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9 Circuit • Printemps 2011 DOSSIER TOPONYMIE : ENTRE LE RÉEL ET L’IMAGINAIRE Didier Lafond, trad. a. Sébastien Stavrinidis, trad. a. P rojections de notre appréhension du monde, les topo- nymes nous permettent de modeler notre petit coin du cosmos. Mais nous les employons aussi pour circonscrire nos univers oniriques et, à tort ou à raison, pour les rationaliser. Sous la plume de nos collaborateurs, les toponymes vous dévoileront leurs traits de caractère. Par exemple, au Québec et au Canada, ils sont autochtones et polymorphes alors que les toponymes celtisants, eux, se parent d’idéologie. Les toponymes nippons revêtent pour leur part des atours extravagants, et les russes jouent les augustes facétieux ou poétiques. Et si certains lieux sont affligés du syndrome de l’identité multiple, ils se trou- vent réduits, dans les zones dévastées du globe, à l’état de rémi- niscence collective. Outre la fonction de rectitude linguistique et sociale qui meuble le quotidien des traducteurs, ce qui nous intéresse ici, c’est le rapprochement entre l’imaginaire et le réel, qui passe nécessairement par la désignation des lieux et l’entendement que nous nous en faisons. Myriam Hallé et Marie-Ève Bisson, de la Commission de toponymie du Québec, nous présentent la démarche suivie dans la gestion du patrimoine toponymique du Québec, dans lequel la préservation de l’héritage historique est au cœur des préoccupations. Qui dit préservation de la mémoire, dit nécessairement prise en compte et réhabilitation du susbstrat autochtone, comme nous le rappellent Ludger Müller-Wille et Philippe Charland, respectivement pour le Grand Nord et les toponymes de langue abénakise. Au Japon, étrangement, comme le souligne Michel Richard, la moindre colline porte un nom mais les rues des villes en sont dépourvues. Qu’il s’agisse de la Bretagne ou de la Russie, les toponymes se font les porteurs de l’histoire réelle ou de l’interprétation qu’on lui accorde. Françoise Morvan nous fait découvrir une lecture régionaliste où se mêlent le poids du passé et ses vicissitudes, la langue, la culture et le tourisme. L’Histoire en mouvement a permis à la Russie de se réapproprier les appellations tradi- tionnelles comme Saint-Petersbourg, et Yana Denisova nous emmène à la découverte de terri- toires recréés dans la langue populaire que l’on ne retrouve sur aucune mappemonde. Jennifer Ocquidant décrit les difficultés auxquelles on se trouve confronté lorsqu’il s’agit de traduire en français les toponymes étrangers puisqu’il faut tenir compte, entre autres, des aspects culturels et historiques. Dans ce dossier, nous vous invitons à découvrir notre monde géogra- phique sous ses aspects les plus divers. Nous tenons à remercier Michel Richard, chargé de cours de langue japonaise au CETASE, qui nous a suggéré le thème de ce dossier. Toponymie et cartographie de l’imaginaire

Circuit - Dossier - Toponymie : Entre le réeel et l'imaginaire · nécessairement par la désignation des lieux et l’entendement que nous nous en faisons. Myriam Hallé et Marie-Ève

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D O S S I E R T O P O N Y M I E : E N T R E L E R É E L E T L ’ I M A G I N A I R E

Didier Lafond, trad. a.Sébastien Stavrinidis, trad. a.

P rojections de notre appréhension du monde, les topo-

nymes nous permettent de modeler notre petit coin du

cosmos. Mais nous les employons aussi pour circonscrire

nos univers oniriques et, à tort ou à raison, pour les rationaliser.

Sous la plume de nos collaborateurs, les toponymes vous

dévoileront leurs traits de caractère. Par exemple, au Québec et

au Canada, ils sont autochtones et polymorphes alors que les

toponymes celtisants, eux, se parent d’idéologie. Les toponymes

nippons revêtent pour leur part des atours extravagants, et les

russes jouent les augustes facétieux ou poétiques. Et si certains

lieux sont affligés du syndrome de l’identité multiple, ils se trou-

vent réduits, dans les zones dévastées du globe, à l’état de rémi-

niscence collective.

Outre la fonction de rectitude linguistique et sociale qui

meuble le quotidien des traducteurs, ce qui nous intéresse ici,

c’est le rapprochement entre l’imaginaire et le réel, qui passe

nécessairement par la désignation des lieux et l’entendement

que nous nous en faisons. Myriam Hallé et Marie-Ève Bisson, de

la Commission de toponymie du Québec, nous présentent la

démarche suivie dans la gestion du patrimoine toponymique du

Québec, dans lequel la préservation de l’héritage historique est au

cœur des préoccupations. Qui dit préservation de la mémoire, dit nécessairement prise en compte

et réhabilitation du susbstrat autochtone, comme nous le rappellent Ludger Müller-Wille et

Philippe Charland, respectivement pour le Grand Nord et les toponymes de langue abénakise. Au

Japon, étrangement, comme le souligne Michel Richard, la moindre colline porte un nom mais les

rues des villes en sont dépourvues.

Qu’il s’agisse de la Bretagne ou de la Russie, les toponymes se font les porteurs de

l’histoire réelle ou de l’interprétation qu’on lui accorde. Françoise Morvan nous fait découvrir une

lecture régionaliste où se mêlent le poids du passé et ses vicissitudes, la langue, la culture et le

tourisme. L’Histoire en mouvement a permis à la Russie de se réapproprier les appellations tradi-

tionnelles comme Saint-Petersbourg, et Yana Denisova nous emmène à la découverte de terri-

toires recréés dans la langue populaire que l’on ne retrouve sur aucune mappemonde.

Jennifer Ocquidant décrit les difficultés auxquelles on se trouve confronté lorsqu’il s’agit de

traduire en français les toponymes étrangers puisqu’il faut tenir compte, entre autres, des aspects

culturels et historiques. Dans ce dossier, nous vous invitons à découvrir notre monde géogra-

phique sous ses aspects les plus divers.

Nous tenons à remercier Michel Richard, chargé de cours de langue japonaise au CETASE, qui

nous a suggéré le thème de ce dossier.

Toponymie et cartographie de l’imaginaire

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Le Québec, vaste territoire aux centaines de mil-liers de lacs et au relief marqué, a été nommé par

ceux qui l’ont exploré, fréquenté et habité. Le pay-sage toponymique qui pourrait paraître, de primeabord, assez homogène se révèle plutôt un pot-pourri linguistique.

On le constate d’abord par les noms des entitésnaturelles : Lac de la Babiche (Rivière-Mistassini, Saguenay–Lac-Saint-Jean), Pointe Tracadigache (Carleton-sur-Mer, Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine),Île Kaugaq (Rivière-Koksoak, Nord-du-Québec), LacFadzean (Réservoir-Dozois, Abitibi-Témiscamingue),Lac Glück (Lac-Nilgaut, Outaouais) ou Lac Zelano (Rivière-aux-Outardes, Côte-Nord). De leur côté, lesnoms des voies de communication sont tout aussi diversifiés quant à leur origine linguistique : CheminCoveduck (Bromont, Montérégie), Rue Manolakos(Val-David, Les Laurentides), Rue Mohammed-El-Sabh(Rimouski, Bas-Saint-Laurent), Rue Barkoff (Trois- Rivières, Mauricie) ou Rue Ponce-De León (Montréal).

Cette diversité linguistique contemporaine se ma-nifeste dans les couches de toponymes, dans les airesdistinctes qu’elles désignent, ainsi que dans les nomsde lieux eux-mêmes, qui s’apparentent parfois à de vé-ritables poupées russes. Bien que les couches desnoms autochtones, français et anglais recouvrent unebonne partie du territoire québécois, l’immensité et lagéographie de celui-ci ont façonné une stratigraphietoponymique spécifique pour chacune des régions duQuébec.

Prenons l’exemple de Whapmagoostui, municipalitéde village cri sise à l’embouchure de la Grande rivièrede la Baleine dans la baie d’Hudson. Le lieu, dont lenom évoque le grand mammifère marin, est aujourd’huiconnu sous au moins cinq appellations. À partir des années 1940, l’endroit est désigné par l’adaptation an-glaise Great Whale River, puis par Poste-de-la-Baleine,en usage à partir de 1961. Puis, Kuujjuaq (grande ri-vière), utilisé par les Inuits de la municipalité de vil-lage nordique contiguë, appellation remplacée ensuitepar Kuujjuarapik (petite grande rivière) pour distinguerce lieu d’un autre Kuujjuaq (ancien Fort-Chimo), situénon loin de la baie d’Ungava. L’histoire de plusieursnoms de lieux peut se raconter de la même façon.

Le caractère multilingue est présent dans les to-ponymes eux-mêmes, qui possèdent des constituantstoponymiques de langues différentes, par exemple LacKakatso-le-Corbeau (Lac-Walker, Côte-Nord), FosseMatalik d’en Bas (Sainte-Florence, Bas-Saint- Laurent),Paugan Falls (Low, Outaouais) ou Le Southwest Breaker (Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine).

Sur les quelque 1 300 nouveaux noms que la Com-mission de toponymie présente, bon an mal an, ungrand nombre sont issus des propositions de citoyens,d’organismes et de municipalités. Ces dernières semontrent généralement soucieuses de la représenta-tivité de leur population dans la toponymie de leur ter-ritoire et, ainsi, proposent des noms d’origines di-verses, que la Commission évalue par rapport à sescritères de choix et à ses règles d’écriture. Outre lesnombreuses municipalités qui présentent des nomsd’origines européennes, certaines font preuve d’au-dace, telle Saint-Donat (Lanaudière), qui compte sixnoms de voies de communication d’origine coréenne,à l’image du lieu de provenance de ses arrivants plusrécents.

Le site Web de la Commission de toponymieconstitue un outil précieux pour quiconque s’intéresseaux noms de lieux du Québec, et plus spécifiquementà la langue des toponymes. Il est possible d’utiliserce dernier aspect comme critère de recherche grâceau mode Recherche avancée de la Banque de nomsde lieux du Québec. Outre le français, l’anglais et la dizaine de langues autochtones, les options Autrelangue ainsi que Langue inconnue comptent aunombre des choix possibles. On apprend que labanque contient 4 150 noms de lieux dont au moinsune composante appartient à une langue autre quele français, l’anglais, l’inuktitut ou une langue amérindienne.

Le français partagéL’adoption en 1977 de la Charte de la langue fran-

çaise a favorisé la présence du français dans les topo-nymes, d’abord dans le générique (rue, lac, parc, etc.),puis dans les points cardinaux inclus dans les nomsde voies de communication lorsque ceux-ci rensei-gnent sur l’identité d’un tronçon par rapport à un autreou sur la direction de la voie. L’utilisation d’une autrelangue que le français est possible dans la partie spécifique du toponyme, si l’usage local l’atteste,comme dans les noms suivants : Rue du Cottage Sud(Morin-Heights, Laurentides) et Chemin Gold MineNord (Bristol, Outaouais), Rivière Metgermette Nord(Saint-Côme–Linière, Chaudière-Appalaches).

Notons que dans les cas où une forme française etune forme dans une autre langue sont en usage, laCommission privilégie la première, si son usage localest significatif. Pour en faire la vérification, on a re-cours à des enquêtes locales. Au Québec, à la diffé-rence de certaines régions ontariennes, il n’y a pas de

La Commission detoponymie a pourmission denormaliser lestoponymes selondes critèress’appuyant surl’originelinguistiqueautochtone,anglaise oufrançaise desnoms de lieux.Mais de nouvellesappellationsreprésentant ladiversité descommunautésculturellesprennent leurplace sur la cartedu Québecd’aujourd’hui.

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Myr iam Hal lé , gé ographe, est agente de recherche à la Commiss ion de toponymie.

La toponymie du Québec :un creuset linguistique

Par Myriam Hallé

D O S S I E R T O P O N Y M I E : E N T R E L E R É E L E T L ’ I M A G I N A I R E

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doubles appellations officielles. La présence de dou-blets va à l’encontre du principe d’univocité selon le-quel un nom ne désigne qu’un seul lieu, et celui-ci neporte qu’un seul nom officiel. Il arrive parfois qu’unlieu soit désigné par un nom officiel en usage dans unelangue, et qu’un nom d’une autre langue soit égale-ment usité.

Les noms de lieux autochtonesLe caractère éminemment particulier de la topo-

nymie autochtone a incité la Commission à se doterd’une politique spécifique en la matière.

Ce volet constitue actuellement un corpus de15 202 noms officiels, dont plus du quart est composédes toponymes inuits. Ces noms de lieux autochtonesont été relevés lors des inventaires réalisés au fil desans, principalement de la fin des années 1960 aux années 1980, et ce, souvent par des intervenants appartenant aux communautés concernées. Ceschantiers de recherche ont notamment permis la publication de six ouvrages présentant la toponymieautochtone du Québec, soit celle des Abénaquis, desAttikameks, des Naskapis, des Algonquins, des Hurons-Wendats et des Cris.

Les problèmes liés au traitement des noms au-tochtones sont nombreux. Souvent relevés à l’occasiond’entrevues, notamment avec des aînés, ces topo-nymes ne sont parfois connus que d’une poignée depersonnes. Celles-ci ignorent souvent comment écrirecorrectement le nom. Celui-ci peut avoir été, aupara-vant, entendu et transcrit par des non-autochtones, etil peut en avoir résulté de multiples formes (traduction,diminutif, etc.). Pour en venir à une proposition de nomet de forme d’écriture, des recherches documentaireset le recours aux systèmes d’écriture normalisés, cou-plés à de nombreux échanges avec des experts et desmembres de la communauté, sont incontournables.

Des mots aux noms de lieuxQuelle que soit l’origine du toponyme, au départ,

un travail de recherche doit tenir compte de toutes lessources de référence, le but d’un tel travail consistantà documenter le plus possible les occurrences d’unnom et des diverses appellations d’un lieu, ainsi queleur signification, leur origine et le motif de leur attri-bution. Fait suite à cette recherche une analyse fondéesur les critères de choix de la Commission qui balisentle choix des noms à officialiser. L’unicité du nom delieu officiel et le choix des noms en usage sont les

principes les plus importants. On tient compte ausside l’ancienneté, de l’originalité et de la pertinenced’éviter les homonymes.

Généralement, les noms de lieux déjà officiels ledemeurent à moins que leur usage soit dépassé parcelui d’un autre nom ou bien qu’une situation d’ho-monymie exige un changement de nom pour des rai-sons de sécurité. Des situations particulières, commeles fusions municipales de 2001, ont conduit plusieursmunicipalités à réaliser l’harmonisation des noms devoies de communication pour réduire les dénomina-tions identiques et, du coup, à effectuer davantage demodifications dans les noms officiels. Au cours de l’an-née 2009-2010, près de 370 noms officiels ont été mo-difiés. Mentionnons le nom 1re Avenue (Saint-Joachim-de-Shefford, Montérégie), disparu au profit del’extension de l’application de l’odonyme Rue de la Camerise. Le nom Rue Church (Waltham, Outaouais)a été remplacé par Rue de l’Église, plus usité. Deplus, le nom Lac Noé-Gravel (Saint-Thomas-Didyme, Saguenay–Lac-Saint-Jean) s’est vu attribuer un statutofficiel et a pris la place du toponyme Lac Magouche.

La toponymie du Québec est un trésor du patri-moine vivant, qui contient les apports linguistiquesdes communautés qui ont façonné l’histoire d’ici, etqui contiendra aussi les apports des communautés ar-rivées plus récemment. Concilier ces divers apports,voilà l’un des grands défis que la Commission de to-ponymie devra continuer de relever.

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«I l y a quelques années, un Français de distinc-tion, de passage en ce pays, examinant une

carte de la province de Québec, laissa échappercette exclamation : “Vous avez donc bien des sau-vages dans votre province que la plupart de vos ri-vières, de vos lacs et même bon nombre de vosvillages portent des vocables indiens !” […] Oui, toutcela est exact, lui fut-il répondu ; avec un peu d’effortvous en trouveriez même des centaines d’autres, etcependant nous avons à peine onze mille sauvagesdans la province, et encore ceux-ci sont-ils parquésdans des réserves particulières, ce qui neutralise enpartie leurs relations avec les blancs » (Rouillard,1917, p. 283).

C’est en ces termes qu’Eugène Rouillard, un desfondateurs de la Commission de géographie de Québec (CGQ), l’ancêtre de la Commission de topo-nymie du Québec (CTQ), commence son article inti-tulé : « À propos de noms sauvages ». Publié en 1917dans le Bulletin de la Société de géographie de Qué-bec, que dirige Rouillard, cet article est en quelquesorte l’explication et la justification des actions de laCGQ durant cette période, alors qu’elle fait disparaîtredes milliers de toponymes. Ses efforts visent à net-toyer la carte du Québec de tout ce qui n’est pas fran-çais afin de prendre position face à l’« autre », dansce cas-ci plus particulièrement l’Autochtone. L’offi-cialisation des toponymes donne l’occasion de se dé-barrasser de « […] la multiplicité des noms bizarres qui,à cause de leur aspect rébarbatif, ne laissent point quede causer une impression désagréable à l’étranger »(Rouillard, 1917, p. 283).

La Loi créant la Commission de géographie deQuébec (10 Geo. V, ch. 24, section 9), sanctionnée le14 février 1920, est d’ailleurs très claire à ce sujet danssa section sur les « Règles concernant la nomencla-ture française : 12. N’accepter qu’avec réserve lesnoms géographiques formés de mots sauvages et re-jeter autant que possible ceux de ces noms dont l’or-thographe ou la prononciation sont difficiles ou dontla signification est douteuse » (CGQ, 1921, p. IX). Bienqu’elle encadre aussi l’utilisation des toponymes enlangue anglaise, nous nous attarderons à la topony-mie autochtone, quoiqu’il faille garder en tête quel’objectif est de régulariser l’usage des toponymes àtravers un système francisé. Rouillard déclared’ailleurs que « […] s’il est ainsi permis à tout venant

de germaniser ou d’angliciser à son gré des vocablesde provenance indienne, comment pourrait-on nousrefuser, à nous de la province de Québec, le droit deles franciser ?  » (Rouillard, 1917, p. 285). Ironique-ment, de nombreux toponymes d’origine autochtoneont survécu à l’épreuve du temps (et de la CGQ) parle biais de la graphie anglaise.

Une toponymie très ancienneMalgré ce rouleau compresseur qui a nettoyé le

Québec, la création de la CTQ, quelque soixante ansplus tard, a permis le retour de nombreux toponymesdisparus des cartes mais conservés dans l’oralité.C’est ainsi que de nombreux toponymes autochtonesont pu reprendre la place officielle qui leur revenait.Nous nous intéresserons ici plus particulièrement à latoponymie des Abénakis, une nation autochtone vi-vant dans le centre du Québec méridional, car elleillustre assez bien le phénomène présenté plus haut.

Le problème qui se pose, au départ, avec une par-tie de la toponymie abénakise et, par extension, avecla toponymie autochtone en général, réside dans lefait qu’elle est souvent très ancienne. Le passage dutemps en a fait perdre la signification, que ce soitparce que le terme n’est plus usité ou encore que letoponyme a tellement été modifié que sa forme ac-tuelle ne signifie plus rien. Par exemple, la présencedes noms Magog ou Memphrémagog sur les cartes de-puis des siècles en a altéré la signification. Toutefois,en retournant aux premières traces, il est possible dese faire une idée de la signification qui se détache no-tamment de leur forme biblique (la terre de Gog, le roide Magog). Après analyse, il est possible d’obtenir Namagok (« à la truite de lac ») et Mamlhabagak (« autrès grand lac ») pour ces deux toponymes respecti-vement. Même chose pour Coaticook (Koategok, « àla rivière au pin »), Mégantic (Namak8ntegw1, « rivièredu camp au poisson ») et Massawippi (Masawinebi,« grande eau calme »).

De l’oral à l’écritIl faut aussi garder en tête que pendant longtemps,

ces toponymes ont été transmis oralement et que lorsde leur transfert à l’écrit, ils sont devenus une repré-sentation de ce que l’auditeur pouvait entendre.

Longtemps oubliésou sacrifiés del’Histoire, lestoponymesautochtonesretrouvent leurlégitimité.

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Ph i l ippe Charland est chercheur assoc ié à la Chai re de recherche du Canada sur la quest ion ter r i tor ia le autochtone de l ’Univers i té du Qué bec àMontré al , où i l enseigne l ’h isto i re des Autochtones au Canada. I l est auss i professeur de gé ographie au Cé gep du Vieux Montré al et professeurde langue abé nakise à Odanak.

Les toponymes se cachent pour revivre : la longue aventure de latoponymie autochtone

par Philippe Charland

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L’exemple de Sartigan, dans la Beauce, est assez pro-bant : avant de prendre sa forme actuelle, il a déjà étéjusqu’à représenter un saint imaginaire (Saint-Igan)simplement en partant de Msakik8n («  plusieurschamps  »). Un phénomène semblable s’est produitavec deux toponymes abénakis modernes, Odanak(« au village ») et Wôlinak (« à la baie »), qui désignentles deux réserves abénakises où, malgré le peu detransformation subie, c’est une traduction erronée quisurvit dans l’imaginaire, le premier étant souvent tra-duit par « chez nous » et le second par « rivière auxnombreux détours », entre autres.

Pour terminer, il importe de noter que la topony-mie autochtone, au-delà de simple objet d’étude, estaussi un outil de représentation géographique du ter-ritoire et, par le fait même, de la culture autochtone.

Dans cette perspective, on peut dire que les villesmodernes du Québec ont aussi été nommées par lesAbénakis. Quelquefois on reprenait le toponyme ori-ginal en le prononçant à la façon abénakise (Molianpour Montréal). On pouvait par ailleurs l’associer àune entité physique située à proximité, par exempleSherbrooke (Kchi nikitwtegwak, « grandes fourches »,en référence à l’endroit où la rivière Magog se jettedans la Saint-François), ou à la faune ambiante,comme c’est le cas de Yamaska qui, selon la traduction

que nous pouvons en faire (Wa Maska), signifierait« ce crapaud-ci ». Toutefois, il y a d’autres hypothèsesau sujet de ce dernier toponyme. Selon ce qu’il estpossible de tirer de sa première présence sur lescartes, il pourrait être une interprétation abénakised’un toponyme algonquin à l’origine, Ouapmasca sipi.Une autre hypothèse veut que le toponyme ait été malrecopié lors de sa première transcription en langueabénakise et, alors, sa signification en algonquin et enabénakis se rejoindraient pour nous donner « crapaudblanc ».

BibliographieCommiss ion de géographie de Québec. 1921. Les noms gé o-graphiques de la province de Québec. Québec : Commissionde géographie de Québec, 158 p.

C H A R L A N D , Phi l ippe. 2005. Dé f in i t ion et reconst i tut ion del ’espace ter r i tor ia l du nord-est amé r iquain : la reconstruc-t ion de la car te du W8banaki par la toponymie abénakise auQué bec. Thèse de doctorat , dépar tement de géographie ,univers i té McGi l l . Montréal : Univers i té McGi l l , 364 p.

R O U I L L A R D , Eugène. 1917. « A propos de noms sauvages ».Bul let in de la Société de géographie de Québec, vol . 11 , no.5, p. 283-285.

1 . Dans la langue abénakise moderne, le symbole «  8  », quiapparaît ici dans ce toponyme, représente un son quin’existe pas en français et se prononce quelque part entrele « an » et le « on ». À ne pas confondre avec le « 8 » destextes autochtones des XVI e, XVI I e et XVI I I e siècles, qui rem-plaçait le « w », inexistant dans le français de l ’époque.

Village de Wôlinak Photo : Fralambert (source Wikimedia commons)

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Un pur délice qui fait sourire tous ceux qui étu-dient le japonais, même les plus blasés  : lors

d’une première visite dans l’île méridionale des« Neuf provinces » (Kyûshû), il est quasi impossiblede rater, à la sortie de la ville dite des « Vastes ri-zières  » (Hakata), ce nom de quartier laissant en apparence peu de place à l’imagination : .Sourire garanti, disais-je, car ces trois caractères chi-nois indiquent habituellement un autre endroit,assez discret celui-là, qui est le « petit coin ». Peut-on vraiment imaginer habiter un endroit portant unnom pareil ? Loin de Hakata, il y a ailleurs au Japonune ville qui porte ce même nom, des petites rivièreségalement. Les mêmes caractères chinois sont aussiutilisés pour indiquer un nom de famille. Il y a mêmedes sanctuaires affublés de ce nom, et il semble queces derniers soient à l’origine de la prolifération dece nom de lieu assez particulier. En effet, à l’entréed’un sanctuaire shintoïste se trouve immanquable-ment un « honorable » ( ) endroit où les visiteursdoivent se laver ( ) les mains ( ) et la bouche pourse purifier. Or, des sanctuaires shintoïstes, il y en apour ainsi dire partout.

D’ailleurs, il n’y a pas que les étrangers qui se ré-galent ainsi au Japon ; les Japonais eux-mêmes s’amu-sent des noms de lieux de leur pays, et pour cause. Dusud au nord, à l’ouest comme à l’est, le Japon fourmillede noms de lieux plus étranges et exotiques les unsque les autres. Dans la préfecture de Tokushima, surl’île des « Quatre pays » (Shikoku), il y a dans la villede Anan un quartier portant le nom de Sakari. Il n’y alà rien d’extraordinaire, mais la transcription en kanjine manque pas de surprendre : , soit « femmede 18 ans », ou encore « 18 femmes ».

Passons les célèbres Ubasuteyama et Kosutegawa,ces « montagnes où jeter les vieilles femmes » ou « rivières où jeter les enfants ». Ici, la légende rivaliseavec la réalité, et l’emporte finalement, semble-t-il.La ville d’Obama, dans la préfecture de Fukui estpar contre bien réelle, tout comme cette montagne, Nihonkoku, marquant la frontière entre les préfecturesde Niigata et de Yamagata, dont le nom signifie riende moins que « Pays du Japon ». On se serait cru pour-tant sur la planète Mars, avec tous ces noms bizarres.

À propos de Yamagata, je suis déjà allé dans un vil-lage de montagne du nom de Jinego, « Les enfants del’année prochaine ». C’était un 10 mai, et ce jour-là,les paysans étaient occupés à faire fondre, avec deslance-flammes, le mètre et demi de neige qui couvraitencore leurs rizières. Sans aucun doute, les hiverssont longs à Jinego et on y a amplement le temps defabriquer année après année des enfants. Pour lesnourrir par contre, ça semble être un peu plus com-pliqué. Dire que non loin de là, il y a un village de pê-cheurs du nom de Akumi ( ). Eux, c’est la mer quidoit les embêter. Le nom du village signifie « dégoûtéde la mer » !

Bien réels sont aussi les arrêts d’autobus portantdes noms aussi charmants que Gokuraku, « Le para-dis », Kantan, « La simplicité », et Yamanokami, « Ladivinité de la montagne ». Il y a là une certaine logiquequi est tout à fait défendable. Par contre, des arrêtscomme Kaishamae, « Devant la compagnie », Deguchi,« La sortie », et Torontoron, « Les deux yeux vitreux »,laissent pantois. Évidemment, si le chauffeur a tropbu, il n’est pas impossible qu’il en vienne à confondre

Au Japon, lemoindre lieu estassocié à unedivinité ou porteun nom déroutantou exotique. Maisles rues n’ont pasde nom…

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M ichel Richard est chargé de cours de langue japonaise au Centre d ’études de l ’As ie de l ’Est de l ’Univers i té de Montréal .

Au petit coin… loin de chez vous !

Par Michel Richard

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NDLR : Ce texte a été rédigé avant les tristes événements survenus au Japon en mars.

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entrée et sortie pour nous laisser devant une compa-gnie sans nom. Mon appellation préférée est tout demême celle de la gare Jina ( ), dans la préfecturede Shizuoka. C’est remarquable pour une gare, n’est-ce pas, de s’appeler « Nom de lieu », ou « Toponymie » ?

Il y a tant à faire, nom d’un nom!Dans le cas du Japon, nous n’en sommes pas à un

paradoxe près. Dans ce pays, toutes les montagnes,toutes les collines, tous les ruisseaux, toutes lespentes portent un nom, ce qui peut parfois être trèsdrôle. À Tokyo, il y a une de ces pentes qui se nommeDangozaka, soit la « Pente des boulettes de farine deriz ». Près de Nagasaki, c’est Harakirizaka, la « Penteoù s’éventrer ». Il va de soi que les gares aussi por-tent un nom, ce qui est le cas également de tous lesarrêts d’autobus, qui en plus sont annoncés par lechauffeur (ou une machine), dans les grands centresurbains comme dans les petites villes. C’est absolu-ment génial pour se repérer… tant qu’on reste dans levéhicule. C’est une fois descendu qu’il y a un hic, caril faut apprendre à se débrouiller dans un dédale derues sans nom, devant des édifices apparemment sansadresse. Les Japonais se guident les uns les autres endessinant des cartes sur des bouts de papier, ou ens’envoyant des cartes Google par téléphone. Dans cesconditions, imaginez que vous devez prendre untaxi…

Autre paradoxe : en tant que science, la toponymien’en est qu’à ses premiers balbutiements au Japon.Il n’y a aucun programme universitaire qui s’yconsacre, bien que récemment certains chercheursont permis de faire avancer un peu les choses. Ces der-niers sont par contre les premiers à insister pour direque la toponymie japonaise n’est pas une science.Mais pourquoi en est-il ainsi ? Parce que jusqu’à toutrécemment, ce sont surtout des ethnologues entichésde culture régionale mais sans formation adéquate quise sont intéressés à la signification des noms de lieuxau Japon. D’autres chercheurs ont également utilisél’angle qu’est l’origine de l’argot japonais pour tenterd’analyser les noms de lieux.

Il y a aussi un troisième facteur, probablement plusdéterminant que tous les autres : l’utilisation deskanji, soit les caractères chinois. Ces derniers ne sontpas qu’un simple alphabet, ou un simple syllabaire. Ilssont à la fois un indice du sens et de la prononciation.Ainsi, il est très difficile de faire abstraction de ces ca-ractères chinois quand vient le temps de faire de la to-ponymie une science ; les chercheurs deviennent fa-cilement esclaves des kanji, car ces derniers parlent,évoquent des sens, sous-entendent des sons. Jusqu’àtout récemment, le résultat a été un mélange assez hétéroclite d’interprétations du sens à partir des kanjiet de suppositions de la signification à partir des prononciations.

L’avenir sera passablement différent ; en ce mo-ment, ce sont les historiens qui ouvrent de nouvellesavenues, notamment ceux qui se consacrent à la géo-graphie historique ou à la période du moyen-âge. LeJapon a donc pris beaucoup de retard dans ce do-maine, et disons les choses franchement, c’est tantmieux ! Car il reste beaucoup à faire, dans un domainequi au Japon est pour le moins amusant. Et pourcause ! Par exemple, vous saviez que dans la préfec-ture d’Aomori, il y a un endroit qui se nomme Shikkari,ce qui évoque «  sérieusement, fermement  », maisdont les kanji sont , ce qui peut signifier « avoirl’arrière-train épuisé » ? Hum… Au petit coin… loin dechez vous !

À partir de la droite : nagasaki kaidô himi (Himi, sur la route de Nagasaki) ;harakirizaka (« la pente de l’éventreur » ou encore « la pente où s’éventrer »)

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Bombay ou Mumbai, Birmanie ou Myanmar, Biélorussie ou Bélarus… qui n’est pas resté

perplexe devant le choix à faire entre le nouveauou l’ancien nom d’une ville, d’une région ou d’unpays ? Mais les choses se compliquent encore davan-tage lorsque vous avez affaire à des noms commeMenik Farm, Galcayo, Balbala, Naw Zad ou encoreGulshane-e-Iqbal, tous à l’orthographe plus inhabi-tuelle et énigmatique les uns que les autres.

Travaillant pour une organisation médicale huma-nitaire présente dans quelque 70 pays, il m’arrive sou-vent de rencontrer dans les textes que je traduis ouque je révise des noms de villages isolés, de rivièreslointaines ou de zones contestées des quatre coins dumonde. Comment faire pour m’assurer de leur ortho-graphe exacte lorsque les seules occurrences du nomrecherché se trouvent dans des sources de ma propreorganisation ? Et puis-je me fier à des sites commeGoogle Maps ou Wikipédia ?

Simple à première vue, la traduction des noms locatifs, ou toponymes, pose un certain nombre deproblèmes d’ordre à la fois linguistique et culturel. Lesnombreuses graphies différentes utilisées au coursdes années rendent le travail ardu. Traduire, laisser telquel « en faisant confiance » au texte source ? Et dansle cas d’une traduction, laquelle choisir ? Car selon lesdictionnaires ou les sources, il existe des divergences,des préférences qui ne sont pas sans conséquence.

Nous verrons que, par le passé, les toponymesétrangers ont fait l’objet de nombreux procédés defrancisation ou « translation » au sens linguistique du

terme. S’ajoute à cet aspect une dimension qu’on peutqualifier de « poids de l’histoire ». Malgré ce lourdpassé, les toponymes sont maintenant amenés à évo-luer, et une tentative de standardisation vise désor-mais à répondre aux exigences de la modernité.

Aspects historiquesChaque langue note les toponymes d’une autre

langue selon un certain usage qui existe parfois de-puis des siècles et qui dépend en grande partie de fac-teurs culturels.

Si la traduction des toponymes étrangers ou exo-nymes tend souvent à une appropriation, leur déno-mination se teinte d’idéologie à l’encontre de toutesystématique, au hasard des alliances, de ce qui estcensé être « politiquement correct » ou, au contraire,des inimitiés géopolitiques.

De même, plus un toponyme étranger aura de lienshistoriques avec une culture donnée, plus on aura ten-dance à le traduire et inversement. Cela en dépit desrecommandations des Nations Unies en matière detraduction des toponymes.

Faire face aux défis de la modernitéLes noms géographiques suscitent un intérêt de

plus en plus grand, motivé par l’évolution permanentede leurs usages due à de nombreux facteurs, dont lamultiplication des échanges internationaux et le dé-veloppement des voyages à l’étranger.

En 20001, la Commission nationale de toponymiefrançaise a stipulé :

« […] que les toponymes constituent une catégo-rie de noms propres formant un ensemble hétéro-gène ; que la plus grande partie des toponymes dési-gnant des lieux situés à l’étranger n’ont pas d’emploidans l’usage courant ; que traditionnellement, l’écri-ture des noms propres est fixée par la coutume,l’usage et la pratique, et aussi dans certains cas pardécision administrative, que les instances internatio-nales, en particulier le Groupe d’experts des NationsUnies pour les noms géographiques, ont émis des recommandations visant à réduire l’utilisation desexonymes et à ne pas en créer de nouveaux afin de faciliter la normalisation internationale ; qu’il importede conserver le patrimoine toponymique de languefrançaise, mais aussi de répondre aux impératifs modernes de la communication et des échanges internationaux, […] »

Cette constatation, à l’heure même de la mondia-lité (et non plus la mondialisation), a engendré un be-soin de standardisation des noms géographiques envue d’une meilleure compréhension internationale.

Trouver dessources fiablespour vérifierl’orthographeofficielle decertainstoponymes raresn’est pas toujoursune mince affaire.

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J enni fer Ocquidant est t raductr ice , coordonnatr ice de la t raduct ion et agente des communicat ions à Médecins Sans Front iè res Canada. E l le t ravai l le à Toronto.

Des toponymes atypiques

Par Jennifer Ocquidant

D O S S I E R T O P O N Y M I E : E N T R E L E R É E L E T L ’ I M A G I N A I R E

Simple à première vue,

la traduction des noms

locatifs, ou toponymes,

pose un certain nombre

de problèmes d’ordre

à la fois linguistique

et culturel.

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Tentative de standardisationdes toponymes

La langue française possède de nombreux exo-nymes, c’est-à-dire les formes françaises, consacréespar l’usage, de noms étrangers, qui ont été intégrésselon divers processus et en ont fait un ensemble ex-trêmement hétérogène et sans logique interne. En rai-son de l’augmentation des échanges commerciaux etdes relations internationales, la nécessité de réformerla dénomination des noms géographiques s’est faitede plus en plus criante.

En 1967 s’est tenue la première conférence duGroupe d’experts des Nations Unies pour les noms géo-graphiques ( GENUNG), chargé d’adopter des principeset d’édicter des normes et des règles pour le traitementdes noms de lieux à l’échelle internationale, dans le butde limiter une prolifération incontrôlée de noms diffé-rents pour les mêmes lieux. La Division francophone duGENUNG s’est réunie en janvier 1998 lors de la 7e Confé-rence sur la normalisation des noms géographiques àNew York, avec la participation de plusieurs pays, dontla Belgique, le Bénin, le Cameroun, le Canada, la Côted’Ivoire, la France, le Laos, le Luxembourg, le Mali, Mo-naco, la Roumanie et la Suisse. Ces conférences avaientpour objectifs d’examiner les problèmes posés par l’uti-lisation des noms géographiques dans les communica-tions aussi bien nationales qu’internationales, et de pro-poser des solutions en vue de la normalisation de leurtranscription sur les documents cartographiques.

Des relations privilégiées se sont établies ausein de ce groupe entre la Commission nationale de

toponymie de France et la Commission de toponymiedu Québec, qui ont élaboré en commun la version fran-çaise des documents techniques préparés par le GENUNG. Pour répondre au vœu du GENUNG, cescommissions ont également collaboré à la mise aupoint d’une base de données toponymiques, Le tourdu monde en français2, mise en ligne en juin 2010 etcontenant 898 exonymes français.

En définitive, aussi indispensable soit-il, le réfé-rencement des noms géographiques internationauxen français reste problématique et, en attendantqu’une base de données des toponymes internatio-naux n’atteigne le niveau d’exhaustivité requis, au-cune solution n’est à elle seule satisfaisante. Parfois,c’est dans les vieux pots qu’on fait la meilleure soupe,alors ne négligez pas l’incontournable recherche desoccurrences sur Google, voire dans Google Maps, ouen dernier recours la consultation d’une bonne vieillecarte topographique !

Dans tous les cas, il ne faut pas oublier qu’un nomde lieu est souvent marqué par son passé historique ouconnoté de considérations politiques. Ainsi, le choixque l’on fait entre plusieurs noms n’est pas neutre.

1. Recommandat ions en mat iè re de t ra i tement en f rançaisdes toponymes et des noms d’habi tants des pays é t ran-gers adoptées le 30 novembre 2000 (Consei l nat ional del ’ in format ion géographique f rançais) www.cnig .gouv. f r/Front/docs/cms/cntetrangererecom2000_126960236827382500.pdf

2. www.toponymiefrancophone.org/divf ranco/Bougainvi l le/recherche.aspx. Pour en savoir p lus sur la genèse de ceprojet f ranco-québécois d ’envergure, consul ter l ’ongletRéal isat ion.

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Le lecteur risquant d’être quelque peu surpris dedécouvrir l’entreprise toponymique bretonne en

cours, quelques précisions préalables ne seront sansdoute pas inutiles.

Les quatre départements de la Bretagne actuellecomptent un peu plus de trois millions d’habitants. Laplus grande partie de la région, située à l’est et ap-pelée haute Bretagne, a (ou a longtemps eu) pourlangue vernaculaire un dialecte français, le gallo, quiserait actuellement parlé par vingt-huit mille per-sonnes, fort âgées dans l’ensemble. La basse Bre-tagne, située à l’ouest a (ou a longtemps eu) pourlangue vernaculaire le breton, langue d’origine cel-tique qui serait parlée par cent soixante douze millelocuteurs, âgés de plus de soixante ans pour les troisquarts d’entre eux ; le pourcentage de jeunes parlantle breton est inférieur à 1 %1.

Le breton a cessé massivement d’être transmisaprès la Seconde Guerre mondiale pour maintes rai-sons, l’une d’entre elles étant l’engagement des mili-tants nationalistes bretons aux côtés des nazis. Leurbut étant de faire éclater l’État français en régions eth-niquement pures, il n’est pas surprenant que l’une despremières actions du Sonderführer Weisgerber, enposte à Rennes, ait été d’ordonner l’unification de l’or-thographe bretonne. Il y avait jusqu’alors une graphiepour trois dialectes (léonard, trégorrois, cornouaillais)et une autre pour le vannetais : en 1941 fut imposéel’orthographe surunifiée (peurunvan). Une race, unpeuple, une orthographe.

Après la Libération, une longue guerre des ortho-graphes opposa les militants qui refusaient l’héritagede la collaboration et les autres. Il serait intéressantd’analyser la manière dont les pouvoirs publics se sonttrouvés peu à peu appuyer les seconds en vue d’œu-vrer à la régionalisation, les instances régionalesmises en place, et notamment l’Institut culturel de Bre-tagne, leur offrant à leur tour la possibilité de contrô-ler tout ce qui touche à la culture et, par l’intermédiairede l’Office de la langue bretonne, de réaliser le grandrêve des autonomistes de Breiz Atao : celticiser la to-ponymie en vue de la reconquête politique.

We are not FrenchEn 1989, la sociologue Maryon McDonald a publié

un remarquable essai résumant par son titre le motd’ordre du mouvement nationaliste breton : We arenot French2. Ce qui oriente la production des topo-nymes est exactement ce qui a orienté la mise au pointde l’orthographe surunifiée, à savoir le souci d’êtreaussi différent que possible du français : le travail de

l’Office de la langue bretonne consiste à fournir un ha-billage toponymique selon des règles supposéesconformes à un état celtique idéal, autrement dit :• forger des noms bretons pour les lieux-dits de

haute Bretagne ;• bretonniser les toponymes français de basse

Bretagne ;• transposer les noms de lieux bretons en ortho-

graphe unifiée.Ce travail donne des résultats sidérants (Cesson-

Sévigné devient Saozon-Sevigneg, Malestroit, Malas-tred, Réminiac, Ruvenieg, pour s’en tenir à quelquesexemples) mais, si l’autochtone s’en étonne, pensantqu’il s’agit là du « vrai nom » retrouvé par des spé-cialistes, il se garde de montrer son ignorance. Et s’ilvient à émettre une protestation, au nom, parexemple, de l’intrusion du breton jamais parlé en cesterroirs au lieu du gallo qu’il entend défendre, on luiexplique que, le breton, «  c’est bon pour le tou-risme ». Ainsi rendu exotique à lui-même, est-il invitéà se sentir fier d’être intéressant puisque celte.

Un mouvement de protestation s’est néanmoins faitjour en Bretagne gallèse : l’ancien maire d’une petiteville du Morbihan, Monténeuf, stupéfait de découvrirque sa commune était rebaptisée Monteneg, s’est ap-puyé sur les recherches de son frère, professeur d’his-toire, pour démontrer que ces noms n’avaient jamaisexisté, que Malestroit apparaît dès 1387 tel quel, Réminiac, dès 856, sous la forme Ruminiac, et ainsi desuite. Une association a été fondée, l’AOSB (Associationde protestation contre la signalisation bilingue)3 maiselle n’a guère pu se faire entendre.

Plus rares encore ont été les protestations enbasse Bretagne. En 2009 cependant, le maire de Lan-drévarzec (Finistère) a fait appel à l’Office de la languebretonne pour revoir les noms de la commune. Le ha-meau des Salles étant devenu Ar Sal Lestudoret, leMoulin du Lae, Meilh Lae, et tout à l’avenant, les visi-teurs se perdaient dans la campagne, et des habitantsont prôné le retour à l’ancienne graphie, mais il est ap-paru que la forme normale était désormais la formenormalisée : Les Salles, lieu-dit français, étant proscrit,force était de trouver un équivalent montrant que laBretagne est originellement distincte de la France4…

L’orthographe surunifiée ayant pour caractéris-tique première de ne pas correspondre à la pronon-ciation, les noms des lieux-dits sont déformés : Coadernault (le Bois de Renault, devenu Ernault parmétathèse) devient Koadernod, nom dénué de sens,qui se prononce « couadairnode », à la grande stu-peur des anciens. Ainsi des milliers et des milliers denoms sont-ils défigurés…

En Bretagne,la création detoponymes celtesdécoule d’un passéde compromission.L’identiténationale victimede l’Histoire… etdu tourisme!

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Françoise Mor van est née et v i t en Bretagne. Spéc ia l is te de l i t té rature popula i re , e l le a publ ié de nombreux volumes de contes. E l le a dénoncéla dér ive ident i ta i re bretonnne actuel le dans un essai , Le Monde comme s i , paru chez Actes Sud, et a rédigé de nombreux ar t ic les à ce sujet .

Violence toponymiqueen Bretagne

Par Françoise Morvan

D O S S I E R T O P O N Y M I E : E N T R E L E R É E L E T L ’ I M A G I N A I R E

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Les fondateurs de l’AOSB ont fait observer qu’àdeux cents euros le panneau, des millions étaient en-gloutis dans cette entreprise. Le problème était bienréel mais mal posé : en des temps de restrictions bud-gétaires, consacrer de telles sommes à refaire la to-ponymie ne peut passer pour dénué de motif. En effet,l’invention d’une toponymie néoceltique relève de lanécessité de fabriquer une identité nationale légiti-mant le projet de faire de la Bretagne une ethnorégionautonome.

Ce projet de détacher la Bretagne de la France ré-publicaine, aux lois sociales encore assez strictes pourentraver la marche des affaires, au code du travail jugéarchaïque, aux syndicats actifs, est, de fait, à présentcelui d’un lobby patronal puissant qui entend faire dela Bretagne un « tigre celtique » avec en amont l’ap-pui des institutions régionales et en aval celui des ins-titutions européennes5.

Les enjeux réels n’apparaissant pas et la résistancene trouvant nulle part où s’exprimer, la fabrique du

cadastre peut se poursuivre à marche forcée. Encorequelques années et la toponymie de la Bretagne sera,elle aussi, surunifiée : Breiz Atao l’a rêvé, les élus régionaux l’ont fait.

1 . Ce pourcentage montera i t à 4 % en tenant compte desélèves suivant des cours mais i ls n’ont pour la p lupar tqu’une connaissance t rès superf ic ie l le de la langue.

2. Essai qui n’a jamais pu êt re t radui t en f rançais et s ’estheur té , comme tant d ’autres , à la censure du s i lence.

3. ht tp://aosb. f ree. f r/

4. On pourra voi r sur le s i te de l ’Of f ice de la langue bre-tonne le t ra i tement réser vé aux l ieux-di ts compor tant leterme « Les Sal les » (nom qui n’est pas donné pour f ran-ça is mais « d’or ig ine f ranc ique », é ludant a ins i le pas-sage par la langue de l ’envahisseur) . www.of is -bzh.org/fr/ressources_l inguist iques/index-kerof is .php?m=Sal les&kumun=&rummad=&p=1

5. Au sujet de ce lobby rassemblant les plus grands patronsde Bretagne (et de France) , vo i r le s i te de l ’ Inst i tut deLocarn et notamment l ’un des ar t ic les consacrés à sonunivers i té d ’été , « Notre problème, c ’est la France », oùle modèle présenté comme à suivre est la F landre, sus-cept ib le de fa i re éc later la Belg ique en ethnorégions :www.ouest-france.fr/region/bretagne_detail_-Alain-Glon-Notre-probleme-c-est- la-France-_8619-1491864_actu.Htm

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La Grosse Pomme ou La ville qui ne dort jamais ; lacité des Anges ; la ville éternelle ; la ville Reine ; la

Vieille Capitale… Autant d’appellations curieuses,drôles ou insolites qui se sont taillé une place dans lalittérature, les médias et la langue parlée, pour rem-placer respectivement les noms officiels de New York,de Los Angeles, de Rome, de Toronto et de Québec.

Les aléas de l’histoire, les réalités géographiques,économiques ou sociales et le folklore ont laissé desempreintes non seulement dans la toponymie offi-cielle des villes et des rues, mais aussi dans les ap-pellations populaires destinées à évoquer une cer-taine image des lieux.

En Russie, ces surnoms sont nombreux et particu-lièrement inspirés. Les poètes et les diplomates, lespoliticiens et le peuple, les amoureux et les détrac-teurs des lieux, tous y ont contribué.

Une ville surnommée Saint-Pétersbourg

La liste de surnoms la plus longue appartient àSaint-Pétersbourg. Comme s’il ne suffisait pas de troisnoms différents dans les manuels d’histoire pour uneseule ville (Saint-Pétersbourg, Pétrograd et Léningrad),les Pétersbourgeois en ont inventé d’autres et ne sontpas au bout de leur créativité !

Après que la ville de Saint-Pétersbourg eut été bâtie sur les bords marécageux / Sous un cielsombre et nuageux1, un diplomate européen en fut tel-lement charmé qu’il déclara à Pierre le Grand que lanouvelle capitale était comme un miracle comparableà celui de Palmyre, ville oasis au milieu du désert deSyrie. Depuis, le surnom «  Palmyre du Nord  »(Северная Пальмира) fait partie du bagage culturel dela ville.

Si le pseudonyme «  Ville sur Néva  » (Город на

Неве) se réfère à la position géographique de la villedans l’estuaire du fleuve Néva, l’épithète « Venise duNord » (Северная Венеция) met plutôt en relief les particularités architecturales et les aménagements urbains de la ville. En effet, la ressemblance avec la« ville des amoureux » est frappante : un réseau chao-tique de canaux bordés de vieux édifices qui s’y re-flètent ; une opposition des deux éléments de la terreet de l’eau, le tout forme une aura mystique qui nour-rit l’imaginaire des écrivains.

Un des surnoms populaires les plus courammentutilisés dans la langue parlée, mais aussi dans lapresse et dans la littérature, est l’appellation « Piter »(Питер).

Il n’est pas rare de rencontrer des qualificatifs folklo riques, tels que « Marais » (Болото), « [Saint]-Poutinesbourg » (Санкт-Путинбург) ou même

« Léningrad » (Ленинград). Si le surnom « Marais  »vient du fait que la ville fut bâtie en terrain marécageux,« Saint-Poutinesbourg » fait plutôt allusion au culte dela personnalité du premier ministre Vladimir Poutine,originaire de la ville. L’appellation traditionnelle « Lé-ningrad », quant à elle, est retirée des coffres quand les Pétersbourgeois se heurtent à la négligence et à l’indifférence des fonctionnaires municipaux en ce quicon cerne l’image historique de la ville ou même quandil s’agit de la gestion de l’opération de déneigement.

Moscou, ville des tsarsLa ville de Moscou est bien enracinée dans la terre

russe, car sa première mention remonte à 1147. Mais,contrairement à Saint-Pétersbourg, son nom officielest resté intact malgré les évènements historiques.Pourtant, quelques spécimens curieux se sont glissésdans la liste de ses surnoms.

Quand Saint-Pétersbourg fut désignée la capi- tale au début du XVIIIe siècle, Pervoprestolnaïa(Первопрестольная, ville du premier trône) est deve-nue la dénomination honorifique et solennelle de Moscou pour souligner l’ancienneté historique de laville comme capitale, car c’est dans la cathédrale dela Dormition au Kremlin que se déroulait le couron-nement des tsars.

L’image architecturale de Moscou a aussi inspiréquelques surnoms. Belokamennaïa (Белокаменная, villede pierre blanche) illustre le fait qu’au XIVe siècle, leKremlin était entouré de remparts de pierre blanche. Cen’est qu’un siècle plus tard qu’il arborera son revêtementrouge. Zlatoglavaïa (златоглавая, ville aux bulbes dorés)évoque la multitude des églises orthodoxes, image quiest devenue la carte de visite de la Russie.

Si l’on parle de laGrosse Pomme,bien des genspeuvent tout desuite situer la villedont il s’agit. Maisqui connaît laPalmyre du Nord?

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Géographie poétique

Par Yana Denisova

D O S S I E R T O P O N Y M I E : E N T R E L E R É E L E T L ’ I M A G I N A I R E

Après avoi r t ravai l lé comme t raductr ice et coordonnatr ice de projets de t raduct ion pendant hui t ans en Russie et au Canada, Yana Denisova estaujourd’hui analyste l inguist ique dans une agence de t raduct ion mult inat ionale à Montréal .

La ville de Moscou est bien

enracinée dans la terre

russe, car sa première

mention remonte à 1147.

Mais, contrairement

à Saint-Pétersbourg,

son nom officiel est resté

intact malgré les

évènements historiques.

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Les nouvelles réalités sociales se reflètent dans lesobriquet Nérézinovaïa (Нерезиновая, ville qui n’estpas faite de caoutchouc, qui n’est pas élastique),pas très politiquement correct, qui fait surtout partiedu langage familier et de celui de la blogosphère.Cette appellation voit le jour dans les années 1970.« Moscou n’est pas élastique » grondaient les Moscovites de souche en voyant arriver dans leur villeles travailleurs des autres régions du pays. Avec l’écla-tement de l’Union soviétique, une nouvelle vagued’immigrants a déferlé sur Moscou ; le refrain est restéle même et a même gagné en popularité.

La Russie, l’état aux multiples capitales

Par ailleurs, la Russie se vante d’avoir plusieurs capitales.

Tous les Russes s’entendent pour dire que Saint- Pétersbourg, avec ses musées, galeries d’art, spectacleset concerts, est la « capitale culturelle » (культурная

столица) de la Russie. Mais elle en est aussi la « capi-tale criminelle » (криминальная столица). La ville doitcette réputation aux nombreux films policiers sortis surles écrans dans les dernières années.

On gratifie Rostov-sur-le-Don, près de la mer d’Azov,du titre de « capitale du Sud » (южная столица). Pour-tant, c’est à Moscou que les Pétersbourgeois, qui vi-vent dans la « capitale du Nord » (cеверная

столица), accordent complaisamment le nom de« capitale du Sud ».

Curieusement, Sotchi, la ville hôte desJeux olympiques d’hiver de 2014, a la réputa-tion d’être la « capitale des vacances »(курортная столица) et la « capitale de l’été »

(летняя столица). Située au bord de la

mer Noire, la ville se targue d’avoir un climat particu-lièrement doux : en effet, la température moyenne yest encore plus élevée que celle de Vancouver.

La ville de Iekaterinbourg est entourée des montagnes de l’Oural qui tiennent lieu de frontière na-turelle entre l’Europe et l’Asie, ce qui lui a valu la dénomination de « capitale de l’Eurasie » (cтолица

Евразии). De plus, la ville a donné naissance à plu-sieurs groupes rock et est donc considérée comme la« capitale du rock-n-roll russe » (cтолица русского

рок-н-ролла).Toula, ville à 150 kilomètres au sud de Moscou, se

targue d’être la patrie de l’industrie des armes, des sa-movars et du pain d’épice. Aucune autre ville russe nepeut lui contester le statut de capitale de chacun deces objets (oружейная столица ; cтолица самоваров ;

cтолица пряников).À Ivanovo, située à 230 kilomètres au nord-est de

Moscou, à mi-chemin entre Moscou et Nijni Novgorod,l’industrie textile est très développée. Cette ville estdonc incontestablement la « capitale du textile »(текстильная столица), mais aussi elle est reconnuecomme la « ville des fiancées » (город невест) parceque de nombreuses femmes célibataires travaillaientdans les manufactures de textile après la SecondeGuerre mondiale.

Partout au monde, la toponymie populaire issuede l’histoire politique et sociale de la culture et del’imaginaire d’un peuple, crée une carte géogra-

phique parallèle, réservée presque exclusive-ment à l’usage intérieur d’un pays. Surtout, elletémoigne de l’amour des gens envers les lieuxqu’ils habitent, en Russie comme ailleurs.

1. E x t r a i t d u p o è m e Le C a va l i e r d e b r o n z e ,d’Alexandre Pouchkine.

Cathédrale Saint-Basile-le-Bienheureux, à Moscou.

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Circuit : Pouvez-vous nous décrire la genèse devotre œuvre ? Comment êtes-vous passé du mondeimaginé par Tolkien au monde tel que vous le concevez ?

Stephan Ormes : Je me suis basé sur le monde ima-giné par J.R.R. Tolkien. En premier lieu, j’étais fascinépar les termes employés par cet auteur : Terre du Milieu,Montagne du Destin, les Montagnes grises, etc. Je suispar ailleurs un passionné de l’étymologie de manièregénérale. Après avoir remplacé les dénominationsconventionnelles, je me trouvais surun continent étrange et romantiqueque la revue GEO a décrit ainsi :« Lorsque tout a été déjà découvert,il ne nous reste plus qu’à essayerd’atteindre une couche plus pro-fonde et faire surgir des choses quinous étaient jusqu’alors cachées. »

C. : Quels ont été vos critères derecherche ?

S. H. : Je suis parti de critères denature purement cartographique ;

c’est au cours de mon cheminement que je me suistrouvé confronté aux divers aspects liés à l’étymolo-gie des noms de lieu que je transcrivais : la mytholo-gie, l’Histoire, les faits géographique.

C. : Vos cartes sont déjà disponibles en anglaiset en espagnol. Envisagez-vous de les publier end’autres langues ?

S. H. : La version française est en cours. Il est plusfacile de produire une carte que de la commercialiser ;établir un circuit de distribution est la tâche la plus

ardue.C.  : Quel est votre toponyme

préféré ?S. H. : Les plus fascinants sont

ceux qui découlent de l’incompré-hension, tel que celui désignantAbidjan : « Nous revenons de couperdes feuilles. »

1. Nombri l du Monde = Mexique, pro-bablement du nahuat l Metz l ix i th l ico —metz l i ( lune) et x ic t l i (nombri l )

Adresse Internet :www.kal imedia.com

Dans la chronique« Curiosités » dunuméro 106 deCircuit, nous vousavions présentél’Atlas der wahrenNamen (Atlas desvrais noms), lemonde imaginépar StephanHormes,cartographe etpropriétaire de lamaison d’éditionKalimedia. Nousnous sommesbrièvemententretenus avecl’auteur.

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De la Terre du Milieu au Nombril du Monde1

propos recueillis par Didier Lafond, trad. a.

D O S S I E R T O P O N Y M I E : E N T R E L E R É E L E T L ’ I M A G I N A I R E

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Le tour du mondeen français permetde connaîtrel’équivalent enfrançais destoponymes dumonde entier.

Par Marie-Ève Bisson

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Qui aurait l’idée de traduire « The River Thamesis a major river of England  » par «  La rivière

Thames est une rivière importante d’Angleterre » ?En effet, il est bien connu qu’en français, le nom dece cours d’eau est la Tamise.

Pourtant, la règle veut que l’on ne traduise pas untoponyme. Ainsi, sauf exception, le nom d’un lieu doitêtre utilisé dans sa forme originale, peu importe lalangue du texte dans lequel il se retrouve. Parexemple, Trois-Rivières ne devrait pas devenir ThreeRivers dans un texte en anglais, mais bien demeurerTrois- Rivières. On appelle endonyme un nom commece dernier, soit un nom de lieu exprimé dans la languelocale de l’endroit où se situe le lieu nommé.

Il existe cependant quelques exceptions à cetterègle. Certains endonymes ont un équivalent dans uneautre langue, que l’on appelle exonyme. Il s’agit d’unnom géographique utilisé dans une langue pour dési-gner un lieu situé en dehors du territoire dont cettelangue est la langue officielle. Il existe souvent un exo-nyme pour désigner les lieux très connus, très anciensou qui ont été fréquentés par différents groupes lin-guistiques à travers le temps. Par exemple, Londresest l’exonyme de London (anglais), et Moscou estl’exonyme de Moskva (russe).

Il est à noter que la présence d’un nom de lieudans sa forme linguistique originale dans un texted’une autre langue n’est jamais une erreur. Ainsi, dansle doute, il est préférable d’utiliser l’endonyme. Ce-pendant, la présence d’un exonyme français dans untexte en français facilite parfois la lecture et la com-préhension, et certains exonymes sont reconnus parles experts dans le domaine de la toponymie.

Une banque riche d’informationComment s’y retrouver alors ? Le tour du monde en

français est une banque de données contenant lesexonymes français de plus d’un millier de lieux dumonde. Elle comprend des noms d’entités naturelles,de villes, de divers découpages administratifs ainsique les noms à utiliser en français pour tous les Étatsindépendants et leur capitale.

L’objectif du Tour du monde en français est demettre en correspondance les noms de lieux dans laou les langues officielles localement avec la forme quiest recommandée, en français, par les autorités topo-nymiques québécoise, canadienne, française et onu-sienne. La banque fournit de l’information sur la gra-phie du nom français et du nom correspondant dansla langue locale, ainsi que sur l’emplacement et la na-ture du lieu nommé.

De plus, divers renseignements supplémentaires,comme le gentilé, le genre du nom ou son emploi encontexte et l’alphabet de la langue locale, sont éga-lement disponibles. Enfin, plusieurs documents com-plémentaires permettent de se documenter sur leslangues, les pays, les systèmes de romanisation ousur la banque elle-même.

La consultation des données contenues dans labanque se fait à l’aide d’un moteur de recherche quioffre la possibilité de lancer des requêtes selon unmode de recherche simplifié ou avancé. La rechercheavancée permet de faire des requêtes ou de créer deslistes selon certains paramètres choisis, comme lepays, la langue ou le type de lieu nommé. Un moded’emploi détaillé, qu’il est fortement conseillé deconsulter lors de la première utilisation, fournit la des-cription des paramètres de recherche ainsi que des di-vers champs de la banque, et guide l’utilisateur dansla compréhension des résultats.

Le tour du monde en français contient actuelle-ment les noms de 1 192 lieux. En constante évolution,la banque sera régulièrement enrichie de nouvelles re-commandations et de nouveaux noms en lien, no-tamment, avec des événements de l’actualité.

Ce tout nouvel outil de référence, mis en ligne enjuin 2010, est le fruit d’une étroite collaboration entre laCommission de toponymie du Québec et la Commissionnationale de toponymie de France, dans le cadre des tra-vaux de la Division francophone du Groupe d’experts desNations Unies pour les noms géographiques (GENUNG).Amorcé en 1999, ce projet de banque des exonymes fran-çais, dont les Québécois Henri Dorion et Jean Poirier ontété les premiers artisans, devait enfin voir le jour en 2003.Cette première banque de données a cessé d’être diffu-sée quelques années plus tard afin d’être actualisée. Denombreuses informations y ont été ajoutées et un nouvelenvironnement visuel a été créé en conséquence, pour enarriver à la version actuelle du Tour du monde en français.

Le tour du monde en français se veut un outil derecherche sérieux mais convivial, spécialisé tout enétant accessible. Il peut se révéler d’une grande uti-lité pour les professionnels qui font usage de topo-nymes étrangers dans des textes en français, dont denombreux traducteurs. Il s’agit d’un outil de référencepermettant de trouver une information juste et préciseà propos des noms officiels locaux de lieux situés unpeu partout sur la planète, ainsi que des noms qui lesdésignent en français.

Nous vous invitons à consulter ce nouvel outil deréférence, disponible sur le site Web de la Divisionfrancophone du GENUNG au www.toponymiefrancophone.org/DivFranco/Bougainville/recherche.aspx.

Marie-Ève Bisson, géographe, est agente de recherche à la Commiss ion de toponymie.

L’écriture des noms de lieuxétrangers dans un texte en français