Claude Romano "L'ordre du sens" in ACTION, RATIONALITÉ ET SOCIÉTÉ AUTOUR DE VINCENT DESCOMBES

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    1. Vincent Descombes,La Denre mentale,Paris, Minuit, 1995, (dsormaisabrg DM, suivi du numro de page);Les Institutions du sens,Paris, Minuit,1996 (dsormais abrg IS).

    travers une critique radicale du cognitivisme, le dip-tyque de Vincent Descombes consacr lesprit,La Denre mentale et Les Institutions du sens 1, fournit des argumentsdune force exemplaire pour poursuivre la critique du car-tsianisme laquelle se confond, bien des gards, avec cequi sest fait de plus important en philosophie au XX e sicletous courants confondus au-del du point o lont laisseHeidegger, Merleau-Ponty, Gadamer, Wittgenstein, Anscombe ou Taylor. De ce point de vue, quelle que soit latradition dans laquelle il sinscrit, tout philosophe a beau-coup apprendre et moi le premier , de la rigueur et dela force argumentative de ces ouvrages. En ce qui meconcerne, je souscris sans rserves lune de leurs affirma-tions centrales: la critique gnrale des philosophies de la

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    LORDRE DU SENS :DE LEXTRIORIT DE LESPRIT LA CRITIQUE DE LHERMNEUTIQUE

    Claude Romano

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    conscience est un acquis de la pense du XX e sicle, surlequel il ny a pas lieu de revenir (DM, 93).

    Mais, en philosophie, quelle que soit ltendue de lac-cord, rien ne vaut la discussion de dtail et lexamen scru-puleux des problmes. Aussi, cest lanalyse de quelquesdifficults que soulvent mes yeux ces deux livres que jemattacherai exclusivement dans les rflexions qui suivent.La critique est aussi le gage de ladmiration.

    Une des notions les plus centrales deLa Denre mentale et desInstitutions du sens est sans doute celle dun ordredu sens (ou, formule quivalente sous la plume de lau-teur, dun ordre de sens ). Je voudrais interroger cettenotion selon deux axes: le premier privilgie le conceptd ordre , le second celui de sens bien quil soit arti-ficiel de les disjoindre. Plus prcisment, le premier axeconsistera se demander si lapplication au problme delesprit de lide dun ordre intentionnel labore toutdabord dans le cadre dune philosophie de laction netend pas reconduire de manire unilatrale lesprit lac-tion ou au comportement. Telles quelles apparaissent lafois dans le langage ordinaire et dans le langage philoso-phique, les notions d esprit et de mental recouvrentune grande diversit de phnomnes: actions intention-nelles, certes, comme celle de parler, de calculer ou, plusgnralement, duser de symboles, mais aussi motions,perceptions, espoirs, intuitions, conjectures, actes datten-tion et de concentration, imaginations, souvenirs, rves,interprtations, etc. Certains de ces phnomnes, par

    exemple les motions, ne semblent gure pouvoir trerduits leurs expressions ni aux comportements qui en

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    2. Le mme genre de question pourrait tre adress au dernier livre deDescombes,Le Complment de sujet,qui tend presque identifier la question dela subjectivit avec la question de l agentivit . Toutefois, je men tiendrai iciaux deux ouvrages cits.

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    dcoulent. Quelle place le holisme anthropologique deDescombes peut-il rserver ces aspects de lesprit, si tantest quils constituent encore pour lui des aspectsde lesprit? Autrement dit, l externalisme du mental dfendu parlauteur ne manifeste-t-il pas une tendance forte recon-duire lesprit lactivit sous son aspect intentionnel2?Le second axe danalyse sefforcera dinterroger les rap-ports que le holisme anthropologique de Descombesentretient avec une autre varit de holisme, le holismehermneutique. Tout sens inhrent aux conduiteshumaines, telles que les analyse par exemple le discoursanthropologique, est-il rductible des raisons que lagentpeut donner ou des intentions quil peut formuler? Leproblme de lesprit nest-il pas un problme de sens enun sens plus tendu du mot sens ? Autrement dit,lordre du sens puise-t-il le phnomne de lesprit? Tellessont les questions que je voudrais poser dans la secondepartie de mon enqute.

    I LORDRE DU SENS ET LA DTERMINATION DE LESPRIT

    La notion d ordre du sens

    Je laisserai de ct les critiques que Descombes adresse aucognitivisme dansLa denre mentale et Les institutions du

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    sens pour concentrer mon attention sur les thses positivescontenues dans ces ouvrages. Insister sur lexistence dethses dans le travail de Descombes, cest marquer lcartqui existe en dpit de leur grande proximit entre samthode et celle de Wittgenstein. Au risque de simplifierun peu les choses, pour Wittgenstein lanalyse fonde sur lagrammaire logique de nos concepts dans leur usage ordi-naire na pas dautre fin que thrapeutique ; pourDescombes, lanalyse conceptuelle doit conserver une viseconstructive, mme si lessentiel du travail philosophiqueest bien celui dune lutte sans cesse recommence contre lesconfusions nes des sductions du langage. Tandis que Wittgenstein ne me parat pas formuler de thsesstrictosensusur lesprit, Descombes nonce lencontre de toute latradition cartsienne et de son rejeton contemporain, lecognitivisme, la thse suivante: Avoir un esprit, cestmanifester dans sa conduite une puissance intentionnelle demise en ordre. Un agent manifeste un esprit quand, dans saconduite est organise selon une structure rationnelle: sesfaits et gestes sexpliquent par des relations dintention. Siles intentions dcelables dans la conduite sont celles dunparticulier vaquant ses affaires, lesprit ainsi manifest estun esprit subjectif. Si cest un sujet social qui est luvre,lesprit manifest dans sa conduite est aussi un esprit objec-tif (IS, 308). Certes, cest travers la critique des thsesdinspiration cartsienne, telles quelles traversent toute laphilosophie contemporaine, et des confusions conceptuellesquelles reclent, que Descombes parvient sa propre doc-

    trine . Il nen reste pas moins que cette doctrine peut seformuler positivement et, comme telle, tre discute.

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    DansLes Institutions du sens,cest plutt sa doctrine de lesprit objectif que nous prsente Descombes. (DansLe Complment de sujet,ce sera plutt sa doctrine de l espritsubjectif ). Bien sr, pour Descombes, lesprit subjectif prsuppose lesprit objectif, et ce dernier, inversement, rend possible lesprit subjectif des personnes particulires (IS, 15): cest pour avoir t lev dans des coutumes et desinstitutions, donc pour partager avec dautres hommes des formes de vie ou ce quon aurait appel au XVIIIe sicledes murs , que je puis possder aussi des penses person-nelles; pour reprendre un exemple fameux de Wittgenstein, je ne pourrais avoir lintention de jouer aux checs dans unmonde o nexisterait pas linstitution du jeu dchecs. Esprit subjectif et esprit objectif nen possdent pasmoins un noyau commun , comme lindique le passagedesInstitutions du sens prcdemment cit. Ce noyau rsidedans ce que Descombes appelle une puissance intention-nelle de mise en ordre , ou encore un ordre du sens quiest manifest par un comportement: un agent manifeste unesprit lorsque sa conduite est structure selon un ordreintentionnel, cest--dire lorsque les gestes quil accomplitsont dtermins par des relations de fin moyens. Pourprendre un exemple de Descombes, ce qui fait que les gestesdun archer sont le tmoignage du fait quil possde unesprit, cest que larcher accomplit ses mouvements confor-mment un certain ordre, aussi bien temporel que spatial,de telle manire quils manifestent par cet ordre et cettecoordination le but auxquels ils tendent: dcocher la flche

    et atteindre la cible (DM, 42). Ainsi, la notion desprit nese dfinit pas dabord par la conscience et par la reprsenta-

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    rieur et un extrieur tant justement ce qui dfinit un orga-nisme en tant que tel. Suivant ce premier sens, lesprit estextrieur dans la mesure o il nest pas dans la tte des gens,cest--dire o il ne consiste pas dans leurs tats crbraux.Mais Descombes entendaussi par intrieur ce que la tra-dition cartsienne entend par l: selon cette seconde accep-tion, lesprit ne consiste pas dans des tatsmentaux. Cesdeux concepts dintriorit et dextriorit sont-ils compa-tibles? En tout cas, la thse de Descombes se veut non pasune simple inversion de celle de Descartes et de ses succes-seurs, mais une reformulation complte du problme. Leconcept le plus central de cette reformulation me parat tre justement celui dun ordre du sens . Pour bien com-prendre cette notion, il faut revenir brivement aux analysesdAnscombe dansIntention.

    Dans des analyses dsormais clbres, Anscombe a ta-bli quun comportement est intentionnel sil y a un sens formuler son propos la question pourquoi ? .Toutefois, pour que cette question puisse tre pose, il fautdisposer dj dune description de laction ou du compor-tement en question. Quest-ce que Pierre est en train defaire? Cette question appelle une description. Cest seule-ment si nous disposons dune description de laction quenous pouvons nous interroger sur les raisons ou les moti-vations de Pierre. Il sensuit que la question de savoir si uncomportement est ou non intentionnel ne peut pas releverdune logique extensionnelle mais seulement dunelogique intensionnelle: aucun comportement nest inten-

    tionnelsimpliciter,il faut encore diresous quelle descriptionil lest. Car le mme comportement peut tre rendu par de

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    3. Wittgenstein,Logische Untersuchungen,trad. fr. de F. Dastur, M. lie, J.-L. Gautero, D. Janicaud, . Rigal,Recherches philosophiques,Paris, Gallimard,2004, 644.

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    multiples descriptions: Pierre est en train de mettre unecharpe, mais il est aussi en train de passer son coulcharpe de Paul; il peut parfaitement accomplir inten-tionnellement la premire action sans faire intentionnelle-ment la seconde (par exemple parce quil ignore quelcharpe quil a noue nest pas la sienne, mais celle dePaul). Si toute action ne peut tre dite intentionnelle qu condition de mentionner la description sous laquelleelle lest, il devient fort problmatique de concevoir lac-tion de Pierre comme dcoulant causalement dun vne-ment mental qui serait son intention: car un tel vne-ment dintention devrait entraner causalement une actionqui est la fois intentionnelle (sous une description) etnon intentionnelle (sous une autre description), ce qui estcontradictoire. La conclusion en tirer est que toute dter-mination dune intention est par naturecontextuelle : pourpouvoir dire quelle tait lintention de quelquun aumoment o il a agi, il faut prendre en considration toutesles circonstances de laction (celles quil ignorait et cellesdont il tait conscient), bref, comme le dit Wittgenstein, lhistoire de ce qui a eu lieu dans son intgralit3 . Ouencore, il ny a aucun sens rechercherla description fon-damentale de ce qui arrive, et ainsi, concevoir lintentioncomme un pisode priv qui serait cause de ce quoi sap-plique cette description. Il ny a pas dun ct un mouve-ment extrieur et de lautre une intention intrieure ,

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    mais lintention est dj, pour ainsi dire, immanente aumouvement, puisquelle est prsente dans la descriptionque jen donne: dcrire ce que je fais et dcrire pourquoi je le fais (fournir lintention dans laquelle laction est faite)vont de pair et sont mme indissociables. Lintention quiprside au comportement observable ou, si lon prfre, le sens de ce comportement, nest pas quelque chose quirside dans lesprit de lagent et est projet au-dehorssur le comportement au moyen dun acte spcial deconnaissance, mais plutt une condition de la descriptiondu comportement comme tel ou une condition de la choseobservable elle-mme pour autant quil sagit l, prcis-ment, duncomportement.Cest le premier point essentielque Descombes retient de lauteur dIntention.

    En outre, le concept dintention prsuppose, pour avoirun usage, comme on la vu, une pluralit de descriptionspossibles de la mme action. Mais cette pluralit est logi-quement ordonne: cest l la seconde affirmation fonda-mentale dAnscombe. Les descriptions dune action ne se juxtaposent pas seulement les unes aux autres, elles dessi-nent un ordre intentionnel. Il existe des descriptions plusou moins largies dune mme action qui fournissentlintention dans laquelle elle est faite et qui sordonnentdonc les unes aux autres selon un rapport de moyens fin:pour reprendre lexemple clbre donn au 23dIntention, on peut dcrire la mme action dun hommeen disant quil contracte les muscles du bras, quil agite sonbras de haut en bas, quil pompe, quil alimente une citerne

    en eau, quil empoisonne la citerne, etc. Toutes ces des-criptions de la mme action forment un ordre intentionnel,

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    puisque chaque description largie nous indique dansquelle intention laction formule de manire plus res-treinte est accomplie, et inversement, chaque descriptionrestreinte (incluant moins dlments du contexte) nous ditles moyens employs en vue de raliser la fin: ainsi,lhomme contracte ses muscles pour agiter son bras de hauten bas, il agite son bras pour pomper, il pompe pour ali-menter la citerne, etc. Cette analyse dun ordre intention-nel est ce qui permet Anscombe de sinterroger, dans lasuite dIntention, sur la forme logique du syllogisme pra-tique et den proposer une analyse renouvele, distincte decelle dAristote: sa prmisse nest pas une proposition gn-rale, mais une fin pose comme dsirable; sa conclusion,nest pas un jugement, mais une action.

    La notion dun ordre du sens , chez VincentDescombes, provient pour une large part dlisabeth Anscombe. Pourtant, Descombes fait un usage la fois dif-frent et plus vaste de cette notion. Diffrent, car elle estdestine rpondre une question quAnscombe ne sou-lve pas expressment, celle de la nature de l esprit . Plusvaste, car Descombes applique cette notion, par exemple, lordre existant entre des symboles (les lettres qui compo-sent le mot Babar ; cf. DM, p. 170sq ), ou encore auxrelations entre les symboles qui, combins de manire cor-recte, constituent une proposition. Le principe de cetteextension de lusage de la notion parat tre le suivant:composer un mot ou une expression bien forme, cestcombiner intentionnellement des symboles: lordre qui

    existait dans le comportement de larcher se retrouve ici auniveau de la combinaison des lettres ou de la formation des

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    4. Descartes, Lettre Henry More du 5 fvrier 1649, AT, V, 278: Mais de tous lesarguments qui nous persuadent que les btes sont dnues de penses, le principal

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    noncs. Dans tous ces cas, il sagit de comportements quiobissent des rgles et qui relvent du mental pour autantque celui-ci est un phnomne dordre (DM, 42). Par unenouvelle extension, la notion dordre de sens peut ainsidcrire des structures sociales, par exemple des relationshirarchiques entre des individus au sein dune socit don-ne, fondes sur des institutions et solidaires de pratiques etde coutumes. Cest ainsi que la thse de lextriorit dumental peut assimiler les rsultats de lanthropologie socialeet aboutir une conception de lesprit la fois holiste etanthropologique, au holisme anthropologique deDescombes. Selon cette vue, ce qui dfinit lesprit, ce nestpas la reprsentation et ce que Leibniz appelait la conscio-sit , mais lordre et la finalit, que ceux-ci sappliquent des actions individuelles ou des comportements collectifs.

    Cest donc des pratiques sociales rgies par des normes car mme les pratiques les plus individuelles deRobinson sur son le demeurent bien des pratiques sociales:il peut suivre une rgle tout seul, mais non pas tre le seul suivre une rgle que convient le mieux ladjectif de spi-rituel : ce qui est spirituel, ce qui est tmoignage de lesprit,cest ce qui exhibe un ordre de sens ou un ordre intention-nel. Seulement, dire que les pratiques sociales et normes, etau premier chef les pratiques linguistiques, sont letmoi- gnage de lesprit naurait encore rien de bien original:Descartes lui-mme ne dit-il pas que je ne peux accorder lapense autrui que sur la foi de la parole4? Mais la thse de

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    mon avis est [] quaucun animal en soit venu ce point de perfection duser dunvritable langage, cest--dire dexprimer soit par la voix soit par les gestes, quelquechose qui puisse se rapporter la seule pense et non limpulsion naturelle 5. V. Descombes, Replies ,Inquiry, 47, 2004, p. 277.

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    Descombes nest pas que le meilleursigne ou tmoignage (entermes wittgensteiniens, le symptme) de lesprit ou de lapense, cest le comportement rgi par un ordre intention-nel, mais que cest l soncritre,autrement dit que lespritse dfinit par le comportement intentionnel, quil est prsentdans les pratiques et sous la forme dun ordre du sens. Quand nous regardons le comportement dune autre per-sonne, crit Descombes, nous ne voyons pas des manifesta-tions extrieures dvnements mentaux intrieurs: nousvoyons la chose elle-mme,die Sache selbst 5! , donc lespritlui-mme. Lesprit estdehors et cest pourquoi la thse deDescombes peut tre qualifie d externalisme . Lespritest prsent [] dans le monde, dans les pratiques symbo-liques et les institutions (DM, 94); il se trouve non pas dabord dans le for intrieur de la personne, sous uneforme prive et malaisment communicable, [mais] biendabord sur la place publique, et donc sous une forme his-torique et sociale (DM, 10). Pourtant, ny a-t-il pas unedifficult dans le fait dtendre ainsi des affirmations qui,chez Anscombe, valaient pour la sphre de lintention lasphre de la pense ou de lesprit en gnral?

    Une diffrence notable entre ces deux domaines meparat tre la suivante: pour quil y ait un sens prter quelquun des intentions, il est ncessaire quil agisse: cequi est intentionnel, cestlactionsous une certaine des-

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    6. Je nentends pas suggrer par cet exemple quagir et se mouvoir seraient lamme chose. Sabstenir de faire quelque chose, dans certaines circonstances, estune action. Toutefois, le cas-limite dun individuentirement paralys est celuidun individu qui, tant priv de la possibilit de faire activement quoi que ce soit,est par l mme priv de la possibilitde ne rien faire,donc dagir par abstention.7. Et il ne suffit pas non plus de faire remarquer quune motion nest pas un vcu intrieur dpourvu de monde, mais quelle se produit toujours dans uncontexte pratique (ce que visait exprimer Heidegger par le concept de

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    cription. Un sujet auquel il manquerait la possibilit dagirne pourrait pas non plus former des intentions, puis-quavoir une intention (par opposition simplement sou-haiter) cest mettre en uvre tous les moyens pour ralisercette intention. Mais lesprit dpend-il aussi troitementde laction? Un individu entirement paralys et nan-moins maintenu en vie artificiellement ne possde-t-il pasun esprit6? Bien plus: lordre intentionnel qui confre laction (au moins une partie de) son intelligibilit (jereviendrai tout lheure sur cette parenthse) est-il suffi-sant pour fournir unedfinitionlesprit? Car il semble bienque relvent tout autant de lesprit la sensibilit, lmotion,les souhaits, les dsirs, les croyances (formules ou infor-mules), les perceptions, etc. Par exemple, le fait dtresaisi dune motion devant une uvre dart ou devant unspectacle de la nature nest-il pas un trait distinctif de les-prit aussi sr que la possibilit deffectuer des syllogismespratiques? Peut-tre rpondra-t-on ici que lmotionesthtique est lie la possibilit dune vaste gamme dex-pressions, notamment verbales, de cette motion, donc decomportements expressifs dtermins; toutefois, lmotionne se rduit pas ces comportements expressifs7. En

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    Stimmung ). Le problme ne rside pas dans le caractre contextuel, par exemple,de la peur, mais dans la possibilit dappliquer ce phnomne ce qui est pourDescombes le critre de lesprit : lordre du sens. En effet, quelle serait ici la mul-tiplicit qui pourrait receler un ordre logique analogue celui des descriptionsde laction pour Anscombe? Bien entendu, les circonstances dans lesquelles lac-tion se produit sont ordonnes, mais est-ce au sens dun ordre intentionnel?

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    dautres termes, dfinir lesprit comme un phnomnedordre et le placer dehors , dans les pratiques, nest-cepas rduire lesprit lintentionnalit pratique et ainsicouper cette notion dune varit de phnomnes auxquelselle est ordinairement associe pour la raison simple que,pour que lesprit se dfinisse par lordre du sens, il faut treen mesure dexhiber uncomportement qui est structurselon cet ordre?

    Ici apparat, me semble-t-il, une profonde diffrenceentre les analyses de Descombes et celles de Wittgenstein.La tche de Wittgenstein, dans la dernire phase de sa phi-losophie, est celle dune analyse grammaticale des concepts,notamment psychologiques, en vue dune thrapie desconfusions de la mtaphysique, le propre de cette derniretant quelle vise donner la forme de questions scienti-fiques des obscurits purement grammaticales. Le but de Wittgenstein nest donc absolument pas de donner unedfinition positive de lesprit (ou de quoi que ce soitdautre), ni de soutenir une thse quelconque son sujet.Tel est bien, au contraire, le but de Descombes. Or, il ny a pas de dfinition sans exclusion:omnis determinatio est negatio. En dfinissant lesprit par lordre du sens,Descombes prsuppose que lesprit est une dterminationdes pratiques humaines sociales pour autant quelles sont

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    intentionnelles. Autrement dit, il faut dabord pouvoiridentifier un comportement, pour pouvoir dire ensuite sicelui-ci recle ou non les caractristiques de lesprit. Pourmieux saisir la diffrence qui existe entre la dmarche de Wittgenstein et celle de Descombes et les enjeux philoso-phiques que recle cette diffrence, je propose de prendreun exemple prcis, celui de la comprhension.

    Lanalyse de la comprhension par Descombes: un exemple

    Dans un paragraphe deLa denre mentale intitul lex-triorisation des oprations mentales , Descombes com-mente le clbre 1 desRecherches philosophiques afin desopposer aux philosophes qui croient que derrire touteopration mentale extrieure, il y aurait un processus men-tal interne. Que dit Wittgenstein dans ce 1? Descombesle rsume ainsi: Quelquun est charg de faire les courses,et il reoit pour cela un bout de papier sur lequel il est crit Cinq pommes rouges . Il va chez le marchand et lui tendce papier. Que fait le marchand sil se montre capable decomprendre ce qui lui est demand? En quoi consiste sacomprhension du message? Elle consiste fournir lescinq pommes rouges (DM, 170). Ce rsum a quelquechose de droutant. La comprhension de la significationdes mots cinq pommes rouges pourrait-elle doncconsis-ter en un comportement dtermin? Si ctait le cas, il suf-firait de constater que le marchand na pas fourni lespommes pour pouvoir en infrer quil na pas compris.

    Mais une telle infrence serait videmment fausse. Le mar-chand peut avoir parfaitement compris et faire la sourde

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    8. Wittgenstein,Philosophische Untersuchungen, 150; trad. cite, p. 99.

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    oreille pour toutes sortes de raisons: parce quil estdbord, parce quil dteste lacheteur, parce quil nest pasmarchand mais acteur sur un plateau de tournage que leclient a confondu tort avec un magasin, etc. En dautrestermes, il est impossible de conclure de lexemple de Wittgenstein (qui a pour but principal de critiquer laconception augustinienne de la signification) que la com-prhension consisteraitintrinsquement en un comporte-ment quelconque.

    Quand il aborde la question de la comprhension, Wittgenstein, au contraire, se refuse tout autant derabattre la grammaire de comprendre sur celle dunprocessus intrieur que sur celle dun comportement ext-rieur. Pour lui, les critres dusage de comprendre sonttroitement apparents ceux dune capacit et nullement ceux dun processus interne, mental, ou dun processusexterne, comportemental. Comme il lcrit, la grammairedu mot savoir est lvidence troitement apparente la grammaire du mot pouvoir, tre capable de, maisaussi celle du mot comprendre. (Matriser une tech-nique)8 . La grammaire de comprendre est proche decelle dunecapacit;or, ce qui caractrise une capacit,cest quelle ne peut se rduire ni un tat intrieur delagent, ni un comportement extrieur qui nen est, aumieux, que la simple manifestation. Le premier point estbien connu: il se peut, bien entendu, que la comprhen-sion saccompagne dunErlebnis spcifique, mais cetErlebnis nest nullement lecritre de la possession de cette

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    9. Ibid., 146; trad. cite, p. 98.

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    capacit. Pour savoir si quelquun a compris commentappliquer une rgle grammaticale, par exemple, on ne lin-terrogera pas sur dhypothtiques vcus intrieurs, maison lui demandera de former des noncs conformes cettergle, on le priera dappliquer cette rgle des cas ou desexemples donns. Ainsi, lapplication demeure un critrede la comprhension9 . Le lien qui unit une capacit sescritres est un lien non pas empirique, mais conceptuel ou,comme le dit Wittgenstein, logique . La capacit nestpas un tat du sujet qui seraitcause de certains comporte-ments, qui serait donc reli ces comportements par unerelation externe ou empirique. Je ne fais pas lhypothse delexistence dune capacit chez quelquun (avec une cer-taine marge derreur) partir de ses comportementsobservables; ses comportements sontle critre qui me per-met de dire sil possde ou non cette capacit, ils sont unis cette capacit par une relation interne.

    Mais le deuxime point est tout aussi dcisif. Il estimpossible de rduire unecapacit ses critres, cest--dire des comportements, et cela notamment pour la raisonque les comportements qui peuvent jouer le rle de critresdune capacit (comme celle de comprendre)sont extrme-ment divers et varient en fonction des circonstances . Lesconduites du marchand qui servent de critres pour direquil a compris vont du fait de fournir cinq pommesrouges, la rponse il ny en a plus , posez dabord lar-gent sur le comptoir , ou encore sortez dici, vous tesau milieu dun tournage . Mais le marchand pourrait

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    10. Cette insistance sur le contexte vaut la fois contre une analyse comportemen-taliste de la comprhension que contre une analyse mentaliste: le mentaliste, luiaussi, postule quil pourrait y avoir un acte mental qui, indpendamment de touteconsidration du contexte, pourrait tre un acte de comprhension: Au sens o ily a des processus caractristiques de la comprhension (y compris des processus psy-chiques), la comprhension nest pas elle-mme un processus psychique (Ibid., 154; trad. cite, p. 101. Cf. galement 152, p. 100). Il peut donc y avoir desprocessus mentaux divers quiaccompagnent la comprhension, mais la comprhen-sion ne peut consister intrinsquement dans aucun de ces processus.

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    aussi bienne rien faire du tout et avoir compris; simple-ment, si on lui demandait de montrer quil a compris, etsil se montrait coopratif dans cet exercice, il pourrait parexemple traduire le message en italien et lexprimer sous laforme: cinque mele rosse. Le point important est quilny a rien de tel quele critre de la comprhension, doncrien de tel quun comportement qui seraitintrinsquement un acte de comprhension, indpendamment des circons-tances dans lesquelles il sinsre. Dire quelque chose, fairequelque chose peuvent tre des critres de la comprhen-sion, mais ils ne le sont que sils surviennentdans uncontexte pertinent . Autrement dit, la comprhension peutse manifester dans toutes sortes dactions et de pratiques,mais aucune de celles-ci nest en soi un acte de compr-hension, indpendamment de toute lhistoire dans laquelleelle prend place. Et cest justement ce point qui permet,me semble-t-il, Wittgenstein, dchapper toute rduc-tion behaviouriste ou comportementale, dans son analysede comprendre10 . On peut chercher autant quon vou-dra, on ne trouvera jamaisle comportement qui serait lacomprhension, mme dans une situation donne, maisseulement celui qui constitueraun critre pertinent du fait

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    11. Wittgenstein,Remarques sur la philosophie de la psychologie (II),trad. deG. Granel, Mauvezin, TER, 1994, 209, p. 46-47.

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    que lon a compris. Wittgenstein le prcise en toutes lettres propos de ce mme exemple : Nous ne prescrivons pas,en effet, ce que lautre doit faire pour parcourir une liste[de commissions] en la comprenant; et quant savoir silla effectivement comprise, cela ressort de ce quil fait parla suite, ou des explications quventuellement nous luidemandons de fournir11.

    En fait, lanalyse de Wittgenstein est purement gram-maticale et jamais dfinitionnelle (ou ontologique ): ilne sagit pas pour lui de dire positivement ce quest ou ceque nest pas la comprhension, en quoi elle consiste et enquoi elle ne consiste pas, mais seulement comment nousappliquons le concept de comprhension, selon quellesrgles nous lemployons. Cest pourquoi, on peut dire, jecrois, que pour Wittgenstein,rien nest intrinsquement une comprhension,ni un acte intrieur, comme le croit le men-talisme, ni des actes ou des comportements extrieurs, quilssoient linguistiques ou non linguistiques. Ces remarquespermettent peut-tre dentrevoir la diffrence importantequil y a ici entre Wittgenstein et Descombes. Car, siDescombes souligne juste titre que les analyses de Wittgenstein permettent darracher la comprhension toute rduction mentaliste, il en conclut quun certain com-portement (par exemple donner cinq pommes) pourraittre ce en quoi consiste la comprhension. En effet,Descombes ncrit pas seulement une fois que la compr-hension consiste en une action dtermine ce qui pourrait

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    tre une simple commodit de langage ou un lapsus maisil y insiste plusieurs reprises: Comprendre que le clientdemande des pommes, ce nest pas lire le mot et penser des pommes, ni entrer en rapport avec lide de pommes,cest ouvrir le tiroir des pommes (DM, 170). La thse deDescombes, formule loccasion de son commentaire de Wittgenstein, est en effet que la comprhension ne peuttre qualifie dintellectuelle que si elle se conforme ladfinition de ce qui est intellectuel, de ce qui porte lem-preinte de lesprit (quivalence remarquable: lesprit, pourDescombes, cest lintellect), cest--dire si elle consiste endes gestes ou des oprations qui exhibent un ordre inten-tionnel: Quil y ait un ordre logique ou syntaxique suivre dans la suite des diffrentes oprations, cest cela quifait de lensemble de la conduite du marchand un com-portement intellectuel (DM, 170). Comprendre ne peuttre intellectuel que si cela consiste en une suite dop-rations logiquement ordonnes; et, par consquent, com-prendre doit tre (intrinsquement) agir dune maniretelle quelle rvle un certain ordre intentionnel dans lesoprations effectues: Par cette analyse, Wittgensteinveut donc faire ressortir ce qui mrite dtre appel com-prhension dun message. Il sagit de saisir un ordre danslapplication des divers concepts [ceux de pomme , rouge , cinq ] (DM, 170). Mais, pour Wittgenstein,ce nest pas prcisment encela,un certain ordre des op-rations effectues (lire pommes sur son tiroir, consulterune table des couleurs, lire la liste des nombres jusqu

    cinq ) que consiste essentiellement la comprhension dumessage. La rponse de Wittgenstein serait que la compr-

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    12.Logische Untersuchungen, 146; trad. cite, p. 98.

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    hension ne consiste en rien du tout, cest--dire en aucuneopration ou conduite particulires, mais que de multiplesconduites peuvent jouer le rle de critres de la compr-hension en fonction des diffrents contextes. En somme,une activit intentionnellement ordonne peut, dans cer-taines circonstances, tre le critre permettant de dire quele marchand a compris, mais il ne sensuit pas, contraire-ment ce quaffirme Descombes, que la comprhensionserait une telle activit ordonne ou intentionnelle, unordre dans lapplication des diffrents concepts .

    On pourra me dire quil ne sagit l que dun point dedtail dans des ouvrages aussi riches que ceux qui formentle diptyque de Descombes. Et cest tout fait vrai.Pourtant, ce dtail me parat hautement significatif: parcequil met certaines analyses de Wittgenstein au servicedunethse philosophique, celle de lextriorit de lespritou du mental, Descombes a tendance non seulement leurdonner un tour dogmatique , mais encore les modifiersubstantiellement et il sexpose peut-tre alors, son tour, des critiques desprit wittgensteinien. Car comprendre est intellectuel ou ne lest pas. Sil lest, ce doit tre uneacti-vit, savoir lapplication ordonne de certains concepts.Mais pour Wittgenstein, comprendre nest pas une appli-cation ordonne de concepts, parce que ce nest pas uneactivit du tout. Lapplication est un critre de la com-prhension12 , et non pas la comprhension elle-mme.

    La difficult vient ici, me semble-t-il, de ce que, dsquon cherche dfinir lesprit par un ordre intentionnel

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    du comportement, il faut bien quil y ait un comporte-ment qui possde cet ordre intentionnel; unecapacit accomplir un comportement ordonn nest pas elle-mmeordonne et ne peut donc recevoir, en toute logique, dupoint de vue de Descombes, les attributs de lesprit. (SiDescombes modifiait certaines de ses formulations endisant que lesprit nest quunecapacit accomplir desoprations ordonnes, alors, il serait possible de rpondreque cette capacit nest ni intrieure ni extrieure, ni dansla tte des gens, ni dans les pratiques sociales et les institu-tions, et que donc lesprit nest pas plus sur la placepublique quil est dans notre for intrieur ).

    Des oprations internes?

    On pourra toutefois mobjecter le fait que Descombesadmet expressment que la notion dordre du sens peutsappliquer des oprations internes tout autant quex-ternes. Les actes mentaux, eux aussi, seraient des actesordonns. Mais sont-ils mentaux parce qu ils sont ordon-ns? Prenons un exemple de Descombes: je peux me par-ler moi-mme, soliloquer. Le soliloque est une actionordonne que jaccomplis dans mon for intrieur, dans lamesure o je pourrais aussi laccomplir sur la placepublique. Ainsi, le soliloque rpond bien aux caractris-tiques du mental. Comme lcrit Descombes, ce qui estdcisif nest pas le lieu de ralisation de cet ordre: ce peuttre dedans, dans lintriorit dune activit immanente,

    ou ce peut tre dehors, par exemple sur le papier. La mul-tiplicit ordonner peut tre un flux dimages mentales ou

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    13.Remarques sur la philosophie de la psychologie, op. cit.,II, 88.

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    encore un ensemble de donnes mmorises (comme dansune activit de rflchir). Cette multiplicit peut tre unensemble de gestes et doprations faire avec ses bras, ses jambes, son torse (comme lorsquil sagit de faire un ser-vice au cours dune partie de tennis). Cette multiplicitpeut tre un matriau travailler pour produire une uvre(comme dans une construction). De toute faon, la notionde lintentionnalit fait allusion une puissance de lesprit,puissance que lon pourrait appeler, en reprenant le mot deLeibniz, puissance architectonique (DM, 43).

    Jai quelques difficults comprendre ce passage, pour-tant dcisif. Comment Descombes peut-il parler dunepuissance de lesprit, alors mme quil tend montrer danstout son livre que le sujet logique des capacits, ce nest pasune partie de lhomme (son cerveau), ni unemens cart-sienne, mais lhomme lui-mme? Mais surtout, quest-ceque cela peut bien vouloir dire daffirmer quil y aurait unordre intentionnel dans nos activits immanentes? Quellesactivits immanentes? Imaginer? Peut-tre peut-on direque, du point de vue de sa grammaire, imaginer, se repr-senter quelque chose est comparable une activit13 . Maisce nest certes pas lactivit dordonner un flux dimagesinternes. Et ce nest pas non plus une activit ordonne(selon un ordre intentionnel) oprant sur un flux dimagesinternes. On voit ce que pourrait vouloir dire ordonner desimages externes (par exemple, mettre en ordre des photo-graphies); on voit aussi ce que pourrait vouloir dire oprerde manire ordonne sur des images externes. Mais, dans le

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    cas de limagination, au contraire, le seul ordre que lonpuisse trouver est dans ce qui est imagin (par exemple unescne cohrente) et nullement dans lactivit dimaginer.Contrairement un geste qui est bel et bien une activitordonne, lactivit dimaginer nest ni ordonne nidpourvue dordre: cette distinction, ici, na pas de sens.En somme, si un flux dimages est ordonn, cest en unsens tout fait diffrent de celui qui prside la notion dunordre intentionnel : cest parce quil y a un ordre dans ce que je me reprsente, non parce quil y aurait un ordre dansmon activit immanente . Javoue ne pas comprendre ceque pourrait vouloir dire cette dernire expression. Il estbien possible que je me reprsente une scne qui prend dutemps: mais alors, les images qui se prsentent moi se pr-sentent de manire ordonne sans quil faille supposer une puissance de lesprit qui serait une puissance de mise enordre (une puissance architectonique). Car quel matriausappliquerait une telle puissance? un flux dimages exis-tant de prime abord ltat dsordonn? En outre, imagi-ner ne peut pas consister intrinsquement en une activitordonne sur des images internes pour la simple raisonquimaginer ne consiste intrinsquement en rien du tout,mais que lemploi du concept dimaginer et ses critresdemploi diffrent dun contexte lautre. Cest du moins,me semble-t-il, ce que soutiendrait Wittgenstein.

    Il en va de mme de se souvenir : est-ce que se sou-venir, ce serait oprer sur un ensemble de donnes mmo-rises? Mais alors, pour se souvenir, il faudrait dj se sou-

    venir (possder des donnes mmorises) et ensuite oprerde manire ordonne sur ces souvenirs (ou mettre en ordre

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    14.Recherches philosophiques, op. cit., 648sq .15. cf.Remarques sur la philosophie de la psychologie, op. cit.,II, 193: pensernest pas vritablement comparable une activit , 216: Notre concept depense est largement ramifi .16. Le mme genre de problme se poserait propos de la perception: pourDescombes, tout acte mental fait partie dun enchanement tlologique (IS,86) notamment les actes de perception. Wittgenstein retrouverait ainsi Husserl etses Abschattungen. Mais, pour ce dernier, ce qui est ordonn, ce nest pas lactivit

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    ces souvenirs)! Les deux descriptions sont videmmentabsurdes. Peut-tre se produit-il de temps autre cettetrange activit que dcrit Descombes, consistant ordon-ner des donnes mmorises (comme on mettrait delordre dans un album de photos de famille). Je reste pourma part perplexe. Mais, mme si cette activit existait, ilest peu vraisemblable quelle permette de rendre comptedu souvenir, dont la grammaire, comme Wittgenstein lesouligne maintes reprises, nest ni celle dune exprience,ni celle dune activit, ni celle dun processus interne14.Permettrait-elle de rendre compte de l activit de rfl-chir ? Mais la grammaire de penser (rflchir) nest pascelle dune activit, ni celle dun processus interne. Quoiquon entende par rflchir , cela nest pas quivalent exercer une activit quelconque sur des donnes mmori-ses quelles quelles soient15.

    Pour ma part, je suis incapable de comprendre ce pas-sage deLa Denre mentale autrement que comme larecherche aportique dans lintriorit de quelque chosedanalogue un comportement extrieur caractris par uncertain ordre intentionnel. Mais peut-tre ne lai-je pascompris du tout16!

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    de percevoir (mme si le mouvement corporel qui accompagne et sous-tend laperception est assurment ordonn), cest la chose perue elle-mme, en tantquelle prsente au sujet percevant des esquissesconcordantes . L encore, il semblequil ny ait rien quon puisse vraiment appeler activit immanente, eta fortiori activit immanente ordonne.

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    Cette difficult me parat lie la tentative dtendre lanotion d ordre intentionnel , conue dans le cadre dunephilosophie de laction, au domaine de lesprit en tant quetel. Sil doit y avoir un ordre intentionnel, il doit y avoirune activit, quelle soit interne ou externe. Mais juste-ment, un des bnfices des analyses de Wittgenstein tait denous dlivrer de la tentation de rechercher derrire toute pense ou tout phnomne intellectuel une activitimmanente. Mme supposer quune telle activit imma-nente existe, elle serait sans pertinence pour rendre comptede la grammaire de la plupart des verbes psychologiques.

    La caractrisation du mental par Descombes sappliquebien des comportements extrieurs, des conduites dansle monde. Mais, justement, elle sy applique trop bien!Elle laisse hors de sa porte bien des phnomnes que lonne peut qualifier autrement que comme mentaux: se sou-venir, imaginer, comprendre en sont des exemples. En cesens, il me semble que cette caractrisation choue rendrecompte de ce dont elle prtend rendre compte. La thseintentionaliste, prcise Descombes, conoit la philoso-phie de lesprit comme une philosophie de laction (DM,41); mais, si ces objections sont pertinentes, il fautrpondre que cette philosophie de laction ne saurait pui-ser le champ ni mme constituer le point de dpart ad-quat dune philosophie de lesprit.

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    Plus gnralement, la question de mthode qui se pose mes yeux est de savoir si Descombes, en faisant un usagebien plus dogmatique (ou constructif) de certains argu-ments de Wittgenstein, peut encore vritablement invo-quer lide wittgensteinienne de grammaire , dontlusage est chez Wittgenstein purement thrapeutique, carenracin dans la fonction normative dvolue au langageordinaire. Si Wittgenstein proposait une analyse de les-prit, je crois quil partirait des usages philosophiques dumot esprit pour les critiquer au vu de la grammaire desexpressions mentales (notamment des verbes psycholo-giques) dans leur usage ordinaire; mais Descombes refuseune mthode qui reposerait entirement sur linvocationdu langage ordinaire (DM, 248), telle quon la trouve-rait chez Austin ou Cavell: Les usages ordinaires nontpas voix au chapitre dans la discussion philosophique,puisque cette dernire porte en gnral sur des questionsqui ne sont pas ordinairement poses par les gens, dumoins dans les termes o les posent les philosophes (DM, 248). Mais peut-on vritablement sacrifier lusageordinaire et conserver lide de grammaire au sens de Wittgenstein? Par exemple, je ne sais pas si Descombes secontenterait de ressemblances de famille pour ce quitouche la signification du mot esprit (ou mme comprhension : comprendre un tableau, comprendreune mlodie, etc.). Il sattache dgager quelque chose quiserait lesprit dans tous les cas et dans tous les contextespossibles : or cette chose est un ordre qui structure nos

    activits; ds lors lintelligence ne peut tre prsente quauniveau des activits: on pourrait qualifier cette thse de

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    17. Un tel comportementalisme , sil tait avr, naurait bien sr rien de com-mun avec le behaviourisme classique. Ladjectif change tout.18. Il me semble au risque de me tromper encore que ce tour dogmatiqueest mme plus accentu chez Descombes quil ne lest chez lisabeth Anscombe. laffirmation de Descombes selon laquelle la notion desprit ne se dfinit pasdabord par la conscience et par la reprsentation, mais par lordre et la finalit (DM, 43), il faudrait comparer laffirmation beaucoup plus nuance et prudentequi clt larticle The First Person , in Metaphysics and the Philosophy of Mind,Oxford, Blackwell, 1981, p. 35. Anscombe y affirme que, tandis que la mthodede Descartes pour aborder la pense consiste partir de verbes dmotion, deperception ou dexprience, elle considre que ces penses cartsiennes nesont pas celles quil faut examiner en premier lieu si lon veut comprendre je philosophiquement .19. L. Wittgenstein,Blue and Brown Books,Basil Blackwell Publishers, p. 13;trad. de M. Goldberg et J. Sackur, Paris, Gallimard, 1996, p. 51.

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    comportementalisme intentionnel17 . On la retrouve-rait, je crois, dansLe Complment de sujet,o le sujet nestsrieusement envisag que comme sujet de laction18.

    La conclusion tirer des critiques du cognitivisme deDescombes ne devrait-elle pas tre diffrente? Non pasque lesprit est dehors, mais plutt que la distinction int-rieur/extrieur nest pas pertinente pour le penser? Onretrouverait alors une thse qui, dune certaine manire,runit des auteurs aussi diffrents que Heidegger et Wittgenstein: le premier, malgr sa mfiance lgard duconcept desprit auquel il prfre leDasein; le second, quidclare dansLe cahier bleu: La diffrence : interne,interne nest pas notre propos19.

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    II HOLISME ANTHROPOLOGIQUE ET HOLISME HER -MNEUTIQUE.

    Quelles soient justes ou fausses, pertinentes ou seule-ment rvlatrices des limites de ma propre comprhension,les objections qui prcdent ne sauraient remettre en causelensemble du projet de Descombes. Elles ne visent pas rejeter les principaux acquis de son travail. Il ne sagit pasnon plus pour moi de nier que Descombes ait dcouvert,avec cette notion dun ordre du sens ,lundes traits fon-damentaux de lesprit humain. Mais mme dans ledomaine o cette notion est la plus fconde, celle de la des-cription des conduites humaines telles quelles soffrent une enqute anthropologique, une nouvelle question sepose: le holisme anthropologique de Descombes peut-il se passer, comme il en a lambition, du concept dinter-prtation dans son approche de ce quil appelle espritobjectif ?

    Vincent Descombes fait partie des rares penseurs dont lechamp dintrt et de comptence stend au-del du par-tage traditionnel entre philosophie analytique et philosophiecontinentale; son uvre a lambition de reformuler selon laperspective analytique un certain nombre de problmes etde thmes issus de la philosophie continentale, par exemplela distinction diltheyenne entreGeistwissenschaftenetNaturwissenschaften.Son entreprise peut-tre situe dans leprolongement immdiat de celle dErnst Tugendhat, dansConscience de soi et auto-dtermination,mais aussi dans les

    parages de philosophes qui se sont interrogs sur les diff-rences et sur les points de contact entre les deux traditions:

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    20. Georg Henrik von Wright,Explanation and Understanding,Ithaca, New York, Cornell University Press, 1971, p. 3021. Voir notamment E. Tugendhat, Phnomenologie und Spachanalyse , inR. Bubner, K. Cramer, R. Wiehl (d.),Hermeneutik und Dialektik,Tbingen,Mohr, 1970, vol. II.

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    Georg Henrik von Wright, Charles Taylor ou PaulRicur. Quils aient pris parti en faveur dune philosophie grammaticale , issue en droite ligne de Wittgenstein, oudune pense hermneutique inspire de Heidegger et deGadamer, ces auteurs ont tous soulign les convergencesqui pouvaient exister entre ces deux branches de la pensecontemporaine dans leur commune opposition au positi-visme. Or, sil y a un point sur lequel Descombes sedmarque fortement des quatre philosophes mentionns,cest bien par ses rticences lgard dun tel rapproche-ment. DansExplanation and Understanding,von Wrightsoulignait la distance sparant la philosophie du dernier Wittgenstein de la tradition analytique issue de lempirismelogique, et proposait de la ranger plutt aux cts de cellede Gadamer sous la rubrique hermneutique . Il affir-mait notamment: Les problmes qui occupent les philo-sophes hermneutiques sont pour une large part les pro-blmes qui traversent la philosophie de Wittgenstein,particulirement dans ses dernires phases20. De mme,Ernst Tugendhat a insist plusieurs reprises sur la com-plmentarit qui existe ses yeux entre ces deux branchesde la philosophie actuelle21. La position de Descombes estplus intransigeante: elle repose tout dabord sur une accu-sation dincohrence adresse la position hermneutique;elle aboutit ensuite, dans sa partie positive, une analyse de

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    lesprit objectif qui entend se passer de toute rfrence linterprtation.

    Cest sur cette critique de lhermneutique parDescombes que je voudrais me pencher prsent. Toutdabord, je voudrais tenter dexaminer les arguments avan-cs par Descombes. Dans un second temps, je mefforceraide prendre le problme lenvers. En partant de la notiondordre du sens telle que jai tent de lexpliciter, je medemanderai si cette notion ne tend pas restreindre exces-sivement le domaine du sens et si elle nappelle pas,tout spcialement dans sa vise anthropologique, un invi-table complment hermneutique.

    La querelle des deux sciences selon Descombes

    Le chapitreII de La Denre mentale vise prsenter lesdifficults conceptuelles qui sattachent lopposition her-mneutique entre sciences de la nature et sciences delesprit , pour reformuler nouveaux frais cette distinc-tion. Lobjection principale de Descombes contre la for-mulation canonique du partage des deux sciences celles qui visent expliquer (erklren) et celles qui visent comprendre (verstehen) consiste souligner que, enopposant un dualisme mthodologique au monisme despositivistes, lcole hermneutique partage avec le positi-visme une mme conception de lexplication scientifique.Elle admet avec lui quexpliquer revient, dans les sciencesnaturelles, subsumer des vnements semblables sous des

    lois gnrales. En vertu de cette prmisse positiviste, leshermneutes croient pouvoir affirmer que, l o fait dfaut

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    la possibilit de formuler des lois, par exemple dans lechamp historique, la mthode du savant ne peut plus treexplicative mais doit tre comprhensive ; elle na plus rien voir avec la recherche de lois gnrales, mais consiste plu-tt rechercher du sens, la manire du philologue. Or,cest sur ce point que lcole hermneutique fait preuve,aux yeux de Descombes, dune coupable incohrence. Eneffet, si sa conception de la science naturelle est exacte-ment celle des positivistes (DM, 57), lhermneutique napas le droit de limiter arbitrairement lextension du modledexplication appel parfois dductif-nomologique auxseuls faits de la nature, et ainsi, de soustraire sa porte ledomaine de lesprit; car la doctrine de lexplication despositivistes est une doctrine de lexplicationtout court,etnon une doctrine de lexplication dans le seul champ de lanature. En dautres termes, il faut dire de la conceptionpositiviste de lexplication causale quelle vaut partout ouquelle ne vaut nulle part. En outre, lcole hermneutique,en sparant compltement comprhension et explication,en vient dissocier deux concepts dont on pourrait direquils sont lis du point de vue de leur grammaire. Carexpliquer, cest faire comprendre, et comprendre, cest tou- jours expliquer, mme quand cette explication porte sur lasignification dune phrase ou dun texte. En somme, fairecomprendre, pour lhistorien ou le sociologue, cestaussi expliquer: sauf que ce quexplique lhistorien, ce ne sontpas des mcanismes, mais des actions intentionnelles sou-mises des rgles et justifies par des raisons.

    Lhermneutique a trop concd lpistmologie posi-tiviste issue de Hume et de Mill (et rlabore par Carnap

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    naturelle), et une science qui explique au moyen de motifsou de raisons qui justifient une action intentionnelle (lessciences morales). Toute science, prcise Descombes, vise expliquer, et toute explication vise faire comprendre ou rendre intelligible ce qui ne ltait pas. Certaines explica-tions font comprendre en montrant quels sont lesmca-nismes responsables de la production dun phnomne.Dautres formes dexplication font comprendre en identi-fiant lesreprsentations et lesrgles des gens qui agissentdans un certain sens. La dualit est donc celle des mca-nismes et des reprsentations (DM, 92).

    Largumentation de Descombes est forte et il convient, je crois, de lui concder deux points : dabord, comprendreet expliquer sont des concepts grammaticalement lis, quilest trs difficile demployer lun sans employer lautre onne peut se passer dexplication, l o il sagit de com-prendre; ce qui ne veut pas dire qu expliquer signifiencessairement la mme chose quand il sagit dexpliquerun texte ou un phnomne physique. Ensuite, il est vraique lcole hermneutique qui sest constitue en rponseau positivisme dinspiration empiriste partage avec lui cer-tains prsupposs essentiels, et notamment une conceptionde lexplication scientifique comme subsomption du parti-culier sous des lois. Mais la question quil convient deposer et que Descombes ne pose pas est celle de savoirsi ces prsupposs sontessentiels la position hermneu-tique. Que le projet hermneutique se soit formul toutdabord dans un contexte philosophique domin par le

    positivisme nimplique pas que la position hermneutiquene puisse pas se formuler en dehors de ce contexte. Ainsi,

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    22. H.-G. Gadamer,Gesammelte Werke,Hermeneutik, I,Wahrheit und Methode,Tbingen, J.C.B.Mohr (Paul Siebeck), 1990, p. 387; trad. de P. Fruchon, J. Grondin et G. Merlio,Vrit et mthode,Paris, Seuil, 1996, p. 405.

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    supposer que lon adopte la suite de Descombes la doc-trine raliste de lexplication causale propose par Harr,sensuit-il que toute philosophie hermneutique sentrouve disqualifie? Et dabord,quelle philosophie herm-neutique? Il est frappant de lire sous la plume deDescombes quil nous prsentera la querelle des deuxsciences selon ltat actuel de la question (DM, 51).Mais quand il en vient exposer la doctrine hermneu-tique, il le fait partir dun expos de vulgarisation deRaymond Aron, prsentant les doctrines de Dilthey, Max Weber et Jaspers. Nest-ce pas se donner la partie facile?Lhermneutique dont parle Descombes est celle desdbuts du XX e sicle et encore! Cest pourquoi il peutaffirmer quelle se borne opposer une explication qui nefait pas comprendre et une comprhension empathique (DM, 90). Serions-nous revenus lempathie deSchleiermacher? Il y a longtemps, pourtant, que le voca-bulaire psychologique de lEinfhlung a t ray de laconceptualit hermneutique au moins depuisSein und Zeit. Gadamer est on ne peut plus clair sur ce point: Comprendre ce que quelquun dit, cest [] sentendresur ce qui est en cause et non se transporter en autrui etrevivre ce quil a vcu22. En outre, sil sagit de prsenter ltat actuel de la question , il convient de soulignerquun reprsentant de lhermneutique comme CharlesTaylor a critiqu lpistmologie positiviste dont parle

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    23. Descombes le reconnat quand il crit : Je pense que nous ne devons paspartir de lopposition traditionnelle entreerklrenet verstehentelle quelle a texplique par lcole hermneutique parce que cette explication concde trop deterrain la thorie pistmologique de Mill-Carnap-Hempel. Au contraire, nousdevrions adopter une philosophie de la science assez large pour autoriser diff-rents types dexplication causale. Il sagissait, naturellement, de lune des thsesprincipales de Taylor dans sa discussion du behaviourisme ( Replies ,Inquiry,47, 2004, p. 269).24. Cf. notamment son article Understanding in Human Science ,Review of Metaphysics,34 (sept. 1980), p. 3-23, qui accorde une large place cette ques-tion et la conception raliste de lexplication scientifique de Harr, et quinonce dj la thse (critique) selon laquelle lhermneutiqueclassique aurait par-tag le modle pistmologique du positivisme.

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    Descombes dansThe Explanation of Behaviour 23 et danstoute son uvre24. Quant Ricur, dansTemps et rcit, I,il a discut et en partie fait siennes les principales critiquesdu modle hempelien dexplication en histoire de Dray,von Wright et Danto, prcisment pour dfendre lidedune complmentarit de lexplication et de la compr-hension. Aussi, le problme essentiel du point de vue dudbat de Descombes avec lhermneutique ne semble pastre celui de savoir quel est le modle gnral de lexplica-tion scientifique quil convient dadopter ( supposer quil existe un tel modle,transversal aux diffrentes sciences),mais plutt si lexplication tlologique intentionnelle quiprvaut dans les sciences humaines puise larsenal mtho-dique de ces sciences, de sorte quelles puissent se passer delinterprtation. Car, ce qui fait le propre des philosophieshermneutiques, cest justement, comme leur nom lin-dique, quelles accordent linterprtation un rle et unefonction essentiels dans lpistmologie des sciences

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    25. Cf.Grammaire dobjets en tous genres,Paris, Minuit, 1983, chapitresI et II ; The Interpretative Text , in Hugh J. Silverman (d),Gadamer and Hermeneutics,New York and London, Routledge, 1991, chap. 16, p. 247-268; Lide dun sens commun ,Philosophia Scientiae,6 (2), 2002, p. 147-161; La confusion des langues ,Enqute,6, 1998, p. 35-54.

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    humaines. En dautres termes, la critique de Descombes,au chapitreII de La Denre mentale,natteint quune ver-sion particulire du projet hermneutique; du momentquil est possible, comme latteste le cas de Charles Taylor,de ne pas souscrire au modle hempelien de lexplicationscientifique sans renoncer pour autant affirmer que lessciences de lesprit sont des sciences interprtatives, largu-mentation de Descombes dansLa Denre mentale resteincomplte. Il ne suffit pas de dire quil y a une explicationintentionnelle distincte de lexplication causale parce quily a une action intentionnelle distincte des actions natu-relles, il faut encore tablir que cette explication suffit pourrendre compte de la mthode des sciences de lesprit, etque celles-ci nont besoin aucun moment du recours quelque chose comme une interprtation.

    Si ce point nest pas dvelopp dansLa Denre mentale ou Les institutions du sens,cest sans doute parce queDescombes a men cette critique de la thse hermneu-tique dans diffrents textes et articles25. Cest vers ceux-ci que je voudrais maintenant me tourner.

    La critique de la thse hermneutique

    Faute de place, je ne pourrai envisager que lun desarguments dvelopp par Descombes, le plus radical puis-

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    26. V. Descombes, The interpretative Text ,loc. cit.,p. 254.27. Ibid.

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    quil revient reprocher lhermneutique rien de moinsque dtre incohrente. Cet argument est le suivant: lher-mneutique aurait tendu indment la comprhensionen gnral une situation particulire, celle de lexgse duntexte difficile, en soutenant que toute comprhensionrepose sur une interprtation : Hermneutique philoso-phique est le nom gnralement donn largumentselon lequellinterprtation est ncessaire pour utiliser le lan- gage. Au sein de lhermneutique philosophique contem-poraine, on peut distinguer deux courants. Le premier estorient en direction de linterprte. Cette philosophie nousdit quil est ncessaire dinterprter si nous voulons com-prendre un message, quil soit parl ou crit, simple oucomplexe, exprim dans notre langue ou dans une languetrangre, etc. Il nous dit: pas de comprhension sans inter- prtation. Le second courant met laccent sur lobjetainterprter, sur le texte . Cette philosophie nous dit: pas de lecture dun texte sans interprtation26. Il est dommageque cette typologie ne soit pas assortie de plus de com-mentaires. Jmets lhypothse que la premire branche delhermneutique correspond la pense de Gadamer, et laseconde celle de Ricur. Descombes sattache dans cetarticle rfuter ces deux thses : Mon argument seraque linterprtation ne sera pas possible si elle devait treune tape ncessaire de la comprhension de la significa-tion ou une tape essentielle dans la lecture dun texte quelquil soit27. En somme, le raisonnement de Descombes

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    28. Wittgenstein,Grammaire philosophique,trad. de M.-A. Lescourret, Paris,Gallimard, folio/essais, p. 70.

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    consiste soulever un paradoxe qui dcoulerait dune uni-versalisation de la situation hermneutique , et quilappelle paradoxe de linterprtation indfinie : sitoute comprhension tait ncessairement et toujours une inter-prtation, par exemple sil nous fallait, pour comprendreune phrase de notre langue maternelle, linterprter, alorsil sensuivrait que cette interprtation elle-mme, qui doitbien son tour pouvoir se formuler dans des phrases denotre langue, ne pourrait pas tre comprisesans plus,quelle devrait tre nouveauinterprte,et ainsi de suite linfini. En dautres termes, toute interprtation que nousdonnons de quelque chose (texte, vnement, comporte-ment, situation, uvre dart, uvre de pense) doit pou-voir par dfinition tre comprise sans le recours une nou-velle interprtation, sans quoi rien ne pourrait jamais trecompris et rien ne pourrait jamais tre interprt non plus.Descombes cite lappui de son raisonnement un passagede Wittgenstein: Et pourtant une interprtation est bienquelque chose qui est donn dans le signe, cestcette inter-prtation par opposition une autre (qui est diffrente). Etsi on disait: toute proposition demande une interprta-tion, cela signifierait: sans additif ( Zusatz ), une proposi-tion (Satz ) ne peut tre comprise28.

    Rien de plus juste que cette remarque grammaticale :si tout est interprtation, le concept dinterprtation naplus dusage; pour quil ait un sens et un usage, il faut quecertains signes et certaines phrases soient comprissans plus,

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    29. Bouveresse,Hermneutique et linguistique,Combas, ditions de lclat,1991; R. Shusterman,Sous linterprtation,trad. de J.-P. Cometti, Paris, ditionsde lclat, 1994.30. H.-G. Gadamer,Wahrheit und Methode, op. cit., p. 392; trad. cite, p. 411.

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    immdiatement,donc sans interprtation particulire. Si lathse de Gadamer tait donc, comme le laisse entendreDescombes, que si nous voulons comprendre un message,simple ou complexe, dans notre langue ou dans une languetrangre, il nous faut linterprter, alors cette thse seraitbel et bien incohrente, car elle conduirait une rgression linfini.

    Mais est-ce la thse de Gadamer? Est-ce la thse de lher-mneutique en gnral? Descombes nest pas le seul avoiravanc cet argument. On le trouve galement chezBouveresse et Shusterman29. Ces auteurs sappuient toujourssur le mme passage deVrit et mthode o Gadameraffirme : Toute comprhension est interprtation( Auslegung )30. Mais ce passage ne doit-il pas tre compris etinterprt, son tour, partir de lensemble du texte deVrit et mthode? En effet, mme si Gadamer semble identifierpurement et simplement, dans cette phrase, les concepts de comprhension et dinterprtation , il existe de nom-breux autres passages, suffisamment clairs et explicites, o illes distingue. Bien loin daffirmer que tout message, simpleou complexe, formul dans notre langue ou dans une languetrangre, doit tre interprt pour pouvoir tre compris,Gadamer affirme au contraire que toute comprhension dansnotre langue, et mme toute comprhension dans une languetrangre que nous matrisons suffisamment, se passe dinter-prtation: Comprendre une langue, ce nest pas encore

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    31. Ibid., p. 388; trad. cite, p. 406-407 (nous soulignons).32. Il sensuit quune autre objection que Descombes adresse lhermneutique,celle selon laquelle elle postulerait que le donn se prsente comme untexte , etson explication comme unetraductionou uneinterprtationau sens exgtiquedu mot (IS, p. 283), est inadquate En ralit, Gadamer affirme non seulementque la comprhension spontane dune langue nest pas une interprtation, mais

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    comprendre rellementet cela ninclut aucun processus dinter- prtation.Cest une opration spontane. Car on comprendune langue en y vivant, et cela vaut non seulement pour leslangues vivantes, mais aussi bien pour les langues mortes.Le problme hermneutique est donc celui que pose, non pas la vri-

    table matrise dune langue, mais la qualit de lentente sur quelque chose, laquelle on parvient dans ce milieu quest lalangue [] Une telle possession de la langue est tout simple-ment une condition pralable de lexplication-entente(Verstndigung ) dans le dialogue. Toute conversation prsup-pose lvidence que les interlocuteurs parlent la mmelangue. Ce nest que l o il est possible de sentendre dansune langue, par un change de paroles, que la comprhensionet lentente peuvent poser un problme31. Ce texte est onne peut plus clair: premirement, la langue que nous parlons,affirme Gadamer, est comprise spontanment , directe-ment, cest--dire de manire non-interprtative (il est vraique Gadamer nanalyse gure pour lui-mme ce premierniveau de comprhension); deuximement, cette compr-hension spontane, qui se confond avec la possession dunelangue, autrement dit, qui ne fait quun avec une matrise pratique , est la condition pralable de toute comprhen-sion proprement interprtative, et cela, dans notre proprelangue comme dans une langue trangre32.

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    quelle nest pas non plus une traduction: Quand on comprend, on ne traduitpas, on parle. En effet, comprendre une langue trangre, cela veut dire ne pastre oblig de la traduire dans sa propre langue (Wahrheit und Methode, loc. cit.,p. 388; trad. cite, p. 406) Quant la comprhension interprtative, elle estassurment analogue une traduction, mais elle nest pas non plus une traduc-tion stricto sensu.En effet, il appartient au concept dinterprtation que celle-cidiffre toujours de manire significative du texte interprter: elle est plus expli-cite, plus claire, plus dveloppe, etc. Certes, Gadamer affirme dansVrit et mthode que la situation du traducteur est au fond la mme que celle de lin-terprte (Ibid., p. 390; trad. cite, p. 409). Mais que veut-il entendre par l?Uniquement quil existe une analogie de structure, et nullement une identit surle fond, entre ces deux activits : dans le cas de linterprtation, aussi, il est nces-saire de substituer, par exemple, un texte un autre, un texte plus clair et expli-cite un texte plus difficile et obscur. Mais les deux oprations ne sont nulle-ment quivalentes. Il faut gnralement interprter pour pouvoir traduire, ce quine veut pas dire, inversement, que toute interprtation soit une simple traduc-tion; bref, tout traducteur est interprte (Ibid., p. 391; trad. cite, p. 409),mais la rciproque nest pas vraie. Gadamer y insiste plusieurs reprises: la tra-duction nest nullement le modle de la comprhension, mais seulement cequi nous fait prendre conscience de limportance de llment langagier(Sprachlichkeit ) pour le processus hermneutique : le cas extrme de la traduc-tion (Ibid., p. 389; trad. cite, p. 407) ne peut tre videmment le cas normal,encore moins le cas paradigmatique.33.Wahrheit und Methode, loc. cit.,p. 264; trad. cite, 281.

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    Ainsi, il y a bien un niveau pr-hermneutique de toutecomprhension, niveau o comprendre est essentiellementde lordre dune habilet pratique33 ; mais ce nest pas ceniveau qui intresse Gadamer sans doute tort, on peutconcder ce point Descombes et ce nest pas non plus ce niveau de comprhension que sapplique la formuleselon laquelle toute comprhension est une interprta-tion . Cette formule ne vaut que pour le problme her-mneutique qui est celui de la comprhension dentits desens vastes et complexes: textes, uvres, vnements.

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    38. Ibid., p. 341; trad. cite, p. 358.

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    par exemple, qu un texte ne se rduit pas un sens com-prhensible (verstndlicher Sinn); il a plusieurs gardsbesoin dtre interprt (deutungsbedrftig ) 38 .

    Il me semble avoir rpondu lobjection de Descombes.La conclusion qui sensuit est que sa formulation de la thse hermneutique que jai cite est inadquate. Dslors, plutt que dexaminer une une les objections quelon trouve sous sa plume lencontre de lhermneutique,il est sans doute plus fcond de poser le problme autre-ment. Et, pour cela, de repartir des thses positives deDescombes.

    Ordre du sens, rgles et interprtation

    La reformulation de la querelle des deux sciences ,dans La Denre mentale,aboutissait lalternative sui-vante: toute science vise expliquer, mais les unes (lessciences naturelles) expliquent des actions naturelles aumoyen de mcanismes ; les autres (les sciences morales )expliquent des actions intentionnelles en exhibant des rai-sons ou des rgles (DM, 92). Lexplication na pas ici et lle mme statut: dans le premier cas, elle repose sur unehypothse qui peut se rvler fausse empiriquement; dansle second, elle consiste tablir un lien qui nest pas empi-rique mais logique entre les raisons dagir et laction.

    La tche des sciences morales ou sciences de lesprit estde fournir des explications des conduites et des pratiqueshumaines au moyen de rgles fondes dans des institu-

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    39. Faconnet et Mauss, Sociologie , article de laGrande Encyclopdie,reprisdansuvres,tomeIII, p. 150 (cit par V. Descombes, IS, 296)

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    tions , au sens vaste que Mauss a donn ce terme, et quiinclut aussi bien les usages et les modes, les prjugs et lessuperstitions que les constitutions politiques et les organi-sations juridiques essentielles39 . Autrement dit, ce que lessciences de lesprit, et notamment lanthropologie, ont dcrire et expliquer, cest prcisment cet ordre inten-tionnel qui structure la conduite dagents dans une socitdonne. Or, le tort de lanthropologie structurale et dustructuralisme en gnral, comme le montre Descombesen commentant le commentaire de Lvi-Strauss lEssai sur le donde Mauss, est davoir confondu lexplication pardes rgles sociales avec lexplication par des causes ou desmcanismes psychiques. Pour Lvi-Strauss, lexplicationcomprhensive de Mauss, comme lappelle Descombes(IS, 251), ne suffit pas, il faut passer dune explicationintentionnelle des pratiques du don une explicationnaturelle, cest--dire dunexplicans constitu par desrgles unexplicans constitu par des mcanismes psy-chiques inconscients (IS, 252). Aux yeux de Descombes,il y a donc une erreur grammaticale au fondement duholisme structural de Lvi-Strauss, qui est aussi un cau-salisme structural (IS, 253); en vertu de ce causalisme,Lvi-Strauss peut tre considr comme lun des pres dela rvolution cognitiviste. Contre la confusion logiquequenveloppe le rductionnisme de Lvi-Strauss, il fautfaire valoir que la rgle nest pas une cause efficiente dela conduite (un mcanisme psychologique ou autre) mais

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    quelle est une norme que les gens suivent parce quilsveu-lent sen servir pour se diriger dans la vie (IS, 257).

    Pourtant, si Descombes a sans doute raison de dnon-cer un causalisme rducteur chez le fondateur de lanthro-pologie structurale, il nest pas sr que linvocation de la grammaire des concepts en question suffise pour se sor-tir de la difficult. Car il nest pas du tout certain que lan-thropologie, la sociologie, lhistoire et les scienceshumaines en gnral puissent sen tenir ou doivent sentenir des explications par les rgles que les agentsveu-lent suivre parce quils estiment quil est meilleur de seconduire ainsi que de se conduire autrement. Il y a mmetout lieu de penser que lanthropologue doit tenter dallerplus loin, dans sa comprhension dune culture, que cesrgles explicites ou conscientes qui sont celles que lesagents eux-mmes pourraient invoquer si on leur deman-dait de justifier leur action: sinon, lanthropologie neserait rien dautre que du reportage, une forme raffinedinterview journalistique. Autrement dit, il nest pas dutout vident que lanthropologue puisse sen tenir aux jus-tifications superficielles de leurs actions que les agents eux-mmes pourraient donnersans aucun travail anthropolo- gique de leur part. De sorte que lanthropologie ne prendvraiment un sens que par lcart existant entre des rglesexplicites ou conscientes et des rgles implicites ou incons-cientes que les agents ne laissent pas de suivre, sans quelon puisse dire pour autant que ces rgles dterminent leurconduite la manire de mcanismes. Le problme que

    posent les sciences de lesprit serait alors dchapper aucausalisme naturaliste sans pour autant tre oblig de sen

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    40. Il suit alors linterprtation de Hacker et Baker,Wittgenstein: Rules,Grammar and Necessity,Oxford, Blackwell, 2000, p.154 et 156, qui soutiennentque les rgles doivent tre transparentes (transparent ) pour les agents qui lessuivent.

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    tenir aux rgles qui sont suivies par les agentsintentionnel-lement,cest--dire dont ils sont conscients, et dadmettreun niveau plus profond de motivations qui, quoiquimpli-cites, nen sont pas moins irrductibles des causes.

    Or, on peut se demander sil ny a pas sur ce point, dansla pense mme de Descombes, un certain flottement.Dans quelques passages, en effet, comme celui que je viensde citer, il semble tenir pour un point grammatical quesuivre une rgle, cest la suivre intentionnellement. Or,puisque faire intentionnellement quelque chose, cest treconscient de la description sous laquelle cette action estintentionnelle, il serait impossible de suivre une rgle sansla suivre consciemment. Descombes crit, on ne peut plusnettement: Des rgles destines tre appliques ne sau-raient tre inconscientes40 (IS, 266). Pourtant, dansdautres passages, Descombes est bien forc dadmettrelexistence de rgles inconscientes, qui sont nanmoinssuivies par les agents, cest--dire qui ne se rduisent pas des mcanismes physiologiques: Les gens suivent desrgles et agissent en fonction de reprsentations, sans pourautant que ces rgles et ces reprsentations soient forc-ment prsentes, sous la forme dune expression explicite,dans leur conscience (DM, 93). Cette dernire affirma-tion est difficilement compatible avec laffirmation (dite grammaticale ) selon laquelle une rgle ne peut tre sui-

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    41. V. Descombes La confusion des langues ,loc. cit.

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    vie que si les agentsveulent la suivre (car pour vouloirquelque chose, il faut savoir quon le veut), ou encoreselon laquelle une rgle ne saurait tre inconsciente.

    Nest-ce pas dabord ces rgles (et, plus largement, cesmotivations) que les agents ne peuvent pas formuler expli-citement et quils suivent nanmoins dans leurs pratiquesqui constituent lobjet de lanthropologie? Descombesdirait sans doute quil ny a pas de telles rgles et que, sily en avait, ce ne seraient pas desrgles : une rgle nest sui-vie que si elle est une raison dagir; elle nest une raisondagir que si elle est consciente pour celui dont elle est laraison: les rgles expliquent laction intelligente dans lamesure o elles donnent les raisons dagir de telle faon etnon pas autrement (DM, 171). Cest cette suite dinf-rences qui me parat justement problmatique: il y a plusde sens dans une action humaine que celui que lagent estcapable dinvoquer au titre de raison dagir , et il y a plusde rgularits en elle que les rgles que lagent suitstrictosensu,sans pour autant que cette rgularit soit concevoircomme une rgularitnaturelle.Il faudrait peut-tre parlerde rgularits culturelles ou historiques.

    Je voudrais examiner brivement un exemple qui pr-sente un double intrt: dabord, il sagit mes yeux duneanalyse anthropologique exemplaire; ensuite, Descombesa discut les remarques mthodologiques de son auteur,Clifford Geertz, dans un article41.

    Ltude de Geertz, Jeux denfer. Notes sur le combat decoq balinais commence par un examen minutieux des

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    42. C. Geertz,Bali. Interprtation dune culture,trad. fr. de D. Paulme etL. vrard, Paris, Gallimard, 1983, p. 179.43. Ibid., p. 194.

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    rgles qui prsident aux combats de coqs Bali, mais aussides modalits de leur droulement, des diffrents types deparis, du montant des gains et des pertes, du statut socialdes propritaires des coqs et des parieurs. Les rgles du jeuproprement dit, dont la prodigieuse minutie va fouillertoute espce de dtail sont connues des participants etcouches sur des feuilles de palmier appeleslontal et trans-mises de gnration en gnration42. Les rgles plus socio-logiques (diffrences de statut social entre les parieurs, rap-ports de parent, de solidarit ou dopposition au sein dunvillage, dun clan, etc.) appartiennent une tude de terrainreposant sur des observations empiriques. Il rsulte de cesanalyses que le combat de coqs Bali ne reprsente enaucun cas un simple jeu de hasard, analogue nos coursesde chevaux, mais quil constitue une espce de rituel quisert de miroir aux rapports sociaux, une simulation de lamatrice sociale, du rseau de groupements extrmementsolidaires, tout imbriqus et enchevauchs, dans lesquelsvivent ses fervents: villages, groupes de parent, compa-gnies dirrigation, assembles des fidles des temps,castes43 . Le combat de coqs apparat ainsi comme un jeu tout fait srieux dont lenjeu est le prestige social, met-tant en scne les relations dallgeance ou dhostilit qui tra-versent la socit balinaise. Geertz propose de rsumer lesacquis de sa description ethnographique en 17 points dansle dtail desquels il est videmment exclu dentrer. Un

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    44. Ibid., p. 200.

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    point est cependant digne dintrt pour le problme quinous occupe: Geertz affirme, en effet, quen ce quiconcerne la description ethnologique, nous nous situons auniveau de rgles explicites, soit les rgles du jeustricto sensu,soit les rgles sociales plus implicites, que les intresss, lesaficionados du jeu, pourraient parfaitement expliciter pourpeu quils eussent quelque intrt le faire: Les paysansbalinais eux-mmes sont parfaitement conscients de toutcela; ils sont capables den dire lessentiel, et ils le disent dumoins un ethnographe, sensiblement dans les termes que jai employs. Presque tous les Balinais avec qui jen ai dis-cut me lont dclar: faire combattre les coqs, cest comme jouer avec le feu, mais sans se brler. On active les rivalitset hostilits de villages et de groupes de parent, mais sousla forme de jeu, dun jeu qui frise dangereusement, exta-tiquement, lexpression dune agression ouverte et directeentre personnes et entre groupes44.

    ce niveau danalyse, nous en sommes me semble-t-iltrs exactement au niveau de ce que Descombes appelle un ordre de sens structurant les pratiques sociales desagents. Nous avons ici une pluralit de descriptions dunemme action, pluralit qui est en mme temps ordonnelogiquement. Que fait le parieur ? Nous pouvonsrpondre: il mise sur un coq , mais aussi: il fait preuvesymboliquement dhostilit ou dallgeance lgard degroupes rivaux ou amis ; ou encore : il met en jeu sonprestige social. Les deux dernires descriptions de sonaction font intervenir des codes sociaux quun Balinais ne

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    45. Cf. larticle de Geertz complmentaire de Jeu denfer , Personne,temps et comportement Bali , inBali, op. cit.,p. 109-164.46. Jeu dEnfer ,loc. cit.,p. 206

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    ACTION, RATIONALIT ET SOCIT

    que peut en dire le savant? Lanthropologie ne serait quereportage. Mais elle est sans doute quelque chose de plus.

    Lanalyse de Geertz se poursuit par un second niveaudtude quil nommeinterprtatif.Il sagit maintenant decomprendre la place du jeu de coqs dans la culture balinaiseconsidre dans son ensemble, et dapercevoir le sens quepossdent, au sein de cette culture, ses aspects les plussaillants. Quelles caractristiques de la culture balinaise pr-disposaient-elles les combats de coqs devenir cette formede rituel et dexpression sociale privilgie? Voici un pro-blme qui, mme pour un Balinais coutumier de ce jeu, exi-gerait non seulement un savoir, mais une posture anthro-pologique lgard de sa propre culture. La rponse deGeertz ces questions consiste en une analyse complexe etsubtile dans laquelle il mest impossible dentrer, et qui faitune place remarquable, par exemple, une rflexion sur lesstructures temporelles de la vie balinaise travers ltude ducalendrier, de la temporalit des rites, etc.45. Le combat decoq peut tre rintgr une analyse plus gnrale des rela-tions de personne et des structures temporelles de la socitbalinaise. Il relve dune temporalit qualitative, ponctuelle,faite de moments relativement disjoints, suite pulsative,battements de sens, pleins et vides par -coups, alternancearythmique de priodes brves o quelque chose se passe[] et de priodes non moins brves o il ny a rien [],ce quils appellent temps pleins et temps vides46 . En

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    47. Ibid., p. 209.48. Ibid., p. 215.

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    LORDRE DU SENS

    sengageant dans ce travail de lecture profonde, lanthro-pologue formule une analogie, reprise Ricur, entre lesexpressions dune culture et un texte quil sagirait dinter-prter: le combat de coqs est un commentaire mtaso-cial de la socit balinaise sur elle-mme, une histoireque les Balinais racontent sur eux-mmes47 . La culturedun peuple est un ensemble de textes, qui sont eux-mmes des ensembles, que lanthropologue sefforce de lirepar-dessus lpaule de ceux qui ils appartiennent enpropre48.

    Cette analogie du texte est-elle pertinente? Je crois queoui, condition quelle soit