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Faulkner phénoménologue Claude Romano * DEPUIS que la philosophie de l’art s’est comprise elle-même comme « esthétique », c’est-à-dire depuis que l’œuvre d’art a vu sa portée sévèrement limitée à la sphère de la sensibilité régie par le jugement de goût – transformation concomitante à la naissance de la « littéra- ture » au XVIII e siècle – il semble que l’artiste, et exemplairement l’écrivain, n’aient plus rien à apprendre au philosophe. Au mieux, l’œuvre « littéraire » apparaîtra comme un réservoir d’exemples pour une philosophie « éthique » dont l’inflation, aujourd’hui, ne semble plus connaître de bornes. Tout autre est l’expérience et la revendica- tion de l’écrivain : L’art lui-même, écrit Conrad, peut se définir comme la tentative d’un esprit résolu pour rendre le mieux possible justice à l’univers visible, en mettant en lumière la qualité, diverse et une, que recèle chacun de ses aspects. C’est une tentative pour découvrir dans ses formes, dans ses couleurs, dans sa lumière, dans ses ombres, dans les aspects de la matière et les faits de la vie même, ce qui leur est fondamental, ce qui est durable et essentiel – leur qualité la plus lumineuse et la plus convaincante – la vérité même de leur existence. L’artiste donc, aussi bien que le penseur ou l’homme de science, recherche la vérité et lance son appel 1 . Le combat de l’écrivain est un corps à corps avec l’être : dans cette épreuve – qui, comme toute épreuve, est épreuve de vérité –, il n’y a ni « moyens » ni « fin », il n’y a pas de procédés qu’il suffirait de mettre en œuvre pour porter à la lumière ce que Conrad ne peut nom- mer ici qu’en empruntant ses tournures au lexique philosophique, l’« essentiel », le « fondamental », « la vérité même de [l’]existence ». Janvier 2009 1 * AUTEUR. 1. J. Conrad, le Nègre du « Narcisse », préface, dans Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 493. a-Romano:Mise en page 1 2/12/08 14:51 Page 1

Claude Romano "Faulkner phénoménologue" - Esprit, janvier 2009

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Faulkner phénoménologue

Claude Romano*

DEPUIS que la philosophie de l’art s’est comprise elle-même comme« esthétique », c’est-à-dire depuis que l’œuvre d’art a vu sa portéesévèrement limitée à la sphère de la sensibilité régie par le jugementde goût – transformation concomitante à la naissance de la « littéra-ture » au XVIIIe siècle – il semble que l’artiste, et exemplairementl’écrivain, n’aient plus rien à apprendre au philosophe. Au mieux,l’œuvre « littéraire » apparaîtra comme un réservoir d’exemples pourune philosophie « éthique » dont l’inflation, aujourd’hui, ne sembleplus connaître de bornes. Tout autre est l’expérience et la revendica-tion de l’écrivain :

L’art lui-même, écrit Conrad, peut se définir comme la tentative d’unesprit résolu pour rendre le mieux possible justice à l’univers visible,en mettant en lumière la qualité, diverse et une, que recèle chacun deses aspects. C’est une tentative pour découvrir dans ses formes, dansses couleurs, dans sa lumière, dans ses ombres, dans les aspects de lamatière et les faits de la vie même, ce qui leur est fondamental, ce quiest durable et essentiel – leur qualité la plus lumineuse et la plusconvaincante – la vérité même de leur existence. L’artiste donc, aussibien que le penseur ou l’homme de science, recherche la vérité etlance son appel1.

Le combat de l’écrivain est un corps à corps avec l’être : dans cetteépreuve – qui, comme toute épreuve, est épreuve de vérité –, il n’y ani «moyens » ni « fin », il n’y a pas de procédés qu’il suffirait demettre en œuvre pour porter à la lumière ce que Conrad ne peut nom-mer ici qu’en empruntant ses tournures au lexique philosophique,l’« essentiel », le « fondamental », « la vérité même de [l’]existence ».

Janvier 20091

*AUTEUR.1. J. Conrad, le Nègre du «Narcisse », préface, dans Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, coll.

« Bibliothèque de la Pléiade », p. 493.

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De l’œuvre « littéraire », il faut dire ce que Heidegger affirmait del’œuvre d’art en général : die Kunst ist ein Werden der Wahrheit (l’artest un advenir de la vérité). L’écrivain n’imite rien, il ne présupposepas l’être comme un point de départ assuré – l’être est plutôt ce versquoi il s’efforce, ce vers quoi, avec ses moyens propres, il est sanscesse en chemin. La littérature (si l’on veut à tout prix continuerd’employer ce terme) n’est pas une imitation, mais une révélation : cequi veut dire, non pas une Weltanschauung partielle, non pas uneperspective limitée et subjective sur le monde, mais une manière des’installer en son cœur et d’en manifester le sens total. Elle œuvre, ence sens, non par le biais de concepts et d’idées (bien qu’il y ait beau-coup d’idées dans la littérature), mais en faisant appel à notre êtreindivisiblement sensible, affectif, intellectuel, charnel. À cet égard,elle se situe autrement – mais ne se situe pas sur un autre plan – quela philosophie : elle est irremplaçable pour la philosophie elle-même,et dans leur amoureuse rivalité, elle ne reste pas en arrière, mais serévèle souvent en avance sur cette dernière.

L’abrupt pur : à la naissance du roman

Pour porter au jour la vérité, il n’y a ni terme ni chemin, ni procédésni moyens, mais seulement l’effort vide et quasi-désespéré de celuiqui se trouve jeté au milieu du monde sans recours ni secours, livré àl’aplomb vertical, à l’abrupt pur, sans limites et sans prises, de lamanifestation. Faulkner refuse dans ses romans – qu’on peut à peineappeler des récits – de partir de quelque chose, il nous jette dèsl’abord au milieu de la mêlée, de son bruit et de sa fureur, il nousexpose au tumulte, au tohu-bohu de quelque chose que l’on ne peut nicirconscrire ni nommer, rappelant les « racines du monde » oùCézanne recherchait l’origine de la couleur. Pas plus en littératurequ’en peinture – et Faulkner porte à son apogée l’idée de Conrad et deProust, la littérature comme optique et vision, une vision qui, faudrait-il ajouter, englobe désormais tous les sens – il ne peut y avoir de préli-minaires. On ne commence pas de voir, mais, comme le dit Aristote,c’est en même temps que l’on voit et qu’on a vu. Et, puisqu’il s’agitcette fois de l’existence nue du monde, il faut dire : c’est tout un coupque nous y sommes, que nous y sommes plongés, sans pouvoir dire nioù ni comment. Le Bruit et la fureur possède à cet égard une valeurparadigmatique, mais cette affirmation vaut mutatis mutandis pourtous les romans de Faulkner. Nous y sommes perdus d’emblée et lefait d’y être perdus est la seule manière d’y être tout court. L’écrituredoit se faire surgissement, épiphanie. Il en va ainsi du personnage deBenjy : ce qui intéresse Faulkner, ce n’est pas de peindre la simplicité

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d’esprit, l’idiotie d’un point de vue psychologique. Benjy est peut-êtreun « idiot », mais c’est d’abord un pur regard sur l’apparaître, et c’estcomme tel qu’il marque de son sceau le roman. Sous le regard deBenjy, le monde retourne à l’état primitif, sauvage, de pure manifesta-tion sans cause ni raison. Il n’est plus que le chaos primordial de dia-logues initiés et interrompus, de mouvements naissants, de situationspartielles, sur lesquels n’ont pas prise la raison ou l’intellect. C’estune suite d’apparitions et de disparitions, où le seul lien logique quidemeure est celui, élémentaire, d’une suite de conjonctions :

La main de Versh avec la cuillère est entrée dans le bol. La cuillère amonté à ma bouche. La fumée m’a chatouillé dans la bouche. Et puisnous avons cessé de manger, et nous nous sommes regardés les unsles autres, et nous étions très sages, et puis nous avons encoreentendu, et je me suis mis à pleurer (I, p. 370).

Benjy est ici l’opérateur d’une réduction phénoménologique recon-duisant l’apparaître à sa pure donation dans le sentir. Une réductionphénoménologique bien plus radicale que celle de Husserl, car sedéployant en deçà de l’objectivité et de l’objectivation, donc de toutesubjectivité constituante. Nul écrivain n’a peut-être été plus loin dansce qui n’est absolument pas le compte rendu neutre de faits – mêmeaperçus à travers un regard de primitif –, mais l’effort d’une écritureuniquement épiphanique où le monde en revient à l’état de parataxe.Benjy n’entre pas dans une chambre, mais c’est la chambre qui vientà lui : « Et puis la chambre est arrivée, mais mes yeux se sont fermés »(I, p. 378). Il ne ressent pas quelque chose, il n’a pas des sensations,ces reliquats d’objectivation qu’ont postulés les empiristes, il senttout court : « Je ne me suis pas arrêté. Je pouvais sentir » (I, p. 378). Ilentend tout court, voit tout court, ou ne voit que des formes lumi-neuses, éphémères, tournoyantes, un maëlstrom de couleurs etd’ombres, un scintillement d’étoiles, une « brise lumineuse » (I,p. 382). Caddy, sa sœur, n’est rien d’autre que cela : « Caddy m’a prisdans ses bras, et son voile lumineux, et je ne pouvais plus sentir lesarbres, et je me suis mis à pleurer » (I, p. 383) ; un voile lumineux, unmagma originaire : « Et je suis tombé du haut de la colline parmi lesformes lumineuses et tourbillonnantes. » Non pas des perceptions quidétachent et figent, mais une unique et indistincte appréhension oùles choses communiquent entre elles, les arbres, le jardin, l’odeur deCaddy – « elle sentait comme les arbres » –, où il n’y a même plus« les choses », mais une indivise « perceptude », si l’on peut risquerce néologisme2, où le monde retourne à l’état climatique, atmosphé-rique, d’un bouillonnement à l’état inchoatif.

2. Nous l’empruntons à François Roustang, Il suffit d’un geste, Paris, Odile Jacob, 2003,p. 179 : « La perceptude ne peut être circonscrite et mise à distance. Elle est l’aire où nous nesommes plus des observateurs fixes faisant face à des objets ; elle est le territoire dont nous par-ticipons pour en devenir une part insécable. »

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La dramatique de l’événement

Si nous tentons de nous placer à ce niveau de radicalité – à suppo-ser que nous puissions nous y tenir – comment comprendre le dérou-lement à l’œuvre dans les romans de Faulkner, ce que l’on hésite àappeler « récit » ? Car le récit n’est pas, chez Faulkner, la mise enintrigue ou l’ordonnancement d’événements qui obéiraient à unechronologie objective ; c’est plutôt la manière même dont des événe-ments déploient leur propre dramatique – une dramatique essentiel-lement rétrospective – empiétant sans cesse sur le présent, déferlantsur lui par vagues successives, portés par le mouvement d’unemémoire revenant sans cesse sur elle-même par-delà ses propres hia-tus et accomplissant son lent travail de sape, déstructurant continû-ment le présent de la narration, la soumettant à d’incessantes tor-sions, et c’est cette dramatique de l’événement qui vient constituer etordonner le récit, lui conférer sa cohésion temporelle. L’ordre durécit, ce sont les soubresauts du temps, les convulsions de ce monstreinforme, « ce mausolée de tout espoir et de tout désir » (I, p. 414).Mais pour revenir ainsi en deçà du temps de la chronologie vers untemps plus originaire, le temps phénoménologique, qui est celui del’expérience et de la mémoire, il faut commencer par détruire « laronde et stupide assertion de l’horloge » (I, p. 457). C’est cette entréedans le temps véritable que symbolise Quentin brisant sa montre, audébut de la deuxième partie du Bruit et la fureur :

Parce que Papa m’a dit que les pendules tuaient le temps. Il m’a ditque le temps reste mort tant qu’il est rongé par le tic-tac des petitesroues. Il n’y a que lorsque la pendule s’arrête que le temps se remet àvivre (I, p. 422).

En réalité, le temps véritable ne naît pas tant de l’arrêt des hor-loges que de la somme des décalages parfois infinitésimaux, parfoisconsidérables, qui ne cessent de se produire entre des temps incom-possibles et cependant simultanés ; il est cette superposition, cetempiétement incessant, cette obscure stratification entre des duréeshétérogènes qui ne cessent de se contredire :

Il y avait une douzaine de montres en devanture, une douzained’heures différentes, et toutes avaient la même assurance affirmativeet contradictoire qu’avait la mienne sans ses aiguilles. Elles secontredisaient mutuellement (I, p. 422).

La montre brisée de Quentin, privée d’aiguilles, et continuantpourtant à marcher, renvoie, à la fin du roman, au cartel de la maisonCompson, qui ne possède qu’une seule aiguille, et qui sonne cinqcoups à huit heures et six coups à neuf (I, p. 591 et 600). Car les pul-sations du temps ne sont pas sa progression mécanique ; et c’est en

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oubliant le temps que nous pouvons commencer à y entrer, c’est-à-dire que nous sommes au seuil de l’histoire :

Mais je suppose qu’il faut bien une heure entière pour perdre lanotion du temps, à celui qui a mis plus longtemps que l’histoire à seconformer à sa progression mécanique (I, p. 420).

La rupture de Faulkner avec la chronologie ne relève donc d’au-cune « technique » : il ne s’agit pas de perdre le lecteur, mais de l’ini-tier au temps véritable, ou plutôt de l’y plonger. Le temps faulknérienest un Temps-méandre, un Temps-mémoire sans fond, abyssal, quidéferle sur nous comme la vague hérissée du Mississippi en crue surle grand forçat des Palmiers sauvages, et nous balaye sans espoir deretour ; ce n’est pas le temps proustien du souvenir, c’est-à-dire letemps des retrouvailles, de la coïncidence avec soi, donc aussi de cesuspens du temps auquel l’art permet d’atteindre3, mais une duréequi nous emporte, qui nous charrie. Car la mémoire n’est pas faite,elle est ce qui nous fait ; elle n’est pas constituée, elle est ce qui nousconstitue : bien plus profonde que le souvenir, précédant touteconnaissance, toute conscience – basale, architectonique :

La mémoire croit avant que la connaissance ne se rappelle. Croit pluslongtemps qu’elle ne se souvient, plus longtemps que la connaissancene s’interroge (II, p. 89),

lit-on dans Lumière d’août. Ce n’est plus une mémoire représentée oususceptible de l’être, mais une mémoire adhérant aux êtres, leur don-nant forme, identique au temps lui-même, ne faisant qu’un avec leurchair. Car seule la chair se souvient – et ce souvenir qui n’en est plusun se confond avec la souffrance, avec la perte et avec la lucidité ;telle est la vérité qui jaillit dans le monologue poignant de Harry à lafin des Palmiers sauvages :

Donc ce n’était pas uniquement le souvenir. Le souvenir n’était que lamoitié. Ce n’était pas assez. Mais il faut bien que ce soit quelque part,pensa-t-il […] Ainsi c’est donc toujours la chair, si vieille qu’elle puisseêtre. Car, si le souvenir existe en dehors de la chair, ce ne sera pas lesouvenir ; car il ne saura pas ce dont il se souvient ; ainsi, quand elleeut cessé d’être, la moitié du souvenir cessa d’être également ; et si jecesse d’être, alors tout souvenir cessera d’être aussi. Oui, pensa-t-il,entre le chagrin et le néant, c’est le chagrin que je choisis4.

Mais comment cette mémoire sans image, charnelle, par essenceinconnue et dérobée, ne faisant qu’un avec nous-mêmes, abyssale,immémoriale, se constitue-t-elle ? Elle est le temps même de l’événe-

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3. Proust, sur ce point, reste schopenhauerien : le doublet dans le temps/hors du temps, lesfragments de passé ressuscités par le souvenir et « affranchis de l’ordre du temps », rejouentl’idéal schopenhauerien d’une pure contemplation soustraite à la durée et qui forme l’essencede l’art.

4. Faulkner, Les Palmiers sauvages, Paris, Gallimard, 1952, rééd. « L’imaginaire », p. 331-332. (Nous citons ce roman d’après la traduction de M.-E. Coindreau, abrégée « PS », et nond’après sa révision par F. Pitavy.)

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ment, sa dramatique intérieure. Le temps phénoménologique, c’estl’événement venant trouer l’histoire et la chronologie, venant y ins-crire sa brûlure vive, pérenne, indestructible, car sous-jacente à toutsouvenir, à toute remémoration. L’événement s’inscrit dans notrechair, il ne cesse pas d’être quand il passe, il n’est jamais passé, il estsouvent plus présent que tout le reste, encore vivant, encore brûlantquand bien même, en apparence, il n’en resterait rien, vivant de savie autonome, ou plutôt, coulant dans nos veines avec notre vie, faitde la même matière qu’elle, aussi sombre et inexorable que notresang. Et un même temps, il n’existe qu’au passé : c’est cette vague,toujours la même, le mascaret des Palmiers sauvages qui, quand elles’abat sur nous, nous soulevant comme un fétu de paille, nous dépo-sant ailleurs que dans l’espace et le temps mesurables, se dérobe àtoute conscience, à toute connaissance et même à toute contempora-néité. Car l’événement est manqué aussitôt que vécu, méconnu deprime abord, inaperçu, et en même temps emportant tout sur son pas-sage, structurant tout ; il n’apparaît qu’après coup et ne prend formeque dans la mémoire. Ce qu’il s’agit de dire ou plutôt de restituer –défiant toute narration linéaire – c’est ce mouvement sur place, cettenaissance immobile du temps. Si, en effet, pour Faulkner comme pourProust, « la réalité ne se forme que dans la mémoire5 », Faulkner l’en-tend autrement que l’auteur du Temps retrouvé : le temps ne nous faitpas, il nous défait, au double sens du terme. Sur lui, il n’y a pas devictoire possible :

Parce que, dit-il, les batailles ne se gagnent jamais. On ne les livremême pas. Le champ de bataille ne fait que révéler à l’homme sa folieet son désespoir, et la victoire n’est jamais que l’illusion des philo-sophes et des sots (I, p. 414).

Même pas cette victoire apparente du souvenir, et de l’écritureelle-même comme résurrection artistique, substitut de l’autre Résur-rection. À Proust, Faulkner semble répondre :

Le Christ n’a pas été crucifié : il a été rongé par un menu tic-tac depetites roues (I, p. 415).

Il n’est pas étonnant que, dans ses romans, l’événement ne soitjamais raconté, jamais présent, mais toujours hors champ ou horscadre. Il est annoncé, attendu, prophétisé, parfois reconstitué après-coup – jamais vécu par les personnages. Il en va ainsi, par exemple,du viol à l’épi de maïs dans Sanctuaire : tout ce qui en tient lieu, dansle roman, c’est la stupeur et l’incrédulité angoissée de Temple, s’ex-primant tour à tour au futur, au présent, et au passé :

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5. Proust, Un amour de Swann, dans À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, coll.« Bibliothèque de la Pléiade », t. I, p. 265.

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… et elle se mit à dire : il va m’arriver quelque chose. Elle le dit auvieux dont les yeux n’étaient que deux glaires jaunâtres. « Il m’arrivequelque chose ! » hurla-t-elle au vieux assis sur sa chaise au soleil,les mains croisées sur la poignée de son bâton. « Je vous avais biendit que ça arriverait ! », clamait-elle, et ses paroles s’envolaientcomme des bulles brûlantes et silencieuses dans l’éclatant silencequi les entourait (I, p. 727-728).

D’événement il n’y a que par cette déflagration silencieuse etimmobile, invisible en pleine lumière, cette béance du temps qui sereferme :

Pour Temple assise parmi les cosses de coton et les épis de maïs, celane fit pas plus de bruit qu’un craquement d’allumette, un claquementbref, étouffé, se refermant sur la scène jouée, sur l’instant révolu,l’isolant définitivement, irrévocablement du reste de la durée (I,p. 727).

L’événement est cette lacune dans le temps et dans le texte : il enva ainsi du meurtre commis par Christmas dans Lumière d’août, del’avortement puis de la mort de Charlotte dans les Palmiers sauvages,de la mort de la grand-mère et du mariage de Caddy dans le Bruit etla fureur. Dans ce dernier texte, seul le monologue, avec ses syn-copes, ses interruptions, ses fulgurations permet de rendre la diffrac-tion de l’événement, son étoilement à travers le temps, l’intrusiondans un présent lui-même éparpillé, multiple, de cette bombe à frag-mentation : le monologue de Quentin, au cours duquel prend forme lascène centrale du texte, la nuit où Caddy perd sa virginité dans lesbras de Dalton Ames, en est l’illustration parfaite. Ainsi, mêmequand l’événement est rapporté ou nommé, il échappe constitutive-ment : la scène originelle, traumatique, qui éclaire toute la conduitesexuelle de Christmas, est cachée par un rideau ; la dernière ren-contre, déchirante, de Charlotte Rittenmeyer avec son mari, au coursde laquelle elle l’implore de lui rendre sa liberté et surtout, quoi qu’ilarrive, de ne rien entreprendre contre Harry, est décrite à travers cequ’en imagine ce dernier (PS, p. 222). Même la rencontre amoureuse,l’un des topoi les plus incontournables de toute fiction romanesque,est systématiquement éludée et ne se conjugue qu’au passé ; parexemple, le « coup de foudre » de Byron Bunch pour Lena Grove :«Elle n’a pas bougé. Sa voix est calme, mais Byron est déjà amoureuxbien qu’il ne le sache pas encore » (II, p. 42) ; ou encore, dans les Pal-miers sauvages, le dialogue incroyablement abrupt par lequel l’écri-vain révèle pour la première fois, les sentiments de Harry pour Char-lotte : «Qu’allons-nous faire, Harry ? – Je ne sais pas, c’est lapremière fois que je suis amoureux » (PS, p. 44). Quand le person-nage prend conscience de ce qui lui arrive, le formule, il est déjà troptard pour s’y dérober : l’événement ne se donne qu’auréolé de cettelumière rétrospective, vespérale, qui appartient à la teneur même de

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sa manifestation. « Je ne crois pas que personne puisse jamaisreconstituer la scène » dit un personnage de Lumière d’août (II,p. 333) ; le roman faulknérien n’a de cesse de mettre en scène cetteimpossibilité.

On ne comprendra rien à Faulkner si l’on voit dans cette caracté-ristique une simple technique littéraire. Ainsi, Sartre, dans un articlecélèbre, relevait que « Faulkner montrait toujours les événementsquand ils s’étaient accomplis » ; et il ajoutait : « Tout se passe dans lescoulisses : rien n’arrive, tout est arrivé6. » Mais il mettait ce trait aucompte d’une métaphysique faulknérienne ignorant toute liberté :« L’homme de Faulkner […], concluait Sartre, vous ne le trouverezpas en vous-même7. » Et si Sartre n’était pas descendu assezprofond ? Ne pas montrer l’événement est la seule manière convain-cante et radicale d’en décrire la temporalisation, cette contempora-néité du sum et du fui, ou plutôt ce déphasage intime où le sumn’existe que dans le fui et par lui, ce « courant du temps qui passe àtravers la mémoire » des Palmiers sauvages :

Vous savez bien : je n’étais pas. Puis : Je suis et le temps commence,rétroactif, il était et sera. J’étais donc, je ne suis plus, par suite letemps n’a jamais existé, c’est comme l’instant de la virginité, c’estexactement l’instant de la virginité, cet état, ce fait qui n’existe vrai-ment qu’à la minute même où on sait qu’on le perd (PS, p. 143).

Il se peut que, dans la tragédie classique, l’évitement de l’événe-ment, son omission scénique ne ressortisse qu’à des règles de bien-séance, à des principes de la représentation. Et encore. Sont-ce seu-lement les règles du bon goût qui interdisent de représenter la mortd’Hippolyte ou de souiller la scène du sang d’Iphigénie ? Alors mêmeque la tragédie ne cesse de mettre sous nos yeux la souffrance, lafolie, l’agonie ? En tout cas, avec Faulkner, nous ne sommes plus dansl’ordre de la représentation, mais dans celui du surgissement, noussommes aux racines mêmes de l’être et non dans la conscience haute-ment consciente d’elle-même du dramaturge. La lacune de l’événe-ment est son trait phénoménologique.

Le tragique faulknérien

Nous pouvons alors commencer à comprendre le tragique faulkné-rien. Une manière de ne pas le comprendre serait de croire qu’il apartie liée à l’opposition d’une liberté et d’un destin, ces catégorieséculées de la métaphysique. Faire remarquer l’influence sur l’œuvre

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6. Sartre, « La temporalité chez Faulkner », dans Critiques littéraires (Situations, I), Paris,Gallimard, coll. « Folio essais », p. 68.

7. Sartre, « La temporalité chez Faulkner », art. cité, p. 73.

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de Faulkner de l’idée calviniste de prédestination telle qu’elleimprègne le puritanisme américain, par exemple, c’est s’en tenir auniveau de l’anecdote. On ne découvrira pas non plus le tragiquefaulknérien dans une forme empruntée à l’art tragique, qu’il soit grecou shakespearien. À l’encontre de telles lectures, il convient de rap-peler ce qu’affirmait déjà Max Scheler :

Quelque bénéfice qu’apporte à la connaissance de ce qui est tragiquela méditation de toutes les formes de ce genre, le phénomène du tra-gique ne nous est pourtant pas révélé d’abord par la voie de l’art. Ilest, au contraire, un élément essentiel de l’univers lui-même8.

Ce qui est profondément tragique, chez Faulkner, c’est l’enlise-ment des personnages dans une histoire dont ils ne peuvent pas, poury être nés, apercevoir les contours et le sens, et l’ignorance d’eux-mêmes dans laquelle les plonge cette appartenance. Comme dans latragédie grecque qui ignore tout de l’opposition entre destin etliberté, le tragique faulknérien est affaire de compréhension et delumière, d’apparence et de ténèbres sur soi-même. De Christmas, l’unde ses personnages les plus tragiques, Faulkner affirme :

[Il] ne savait pas qui il était. Il savait qu’il ne le saurait jamais. Sonseul salut pour vivre avec lui-même fut de répudier l’espèce humaine,de vivre loin d’elle, ce qu’il tenta. Mais la race humaine ne se laissepas faire. Sa tragédie consiste en ce qu’ignorant ce qu’il était, ildevrait toujours l’ignorer. C’est pour moi la plus tragique des condi-tions dans laquelle peut se trouver un individu ; ne pas savoir ce qu’ilest9.

Il ne s’agit pas là d’un aspect de la tragédie humaine, mais de samatrice la plus intime. Ignorant son propre sang, ignorant la sexualitéqu’il a découvert trop tôt sans la comprendre, ignorant sa violenceintérieure issue de la violence qui lui a été infligée, Christmas vit endehors de lui-même, de sa condition, de son histoire ; et il faut quecette histoire se retourne contre lui pour qu’elle accouche de sa véritémonstrueuse. Sur ce point, le tragique faulknérien rejoint celui deSophocle, et notamment celui d’Œdipe-roi. Structurée tout entière parles antithèses de la compréhension et de l’incompréhension, de lalucidité et de l’illusion, de la vérité et de l’apparence, la tragédied’Œdipe a son origine dans la coappartenance en l’homme de cesdeux dimensions, indissociables de sa condition finie10. C’est parceque l’homme est exposé sans mesure à la loi de la tukhè (finitude ?)qu’il ne peut jamais entièrement se rejoindre et qu’il sombre dans la

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8.M. Scheler, « Le phénomène du tragique », dans Mort et survie, trad. de M. Dupuy, Paris,Aubier, 1952, p. 107.

9. F. L. Gwynn et J. L. Blotner (eds), Faulkner à l’Université, trad. de R. Hilleret, Paris, Gal-limard, 1964, p. 86.

10. Voir la magistrale interprétation de K. Reinhardt, Sophocle, Paris, Minuit, 1971, p. 137sq.

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démesure par ignorance de lui-même. Ainsi, le thème de la tragédiede Sophocle, comme l’écrit admirablement Hölderlin, ce sont « l’ex-cès d’interprétation », « la recherche extravagante et fiévreuse d’uneconscience », qui précipitent Œdipe en deçà de sa propre condition,ou encore « l’entendement de l’homme dans sa marche sous l’impen-sable11 ».

C’est justement cette marche sous l’impensable, sous l’énormité del’événement et de l’histoire, qui fait le tragique des personnagesfaulknériens. C’est parce que l’homme, à l’origine, est expulsé de soi,jeté dans l’incompréhension, que son histoire doit sortir d’elle-même,qu’elle a besoin du détour de la souffrance pour accoucher de sapropre vérité :

Évidemment, s’exclame le personnage de Lucas dans L’ours, ils nepeuvent rien apprendre, sinon par la souffrance, ne se souvenir derien sauf si c’est souligné par un trait sanglant (III, p. 872).

Reprise pratiquement littérale du tô patheî mathos (?) d’Eschyle12.La compréhension, quand elle vient, vient toujours trop tard, et pourcelui qui n’en a plus ni besoin ni désir. Et justement parce qu’il nes’agit pas ici de juger, mais de comprendre, Faulkner retrouve le sensoriginaire de l’hamartia, qui n’est pas faute, mais aveuglement, folie.«Mon idée est que personne n’est entièrement bon ou entièrementmauvais13 » ; « peut-être que l’écrivain n’a aucune idée de lamoralité14 ». On ne trouvera chez Faulkner aucun jugement, jamais.Non plus que chez Shakespeare : « Il n’y a pas de coupables, pas un,je dis pas un15. » Le jugement, en effet, nous fait sortir de l’ordre tra-gique qui est justement celui où nulle appréciation morale ou juri-dique n’est possible. Il n’y a pas non plus ici d’élus ou de damnés, laseule damnation de l’homme étant son enlisement en soi et son opa-cité à lui-même. Quelque part, Faulkner écrit de Christmas qu’il nesavait pas lui-même s’il croyait en Dieu ou non. De même, quand ilécrit, Faulkner ignore si Dieu existe. En ce sens encore, il renoueavec Œdipe-roi, dont Hölderlin soulignait l’« athéisme ». D’Œdipe,Sophocle écrit qu’il est atheos (v. 661), non pas, bien évidemment,« athée », mais délaissé ou abandonné par le divin, habitant l’espacelaissé vacant par le retrait de celui-ci. Œdipe-roi, tragédie de l’éloi-gnement du dieu :

En un tel moment, écrit Hölderlin, l’homme oublie : il s’oublie soi-même et oublie le dieu, et fait volte-face, sans manquer certes à lapiété, comme un traître16.

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11.Hölderlin, Remarques sur Œdipe/Remarques sur Antigone, trad. de F. Fédier, Paris,10/18, 1965, respectivement p. 63, 57 et 71.

12. Eschyle, Agamemnon, vers 177.13. F. L. Gwynn et J. L. Blotner (éds), Faulkner à l’Université, op. cit., p. 21.14. Ibid., p. 271.15. Le roi Lear, acte IV, sc. 5, v. 154.16.Hölderlin, Remarques sur Œdipe/Remarques sur Antigone, op. cit., p. 65.

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Peut-être aucun livre de Faulkner, mieux que les Palmiers sau-vages, n’a-t-il entrelacé avec autant de force les thèmes de la compré-hension défaillante, tard-venue, de la vacance de Dieu, et de la déri-soire liberté laissée à l’homme. Ce qui rapproche ces deux histoires,apparemment sans aucun lien, celle, charnelle et déchirante, deHarry Wilbourne et de Charlotte Rittenmeyer livrant une bataille per-due d’avance contre l’argent, la société, la respectabilité, et celle del’évasion involontaire, émaillée d’éléments comiques, du grand for-çat, outre la technique musicale du contrepoint soulignée par Faulk-ner lui-même, c’est un refus commun, obstiné de la liberté. Le forçatn’a de cesse, tout au long de son périple, de retrouver le pénitencierd’où il a été chassé par la crue du «Vieux Père ». Quant à Harry,emporté par les eaux tumultueuses de sa passion, puis attaché àCharlotte par les liens indissolubles de la mort et du souvenir, ilrefuse par deux fois la possibilité qui lui est donnée de se soustraire àla justice, puis de mettre fin à ses jours. Le tragique, ce n’est pas l’ab-sence de liberté des personnages, mais leur renoncement à la libertésans savoir s’ils la possèdent ou non. Mais plus encore que la liberté,ce qui rapproche et oppose les deux personnages, c’est le thème de lacompréhension, de la conscience, de la connaissance. Le forçat necomprend rien, il ne veut rien comprendre, rien savoir de l’histoirequi l’entraîne. Il retrouve en lui, de ce fait même, les ressourcesinépuisables d’une animalité qu’incarne aussi Charlotte dans l’his-toire parallèle par l’activité fébrile, inconsciente d’elle-même, qu’elledéploie en sculptant ou en faisant l’amour (« J’aime faire l’amour etfabriquer des choses avec mes mains »). Harry, de son côté, veut faireface au tragique de sa propre situation. Toute la fin du roman estscandée par le motif lancinant de cet effort désespéré pour com-prendre, pour saisir quelque chose à ce qui lui arrive, un sens quipourrait peut-être apaiser sa souffrance : « Pour la première fois, ilétait sur le point de savoir, mais pas encore tout à fait ; et cela aussic’était bien. Ça reviendrait, il finirait par trouver, par saisir, quand lemoment serait venu » ; « Pour la seconde fois, il avait été sur le pointde comprendre. Mais de nouveau, le mot de l’énigme lui avaitéchappé » ; «Et maintenant il était sur le point de saisir, d’exprimer lachose par des mots » ; «Et maintenant il était là, à portée de sa main,irrécusable, simple et serein » (PS, p. 319, 323, 331, 332). Ce mot, oùla compréhension, la chair et le souvenir s’entrelacent, ne font qu’un,où la compréhension de Harry et l’acceptation de ce qu’il est revien-nent au même : «Entre le chagrin et le néant, c’est le chagrin que jechoisis. » Compréhension qui vient trop tard, ne saisit rien, ou ne sai-sit que le vide de la chair, du souvenir, et se referme sur les ténèbresdu chagrin : car il y a une limite à ce que nous pouvons comprendre

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de l’amour et cette limite est celle-là même de ce que nous pouvonsjustement en vivre, en supporter, en endurer – de souffrance.

Ni le sens, ni le non-sens ne sont tragiques. Un monde dénué desens, un monde absurde, inaccessible à toute compréhension, enreferme la possibilité ; un monde entièrement ordonné pareillement.À ce thème d’une compréhension toujours sur le point de se faire etéchouant au dernier moment, où l’homme n’apprend qu’une chose,qu’il est lui-même et que nul ne peut lui ôter ce fardeau – on songeencore à Œdipe-roi : «Mes maux à moi, il n’est point d’autre mortelqui soit fait pour les porter » (v. 1414-1415) – s’entremêle dans toutela fin du roman un autre thème omniprésent qui lui répond, et le com-plète : celui du vide, du rien. Coindreau a remarqué qu’à l’élémentliquide du fleuve, au déferlement immense et matériel des événe-ments et de l’histoire, mais aussi de la nature sauvage, dans l’épopéedu forçat, répondait l’élément impalpable du vent noir dans la tragé-die de Harry et de Charlotte. Mais il s’est peu interrogé sur le sens decette allégorie sensible. « Le vent noir, rieur, persifleur » (PS, p. 298)est le vent de l’Esprit (ou celui du «Plaisantin cosmique ») qui serefuse à entrer dans la chambre où a eu lieu la tentative d’avortement,mais, « rieur, constant », n’a non plus « aucune intention de partir ».Le vent est le vecteur de cette absence du divin, de ce défaut équi-voque, ironique, où le divin ne cesse pas d’être là en s’absentant, etne laisse plus paraître que la béance, le trou d’air, le déplacement àvide, la vaine, immatérielle agitation de sa retraite. Dieu est ce vide,cette blessure, ce Rien qui ne cesse de hanter toute la fin des pal-miers sauvages. Le vent, « rien qu’on pût voir » et qui paraît « ne sor-tir de rien » (p. 290), « venant de nulle part et n’allant nulle part »(p. 320) ; le claquement sec et sauvage des palmiers comme un bruitde désert, de sable ; le battement du cœur de Charlotte, « cettecurieuse résonance, vide à chaque pulsation, comme si le cœur lui-même s’était retiré » (p. 295) ; la « coquille vide » qu’est devenu lecorps de Charlotte vidé de sa progéniture et de sa vie (p. 292) ; letemps vide comparé à une «manche à air où les secondes irrévo-cables, la nuit elle-même, s’engouffreraient, s’accumuleraient »(p. 300) ; la mer, qui n’est plus qu’écailles d’huîtres (p. 302), commesi la mer elle-même s’était retirée de la mer ; la terre, enfin, qui dis-paraît à son tour, « départ, évanouissement total sans laisser l’ombred’une trace au-dessus de la poussière insatiable » (p. 313) ; et, dansce retrait, au-dessus de tout le reste, le ciel déserté, « un globe vide,un néant que le peu de vent qui y restait encore ne pouvait plus rem-plir » (p. 320).

Ni le sens ni le non-sens ne sont tragiques. Ce qu’essaie de dire letragique, c’est l’excès même du réel sur tout sens et non-sens, surtoute contradiction formulable, donc sur toute réconciliation. C’est

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pourquoi le conflit tragique n’est jamais dialectique, ne débouchejamais sur la concorde – il éclate, il se dissout, il sombre par anéan-tissement de ses termes. Cette contradiction au-delà de la contradic-tion, c’est cela le réel. Seul le réel est tragique.

Claude Romano

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