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Le Renvoi relatif à la sécession du Québec à la lumière des approches de Hart et Dworkin 2014 Chirine Haddad 7/1/2014

Le Renvoi relatif à la sécession du Québec à la lumière des approches de Hart et Dworkin

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Le Renvoi relatif à la sécession du Québec à la lumière des approches de Hart et Dworkin

2014

Chirine Haddad

7/1/2014

1

Introduction

Comme signalé par Michel Troper, nous sommes comme individu sous l’autorité du

droit depuis la naissance; «il faut déclarer l’enfant, et le nom qu’il portera lui est attribué

conformément à certaines règles». D’autres lois exigeront qu’on lui assure une éduction

adéquate. L’usage quotidien des moyens de transports, l’achat des biens ne sont qu’une

«application d’un contrat». Le travail, le mariage, les soins médicaux sont tous régies par le

droit. Toutefois, «quoique conscient de cette omniprésence du droit et capables d’appliquer ou de

produire des règles, nous sommes souvent en peine de le définir».1

La philosophie de droit est une discipline qui examine et analyse des concepts et principes

fondamentaux du droit et des lois. « On parle de la philosophie du droit dans un sens très large

pour désigner une réflexion systématique sur la définition du droit, son rapport avec la justice, la

science du droit, la structure du système ou le raisonnement juridique »2. De cela on peut inférer

que la philosophie du droit établit une analyse des questions fondamentales relative au droit,

parmi elle nous citons: qu’est-ce que le droit? Quel est le lien entre droit et justice? Quel est le

rapport entre droit et moral?

Mais pourquoi faut-il définir le droit?

Comme Troper l’a indiqué, « [l]a recherche d’une définition relève (…) d’une spéculation sur

la nature ou l’essence du droit. Mais elle aussi indispensable au travail même des juristes. (…)

1 Michel Troper, QUE SAIS-JE? La philosophie du droit, 1ère éd, Paris, Presse Universitaire de France, 2003, à la p 3 [Troper].

2 Ibid à la p 7.

2

Cela tient avant tout à ce que l’on ne peut appliquer une règle avant de l’avoir identifiée comme

règle de droit.» 3

Mais qu’est-ce qui fait que le droit est le droit? Quelle sera la différence entre «l’ordre du

voleur et l’ordre du précepteur?» Tous les deux nous commandent de leur payer une somme

d’argent et, dans les deux scénarios, le refus d’obtempérer nous rend sujet à des résultats

abominables. Nous argumentons que nous sommes forcés de se conformer à l’ordre du voleur,

alors que nous avons un devoir de répondre à l’ordre du précepteur. En d’autres termes, nous

reconnaissons «l’obligation d’obéir au précepteur comme étant juridique, conformément à une

définition du droit. Cette définition n’a rien de philosophique. C’est le droit lui-même qui

détermine les critères de ce qui est juridique et ce qui, comme le commandement du voleur, n’est

qu’une violation du droit.»4 Par contre, cette information ne décrit pas la nature du droit. Les

raisons derrière ces critères adoptés demeurent inconnues, ni si ces règles sont effectivement

contraignables et si elles le sont, pourquoi elles le sont, est-ce parce qu’elles se conforment à la

justice, parce qu’elles sont édictées par une entité publique, ou parce qu’elles prévoient des

peines en cas de violation? Comment peut-on déterminer si les règles qui établissent «ce qui est

juridique sont en elles-mêmes juridiques», si elles constituent «du droit ou autres choses? Cette

question n’est pas elle-même juridique, mais philosophique »5.

Sans être juridique, cette question peut avoir des conséquences pour le droit lui-même; selon le

politicien et le philosophe de droit allemand Gustav Radbruch,

3 Ibid à la p 3.

4 Ibid à la p 4.

5 Ibid.

3

« des parties entières du droit national-socialiste n’ont jamais obtenu le statut d’un droit

en vigueur. La qualité frappante de la personnalité d’Hitler, devenue par la suite le trait

caractéristique du «droit» national-socialiste tout entier, ce fut l’absence complète de

sens de la vérité et du droit; parce que tout sens de la vérité lui fit défaut, il sut, sans

honte ni scrupules, donner à ses discours un ton de vérité, augmentant ainsi son efficacité

d’orateur; parce que tout sens du droit lui fit défaut, il sut, sans hésiter, ériger en loi des

décisions arbitraires.»6

Pourquoi étudier la philosophie du droit?

À travers son ouvrage, Réflexion sur la philosophie du droit, l’auteur Bjarne Melkevik, souligne

que :

« les Cours suprêmes du Canada, des États-Unis et ailleurs se réfèrent de plus en plus aux

positions de la philosophie du droit, et aux écrits des philosophes du droit, et que ces

positions ne sont pas que le point de départ d’une réflexion de philosophie du droit. Nous

exacerberons l’esprit critique des étudiants si nous pouvons leur démontrer comment les

réflexions philosophiques du droit influencent les cours mentionnées plus haut et

comment ces réflexions interfèrent sur le résultat judiciaire. Les juges, en prenant

position sur l’avortement, sur le suicide assisté par un tiers, sur les droits inhérents des

peuples autochtones ou sur d’autres sujets, ne nous offrent pas autant une quelconque

«représentation ultime» »7.

« Parmi les philosophe mis de l’avant par la Cour suprême » souligne Melkevlk, « il y a John

Stuart Mill, R. Dworkin et John Rawl, tous des auteurs issus de la tradition libérale »8.

Ainsi le juge va arriver à trancher le litige qui lui est présenté selon sa conception de la nature

du droit. Il qualifie de droit toutes les règles qui émanent du pouvoir politique, ou celles qui ne

6 Gustave Radbruch, Introduction à « Injustice légale et droit supralégale», 13e éd, trad par Michel Walz, Leipzig, 1980, à la p

314.

7 Bjarne Melkevik, Réflexions sur la philosophie du droit, Paris, L'Harmattan, & Ste Foy, Les Presses de l'Université Laval,

2000, à la p 13.

8 Ibid à la p 180.

4

portent pas atteinte à un idéal de justice. « Or la définition ne se trouve pas dans le droit en

vigueur, mais dépend de choix philosophiques »9.

Le positivisme juridique constitue une des écoles de pensée en philosophie du droit qui a

dominé au cours du XXe siècle faisant couler beaucoup d’encre. Les théoriciens du droit qui

adhèrent à cette école, parmi eux H.L. Hart, enseignent qu’ « il n’y a pas de relation nécessaire

entre le droit et la morale, ou entre le droit tel qu’il est et le droit tel qu’il devrait être10

».

Le positiviste anglais, John Austin, affirme que le droit est «une règle posée pour la gouverne

d’un être intelligent par un être intelligent qui a pouvoir sur lui »11

.

La Cour suprême dans l’affaire Bhadauria c Seneca College12

semble adopter ce courant de

pensée en refusant de reconnaitre un délit civil indépendant de discrimination, concluant que le

type de préjudice économique allégué par la demanderesse, victime d’une discrimination en

raison de son origine ethnique, n’est pas reconnu par la common law. Selon la Cour, le faite de

faire évoluer la common law « est rendue impossible par l’initiative du législateur qui, allant plus

loin que la common law, telle qu’elle existe en Ontario, a établi un régime qui, loin d’exclure les

cours, les intègre dans le mécanisme d’application prévu par le Code ». Et le juge conclu que :

« non seulement le Code empêche toute action civile fondée directement sur une

violation de ses dispositions, mais qu’il exclut aussi toute action qui découle de la

common law et est fondée sur l’invocation de la politique générale énoncée dans le Code.

Le Code lui-même établit les procédures destinées à la défense de cette politique

générale, procédure dont la demanderesse n’a pas cru bon se prévaloir. »

9 Troper, supra note 1 à la p 5.

10 Michel Troper, Pour une théorie juridique de l’État, 1ère éd, Paris, Presse Universitaire de France, 1994, à la p 28.

11 Hart, «L’ordre du Bandit Est-il du droit? » dans Frédéric Rouvillois, Le Droit, Paris, Flammarion, 1999, à la p 148.

12 [1981] 2 RCS 181, 124 DLR (3e) 193.

5

Ces discussions sur les rapports entre droit et morale entament deux voies distinctes.

« Elles portent d’une part sur les conditions de possibilité d’un positivisme

méthodologique qui, dans la ligne de Hart, s’entend d’une théorie du droit absolument

neutre et descriptive. Prétendant bouter les jugements de valeur hors du champ de la «

science » du droit, un tel projet continue de s’attirer les critiques de Dworkin et d’un

nombre croissant de théoriciens du droit. Le débat entre Hart et Dworkin ne se limite

toutefois pas à une discussion méthodologique ou épistémologique. Il porte également sur

des thèses substantielles relatives à la nature des liens qui unissent la morale à la validité

juridique6. Alors que les tenants du positivisme juridique contestent la nécessité d’un tel

lien, Dworkin – en cela rejoint par les théoriciens du droit naturel tels que Finnis –

soutient l’idée que le droit est consubstantiellement lié à la moralité de son contenu13

».

Cela dit, au cours des années 80, on aperçoit un virage de la Cour suprême du courant

positiviste, au courant antipositiviste représenté par Ronald Dworkin, illustrée dans le Renvoi

relatif à la sécession de Québec14

, et la question qui se pose à cet égard est: comment la Cour

suprême a adopté cette position Dowrkinienne au cours de son raisonnement?

Dans les passages qui suivent, nous allons procéder à l'analyse des 2 approches, positiviste

représentée par Hart et antipositiviste représentée par Dworkin tout en opérant une analyse brève

du Renvoi mentionné à la lumière de ces pensées philosophiques. Pour une meilleure

compréhension de ces deux auteurs il est primordial de procéder à survol sur les principes

fondamentaux du positivisme juridique.

1. Un bref survol sur le positivisme juridique

13

Bailleux Antoine, « « Hart vs. Dworkin » Actualité du « combat des chefs » dans la littérature anglo-saxonne » (2007) 59 : 2

RIEJ 173 [Bailleux].

14

[1998] 2 RCS 217, 161 DLR (4e) 385 [Le Renvoi].

6

Suivant la définition classique établie par Simone Goyard-Fabre, le positivisme juridique est

établit comme une perception du droit qui veut qu' [il n'y a[it] de loi que posée par l'État et dans

le cadre de l'État; elle n'en appelle à aucune transcendance mais à la seule capacité

constructiviste de la raison humaine; et ce constructivisme est axiologiquement neutre."15

À

l’encontre de la métaphysique, le positivisme juridique se caractérise surtout par son

rationalisme, son neutralisme. Cette approche fonde une distinction entre le droit qui «est» du

celui qui «doit être» et, dans cette perspective, attribue aux juristes la tâche de se relier au

premier plutôt qu'au second16

. Il en résulte une théorie du droit, qui, notamment, figure le droit

comme un système clos et autonome et, au surplus, une idéologie qui dissocie le droit du juste ou

dissout ce dernier dans la loi. On repère surtout dans cette définition due à Michel Troper

l’évocation des trois axes du positivisme; celui-ci conçoit le positivisme « tantôt une conception

de la science du droit, tantôt une théorie du droit, tantôt une idéologie »17

Évidemment, cette

définition démontre combien les facettes du positivisme juridique sont plus exubérantes que

celles que nous maintenons ici.

Notons que selon les positivistes, le droit demeure un fait social objectif que l'on peut repérer

et exposer comme n'importe quel autre fait social empirique. Les positivistes peuvent le

reproduire en utilisant divers conceptions, tels que la conception de norme, de règle valide, de

source formelle (les actes des parlements, les décisions judiciaires, les pratiques sociales

coutumières, par exemple), la notion d'intention psychologique ou de test fondamental qui

15

Simone Goyard-Fabre, "La fondation des lois civiles" (1993) 49:1 Laval théologique et philosophique 105 à la p. 110.

16 Herbert Lionel Adolphis Hart, The Concept of Law, 2e éd, Oxford, Clarendon Press, 1994 (Dans les pays de tradition civiliste,

le théoricien positiviste du droit le plus connu fut probablement Hans Kelsen, alors que dans les pays de common law, cette

influence revient sans doute à Herbert Hart).

17 Troper, supra note 1 à la p 19.

7

détermine de manière définitive la validité formelle des règles de droit et les conditions de

validité des propositions de droit (les commandements d'un souverain, les règles de

reconnaissance, la norme fondamentale, par exemple). Mais dans tous les cas, la théorie du droit

érigée est censée décrire ou indiquer correctement le droit tel qu'il est en fait.18

Cette dissociation du juste/dissolution dans la loi, entraîne du coup une renonciation à l'exercice

d'une décision normative sur les normes elles-mêmes, sur leur légitimité, ce qui pousse un auteur

à souligner que "[l]a thèse du positivisme juridique et politique au sens strict consiste dans le

blanc-seing ou consentement illimité à une entité juridique ou politique."19

Certes, rares sont les

juristes qui se tiennent à une approche aussi stricte, voire puriste, du positivisme20

. Mais cette

idée d’assujettissement illimité au pouvoir politique, nous conduit vers des critiques que

formulent certains juristes à l'encontre du positivisme juridique. Eux qui se révoltent contre les

injustices, légitimités par le droit auquel tant de groupes ont obéit au cours de l'histoire, ils

attaquent cette conception du droit qui entrave leur quête de justice en affermissant le dogme de

ce qui «est», avec tout ce que cela suppose en termes de soumission et de perpétuité de l'ordre

établi21

.

« Mais revenons-en à cette représentation archétypale et plus précisément à l'image que

18 Luc B. Tremblay, « Le positivisme juridique versus l’herméneutique juridique » (2012) 46 : 2 RJT 249.

19 Otfried Höffe, La justice politique. Fondement d'une philosophie critique du droit et de l'État, traduit par Jean Christophe

Merle, Paris, Presses Universitaires de France, 1991 à la p. 12.

20 Voir L. Fuller, The Morality of Law, éd. rév., New Haven, Yale University Press, 1969 (Par exemple, Lon Fuller s'érigea en

faux contre les théories accréditant cette façon de penser le droit. Il proposa ainsi que, pour qu'une norme puisse être qualifiée de

juridique, il fallait qu'elle réponde à des impératifs moraux internes).

21 Voir Michelle Villey, Leçons d'histoire de la philosophie du droit, 2e éd, Paris, D France, 1962 à la p 79 (Pour montrer le

danger que causent la soumission et la passivité dont peut être porteuse une trop grande concession à la norme positive, Michel

Villey donnait l'exemple des règles iniques édictées par une « dictature brutale ». l’abandon de la réflexion sur la justice mènerait

en bout de ligne à une «[a]cceptation de la force qui créerait le droit »).

8

les juristes se sont forgés de leur fonction sociale dans la foulée de l'émergence

du positivisme juridique. Comme une peau de chagrin, leur mission s'est rétrécie au point

d'être confinée à l'exégèse des sources du droit étatique. Du même coup, ils ont renoncé

au rôle de "sages" qu'ils avaient joué pendant des siècles. Les considérations plus

philosophiques sur la qualité des normes posées, par exemple en termes d'adéquation à la

réalité sociale, ou sur leur justice intrinsèque furent à toutes fins pratiques oubliées. La

définition même de la normativité juridique a aussi été affectée par cette approche, l'idée

de droit ayant été subsumée sous celle de droit positif étatique. Cette acceptation par les

juristes d'un rôle de descripteurs-commentateurs du droit légiféré ou jurisprudentiel a

longtemps conditionné l'orientation de leurs travaux savants. Ainsi, ces travaux ont

généralement été entrepris dans une perspective strictement dogmatique, qui permet le

développement "(...) [d']un point de vue externe descriptif rendant compte du point de

vue interne des sujets de droit." Or, une approche exclusivement descriptive, qui évacue

d'emblée toute velléité d'évaluation externe du point de vue interne des acteurs du

système juridique, ne peut que mener à la création d'un cercle vicieux intellectuel. C'est

d'ailleurs ce que croient certains auteurs, qui estiment que l'épistémologie positiviste a

freiné, pour ne pas dire tué la créativité juridique. Si cela s'est vérifié tout

particulièrement dans les juridictions de droit romano-germanique, celles de droit anglo-

saxon n'ont pas non plus été épargnées. Là aussi, "[l]'orthodoxie a été valorisée aux

dépens de l'originalité" [notre traduction].

Ainsi figée dans ses confortables certitudes, l'épistémologie positiviste du droit fera de

l'étude de cette discipline un long fleuve tranquille. Pendant longtemps, toute tentative de

remise en question sera reléguée en périphérie de la pensée juridique. En exagérant à

peine, on pourrait même dire que, dans le royaume du droit, le questionnement

épistémologique a longtemps relevé de la sédition. Par le fait même, les études propres à

susciter un tel questionnement seront considérées avec suspicion. Les recherches

"externes", c'est-à-dire les recherches interdisciplinaires, empiriques ou non, subiront ce

sort. Ainsi, ne pourra vraiment être objective -- et juridique -- que l'étude dans le droit, et

non l'étude sur le droit, cette dernière pouvant corrompre la première en favorisant

l'immixtion de considérations non juridiques susceptibles de remettre en question

l'objectivité postulée du "vrai" droit. D'où, comme on l'a noté, l'"isolationnisme

intellectuel" du droit, dont l'objectivisme mène en bout de ligne au conformisme.»22

Cela dit, dans les pays de droit anglo-saxon, le théoricien positiviste le plus influent du XXe

siècle fut Herbert Hart. Et cela nous invite à une étude approfondie de sa propre approche du

22

Jean-François Gaudreault-DesBiens, «Identitarisation du droit et perspectivisme épistémologique. Quelques jalons pour une

saisie juridique complexe de l'identitaire» (2000) 13 Can JL & Jur 33.

9

positivisme juridique qui a acquis une grande importance en common law; Hart parait un des

plus important philosophes du droit contemporain.

2. Herbert Hart : le positivisme juridique contemporain

Né en Angleterre en 1907, Herbert Lionel Adolphis Hart fit ses études en littérature, l’histoire

ancienne, et la philosophie à Oxford et il pratiqua le droit pendant 8 ans. Durant la 2ème

guerre

mondiale, Hart rencontra 2 professeurs en philosophie nommés avec lui pour le service de

military intelligence : Gilbert Ryle et Stuart Hamsphire. Affecté par leur courant de pensée

rénovateur de la philosophie spéculative et métaphysique, et par la «philosophie du langage

ordinaire défendue par J.L Austin, Hart publie son ouvrage de The Concept of Law, considéré un

des plus grand ouvrage de l’histoire de la philosophie du droit.23

Dans son livre, Hart a développé ce que d’autres ont appelé la théorie des sources24

tout

en définissant le droit comme «l’union de deux types de règles sociales : primaires et

secondaires». Les règles primaires du droit, selon Hart, visent à interdire certains

comportements et à imposer d’autres. Tandis que les règles secondaires qui « jointes aux

règles primaires, servent de remèdes à l’incertitude, le statisme, et l’inefficacité d’un

système juridique jusque-là élémentaire et primitif » en d’autres termes, les règles

secondaires permettent de façonner, rectifier ou résilier les règles primaires. Les règles

primaires établissent des obligations tandis que les règles secondaires accordent des

pouvoirs.25

Mais comment peut-on identifier les règles qui comptent vraiment comme «

règles de droit »? Hart indique que ce processus se déroule par le biais d’une règle de

reconnaissance adoptée par les praticiens du droit, notamment les tribunaux, qui assigne

certains critères : en Angleterre par exemple, font partie du système juridique, les lois

23

François Blais, « La philosophie du droit de H.L. A. Hart » (1993) 8 : 2 RCDS 1.

24 Troper, supra note 1 aux pp 86-88 (« L’expression « sources du droit », née dans la doctrine allemande du XIXe siècle, désigne

aussi bien les divers modes de créations de règles que les classes de règles désignées par la manière dont elles ont été créées. (…)

La doctrine juridique classique reconnait deux sources du droit interne- en droit international, la question se pose dans des termes

différents - la loi et la coutume »).

25 Ibid à la p 9.

10

promulguées par le parlement ou les règles qui découlent d’un acte du parlement. La

règle de reconnaissance, comme l’indique Hart, n’est pas formulée expressément. Son

existence dépend de la pratique judiciaire et d’autre autorité officielle. Elle ne vise pas à

établir la validité des autres règles mais seulement leur simple existence et par la suite

leur appartenance au système. «C’est la constatation de la règle de reconnaissance qui

permet à la science du droit de déterminer les limites de son objet, puisque les règles qu’il

s’agit de décrire sont celles qui sont identifiées par les tribunaux ». Mais la règle de

reconnaissance ne peut être présumée : « elle est une pratique sociale constatée par la

science du droit ». 26

Selon Hart,

« [l]e droit comme système de régulation des comportements tient sa «normativité» de la

règle de reconnaissance. Cette règle est ultime en ce sens que sa force dépend de son

acceptation par une communauté particulière plutôt qu’à sa conformité avec d’autres

règles. Il ne peut exister aucune règle antérieure justifiant sa validité. Elle reste aux yeux

de plusieurs commentateurs la pièce maitresse du positivisme juridique hartien ».27

Mais l’un des problèmes les plus courants auquel la philosophie de droit fut confrontée depuis

longtemps, a été de déterminer le pouvoir exercé par les juges dans l’interprétation du contenu

des règles juridiques. Hart introduit pour la première fois dans son ouvrage, The Concept of Law,

la notion de texture ouverte. Le recours à cette notion a pour fin d’établir que « le principe que le

droit n’est pas et ne devrait pas être compris comme un système fermé et complètement clos ».

La notion de « texture ouverte », constitue une hypothèse selon laquelle les mots n'ont pas de

signification contextuelle fixe. Hart prévoit que les règles de droit ont des contours flous, et cela

revient au fait qu’une règle de droit ne prend pas en considération que les cas les plus fréquents,

et lorsque là-dessus survient un cas en dehors des termes généraux de la règle, on est alors en

droit, là où le législateur a omis de prévoir le cas, de rétablir l’omission et de se faire l’interprète

pour déterminer l’application ou non de ces termes à la situation particulière. « Dans ces

26

Ibid à la p 53.

27 Blais, supra note 23 à la p 10.

11

situations embarrassantes, où il existe aussi bien des raisons d’accepter que de refuser

l’application d’un terme, on doit s’en remettre à une instance décisionnelle qui choisira sur les

bases entre autres d’une «appréciation» de la nature de la portée, et des motifs à l’origine de la

règle ».28

Dans son ouvrage, The Concept of Law, Hart écrit que

« [d]ans tout système juridique, un champs étendu et important est laissé ouvert à

l’exercice du pouvoir d’appréciation des tribunaux et autres autorités, qui consiste à

préciser des directives originellement vagues, à résoudre les indéterminations contenues

dans la loi, ou à étendre et à restreindre la portée des règles que les précédents

obligatoires ne font que transmettre grossièrement ».29

« La doctrine hartienne de la discrétion judiciaire - comme l’indique l’auteur Blais - est tributaire

de sa conception du langage juridique comme texture ouverte »30

.

S’appuyant sur la notion de « texture ouverte » de Hart, Antoine Jeammaud y a vu

« l’opportune dénonciation du ‘fétichisme de la solution unique’, la découverte qu’interpréter

consiste moins à découvrir le sens d’un énoncé qu’à donner un sens à celui-ci par une opération

qui est affaire de volonté autant que de connaissance »31

. Benoit Frydman, de son côté, a bien

résumé la conception hartienne de l’interprétation, en rappelant la distinction dont il part entre

des « cas simples » qui ne requièrent « aucune interprétation » et des « cas limites » dont la

solution « requiert un choix et donc une décision ». Il précise encore que « Hart ne fournit aucun

28

Ibid à la pp 20.

29 Herbert Lionel Adolphis Hart, Le Concept de Droit, traduit par Michel van de Kerchove, Bruxelles, Facultés universitaires

Saint-Louis, 1976, à la p 244.

30 Blais, supra note 23 à la p 23.

31 A. Jeammaud, « L’ordre, une exigence du droit? » dans P.Ancel et M. Cl Rivier, dir, Les divergences de jurisprudence,

Université de Saint-Etienne, 2003 à la p 20.

12

critère permettant de distinguer les bonnes décisions des mauvaises (no right answer)32

. Et pour

Hart si la réponse n’est pas dans les termes généraux des règles de droit, le juge peut utiliser sa

discrétion.

Cela dit, la conception hartienne a pour conséquence de confier aux tribunaux une fonction de

«créer des lois»33

, puisque dans les cas difficiles le juge n’est pas en train d’appliquer le droit, il

est en train de le créer.

Un cas difficile apparaît en droit quand, dans un litige, aucune règle juridique ne s’applique, ou

quand plusieurs règles paraissent valides sans qu’on puisse simplement opérer un choix entre

elles. Dans ce cas, puisque les règles sont imprécises, vagues ou silencieuses, le juge doit dire

plus que ce que les règles seules impliquent. C’est cette marge de manœuvre confiée au juge par

les règles que désigne la notion de pouvoir discrétionnaire: en absence de règle claire, le juge

peut agir à partir de son pouvoir normatif pour trancher le cas difficile qui lui est soumis. Selon

cette définition, largement reconnue dans le langage juridique courant, le juge n’intervient

personnellement que dans les cas limites, c’est-à-dire dans les cas qu’on appelle difficiles par

opposition aux cas ordinaires.

Dans son ouvrage The Concept of Law Hart parait le représentant du positivisme

contemporain suivant les nombreuses idées qu’il a développées, parmi elles nous

mentionnons:

Une critique de la théorie de John Austin que la loi est le commandement du souverain

forcée par la menace de sanctions.

32 Benoit Frydman, Le sens des lois. Histoire de l’interprétation de la raison juridique, Bruxelles, Bruylant, 2005, à la p 567.

33 Blais, supra note 23 à la p 23.

13

Une distinction entre les facteurs internes et externes de la loi et des règles, à proximité

de (et influencés par) la distinction de Max Weber entre le sociologique et les

perspectives morales de droit.

Une distinction entre les règles sociales primaires et secondaires, tels qu'une règle

primaire régit la conduite, comme le droit pénal et une règles secondaires régissant les

méthodes de procédure par lequel les règles primaires sont appliquées, de poursuites et

ainsi de suite. Hart énumère spécifiquement trois règles secondaires; ils sont:

La règle de reconnaissance, la règle selon laquelle tout membre de la société peut

vérifier afin de découvrir ce que les règles primaires de la société sont. Dans une

simple société, Hart dit, la règle de reconnaissance peut être que ce qui est écrit

dans un livre sacré ou ce qui est édicté par un souverain. Hart annonce le concept

de règle de reconnaissance comme une évolution de la «norme fondamentale» de

Hans Kelsen.

La règle du changement, la règle selon laquelle les règles primaires existantes

pourraient être créés, modifiés ou supprimés.

La règle de décision, la règle selon laquelle la société peut établir le moment où

une règle a été violée et prescrire un remède.

Par ailleurs, une critique judicieuse a également été adressée à Hart par un autre théoricien

antipositiviste contemporain du droit qui a influencé amplement la Cour suprême canadienne dès

les années 80: Ronald Dworkin.

14

Dworkin est à la fois de nationalité américaine et un des partisans du constitutionnalisme, ce qui

marque doublement sa pensée : il examine le raisonnement du juge dans le contexte particulier

de la common law et prend spécifiquement pour objet le droit constitutionnel américain. La

pensée de Dworkin se marque dans un débat propre à la théorie du droit américaine, qui se

formule autour de la problématique des cas difficiles (hard cases) et du pouvoir discrétionnaire

du juge abordés par Hart.

Pour une meilleur compréhension de ce débat, nous exposons cette ligne de pensée

Dworkinienne, tout en exposant sa critique au courant positiviste représenté par Hart, et le rôle

qui doit être conféré aux tribunaux dans l’interprétation des règles de droit, surtout dans « les cas

difficiles ».

3. La pensée Dworkiniènne ou l’antipositivisme Dworkinnien

Selon Dworkin, le droit ne se compose pas uniquement de normes, il comprend aussi des

principes. Afin de distinguer entre norme et principe, Dworkin cite une décision de la Cour

d’appel de New York qui date depuis 1889 dans l’affaire Riggs c Palmer. Un homme avait tué

son grand-père pour qu’il puisse l’hériter. Après sa condamnation, celui-ci prétend qu’il a droit

dans le patrimoine de son grand-père puisqu’il est désigné comme héritier par ce dernier.

Comme l’indique Dworkin, la prétention de cet assassin est bien fondée suivant les règles en

vigueur puisque rien n’est mentionné sur l’état mental ou le casier judiciaire des héritiers. Une

stricte fidélité au droit testamentaire prescrirait que ce meurtrier touche l’héritage. Néanmoins, le

15

tribunal rejette sa prétention par application d’un principe non-écrit, sel lequel, nul ne peut tirer

profit du mal qu’il a fait. Dworkin tire de cette décision les conclusions suivantes34

:

« a/ à la différence des règles ou normes, qui sont proposées et qui expriment la volonté

d’une autorité, le principe n’est pas posé, mais découvert par le juge;

b/ alors qu’on obéit ou non à la norme en adoptant ou non la conduite prescrite,

l’obéissance au principe est susceptible de degrés;

c/ le principe est de nature morale;

d/ il n’est pas universel, car il y a bien des cas où l’on peut profiter du mal qu’on a fait [le

principe de la prescription acquisitive est un exemple fourni par Dworkin : si quelqu’un

passe illégalement sur un bien-fonds pour une période de temps assez longue, il finirait

par acquérir le droit de le traverser autant qu’il le plaira].

e/ le principe permet de suspendre l’application d’une règle valide ou de lui apporter des

exceptions ».

L’existence des principes juridiques qui se distinguent des normes entraine pour Dworkin une

remise en cause du positivisme.

Selon le positivisme, le droit est un ensemble de normes et les juges n’ont qu’à les appliquer

aux litiges qui leur sont présentés. Mais, comme dans les cas difficiles désignés par Hart, les

règles en vigueurs, ne contiennent pas la solution puisqu’elles renferment des termes généraux

qui s’appliquent de façon générale, sans prévoir certaines situations particulières. Cela mène les

juges à trancher le litige d’une façon discrétionnaire. À cela s’oppose Dworkin.

«La thèse de Dworkin conduit au contraire à admettre, que même dans les cas difficiles,

le juge peut toujours trouver la solution dans le droit en vigueur. Il lui suffit de

découvrir un principe applicable. Le plus souvent, il ne s’agira pas d’un principe posé.

Le juge le découvre par un effort d’abstraction à partir de l’ensemble du droit. En effet,

comme les principes constituent le fondement des règles, la connaissance des règles

peut conduire à la découverte des principes qui les fondent. Il y a ainsi, pour tout litige,

34 Troper, supra note 1 à la p 73; Ronald Dworkin, «le positivisme» (1985), 1 Dr et Soc 42 [Dowrkin-Positivisme].

16

une seule solution correcte, une seule « bonne réponse », et le juge ne dispose d’aucun

pouvoir discrétionnaire35

».

En d’autres termes, Dworkin souligne que lorsque les positivistes maintiennent que les juges

peuvent utiliser leur pouvoir discrétionnaire lorsqu'ils sont rapprochés par des cas difficiles, ils

sont contraints de faire appel à la théorie du pouvoir discrétionnaire dans son "sens fort", c'est-à-

dire que « sur un problème donné [le juge] n'est tout simplement pas lié par des standards établis

par l'autorité en question ». Cette façon d'envisager le pouvoir discrétionnaire signifie que les

juges devront utiliser d'autres standards que les règles afin de fonder leurs jugements ".36

Les positivistes, selon Dworkin, doivent nécessairement présenter de quelle façon les principes

qui dirigent le pouvoir discrétionnaire des juges, qui ne sont pas a priori formulés par une règle

de droit conformément au test de reconnaissance, peuvent s'établir malgré tout dans cet ordre

juridique. Cette exigence est d'autant plus cruciale que Dworkin retrace que dans plusieurs cas,

les juges changent ou modifient complètement une règle de droit existante en s'appuyant sur des

principes. L'incapacité des positivistes à exposer comment ces standards peuvent provenir

ultimement de la règle de reconnaissance abolit, selon lui, l'ensemble de leur théorie reposant sur

le test de pedigree. Ainsi faut-il conclure, croit Dworkin, que si l'on admet les principes comme

étant du droit, on doit contester le postulat positiviste selon lequel « le droit d'une communauté

se distingue des autres normes sociales à l'aide d'un test qui prend la forme d'une règle

fondamentale »37

.

35 Troper, Ibid à la p 74.

36 Dworkin -Positivisme, supra note 34 à la pp 51.

37 Ronald Dworkin,« Prendre les droits au sérieux », trad par Marie-Jeanne Rossignol et Frédéric Limare, Paris, Presses

Universitaire de France, 1995 .

17

À cela s’ajoute une autre critique du positivisme de la part de Dworkin qui opère une séparation

du droit de la morale, puisque « les principes qui font partie du droit, sont, selon lui de nature

morale38

».

«La thèse de la séparabilité du droit et de la morale – dénommée ci-après « thèse de la

séparabilité » – est au cœur du désaccord entre Hart et Dworkin. Le premier considère

que la légalité d’une règle n’est pas nécessairement liée à la moralité de son contenu.

(…) Très vite, Dworkin s’inscrit en faux contre cette tentative d’explication de la

normativité juridique. Dans le « modèles des règles », il conteste la valeur explicative de

la théorie de Hart. Il fait observer que dans de nombreuses situations, et tout

particulièrement dans les « cas difficiles », les juristes «(…) font appel à des normes qui

ne fonctionnent pas comme des règles mais opèrent différemment, comme des principes

(…) ». Ainsi en est-il par exemple du principe selon lequel « nul ne peut tirer profit du

mal qu’il a causé ». Contrairement aux « règles » identifiées dans Le Concept de Droit,

les « principes » expriment toujours des exigences morales, généralement inspirées par

des considérations de justice et d’équité. À l’inverse des règles, qui s’appliquent selon

une logique du « tout ou rien », les principes « (…) indique[nt] plutôt une raison d’aller

dans un sens, mais non pas de prendre nécessairement une décision particulière ». Les

principes se distinguent encore des règles en ce que leur normativité est graduelle,

dépendante de leur poids ou de leur importance. Deux principes contradictoires peuvent

donc parfaitement s’appliquer à une même affaire, conduisant le juge à opérer un délicat

arbitrage. Dworkin reproche à Hart de ne pas rendre compte de l’existence de ces

principes. En considérant qu’en dehors des règles, il n’y a rien hormis le pouvoir

discrétionnaire du juge, Hart ignore un pan essentiel de la pratique juridique. »39

Pour conclure, Dworkin considère que, là où il y a une incertitude et les règles de droit ne

s’appliquent pas, il faut creuser ou aller plus loin. S’il n’y a pas une règle qui s’applique à un cas

« difficile », on applique des principes qui sous-tendent les règles, et là où il n’y a pas une

réponse juridique on essaie de comprendre le système juridique pas seulement au niveau des

règles, mais au niveau des principes et on tente d’identifier ces principes comme la primauté de

droit ou comme la séparation du pouvoir ou comme «nul ne devrait bénéficier de sa propre

turpitude». On va utiliser ces principes pour trouver des réponses. Ça c’est la technique qu’on est

38 Troper, supra note 1 à la p 74.

39 Bailleux , supra note 13 à la pp 173-220.

18

en train d’apprendre, parce que Dworkin a dominé depuis les années 80. Et Dworkin a même dit

que même si les principes échouent de fournir la bonne réponse ou là où il y a 2 ou 3 principes

qui entrent en contradiction, on peut aller plus loin dans «background political morality», où le

juge peut trouver la réponse dans le libéralisme qui existe aux États-Unis par exemple. Donc

pour Dworkin il y a toujours une bonne réponse juridique, et une décision judiciaire, n’est ni un

acte de sujétion total à la lettre du texte et au désir de son auteur, ni un acte arbitraire par lequel

le juge exprimerait librement ses propres préférences.

Cela dit, le courant de pensée représenté par Dworkin a influencé une des grandes décisions

rendue par la Cour suprême canadienne en 1998, parmi elle, le Renvoi relatif à la sécession du

Québec dont nous présentons un résumé et une analyse en se fondant sur cette approche

Dworkinienne.

3. L’analyse du Renvoi relatif à la sécession du Québec à la lumière de

l’approche Dworkinienne

Selon la pensée de Dworkin, « le juge, certes tranche les conflits en faisant appel à des

principes, mais il trouve ces principes dans le droit même40

».

Dans le renvoi relatif à la sécession du Québec [Le Renvoi], la province de Québec veut se

séparer du Canada et donc demande à la Cour suprême de Canada s’il est possible en droit de

procéder à une sécession unilatérale. La principale question en litige soumise à la Cour par le

40 Ronald Dworkin, « Intégrité judiciaire, intégrité législative et simple cohérence », dans Gabrielle Radica, La Loi, Paris,

Flammarion, 2000, à la p 171.

19

Québec était comme suit : l’assemblée nationale peut-elle, en vertu de la constitution, procéder

unilatéralement à la sécession du Québec au Canada?

En répondant à cette question justiciable, la Cour a posé un précepte important; la Constitution

n'est pas simplement un texte écrit. Elle comprend tout un système de règles et principes qui

gouvernent l'exercice du pouvoir constitutionnel. Une lecture superficielle de certains articles

particuliers de la Constitution, sans plus, pourrait induire en erreur. Il faut procéder à un

examen plus approfondi des principes sous-jacents qui fondent l'ensemble de la Constitution

canadienne, dont le fédéralisme, la démocratie, le constitutionnalisme et la primauté du droit,

ainsi que le respect des minorités41

. Ces principes doivent orienter notre évaluation globale des

droits et obligations constitutionnels qui entreraient en jeu si une majorité claire de Québécois,

en réponse à une question claire, votaient pour la sécession.

Les principes énumérés par la Cour dans ce Renvoi, tirent leur origine du préambule de la Loi

constitutionnelle de 186742

, un acte considérée par la Cour comme étant :

« un acte d'édification d'une nation. Elle était la première étape de la transformation de

colonies dépendant chacune du Parlement impérial pour leur administration en un État

politique unifié et indépendant où des peuples différents pouvaient résoudre leurs

divergences et, animés par un intérêt mutuel, travailler ensemble à la réalisation

d'objectifs communs. Le fédéralisme était la structure politique qui permettait de

concilier unité et diversité »43

.

En exposant la nature de ces principes sous-jacents la Cour indique que

41

Le Renvoi, supra note 14 au para 32.

42 Loi Constitutionnelle de 1867 (R-U), 30 & 31 Vict, c 3, reproduite dans LRC 1985, ann II, n°5.

43 Le Renvoi, supra note 14 au para 43.

20

« [n]otre Constitution est principalement une Constitution écrite et le fruit de 131 années

d'évolution. Derrière l'écrit transparaissent des origines historiques très anciennes qui

aident à comprendre les principes constitutionnels sous-jacents. Ces principes inspirent

et nourrissent le texte de la Constitution: ils en sont les prémisses inexprimées. (…)Ces

principes déterminants fonctionnent en symbiose. Aucun de ces principes ne peut être

défini en faisant abstraction des autres, et aucun de ces principes ne peut empêcher ou

exclure l'application d'aucun autre44

».

« Bien que ces principes sous-jacents ne soient pas expressément inclus dans la

Constitution, en vertu d'une disposition écrite, sauf pour certains par une allusion

indirecte dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, il serait impossible de

concevoir notre structure constitutionnelle sans eux. Ces principes ont dicté des aspects

majeurs de l'architecture même de la Constitution et en sont la force vitale45

« Ces principes guident l'interprétation du texte et la définition des sphères de

compétence, la portée des droits et obligations ainsi que le rôle de nos institutions

politiques. Fait tout aussi important, le respect de ces principes est indispensable au

processus permanent d'évolution et de développement de notre Constitution, cet

[TRADUCTION] «arbre vivant» selon la célèbre description de l'arrêt Edwards c.

Attorney-General for Canada, [1930] A.C. 124 (C.P.), à la p. 136. Notre Cour a indiqué

dans New-Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle-Écosse (Président de l'Assemblée

législative), [1993] 1 R.C.S. 319, que les Canadiens reconnaissent depuis longtemps

l'existence et l'importance des principes constitutionnels non écrits de notre système de

gouvernement »46

.

Cet extrait de la décision reflète clairement l’approche Dworkinienne vis-à-vis les principes

non-écrits qui considère qu’ « [u]ne fois qu’on a identifié les principes comme une espèce

distincte de standard, on prend tout à coup conscience qu’ils sont présents tout autour de nous47

».

La Cour poursuit son exposé de la nature de ces principes comme suit :

« Des principes constitutionnels sous-jacents peuvent, dans certaines circonstances,

donner lieu à des obligations juridiques substantielles (ils ont «plein effet juridique» selon

les termes du Renvoi relatif au rapatriement, précité, à la p. 845) qui posent des limites

substantielles à l'action gouvernementale. Ces principes peuvent donner naissance à des

44

Ibid au para 49.

45 Ibid au para 51.

46 Ibid au para 52.

47Dowrkin-Positivisme, supra note 34 à la p 48.

21

obligations très abstraites et générales, ou à des obligations plus spécifiques et précises.

Les principes ne sont pas simplement descriptifs; ils sont aussi investis d'une force

normative puissante et lient à la fois les tribunaux et les gouvernements48

».

Cela nous rappelle de la perception de Dowrkin où

« [l]e droit, pour lui, constitue plus qu’un système de règles et qu’un corpus de textes.

C’est une entreprise politique en cours, qui comporte des normes qui ne sont pas toujours

explicites dans les textes. Par conséquent, le droit établi et les textes de loi n’épuisent pas

le droit dans son ensemble. De plus, les faits eux-mêmes ne peuvent être interprétés de

manière neutre. Ils font nécessairement l’objet d’une appréhension, d’une

«précompréhension» en termes herméneutiques, qui est elle-même déjà soumise à nos

postulats théoriques. En d’autres termes, nous n’avons jamais accès aux faits « purs »49

La pensée dworkinienne est décrite par Paul Amselek, comme suit :

« [pour Dworkin], le droit en vigueur à chaque instant dans une société donnée est

complet, car il est possible, à partir des différentes règles qui le composent, de tirer des

principes implicites plus généraux permettant de résoudre tous les cas susceptibles de se

présenter. Aucune démarche véritablement inventive ne serait donc nécessaire de la part

des interprètes et praticiens du droit, et notamment de la part des juges : il suffirait de

savoir tirer l'implicite objectivement contenu dans l'explicite. Si nous n'y parvenons par

toujours en pratique, c'est seulement par suite d'une défaillance de nos capacités

intellectuelles ; mais un juge surdoué aux capacités appropriées [...] pourra le faire sans

difficulté »50

.

La théorie de Dworkin semble remplacer celle de Hart (déjà exposée) qui croit à la théorie du

pouvoir discrétionnaire des juges dans son "sens fort", c’est-à-dire que « sur un problème donné

[le juge] n'est tout simplement pas lié par des standards établis par l'autorité en question ». Dans

le présent Renvoi, La Cour suprême a creusé dans le texte de la Constitution afin de repérer une

justification pour la création de nouvelles règles : elle a conclu que le préambule de la Loi

48

Le Renvoi, supra note 14 au para 54.

49 Julie Allard, « Interprétation, narration et argumentation en droit : le modèle du roman à la chaîne chez Ronald Dworkin »,

dans Emmanuelle Danblon, Emmanuel de Jonge et Ekaterina Kissina, dir, Argumentation et narration, Bruxelles, Université de

Bruxelles, 2008, à la p 71.

50 P. Amselek, "À propos de la théorie kelsénienne de l'absence de lacunes dans le droit" dans La pensée politique de Hans

Kelsen, Cahiers de philosophie politique et juridique, no 17, Caen (Fr.), Centre de publication de l'Université de Caen, 1990 à la

p. 122.

22

constitutionnelle de 1867 invite les tribunaux à combler le vide dans le texte écrit. Donc la Cour

suprême a justifié sa décision sur la base d'une règle qui avait une source juridique, le préambule

de la Constitution.

Ce processus adopté par la Cour suprême se conforme avec le concept de pouvoir

discrétionnaire, tel que décrit par Dworken qui dit ceci :

« [l]e concept du pouvoir discrétionnaire ne convient vraiment que dans un type de contexte :

quand quelqu’un est chargé de prendre des décisions soumises à des standards émis par une

autorité particulière. (…) Le pouvoir discrétionnaire, comme le trou dans le gruyère, n’existe

pas, si ce n’est dans un espace laissé vide par les limites qui l’entourent51

Ultérieurement, La Cour suprême a établi que ces « principes non écrits de la Constitution ont

bel et bien une force normative…puissante et lient à la fois les tribunaux et les

gouvernements52

».

Ainsi, la Cour suprême, pareillement à Dowrkin, considère les principes juridiques non-écrits

comme des règles juridiques, en indiquant que certains d’eux sont juridiquement obligatoires et

doivent être respectés par les juges et les praticiens du droit, qui ont le mandat de décider des

obligations juridiques. En suivant cette approche, la Cour considère que le « droit » comporte des

principes aussi bien que des règles.

51 Ronald –Positivisme, supra note 34 à la p 51.

52 Lalonde c Ontario (2001), 56 O.R. (3d) 577 para 116, 208 DLR. (4e) 577.

23

Conclusion

Les conceptions positivistes et contemporaines du droit contribuent d'arrière-plan à la pensée

de Ronald Dworkin, qui veut d'emblée s'en démarquer. Il n'est pas facile de résumer sa réflexion

sur le droit : elle a un caractère tautologique, ayant été exprimée en plusieurs ouvrages et articles

sous une forme qui a évolué entre 1970 et aujourd'hui. En d'autres termes, Dworkin, à l'inverse

de Hart, n'est pas l'homme d'un seul livre. George Fletcher a écrit que l'axe Dworkin/Hart

ressemble aujourd'hui à ce que fut autrefois l'axe Blackstone/Bentham (à une génération de

distance, comme Hart et Dworkin) ou, plus loin encore, l'axe Coke/Hobbes (eux aussi à une

génération de distance). Dworkin symboliserait aujourd'hui le jurisprudence of rights.

Un tour d’horizon des différentes décisions de la Cour suprême mous révèle que tout de suite,

entre 1981 et 1997 la Cour a passé du positivisme à un antipositivisme qui est maintenant

accepté par celle-ci, et on va souvent plaider des principes. Nous pouvons remarquer que la Cour

suprême au Canada se réfère de plus en plus aux positions de la philosophie du droit, ou aux

écrits des philosophes du droit comme dans l’arrêt Oaks de 1986, où le juge en chef adopte une

conception morale du contrôle judiciaire, conception qui traduit la pensée antipositiviste

contemporaine incarnée par Dworkin, comme suit :

« [l]es tribunaux doivent être guidés par des valeurs et des principes essentiels à une

société libre et démocratique, lesquels comprennent, selon moi, le respect de la dignité

inhérente de l'être humain, la promotion de la justice et de l'égalité sociales, l'acceptation

d'une grande diversité de croyances, le respect de chaque culture et de chaque groupe et

la foi dans les institutions sociales et politiques qui favorisent la participation des

particuliers et des groupes dans la société. Les valeurs et les principes sous-jacents d'une

société libre et démocratique sont à l'origine des droits et libertés garantis par la Charte et

constituent la norme fondamentale en fonction de laquelle on doit établir qu'une

restriction d'un droit ou d'une liberté constitue, malgré son effet, une limite raisonnable

dont la justification peut se démontrer53

53

R c Oakes, [1986] 1 RCS 103; 26 DLR (4e ) 200, au para 64.

24

L’hypothèse de la Cour suprême vis-à-vis les principes non-écrit et l’autorité qu’elle confie à

ceux-ci nous invite à abandonner, non pas le projet descriptif de ces principes, mais le postulat

selon lequel la théorie de droit doit se fonder sur le modèle des sciences empiriques et avoir pour

objet uniquement les règles de droits valides et observables empiriquement.

Cela dit, on peut soutenir l’idée que

« [d]errière les controverses relatives à la place des principes dans le droit ou à la liberté

du juge face à des« cas difficiles », c’est en réalité la question des rapports entre droit et

morale qui se trouve au cœur du « choc des titans ». À l’origine dissimulée derrière des

points d’accrocs plus concrets, cette problématique fondamentale s’est progressivement

dépouillée de tout artifice pour apparaître aujourd’hui à l’état brut dans les réflexions des

théoriciens du droit contemporains qui poursuivent le débat entre Hart et Dworkin »54

.

Mais déterminer si l’approche antipositiviste de la pratique juridique au Canada produirait des

résultats beaucoup plus satisfaisants qu'une approche empirique positiviste constitue une tâche

difficile, même impossible, et a fait l’objet d’innombrables commentaires. Néanmoins, dans la

mesure où le discours et la pratique juridiques, notamment le processus de décision

constitutionnelle, se caractérisent par le devoir de promouvoir les principes sous-jacents, on peut

postuler, au moins comme hypothèse de travail, que ces notions possèdent, pour les juges, un

sens que ne laissent pas nécessairement transmettre les faits empiriques qui constituent, selon

l'approche positiviste, les sources de droit. En effet, même lorsque les mots fédéralisme,

démocratie, protection des minorités, constitutionnalisme et primauté de droit ne sont pas

formellement employés, leurs concepts demeurent présents dans toutes les décisions judiciaires,

tous les raisonnements et tous les arguments juridiques. Ce sont des concepts dont la

signification, non seulement guide et structure la pratique et le discours juridiques, mais les

constitue. La compréhension du sens de ces principes en droit canadien doit donc passer par la

54 Bailleux, supra note 13 à la p 175.

25

compréhension de la signification interne du concept à la lumière de la pratique et du discours

juridiques. À cette fin, le praticien doit nécessairement tenir compte du «point de vue interne»,

c'est-à-dire du point de vue de ceux qui sont engagés dans la pratique juridique au Canada,

notamment de ceux dont les actions consistent à promouvoir fédéralisme, démocratie, protection

des minorités, constitutionnalisme et primauté de droit en droit canadien.

26

BIBLIOGRAPHIE

LÉGISLATION

Loi Constitutionnelle de 1867 (R-U), 30 & 31 Vict, c 3, reproduite dans LRC 1985, ann II, n°5.

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Lalonde c Ontario (2001), 56 O.R. (3d) 577 para 116, 208 DLR. (4e) 577.

R c Oakes, [1986] 1 RCS 103; 26 DLR (4e ) 200, au para 64.

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