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C.N.R.S. : sécession des sciences humaines ? Michel Crozier, Antoine Danchin, Serge Feneuille, Maurice Godelier, Jacques Lautman, Krzysztof Pomian, Claire Salomon-Bayet, Jean-Jacques Salomon Stella Baruk : Mathématiques : un enseignement problématique Jean-Yves Guiomar : Deux visites à Euro Disneyland Hélé Béji : Le patrimoine de la cruauté Ignacio Bernal, Octavio Paz, Tzvetan Todorov: La conquête du Mexique Yosef Hayim Yerushalmi : Le Moïse de Freud et le Moïse de Schönberg numØro 73 janvier-fØvrier 1993 Actualité de la royauté Philippe lauvaux, Philippe Pons et Pierre-François Souyri Incertitudes européennes Philippe Delmas, Christian Saint-Étienne Le structuralisme a-t-il une histoire ? François Dosse, Dany-Robert Dufour, Thomas Pavel, Dominique Pestre, Christophe Prochasson, Rémy Rieffel Extrait de la publication

C.N.R.S.: sécession des sciences humaines ? Actualité de la … · 2018. 4. 12. · François Dosse, Dany-Robert Dufour, Thomas Pavel, Dominique Pestre, Christophe Prochasson, Rémy

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  • C.N.R.S. : sécession des sciences humaines ?Michel Crozier, Antoine Danchin, Serge Feneuille, Maurice Godelier, Jacques Lautman,Krzysztof Pomian, Claire Salomon-Bayet, Jean-Jacques Salomon

    Stella Baruk : Mathématiques : un enseignement problématique

    Jean-Yves Guiomar : Deux visites à Euro Disneyland

    Hélé Béji : Le patrimoine de la cruautéIgnacio Bernal, Octavio Paz, Tzvetan Todorov: La conquête du Mexique

    Yosef Hayim Yerushalmi : Le Moïse de Freud et le Moïse de Schönberg

    numéro 73 janvier-février 1993

    Actualité de la royautéPhilippe lauvaux, Philippe Pons et Pierre-François Souyri

    Incertitudes européennesPhilippe Delmas, Christian Saint-Étienne

    Le structuralisme a-t-il une histoire ?François Dosse, Dany-Robert Dufour, Thomas Pavel, Dominique Pestre,Christophe Prochasson, Rémy Rieffel

    Extrait de la publication

    DENIS ZWIRN

  • janvier-février 1993 numéro 73

    LE STRUCTURALISME A-T-IL UNE HISTOIRE ?

    Dany-Robert Dufour: Comment digérer le structuralisme ?Thomas Pavel : De l'esprit de conquête chez les intellectuels.Dominique Pestre : Auto-histoire des acteurs, histoire des historiens.Christophe Prochasson : L'historien aux prises avec les idées.Rémy Rieffel : Empreinte profonde ou trace superficielle ?

    François Dosse : Pour une histoire intellectuelle sans dissimulation ni réduction.

    Yosef Hayim Yerushalmi : Le Moïse de Freud et le Moïse de Schönberg. Des mots, del'idolâtrie et de la psychanalyse.

    C.N.R.S. : SÉCESSION DES SCIENCES HUMAINES ?

    Jacques Lautman : Un institut national pour les sciences humaines et sociales.

    Michel Crozier : Nécessité du changement, difficulté du changement.Antoine Danchin : Pour l'unité de l'esprit scientifique.Serge Feneuille : Une fausse solution.Maurice Godelier : Comment défendre les sciences de l'homme ?Krzysztof Pomian : Un remède pire que le mal.Claire Salomon-Bayet : Contre le scientisme ordinaire.Jean-Jacques Salomon : Un modèle dépassé.

    Stella Baruk : Dix ans après. Mathématiques: un enseignement problématique.

    ACTUALITÉ DE LA ROYAUTÉ

    Philippe Lauvaux : Monarchies, royautés et démocraties couronnées.Philippe Pons, Pierre-François Souyri : La pérennité du système impérial japonais.

    INCERTITUDES EUROPÉENNES

    Philippe Delmas : Le besoin d'Antigone.Christian Saint-Étienne : L'Europe contre le capitalisme ?

    Jean-Yves Guiomar : Le conservatoire du néant. Deux visites à Euro Disneyland.

    Hélé Béji : Le patrimoine de la cruauté.Ignacio Bernal, Octavio Paz, Tzvetan Todorov: Rencontre de civilisations, conflit de communications: la conquête du Mexique.

    LE DÉBAT DU DÉBAT.

    Nicolas Tenzer, François Russo, Gabriel-Raphaël Veyret.Extrait de la publication

  • Le

    structuralisme

    a-t-il

    une

    histoire?

    Parmi les exercices de réflexion sur soi-même de nature à donner au métier intellec-tuel une lucidité plus grande, Le Débat a privi légié depuis le départ l 'ascèse del'histoire au présent. Il n'est à cet égard quede rappeler notre numéro 50 (1988) et lesMatériaux pour servir à l'histoire intellectuellede la France contemporaine que nous nousétions efforcés d'y réunir. Nous ne pouvionsque nous intéresser dans cette ligne à l'am-bitieuse Histoire du structuralisme, en deuxvolumes, que François Dosse vient de publieraux Éditions de La Découverte. L'entreprise,par sa richesse même, soulève une série dequestions, tant de fond que de méthode, quenous nous devions de mettre en discussion.Elles sont ici débattues par des représentantsde la génération de l'après-structuralisme,philosophes ou littéraires qui ont eu às'interroger sur l'héritage et ses difficultés(Dany-Robert Dufour, Thomas Pavel) et historiens qui ont eu à mesurer les problèmesde la période et du genre (Dominique Pestre,Christophe Prochasson, Rémy Rieffel).François Dosse leur répond sur ces deuxpoints : comment écrire l'histoire du structu-ralisme ? Comment l'interpréter ? À défaut deréponses définitives, on aura appris, dumoins, à cerner les problèmes.

    Extrait de la publication

  • Dany-Robert Dufour

    Comment digérer le structuralisme ?

    1. Le structuralisme fut une tentative radicale de sortie de lhistoricisme, voire de lhistoire. Aujour-dhui, avec lHistoire du structuralisme de François Dosse, voici le structuralisme rattrapé par ce quilavait exclu.

    Cest un travail dune ampleur exceptionnelle : quelque cent cinquante témoins interrogés, les évolu-tions et bifurcations de la pensée des principaux hérauts reconstituées avec minutie (Lévi-Strauss, Barthes,Althusser, Lacan, Foucault, Derrida, ...), les travaux des autres acteurs soigneusement exposés ou évo-qués, les grandes tendances identifiées et présentées, les textes fondamentaux commentés, les rapportsavec les autres champs philosophiques précises... Plus encore : le contexte historico-politique affleure,les petites et les grandes histoires nécessaires à lintelligence du tableau général sont lestement brossées,cependant que les ébats plus triviaux sont tenus à distance le tout en quelque mille pages, avec unindex de près de mille cinq cents noms. Et limage dans le tapis apparaît : ce sont des concepts en mou-vement, on les voit naître, séchanger, se ramifier en constellations, envahir tous les exercices de pen-sée, devenir monnaie courante, décliner et mourir. Le livre de François Dosse ouvre le genre difficile delhistoire épistémologique au domaine le plus délicat : la proche histoire.

    Bien sûr, on peut à divers titres renâcler, sinsurger devant des audaces interprétatives discutables(exemples : la structure, chez Barthes, incarnerait « lunivers fusionnel du rapport à limage maternelle » cf. t. I, p. 98 ; le « maître », annoncé par Lacan aux étudiants gauchistes de Vincennes le 3 décembre 1969comme étant ce à quoi ils aspiraient le plus, naurait été autre que Lacan lui-même cf. t. II, p. 194) ;on pourrait relever des redites qui alourdissent le texte (par exemple la page 546 du tome II où lon retrouvela page 55 sur les critiques par Derrida et par Major du Séminaire sur « La lettre volée » de Lacan, quiinterprètent le commentaire en fonction de la place de la Reine entre le Ministre et Dupin dans la nou-velle de Poe et celle, homologue, de Marie Bonaparte entre Lacan et Nacht, détentrice officielle de lalettre freudienne) ; on pourrait sétonner du peu de place parfois accordé à certains protagonistes impor-tants (exemples : Baudrillard, Deleuze, Serres...). Quelquefois, lécriture oscille entre la présentation dupoint de vue des protagonistes et lanalyse, au point que la thèse et son contraire semblent simultané-ment soutenus (par exemple, Mai 68 semble dirigé contre les structuralistes cf. t. II, pp. 152-156 ,cependant que Mai 68 assure le succès du structuralisme cf. p. 159 et sq.).

    Mais ce ne sont là que reproches mineurs au regard de lensemble : lHistoire du structuralisme estune somme sur la pensée française entre 1945 et 1990 et, notamment, sur le temps fort des années 60-75 qui évalue avec rigueur la place du structuralisme parmi les autres courants de pensée et présente

    Dany-Robert Dufour est notamment lauteur de Le Bégaiement des maîtres (Paris, Bourin, 1988) et Les Mystères de latrinité (Paris, Gallimard, 1990). Dans Le Débat : « Le structuralisme, le pli et la trinité » (n° 56, septembre-octobre 1989).

    Cet article est paru en janvier-février 1993, dans le n° 73 du Débat (pp. 4 à 10).

  • avec précision les articulations internes du mouvement : quand et par qui Saussure a-t-il été réintroduit,quelle est lévolution de la coupure nature/culture chez Lévi-Strauss, comment la théorie des quatre dis-cours chez Lacan sest-elle formée à partir dune conférence de Foucault sur les pratiques discursives,quen est-il de labandon de la notion dépistémè chez Foucault au profit de celle de « pratiques discur-sives » et de lapparition concomitante de celle d« appareil idéologique dÉtat » chez Althusser, etc.

    2. Tout est dit et cependant rien nest dit. Nous disposons, certes, dun document exceptionnel grâce àquoi sont reconstituées les minutes du coup de folie qui a embrasé la pensée en France à la fin des annéescinquante et la mise en « fusion » (en partie contre Sartre) pendant plus de dix ans. Cependant, lessentielmanque sans que le travail de François Dosse soit nullement en cause : aujourdhui que tout est fini, quejette-t-on ? Que garde-t-on ? Que convient-il de développer ? Où en sommes-nous ? En un mot, commentdigérer enfin le structuralisme ? Cest précisément parce que ce livre existe que nous ne pouvons pluscontinuer de ne pas répondre à cette question. La vue densemble enfin acquise sur le structuralisme nouspresse de trouver les voies à explorer dans l« après » où nous sommes encore, comme en état de suspen-sion et dattente indéfinie à moins que ne soit atteint le principe même de la pensée en France.

    3. Le structuralisme est un mouvement de renversement des valeurs équivalent à celui des Lumièresou à celui des « maîtres du soupçon » du XIXe siècle. Il fut mené par une conjonction de personnalités àlexceptionnelle capacité de travail. Les causes contingentes ne sont peut-être pas les moins insigni-fiantes : on a dit des travaux de logique des années trente à cinquante en France quils étaient en partierestés marginaux, au contraire des pays anglo-saxons, à cause du destin tragique des logiciens français(Herbrand tué dans un accident de montagne dans les années trente, Cavaillès fusillé par les nazis pen-dant la guerre). Pour développer une pensée aussi foisonnante et aussi radicale que le structuralismedans un laps aussi bref, il fallait, évidemment, que fussent réunies en même temps de puissantes per-sonnalités intellectuelles : Lévi-Strauss, Barthes, Lacan, Foucault, Althusser, Derrida...

    4. On peut, certes, sétonner dune situation où daussi éloquents sujets et daussi prolixes auteursne firent chapelet que pour chanter sur tous les tons le grand air de la pensée sans sujet et clamer danstous les modes la mort de lauteur... Je ne vois quune réponse possible à cette contradiction aussi fla-grante que peu commentée : les deux termes de cette antinomie ne sont pas sans rapport. Lexplicationpourra surprendre : je crois que le structuralisme, dont lidéal de science reste dans toutes les mémoires,sest produit dans un théâtre qui nest pas sans évoquer une sorte de scène spirite. Force est, en effet, deconstater que le monde du structuralisme apparaît le plus souvent comme un univers hanté, tant du côtédes sujets-auteurs du structuralisme que de celui de leurs objets. Dune part, on trouve sous les nomspropres « Althusser », « Foucault », « Lacan », etc., des voix puissantes qui se firent le porte-parole detout ce que lépoque a pu compter de non-dit, de mi-dit, d« étourdit » ou dinterdit... De lautre, ce qui necessa de sénoncer sous ces noms fut une théorie des corps habités, visités, possédés par des structuresmythématiques, des réseaux discursifs de pouvoir, une épistémè, des signifiants...

    Il sensuit quil ne serait pas inutile de faire remonter lhistoricisation du structuralisme à ses toutdébuts en incluant lintérêt que ses pionniers ont toujours manifesté pour toutes les formes de « parlersen langue » quils ressortissent de la poésie sonore, de la jaculation enthousiaste, du délire supposéreceler un très haut niveau de rationalité ou des versions de récits quun peuple innocent agence instan-

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    Dany-Robert DufourComment digérer le structuralisme ?

    Extrait de la publication

  • tanément selon des règles complexes (Saussure et la glossolalie ; la théorie de lautomatisme mental du« seul maître en psychiatrie » que se reconnaissait Lacan, Clérambault ; lintérêt de Lévi-Strauss pourles théories de Boas sur la nature inconsciente des phénomènes culturels...).

    5. En plus de tout ce quil a pu être, le structuralisme, bien évidemment, a toujours existé commephantasme collectif. Ce fut dabord un regroupement informe de gens coincés dans des institutionspesantes, qui neurent dautre choix que de chercher à les doubler en sabouchant à un grand corps ima-ginaire. Doù létrange consistance du mouvement : chacun a voulu croire que lautre en était et commenul ne pouvait rester en dehors du coup sans risquer de rater le train de lhistoire, il ne vit dautre alter-native que de sagglutiner à lensemble. Lacan chercha appui dans le « structuralisme » pour contournerlI.P.A. ; Althusser, le parti communiste ; Lévi-Strauss, linstitution philosophique ; Barthes, luniversitéet la littérature... Et tous se retrouvèrent en cercles concentriques autour du « baquet » structuraliste...jusquà Piaget, des sociologues, des historiens, des économistes. Difficile dêtre contre (Balandier,Lefebvre...) puisque se proclamer opposant dans ces conditions, cétait encore mettre en valeur celamême contre quoi lon était.

    Ce qui atteste le structuralisme comme formation phantasmatique se trahit par linvestissement massifdont il a été lobjet par le politique.

    Alors même que le structuralisme était accusé par ses rares opposants dapolitisme parce quil quittaitles territoires du commentaire du sens de laventure humaine au profit de lanalyse de ses conditions, lerêve fou était entrevu de laccès aux lois premières doù tous les corps tenaient ensemble et doù ça parlait.Lidée quune rationalité simple, de nature binaire, était à la base de toutes les grandes affaires humaines(le langage, linconscient, les formations sociales, les récits qui accompagnent les hommes toujours et par-tout...) et que ces structures étaient intelligibles et accessibles, a donné des ailes aux fantasmagories poli-tiques lalthussérisme fut, on le sait, le vibrant creuset de cette nouvelle eschatologie politique.

    Puisque lon accédait aux structures mêmes des pratiques humaines, cest rien de moins quun nou-veau projet pour lhumanité qui pouvait prendre corps, spécialement dans les confins un peu borderlinedu structuralisme, mais pas seulement, loin sen faut. Cest ainsi quun nombre non négligeable démi-nents intellectuels, guidés par une pénétration politique inconnue jusqualors, se virent sans délai fusion-ner, en prémisses dune libération totale, avec un peuple dun milliard dhommes emmené par uneavant-garde qui brûlait les bibliothèques en brandissant un seul livre, petit et rouge. Que ce bon quartde lhumanité habite lautre bout de la terre nétait pas sans avantages : il nétait pas corrompu par lamétaphysique occidentale et il était suffisamment éloigné pour quon ny regarde pas de trop près.Ainsi brilla la parousie politique du structuralisme...

    Faire lhistoire du structuralisme, ce serait aussi faire lhistoire de ce quil eut, en creux, dubuesque à condition, toutefois, quon puisse réellement faire lhistoire dun phantasme. Cest en effet déjà impro-bable aujourdhui alors même que ceux qui lont vécu ont du mal y croire... Quant à demain, lorsque lavision qui ordonne les péripéties aura totalement disparu... ?

    6. Le mythe tient une place éminente dans lhistoire du structuralisme. Ce fut son déchiffrement parLévi-Strauss qui a véritablement donné limpulsion première à la déferlante structuraliste. Dix ans plustard, le structuralisme lui-même était devenu un mythe. Avec ses évangélistes et apôtres célébrant un êtrebinaire, ses arcanes, son corps dinterprètes, sa liturgie, ses cénacles, ses querelles, ses schismes.

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    Dany-Robert DufourComment digérer le structuralisme ?

    Extrait de la publication

  • « Il y eut un jour un mythe qui embrasa une tribu intellectuelle, cétait en France et cela sappelaitstructuralisme. Il y eut un dénommé Althusser pour donner à ce mythe sa version politique, un Barthesconsommant les récits, du plaisir à lécurement, un Lévi-Strauss qui décryptait les versions aussi biengrecques que dAmérique tropicale comme un musicien lit une partition, un Lacan, grand éducateur etpère sévère morigénant une génération dupe de ses propres récits, tout en en racontant dautres, unFoucault qui désillusionnait tout le monde, un Derrida qui assemblait les traces incertaines en dériveschatoyantes... »

    7. Je tiens pour « suspecte » la disparition des principaux hérauts du structuralisme : la concomitancedabord, puis le style. Un grand diseur qui se fige dans le mutisme, un autre qui se laisse mourir commesil avait lu tous les livres, lapôtre de la rigueur qui sombre, et celui qui avait tant travaillé sur la sexua-lité et le regard médical... Les disparitions de Lacan, Barthes, Althusser et Foucault sont saisissantes.

    Je nagatachristise pas ces morts singulières ; ce nest en effet pas dans le détail quil faut chercherlindice, mais plutôt dans le munificent : il y a dans léchouage presque concomitant de ces monstresquelque chose daussi pathétique et oratoire que dans le naufrage collectif dune troupe de baleines sur-vivantes dune espèce rare comme une déclaration inassignable à ladresse des générations et desgénérations.

    Ces hommes eurent lambition dexplorer toutes les implications de leurs travaux et, de fait, ils ontcontraint beaucoup de leurs élèves à la rupture ou à la répétition, là où eux-mêmes allaient dhapax en« subversion ». Comme sils avaient voulu tout consommer et tout détruire sans rien laisser à la géné-ration suivante (« Je ne me suiciderai pas, je ferai pire, je détruirai ce que jai fait », dit Althusser en août1980 ; peu de temps auparavant, en janvier 1980, Lacan avait dissous son École...).

    Il y a là un étrange trait dépoque dont lhistoire est également en attente. Godard, dans lun de sesfilms des années soixante-dix, dit en substance à lencontre des générations qui ont succédé à la Nou-velle Vague : « Ils nont rien inventé, ni le jean, ni le rock, ni le whisky. » Partout la même descendancebouchée, interdite. Plus dhistoires à transmettre non plus avec le Nouveau Roman, rien quun findespèce se regardant écrire la dernière histoire, quand ça senraye.

    8. La phrase lacanienne, Tristes Tropiques, Les Mots et les Choses, Fragments dun discours amou-reux... Quelle place assigner au littéraire chez ces hommes qui écrivirent leur uvre théorique commedes romans ? Quest-ce que ce romanesque sans roman ? Quest-ce que cette écriture qui, comme tracepulsionnelle, déborde constamment le concept ? Comment linvestit-elle et y imprime-t-elle des histoiresde dernier homme, des visions dobscure clarté, de début et de fin, dinversion des valeurs, de défaitesdes sens par leur exaltation... ?

    Je ne parle pas de regarder par le trou de la serrure. Je demande comment faire lhistoire de cetteécriture pulsionnelle qui double comme lintérieur dun habit les agencements conceptuels et les assembleen un insaisissable centre de gravité.

    9. La sortie du structuralisme est comme la sortie de toutes les grandes formes daddiction, commela sortie du communisme, comme la sortie dune drogue : triste et désenchantée.

    Depuis la fin du structuralisme, on sennuie. Aurait-on troqué une névrose théorique flamboyantecontre un bonheur banal ?

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    Dany-Robert DufourComment digérer le structuralisme ?

    Extrait de la publication

  • Lalternative semble être entre se tromper avec enthousiasme ou avoir raison sans joie. Halte-là, ceserait trop simple : on peut aussi se tromper sans joie, renoncer aux perspectives densemble sans riengagner dautre que se perdre en perspectives locales. Nous voici dans un climat où les propositionssaillantes nont plus darènes pour être discutées, où rien ne fait lien, où le relief manque.

    10. Dans le meilleur des cas, il est resté du structuralisme une exigence de rigueur assortie dunerenonciation aux grandes théories unitaires, soit une rationalité éclatée en de multiples micro-secteurs.Dans le même temps, la pensée française, renonçant aux propositions universelles, sest assez notable-ment alignée sur le reste de la pensée occidentale.

    Après les grandes thèses unitaires (ontologisation, dissémination, naturalisation de la structure...), lebinarisme foncier du structuralisme sest en somme retrouvé en chaque secteur. Non plus comme prin-cipe, mais comme méthode. Le structuralisme est certes mort, mais, en même temps, il est partout,démythifié, rendu à sa plus élémentaire expression : une simple méthode danalyse qui oserait lireaujourdhui un texte comme avant le structuralisme ? Revenue à sa portion congrue, cette « méthodo-logie » sest mariée à une sorte de poppérisme diffus : chaque champ local est tenu de proscrire lespropositions qui admettent la même chose et son contraire. Nous sommes redescendus sur terre, dansune balkanisation plus ou moins pacifique des sciences humaines et sociales, et chacun se contente debalayer devant sa porte, prévenant les menaces de diplopie théorique très dommageable que Popperavait stigmatisée sous le nom dinfalsifiabilité dans le marxisme et la psychanalyse.

    Or, les exigences de construction des sciences sont de bien belles choses, mais il nest pas dit, dumoins pour lheure, quil y a compatibilité entre la beauté rigoureuse de la science et les activitéshumaines dont cherchent à rendre compte les sciences du même nom. Popper a beau vitupérer contre lesthéories qui admettent la même chose et son contraire, les hommes nen continuent pas moins à prati-quer le refoulement. Ce nest pas parce que lon possède une clé, fût-elle dor, quil faut croire quelleouvre toutes les serrures. Si celle dont je dispose nouvre pas la porte qui mintéresse, il me reste soit àvisiter toutes les serrures existantes pour trouver celles quelle ouvre ce qui risque dêtre épuisant ,soit à bricoler, avec un fil de fer au besoin, pour crocheter la serrure de la porte que je veux ouvrir. Labinarité fut, à coup sûr, un grand moment philosophique, mais, après quune génération a été séduite, onpeut quand même se demander si le fait de découvrir que les mythes étaient justement de structurebinaire au moment où la structure binaire devenait le modèle de toute science ne mérite pas dêtre acti-vement interrogé ça tombait vraiment bien. Cela rappelle lhistoire de lhomme qui cherchait son porte-feuille précisément sous un réverbère parce que là il y avait de la lumière. Quon ait trouvé que lesmythes, dans leurs contenus, répondaient au questionnement binaire devait-il signifier pour autant quetout, du mythe, soit binaire : leur génération, leur pragmatique... ? Je gage quon découvrira dautresschèmes dans le mythe (et bien sûr ailleurs) lorsque le discours scientifique sera près den accepter dautres.

    Il serait toutefois bien regrettable quà loccasion de ressentiments légitimes ou non, voire dabju-rations tardives à rencontre du structuralisme, un sort définitif soit prononcé contre les opérateurs de labinarité. Ceux-ci restent parfaitement valides dans de nombreux secteurs (dont ceux, entre autres, de laphonologie structurale et de lanalyse des contenus du mythe). Cela nest pas en question. La questionnest pas non plus dans un dilemme théorie unitaire/champs locaux. Elle est dans la capacité dinventerdes schèmes de pensée autres que celui, si puissant et si efficace, dune binarité quelle soit généraleou locale.

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    Dany-Robert DufourComment digérer le structuralisme ?

    Extrait de la publication

  • Or, si je suis bien informé, il se profile des opérateurs qui mettent à mal les grands principes (de non-contradiction, du tiers exclu) et qui se présentent généralement comme des curiosités logiques, ou desstructures atypiques (on peut identifier des structures à un terme et à trois termes). Lorsque ces schèmesseront un peu mieux construits, non seulement pourront être remises sur louvrage, autrement que commede régulières compulsions, naïves ou académiques, des questions fort graves que le structuralisme avaitlaissées en suspens ou exclues (le « sujet »...), mais aussi, nous saurons nous libérer de lobjection si pré-gnante de Karl Popper qui enferme nombre de travaux dans un formalisme à la fois démesuré et frileuxoù lon nhésite pas à prendre la grosse artillerie pour liquider une mouche. Il y a là un enjeu théoriqueconsidérable : après les grandes théories unitaires du structuralisme, puis léclatement actuel, ce quisannonce pourrait bien être un régime de rationalités distinctes un peu à limage des champs hétéro-gènes que découpent, par exemple, les physiques newtonienne, einsteinienne et quantique. Des régimesde rationalité qui isolent, dans la masse des phénomènes, des zones spécifiques de validité conceptuelle,voire des finalités divergentes. La perspective laisse entrevoir de profondes recompositions théoriques je crois possible, en loccurrence, la constitution dun champ, transversal en sciences humaines etsociales, qui camperait exactement sur ce que la prescription de Popper exclut, un champ dédié à lexamendes manifestations qui, quelle quen soit la nature (psychique, linguistique, anthropologique, symbo-lique, logique...), sappuie sur un principe contradictoire : cest et ce nest pas là, cest conservé et rejeté.

    11. Nous sommes en manque de lhistoire de la rencontre entre les deux grands courants de penséeeuropéens de ce siècle, la phénoménologie et le structuralisme. Peut-être serait-ce lhistoire dune non-rencontre, mais lidentification de schèmes de pensée susceptibles de soutenir des champs de rationalitédifférents me semble nécessairement passer par une réestimation systématique des idées de la phéno-ménologie. Je ne dis pas « retour à », simplement quil faut identifier les points de continuité (ou de non-continuité) entre le structuralisme et la phénoménologie. À partir de lantipsychologisme qui constituait,en quelque sorte, la charte de leur échange, que cherchaient si opiniâtrement à se dire au juste les pro-tagonistes de certaines grandes rencontres : Husserl et Jakobson, Heidegger et Lacan, Merleau-Ponty etLévi-Strauss, Merleau-Ponty et Lacan... ?

    Là-dedans, beaucoup de questions en suspens : lintentionnalité, le pli, le chiasme, la réversibilité...qui me semblent précisément impliquer de tout autres opérateurs que ceux de la binarite.

    Dany-Robert Dufour.

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    Dany-Robert DufourComment digérer le structuralisme ?

    Extrait de la publication

  • Extrait de la publication

  • Thomas Pavel

    De lesprit de conquête chez les intellectuels

    LHistoire du structuralisme de François Dosse séduit par la richesse de linformation et par larigueur de la mise en scène. Richesse de linformation : plus dune centaine dimportants acteurs etspectateurs du mouvement structuraliste ont été interviewés, un nombre impressionnant de sourcesdépouillées et citées, une vaste gamme de disciplines passées en revue avec une belle verve et unepatience infinie. La philosophie, lanthropologie, la linguistique, la sémiologie, la sémiotique, la cri-tique littéraire, la psychanalyse, la psychologie cognitive, lhistoire, la géographie sont toutes présen-tes au rendez-vous. Rigueur de la mise en scène : chaque personnage du drame fait son apparition aumoment le plus avantageux, les tirades théoriques et les grands duos polémiques captivent lattention,les scènes de masse, surtout dans le second volume, sintègrent agréablement à laction. Dosse réussità maîtriser une histoire dune immense complexité, en mettant en relief à la fois les enjeux intellectuelsdu structuralisme (le scientisme, lambition de réformer les disciplines humanistes de fond en comble,linvraisemblable mariage entre les préoccupations empiriques les plus modestes et la spéculation laplus présomptueuse) et ses aventures politiques, de la conquête impétueuse des nouvelles universitésaux exercices déquilibre entre le P.C.F, et les maoïstes. En bon historien, lauteur fait preuve à la foisde sympathie et de distance à légard de son sujet et, à la suite des remarques les plus critiques, il for-mule des jugements impartiaux, sinon même favorables au courant décrit.

    Sociologie de linnovation intellectuelle

    Une des choses qui frappent le plus le lecteur de ces volumes est la remarquable solidarité qui unitla vague structuraliste avec le milieu qui la vu naître et qui a encouragé son développement. Du côtéinstitutionnel, le structuralisme est le fils dune longue expansion universitaire qui remonte au XIXe siècle.Cette expansion a connu des hauts et des bas, des temps forts et des points darrêt ; lessentiel est quàaucun moment elle na entièrement cessé de progresser. Dabord, lenseignement supérieur sest ouvertde plus en plus à ceux qui autrefois auraient enseigné au lycée. En début de carrière, les membres dela génération de Sartre passaient encore par le lycée. Deux générations plus tard, lUniversité et lesinstitutions de recherche accueillaient un nombre substantiel de jeunes intellectuels. La croissance

    Extrait de la publication

  • purement numérique, qui a coïncidé, on le sait bien, avec lessor planétaire de la « classe du savoir »(the knowledge class), a été portée par la démultiplication et lorganisation des disciplines. Elle a étéparticulièrement lisible en France dans leffervescence des institutions parallèles à lUniversité : lafondation de la VIe section de lÉcole pratique des hautes études, devenue ensuite lÉcole des hautesétudes en sciences sociales, lexpansion disciplinaire du C.N.R.S., la croissance du Collège de France.Il nest dailleurs pas interdit de penser que la vague structuraliste a beaucoup dû à la rivalité qui oppo-sait ces institutions à lUniversité. Et noublions pas les myriades de laboratoires et de centres qui ontsurgi sans arrêt et qui se sont invariablement agrandis. Simples retombées des « Trente Glorieuses » ?Difficile à croire, si lon considère les créations récentes que mentionne Dosse. Ce qui éblouit le lecteurétranger, cest quen chaque occasion les fonds nécessaires arrivent et la recherche part dun bon pied.Contemplés à partir du continent américain, les avantages du système étatique semblent au premierabord irrésistibles.

    À la munificence de lÉtat sest ajoutée linépuisable bienveillance du milieu intellectuel non uni-versitaire. Les revues, les maisons déditions, les médias se sont précipités à chaque tournant pour couvrirdhommages les théories les plus récentes. Chaque groupe, voire groupuscule, a pu fonder des revueset publier des collections de textes. Les principaux journaux ont couvert dapplaudissements les épisodesles plus marquants. Le grand public a suivi : les livres de Lacan, de Foucault et dAlthusser atteignirentdes tirages sans précédent. Les attaques même, souvent acerbes, dirigées contre le structuralisme prou-vèrent limportance attribuée à linnovation intellectuelle et contribuèrent, malgré elles, à la gloire deleurs cibles. Les objections formulées par Caillois, par Ricur et par Sartre firent à Lévi-Strauss lameilleure des publicités. Le pamphlet de Raymond Picard consacra Barthes. Oublier Foucault de Bau-drillard montra à lunivers que Foucault était inoubliable. Sans cette texture institutionnelle, le succèsdu structuralisme serait difficile à imaginer. Un courant dont les intérêts furent aussi spécialisés et lestyle souvent aussi obscur, avait besoin, pour sépanouir, dun ancien régime puissant et généreux.

    Que la poussée révolutionnaire a bien existé, Dosse le montre en grand détail. Elle a touché tant lesinstitutions que la vie intellectuelle. Comme toutes les révolutions, elle est partie de plusieurs endroits,à différents moments et à la poursuite dobjectifs hétérogènes. Le structuralisme, tel que le présenteDosse, nest, en dernière analyse, quune synthèse entre la philosophie et les sciences de lhomme. TantLévi-Strauss que la plupart des autres leaders du courant, dont plus tard Bourdieu, ont reçu une for-mation philosophique : leur ethnographie ou leur sociologie en furent profondément empreintes. Laconversion de ces généralistes aux disciplines « régionales » a eu deux conséquences : dune part, ils onten fait cherché dans chaque domaine des ancrages empiriques pour une spéculation à grande portée.Réciproquement, ayant abandonné la philosophie, ils ont souvent pris des décisions épistémologiqueset métaphysiques imprudentes et dont les conséquences ont été des plus fâcheuses. Telle a été la déci-sion, dont jai proposé ailleurs une analyse, de promouvoir la linguistique structurale, et surtout laphonologie, au rang de modèle de modernisation pour les sciences humaines.

    Comme dans les autres domaines de la vie sociale, modernisation devait signifier raccourci.Raccourci par abstraction, mécanisation et élimination de la mémoire artisanale. Le côté arts et métiersdes disciplines humanistes devait se transformer en science dure. Lidéal, que Lévi-Strauss a très tôtformulé explicitement, consistait à pouvoir automatiser le travail de lanthropologue, voire du linguiste etdu poéticien. On espérait rentabiliser la mémoire de la discipline en la métamorphosant en base de don-nées. Doù lhostilité particulière contre les notions qui suggéraient limpossibilité de lentreprise, et

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    Thomas PavelDe lesprit de conquête

    chez les intellectuels

    Extrait de la publication

  • spécialement contre lhistoire et le sujet. À la longue, ce sont bien entendu ces derniers qui lont emporté.Relues aujourdhui, les objections dun Sartre, dun Ricur, sinon même celles que les braves marxisteshumanistes de lépoque soulevaient contre lanthropologie structurale, pèsent lourd. Bien quà lépoqueils neussent pas le vent en poupe, les humanistes savaient de quoi ils parlaient. Dommage quon ne lesait pas écoutés plus attentivement.

    Le culte de la bravoure

    En fermant le second volume de cette longue et riche histoire, lenvie vient au lecteur de se demander :pourquoi toute cette agitation ? Que signifie-t-elle à propos de notre époque ? A-t-elle laissé derrièreelle autre chose que le souvenir dun temps deffervescence ?

    Particularité française, le structuralisme répond en même temps à un souci universel : quel sera ledestin des disciplines humanistes à lère de la modernisation des sciences de la nature ? Dans lentre-deux-guerres on pensait que ces vieilles disciplines avaient le choix entre le maintien dune autonomiequi les promettait à la décadence ou lintégration à la vraie science qui les ouvrirait à un progrès sansentraves. Les communautés intellectuelles des divers pays réagirent à ce dilemme conformément auxtraditions locales, à la conjoncture politique et aux désirs des personnalités influentes. En Russie, lemarxisme officiel était censé assurer à toutes les disciplines laccès à la scientificité. Doù la libertédont jouirent aux débuts du régime communiste les formalistes, partisans de la science ; perçus plustard comme des rivaux, ils furent éliminés. En Amérique, la linguistique et lanthropologie souvrirentallègrement à la promesse de scientificité ; au contraire, les critiques littéraires formalistes, à la diffé-rence de leurs collègues russes, épousèrent une vision antimoderne du monde. En Allemagne et enEurope centrale, léquilibre entre antimodernisme et scientisme fut rompu par la montée du TroisièmeReich et par la diaspora de la gauche intellectuelle. En France enfin, la richesse intellectuelle du payset le sentiment dindépendance à légard du reste du monde retardèrent le débat. Lorsquil éclata, aprèsla Seconde Guerre mondiale, les ressources disponibles sur place nencourageaient guère le changementet noffraient pas de contrôles épistémologiques effectifs.

    Le résultat fut quune modernisation inventée à limproviste par un philosophe devenu anthropologueréussit à simposer avant quon trouvât le loisir den questionner les prémisses. Les Structures élémen-taires de la parenté, ouvrage dune grande inventivité en anthropologie, furent offertes en modèle àtoutes les sciences humaines. Pour enviable et émouvante quelle soit, lattention que le Tout-Parisintellectuel porte aux nouveautés na pas été, en loccurrence, à la hauteur de lévénement. Dosse relatequun des juges les plus influents du livre de Lévi-Strauss a été Simone de Beauvoir. Le compte rendupublié dans Les Temps modernes en novembre 1949, généreux et pénétrant, met en valeur les thèmesphilosophiques du livre, notamment ceux qui évoquent le marxisme et lexistentialisme. Beauvoir,assurément une des intelligences les plus vives de son époque, ne portait visiblement quun intérêtminime aux besoins et aux contraintes des sciences humaines. Un Georges Gurvitch, un Claude Lefortont eu des prémonitions plus exactes des difficultés de lanthropologie structurale ; mais eux aussi par-laient en généralistes plutôt quen anthropologues ou en épistémologues des sciences.

    On touche là à une des principales anomalies de la période structuraliste : le fait que les thèsesavancées à titre dhypothèses scientifiques aient été jugées uniquement du point de vue de leur bra-voure philosophique. La puissance de tout oser a toujours été permise aux poètes, pensait-on à lâge

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    Thomas PavelDe lesprit de conquête

    chez les intellectuels

    Extrait de la publication

  • classique. Cette maxime ayant été étendue par Nietzsche aux philosophes, pour libérer les savants il asuffi de les traiter en philosophes. Après que Lévi-Strauss a soutenu, par exemple, que les structuresélémentaires de la parenté fonctionnent comme un langage, ses critiques se sont demandé sans fin sicette idée allait contribuer ou non à lautonomie du genre humain, si elle ninsistait pas trop sur lesrègles sociales en négligeant le comportement individuel, ou encore si elle réduisait la richesse du senssocial à la logique. Fait étonnant, personne ne sest mis en tête de vérifier si, effectivement, le matérielrassemblé par Lévi-Strauss justifiait son hypothèse.

    Bien que beaucoup de chercheurs structuralistes aient toujours gardé le respect de la rigueur théo-rique et factuelle inscrite au programme, certains ont vite compris (qui pourrait les en blâmer ?) quilsseraient jugés non pas sur lexactitude de leurs résultats, mais sur laudace de leurs conclusions. Decette situation résulta un style de pensée qui minimisait tant lattention scrupuleuse au détail empiriqueque les liens explicites entre les faits et les divers paliers de la généralisation théorique. Ce style encou-ragea la bravoure philosophique, même (ou surtout) lorsque les points dappui matériels faisaient cruel-lement défaut. Faut-il dès lors sétonner si, dans une telle atmosphère, beaucoup aient consacré le plusclair de leur temps à sadapter aux dernières nouveautés spéculatives ?

    Il est peu probable que les esprits forts naient pas aussitôt compris la nature des critères par rap-port auxquels, bon gré, mal gré, ils allaient être jaugés. En faisant de nécessité vertu, ils ont bien vuque bâtir sur du sable navait pas que des inconvénients. Avoir le droit de lancer des thèses provocan-tes, des cocktails Molotov intellectuels sans être asservi à la nécessité de prouver leur bien-fondé pagepar page, détail par détail : pour les âmes aventureuses, quelle aubaine ! Qui a cure de preuves empi-riques, tant que la palme va au producteur le plus habile didées inattendues ? Le comportementintellectuel des individus les plus doués se colora de bravade et de cynisme, comme si les maximes quigouvernent le monde du savoir avaient été contaminées par celles que suivent les princes et les guer-riers. Entre les lettres et les armes, la différence sévanouit.

    La grandeur gagnée de cette manière comportait pourtant un risque ; puisquils tablaient sur le pres-tige de la science, les maîtres penseurs des années soixante étaient astreints à faire oublier au publicleur manque de légitimité scientifique. Vieux problème des conquérants, bien connu des philosophespolitiques. Dans De lesprit de conquête et de lusurpation, Benjamin Constant note quà la différencede la monarchie héréditaire, suprématie consacrée davance et qui na point de réputation à faire, lu-surpateur « est obligé de justifier son élévation : il a contracté lengagement tacite dattacher de grandsrésultats à une si grande fortune [...]. Linaction la plus raisonnable, la mieux motivée, lui devient undanger. Il faut donner aux Français, tous les trois mois, disait un homme qui sy entend bien, quelquechose de nouveau : il a tenu parole1 ».

    Dans le monde intellectuel, un érudit se soucie peu du spectacle public occasionné par son travail :il lui suffit de suivre fidèlement les normes de sa discipline. Les découvertes inattendues, lorsquellesarrivent, récompensent la patience plutôt que la témérité. Il peut peiner sur son uvre pendant desdécennies avant de la publier ; la légitimité de son travail découle de son rapport aux faits et non pasau calendrier. Lédition Couton des uvres de Corneille, qui a marqué une date dans les études sur lexviie siècle, aurait gardé toute son importance, eût-elle été publiée vingt ans plus tôt ou plus tard. Lasituation du créateur dun paradigme nouveau, au sens de Thomas Kuhn, nest dailleurs pas entière-ment différente : dans son cas aussi, la patience lemporte sur le courage et la fidélité aux faits surlesprit daventure. Sa légitimité, comme celle des érudits, senracine dans lidée régulatrice de vérité

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    Thomas PavelDe lesprit de conquête

    chez les intellectuels

  • empirique. La Méditerranée et le Monde méditerranéen à lépoque de Philippe II de Fernand Braudel,tout en proposant une vision nouvelle de lhistoire, nen respecte pas moins humblement lidéaldexactitude. Une fois le nouveau paradigme mis en place, il commande pour de longues années la fidé-lité des chercheurs.

    Le maître penseur, en revanche, est obligé de justifier son élévation ; la légitimité de ses écrits nedécoulant ni des normes scientifiques établies ni de lidée régulatrice de vérité, mais de la capacité desurprendre, il doit (je cite Constant) « craindre de tromper lattente du public quil a si puissammentéveillée ». Fils de la conjoncture et non pas de lusage, il dépend, à linstar des conquérants et des usur-pateurs, de « lengagement tacite dattacher de grands résultats à une si grande fortune ». Professionnelde la surprise, il doit, comme Napoléon, donner périodiquement aux Français quelque chose de nou-veau. Cest la raison pour laquelle des personnalités comme Foucault ont dû changer de directionchaque fois que leurs dernières idées en date commençaient à « prendre ». Quitter le modèle de penséede Les Mots et les Choses et de LArchéologie du savoir pour celui exprimé dans Surveiller et punirsignifiait non seulement jeter aux historiens spécialistes, déçus par les lacunes documentaires du pre-mier livre, un martial : « Je suis déjà parti à la conquête dautres royaumes », mais aussi prouver auxadorateurs que le maître détenait le mana de linnovation perpétuelle, quil avait, non pas le talent mes-quin de faire des fiches de bibliothèque, mais le don suprême de rester en contact avec lactualité viveet tellement plus séduisante que les normes surannées brandies par les pédants. Les jeunes de 1968avaient assurément en tête dautres idées que celles des maîtres penseurs ; mais lesprit de conquête deces derniers leur plut par-dessus tout.

    Si les temps troubles découragent le commerce et font le lit des conquérants, une fois ces périodespassées, ceux-là même qui frissonnaient dadmiration devant les exploits des grands capitaines se ren-dent compte que la paix et la stabilité comptent quand même pour quelque chose. Il est donc aussi mal-aisé de porter aujourdhui un jugement impartial sur lhéritage du structuralisme que de décider si, endéfinitive, Napoléon a été un tyran ou un grand réformateur. Il ny a pas de doute quà lépoque struc-turaliste on a exprimé beaucoup didées brillantes et quon a obtenu beaucoup de résultats significatifs.Mais ceux-ci se fondaient-ils sur celles-là ? Si ces idées brillantes avaient été jugées plus sévèrement,si lesprit de conquête et dusurpation avait pu être contenu, la prospérité intellectuelle de la Francedaujourdhui ne serait-elle pas encore plus grande ? Les partisans de la ruse de la raison diront que detelles questions nont aucun sens. Mais la ruse de la raison ne nous a-t-elle pas consolés un peu tropfacilement dun peu trop de malheurs ?

    De mon côté, comme linguiste qui, dans sa jeunesse, a assisté à leffondrement de la philologie sansen mesurer les suites, et comme littéraire qui contemple, en ce début des années 1990, les effets de ladéconstruction, de lhistoricisme foucaldien et du dogmatisme politique sur les études littéraires auxÉtats-Unis, javoue admirer, et non sans envie, le lot de mes collègues en sciences cognitives et en his-toire. Les premiers continuent, mais avec combien dhonnêteté, le projet structuraliste de modernisa-tion des sciences humaines. La rigueur du langage et de la méthode, le courage des hypothèses alliéaux scrupules empiriques offrent un beau modèle de synthèse entre une discipline humaniste et une pra-tique scientifique. Aux historiens, le structuralisme a apporté un sursaut de rigueur, une forte dose dex-citation conceptuelle, sans jamais leur faire négliger leurs devoirs dÉtat. Lère idéologique les apersuadés douvrir de nouveaux dossiers, le retour du sujet den rouvrir dautres. Ces dossiers, toujoursbien tenus, sont restés susceptibles de critique. À lesprit de conquête et dusurpation, les historiens ont

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    Thomas PavelDe lesprit de conquête

    chez les intellectuels

    Extrait de la publication

  • répondu par la défense des lois et des usages. Cest la raison pour laquelle leur discipline, dont FrançoisDosse exemplifie les vertus, a si bien survécu à la marée structuraliste et se porte aujourdhui à mer-veille.

    À moins que ces considérations ne soient que leffet du dicton américain : lherbe paraît toujoursplus verte dans le jardin du voisin.

    Thomas Pavel.

    Thomas Pavel enseigne la littérature à luniversité de Princeton. Il est notamment lauteur deUnivers de la fiction (Paris, Le Seuil, 1988) et de Le Mirage linguistique. Essai sur la modernisationintellectuelle (Paris, Minuit, 1988).

    1. Benjamin Constant, De la liberté chez les Modernes, Paris, Hachette/Pluriel, 1980, p. 166.

    Cet article est paru en janvier-février 1993, dans le n° 73 du Débat (pp. 11 à 16)

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    Thomas PavelDe lesprit de conquête

    chez les intellectuels

  • Dominique Pestre

    Auto-histoire des acteurs, histoire des historiens

    Le livre de François Dosse a un titre net et ambitieux puisquil sagit dune Histoire du structuralisme.Un tel titre en forme de promesse ne peut susciter quenthousiasme et désir urgent de lecture étant donnéla masse fantastique de marchandises de toute nature (opinions, récits, hagiographies, polémiques,contrefaçons, malentendus et autres) que le vocable a engendrées. Le « structuralisme » étant un phé-nomène social et politique autant quintellectuel, une infinité de pratiques sociales sétant réclamées delui dans le dernier demi-siècle, en découvrir enfin une analyse et une « histoire » ne pouvait que réjouir.

    Il convient malheureusement de déchanter et de reconnaître que, malgré ses mille pages, ses centainesde références et une ou deux décennies de recul, le livre de François Dosse napporte finalement que trèspeu de choses neuves par rapport aux deux grands flots douvrages que nous avons connus, celui des« Introductions au structuralisme » telles quelles furent proposées au tournant des années soixante etsoixante-dix , et celui des biographies héroïques qui ont envahi la devanture des libraires dans lesannées quatre-vingt et qui ne sont souvent que des transcriptions rapides dinterviews. La condam-nation peut paraître sévère pour ce livre qui est, sous bien des aspects, plus systématique que beaucoup.Il souffre, toutefois, des mêmes faiblesses structurelles et offre loccasion de revenir à trois des questionsessentielles qui sont au fondement de tout travail historique. À savoir la définition de lobjet de len-quête, celle de lapproche historique la mieux adaptée à cet objet et celle des sources retenues.

    Sur le premier aspect, et de façon délibérément polémique, je dirais que, comme beaucoup desouvrages qui lont précédé, ce livre ne définit pas ce dont il parle. « Le structuralisme » (avec larticledéfini) apparaît comme une catégorie évidente et naturelle, une catégorie simple ne nécessitant aucunedéfinition ou réflexion préalable. En règle générale, François Dosse emploie le terme comme les acteurslont fait dans les années cinquante et soixante. Cette constatation indique que le genre historiographiquepratiqué appartient, au mieux, à lhistoire des idées (telle que lécrivait par exemple un Jean Touchardvers 1960 dans son Histoire des idées politiques), quil se ramène à une juxtaposition chronologique derésumés de textes dont on postule quils relèvent dun monde suffisamment homogène pour être traitéslinéairement. Dans ce cas, nous le savons tous, lintérêt du livre est directement proportionnel à la qualitédes résumés qui sont offerts. Jaimerais aussi dire quelques mots de la nature des sources utilisées, ainsique sur leur usage, leur traitement. Hormis les textes imprimés, sources privilégiées de toute histoire

    Cet article est paru en janvier-février 1993, dans le n° 73 du Débat (pp. 17 à 22).

  • constituant les idées en entités autosuffisantes, ce sont les interviews qui forment la matière première dulivre de François Dosse et leur emploi en est beaucoup trop a-critique.

    Que doit-on entendre par structuralisme, quel peut être lobjet dun livre consacré à son histoire ?Une première possibilité, la plus simple et la plus conforme à lusage dominant, est de postuler que « lestructuralisme » est une pratique unitaire de lexercice intellectuel, quil est un ensemble cohérent etclair de règles de travail quil est un « paradigme », ou une « méthode rigoureuse » comme dit Fran-çois Dosse dans son introduction (aucune précision naccompagne ces vocables). Si lon admet ce pos-tulat, la question devient de préciser les règles de ladite méthode, ou les principes qui organisent leditparadigme ce que ne fait pas directement François Dosse, qui préfère une approche plus pragmatiqueprésentant successivement les uvres.

    La première partie de louvrage illustre bien cette manière. Formant près dun quart du livre, ellesouvre dans lévidence des origines par la mise en opposition, maintes fois répétée, des idées de Jean-Paul Sartre et de Claude Lévi-Strauss, le toujours-déjà-héros. Après un bref détour par Mauss et Dumézil(nont-ils pas abondamment traité de « structures » dans leurs travaux ?), le livre se prolonge par lethème obligé de toute présentation du « structuralisme » dans les années 1950-1975, celui de la coupuresaussurienne, de la place de Roman Jakobson et de la naissance de la linguistique, la première Sciencehumaine. Barthes fait à son tour son entrée, précédant de peu le « rebelle » Lacan et la nouvelle « étoile »philosophique : Michel Foucault. Ce quest le structuralisme sapprend ainsi « en marchant », au contactde ceux qui en ont été les « indiscutables créateurs » dans la répétition, en fait, dun discours rodé etidentique à lui-même depuis les premiers jours. Le choix et lordre dentrée en scène des auteurs sonttraités sur le mode de lévidence banale et ne sont loccasion daucune attention.

    Le problème se complique singulièrement pour lauteur lorsque la distribution des rôles et des placesnest plus incontestable ni incontestée, lorsquon séloigne des héros légendaires, lorsque la doxabafouille et hésite. La tendance de François Dosse est alors de résoudre la question par inclusion de toutdiscours prétendant à une certaine universalité et affichant une revendication de nouveauté. Cela nestque modérément dommageable pour les années qui précèdent 1968, mais tourne au drame lorsquonavance dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Commencée dans lévidence des « pères fondateurs »,lénumération dérape alors dans linflation.

    Ainsi, afin de clore la première partie dont nous donnions le plan à linstant, François Dosse ajoutedes notes plus brèves sur 1956 et la pensée marxiste, sur lécole française déconomie (on y apprend, parexemple, sans référence au contexte de la guerre froide et à lhistoire propre de léconométrie, que cettedernière « participe », via la modélisation, « au paradigme structuraliste »), sur Lucien Goldmann,Ernest Labrousse, Jean-Pierre Vernant et dautres. Le sentiment, quoique un peu chaotique, reste alorsfamilier ce qui est de moins en moins vrai dans le second volume où labsence de précision sur lob-jet conduit à parler des « nouveaux philosophes » et de Vladimir Jankélévitch, des sciences cognitivesau C.R.E.A. aussi bien que de lhomme neuronal de Jean-Pierre Changeux ! Dune « histoire du struc-turalisme », nous glissons ainsi vers une anthologie de la pensée française, « de 1945 à nos jours ». Ou,pour être plus précis, le fait que ce livre nait jamais été autre chose quune introduction chronologiqueaux idées et aux uvres devient dune évidence aveuglante.

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    Dominique PestreAuto-histoire des acteurs,

    histoire des historiens

  • Rien noblige pourtant à senfermer dans cette bonne vieille histoire des idées et à en subir lescontraintes impossibles. Cela est dailleurs particulièrement pertinent sil sagit de comprendre ce quefut le « structuralisme » dans la France des années soixante et soixante-dix. Se restreindre à une chrono-logie didées revient, en effet, à manquer lessentiel, à manquer ce pourquoi le livre de François Dossesuscite immédiatement lintérêt, ce pourquoi nous sommes ici à en parler à savoir que « le structura-lisme » fut un phénomène social majeur. Il nest plus alors suffisant dajouter des introductions biogra-phiques et des résumés de livres à des résumés de vies et des présentations duvres, il nest plus possiblede séparer, comme dans les épures, pensée pure dun côté et médias trompeurs de lautre, ou rechercheuniversitaire et effets de mode. Cest, dune part, lensemble des fonctionnements de la société intel-lectuelle parisienne quil convient de recomposer ses pratiques, ses modes dêtre, ses règles de légiti-mation, ses modalités dexclusion et dinclusion, etc. , ce sont, de lautre, les caractéristiques dunmoment historique quil faut faire revivre celui de laprès-guerre, des Trente Glorieuses, celui, en par-ticulier, qui vit les sciences (entendez ici le nucléaire ou lélectronique) sinstaller au cur du politique,du militaire et... de limaginaire social.

    Parler de Jacques Lacan et de Louis Althusser dans la France des années 1965-1975, par exemple,est alors au cur du problème et non dans le « chant du cygne », comme le dit François Dosse, quitient à une coupure unique et privilégiée quil situe vers 1966-1967. Lobjet de létude devient de res-saisir ce qui fit des textes de Lacan et de Louis Althusser, à ce moment-là, des vérités désirées, ce quiconstitua les deux hommes en héros dune génération, il est de retrouver ce quétait alors la pratiquelégitime de la philosophie à lÉcole normale, ce que fut la signification des Cahiers pour lanalyse, etc. et il est vain de penser en termes dinfluence. Les questions deviennent de savoir pourquoi quelquunsapproprie une idée ou une action à un moment donné, comment il la transforme dans un acte personnelde traduction, comment une nouvelle distribution du paysage intellectuel en dérive. Et les raisons quifont quune notion ou une pratique sont reprises relèvent dunivers hétérogènes, les éléments qui condui-sent à la « victoire » dun mode dêtre ou de penser sont disparates (on y retrouve, certes, des idées, maisaussi des choix politiques, des illusions collectives, des querelles institutionnelles, des batailles depouvoir) et le cadre de lhistoire des idées est ici et à jamais insuffisant.

    De même, lhistoire des idées ne permet pas de choisir parmi les dizaines dhypothèses avancéesdepuis vingt-cinq ans quant à ce qui fut à la racine du phénomène structuraliste français. Une histoiresociale et politique autant quintellectuelle et technique permettrait, au contraire, de séloigner de lim-pressionnisme qui règne en la matière, elle permettrait de passer au crible les propositions avancées enleur temps par François Furet, Jean-François Revel et dautres elle permettrait de les rendre « opéra-tionnelles » en montrant où et comment elles sappliquent, où et comment elles autorisent la compré-hension dun aspect spécifique du phénomène. Alors pourrait être reprise lidée de « détestation de soi »dont parle plusieurs fois François Dosse à propos dun Occident en phase de décolonisation, alors pour-raient être étudiés les effets de « létrange défaite » de 1940 sur les élites françaises, considérées lesconséquences dHiroshima et de la guerre froide sur la pratique des sciences exactes et humaines,mesuré limpact des planificateurs et de leurs volontés modernistes (Jean Monnet naurait-il pas sa placedans cette histoire ?), décrits les effets des pratiques nouvelles des appareils dÉtat en matière techniqueet économique, apprécié largument de la perte de confiance dans lhistoire des intellectuels commu-

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    Dominique PestreAuto-histoire des acteurs,

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    Extrait de la publication

  • nistes, une perte due aux glorieuses avancées soviétiques à Budapest et ailleurs. Sur tous ces points etquelques autres, le livre de François Dosse noffre malheureusement aucune piste nouvelle, aucuneavancée potentielle. Situé sur un tout autre plan, il autorise, au mieux, une remémorisation de ces diverseshypothèses de travail.

    Quoi quil en soit, et que nous définissions lobjet dune façon ou dune autre, il est nécessaire quelhistorien sorte de lunivers naturalisé des acteurs, il est essentiel quil adopte la posture de létranger, laposture de lethnologue, il est vital quil se décentre radicalement par rapport à son objet. Un bon moyenpour réussir cette mise à distance notamment lorsque lobjet détude est contemporain et que linterviewest une source primaire majeure consiste à mettre au jour les récits des origines, à dévoiler les paterni-tés et filiations que les acteurs se sont données et à en chercher les motivations. Malheureusement, celanest pas au cur des préoccupations de François Dosse qui ne commente jamais la nature des récits quila obtenus lors de sa campagne dentretiens, récits quil utilise pourtant abondamment.

    En insistant sur cet usage massif des interviews et des autobiographies récentes (un coup dil auxnotes attestera le fait), nous ne prétendons pas que François Dosse ne recoure pas aux textes originaux.Au contraire, il prend grand soin de les relire mais cette lecture sert à la rédaction du résumé des livreset, éventuellement, à confirmer ce que la mémoire rapporte. Nayant apparemment eu accès à aucunearchive personnelle ou institutionnelle, lauteur reste trop dépendant des récits qui lui sont offertsaujourdhui et tend à les utiliser comme des sources dinformations fiables, ou, du moins, ne méritantpas de questionnement. Il est ainsi amené à consolider les histoires locales que les communautés fabri-quent toujours pour se comprendre elles-mêmes, il est amené à reprendre la plupart des descriptionshéroïques (et il en apparaît souvent !) en bref, il est conduit à vivre de plain-pied avec ceux dont ilparle, sans recul. Si un exemple de cet usage a-critique est souhaité, on pourra se reporter aux pagesconsacrées à Jacques Lacan qui sont intitulées, dans le chapitre XIX, « Le sursaut nécessaire ».

    La réflexion sur la pratique et les problèmes particuliers de lhistoire orale na pourtant pas manquédans la dernière décennie, et pas seulement dans le domaine de lhistoire des sciences où elle est plusancienne. Deux conférences ont, par exemple, été organisée par lI.H.T.P. sur ce sujet dans les annéesquatre-vingt, et elles ont conduit à diverses remarques, diverses évidences. Au fait que le récit obtenulors dune interview nest pas une transposition de « souvenirs » qui défileraient comme dans un film,quil y a, au contraire, une imbrication profonde du vécu et de limaginaire, de lindividuel et du col-lectif, de lappris et du rêve dans les récits autobiographiques. Que ces éléments sont toutefois tousrabattus sur le même plan, quils sont recouverts dun même vernis de vraisemblance ce qui rendlidentification des éléments et leur démontage difficile, notamment si lon ne dispose pas de clés exté-rieures. Que le récit quest une interview est toujours un acte militant de fabrication de soi, un acte demise en scène dans lhistoire dont même les éléments les plus apparemment factuels doivent être prisavec la plus grande précaution.

    Indifférent à ces risques, le livre de François Dosse présente donc certains des défauts auxquels nousont habitués les autobiographies et ouvrages construits dans la hâte à partir dinterviews. Il saccom-mode par exemple souvent des causalités simples et strictement individuelles que proposent les personnesinterrogées (si lon doit en croire lexpérience, les récits construits de cette façon viennent aussi spon-

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    Dominique PestreAuto-histoire des acteurs,

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  • LE DÉBAT DU DÉBAT

    Sur lédition de philosophie

    Contrairement à ce que nous affirmions dans notre article « Lédition de philosophie : traditions etrenouvellements » (Le Débat, n° 72) et comme léditeur nous demande de le préciser, la collection « LaPhilosophie en effet » a été créée chez Galilée et non chez Aubier Flammarion. Les éditions Galilée,nées en 1971, ont publié dès 1973 trois titres dans cette collection : É. de Fontenay, Les Figures juivesde Marx, S. Kofman, Camera obscura, de lidéologie, ou J.-L. Nancy, La Remarque spéculative. La col-lection est passée en 1975 chez Aubier Flammarion, et ce jusquen 1986, où elle a accueilli une douzainede titres. Depuis son retour chez Galilée, « La Philosophie en effet » a publié plus de trente titres (cinqà sept par an) dont J. Derrida, Ulysse grammophone, Parages, A. Garcia-Dütman, La Parole donnée, ouD. Payot, Anachronies de luvre dart. Les éditions Galilée ont publié par ailleurs beaucoup dautrestitres de philosophie, notamment dans la collection « Débats ». La philosophie est donc bien un choixaffirmé dès leur création par les éditions Galilée. Choix maintenu et confirmé, plus de vingt ans aprèsleur naissance, avec une égale détermination.

    La collection « Le Point philosophique », quant à elle, est éditée par les seules éditions De Boeck-Wesmael (Bruxelles) et non coéditée avec les Éditions universitaires.

    Gabriel-Raphaël Veyret.

    Cet article est paru en janvier-février 1993, dans le n° 73 du Débat (p. 192).

    Rédaction : Marcel Gauchet.

    Conseiller : Krzysztof Pomian.

    Réalisation, Secrétariat : Marie-Christine Regnier.Direction artistique : Jeanine Fricker.

    Dépôt légal : Janvier 1993.

    Le Directeur-gérant : Pierre Nora.Extrait de la publication

  • les bibliothèques dans

    Numéro 27 Jean Daniel : L’heure des intellectuels

    Numéro 29 Maurice Blanchot : Les intellectuels en question

    Numéro 35 Sartre, cinq ans après : Vincent Descombes, Jean-Philippe Domecq,François George, Olivier Rolin, Clément Rosset

    Numéro 39 Y a-t-il une pensée 68 ?Luc Ferry, Alain Renaut, Alain Finkielkraut, Krzysztof Pomian

    Numéro 45 Changement intellectuel ou changement des intellectuels ? Alain Finkielkraut, Pascal Ory, Jacques Revel, Michel Winock

    Numéro 50 Notre histoire. Matériaux pour servir à l’histoire intellectuelle de la France, 1953-1987.(Éléments d’une chronologie, Dictionnaire d’une époque, Acteurs et témoins)

    Numéro 55 Jerrold Seigel : La mort du sujet : origines d’un thèmeThomas Pavel : Empire et paradigmesSunil Khilnani : Un nouvel espace pour la pensée politique

    La recherche et l’université dans

    Numéro 22 Sur la recherche en sciences sociales : Jean Bollack, Pierre Chaunu, Maurice Godelier, René Rémond, Alain Touraine

    Numéro 43 Comité national d’évaluation : recherche et universités(présentation de Laurent Schwartz)

    Numéro 45 L’Université est-elle réformable ? Bartolomé Bennassar, François FuretPierre-Gille de Gennes, Jacques Lesourne, Jean-Jacques Payan, Antoine Prost,René Rémond, Jean-Louis Verdier

    Numéro 64 Claude Allègre : La résistance et l’ouvertureISSN 0246-2346

    Extrait de la publication

    SommaireLE STRUCTURALISME A T IL UNE HISTOIREDany-Robert Dufour Comment digérer le structuralisme ?Thomas Pavel De l'esprit de conquête chez les intellectuelsDominique Pestre Auto-histoire des acteurs, histoire des historiensGabriel-Raphaël Veyret