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La communication comme outil d'influence chez Richelieu
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La communication comme outil d'influence chez Richelieu
De la conquête à la pratique du pouvoir, l’importance accordée à la communication
fut une constante dans la carrière de Richelieu. Son ministère a initié des tendances lourdes
de la communication politique qui ont su traverser les siècles et semblent aujourd'hui aller
de soi. Sa principale innovation réside moins dans la création de moyens de communication
que dans la systématisation et la rationalisation de leur utilisation par le pouvoir, dans
l’optique de conquérir, contrôler et s’assurer le soutien d’une opinion publique naissante.
Deux grands processus politiques marquèrent le XVIIème siècle : l’émergence de l’opinion
publique et l’apparition de l’État moderne. Homme du monde avant d’être homme d’État,
Armand du Plessis fut à l’origine de celle-‐ci et sut tirer parti de celle-‐là.
Un nouvel espace politique et médiatique
L'émergence de l'Etat moderne et des techniques de publications
Le règne d’Henri IV, prédécesseur de Louis XIII, est encore marqué par l’antique
conception de l’espace public comme corps « mystique » mêlant symboliquement le peuple
et le roi, tout en séparant strictement les domaines public et privé. L’État y est forcé de
composer avec un réseau complexe d’arrangements et de droits particuliers s’échelonnant
du Tiers à la haute noblesse, qui le confine à un statut de primus inter pares. Il est en
revanche l’unique acteur de la scène publique où tout débat est proscrit, laissant les
particuliers « libres de tout jugement, dans la seule sphère privée de leurs cabinets »1. Son
autonomisation, rendue possible par la soumission des nobles à l’autorité royale, le rend peu
à peu capable d’imposer sa volonté dans les domaines fiscal ou militaire et multiplie ses 1 Gilles Feyel « Renaudot et les lecteurs de la Gazette, les « mystères de l'État » et la « voix publique », au cours des années 1630 », Le Temps des médias 1/2004 (n° 2).
interactions avec les acteurs privés. Corollaire du pouvoir de contrainte physique, la
propagande royale permettra de pérenniser cette nouvelle autorité. Le sens du terme était
éloigné de celui qu’on lui attribue aujourd'hui et désignait alors simplement la propagation
de la foi : pour les partisans de Richelieu, le cardinal propageait donc la foi chrétienne en
s’attachant à faire du roi le lieutenant de Dieu sur Terre et en faisant admettre son autorité
par tous. De même que « dans les démocraties contemporaines, les contraintes de la loi
fondent la liberté des citoyens », l’obéissance au roi définit progressivement « la liberté des
sujets »2. Au fondement de l’autorité étatique, elle permit à Louis XIII de léguer à son fils «
les grands outils de l'État, l'armée, la marine, la diplomatie, le renseignement, sans compter
les arts et les lettres en plein bouillonnement créatif »3.
L’apparition d’une sphère publique
Pour Jean-‐Christian Petitfils, l’opinion publique devint incontournable au XVIIème
siècle, grâce aux pamphlets et libelles qui circulaient et commentaient en permanence les
choix du pouvoir. En témoigne les nombreuses prises à partie des lecteurs, dans des
publications qui se répondaient les unes aux autres. Cette « avalanche de libelles » était
complétée par un véritable marché de l’image, en particulier des estampes, affichées dans
les villes et qui informaient les populations souvent illettrées de la politique royale4. La
nouvelle utilisation des imprimés les vit employés comme outil de réaction aux événements
et, plus particulièrement, de partage de ces réactions. L’accroissement de leur audience et
du nombre de publications les inscrivit progressivement dans un espace autonome : ils ne
furent plus considérés comme des outils d'appoint, dont l'utilisation restait subsidiaire, mais
comme une sphère à part entière ayant ses propres règles. Pour Hélène Duccini l’utilisation
des imprimés dans un but d’information comme de propagande est, dès le début du XVIIème
siècle, le signe d’une « maîtrise bien acquise des moyens de communication »5.
2 Diane Trudel, « Un art de propagande à la gloire de Richelieu », in Vie des Arts, vol. 46, n ー 188, 2002. 3 Jean-‐Christian Petitfils, Louis XIII, Perrin, 2008. 4 Notamment la nouvelle orientation de la politique étrangère française qu’impliquait l’alliance espagnole conclue en 1612. 5 Hélène Duccini, Faire voir, faire croire. L’opinion publique sous Louis XIII, Champ Vallon, 2003.
Les plus importants personnages du royaume prirent rapidement acte de l’importance
nouvelle de la « bataille des plumes ». La révolte des Grands (1614-‐1615) leur fit prendre
conscience de la nécessité de justifier publiquement leurs choix politiques : en témoignent
les manifestes enflammés rédigés par Condé à l’adresse de la reine et du parlement6. Sur le
plan religieux, une paix relative avait succédé aux affrontements du siècle précédent entre
catholiques et huguenots. Elle laissait néanmoins la France durablement divisée, rendant
plus nécessaire encore la maîtrise de l’écrit et de l’argumentation. En l’absence
d’affrontements armés entre catholiques et protestants, le discours permit, sous une forme
pacifiée, « la poursuite de la guerre par d’autres moyens »7.
La communication comme outil d'influence des populations
Face à la structuration autonome de la sphère publique et au rôle toujours plus
important des imprimés dans une opinion publique en gestation, le pouvoir tenta avec
Richelieu de capter cette « voix publique »8. Il entendait canaliser les pamphlétaires les plus
hostiles à la politique royale et utiliser lui-‐même la puissance de l’écrit comme outil de
justification de la politique. Tranchant le nœud gordien des arrangements privés auxquels il
entendait substituer l’autorité sans réserve de l’État, Richelieu rationalisa l’utilisation des
méthodes d’influence de l’opinion publique. Au-‐delà des cercles du pouvoir, il contribua
dans cette entreprise à systématiser la pensée politique9. Un paradoxe de « voilé/dévoilé »
se dessina alors, qui consistait à défendre les « mystères de l’État », placés au-‐dessus de la
morale des hommes et dont ils n’ont pas même à connaître, en les soumettant de fait au
débat public où ils devenaient discutés et souvent contredits10. Cette interaction créa un lien
durable entre public et privé, liant même personnellement le souverain à son peuple.
Lecteur de la Gazette de Théophraste Renaudot fortement distribuée pour l’époque11, Louis
XIII y publiait ainsi des articles réguliers. Précurseur des tribunes et conférences de presse, il 6 Idem. 7 Christian Jouhaud, « Les libelles en France au XVIIe siècle : action et publication », in Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique, 90-‐91 | 2003. 8 Helene Duccini, ibid. 9 Jörg Wollenberg « Richelieu et le système européen de sécurité collective, La Bibliothèque du Cardinal comme centre intellectuel d’une nouvelle politique », conférence du 9 février 1995, Ecole Normale Supérieure. 10 Gilles Feyel, « Renaudot et les lecteurs de la Gazette, les « mystères de l’État » et la « voix publique », au cours des années 1630 », in Le Temps des médias n°2, printemps 2004. 11 8 000 exemplaires dans la capitale et 35 éditions de province. Source : Stéphane Haffemayer, L'information dans la France du XVIIe siècle : la gazette Renaudot de 1647 à 1663, Honoré Champion, 2002.
rédigea personnellement l’article consacré au retour en France de Monsieur, son frère.
Jusqu’au siège de Perpignan de 1642, deux ans avant sa mort, il y relata semaine après
semaine les opérations militaires auxquelles il participait.
Promouvoir la politique royale, du Tiers aux élites
La communication politique de Richelieu visait des publics très différents, auxquels
elle s’adapta en conséquence. Les gravures étaient commandées aux plus fameux artistes de
l’époque et destinées à mobiliser les émotions. Placardées aux yeux de tous, elles diffusaient
une information régulière aux populations et assuraient une large publicité aux événements
qu’elles présentaient12. Ces estampes exaltaient autant la figure du roi guerrier, luttant
contre l’hérésie au sein du royaume et contre l’ennemi espagnol, que celle du roi de paix
décrit « dans les actes nobles de sa vie quotidienne »13. D’innombrables manifestes d’analyse
politique visant à renforcer l’autorité étatique furent par ailleurs édités à destination d’une
opinion que l’on ne qualifiait pas encore d’« éclairée ». Les élites aristocratiques « de la
capitale comme de la province, (…) robines et même marchandes des bonnes villes du
royaume » constituaient le public privilégié des libelles, dont la fonction se limita désormais
à la propagande du fait du développement des moyens d’information réguliers (comme par
exemple la création de la Gazette en mai 1631). Face à la violente révolte des Croquants qui
menaçait de s'étendre au reste du royaume Richelieu fit ainsi répandre « de curieux
manifestes où les doctrines du droit divin et de l'absolutisme étaient poussées à leurs
extrêmes limites. Le Saint y guidait constamment le "prudent et tout éminent Conseil de Sa
Majesté" », faisant d’une révolte « l'œuvre du Diable »14.
De la communication à l’analyse politique
Par-‐delà la défense de la politique royale, Richelieu écrivit de nombreux ouvrages
justifiant les objectifs de sa politique et ses actions. Citons notamment la Défense des
principaux points de la foi catholique contre la lettre des quatre ministres de Charenton, les
12 Hélène Duccini, ibid. 13 Idem. 14 Philippe Erlanger, Richelieu, Perrin, 1967.
Œuvres théologiques du cardinal, en particulier le Traité qui contient la méthode la plus
facile et la plus assurée pour convertir ceux qui se sont séparés de l’Église, la Succincte
narration des grandes actions du Roy Louis XIII et le célèbre Testament politique, publié à
titre posthume à fin de légitimer la politique du cardinal auprès de la postérité. L’importance
accordée à l’argumentation dans la défense de la politique royale fut une constante dans la
carrière de Richelieu, qui rassembla autant d’ouvrages que possible afin de constituer une
« banque de données » permettant de contrer par la plume les détracteurs du pouvoir. Loin
de réduire ses adversaires au silence, le cardinal préféra toujours publier ses réponses à
leurs attaques, parfois en laissant la rédaction à ses scribes mais le plus souvent en
personne15. Françoise Hildesheimer note par ailleurs qu’il eut d’avantage souci de sa
bibliothèque que de ses propres documents vers la fin de sa vie et que c’est sous son
ministère que la bibliothèque « s’ouvre pour la première fois au public »16. C’est en matière
de politique religieuse que l’analyse fut la plus poussée, pour des raisons évidentes. La
polarisation de la France entre confessions et les ravages des guerres de religion
disqualifiaient toute tentative d’unification religieuse par la force. Les écrits d’Armand du
Plessis, alors encore évêque de Luçon, témoignent par ailleurs d’une grande confiance dans
la puissance des arguments et appellent à « discuter avec la plus grande modération » afin
de « guérir les réformés, non de les blesser », le futur cardinal ayant appris « par expérience
que les âmes ne se domptent pas par les armes »17. Pour le cardinal Khlesl, seule cette guerra
spirituale permit finalement aux plumes d’étouffer la guerre de religion. Plus largement, elle
constitue une étape majeure dans l’histoire de la science politique en ce qu’elle formule
pour la première fois le discours politique de manière scientifique.
15 Idem. 16 Canal Académie, émission Un jour dans l’histoire, « Richelieu, avec Françoise Hildesheimer », 1er janvier 2005. 17 Jörg Wollenberg, ibid.
Pratique de la communication comme outil de contrôle politique
Le contrôle des imprimés
Qu’elle concerne les courriers chargés de transporter les missives entre élites
aristocratiques françaises et étrangères, les philippiques de Mathieu de Morgues attaquant
violemment la politique financière ou les libelles et pièces de théâtre tournant en ridicule la
« robe rouge », la circulation de l’information sous Louis XIII constitue déjà un enjeu de
première importance. Un projet d’assassinat de Richelieu et du roi, une tentative
d’enlèvement visant la nièce du cardinal furent éventés par la surveillance des
correspondances qu’effectuaient ses agents. Pour autant l’action du pouvoir resta pour
l’essentiel de l’ordre de l’influence et ne recourut que rarement à la coercition. En dépit des
préoccupations sécuritaires, la politique de contrôle des imprimés fut avant tout utilisée
comme outil de renforcement des prérogatives étatiques et non comme outil de répression.
Soulignant le faible nombre d’arrestations et de sanctions décidées par la monarchie contre
les auteurs, les imprimeurs et les libraires distribuant les libelles, Hélène Duccini estime ainsi
que « dans l’ensemble, la censure est bonne mère et le commerce de la librairie vit très
convenablement »18. La politique de contrôle des imprimés visait plutôt à doter l’État des
moyens d’exercer une influence par le discours : le souci du cardinal de renforcer l’autorité
étatique passait autant par la réduction des foyers d’opposition que par la création d’outil
viables à disposition de la monarchie.
La construction d’une puissance culturelle
La création de l’Académie française constitue à cet égard un exemple éloquent. Ce
n’est pas par hasard que Richelieu décide en 1635 de fonder cette institution chargée de
fixer l’usage de la langue française. Conscient du rôle majeur de l’opinion publique et des
intellectuels dans la perception des conflits, le cardinal créa l’Académie quelques mois après
l’entrée en guerre de la France contre l’Espagne. Le « royaume des idées » était alors inféodé
à l'hôtel de Rambouillet, où Catherine de Vivonne tenait salon, et aux Précieuses. Autant «
d'ennemis de la "Robe Rouge", d'admirateurs de l'Espagne » face auxquels Richelieu allumait 18 Hélène Duccini, ibid.
un véritable contre-‐feu19 en faisant de l’Académie française une autorité culturelle légitime.
En témoigne la célèbre « querelle du Cid », où Corneille se vit reprocher de n'avoir pas
respecté les règles du théâtre classique20 et qui enflamma la vie culturelle parisienne en
1637. En faisant rendre un arbitrage par l’Académie sans tenter d’influer sur le jugement de
la pièce incriminée, Richelieu montrait que son objectif était de créer une institution
publique et reconnue en matière culturelle, sans s’immiscer dans son fonctionnement. La
promotion d’une langue française unifiée dotait par ailleurs la langue du roi d’une autorité
l’emportant sur le latin, l’italien ou l’espagnol21. La création de l’Imprimerie royale en 1639
suivait une logique similaire. Visant officiellement à « multiplier les belles publications utiles
à la gloire du roi »22, elle garantissait à l’État un droit de regard sur les publications tout en
dotant la France d’ouvrages capables de rivaliser avec ceux des Pays-‐Bas, tant en matière
typographique que d'ornementation 23 . L’Imprimerie royale connaîtra d’ailleurs une
permanence notable : devenue aujourd'hui l'Imprimerie nationale, elle est l'une plus
importantes imprimeries françaises et emploie toujours près de 2 000 personnes.
« Homme de lettres rentré »24, le cardinal garda sa vie durant un attachement aux lettres, au
théâtre ou à l'opéra, dont il systématisa l’usage comme instrument de puissance culturelle.
Poètes et hommes de lettres seront autant mobilisés que les juristes et théologiens pour
légitimer sa politique25, voire pour agir directement dans ses relations avec les États
étrangers. Richelieu entretint ainsi en 1633 d’intenses échanges artistiques avec le pape
Urbain VIII, afin de prouver à Rome que la France était « sa meilleure élève dans le jeu
diplomatique, par les lettres et les arts »26 . Conscient de l’effet que produisaient ses
collections de maîtres sur les envoyés étrangers, la bourgeoisie commerçante ou la haute
noblesse, il initia de fréquents échanges d’œuvres d’art avec les souverains européens qui,
au-‐delà de l’intérêt artistique, présentaient à la jeune noblesse « des modèles de vertu, de
19 Philippe Erlanger, ibid. 20 Unités de temps, d'action et de lieu. 21 Diane Trudel, ibid. 22 Centre des archives économiques et financières, « Imprimerie nationale ». Source : http://www.finances.gouv.fr/directions_services/caef/aef/pages/15/15.html 23 Diane Trudel, ibid. 24 Canal Académie, ibid. 25 Jörg Wollenberg, ibid. 26 Diane Trudel, ibid.
courage, et de patriotisme tels Jeanne d'Arc et l'abbé Suger »27. Mettant la littérature au
service de la lutte contre l’hégémonie habsbourgeoise, Richelieu rédigea personnellement
une comédie héroïque en cinq actes, Europe, figurant de manière allégorique la politique
étrangère française. Courtisée par l’orgueilleux Ibère, qui tente de la séduire puis de
l’enlever, la princesse Europe y est sauvée par Francion qui parvient à rétablir la paix au prix
d’alliances discutables, faisant du roi de France le « défenseur des libertés européennes et le
précurseur d’une première forme d’unité européenne »28.
Protéiforme dans son discours selon le public et les objectifs qu’elle visait, dessinant
déjà les stratégies d’influence modernes, la stratégie de communication mise en place par
Richelieu reflète le génie politique du cardinal. Entre États protestants et Saint Empire,
Espagne et Angleterre, clergé et haute noblesse, Bons Français et Bons Chrétiens, la « Robe
rouge » sut jouer des antagonismes des acteurs en présence, pour agir dans l’intérêt d’une
monarchie qu’il percevait comme puissance conciliatrice capable de restaurer la stabilité. De
même, sa pratique de la communication résulte d’un équilibre complexe mobilisant des
objectifs et acteurs multiples. Si elle recourut au besoin à la répression, elle s’attacha plutôt
à promouvoir la politique royale par une argumentation adaptée aux publics étrangers et
aux différentes couches de la population, dont Richelieu avait compris l’importance de
gagner le soutien. Trois siècles et demi avant sa conceptualisation par Joseph Nye29, la
stratégie de communication du cardinal marquait le Grand siècle et posait les bases d’un soft
power français. Elle témoigne avec une remarquable permanence du lien entre
communication, culture et influence.
Club du Millénaire : Louis-‐Marie Bureau
Comité de rédaction : Lara Deger, Sarah Laffon
27 Philippe Erlanger, ibid. 28 Jörg Wollenberg, ibid. 29 Joseph Nye, Bound to Lead, 1990.