd’exterritorialité sociale qu’il s’accorde et dont il entend organiser ladéfense. »1

    Les fondements de la science des œuvres

    11

    1. Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 54.

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page11

  • Pour les philosophes, le projet d’une histoire sociale de la philoso-phie, qui « entend rapporter l’histoire des concepts ou des systèmesphilosophiques à l’histoire sociale du champ philosophique », estsacrilège dans son essence même. Il paraît en effet nier un « acte depensée tenu pour irréductible aux circonstances contingentes et anec-dotiques de leur apparition »2.

    Les philosophes opposeraient ainsi systématiquement à la lecture« impure » des œuvres que proposeraient les sciences humaines, unelecture « pure ». Contre l’histoire sociale de la philosophie, ils tâche-raient d’édifier une histoire philosophique (ou, selon l’expression deKant que Bourdieu aimait à citer, « philosophante ») de la philosophie,où l’histoire et la contingence seraient niées, où l’ordre chronologiquedu déroulement des philosophies serait ramené à un ordre logique,et où, comme chez Hegel, la succession des systèmes philosophiquescorrespondrait au développement de l’Esprit se déployant selon sespropres lois, irréductibles à l’Histoire et relativement indépendantesd’elle3. L’histoire philosophique de la philosophie est ainsi une his-toire anhistorique et anti-génétique – il s’agit, en quelque sorte, d’unelogique – et c’est contre l’ensemble des présupposés sur lesquels elles’appuie que doit se constituer l’histoire sociale de la philosophie etmême, plus généralement, l’histoire sociale des idées.

    On trouve une critique similaire de la philosophie et de l’histoire desidées telle qu’elle est traditionnellement pratiquée par les philosophes(et même par certains historiens orthodoxes) chez l’historien britan-nique Quentin Skinner. Il note en effet que l’attitude philosophique

    SUR LA SCIENCE DES ŒUVRES

    12

    2. Ibid.3. Ibid., p. 57-59.

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page12

  • consiste à considérer les textes comme des objets d’investigation auto-suffisants et qui contiendraient en eux-mêmes leur propre vérité.Cette croyance dans la possibilité d’autonomiser les œuvres par rapportà tout ce qui leur est extérieur s’enracine, implicitement ou explicite-ment, dans l’idée selon laquelle les grands philosophes, passés commeprésents, affronteraient toujours, dans leurs écrits, les mêmes pro-blèmes universels.

    Même quand ils appartiennent à des époques différentes et éloi-gnées, les auteurs seraient en dialogue les uns avec les autres à proposde grandes questions identiques, atemporelles et éternelles, et tous seposeraient ces questions dans les mêmes termes (par exemple laquestion de l’union de l’âme et du corps, du meilleur régime politiquepossible, des rapports entre liberté et déterminisme, etc.). Dès lors, lacompréhension des textes du passé ne poserait pas problème. Elleapparaît au contraire comme immédiate – puisque les concepts oumême les mots utilisés par les philosophes à travers le temps auraienttoujours le même sens et revêtiraient, pour eux comme pour nous, lamême signification. Du même coup, reconstituer la pensée d’un auteurne nécessiterait rien de plus que de le lire, de reconstruire l’économieinterne de son argumentation et de saisir, à partir de là, ce qu’il a voulunous dire et nous enseigner.

    Cette conception radicalement anti-historique amène, selonSkinner, à commettre des erreurs d’interprétations très importantes.Elle est notamment responsable de « contre-sens » et d’« anachro-nismes ». L’histoire philosophique des idées philosophiques relèveainsi moins de l’analyse scientifique et sérieuse que de la « mytholo-gie » : elle attribue à des auteurs des thèses qu’ils n’ont pu, dans leursunivers mentaux spécifiques, formuler ; elle crée des débats fictifs

    Les fondements de la science des œuvres

    13

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page13

  • entre des philosophes qui n’entretenaient aucune relation entre eux ;elle projette de façon rétrospective sur des textes passés des problé-matiques présentes, etc.

    Selon Skinner, l’histoire des idées ne peut donc se constituer surdes bases solides qu’à condition de rompre avec les biais inhérents auregard philosophique. Il insiste par exemple sur la nécessité d’intro-duire dans l’histoire de la pensée, sur le modèle de ce que ThomasKuhn fit en histoire des sciences et Ernst Gombrich en histoire del’art, le concept de « paradigme ». Lui seul donnerait en effet lesmoyens d’appréhender l’historicité et la singularité des « espaces dis-cursifs » à l’intérieur desquels les œuvres se définissent et agissent – età l’intérieur desquels elles devraient par conséquent être réinscritespour être véritablement comprises dans leur essence et leur vérité4.

    Contre la doxa littéraire

    La seconde grande tradition que la science des œuvres entenddéconstruire est la tradition littéraire. D’ailleurs, la tradition philoso-phique précédemment évoquée est souvent conçue comme un casparticulier de la posture lettrée, présentée comme plus générale et plusglobale. Souvent qualifiée d’« esthète », cette posture se trouverait auprincipe des pratiques des professeurs de littérature de tous les pays : elleconduirait à refuser la pertinence de toute lecture « externe »en conce-vant les œuvres culturelles comme des « significations intemporelles

    SUR LA SCIENCE DES ŒUVRES

    14

    4. Voir notamment Quentin Skinner, « Meaning and Understanding », in James Tully (ed.), Meaningand Context, Quentin Skinner and his critics, Cambridge, Polity Press, 1988, p. 29-132. Ou Visions ofPolitics Volume 1 – Regarding Method, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page14

  • Les fondements de la science des œuvres

    15

    et des formes pures appelant une lecture purement interne et anhis-torique »5.

    La doctrine littéraire juge ainsi « réductrice », « asséchante »,« grossière », l’entreprise qui consisterait à vouloir « rapporter » uneœuvre à ses conditions de production. Elle voit toute tentative quichercherait à comprendre le « génie » d’un auteur par sa trajectoirecomme étant d’emblée vouée à l’échec. De telles analyses « matéria-listes » passeraient par principe à côté du mystère insondable de lacréation, de l’inspiration. Elles nieraient également de manière sacri-lège le caractère ineffable de l’expérience littéraire et artistique, dontl’essentiel (le sens, le vécu, etc.) échapperait nécessairement au regardfroid du scientifique6.

    Pierre Bourdieu relève que, parce qu’elle est très profondémentinscrite dans l’ordre culturel et dans les cerveaux sur le mode de l’évi-dence, et parce qu’elle est soutenue par toute la logique de la situationuniversitaire, cette doxa reste la plupart du temps à l’état implicite :« Les hommes cultivés sont dans la culture comme dans l’air qu’ilsrespirent et il faut quelque grande crise pour qu’ils se sentent tenusde transformer la doxa en orthodoxie ou en dogme et de justifier le

    5. Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, Paris, Seuil, 1994, p. 62-63. On aurait pu mentionner également,comme critique du paradigme lettré, mais qui est énoncée dans une optique un peu différente, lestravaux de Roger Chartier. Chartier a beaucoup insisté sur le fait que les textes étaient toujours inscritsdans une matérialité : l’objet qui les porte, la façon dont ils sont lus, la situation dans laquelle ils sontlus, etc. On ne saurait donc comprendre les œuvres indépendamment des structures matérielles àl’intérieur desquelles elles se déploient concrètement. Cf. par exemple Roger Chartier, Au bord de lafalaise, l’histoire entre certitudes et inquiétudes, Paris, Albin Michel, 1998. Sur les rapports des historiensà la littérature, cf. Judith Lyon-Caen et Dinah Ribard, L’Historien et la littérature, Paris, La Décou-verte, 2010.6. Cf. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, coll.Points, 1992, p. 303-312. Voir également les remarques sarcastiques et dévastatrices adressées auxdéfenseurs de la tradition lettrée dans les premières pages de ce livre.

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page15

  • SUR LA SCIENCE DES ŒUVRES

    16

    sacré et les manières de le cultiver. »7 Il en découle qu’il n’est pas facilede trouver une expression systématique du corps de doctrine quifonde cette vision.

    Bourdieu cite comme représentants principaux de ce courant, quiinstaure une frontière indépassable et quasi-ontologique entre l’es-pace littéraire d’un côté et, de l’autre, l’espace social, et interdit d’allerchercher dans le second des instruments pour penser le premier, lesécrivains de la NRF et tout spécialement Paul Valéry, l’école du NewCriticism aux États-Unis et en Angleterre, influencée par T. S. Eliotnotamment, et représentée par René Wellek et Austin Warren, ouencore les formalistes russes (au premier rang desquels Roman Jakob-son), etc. Mais Bourdieu précise que, selon lui, l’illustration à la foisla plus récente et la plus puissante de ce paradigme, et qui a d’ailleurscontribué à en renforcer l’influence et le prestige en lui conférant unesorte d’aura scientifique, est la théorie structuraliste – il vise bien sûrClaude Lévi-Strauss mais également le Foucault de l’Archéologie dusavoir.

    Selon Bourdieu, l’herméneutique structuraliste est en effet une va-riante de toute herméneutique lettrée en ce qu’elle « traite les œuvresculturelles (langue, mythe et, par extension, œuvre d’art) commedes structures structurées sans sujet structurant qui, comme lalangue saussurienne, sont des réalisations historiques particulières etdoivent donc être déchiffrées comme telles, mais sans aucune réfé-rence aux conditions économiques ou sociales de la production del’œuvre ou des producteurs de l’œuvre (comme le système scolaire) »8.

    7. Ibid., p. 306.8. Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, op. cit., p. 63. Je souligne.

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page16

  • Les fondements de la science des œuvres

    17

    Les structuralistes se saisissent de textes ou de bouts de textes (un poème,un extrait de roman, une pièce de théâtre, une nouvelle, etc.) et, indé-pendamment de toute réflexion sur leur statut historique ou leurcontexte d’émergence, les constituent comme des entités désincarnéesde pures relations sémantiques à déchiffrer, dont ils cherchent à opérerun démontage formel9. Dès lors, ils font comme si la vérité du texteétait dans le texte lui-même. Et même si cette vérité s’y trouve demanière dissimulée et latente, il n’en demeure pas moins qu’elle estsupposée être appréhendable indépendamment de toute mise en rela-tion du texte avec un contexte.

    Dans son livre récent sur Kafka et la création, et sur lequel je revien-drai plus tard, Bernard Lahire cite Roland Barthes comme incarnationde la tradition lettrée qui rejette l’idée même d’une mise en rapportdu texte avec quelque réalité que ce soit située en dehors de lui. Dansson article de 1964 « Les deux critiques », Barthes s’en prend en effetà l’approche psychanalytique des œuvres. Mais ce ne sont pas lesconcepts, les outils ou les méthodes utilisés par les psychanalystes qu’ilmet en cause. C’est, de manière beaucoup plus radicale, le postulatsur lequel s’appuie leur démarche, qui consiste à poser l’existence d’un« ailleurs » de l’œuvre (l’enfance de l’écrivain, etc.) et à faire commesi, pour comprendre un texte, il fallait nécessairement déchiffrer lessecrets enfouis de son auteur et montrer comment, de manière dissi-mulée et déniée, ceux-ci informent sa production. Barthes oppose àcette approche « réductrice », et donc sacrilège, l’approche littérairequi, pour sa part, « s’installe dans l’œuvre », tente de la décrire dans

    9. Cf. « Entretien avec Pierre Bourdieu » in Bourdieu et la littérature, Nantes, Éditions Cécile Defaut,2010, p. 260-269.

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page17

  • sa structure interne – et se propose ainsi moins de l’expliquer que del’expliciter10.

    La critique littéraire se présente, selon Lahire, comme une analyseimmanente. Elle prône l’enfermement dans le texte. Et se pose ens’opposant aux approches où l’œuvre est, pour reprendre les mots deBarthes, « mise en rapport avec autre chose qu’elle-même, c’est-à-direautre chose que la littérature : l’histoire (même si elle devientmarxiste), la psychologie (même si elle se fait psychanalytique) »11.

    La notion de contexte

    Prendre une distance radicale avec les courants qui, aussi diverset opposés puissent-ils être, partagent une hostilité commune à l’idéemême d’analyser la genèse empirique des productions symboliquesconstitue le seuil épistémologique de la science des œuvres. Rien nesaurait échapper au regard sociologique et historique. Il est injusti-fiable d’accorder à la littérature, à l’art ou à la philosophie un statutd’exception – c’est-à-dire d’assimiler ces activités à des pratiques abs-traites et autonomes, qui n’entretiendraient aucun lien avec le mondequi les entoure et au sein duquel elles sont fabriquées.

    SUR LA SCIENCE DES ŒUVRES

    18

    10. Bernard Lahire, Franz Kafka, Éléments pour une théorie de la création littéraire, Paris, La Décou-verte, 2010, p. 584-585.11. Ibid., p. 584-585. Lahire poursuit en remarquant que de telles déclarations sont en fait pour beau-coup des déclarations d’intentions, démenties par la pratique réelle de Barthes, qui ne s’interdisait pasde mettre en rapport la littérature avec son dehors et de faire des entorses au principe immanentiste,mais de façon déniée. En ce sens, « le choix n’est au fond qu’entre la pratique visible, explicite, assuméeet systématique de la mise en rapport, qui donne les moyens d’être contrôlée par son utilisateur commepar ses lecteurs, et la pratique non dite, masquée, et se voulant discrète et élégante, qui échappe engrande partie à tout contrôle » (Ibid., p. 585).

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page18

  • Mais si cette représentation suscite l’assentiment général au seindes sciences sociales, il est néanmoins nécessaire de souligner, car c’està partir de là que vont commencer à apparaître les véritables enjeuxthéoriques et méthodologiques, que ce n’est pas le cas de sa traductionconcrète dans des recherches spécifiques. Déclarer qu’il est nécessairede replacer les textes dans leur condition historique ou sociale d’appa-rition et de réinscrire les auteurs dans leur contexte ne règle en effetpas tous les problèmes. Cela laisse au contraire totalement indétermi-née et ouverte la question de savoir ce que l’on appelle, justement, le« contexte » des œuvres. D’ailleurs, on pourrait relire les grandescontroverses entre sociologues et historiens de l’art, de la littérature,de la philosophie ou des sciences en montrant qu’elles se ramènentpresque toujours à une divergence tacite à propos de la définition dela situation de l’écrivain (ou de l’artiste, etc.) et de sa délimitation :quels éléments considère-t-on comme pertinents pour caractériserl’ancrage des auteurs dans l’Histoire ou dans la société ? Commentcirconscrit-on cet extérieur des œuvres par rapport auquel on va leséclairer ? Dans quelles temporalités, dans quels types d’espaces lesauteurs sont-ils inscrits ? Et de quelles manières cette inscriptioninfluence-t-elle leur production ?

    Les fondements de la science des œuvres

    19

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page19

  • 2.

    LA SOCIOLOGIE DES CHAMPS DE PIERRE BOURDIEU

    La théorie des champs de Pierre Bourdieu a largement contri-bué, dans la période contemporaine, à renouveler la science des œuvres.Élaborée à partir du milieu des années 1970, cette théorie se présentecomme une réflexion générale sur les conditions sociales de la pro-duction des biens symboliques – et elle a de fait apporté des réponsesinédites et radicalement nouvelles à la plupart des problèmes quecherche à résoudre la sociologie de la culture, de l’art, et des intel-lectuels.

    S’il est important de se pencher, de manière critique, sur la genèseet la forme de ce paradigme, c’est parce qu’il ne s’agit pas, précisé-ment, d’un paradigme parmi d’autres. Certes, tous les sociologues ettous les historiens ne partagent pas nécessairement l’ensemble des pré-supposés ou des principes sur lesquels il se fonde. Mais il n’en demeurepas moins que tous en acceptent les éléments essentiels. Il n’y a pasaujourd’hui d’analyse scientifique des œuvres qui ne s’inscrive, expli-citement ou implicitement, dans l’héritage de Bourdieu, et qui ne

    20

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page20

  • reprenne à son compte les grandes lignes de la vision qu’il s’est efforcéde forger (même si, et selon un procédé largement employé lorsqu’ils’agit de Bourdieu, cet héritage est la plupart du temps dénié oupassé sous silence, comme l’atteste la prolifération de mots, « lieux »,« milieux », « réseaux », « sphère », « monde », « cité », etc., dontl’unique fonction est de ne pas employer celui de « champ »). Étudierla théorie des champs, c’est ainsi être amené à interroger l’architectureconceptuelle de la sociologie et l’histoire des biens symboliques dansleur ensemble.

    Parce qu’il se définissait comme sociologue, Pierre Bourdieu a na-turellement construit son système contre les lectures « internes »,« formalistes », « littéraires » ou « philosophiques ». Mais il s’est éga-lement donné pour objectif de mettre en question certaines façons decontextualiser les œuvres et d’appréhender les relations entre les pro-ductions culturelles et leurs conditions sociales d’apparition. Je retien-drai ici les deux principales cibles que Bourdieu mentionne dans sesouvrages : la théorie marxiste d’une part, et d’autre part, la méthodebiographique de Sartre et la notion de « projet créateur ».

    Les limites du marxisme

    Les fondements théoriques de la doctrine marxiste ont notammentété établis par le sociologue hongrois Georg Lukács dans deux livresclassiques, Théorie du roman puis Littérature, philosophie et marxisme12.Et on sait que l’un des principaux représentants de cette tradition en

    La sociologie des champs de Pierre Bourdieu

    21

    12. Georg Lukács, Théorie du roman, Paris, Gonthier, 1963 et Littérature, philosophie et marxisme, Paris,PUF, 1978.

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page21

  • France (et il est légitime de penser que c’est à lui que fait référenceBourdieu lorsqu’il critique ce paradigme) fut Lucien Goldmann.Comme l’écrit Joseph Jurt, « à la suite de Lukács, Goldmann enten-dait expliquer génétiquement les œuvres littéraires. Le véritable sujetde la création littéraire est pour Goldmann le groupe social – critèred’explication plus objectif que le sujet individuel puisque, à ses yeux,la structuration de l’unité collective est plus simple et plus cohérenteque celle de la psychologie des individus »13.

    C’est dans son ouvrage Le Dieu caché que Lucien Goldmann aproposé sa tentative la plus aboutie d’interprétation matérialiste desœuvres. Dans ce livre, Goldmann réaffirme, tout d’abord, l’oppositiondes sciences sociales à la tradition lettrée : « Partant du principe fon-damental de la pensée dialectique que la connaissance des faits empi-riques reste abstraite et superficielle tant qu’elle n’a pas été concrétiséepar son intégration à l’ensemble qui seule permet de dépasser le phéno-mène partiel et abstrait pour arriver à son essence concrète, et implici-tement à sa signification, nous ne croyons pas que la pensée et l’œuvred’un auteur puissent se comprendre par elles-mêmes en restant sur le plandes écrits et même sur celui des lectures et des influences. »14

    Les produits culturels ne sont pas indépendants de la société quiles entoure. Ils sont au contraire inscrits dans celle-ci et c’est d’ellequ’ils reçoivent leur raison d’être et leur signification objective. Il fautdonc nécessairement, pour comprendre les œuvres de l’esprit, lesrapporter à autre chose qu’à elles-mêmes, c’est-à-dire à un substrat

    SUR LA SCIENCE DES ŒUVRES

    22

    13. Joseph Jurt, « L’apport de la théorie des champs aux études littéraires », in Gisèle Sapiro, PatrickChampagne (dir.), Pierre Bourdieu, sociologue, Paris, Fayard, 2004, p. 256. Pour un exemple plus récentd’étude s’inspirant de tels principes, cf. Jacques Dubois, Les Romanciers du réel, de Balzac à Simenon,Paris, Seuil, 2000.14. Lucien Goldmann, Le Dieu caché, Paris, Gallimard, 1959, p. 16.

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page22

  • matériel. Mais cet extérieur des œuvres n’est rien d’autre, selon LucienGoldmann, que la classe sociale à laquelle appartient son auteur, oubien à laquelle il destine son travail : « La pensée n’est qu’un aspectpartiel d’une réalité moins abstraite : l’homme vivant et entier, etcelui-ci n’est à son tour qu’un élément de l’ensemble qu’est le groupesocial. Une idée, une œuvre ne reçoit sa véritable signification quelorsqu’elle est intégrée à l’ensemble d’une vie et d’un comportement.De plus il arrive souvent que le comportement qui permet de comprendrel’œuvre n’est pas celui de l’auteur, mais celui d’un groupe social (auquelil peut ne pas appartenir) et notamment, lorsqu’il s’agit d’ouvrages impor-tants, celui d’une classe sociale. »15

    L’analyse marxiste considère les productions intellectuelles, littérairesou artistiques comme des « reflets », comme des « expressions symbo-liques » du monde socio-économique qui les entourent. Et elle voit dansles créateurs des « porte-paroles inconscients » de la classe sociale (ou lafraction de classe) à laquelle ils appartiennent ou destinent leur travail.

    Lucien Goldmann applique ces principes, dans Le Dieu caché,aux Pensées de Pascal et à certaines pièces de Racine (Andromaque,Britannicus, Bérénice et Phèdre). Il repère, dans ces œuvres, l’existenced’une même « vision tragique » du monde. Mais cette vision n’estpas propre à ces auteurs et n’est pas, en d’autres termes, singulière etindividuelle. Elle est, au contraire, collective – et on la voit d’ailleurss’exprimer dans d’autres écrits contemporains de statut fort diffé-rent : théologiques, idéologiques, politiques, philosophiques, etc. End’autres termes, les ouvrages de Pascal et de Racine ne sont pas isolés.Ils s’intègrent dans un « Tout » plus vaste – et leur contenu et leur

    La sociologie des champs de Pierre Bourdieu

    23

    15. Ibid., p. 16-17.

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page23

  • SUR LA SCIENCE DES ŒUVRES

    24

    structure se comprend mieux à la lumière d’une analyse de ce Tout16 :« Si la plupart de éléments essentiels qui composent la structure sché-matique des écrits de Pascal et Racine sont analogues malgré les dif-férences qui séparent ces écrivains en tant qu’individus empiriquesvivants, nous sommes obligés de conclure à l’existence d’une réalitéqui n’est plus proprement individuelle qui s’exprime à travers leursœuvres. »17 Cette réalité, c’est la vision du monde de leur classe sociale.Pascal et Racine auraient ainsi été, selon Goldmann, les porte-parolesdu « jansénisme extrémiste » propre à la noblesse de robe du milieudu xviie siècle. Cette classe se sentit en effet chassée des pôles centrauxdu pouvoir par la monarchie absolue, et fut pour cette raison prédis-posée adopter une idéologie du refus du monde comme le jansénisme.Goldmann écrit ainsi à propos du cas spécifique, mais représentatif,des officiers : « Il serait inutile d’insister longuement sur le lien entrela situation économique et sociale des officiers du xviie siècle, attachéset opposés en même temps à une forme particulière d’État, la monar-chie absolue, qui ne pouvait les satisfaire en aucune manière, et l’idéo-logie janséniste et tragique de la vanité essentielle du monde et dusalut dans le retrait et la solitude. »18 Selon Goldmann, c’est de cettevision tragique qu’on retrouve des expressions sous les plumes deRacine et de Pascal.

    Pierre Bourdieu ne conteste jamais, dans ses ouvrages, l’impor-tance des études marxistes. Il ne cesse même de leur rendre hommage,et souligne le rôle capital qu’elles jouèrent dans l’histoire de la penséeen ce qu’elles ne cessèrent de contester l’évidence et l’hégémonie de

    16. Ibid., p. 14. 17 Ibid., p. 14-15.18. Ibid., p. 133.

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page24

  • la doxa littéraire et philosophique. Le marxisme constitua ainsi unmoment essentiel et irremplaçable dans la formation d’une sciencedes œuvres. Mais il n’en demeure pas moins que, selon Bourdieu, cesanalyses doivent être dépassées et remises en cause. Elles lui appa-raissent en effet comme potentiellement aussi « réductrices » que lesanalyses « internes » contre lesquelles elles se constituent.

    Bourdieu reproche notamment aux marxistes de ne pas problé-matiser de manière satisfaisante la question de savoir à quel groupeappartiennent les auteurs, ou à quel groupe ils destinent leurs œuvres,quelle est sa forme ou sa composition. Ceux-ci écrivent souvent, sansbeaucoup plus de précision, que comprendre une œuvre nécessiteraitde comprendre la vision du monde du groupe à partir ou à l’intentionduquel l’artiste ou l’écrivain a composé son travail. Mais, s’interrogeBourdieu, « de quel groupe social » les marxistes parlent-ils ? « Decelui dont l’artiste est lui-même issu – et qui peut ne pas coïncideravec le groupe dans lequel se recrute son public – ou du groupe quiest le destinataire principal ou privilégié de l’œuvre – ce qui supposequ’il y en ait toujours un et un seul. »19 D’autant que, poursuit Bour-dieu, rien n’autorise à affirmer que le destinataire déclaré d’une œuvresoit son destinataire véritable. « Tout au plus peut-il être la causeoccasionnelle d’un travail qui trouve son principe dans toute la struc-ture et l’histoire du champ de production, et, à travers lui, dans toutela structure et l’histoire du monde social considéré. »20 Enfin, pour-suit Bourdieu, comment analyser l’œuvre d’un auteur qui appartien-drait à plusieurs groupes, ou qui écrirait pour un groupe auquel il

    La sociologie des champs de Pierre Bourdieu

    25

    19. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit., p. 334.20. Ibid.

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page25

  • n’appartient pas ? De quelle « vision du monde » son œuvre serait-elle alors l’expression ? etc.

    Tout un nœud de problème surgit donc lorsque l’on analyse deprès les écrits des théoriciens marxistes. Ceux-ci ne proposent pas dedéfinition rigoureuse du concept de « groupe social ». Et ils se per-mettent ainsi, au cours de leurs études, selon les besoins de la démons-tration, de lui donner telle ou telle signification (le grouped’appartenance de l’auteur, le commanditaire de l’œuvre, le publicbourgeois, etc.) sans jamais justifier ces glissements.

    Conceptualiser mieux que ne le font les marxistes la question desavoir de quel groupe les auteurs dépendent et de quel collectif ilssont censés être les « porte-parole » constitue l’une des tâches essentiellesde la théorie des champs. D’ailleurs, dans le cadre de cette réflexion,Bourdieu va mettre en évidence l’existence d’un paradoxe : lesmarxistes ne cessent d’insister sur le fait que les auteurs appartien-nent à des « groupes », mais jamais ils ne prennent en compte lesgroupes « spécifiques » dont les écrivains, les philosophes ou les artistessont aussi membres : le groupe des écrivains, le groupe des philosophes,le groupe des artistes, etc. Leur intérêt exclusif pour la classe lescondamne à faire l’impasse par exemple sur les institutions littéraires,les éditeurs, la presse, les concurrences entre producteurs, etc. Bref, lesagents et les structures qui contribuent concrètement à la productionet à la circulation des biens culturels ne sont jamais analysés en tantque tel – en sorte que les mécanismes de cette production et de cettecirculation ne sont jamais réellement dégagés de façon satisfaisante.

    Soulignons pour terminer que Bourdieu formule une dernière cri-tique contre les marxistes. Il ne la développe jamais très longuementet pourtant, à bien des égards, il s’agit de la critique la plus radicale et

    SUR LA SCIENCE DES ŒUVRES

    26

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page26

  • la plus importante. Elle pointe en effet du doigt l’un des biais princi-paux de ce genre d’analyses, qui est de se focaliser sur la fonction desœuvres. Les marxistes s’intéressent en effet principalement à la « visiondu monde » que les œuvres expriment. Ils cherchent à reconstituer le« message » qu’elles transmettent, l’« idéologie » qu’elles portent – ense demandant par là même quels « intérêts objectifs » elles servent.Or, selon Bourdieu, cette « attention exclusive incline à ignorer laquestion de la logique interne des objets culturels, leur structure entant que langage » 21. En se concentrant uniquement sur le contenudes œuvres, les marxistes s’interdiraient de rendre compte de la formespécifiquement esthétique des produits culturels. Ils passeraient parconséquent à côté de tout un ensemble de dimensions qui constituentpourtant à bien des égards l’un des éléments essentiels des activitéslittéraires ou artistiques, et sur lesquelles une science des œuvres dignede ce nom ne saurait garder le silence.

    Cette absence d’investigation sur les aspects proprement formels desœuvres a pour conséquence que le marxisme se révèle au final totale-ment incapable de contester les traditions littéraires et philosophiquessur leur propre terrain. Il abandonne de fait à ces approches le monopolede la reconstitution de la logique formelle des biens symboliques. SelonBourdieu, la lecture « interne » et la lecture « externe » se révèlent ainsides « adversaires complices », puisque aucun des deux n’est réellementmis en danger par l’approche concurrente.

    Il est d’ailleurs intéressant de noter que, dans un texte de 1963 consa-cré à Lucien Goldmann, Roland Barthes s’en prend lui aussi à cetoubli des « formes » qui caractérise l’approche marxiste. Roland

    La sociologie des champs de Pierre Bourdieu

    27

    21. Ibid., p. 336.

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page27

  • Barthes souligne en effet que, lorsqu’il parle de la littérature, Goldmannse place à un niveau essentiellement idéologique. Mais, s’interroge-t-il :« Que devient, dans cette macro-critique, la surface verbale de l’œuvre,ce corps parfaitement cohérent de phénomène formel (au sens le plusextérieur du terme), écritures, rhétoriques, modes de narration, tech-niques de perception, critères de notation, qui font, eux aussi, le roman. »La sociologie de Goldmann négligerait la « spécialité littéraire » duroman. Or, continue Barthes, « le projet éthique du romancier, mêmeet surtout si l’on accepte la façon dont Goldmann en rend compte, nepeut que rencontrer, précisément pour se médiatiser, ce que l’on appel-lera ici un imaginaire, c’est-à-dire en définitive un langage » 22.

    Dès lors, Barthes écrit que l’on serait amené à concevoir deux typesde sociologie complémentaire du roman : une critique idéologiqued’un côté, qui s’occuperait du contenu ; une critique sémiologique del’autre, qui s’occuperait des formes. À bien des égards, la notion dechamp développée par Pierre Bourdieu aura justement pour fonctionde donner les moyens d’articuler ces deux types de sociologie et cesdeux approches.

    Jean-Paul Sartre et la notion de projet

    Essentielle a été, pour la formation de la théorie des champs, laconfrontation avec le marxisme. Mais non moins capitale a été la dis-cussion critique engagée avec Jean-Paul Sartre. Bourdieu a en effettrès fréquemment mis en question, et notamment dans Les Règles de

    SUR LA SCIENCE DES ŒUVRES

    28

    22. Roland Barthes, « Les deux sociologies du roman », in Œuvres complètes, t. 1, Paris, Seuil, 1993,p. 1147-1149.

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page28

  • l’art, les textes de Sartre sur la création en général et sur Flaubert enparticulier. Il y voyait une illustration particulièrement explicite deshypothèses qu’engage presque nécessairement la « méthode biogra-phique », qui vise à mettre en relation directe l’œuvre d’un auteuravec sa vie. Selon Bourdieu, Sartre aurait, dans la période contempo-raine, redonné ses lettres de noblesse à un genre d’études qui ne sontpas sans rappeler les monographies universitaires à la Lanson. Or lascience des œuvres devrait se constituer contre tout ce qu’implique cemode de pensée et d’analyse.

    La critique bourdieusienne de la démarche sartrienne se déploieselon de nombreux axes23. Et elle vise, d’abord, la notion de « projet ».Ce concept porterait en effet au jour le biais inhérent au regard biogra-phique, qui consiste à tenir chaque vie pour « un tout », un « ensemblecohérent et orienté » qui ne pourrait être appréhendé que comme« l’expression unitaire d’une intention, subjective et objective, quis’annonce dans toutes les expériences surtout les plus anciennes »24.

    Bourdieu repère en effet la prolifération d’expressions comme« déjà », « dès lors », « depuis son plus jeune âge », etc., sous la plumede Sartre. Ces éléments traduisent selon lui le fait que Sartre est victimed’une illusion rétrospective : il constitue « les éléments ultimes en finsdes expériences ou des conduites initiales » ; il adhère ainsi implicite-ment à une certaine idéologie du don ou de la prédestination, « quisemble s’imposer tout particulièrement dans le cas de personnagesd’exception, volontiers crédités d’une clairvoyance divinatrice »25.

    La sociologie des champs de Pierre Bourdieu

    29

    23. Je laisse de côté la question de savoir si ce que dit Bourdieu rend justice au contenu réel des textesde Sartre. Ce qui m’intéresse, c’est la manière dont il construit sa position à partir de la lecture qu’ilen fait.24. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit., p. 308. 25. Ibid.

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page29

  • Mais l’illusion principale à laquelle succomberait Jean-Paul Sartreà cause de la notion de projet n’est pas cette illusion rétrospective :c’est une illusion de continuité : concevoir la trajectoire des auteurscomme un Tout refermé sur lui-même, comme une entité cohérentestructurée du début à la fin par une intention fondamentale amèneen effet logiquement à lire la vie et l’œuvre d’un auteur d’une façonlinéaire26. Sartre se concentrerait exclusivement sur l’homogénéité etla continuité. Il rechercherait de l’unité dans l’ensemble des conduiteset des productions que l’on peut imputer à un même auteur. Bref, ilintroduirait de la linéarité là où il y a de la discontinuité, et occulteraitainsi totalement les coupures qui jalonnent nécessairement la biogra-phie d’un auteur et qui traversent ses écrits. Plus grave, il serait tota-lement incapable de rendre compte de telles ruptures, puisque celles-ciéchappent par principe à une vision des choses qui entend tout rame-ner à une intention unique et originelle.

    La sociologie doit s’affranchir de toutes ces illusions biogra-phiques, rétrospectives et continuistes. Et elle doit par là même, auxyeux de Bourdieu, mettre en question la croyance dans la cohérencedu sujet qui se manifesterait à travers elles : les prises de position d’unauteur ne sont pas des expressions unitaires d’une « intention » sub-jective et objective. Ce sont des stratégies qui trouvent leur principeet leur explication dans la position matérielle occupée par l’agent à unmoment donné dans un espace particulier. On ne saurait imputer toutesles conduites d’un individu à un projet fondamental. Elles dépendent

    SUR LA SCIENCE DES ŒUVRES

    30

    26. Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », in Raisons pratiques. op. cit., p. 81. On remarquecependant que l’on trouve à de nombreuses reprises dans l’œuvre de Bourdieu, et notamment dansses travaux sur Heidegger ou Sartre, une tendance très marquée à voir dans les écrits de jeunesse desauteurs qu’il étudie le lieu où s’exprimerait le plus clairement les présupposés qui orienteront leurspensées à venir.

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page30

  • La sociologie des champs de Pierre Bourdieu

    31

    au contraire à chaque fois de facteurs spécifiques aux espaces sociauxau sein desquels elles se déploient27.

    La volonté de défaire l’idée d’une unité synthétique de la personnehumaine, dont Sartre s’est fait le principal artisan, et qu’il a notammentutilisée dans ses travaux sur la littérature, constitue ainsi l’une des basesde la science des œuvres telle que Bourdieu a souhaité l’édifier. Maisla critique de Sartre et de la méthode biographique ne s’arrête pas là.Elle se déploie sur un deuxième axe.

    Bourdieu considère en effet que ce qui est problématique avecl’approche biographique, c’est de supposer qu’il est possible d’étudierun auteur isolement. Sartre fait comme si la vérité de Flaubert se trou-vait dans le parcours singulier de Flaubert – ou, autrement dit, commesi, pour comprendre Flaubert et son œuvre, il suffisait d’étudier sonrapport à sa famille, à son père, à sa mère et à son frère, et même, plusgénéralement à sa classe d’origine, mais cela indépendamment d’uneprise en compte des relations entre Flaubert et les autres écrivains.

    Or cette manière de restituer l’histoire de Flaubert comme « unesérie unique et à soi suffisante d’événements successifs » oublie fonda-mentalement, selon Bourdieu, qu’une trajectoire ne prend sens quesi on la met en rapport avec les autres trajectoires possibles dans l’espacesocial, c’est-à-dire avec les trajectoires alternatives par rapport aux-quelles elle se définissait implicitement ou explicitement : raconterune vie sans considérer les autres vies qui étaient vécues en mêmetemps par d’autres, « est à peu près aussi absurde que d’essayer derendre raison d’un trajet dans le métro sans prendre en compte la

    27. Ibid., p. 85.

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page31

  • structure du réseau, c’est-à-dire la matrice des relations objectivesentre les différentes stations »28.

    Selon Bourdieu, on ne peut comprendre une trajectoire indépen-damment des autres trajectoires : les événements biographiques n’ontpas de sens en tant que tels. Ils se définissent relationnellement commeautant de « placements et de déplacements dans l’espace social » : « Lesens des mouvements conduisant d’une position à une autre se définit,de toute évidence, dans la relation objective entre le sens, au momentconsidéré, de ces positions au sein d’un espace orienté »29. Pour saisirla vie d’un auteur, il s’avère dès lors nécessaire de reconstituer au préa-lable les « états successifs du champ dans lequel elle s’est déroulée,donc l’ensemble des relations objectives qui ont uni l’agent considéré àl’ensemble des autres agents engagés dans le même champ et affrontésau même espace des possibles. »30

    Ainsi, la méthode sociologique s’oppose frontalement à la méthodebiographique. Il ne faut pas chercher dans les caractéristiques del’existence singulière d’un auteur les principes explicatifs de sonœuvre. Ces principes ne peuvent se révéler que si l’on prend encompte le microcosme dans lequel il était inséré – et notamment, dansle cas de Flaubert, le microcosme littéraire – et la position relativequ’il y occupait. Bourdieu essaiera ainsi de montrer que nombre desattitudes de Flaubert que Sartre attribue à la relation de celui-ci avecsa famille et sa classe d’origine s’enracinent en réalité dans la situationde l’écrivain au sein du champ de production culturelle et dans sesrelations avec les autres écrivains.

    SUR LA SCIENCE DES ŒUVRES

    32

    28. Ibid., p. 88.29. Ibid., p. 88-89.30. Ibid., p. 89.

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page32

  • La sociologie des champs de Pierre Bourdieu

    33

    Le concept de champ

    La construction du concept de champ répond ainsi, chez Bour-dieu, à une triple exigence : d’une part, faire sauter l’opposition entreanalyse externe et analyse interne que ratifient ces « adversaires com-plices » que sont la doxa littéraire et le paradigme marxiste ; d’autrepart, interdire de rapporter les œuvres à leur contexte économique etsocial de production sans prendre en compte les groupes spécifiquesà l’intérieur desquels elles s’élaborent ; enfin, comme on vient de lavoir, montrer que l’on ne peut comprendre les auteurs isolément etindépendamment des relations objectives qu’ils entretiennent avecleurs concurrents.

    Dans ce cadre, l’idée essentielle est que, pour analyser les œuvres,il est nécessaire de reconstituer ce que Bourdieu appelle l’autonomierelative du champ dans lequel elles s’insèrent. Un texte (ou une pein-ture, une composition, etc.) serait toujours une prise de position quise poserait en s’opposant, à l’intérieur d’un champ particulier, àd’autres prises de position. Il se définirait en ce sens en fonction desenjeux « internes » à ce champ (son histoire et sa temporalité spéci-fiques, l’état institué des problèmes, les formes qui y sont disponibles,etc.). De même, c’est la position relative occupée par son auteur dansle champ (à laquelle seraient associés des intérêts particuliers, deschoix, des attitudes et des opinions spécifiques, etc.) qui se trouveraitau principe de ses prises de position.

    Affirmer que les œuvres viennent au jour dans des circuits res-treints de production et dotés de leur propre principe de fonctionne-ment permet d’abord à Pierre Bourdieu de mettre en question le« réductionnisme marxiste ». La fabrication des biens culturels obéit

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page33

  • à des règles et à des exigences spécifiques. Elle se déroule avec une rela-tive autonomie par rapport au monde global. Et ne saurait pas consé-quent être interprétée comme une simple expression, comme unsimple reflet ou une simple traduction de processus externes (écono-miques, sociaux ou politiques, etc.).

    Dans son ouvrage sur Heidegger, Bourdieu souligne ainsi quel’on ne peut comprendre dans toute son ambiguïté et sa complexitél’auteur de Être et temps qu’à condition de rompre avec un mode delecture trop directement politique de ses écrits. De nombreux critiques,et notamment les marxistes, ont en effet voulu montrer que l’œuvrede Heidegger n’aurait au fond été que l’une des thématisations de larévolution conservatrice allemande des années 1920 et 1930. PourBourdieu, on ne saurait nier l’existence d’une telle affinité. Mais dansle même temps, précise-t-il, Heidegger n’est l’équivalent des idéo-logues de la révolution conservatrice qui lui étaient contemporainsqu’au système près. Heidegger est sans doute un révolutionnaireconservateur – mais contrairement aux autres, il l’est en philosophie,c’est-à-dire dans le champ relativement autonome de la philosophie.Si l’on assimile trop directement la pensée de Heidegger à de la pureet simple idéologie, on oublie de reconnaître sa dépendance à l’égarddes lois spécifiques du champ philosophique : les prises de positionspolitiques d’Heidegger ne s’expriment que philosophiquement.

    Bourdieu reproche par exemple à Theodor Adorno d’opérer uneréduction trop directe du texte aux conditions les plus générales de saproduction : « Parce qu’il ignore l’autonomie relative du champ phi-losophique, Adorno rapporte directement les traits pertinents de laphilosophie de Heidegger à des caractéristiques de la fraction de classeà laquelle il appartient : ce “court circuit” le condamne à faire de cette

    SUR LA SCIENCE DES ŒUVRES

    34

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page34

  • idéologie archaïsante l’expression d’un groupe d’intellectuels dépasséspar la société industrielle et dépourvus d’indépendance et de pouvoiréconomique. »31 Bourdieu poursuit en précisant qu’il n’est pas du toutquestion, pour lui, de nier cette relation. Mais établir ce lien ne luiparaît pas suffisant. Se contenter de lire Heidegger dans cette optiqueet avec ces lunettes-là, ce serait en effet oublier de s’interroger égale-ment et parallèlement sur ce qui fait la singularité de Heidegger parrapport à des essayistes comme Spengler ou Jünger : qu’est-ce quifait que Heidegger est Heidegger ? « Faute de ressaisir la médiationdéterminante que représentent les positions constitutives du champphilosophique et la relation qu’elles entretiennent avec les oppositionsfondatrices du système philosophique, [Adorno] laisse inévitablementéchapper le principe de l’alchimie qui met le discours philosophiqueà l’abri de la réduction directe à la position de classe de son producteur,et il s’interdit du même coup de rendre raison de ce qui peut paraîtrel’essentiel, c’est-à-dire l’effet de la mise en forme philosophique. »32

    Réinscrire les producteurs dans leur champ spécifique de produc-tion, c’est ainsi pouvoir expliquer sociologiquement leurs œuvressans rien perdre de leur spécificité. Celles-ci sont irréductibles à leurancrage social et politique. Elles sont marquées au plus profondd’elles-mêmes par des enjeux culturels spécifiques à leur domained’activité – en sorte que la sociologie doit rendre compte de l’intrica-tion entre toutes ses couches de signification (des plus internes au pluspolitiques), au lieu d’accorder à certaines une place privilégiée oumême exclusive.

    La sociologie des champs de Pierre Bourdieu

    35

    31. Pierre Bourdieu, L’Ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Minuit, 1988, p. 10.32. Ibid., p. 11.

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page35

  • Instrument de critique du paradigme marxiste, la notion de« champ » vise également à mettre en question l’approche biogra-phique et les hypothèses implicites qui la fondent. Elle entend en effetimposer ce que Bourdieu appelle souvent un « un mode de penséerelationnel » : les stratégies des agents et des instituions engagées dansles luttes littéraires, artistiques ou scientifiques ne dépendent pas prin-cipalement des trajectoires singulières de ces agents ou de ces institu-tions ; elles s’enracinent au contraire dans la position relative qu’ilsoccupent dans la structure du champ, c’est-à-dire dans la structurede la distribution du capital spécifique, de la reconnaissance, etc. Lesmicrocosmes dans lesquels s’engendrent les œuvres culturelles (champlittéraire, champ artistique, champ scientifique, etc.) sont des espacesde « relations objectives entre des positions – celle de l’artiste consacréet celle de l’artiste maudit par exemple – et on ne peut comprendrece qui s’y passe que si l’on situe chaque agent ou chaque institution dansses relations objectives avec tous les autres »33. Par conséquent, le principeexplicatif de la genèse des productions symboliques réside moins dansles propriétés personnelles de leurs producteurs que dans les relationsobjectives qu’ils entretiennent avec les autres producteurs et dans lesstratégies que ces relations engendrent : « Les auteurs, les écoles, lesrevues, etc. existent dans et par les différences qui les séparent. » EtBourdieu de rappeler la formule de Benveniste : être distinctif, êtresignificatif, c’est la même chose34.

    Penser relationnellement permet enfin à Pierre Bourdieu demontrer qu’il existe un rapport entre l’espace des prises de positions

    SUR LA SCIENCE DES ŒUVRES

    36

    33. Pierre Bourdieu, Raisons pratiques. op. cit., p. 68.34. Ibid., p. 69-70.

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page36

  • esthétiques, littéraires ou philosophiques et l’espace des positionsoccupées par les producteurs dans le champ donné : la forme d’art,de littérature, de philosophie, etc., que les auteurs défendent, lesalliances qu’ils nouent, les écoles qu’ils fondent, etc. se déterminentdans l’horizon des rapports de force inscrits dans le champ. C’est laraison pour laquelle il y a quelque chose comme une « homologie »entre la structure des relations objectives entre les producteurs d’uncôté, et, de l’autre, la structure des relations entre les œuvres, définiesdans leur contenu proprement symbolique. Les dimensions morpho-logiques ou matérielles (la position structurale des auteurs, etc.) et lesaspects formels interagissent donc. Ils sont en rapport étroit. Ce quifait que la sociologie des champs peut intégrer dans un même projetplus vaste l’analyse « externe » et la lecture « interne », et donc dépasserl’opposition entre ces deux modes de connaissance : « On peut conser-ver tous les acquis et toutes les exigences des approches formalistes etsociologistes en mettant en relation l’espace des œuvres (c’est-à-diredes formes, des styles, etc.) conçu comme un champ de prises de posi-tions qui ne peuvent être comprises que relationnellement, à la façond’un système de phonèmes, c’est-à-dire comme système d’écart dif-férentiels, et l’espace des écoles ou des auteurs conçu comme systèmede positions différentielles dans le champ de production. »35 Parexemple, écrit Bourdieu, « le vers libre se définit contre l’alexandrin,et tout ce qu’il implique esthétiquement, mais aussi socialement etpolitiquement ; en effet, du fait du jeu des homologies, entre lechamp littéraire et le champ du pouvoir ou le champ social dans sonensemble, la plupart des stratégies littéraires sont surdéterminées et

    La sociologie des champs de Pierre Bourdieu

    37

    35. Ibid., p. 69.

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page37

  • SUR LA SCIENCE DES ŒUVRES

    38

    nombre de “choix” sont des coups doubles, à la fois esthétiques et poli-tiques, internes et externes »36.

    Grace à la théorie des champs, Pierre Bourdieu a révolutionné lascience des œuvres. Il nous a permis de comprendre mieux qu’on nele faisait auparavant les mécanismes de la fabrication des biens sym-boliques. L’idée d’homologie entre l’espace des positions et l’espacesde prises de position ouvre la voie à une réconciliation entre approches« matérialistes » et approches « littéraires » ; le mode de pensée rela-tionnel donne les moyens de comprendre la singularité des produitsculturels et la façon dont ils se différencient des autres produits ; enfin,la notion d’autonomie permet d’appréhender la multiplicité des signi-fications que revêtent ces biens, et de restituer comment s’articulentles préoccupations les plus externes (politiques, sociales, etc.) aux enjeuxles plus internes et les plus spécifiques.

    36. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit., p. 339.

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page38

  • 3.

    LE PROBLÈME DE LA CRÉATION

    Affirmer que les œuvres se forment dans des microcosmes relati-vement autonomes par rapport au monde social et qu’il est nécessaire,pour en expliquer la genèse, de prendre en compte la logique interne,la temporalité spécifique ou encore la structure particulière des uni-vers où elles s’élaborent constitue ainsi ce que l’on pourrait désignercomme les principes fondateurs de la théorie des champs. Mais com-ment délimite-t-on le « champ » ou « l’espace » au sein duquel la« position » d’un auteur sera définie et son œuvre analysée ? De quellemanière choisit-on de tracer, parmi un ensemble quasi infini de pos-sibilités, la frontière entre ce qui ressortira d’un côté à « l’interne » et,de l’autre, à « l’externe », la séparation entre le dedans et le dehors ?Quels critères mobilise-t-on pour établir la démarcation entre ceuxqui appartiennent au champ et ceux qui n’y appartiennent pas ? Bref,qu’est-ce qu’un « champ » ?37

    39

    37. La question de la bordure, du passage, et de la limite entre la philosophie et son dehors (« À quellesconditions pourrait-on marquer une limite, marquer une marge ? ») se trouve au centre du texte deJacques Derrida intitulé « Tympan » inMarges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. I-XXV.

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page39

  • On pourrait au premier abord s’imaginer que ce problème de laforme que l’on assigne aux « microcosmes » à l’intérieur desquels onréinscrit les producteurs se situe à la marge de la théorie des champs,qu’il s’agit d’un problème mineur, annexe, qui ne concerne que desaspects secondaires de cette théorie (sa mise en pratique, etc.). En réa-lité, cette série de questions est extrêmement importante. Non seule-ment en effet parce qu’elle renvoie à l’un des sujets les plus anciensdans la tradition sociologique depuis Durkheim, qui est celui des classeset des classements, des relations entre classements « scientifiques » etclassements « indigènes », c’est-à-dire des fondements de l’opérationqui consiste à diviser le monde en différentes catégories et à y assignerles individus ; mais également d’autre part parce qu’elle amène à s’in-terroger sur la façon dont les sociologues et les historiens regardent etconstruisent le monde, sur les systèmes de vision et de division qu’ilslui imposent – c’est-à-dire, au final, sur leur inconscient.

    Marges – de la sociologie

    S’il s’avère nécessaire de porter un regard critique sur le conceptde champ et ses utilisations, c’est parce qu’il existe un écart particu-lièrement marqué entre les ambitions affichées par ce paradigme etla réalité de son fonctionnement. Comme on l’a vu, la vocation essen-tielle de cette théorie est de renouveler l’analyse des mécanismes dela production des biens culturels. Elle entend fournir des instrumentssusceptibles d’éclairer d’un jour nouveau la logique de la formationdes œuvres. Et pourtant, il est frappant de constater que la créationet les créateurs paraissent plutôt représenter un problème pour les

    SUR LA SCIENCE DES ŒUVRES

    40

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page40

  • sociologues et les historiens. Alors que les outils conceptuels offertspar ce paradigme devraient déployer leur caractère le plus opératoirelorsqu’ils s’appliquent aux gestes et aux trajectoires des personnalitésqui comptent dans la vie intellectuelle, littéraire ou artistique, les cher-cheurs éprouvent d’immenses difficultés à saisir avec minutie les pro-priétés de ces producteurs. Au point que l’on a parfois le sentimentqu’il n’y a pas de place, dans ce système, pour les novateurs.

    Si l’on prend comme exemple certains travaux consacrés auchamp intellectuel ou littéraire au xxe siècle, on remarque en effetque les sociologues et les historiens expriment une véritable impuis-sance à caractériser de manière positive les auteurs les plus éminentsde la période. Ces écrivains ou ces philosophes sont en effet systéma-tiquement présentés comme des personnages « atypiques », « excen-triques », « marginaux » ou « hérétiques ». Par rapport aux trajectoiresdéfinies comme « modales » et « normales » dans « le » champ, leursparcours sont définis comme « irréguliers », « peu communs », et mar-qués par des expériences « particulières » ou des « déviations ». Quantà leurs œuvres, elles ne sont ni « classiques » ni « habituelles » : ellesparaissent au contraire réaliser des « combinaisons inclassables » et« hétérodoxes », qui « déjouent », et « échappent à » l’ordre des « taxi-nomies communes ».

    En d’autres termes, lorsqu’elle s’affronte aux figures essentiellesde la vie intellectuelle et littéraire et qu’elle essaie de capter leurs pro-priétés, la sociologie se retrouve dans une impasse, pour ne pas diredans une situation de crise qu’elle doit conjurer en recourant à devéritables tours de prestidigitation. Comme elle ne parvient pas àfaire entrer ces figures dans les cadres qu’elle a posés, elle se voitcondamnée à multiplier les catégories bâtardes et les désignations

    Le problème de la création

    41

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page41

  • qui ne décrivent rien, si ce n’est son propre malaise et sa propre inca-pacité : « marginaux », « excentriques », « atypiques », etc.

    Je ne mentionnerai ici que quelques études particulièrement signi-ficatives de cette tendance qui anime la démarche des sociologues de laculture. Et d’abord ce qu’écrit Anna Boschetti de ceux qui constituèrentle premier cercle de la revue Critique, fondée en 1946, au premier rangdesquels Georges Bataille et Maurice Blanchot : « L’origine socialementet géographiquement excentrique, des études irrégulières ou peu com-munes, des rencontres ou des expériences particulières contribuent à unéthos hérétique qui pousse ces hommes à des combinaisons inclassables,où se croisent les suggestions de toutes les avant-gardes significativesde la culture française entre les deux guerres. »38 Anna Boschetti pour-suit en désignant par exemple l’œuvre de Bataille comme un « hybrideinclassable, impossible à attribuer à un genre, à une discipline »39.

    C’est une rhétorique parfaitement similaire et superposablequ’utilise Niilo Kauppi lorsqu’il entend présenter les individus quicomposent le noyau central de la revue Tel Quel, fondée aux Éditionsdu Seuil en 1960, comme Barthes, Foucault, Derrida, ou, bien sûr,Philippe Sollers : « S’appuyant sur les modifications structurelles duchamp intellectuel et, plus précisément, l’homologie des nouvellespositions dans le champ littéraire et universitaire, le groupe Tel Queltente d’étendre le domaine d’une nouvelle compétence liée à lascience, d’un nouvel appareil de perception et d’évaluation, bref, d’unenouvelle échelle des valeurs attachée à l’ascension de nouvelles disci-plines (les sciences humaines). Cette stratégie positionnelle aboutit enréalité à un éthos hérétique et à des combinaisons inclassables, symptôme

    SUR LA SCIENCE DES ŒUVRES

    42

    38. Anna Boschetti, Sartre et les temps modernes, Paris, Minuit, 1985, p. 205-206. Je souligne.39. Ibid., p. 212. Je souligne.

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page42

  • Le problème de la création

    43

    des modifications du marché des biens symboliques. Le pouvoir créa-teur des écrivains est étendu […] à certains universitaires margi-naux »40. Un peu plus loin, Niilo Kauppi appliquera une même visionà propos de Jacques Derrida, dont il dira que sa démarche consistefondamentalement à brouiller les frontières et les identités, à « com-biner les rôles de professeur, journaliste, critique et écrivain. »41

    Enfin, on peut mentionner le passage que Pierre Bourdieuconsacre, dans Homo Academicus, à Roland Barthes. Cet extrait estrévélateur. Il est certes, dans sa rhétorique, relativement différent desdeux textes que je viens de citer. Mais on y trouve néanmoins un pointde vue similaire. Pierre Bourdieu y décrit en effet Barthes comme unêtre flottant, inconsistant, qui, d’une certaine manière, n’appartiendraità aucun champ ou, mais c’est pareil, qui circulerait librement dans tousles secteurs du champ. L’œuvre de Barthes n’aurait, pas conséquent,aucune identité stable ou spécifique. Bref, cet extrait traduit à quelpoint Bourdieu ne sait pas où et comment situer Barthes : « Conden-sant dans sa personne sociale les tensions et les contradictions inscritesdans la position en porte-à-faux des institutions universitaires margi-nales (comme l’École des hautes études “post-braudélienne” ou, à desmoments différents du temps, Nanterre ou Vincennes), qui tentent deconvertir une double opposition, souvent associée à une double priva-tion, en dépassement électif, et qui, lieux de passage pour les uns etaboutissement pour les autres, font se rencontrer un moment des tra-jectoires différentes, Roland Barthes représente le sommet de la classedes essayistes qui, n’ayant rien à opposer aux forces du champ, sont

    40. Niilo Kauppi, Tel Quel, la constitution sociale d’une avant-garde, Helsinki, Societas ScientiarumFennica, 1990, p. 71. Je souligne.41. Ibid., p. 108.

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page43

  • SUR LA SCIENCE DES ŒUVRES

    44

    voués, pour exister, et pour survivre, à flotter au gré des forces externesou internes qui agitent l’univers, au travers notamment du journa-lisme. » Bourdieu poursuit : « Comme le bon Théo, à qui son amiFlaubert reprochait son manque de “caractère” sans voir que son incon-sistance même était au principe de son importance, […] Roland Barthesexprime instantanément, en donnant l’apparence de les précéder, tousles changements dans les forces du champ et, à ce titre, il suffit de suivreson itinéraire, et ses engouements successifs, pour voir toutes les ten-sions qui se sont exercés sur le point de moindre résistance du champ,où éclot continûment ce que l’on appelle la mode. »42

    Des classeurs classés par leurs classements

    Bien entendu, on pourrait au premier abord défendre l’idée selonlaquelle ces descriptions ont une certaine pertinence. Les sociologuesqui les produisent et les lecteurs qui les approuvent affirmeraientsans doute qu’elles s’efforcent de rendre compte de l’une des proprié-tés essentielles de toute démarche novatrice, qui est de défaire les clas-sements institués, de déstabiliser les frontières entre les disciplines, defaire exister des types d’œuvres inédits et des modes d’écritures quel’on a du mal à faire entrer dans des cases préétablies, etc.

    Mais dans le même temps, on ne peut pas ne pas se poser la questionde savoir si ce sont réellement les propriétés « objectives » des œuvresou des auteurs que traduisent ces classements, et non, plutôt, uneforme de trouble du sociologue devant des phénomènes qui déjouent

    42. Pierre Bourdieu, Homo Academicus, Paris, Minuit, 1984, p. 302-303.

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 23:59 Page44

  • Le problème de la création

    45

    ses cadres de perception : ces qualificatifs qualifient-ils, comme celadevrait être leur fonction, leur objet – ou qualifient-ils plutôt, impli-citement, le sujet classant ou, mieux, le rapport de ce sujet à son objet ?Ne mettent-ils pas en lumière la relative impossibilité qu’il y a à saisirpositivement l’innovation tant que l’on reste prisonnier d’une certainevision de l’espace intellectuel et tant que l’on utilise une certaine façonde découper, à l’intérieur de celui-ci, les différents « champs » ?

    Disons-le autrement et plus directement : lorsque l’on écrit que lestrajectoires des auteurs d’avant-garde sont « atypiques » et « particu-lières » par rapport aux carrières dites « modales » et « normales » dansle champ, lorsque l’on affirme que leurs œuvres sont « inclassables »par rapport à celles qui sont ordinairement produites dans cet espace,ne devrait-on pas, à un moment ou à un autre, se poser la question desavoir si ces auteurs appartiennent réellement au champ dans lequelon les a réinscrits ? Les créateurs sont-ils des « marginaux » – ou est-ce la façon dont on circonscrit les champs qui les condamne à occuperune telle position ? Leurs œuvres sont-elles « inclassables » – ou est-ce le système de classement qui s’applique mal à elles ?

    Bref, puisque toutes celles et tous ceux qui créent apparaissentcomme des problèmes pour la théorie des champs, on ne peut pas nepas mettre en question cette théorie – ou, du moins, s’efforcer de latransformer. Il faut réfléchir à la possibilité d’élaborer un autre regardsur le monde, une autre manière de construire les champs, qui nouspermettraient de saisir véritablement la singularité des œuvres fon-datrices et de ne plus les définir, grossièrement, comme « hybrides »ou « atypiques ».

    D’ailleurs, la difficulté qu’éprouvent les sociologues et les histo-riens à appréhender de façon satisfaisante les processus de création

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 00:00 Page45

  • n’apparaît pas seulement dans cette manière de classer les personna-lités novatrices et leur production. Elle s’exprime également dansleur relative incapacité à restituer de manière positive l’émergenced’une œuvre nouvelle. Leurs études sont en effet dominées par unvocabulaire de nature exclusivement négative. Pierre Bourdieu expli-quait par exemple la généalogie du projet littéraire de Flaubert et dela figure de l’art pour l’art par une « double rupture » avec l’art sociald’un côté et, au pôle opposé, l’art bourgeois. Si Flaubert a été amenéà opérer une révolution symbolique dans le champ littéraire, c’estparce qu’il se serait trouvé placé dans un « lieu géométrique descontraires » qui l’inclinait à rejeter toutes les options disponibles etl’incitait donc à tracer sa propre voie. Qui dit création dirait ainsi,selon Bourdieu, « double refus » : « Je déteste X (un écrivain, unemanière, un mouvement, une théorie, etc., ici, le réalisme, Champ-fleury), mais je ne déteste pas moins l’opposé de X (ici le faux idéa-lisme des Augier ou des Ponsard qui, comme moi, s’opposent à X,c’est-à-dire au réalisme et à Champfleury, mais aussi, par ailleurs, auromantisme, comme Champfleury) »43. Le caractère de « nomo-thète » de Flaubert procéderait ainsi de son opposition à toutes lespositions déjà constituées, et de la nécessité qui en découle d’inventerune position inédite.

    De la même manière, les sciences humaines et sociales analysentla construction d’une œuvre philosophique, historique ou sociolo-gique nouvelle comme le résultat d’un refus des positions philoso-phiques, historiques, ou sociologiques déjà constituées et préétablies.La dynamique de l’invention est définie comme une dynamique de

    SUR LA SCIENCE DES ŒUVRES

    46

    43. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit., p. 134-135.

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 00:00 Page46

  • l’opposition, de la rupture, etc. Mais ce n’est jamais, en ce sens, lalogique propre de la genèse d’une position qui est restituée : seule lanégation des positons antérieures, qui ne constitue rien de plusqu’une condition de possibilité, est décrite. La construction d’une posi-tion révolutionnaire n’est jamais vraiment saisie en tant que telle.

    Comment expliquer le caractère insatisfaisant et même probléma-tique des classements utilisés et des descriptions proposées par l’ana-lyse sociale de la création et des créateurs ? Pour quelles raisonssemble-t-il exister quelque chose comme un décalage ou, mieux, uneinadéquation, entre les cadres appliqués à la réalité et à travers lesquelscelle-ci est regardée et la réalité elle-même ? On comprend que l’enjeude ces questions dépasse de loin le problème particulier, aussi impor-tant soit-il, de l’innovation. Ce qui est en effet fondamentalement encause ici, c’est la façon dont les sociologues ou les historiens construisentordinairement la réalité, et surtout le point de vue à partir duquel ilsélaborent leurs investigations. De quelle manière ceux-ci regardent-ils le monde ? Quels principes de vision et de division adoptent-ils etpourquoi ? Bref, quelle est la nature des catégories sociologiques ouhistoriques ?

    Les cadres institutionnels de la pensée sociologique

    On le sait : le problème des classes et des classements, de la divisiondu monde en différentes régions et en différents groupes, n’est pas,contrairement aux apparences, un problème simple, un problème de« fait » – auquel l’observation empirique suffirait pour apporter uneréponse. Il s’agit au contraire d’un problème théorique – qui emporte

    Le problème de la création

    47

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 00:00 Page47

  • avec lui, de surcroît, tout un ensemble de dimensions politiques44.Comme la critique de « l’empirisme », du « positivisme » ou du « réa-lisme » l’a démontré, les catégories sociologiques ou historiques nereflètent ni n’enregistrent un réel en soi, qui préexisterait à l’observa-teur. Elles ne sont pas neutres : elles affirment une vision de l’espacesocial et de ses découpages internes – qu’elles contribuent à porter, età promouvoir, contre d’autres visions possibles. Elles participent end’autres termes de la construction de notre regard sur le monde, denos manières de nous y orienter et de nous y rapporter et, par làmême, elles exercent une influence sur la construction du monde entant que telle.

    Les sciences sociales revendiquent souvent une portée critique. Cesont pourtant l’ordre étatique et les frontières instituées par lui que,presque systématiquement, elles ont tendance à ratifier : la volonté defaire science, et la préoccupation qui en découle de tenir un discours« neutre » et « désengagé », inclinent en effet quasi-naturellement lessociologues et les historiens à s’approprier, parmi l’ensemble des sys-tèmes de classements possibles, celui qui (leur) paraît le plus « objec-tif », le plus « évident », le plus « réel », c’est-à-dire le système qui estparvenu à imposer son hégémonie – le système de l’État45.

    Ainsi, loin d’essayer de fonder sur des bases théoriques ou poli-tiques solides le geste de division de l’espace culturel qui commandera

    SUR LA SCIENCE DES ŒUVRES

    48

    44. Tout l’enjeu du livreLes Trois Ordres de George Duby consiste précisément à montrer la dimensionfondamentalement politique de tout système de classement – et donc de tout discours qui prétenddire et définir l’ordre de la société. Georges Duby, Les Trois Ordres ou l’imaginaire du féodalisme, Paris,Gallimard, 1978.45. Sur le fait que le « constat positiviste » tend toujours à ratifier la construction étatique du mondeet la « pensée étatisée », cf. Pierre Bourdieu, « L’esprit de famille » in Raisons pratiques. Sur la théoriede l’action, Paris, Seuil, 1994, p. 144.

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 00:00 Page48

  • pourtant la construction de leur objet et donc la quasi-totalité de leursanalyses, les sociologues et les historiens des intellectuels (j’exclus pro-visoirement ici la question de l’art et de la littérature) se contentent laplupart du temps de puiser dans l’inconscient universitaire leurs ins-truments de pensée et d’analyse. La délimitation des champs et des« contextes de production » fait en effet toujours appel, implicitementou explicitement, à des critères institutionnels : comme s’il allait de soique l’analyse devait se faire du point de vue de l’Université – et doncde l’État –, et comme s’il était par conséquent légitime de classer lesindividus comme les classe l’Université, les sociologues et les historienss’accordent tacitement sur le fait que le « champ » pertinent du pointde vue de l’analyse serait, en dernière instance, l’espace disciplinaire :on identifiera ainsi le champ de production d’une œuvre « philoso-phique » (ou « sociologique », « historique », etc.) à l’espace des indi-vidus statutairement – et universitairement – définis, au sein d’unmême pays, comme faisant profession de « philosophes » (ou de« sociologues », d’« historiens », etc.). Aux problèmes de classement,de définition et de délimitation qu’invite à poser la notion de champ(À quel espace un auteur appartient-il ? Qui sont ses interlocuteursimplicites ou explicites ? Par rapport à qui et à quelle actualité sedéfinit-il ? À qui s’adresse-t-il ? Pour qui écrit-il ? Qui constitue sonpublic ? etc.) sont apportées des réponses qui témoignent d’une rati-fication de l’ordre académique et d’un enregistrement des frontières,notamment disciplinaires, qu’il instaure. La réalité est construite parl’analyse sociologique comme l’Université travaille à la construire.

    On peut prendre plusieurs exemples. Et d’abord l’ouvrage dePierre Bourdieu consacré à Martin Heidegger. Bourdieu entend en

    Le problème de la création

    49

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 00:00 Page49

  • effet démontrer, dans ce livre, que « les produits culturels doivent leurspropriétés les plus spécifiques aux conditions sociales de leur produc-tion et, plus précisément, à la position du producteur dans le champde production »46. Mais lorsqu’il applique ce principe général à ce pro-duit culturel particulier qu’est l’œuvre de Heidegger, Bourdieu vanaturellement identifier « le champ de production » à l’intérieurduquel cette œuvre se serait formée au champ philosophique acadé-mique : « Il ne fait pas de doute que les enjeux de Heidegger – et c’esten cela qu’il est philosophe – sont primordialement, sinon exclusivement,inscrits dans le champ philosophique et qu’il s’agit pour lui, avant tout,de faire exister une nouvelle position philosophique, définie, fonda-mentalement, dans le rapport à Kant ou, plus exactement, aux néo-kantiens. »47 Ou encore : « Il serait parfaitement vain d’essayer decomprendre en dehors de ses relations avec le champ philosophique danslaquelle elle s’enracine une pensée philosophique aussi manifestementprofessorale que celle de Heidegger : celui-ci n’a cessé de penser et dese penser par rapport à d’autre penseurs – et toujours davantage, parun paradoxe apparent, à mesure que s’affirmait son autonomie et sonoriginalité. Toutes les options fondamentales de Heidegger, celles quitrouvent leur principe dans les dispositions les plus profondes de sonhabitus et leur expression dans les couples “cardinaux” de conceptsantagonistes empruntés à l’air du temps, se définissent par référence àun espace philosophie déjà constitué, c’est-à-dire par rapport à un champde prises de position philosophiques qui reproduit dans sa logique pro-pre le réseau des positions sociales dans le champ philosophique. »48

    SUR LA SCIENCE DES ŒUVRES

    50

    46. Pierre Bourdieu, L’Ontologie politique de Martin Heidegger, op. cit., p. 84.47. Ibid., p. 68.48. Ibid., p. 52-53. Je souligne.

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 00:00 Page50

  • En dernière instance, l’œuvre de Heidegger ne saurait donc se com-prendre que par rapport aux grandes options philosophiques del’époque : phénoménologie, néo-thomisme, néo-kantisme, etc.

    C’est une tendance analogue à faire entrer les créateurs dans descadres académiques que l’on trouve dans l’étude consacrée par LouisPinto à la formation des habitus théoriques de Michel Foucault,Jacques Derrida et Pierre Bourdieu. Comprendre la sociogenèse deces auteurs nécessiterait de comprendre l’espace des trajectoires pos-sibles auquel ils furent confrontés et par rapport auquel ils eurent àse définir. Or ces trajectoires possibles sont supposées être, ici, les tra-jectoires possibles dans le champ philosophique, et au sens le plus insti-tutionnel et le plus restrictif du terme : « La question, autantintellectuelle que professionnelle, qui se posait aux aspirants philo-sophes dans les années 1950 était de savoir dans quelle mesure ils pou-vaient se reconnaître dans les professeurs directeurs de thèse éminents,tels que Ferdinand Alquié, Maurice de Gandillac, Jean Hyppolite,Paul Ricœur, Jean Wahl, qui concentraient entre leurs mains leschances de réussite dans l’Université. » 49

    Enfin, mentionnons pour terminer le travail de Frédéric Lebaronsur la croyance économique, qui se donne pour projet de reconstituerla genèse et la structure du champ économique. Si ce champ n’estpas restreint aux champs des économistes universitaires, puisqu’yappartiennent, au pôle qualifié de « temporel », des économistes plus

    Le problème de la création

    51

    49. Louis Pinto, « Volontés de savoir. Bourdieu, Derrida, Foucault », in Gisèle Sapiro, PatrickChampagne, Louis Pinto (dir.), Pierre Bourdieu sociologue, Paris, Fayard, 2004, p. 20. Voir du mêmeauteur La Vocation et le métier de philosophe. Pour une sociologie de la philosophie dans la France contem-poraine, Paris, Seuil, 2007. On trouve le même biais chez José Luis Moreno Pestaña, En devenantFoucault. Sociogenèse d’un grand philosophe, traduction [de l’espagnol] de Philippe Hunt, préface deGérard Mauger. Bellecombe-en-Bauges, Éd. du Croquant, 2006.

    science des oeuvres2:Mise en page 1 17/12/10 00:00 Page51

  • politiques et pratiquant une économie « appliquée » (économistesd’entreprises, consultant, etc.), il n’en demeure pas moins que l’essen-tiel du propos de Lebaron consiste à affirmer que les prises de posi-tions théoriques et politiques d’un économiste ne saurait secomprendre que relativement aux prises de positions théoriques etpolitiques des autres économistes et des relations objectives qu’il ouelle entretient avec eux. L’idée selon laquelle le champ pertinent pouranalyser un auteur est le champ disciplinaire est donc ici totalementconservée50.

    On peut souligner en quelques mots que le postulat d’homogénéitéutilisé pour construire les champs dans les exemples précédemmentcités est également employé à propos d’activités qui s’élaborent à l’ex-térieur du champ académique, comme l’art ou la littérature. Ainsi,de la même manière qu’Anna Boschetti affirme que, pour com-prendre l’œuvre d’Apollinaire, il est nécessaire de reconstituer la struc-ture de l’univers poétique où il s’inscrivait, et les oppositions quitraversaient cet univers entre le symbolisme, le naturisme, le néo-clas-sicisme, etc.51, Pierre Bourdieu réinscrit spontanément, dans Les Règlesde l’art, Flaubert à l’intérieur d’un champ dit « littéraire ». Il entendmontrer que l’auteur de Madame Bovary s’est constitué en oppositionavec les autres courants romanesques de son époque : « Lorsque Flau-bert entreprend d’écrire Madame Bovary ou L’Éducation sentimentale,il se situe activement, par des choix impliquant autant de refus, dansl’espace des possibles qui s’offrent à lui. Comprendre ces choix, c’est

    SUR LA SCIENCE DES ŒUVRES