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Coelho, Paulo - L'alchimiste€¦ · P R O L O G U E L ' A l c h i m i s t e p r i t e n m a i n u n l i v r e q u ' a v a i t a p p o r t q u e l q u ' u n d e l a c a r a v a n

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L'édition française de ce livre est dédiéeà Brigitte Greggory

Titre original :

O ALQUIMISTA

Copyright © 1988 by Paulo CoelhoPour la traduction française :

© Éditions Anne Carrière, 1994

A J.Alchimiste qui connaît et utilise

les secrets du Grand Œuvre

Comme ils étaient en chemin,ils entrèrent en un certain bourg.Et une femme nommée Marthe lereçut dans sa maison.

Cette femme avait une sœur,nommée Marie, qui s'assit auxpieds du Seigneur et qui écoutases enseignements.

Marthe allait de tous côtés,occupée à divers travaux. Alorselle s'approcha de Jésus et dit :

— Seigneur! Ne considères-tupoint que ma sœur me laisse ser-vir toute seule? Dis-lui doncqu'elle vienne m'aider.

Et le Seigneur lui répondit :— Marthe ! Marthe ! Tu te mets

en peine et tu t'embarrasses deplusieurs choses. Marie, quant àelle, a choisi la meilleure part,qui ne lui sera point ôtée.

Luc, X, 38-42

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PROLOGUE

L'Alchimiste prit en main un livrequ'avait apporté quelqu'un de la caravane.Le volume n'avait pas de couverture, maisil put cependant identifier l'auteur : OscarWilde. En feuilletant les pages, il tombasur une histoire qui parlait de Narcisse.

L'Alchimiste connaissait la légende deNarcisse, ce beau jeune homme qui allaittous les jours contempler sa propre beautédans l'eau d'un lac. Il était si fasciné parson image qu'un jour il tomba dans le lacet s'y noya. A l'endroit où il était tombé,naquit une fleur qui fut appelée narcisse.

Mais ce n'était pas de cette manièrequ'Oscar Wilde terminait l'histoire.

Il disait qu'à la mort de Narcisse lesOréades, divinités des bois, étaient venuesau bord de ce lac d'eau douce et l'avaienttrouvé transformé en urne de larmesamères.

«Pourquoi pleures-tu? demandèrent lesOréades.

— Je pleure pour Narcisse, répondit lelac.

— Voilà qui ne nous étonne guère,

dirent-elles alors. Nous avions beau êtretoutes constamment à sa poursuite dansles bois, tu étais le seul à pouvoir contem-pler de près sa beauté.

— Narcisse était donc beau ? demanda lelac.

— Qui, mieux que toi, pouvait le savoir ?répliquèrent les Oréades, surprises. C'étaitbien sur tes rives, tout de même, qu'il sepenchait chaque jour ! »

Le lac resta un moment sans rien dire.Puis:

«Je pleure pour Narcisse, mais je nem'étais jamais aperçu que Narcisse étaitbeau. Je pleure pour Narcisse parce que,chaque fois qu'il se penchait sur mes rives,je pouvais voir, au fond de ses yeux, lereflet de ma propre beauté. »

«Voilà une bien belle histoire», dit l'Al-chimiste.

PREMIERE PARTIE

Il se nommait Santiago. Le jour décli-nait lorsqu'il arriva, avec son troupeau,devant une vieille église abandonnée. Letoit s'était écroulé depuis bien longtemps,et un énorme sycomore avait grandi àl'emplacement où se trouvait autrefois lasacristie.

Il décida de passer la nuit dans cetendroit. Il fit entrer toutes ses brebis par laporte en ruine et disposa quelques plan-ches de façon à les empêcher de s'échap-per au cours de la nuit. Il n'y avait pas deloups dans la région mais, une fois, unebête s'était enfuie, et il avait dû perdretoute la journée du lendemain à chercherla brebis égarée.

Il étendit sa cape sur le sol et s'allongea,en se servant comme oreiller du livre qu'ilvenait de terminer. Avant de s'endormir, ilpensa qu'il devrait maintenant lire desouvrages plus volumineux : il mettrait ainsiplus de temps à les finir, et ce seraient desoreillers plus confortables pour la nuit.

Il faisait encore sombre quand il s'éveilla.Il regarda au-dessus de lui et vit scintiller

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les étoiles au travers du toit à moitié effon-dré.

«J'aurais bien aimé dormir un peu pluslongtemps », pensa-t-il. Il avait fait le mêmerêve que la semaine précédente et, de nou-veau, s'était réveillé avant la fin.

Il se leva et but une gorgée de vin. Puis ilse saisit de sa houlette et se mit à réveillerles brebis qui dormaient encore. Il avaitremarqué que la plupart des bêtes sor-taient du sommeil sitôt que lui-même re-prenait conscience. Comme si quelquemystérieuse énergie eût uni sa vie à celledes moutons qui, depuis deux ans, parcou-raient le pays avec lui, en quête de nourri-ture et d'eau. « Ils se sont si bien habitués àmoi qu'ils connaissent mes horaires», sedit-il à voix basse. Puis, après un instant deréflexion, il pensa que ce pouvait aussibien être l'inverse: c'était lui qui s'étaithabitué aux horaires des animaux.

Il avait cependant des brebis qui tar-daient un peu plus à se relever. Il les réveil-la une à une, avec son bâton, en appelantchacune d'elles par son nom. Il avait tou-jours été persuadé que les brebis étaientcapables de comprendre ce qu'il disait.Aussi leur lisait-il parfois certains passagesdes livres qui l'avaient marqué, ou bien illeur parlait de la solitude ou de la joie devivre d'un berger dans la campagne, com-mentait les dernières nouveautés qu'il avaitvues dans les villes par où il avait l'habi-tude de passer.12

Depuis l'avant-veille, pourtant, il n'avaitpratiquement pas eu d'autre sujet deconversation que cette jeune fille qui habi-tait la ville où il allait arriver quatre joursplus tard. C'était la fille d'un commerçant.Il n'était venu là qu'une fois, l'année pré-cédente. Le commerçant possédait unmagasin de tissus, et il aimait voir tondreles brebis sous ses yeux, pour éviter toutetromperie sur la marchandise. Un ami luiavait indiqué le magasin, et le berger yavait amené son troupeau.

« J'ai besoin de vendre un peu de laine »,dit-il au commerçant.

La boutique était pleine, et le commer-çant demanda au berger d'attendre jus-qu'en début de soirée. Celui-ci alla doncs'asseoir sur le trottoir du magasin et tiraun livre de sa besace.

«Je ne savais pas que les bergers pou-vaient lire des livres», dit une voix defemme à côté de lui.

C'était une jeune fille, qui avait le typemême de la région d'Andalousie, avec seslongs cheveux noirs, et des yeux qui rappe-laient vaguement les anciens conquérantsmaures.

«C'est que les brebis enseignent plus dechoses que les livres», répondit le jeuneberger. Ils restèrent à bavarder, plus dedeux heures durant. Elle dit qu'elle était lafille du commerçant, et parla de la vie auvillage, où chaque jour était semblable auprécédent. Le berger raconta la campagned'Andalousie, les dernières nouveautésqu'il avait vues dans les villes par où il14

était passé. Il était heureux de n'être pasobligé de toujours converser avec ses bre-bis.

« Comment avez-vous appris à lire ? vint àdemander la jeune fille.

— Comme tout le monde, répondit-il. Al'école.

— Mais alors, si vous savez lire, pour-quoi n'êtes-vous donc qu'un berger ? »

Le jeune homme se déroba, pour n'avoirpas à répondre à cette question. Il étaitbien sûr que la jeune fille ne pourrait pascomprendre. Il continua à raconter seshistoires de voyage, et les petits yeux mau-resques s'ouvraient tout grands ou serefermaient sous l'effet de l'ébahissementet de la surprise. A mesure que le tempspassait, le jeune homme se prit à souhaiterque ce jour ne finît jamais, que le père dela jeune fille demeurât occupé longtempsencore et lui demandât d'attendre pendanttrois jours. Il se rendit compte qu'il res-sentait quelque chose qu'il n'avait encorejamais éprouvé jusqu'alors: l'envie de sefixer pour toujours dans une même ville.Avec la jeune fille aux cheveux noirs, lesjours ne seraient jamais semblables.

Mais le commerçant arriva, finalement,et lui demanda de tondre quatre brebis.Puis il paya ce qu'il devait et l'invita àrevenir l'année suivante.

Page 5: Coelho, Paulo - L'alchimiste€¦ · P R O L O G U E L ' A l c h i m i s t e p r i t e n m a i n u n l i v r e q u ' a v a i t a p p o r t q u e l q u ' u n d e l a c a r a v a n

Il ne manquait plus maintenant quequatre jours pour arriver dans cette mêmebourgade. Il était tout excité, et en mêmetemps plein d'incertitude: peut-être lajeune fille l'aurait-elle oublié. Il ne man-quait pas de bergers qui passaient par làpour vendre de la laine.

«Peu importe, dit-il, parlant à ses brebis.Moi aussi, je connais d'autres filles dansd'autres villes. »

Mais, dans le fond de son cœur, il savaitque c'était loin d'être sans importance. Etque les bergers, comme les marins, ou lescommis voyageurs, connaissent toujoursune ville où existe quelqu'un capable deleur faire oublier le plaisir de courir lemonde en toute liberté.

Alors que paraissaient les premièreslueurs de l'aube, le berger commença àfaire avancer ses moutons dans la directiondu soleil levant. « Ils n'ont jamais besoin deprendre une décision, pensa-t-il. C'estpeut-être pour cette raison qu'ils restenttoujours auprès de moi.» Le seul besoinqu'éprouvaient les moutons, c'était celuid'eau et de nourriture. Et tant que leur ber-ger connaîtrait les meilleurs pâturagesd'Andalousie, ils seraient toujours sesamis. Même si tous les jours étaient sem-blables les uns aux autres, faits de longuesheures qui se traînaient entre le lever et lecoucher du soleil; même s'ils n'avaientjamais lu le moindre livre au cours de leurbrève existence et ignoraient la langue deshommes qui racontaient ce qui se passaitdans les villages. Ils se contentaient denourriture et d'eau, et c'était en effet biensuffisant. En échange, ils offraient géné-reusement leur laine, leur compagnie et, detemps en temps, leur viande.

« Si, d'un moment à l'autre, je me trans-17

formais en monstre et me mettais à lestuer un à un, ils ne commenceraient àcomprendre qu'une fois le troupeau déjàpresque tout entier exterminé, pensa-t-il.Parce qu'ils ont confiance en moi, et qu'ilsont cessé de se fier à leurs propres ins-tincts. Tout cela parce que c'est moi qui lesmène au pâturage. »

Le jeune homme commença à se sur-prendre de ses propres pensées, à les trou-ver bizarres. L'église, avec ce sycomorequi poussait à l'intérieur, était peut-êtrehantée. Etait-ce pour cette raison qu'ilavait encore refait ce même rêve, et qu'iléprouvait maintenant une sorte de colère àl'encontre des brebis, ses amies toujoursfidèles ? Il but un peu du vin qui lui restaitdu souper de la veille et serra son manteaucontre son corps. Il savait que, dans quel-ques heures, avec le soleil à pic, il allaitfaire si chaud qu'il ne pourrait plus menerson troupeau à travers la campagne. Acette heure-là, en été, toute l'Espagne dor-mait. La chaleur durait jusqu'à la nuit, etpendant tout ce temps il lui faudrait trans-porter son manteau avec lui. Malgré tout,quand il avait envie de se plaindre de cettecharge, il se souvenait que, grâce à cettecharge, précisément, il n'avait pas ressentile froid du petit matin.

«Nous devons toujours être prêts àaffronter les surprises du temps », songeait-il alors; et il acceptait avec gratitude lepoids de son manteau.18

Celui-ci avait donc sa raison d'être,comme le jeune homme lui-même. Au boutde deux années passées à parcourir lesplaines de l'Andalousie, il connaissait parcœur toutes les villes de la région, etc'était là ce qui donnait un sens à sa vie :voyager.

Il avait l'intention, cette fois-ci, d'expli-quer à la jeune fille pourquoi un simpleberger peut savoir lire: jusqu'à l'âge deseize ans, il avait fréquenté le séminaire.Ses parents auraient voulu faire de lui unprêtre, motif de fierté pour une humblefamille paysanne qui travaillait tout justepour la nourriture et l'eau, comme sesmoutons. Il avait étudié le latin, l'espa-gnol, la théologie. Mais, depuis sa petiteenfance, il rêvait de connaître le monde, etc'était là quelque chose de bien plusimportant que de connaître Dieu ou lespéchés des hommes. Un beau soir, enallant voir sa famille, il s'était armé decourage et avait dit à son père qu'il ne vou-lait pas être curé. Il voulait voyager.

«Des hommes venus du monde entiersont déjà passés par ce village, mon fils. Ilsviennent ici chercher des choses nouvelles,mais ils restent toujours les mêmeshommes. Ils vont jusqu'à la colline pourvisiter le château, et trouvent que le passévalait mieux que le présent. Ils ont les che-veux clairs, ou le teint foncé, mais sontsemblables aux hommes de notre village.

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— Mais moi, je ne connais pas les châ-teaux des pays d'où viennent ces hommes,répliqua le jeune homme.

— Ces hommes, quand ils voient noschamps et nos femmes, disent qu'ils aime-raient vivre ici pour toujours, poursuivit lepère.

— Je veux connaître les femmes et lesterres d'où ils viennent, dit alors le fils.Car eux ne restent jamais parmi nous.

— Mais ces hommes ont de l'argent pleinleurs poches, dit encore le père. Chez nous,seuls les bergers peuvent voir du pays.

— Alors, je serai berger. »Le père n'ajouta rien de plus. Le lende-

main, il donna à son fils une bourse quicontenait trois vieilles pièces d'or espa-gnoles.

«Je les ai trouvées un jour dans unchamp. Dans mon idée, elles devaient allerà l'Eglise, à l'occasion de ton ordination.Achète-toi un troupeau et va courir lemonde, jusqu'au jour où tu apprendrasque notre château est le plus digne d'inté-rêt et nos femmes les plus belles. »

Et il lui donna sa bénédiction. Le gar-çon, dans les yeux de son père, lut aussil'envie de courir le monde. Une envie quivivait toujours, en dépit des dizaines d'an-nées au cours desquelles il avait essayé dela faire passer en demeurant dans le mêmelieu pour y dormir chaque nuit, y boire ety manger.

L'horizon se teinta de rouge, puis lesoleil apparut. Le jeune homme se souvintde la conversation avec son père et se sen-tit heureux; il avait déjà connu bien deschâteaux et bien des femmes (mais aucunene pouvait égaler celle qui l'attendait àdeux jours de là). Il possédait un manteau,un livre qu'il pourrait échanger contre unautre, un troupeau de moutons. Le plusimportant, toutefois, c'était que, chaquejour, il réalisait le grand rêve de sa vie :voyager. Quand il se serait fatigué descampagnes d'Andalousie, il pourrait vendreses moutons et devenir marin. Quand il enaurait assez de la mer, il aurait connudes quantités de villes, des quantités defemmes, des quantités d'occasions d'êtreheureux.

«Comment peut-on aller chercher Dieuau séminaire?» se demanda-t-il, tout enregardant naître le soleil. Chaque fois quec'était possible, il tâchait de trouver unnouvel itinéraire. Il n'était jamais venujusqu'à cette église, alors qu'il était pour-

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tant passé par là tant de fois. Le mondeétait grand, inépuisable ; et s'il laissait sesmoutons le guider, ne serait-ce qu'un peude temps, il finirait par découvrir encorebien des choses pleines d'intérêt. « Le pro-blème, c'est qu'ils ne se rendent pas comptequ'ils parcourent de nouveaux cheminstous les jours. Ils ne s'aperçoivent pas queles pâturages ont changé, que les saisonssont différentes. Car ils n'ont d'autre pré-occupation que la nourriture et l'eau. »

«Peut-être en est-il ainsi pour tout lemonde, pensa le berger. Même pour moi,qui n'ai plus d'autres femmes en têtedepuis que j'ai rencontré la fille de ce com-merçant. »

Il regarda le ciel. D'après ses calculs, ilserait à Tarifa avant l'heure du déjeuner.Là, il pourrait échanger son livre contreun plus gros volume, remplir sa bouteillede vin, se faire raser et couper les che-veux ; il devait être fin prêt pour retrouverla jeune fille, et il ne voulait même pasenvisager l'éventualité qu'un autre bergerfût arrivé avant lui, avec davantage demoutons, pour demander sa main.

«C'est justement la possibilité de réali-ser un rêve qui rend la vie intéressante»,songea-t-il en levant à nouveau son regardvers le ciel, tout en pressant le pas. Ilvenait de se rappeler qu'il y avait à Tarifaune vieille femme qui savait interpréter lesrêves. Et, cette nuit-là, il avait eu le mêmerêve qu'il avait déjà fait une fois.

La vieille conduisit le jeune homme aufond de la maison, dans une pièce séparéede la salle par un rideau en plastique mul-ticolore. Il y avait là une table, une imagedu Sacré-Cœur de Jésus, et deux chaises.

La vieille s'assit et le pria d'en faireautant. Puis elle prit entre les siennes lesdeux mains du garçon et se mit à priertout bas.

Cela ressemblait à une prière gitane. Ilavait déjà croisé bien des gitans sur sonchemin. Ces gens-là voyageaient, eux aussi,mais ils ne s'occupaient pas de moutons.Le bruit courait qu'un gitan, c'était quel-qu'un qui passait son temps à tromper lemonde. On disait aussi qu'ils avaient unpacte avec le démon, qu'ils enlevaient desenfants pour faire d'eux leurs esclavesdans leurs mystérieux campements. Quandil était tout petit, le jeune berger avait tou-jours été terrifié à l'idée d'être enlevé parles gitans, et cette peur d'autrefois luirevint tandis que la vieille lui tenait lesmains.

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« Mais il y a ici une image du Sacré-Cœur de Jésus », pensa-t-il, en essayant dese rassurer. Il ne voulait pas que sa mainse mît à trembler et que la vieille s'aperçûtde sa frayeur. En silence, il récita un NotrePère.

« Intéressant... » dit la vieille, sans quit-ter des yeux la main du garçon. Et, à nou-veau, elle se tut.

Celui-ci se sentait de plus en plus ner-veux. Ses mains se mirent à trembler mal-gré lui, et la vieille le remarqua. Il lesretira très vite.

«Je ne suis pas venu ici pour les lignesde la main», dit-il, regrettant maintenantd'être entré dans cette maison. Un instant,il pensa qu'il ferait mieux de payer laconsultation et de s'en aller sans riensavoir. Il accordait sans doute bien tropd'importance à un rêve qui s'était répété.

« Tu es venu m'interroger sur les songes,dit alors la vieille. Et les songes sont le lan-gage de Dieu. Quand Dieu parle le langagedu monde, je peux en faire l'interpréta-tion. Mais s'il parle le langage de ton âme,alors il n'y a que toi qui puisses com-prendre. De toute façon, il va falloir mepayer la consultation. »

«Encore une astuce», pensa le jeunehomme. Malgré tout, il décida de prendrele risque. Un berger est toujours exposé audanger des loups ou de la sécheresse, etc'est bien ce qui rend plus excitant lemétier de berger.24

«J'ai fait deux fois de suite le mêmerêve, dit-il. Je me trouvais avec mes brebissur un pâturage, et voilà qu'apparaissaitun enfant qui se mettait à jouer avec lesbêtes. Je n'aime pas beaucoup qu'onvienne s'amuser avec mes brebis, elles ontun peu peur des gens qu'elles ne connais-sent pas. Mais les enfants, eux, arriventtoujours à s'amuser avec elles sans qu'ellesprennent peur. J'ignore pourquoi. Je nesais pas comment les animaux peuventsavoir l'âge des êtres humains.

— Retourne à ton rêve, dit la vieille. J'aiune marmite au feu. Et d'ailleurs, tu n'aspas beaucoup d'argent, tu ne vas pas meprendre tout mon temps.

— L'enfant continuait à jouer avec lesbrebis pendant un moment, poursuivit leberger, un peu embarrassé. Et, tout d'uncoup, il me prenait par la main et me con-duisait jusqu'aux Pyramides d'Egypte. »

Il marqua un temps d'arrêt, pour voir sila vieille savait ce qu'étaient les Pyramidesd'Egypte. Mais celle-ci resta muette.

«Alors, devant les Pyramides d'Egypte(il prononça ces mots très distinctement,pour que la vieille pût bien comprendre),le gosse me disait: "Si tu viens jusqu'ici, tutrouveras un trésor caché." Et, au momentoù il allait me montrer l'endroit exact, jeme suis réveillé. Les deux fois. »

La vieille demeura sans rien dire pen-dant quelques instants. Ensuite, elle reprit

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les mains du jeune homme, qu'elle étudiaattentivement.

«Je ne vais rien te faire payer mainte-nant, dit-elle enfin. Mais je veux la dixièmepartie du trésor, si jamais tu le trouves. »

Le jeune homme se mit à rire. Un rire decontentement.

Ainsi, il allait conserver le peu d'argentqu'il possédait, grâce à un songe où il étaitquestion de trésors cachés! Cette vieillebonne femme devait vraiment être unegitane. Les gitans sont bêtes.

«Eh bien, comment interprétez-vous cerêve ? demanda le jeune homme.

— Avant, il faut jurer. Jure-moi que tume donneras la dixième partie de ton tré-sor en échange de ce que je te dirai. »

Il jura. La vieille lui demanda de répéterle serment avec les yeux fixés sur l'imagedu Sacré-Cœur de Jésus.

«C'est un songe de Langage du Monde,dit-elle alors. Je peux l'interpréter, maisc'est une interprétation très difficile. Il mesemble donc que je mérite bien ma partsur ce que tu trouveras.

«Et l'interprétation est celle-ci: tu doisaller jusqu'aux Pyramides d'Egypte. Je n'enavais jamais entendu parler, mais si c'estun enfant qui te les a montrées, c'estqu'elles existent en effet. Là-bas, tu trouve-ras un trésor qui fera de toi un hommeriche. »

Le jeune homme fut d'abord surpris,puis irrité. Il n'avait pas besoin de venir26

trouver cette bonne femme pour si peu.Mais, en fin de compte, il se rappela qu'iln'avait rien à payer.

« Si c'était pour ça, je n'avais pas besoinde perdre mon temps, dit-il.

— Tu vois! Je t'avais bien dit que tonrêve était difficile à interpréter. Les chosessimples sont les plus extraordinaires, etseuls les savants parviennent à les voir.Comme je n'en suis pas un, il faut bien queje connaisse d'autres arts: lire dans lesmains, par exemple.

— Et comment vais-je faire pour allerjusqu'en Egypte ?

— Je ne fais qu'interpréter les songes. Iln'est pas dans mon pouvoir de les trans-former en réalité. C'est pour cette raisonque je dois vivre de ce que me donnentmes filles.

— Et si je n'arrive pas jusqu'en Egypte ?— Eh bien ! je ne serai pas payée. Ce ne

sera pas la première fois. »Et la vieille n'ajouta rien. Elle demanda

au jeune homme de s'en aller, car il luiavait déjà fait perdre beaucoup de temps.

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Le berger s'en alla, déçu, et bien décidé àne plus jamais croire aux songes. Il se rap-pela qu'il avait diverses choses à faire: ilalla donc chercher de quoi manger, échan-gea son livre contre un autre, plus gros, ets'en fut s'asseoir sur un banc de la placepour goûter à loisir le vin nouveau qu'ilavait acheté. C'était une journée chaude, etle vin, par un de ces mystères insondablescomme il y en a, parvenait à le rafraîchirun peu. Ses moutons se trouvaient à l'en-trée de la ville, dans l'étable d'un nouvelami qu'il s'était fait. Il connaissait beau-coup de monde dans ces parages — etc'était bien pourquoi il aimait tant voyager.On arrive toujours à se faire de nouveauxamis, sans avoir besoin de rester avec euxjour après jour. Lorsqu'on voit toujours lesmêmes personnes, comme c'était le cas auséminaire, on en vient à considérer qu'ellesfont partie de notre vie. Et alors, puis-qu'elles font partie de notre vie, elles finis-sent par vouloir transformer notre vie. Et sinous ne sommes pas tels qu'elles souhaite-28

raient nous voir, les voilà mécontentes. Cartout le monde croit savoir exactement com-ment nous devrions vivre.

Mais personne ne sait jamais comment ildoit lui-même vivre sa propre vie. Un peucomme la bonne femme des rêves, qui nesavait pas les transformer en réalité.

Il décida d'attendre que le soleil baisseun peu, avant de repartir dans la cam-pagne avec ses brebis. Dans trois jours, ilallait revoir la fille du commerçant.

Il commença à lire le livre que lui avaitprocuré le curé de Tarifa. C'était unvolume épais et, dès la première page, il yétait question d'un enterrement. En outre,les noms des personnages étaient extrême-ment compliqués. Si jamais il lui arrivaitun jour d'écrire un livre, pensa-t-il, ilintroduirait les personnages un à un, pouréviter aux lecteurs d'avoir à apprendreleurs noms par cœur tous à la fois.

Alors qu'il arrivait à se concentrerun peu sur sa lecture (et c'était bien agréa-ble, car il y avait un enterrement dans laneige, ce qui lui donnait une sensation defraîcheur, sous ce soleil brûlant), un vieilhomme vint s'asseoir à côté de lui et enga-gea la conversation.

«Que font ces gens? demanda le vieil-lard, en désignant les passants sur laplace.

— Ils travaillent», répondit le berger,sèchement; et il fit semblant d'être ab-sorbé par ce qu'il lisait. En réalité, il son-

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geait qu'il allait tondre ses brebis devant lafille du commerçant, et qu'elle serait àmême de constater qu'il pouvait faire deschoses bien intéressantes. Il avait déjàimaginé cette scène des dizaines de fois.Et, toujours, il voyait la jeune fille s'émer-veiller quand il commençait à lui expli-quer que les moutons doivent être tondusde l'arrière vers l'avant. Il tâchait aussi dese rappeler quelques bonnes histoires àlui raconter tout en tondant les bêtes.C'étaient, pour la plupart, des histoiresqu'il avait lues dans des livres, mais il lesraconterait comme s'il les avait vécues lui-même. Elle ne saurait jamais la différence,puisqu'elle ne savait pas lire dans leslivres.

Le vieillard insista, cependant. Il ra-conta qu'il était fatigué, qu'il avait soif,et demanda à boire une gorgée de vin. Legarçon offrit sa bouteille ; peut-être l'autreallait-il le laisser tranquille.

Mais le vieil homme voulait absolumentbavarder. Il demanda au berger ce qu'étaitle livre qu'il était en train de lire. Celui-cipensa se montrer grossier et changer debanc, mais son père lui avait appris à res-pecter les personnes âgées. Alors il tenditle bouquin au vieux bonhomme, pour deuxraisons : la première était qu'il se trouvaitbien incapable d'en prononcer le titre; etla seconde, c'était que, si le vieux ne savaitpas lire, c'était lui qui allait changer debanc, pour ne pas se sentir humilié.30

«Hum! fit le vieillard, en examinant levolume sur toutes ses faces, comme sic'eût été un objet bizarre. C'est un livreimportant, mais fort ennuyeux. »

Le berger fut bien surpris. Ainsi, le bon-homme savait lire, lui aussi, et avait déjà luce livre-là. Et si c'était un ouvrage en-nuyeux, comme il l'affirmait, il était encoretemps de le changer pour un autre.

«C'est un livre qui parle de la mêmechose que presque tous les livres, poursui-vit le vieillard. De l'incapacité des gens àchoisir leur propre destin. Et, pour finir, illaisse croire à la plus grande imposture dumonde.

— Et quelle est donc la plus grandeimposture du monde? demanda le jeunehomme, surpris.

— La voici: à un moment donné denotre existence, nous perdons la maîtrise,de notre vie, qui se trouve dès lors gouver-née par le destin. C'est là qu'est la plusgrande imposture du monde.

— Pour moi, cela ne s'est pas passé decette façon, dit le jeune homme. On voulaitfaire de moi un prêtre, et j'ai décidé d'êtreberger.

— C'est mieux ainsi, dit le vieillard.Parce que tu aimes voyager. »

«Il a deviné mes pensées», se dit San-tiago.

Pendant ce temps, le vieux feuilletait legros livre, sans la moindre intention de lerendre. Le berger remarqua qu'il était

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habillé d'étrange façon : il avait l'air d'unArabe, ce qui n'était pas si extraordinairedans la région. L'Afrique se trouvait àquelques heures seulement de Tarifa ; il n'yavait qu'à traverser le petit détroit enbateau. Très souvent, des Arabes venusfaire des emplettes apparaissaient en ville,et on les voyait prier de bien curieusefaçon plusieurs fois par jour.

«D'où est-ce que vous êtes? demanda-t-il.

— De bien des endroits.— Personne ne peut être de plusieurs

endroits, dit le garçon. Moi, je suis berger,et je peux me trouver en différents en-droits, mais je suis originaire d'un seul:une ville proche d'un très vieux château.C'est là que je suis né.

— Alors, disons que je suis né à Salem. »Le berger ne savait pas où se trouvait

Salem, mais ne voulut pas poser de ques-tion, pour ne pas se sentir humilié dufait de sa propre ignorance. Il continua àregarder la place pendant un moment. Lesgens allaient et venaient, et paraissaientfort affairés.

«Comment est-ce, à Salem? demanda-t-il enfin, cherchant un indice quelcon-que.

— Comme toujours, depuis toujours.»Ce n'était pas vraiment un indice. Du

moins savait-il que Salem n'était pas enAndalousie. Sinon, il aurait connu cetteville.32

«Et qu'est-ce que vous faites, à Salem?— Ce que je fais à Salem ? » Pour la pre-

mière fois, le vieillard éclata d'un grandrire. «Mais je suis le Roi de Salem, quellequestion ! »

Les gens disent de bien drôles de choses.Quelquefois, il vaut mieux vivre avec lesbrebis, qui sont muettes, et se contententde chercher de la nourriture et de l'eau.Ou alors, avec les livres, qui racontent deshistoires incroyables quand on a envied'en entendre. Mais quand on parle avecles gens, ceux-ci vous disent certaineschoses qui font qu'on reste sans savoircomment poursuivre la conversation.

«Je m'appelle Melchisédec, dit le vieilhomme. Combien as-tu de moutons ?

— Ce qu'il faut», répondit le berger. Levieux voulait en savoir un peu trop sur savie.

«Alors, nous avons un problème. Je nepeux pas t'aider tant que tu penses avoirce qu'il te faut de moutons. »

Le garçon commença à éprouver un cer-tain agacement. Il ne demandait aucuneaide. C'était le vieux qui lui avait demandédu vin, qui avait voulu bavarder, qui s'étaitintéressé à son livre.

« Rendez-moi ce livre, dit-il. Il faut quej'aille chercher mes moutons et que jecontinue ma route.

— Donne-m'en un sur dix, dit le vieil-lard. Et je t'apprendrai comment fairepour parvenir jusqu'au trésor caché. »

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Le jeune homme se ressouvint alors deson rêve, et soudain tout devint clair. Lavieille ne lui avait rien fait payer, mais cevieux (qui était peut-être son mari) allaitréussir à lui soutirer bien davantage, enéchange d'un renseignement qui ne cor-respondait à aucune réalité. Ce devait êtreun gitan lui aussi.

Cependant, avant même qu'il n'eût dit lemoindre mot, le vieil homme se baissa,ramassa une brindille et se mit à écrire surle sable de la place. Au moment où il sebaissa, quelque chose brilla sur sa poitrine,avec une telle intensité que le garçon en futpresque aveuglé. Mais, d'un geste éton-namment rapide pour un homme de sonâge, il s'empressa de refermer son manteausur son torse. Les yeux du garçon cessèrentd'être éblouis et il put voir distinctement ceque le vieil homme était en train d'écrire.

Sur le sable de la place principale de lapetite ville, il lut le nom de son père etcelui de sa mère. Il lut l'histoire de sa viejusqu'à cet instant, les jeux de son enfance,les nuits froides du séminaire. Il lut deschoses qu'il n'avait jamais racontées à per-sonne, comme cette fois où il avait dérobél'arme de son père pour aller chasser deschevreuils, ou sa première expériencesexuelle solitaire.

«Je suis le Roi de Salem», avait dit levieillard.34

«Pourquoi un roi bavarde-t-il avec unberger? demanda le jeune homme, gêné,et plongé dans le plus grand étonnement.

— Il y a plusieurs raisons à cela. Maisdisons que la plus importante est que tu asété capable d'accomplir ta Légende Per-sonnelle. »

Le jeune homme ne savait pas ce quevoulait dire «Légende Personnelle».

«C'est ce que tu as toujours souhaitéfaire. Chacun de nous, en sa prime jeu-nesse, sait quelle est sa Légende Person-nelle.

«A cette époque de la vie, tout est clair,tout est possible, et l'on n'a pas peur derêver et de souhaiter tout ce qu'on aime-rait faire de sa vie. Cependant, à mesureque le temps s'écoule, une force mys-térieuse commence à essayer de prouverqu'il est impossible de réaliser sa LégendePersonnelle. »

Ce que disait le vieil homme n'avait pasgrand sens pour le jeune berger. Mais ilvoulait savoir ce qu'étaient ces «forcesmystérieuses»: la fille du commerçantallait en rester bouche bée.

«Ce sont des forces qui semblent mau-vaises, mais qui en réalité t'apprennentcomment réaliser ta Légende Personnelle.Ce sont elles qui préparent ton esprit et tavolonté, car il y a une grande vérité en cemonde: qui que tu sois et quoi que tufasses, lorsque tu veux vraiment quelque

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chose, c'est que ce désir est né dans l'Amede l'Univers. C'est ta mission sur la Terre.

— Même si l'on a seulement envie devoyager? Ou bien d'épouser la fille d'unnégociant en tissus ?

— Ou de chercher un trésor. L'Ame duMonde se nourrit du bonheur des gens. Oude leur malheur, de l'envie, de la jalousie.Accomplir sa Légende Personnelle est laseule et unique obligation des hommes.Tout n'est qu'une seule chose.

«Et quand tu veux quelque chose, toutl'Univers conspire à te permettre de réali-ser ton désir. »

Ils gardèrent le silence pendant unmoment, à observer la place et les pas-sants. Le vieux fut le premier à reprendrela parole :

« Pourquoi gardes-tu des moutons ?— Parce que j'aime voyager. »Il montra un marchand de pop-corn,

avec sa carriole rouge, dans un coin de laplace.

«Cet homme aussi a toujours vouluvoyager, quand il était enfant. Mais il apréféré acheter une petite carriole pourvendre du pop-corn, amasser de l'argentdurant des années. Quand il sera vieux, ilira passer un mois en Afrique. Il n'a jamaiscompris qu'on a toujours la possibilité defaire ce que l'on rêve.

— Il aurait dû choisir d'être berger,pensa le jeune homme, à haute voix.36

— Il y a bien pensé, dit le vieillard. Maisles marchands de pop-corn sont de plusgrands personnages que les bergers. Lesmarchands de pop-corn ont un toit à eux,tandis que les bergers dorment à la belleétoile. Les gens préfèrent marier leurs fillesà des marchands de pop-corn plutôt qu'àdes bergers. »

Le jeune homme sentit un pincement aucœur, en pensant à la fille du commerçant.Dans la ville où elle vivait, il y avait sûre-ment un marchand de pop-corn.

« Pour finir, ce que les gens pensent desmarchands de pop-corn et des bergersdevient plus important pour eux que laLégende Personnelle. »

Le vieillard feuilleta le livre, et s'amusa àen lire une page. Le berger attendit unpeu, et l'interrompit de la même façonqu'il avait été interrompu par lui.

« Pourquoi me dites-vous ces choses ?— Parce que tu essaies de vivre ta

Légende Personnelle. Et que tu es sur lepoint d'y renoncer.

— Et vous apparaissez toujours dansces moments-là ?

— Pas toujours sous cette forme, maisje n'y ai jamais manqué. Parfois, j'appa-rais sous la forme d'une bonne idée, d'unefaçon de se sortir d'affaire. D'autres fois, àun instant crucial, je fais en sorte que leschoses deviennent plus faciles. Et ainsi desuite ; mais la plupart des gens ne remar-quent rien. »

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Il raconta que la semaine précédente, ilavait été obligé d'apparaître à un pros-pecteur sous la forme d'une pierre.L'homme avait tout abandonné pour partirà la recherche d'émeraudes. Cinq annéesdurant, il avait travaillé le long d'unerivière, et avait cassé neuf cent quatre-vingt-dix-neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf pierres pour tenter de trouver uneémeraude. A ce moment-là, il pensa renon-cer, et il ne manquait alors qu'une pierre,une seule pierre, pour qu'il découvrît sonémeraude. Comme c'était un homme quiavait misé sur sa Légende Personnelle, levieillard décida d'intervenir. Il se méta-morphosa en une pierre qui roula auxpieds du prospecteur. Sous le coup de lacolère, celui-ci, se sentant frustré par lescinq années perdues, lança cette pierre auloin. Mais il la jeta avec une telle violencequ'elle alla frapper une autre pierre, qui sebrisa, révélant la plus belle émeraude dumonde.

« Les gens apprennent très tôt leur raisonde vivre, dit le vieillard avec, dans les yeux,une certaine amertume. C'est peut-êtrepour cette raison même qu'ils renoncentaussi très tôt. Mais, ainsi va le monde. »

Le jeune homme se souvint alors que laconversation avait eu pour point de départle trésor caché.

«Les trésors sont déterrés par le torrentqui coule, et enterrés par cette même mon-tée des eaux, dit le vieillard. Si tu veux en38

savoir davantage sur ton trésor, tu devrasmé céder un dixième de ton troupeau.

— Un dixième du trésor ne ferait pasl'affaire ? »

Le vieil homme se montra déçu.«Si tu t'en vas en promettant ce que tu

ne possèdes pas encore, tu perdras l'enviede l'obtenir. »

Le berger lui dit alors qu'il avait promisun dixième du trésor à la gitane.

«Les gitans sont malins, soupira levieux. De toute façon, il est bon pour toid'apprendre que, dans la vie, tout a unprix. C'est là ce que les Guerriers de laLumière tentent d'enseigner. »

Il rendit son livre au jeune homme.« Demain, à cette même heure, tu m'amè-

neras un dixième de ton troupeau. Je t'indi-querai comment réussir à trouver le trésorcaché. Allez, bonsoir. »

Et il disparut par l'un des angles de laplace.

Page 11: Coelho, Paulo - L'alchimiste€¦ · P R O L O G U E L ' A l c h i m i s t e p r i t e n m a i n u n l i v r e q u ' a v a i t a p p o r t q u e l q u ' u n d e l a c a r a v a n

Le jeune homme essaya de reprendre salecture, mais n'arriva plus à se concentrer.Il était excité, tendu, car il savait que levieillard disait vrai. Il alla trouver le mar-chand ambulant et lui acheta un sac depop-corn, tout en se demandant s'il devaitou non lui raconter ce qu'avait dit le vieilhomme. « Il vaut parfois mieux laisser leschoses comme elles sont», pensa-t-il; et ilne dit rien. S'il avait parlé, le marchandaurait passé trois jours à réfléchir poursavoir s'il allait tout laisser là, mais il étaitdéjà bien habitué à sa petite carriole.

Il pouvait lui épargner cette incertitudedouloureuse. Il commença à errer par laville, et descendit jusqu'au port. Il y avaitlà un petit bâtiment avec une sorte defenêtre à laquelle les gens venaient acheterdes billets. L'Egypte, cela se trouvait enAfrique.

«Vous désirez? demanda l'employé duguichet.

— Demain, peut-être», répondit-il ens'éloignant. En vendant une seule de ses40

brebis, il pourrait passer de l'autre côté dudétroit. Cette idée l'effrayait.

«Encore un rêveur, dit le guichetier àson collègue, tandis que le jeune hommes'éloignait. Il n'a pas de quoi payer sonvoyage.»

Alors qu'il était devant le guichet, il avaitpensé à ses brebis, et il eut peur d'aller lesretrouver. Au cours de ces deux années, ilavait tout appris de l'élevage des moutons.Il savait tondre, prendre soin des brebispleines, protéger son troupeau contre lesloups. Il connaissait tous les champs etpâturages d'Andalousie. Connaissait lejuste prix d'achat et de vente de chacunede ses bêtes.

Il décida de retourner jusqu'à l'étable deson ami par le chemin le plus long. La villeavait aussi un château, et il voulut gravirla rampe empierrée et aller s'asseoir sur lamuraille. De là-haut, il pouvait apercevoirl'Afrique. Quelqu'un lui avait expliqué, unefois, que c'était par là qu'étaient arrivés lesMaures, qui avaient si longtemps occupépresque toute l'Espagne. Il détestait lesMaures. C'étaient eux qui avaient amenéles gitans.

D'en haut, il pouvait également voir lamajeure partie de la ville, y compris laplace où il avait bavardé avec le vieux bon-homme.

«Maudite soit l'heure où j'ai rencontréce vieux», pensa-t-il. Il était simplementallé trouver une femme capable d'interpré-

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ter les songes. Ni cette femme ni cevieillard n'accordaient la moindre impor-tance au fait qu'il était un berger. C'étaientdes solitaires qui ne croyaient plus en riendans la vie et ne comprenaient pas que lesbergers finissent par s'attacher à leursbêtes. Il connaissait à fond chacune d'elles :il savait s'il y en avait une qui boitait,laquelle devait mettre bas deux mois plustard, quelles étaient les plus paresseuses. Ilsavait aussi les tondre, et les abattre. Sijamais il décidait de partir, elles allaientsouffrir.

Le vent se mit à souffler. Ce vent, ille connaissait : on l'appelait le levant, carc'était avec ce vent-là qu'étaient venues leshordes des infidèles. Avant de connaîtreTarifa, il n'avait jamais imaginé que l'Afri-que fût si proche. Ce qui constituait ungrave danger : les Maures pouvaient à nou-veau envahir le pays.

Le levant se mit à souffler plus fort. « Mevoici entre mes brebis et le trésor», pen-sait-il. Il devait se décider, choisir entrequelque chose à quoi il s'était habitué etquelque chose qu'il aimerait bien avoir. Etil y avait aussi la fille du commerçant,mais elle n'avait pas la même importanceque les brebis, car elle ne dépendait pas delui. La certitude lui vint que, si elle ne lerevoyait pas, le surlendemain, la jeune fillen'y prendrait même pas garde : pour elle,tous les jours étaient semblables, et quandtous les jours sont ainsi semblables les uns42

aux autres, c'est que les gens ont cessé des'apercevoir des bonnes choses qui se pré-sentent dans leur vie tant que le soleil tra-verse le ciel.

«J'ai quitté mon père, ma mère, le châ-teau de la ville où je suis né. Ils s'y sontfaits, et je m'y suis fait. Les brebis aussi seferont bien à mon absence », se dit-il.

De là-haut, il observa la place. Le mar-chand ambulant continuait à vendre sonpop-corn. Un jeune couple vint s'asseoirsur le banc où il était resté à bavarder avecle vieil homme, et ils échangèrent un longbaiser.

«Le marchand de pop-corn», murmura-t-il pour lui-même, sans terminer sa phrase.Car le levant s'était mis à souffler plus fort,et il le sentit sur son visage. Il amenait lesMaures, sans doute, mais il apportait aussil'odeur du désert et des femmes voilées.Il apportait la sueur et les songes deshommes qui étaient un jour partis en quêtede l'Inconnu, en quête d'or, d'aventures...et de pyramides. Le jeune homme se prit àenvier la liberté du vent, et comprit qu'ilpourrait être comme lui. Rien ne l'enempêchait, sinon lui-même.

Les brebis, la fille du commerçant, leschamps d'Andalousie, ce n'étaient que lesétapes de sa Légende Personnelle.

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Le lendemain, le jeune berger retrouva levieil homme à midi. Il amenait avec lui sixmoutons. «Je suis surpris, dit-il. Mon amim'a acheté immédiatement le troupeau. Ilavait toute sa vie rêvé d'être berger, m'a-t-il dit; et donc, c'était bon signe.

— Il en va toujours ainsi, dit le vieillard.Nous appelons cela le Principe Favorable.Si tu joues aux cartes pour la premièrefois, tu vas gagner, à coup sûr. La Chancedu Débutant.

— Et pourquoi cela ?— Parce que la vie veut que tu vives ta

Légende Personnelle. »Puis il se mit à examiner les six mou-

tons, et s'aperçut que l'un d'eux boitait. Legarçon lui expliqua que c'était sans im-portance, car c'était la bête la plus intel-ligente, et qu'elle donnait beaucoup delaine.

« Où se trouve le trésor ? demanda-t-il.— Le trésor est en Egypte, près des

Pyramides. »Il eut un sursaut. La vieille lui avait dit

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la même chose, mais elle ne s'était pas faitpayer.

« Pour arriver jusqu'au trésor, il faudraque tu sois attentif aux signes. Dieu a écritdans le monde le chemin que chacun denous doit suivre. Il n'y a qu'à lire ce qu'il aécrit pour toi. »

Avant que le jeune homme ait pu direquelque chose, une phalène prit son vol,entre le vieillard et lui. Il se souvint de songrand-père ; celui-ci lui avait dit, quand ilétait enfant, que les phalènes étaient signede chance. De même que les grillons, lessauterelles vertes, les petits lézards gris etles trèfles à quatre feuilles.

«C'est cela, dit le vieillard, qui pouvaitlire dans ses pensées. Tout à fait commeton grand-père t'a appris. Ce sont là lessignes. »

Puis il ouvrit le manteau qui l'envelop-pait. Le jeune garçon fut impressionné parce qu'il vit alors, et se souvint de l'éclat quil'avait ébloui la veille. Le vieil homme por-tait un pectoral en or massif, tout incrustéde pierreries.

C'était vraiment un roi. Il devait sedéguiser de cette manière pour échapperaux brigands.

«Tiens, dit-il en retirant une pierreblanche et une pierre noire qui étaientfixées au centre du pectoral. Elles se nom-ment Ourim et Toumim. La noire veut dire"oui", la blanche signifie "non". Quand tune parviendras pas à repérer les signes,

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elles te serviront. Mais pose toujours unequestion objective.

«D'une façon générale, cherche à pren-dre tes décisions par toi-même. Le trésorse trouve près des Pyramides, et cela, tu lesavais déjà ; mais tu as dû payer le prix desix moutons parce que c'est moi qui t'aiaidé à prendre une décision. »

Le jeune homme enfouit les deux pierresdans sa besace. Dorénavant, il prendraitses décisions lui-même.

«N'oublie pas que tout n'est qu'uneseule chose. N'oublie pas le langage dessignes. Et surtout, n'oublie pas d'aller jus-qu'au bout de ta Légende Personnelle.

«Auparavant, toutefois, j'aimerais teconter une petite histoire.

«Certain négociant envoya son filsapprendre le Secret du Bonheur auprèsdu plus sage de tous les hommes. Le jeunegarçon marcha quarante jours dans ledésert avant d'arriver finalement devantun beau château, au sommet d'une mon-tagne. C'était là que vivait le Sage dont ilétait en quête.

«Au lieu de rencontrer un saint homme,pourtant, notre héros entra dans une salleoù se déployait une activité intense:des marchands entraient et sortaient, desgens bavardaient dans un coin, un petitorchestre jouait de suaves mélodies, et il yavait une table chargée des mets les plusdélicieux de cette région du monde. LeSage parlait avec les uns et les autres, et le46

jeune homme dut patienter deux heuresdurant avant que ne vînt enfin son tour.

« Le Sage écouta attentivement le jeunehomme lui expliquer le motif de sa visite,mais lui dit qu'il n'avait alors pas le tempsde lui révéler le Secret du Bonheur. Et illui suggéra de faire un tour de promenadedans le palais et de revenir le voir à deuxheures de là.

«"Cependant, je veux vous demanderune faveur", ajouta le Sage, en remettantau jeune homme une petite cuiller, danslaquelle il versa deux gouttes d'huile:"Tout au long de votre promenade, tenezcette cuiller à la main, en faisant en sortede ne pas renverser l'huile."

«Le jeune homme commença à monteret descendre les escaliers du palais, engardant toujours les yeux fixés sur lacuiller. Au bout de deux heures, il revinten présence du Sage.

« "Alors, demanda celui-ci, avez-vous vules tapisseries de Perse qui se trouventdans ma salle à manger? Avez-vous vu leparc que le Maître des Jardiniers a mis dixans à créer ? Avez-vous remarqué les beauxparchemins de ma bibliothèque?"

«Le jeune homme, confus, dut avouerqu'il n'avait rien vu du tout. Son seul souciavait été de ne point renverser les gouttesd'huile que le Sage lui avait confiées.

« "Eh bien, retourne faire connaissancedes merveilles de mon univers, lui ditle Sage. On ne peut se fier à un homme

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si l'on ne connaît pas la maison qu'ilhabite."

«Plus rassuré maintenant, le jeunehomme prit la cuiller et retourna se pro-mener dans le palais, en prêtant attention,cette fois, à toutes les œuvres d'art quiétaient accrochées aux murs et aux pla-fonds. Il vit les jardins, les montagnesalentour, la délicatesse des fleurs, le raffi-nement avec lequel chacune des œuvresd'art était disposée à la place qui conve-nait. De retour auprès du Sage, il relata defaçon détaillée tout ce qu'il avait vu.

« "Mais où sont les deux gouttes d'huileque je t'avais confiées ?" demanda le Sage.

«Le jeune homme, regardant alors lacuiller, constata qu'il les avait renversées.

« "Eh bien, dit alors le Sage des Sages,c'est là le seul conseil que j'aie à te don-ner : le secret du bonheur est de regardertoutes les merveilles du monde, mais sansjamais oublier les deux gouttes d'huiledans la cuiller."»

Le berger demeura sans rien dire. Ilavait compris l'histoire du vieux roi. Unberger peut aimer les voyages, mais jamaisil n'oublie ses brebis.

Le vieillard regarda le jeune homme et,de ses deux mains ouvertes, fit sur sa têtequelques gestes étranges.

Puis il rassembla ses moutons et s'en fut.

Surplombant la petite ville de Tarifa,existe une vieille forteresse jadis construitepar les Maures; et qui s'assied sur sesmurailles peut voir de là une place, unmarchand de pop-corn et un morceau del'Afrique.

Melchisédec, le Roi de Salem, s'assit cesoir-là sur les remparts du fort, et sentitsur son visage le vent que l'on nommelevant. Les brebis, près de lui, ne cessaientde s'agiter, inquiètes, troublées par le chan-gement de maître et tous ces bouleverse-ments. Tout ce qu'elles désiraient, c'étaitseulement de quoi manger et boire.

Melchisédec observa le petit bateau quis'éloignait du port. Jamais il ne reverrait lejeune berger, de même qu'il n'avait jamaisrevu Abraham, après lui avoir fait payer sadîme. Et cependant, c'était son œuvre.

Les dieux ne doivent pas avoir de sou-haits, car les dieux n'ont pas de LégendePersonnelle. Toutefois, le Roi de Salem,dans son for intérieur, fit des vœux pour lesuccès du jeune homme.

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« Dommage ! Il aura bientôt oublié monnom, songea-t-il. J'aurais dû le lui répéterplusieurs fois. Quand il aurait parlé demoi, il aurait pu dire que je suis Melchisé-dec, le Roi de Salem. »

Puis il leva les yeux au ciel, un peuconfus de ce qu'il venait de penser: «Jesais: ce n'est là que vanité des vanités,comme Toi-même l'as dit, Seigneur. Maisun vieux roi peut parfois avoir besoin de sesentir fier de lui. » «Quel étrange pays que l'Afrique!»

pensa le jeune homme.Il était assis dans une sorte de café, iden-

tique à d'autres cafés qu'il avait pu voir enparcourant les ruelles étroites de la ville.Des hommes fumaient une pipe géante,qu'ils se passaient de bouche en bouche.En l'espace de quelques heures, il avait vudes hommes qui se promenaient en setenant par la main, des femmes au visagevoilé, des prêtres qui montaient au som-met de hautes tours et se mettaient à chan-ter, tandis que tout le monde à l'entours'agenouillait et se frappait la tête contrele sol.

« Pratiques d'infidèles », se dit-il. Lors-qu'il était enfant, il avait l'habitude de voirà l'église, dans son village, une statue desaint Jacques le Majeur sur son chevalblanc, l'épée dégainée, foulant aux piedsdes personnages qui ressemblaient à cesgens. Il se sentait mal à l'aise et terrible-ment seul. Les infidèles avaient un regardsinistre.

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De plus, dans la hâte du grand départ, ilavait oublié un détail, un seul petit détail,qui pouvait bien le tenir éloigné de son tré-sor pendant un long temps : dans ce pays,tout le monde parlait arabe.

Le patron du café s'approcha, et lui dési-gna du doigt une boisson qu'il avait vu ser-vir à une autre table. C'était du thé, un théamer. Il aurait préféré boire du vin.

Mais ce n'était sûrement pas le momentde se soucier de ce genre de choses. Ildevait plutôt ne penser qu'à son trésor, età la façon de s'en emparer. La vente de sesmoutons lui avait mis en poche unesomme relativement importante, et il savaitque l'argent est une chose magique: avecde l'argent, personne n'est jamais tout à faitseul. Dans peu de temps, l'affaire de quel-ques jours peut-être, il se trouverait aupied des Pyramides. Un vieil homme, avectout cet or qui brillait sur sa poitrine,n'avait aucun besoin de raconter des men-songes pour se procurer six moutons.

Le vieux roi lui avait parlé de signes.Pendant la traversée du détroit, il avaitpensé aux signes. Oui, il savait bien dequoi il parlait : durant tout ce temps passédans les campagnes de l'Andalousie, ils'était accoutumé à lire sur la terre et dansles cieux les indications relatives au che-min qu'il devait suivre. Il avait appris quetel oiseau révélait la présence d'un serpentà proximité, que tel arbuste permettait desavoir qu'il y avait de l'eau à quelques kilo-52

mètres de là. Les moutons lui avaientenseigné ces choses.

« Si Dieu guide si bien les brebis, Il gui-dera aussi bien un homme», se dit-il; etil se sentit rassuré. Le thé lui parut déjàmoins amer.

«Qui es-tu?» entendit-il demander, enlangue espagnole.

Il ressentit un immense réconfort. Ilsongeait à des signes, et quelqu'un avaitparu.

«Comment se fait-il que tu parles espa-gnol ? » demanda-t-il.

Le nouveau venu était un garçon vêtu àl'occidentale, mais la couleur de sa peaudonnait à penser qu'il était bien de la ville.Il avait à peu près sa taille et son âge.

«Ici, presque tout le monde parle espa-gnol. Nous ne sommes qu'à deux petitesheures de l'Espagne.

— Assieds-toi et commande quelquechose à mon compte. Et demande du vinpour moi. J'ai horreur de ce thé.

— Il n'y a pas de vin dans le pays, rétor-qua l'autre. La religion l'interdit. »

Le jeune homme dit alors qu'il devait serendre aux Pyramides. Il était sur le pointde parler du trésor, mais préféra finale-ment n'en rien dire. L'Arabe aurait bienété capable d'en exiger une partie pour leconduire jusque-là. Il se souvint de ce quele vieillard lui avait dit au sujet des propo-sitions.

«Je voudrais que tu m'emmènes là-bas, si53

c'est possible. Je peux te payer commeguide.

— Tu as une idée de la façon d'aller jus-que là-bas ? »

Il remarqua alors que le patron du cafése trouvait à proximité, en train d'écou-ter attentivement la conversation. Sa pré-sence le gênait quelque peu. Mais il avaitrencontré un guide, et il n'allait pas perdrecette occasion.

«Il faut traverser tout le désert duSahara, dit le nouveau venu. Et, pour cela,il faut de l'argent. Je veux d'abord savoir situ en as suffisamment. »

Le jeune homme trouva la question biencurieuse. Mais il avait confiance dans levieil homme, et celui-ci lui avait dit quelorsqu'on veut vraiment quelque chose,tout l'Univers conspire en votre faveur.

Il retira son argent de sa poche et le mon-tra à son nouveau compagnon. Le patrondu café s'approcha encore et regarda éga-lement. Les deux hommes échangèrentalors quelques mots en arabe. Le patronsemblait être en colère.

«Allons-nous-en, dit le jeune garçon. Ilne veut pas que nous restions ici. »

Le jeune homme se sentit plus tran-quille. Il se leva pour payer ce qu'il devait,mais le patron le prit par le bras et se mità débiter un long discours, sans pause. Lejeune homme était fort, mais il se trouvaiten pays étranger. Ce fut son nouvel ami54

qui poussa le patron de côté et l'emmena,lui, à l'extérieur.

« Il en voulait à ton argent, dit-il. Tanger,ce n'est pas comme le reste de l'Afrique.Ici, nous sommes dans un port, et les portssont tous des repaires de voleurs. »

Il pouvait donc se fier à son nouvel ami,qui était venu à son aide alors qu'il se trou-vait dans une situation critique. Il tira l'ar-gent de sa poche et le compta.

«Nous pouvons arriver demain au pieddes Pyramides, dit l'autre, en prenant l'ar-gent. Mais il faut que j'achète deux cha-meaux. »

Et ils s'en furent, ensemble, par les ruesétroites de Tanger. Dans tous les coins etrecoins, il y avait des étalages de marchan-dises à vendre. Ils arrivèrent finalement aumilieu d'une grande place, où se tenait lemarché. Des milliers de personnes étaientlà, qui discutaient, vendaient, achetaient,les produits maraîchers voisinaient avecdes poignards, des tapis, des pipes detoutes sortes. Le jeune homme ne quittaitpas des yeux son nouvel ami. Il n'oubliaitpas que celui-ci avait maintenant tout sonargent entre les mains. Il songea bien à lelui redemander, mais se dit que ce seraitmanquer de délicatesse. Il ne connaissaitpas les usages de ces terres étrangèresdont il foulait maintenant le sol.

«Il suffit de le surveiller», pensa-t-il. Ilétait plus fort que l'autre.

Tout à coup, au milieu de cet énorme

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fouillis, voilà que ses yeux tombèrent surla plus belle épée qu'il eût jamais vue. Lefourreau était en argent, la poignée noire,incrustée de pierres précieuses. Il se fit lapromesse qu'à son retour d'Egypte il achè-terait cette épée.

«Demande donc au marchand combienelle coûte », dit-il à son compagnon. Mais ils'aperçut qu'il avait eu deux secondes dedistraction, tandis qu'il contemplait l'arme.

Son cœur se serra, comme si sa poitrineavait subitement rétréci. Il eut peur deregarder de côté, sachant bien ce qui l'at-tendait. Il resta les yeux fixés un momentsur la belle épée, puis, s'armant finalementde courage, il se retourna.

Tout autour de lui, le marché, les gensqui allaient et venaient, criaient, ache-taient les tapis, les noisettes, les salades àcôté des plateaux de cuivre, les hommesqui se tenaient par la main dans la rue, lesfemmes voilées, les parfums de mets exo-tiques... Mais nulle part, absolument nullepart, la silhouette de son compagnon.

Il voulut encore essayer de croire qu'ilss'étaient perdus de vue par hasard. Ildécida de rester sur place, en espérant quel'autre allait revenir. Un moment après, untype monta dans l'une de ces fameusestours et commença à chanter: tous ceuxqui étaient là s'agenouillèrent, frappèrentle sol de leur front et se mirent à chanter àleur tour. Ensuite, comme une colonie de

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fourmis au travail, ils démontèrent leursbaraques et s'en allèrent.

Le soleil, de même, disparut. Le jeunehomme le regarda pendant un long mo-ment, jusqu'à ce qu'il fût caché derrièreles maisons blanches qui entouraient laplace. Il songea que, lorsque ce mêmesoleil s'était levé ce matin-là, il se trouvait,lui, sur un autre continent, il était berger,possédait soixante moutons, et avait ren-dez-vous avec une jeune fille. Le matin, ilsavait tout ce qui devait arriver tandis qu'ilmarcherait à travers la campagne.

Et pourtant, maintenant que le soleil secouchait, il se trouvait dans un pays diffé-rent, étranger sur une terre étrangère, oùil ne pouvait pas même comprendre lalangue que les gens parlaient. Il n'étaitplus berger, et n'avait plus rien à lui, pasmême l'argent nécessaire pour revenir surses pas et tout recommencer.

«Tout cela entre le lever et le coucherdu même soleil», se dit-il. Et il s'apitoyasur lui-même, en pensant que, parfois, leschoses changent, dans la vie, en l'espaced'un simple cri, avant même qu'on ait letemps de s'habituer à ces choses.

Il avait honte de pleurer. Jamais iln'avait pleuré devant ses propres brebis.Mais la place du marché était vide, et ilétait loin de sa patrie.

Il pleura. Il pleura parce que Dieu étaitinjuste, et qu'il récompensait de cettefaçon les gens qui croyaient à leurs

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propres rêves. «Quand j'étais avec mesmoutons, j'étais heureux, et je faisais par-tager mon bonheur tout à l'entour. Lesgens me voyaient arriver et m'accueil-laient bien. Maintenant, je suis triste etmalheureux. Que vais-je faire? Je vais êtreplus amer et n'aurai plus confiance en per-sonne parce qu'une personne m'a trahi. Jevais haïr tous ceux qui ont trouvé des tré-sors cachés, parce que je n'ai pas trouvé lemien. Et je vais continuellement chercherà conserver le peu que j'ai, parce que jesuis trop petit pour embrasser le monde. »

Il ouvrit sa besace pour voir ce qu'ilavait dedans ; peut-être restait-il encore unmorceau du sandwich qu'il avait mangé àbord du bateau. Mais il ne trouva que legros livre, le manteau, et les deux pierresque le vieil homme lui avait données.

A la vue de ces pierres, il éprouva unsentiment de grand réconfort. Il avaitéchangé six brebis contre deux pierresprécieuses provenant d'un pectoral en or.Il pouvait les vendre, et acquérir ainsi sonbillet de retour. «Je serai désormais plusmalin », pensa-t-il, tout en retirant les deuxpierres de sa besace pour les cacher aufond de sa poche. C'était ici un port, et laseule chose vraie que ce type lui eût diteétait bien celle-ci: un port est toujoursplein de voleurs.

Maintenant, il comprenait enfin lesefforts désespérés du patron, dans le café :il essayait de lui dire de ne pas se fier à cet58

homme. «Je suis comme tous les autres: jevois le monde comme je souhaiterais queles choses se produisent, et non commeelles se produisent réellement. »

Il resta à considérer les pierres. Il ca-ressa doucement chacune d'elles, éprouvaleur température, leur surface lisse. Ellesétaient son trésor. Le seul fait de les tou-cher lui procura une sorte d'apaisement.Elles lui rappelaient le souvenir du vieilhomme.

« Quand tu veux vraiment une chose, luiavait dit celui-ci, tout l'Univers conspireà faire en sorte que tu parviennes à l'obte-nir. »

Il aurait voulu comprendre commentcela pouvait être vrai. Il se trouvait là, surune place de marché déserte, sans un souen poche, sans brebis à garder pour lànuit. Mais les pierres constituaient lapreuve qu'il avait bien rencontré un roi —un roi qui connaissait son histoire person-nelle, qui était au courant de ce qu'il avaitfait avec l'arme de son père, et de sa pre-mière expérience sexuelle.

«Les pierres servent à la divination.Elles se nomment Ourim et Toumim. »

Il les remit à leur place dans le sac etdécida de faire l'expérience. Le vieux avaitdit qu'il fallait poser des questions claires,parce que les pierres ne pouvaient servirque si l'on savait ce qu'on voulait.

Le jeune homme, alors, demanda si la59

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bénédiction du vieillard était toujours surlui.

Il retira l'une des pierres. C'était «oui».« Est-ce que je vais trouver mon trésor ? »

interrogea-t-il.Il plongea la main dans la besace et

allait saisir l'une des pierres, quand ellesglissèrent toutes deux par un trou qu'ily avait dans le tissu. Il ne s'était jamaisaperçu que sa besace était déchirée. Il sebaissa pour ramasser Ourim et Toumim etles remettre à l'intérieur du sac. Mais, enles voyant par terre, une autre phrase luirevint en mémoire :

«Apprends à respecter et à suivre lessignes », avait également dit le vieux roi.

Un signe. Le jeune homme se mit à riretout seul. Puis il ramassa les deux pierreset les remit dans sa besace. Il n'avait pasl'intention de la recoudre; les pierrespourraient s'échapper par ce trou quandelles voudraient. Il avait compris qu'il y acertaines choses qu'on ne doit pas deman-der — pour ne pas échapper à son propredestin.

«J'ai promis de prendre mes propresdécisions », dit-il en lui-même.

Mais les pierres avaient dit que le vieil-lard était toujours à ses côtés, et cetteréponse lui redonna confiance. Il consi-déra de nouveau le marché désert, et neressentit plus le désespoir qu'il avaitéprouvé auparavant. Ce n'était plus un60

monde étranger: c'était un monde nou-veau.

Après tout, ma foi, c'était justement celaqu'il voulait: connaître des mondes nou-veaux. Même s'il ne devait jamais arriverjusqu'aux Pyramides, il était déjà allé beau-coup plus loin que n'importe quel bergerde sa connaissance.

«Ah! s'ils savaient qu'à moins de deuxheures de bateau il existe tant de chosesdifférentes...»

Le monde nouveau apparaissait devantses yeux sous la forme d'un marché désert,mais il avait déjà vu cette place pleine devie, et il ne l'oublierait plus jamais. Il sesouvint de l'épée ; il avait payé le prix fortpour la contempler un instant, mais aussin'avait-il jamais rien vu de semblable jus-que-là. Il eut soudain le sentiment qu'ilpouvait regarder le monde soit comme lamalheureuse victime d'un voleur, soitcomme un aventurier en quête d'un trésor.

«Je suis un aventurier en quête d'un tré-sor», pensa-t-il, avant de sombrer, épuisé,dans le sommeil.

Il se réveilla en sentant quelqu'un lesecouer par l'épaule. Il avait dormi enplein milieu de la place du marché, quiallait maintenant reprendre son anima-tion.

Il regarda autour de lui, cherchant sesmoutons, et se rendit compte qu'il étaitmaintenant dans un autre monde. Au lieud'en éprouver de la tristesse, il se sentitheureux. Il n'avait plus à partir en quêted'eau et de nourriture, et il pouvait se lan-cer à la recherche d'un trésor. Il n'avaitpas un sou en poche, mais il avait foi en lavie. Il avait choisi, la veille au soir, d'êtreun aventurier semblable aux personnagesdes livres qu'il avait l'habitude de lire.

Il se mit à se promener sans hâte sur laplace. Les marchands commencèrent àmonter leurs baraques ; il aida un hommequi vendait des sucreries à installer lasienne. Il y avait sur le visage de cethomme-là un sourire qui n'était pascomme les autres: il était plein d'allé-gresse, ouvert à la vie, prêt à attaquer une62

bonne journée de travail. C'était un sou-rire qui, d'une certaine façon, rappelait levieillard, ce vieux roi mystérieux dont ilavait fait la connaissance. «Ce marchandne fabrique pas des friandises parce qu'ilvoudrait voyager, ou épouser la fille d'uncommerçant. Non, il confectionne dessucreries parce qu'il aime ce métier»,pensa le jeune homme. Et il observa qu'ilétait capable de faire comme le vieillard :savoir si quelqu'un est proche ou éloignéde sa Légende Personnelle rien qu'enregardant cette personne. «C'est facile, etje ne m'en étais encore jamais aperçu. »

Quand ils eurent fini d'installer la bara-que, le bonhomme lui offrit la premièrepâtisserie qu'il venait de préparer. Il lamangea avec grand plaisir, remercia, et semit en route. Alors qu'il était déjà à quel-que distance, il se fit la réflexion que labaraque avait été montée par deux per-sonnes, dont l'une parlait arabe et l'autreparlait espagnol.

Et cependant, ces deux personness'étaient parfaitement entendues.

«Il existe un langage qui est au-delà desmots, se dit-il. J'avais déjà eu cette expé-rience avec les brebis, voici maintenantque je fais la même avec les hommes. »

Il était donc en train d'apprendrediverses choses nouvelles. Des choses dontil avait déjà eu l'expérience, et qui pourtantétaient nouvelles parce qu'elles s'étaienttrouvées sur son chemin sans qu'il s'en fût

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rendu compte. Et cela parce qu'il avaitl'habitude de ces choses. «Si je peuxapprendre à déchiffrer ce langage qui sepasse des mots, je parviendrai à déchiffrerle monde. »

«Tout est une seule et unique chose»,avait dit le vieil homme.

Il décida de flâner tout tranquillementdans les petites rues de Tanger : c'était seu-lement de cette façon qu'il réussirait à per-cevoir les signes. Cela exigeait sans douteune bonne dose de patience, mais lapatience est la première vertu qu'apprendun berger.

Une fois encore, il comprit qu'il mettaiten pratique dans ce monde étranger lesmêmes leçons que lui avaient enseignéesses brebis.

«Tout est une seule et unique chose»,avait dit le vieil homme.

Le Marchand de Cristaux vit le jour selever et ressentit la même impression d'an-goisse qu'il éprouvait chaque matin. Ilétait depuis près de trente ans dans cemême endroit, une boutique située ausommet d'une rue en pente, où il était bienrare que passât un client. Maintenant, ilétait trop tard pour changer quoi quece fût: tout ce qu'il avait appris au coursde sa vie, c'était acheter et vendre descristaux. Il y avait eu un temps où sa bou-tique était connue de beaucoup de gens:marchands arabes, géologues français etanglais, soldats allemands, qui avaienttoujours de l'argent plein les poches. En cetemps-là, c'était une grande aventure quede vendre des cristaux, et il imaginait com-ment il allait devenir un homme riche, ettoutes ces belles femmes qu'il aurait unjour, quand il serait vieux.

Et puis le temps passa, peu à peu, et lacité de même. Ceuta prospéra plus queTanger, et le commerce prit une autrevoie. Les voisins partirent s'installer ail-

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leurs, et il ne resta bientôt plus que quel-ques rares boutiques dans la montée. Per-sonne n'allait gravir une rue en pente pourquelques malheureuses boutiques.

Mais le Marchand de Cristaux n'avaitpas le choix. Il avait vécu trente ans de savie à acheter et vendre des objets de cris-tal, et il était maintenant trop tard pours'engager dans une nouvelle direction.

Toute la matinée, il resta à observer lesallées et venues, peu nombreuses, dans lapetite rue. C'était ce qu'il faisait depuis desannées, et il connaissait les habitudes dechacun des passants.

Alors qu'il manquait à peine quelquesminutes avant l'heure du déjeuner, unjeune étranger s'arrêta devant la vitrine. Ilétait habillé comme tout le monde, maisl'œil expérimenté du Marchand de Cris-taux lui permit de deviner qu'il n'avait pasd'argent. Malgré tout, il décida de rentrerdans sa boutique et d'attendre quelquesminutes que le jeune homme s'en allât.

Il y avait à la porte un écriteau indiquantqu'on parlait là plusieurs langues. Le jeunehomme vit apparaître quelqu'un derrièrele comptoir.

«Si vous voulez, dit-il, je peux nettoyerces vases. Dans l'état où ils sont, personnene voudra jamais les acheter. »

Le commerçant le regarda sans rien dire.«En échange, vous me payez quelque

chose à manger, d'accord ? »L'homme restait muet. Il comprit que

c'était à lui de prendre une décision. Danssa besace, il y avait le manteau, et il n'enaurait plus besoin dans le désert. Il le sor-tit, et se mit à nettoyer les vases. Durantune demi-heure, il put nettoyer tous lescristaux qui se trouvaient en vitrine. Pen-dant ce laps de temps, deux clients entrè-rent, qui en achetèrent plusieurs.

Lorsqu'il eut fini de tout nettoyer, ildemanda au propriétaire de lui donnerquelque chose à manger.

«Allons déjeuner», dit le Marchand deCristaux.

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Il accrocha une pancarte à la porte, etils allèrent jusqu'à un tout petit bar enhaut de la montée. Une fois qu'ils furentassis à l'unique table existante, le Mar-chand de Cristaux dit en souriant :

« Ce n'était pas la peine de nettoyer quoique ce soit. La loi coranique oblige à don-ner à manger à quiconque a faim.

— Mais alors, pourquoi m'avez-vouslaissé faire ce travail? demanda le jeunegarçon.

— Parce que les cristaux étaient sales.Et toi comme moi avions besoin de net-toyer nos têtes de mauvaises pensées. »

Quand ils eurent fini de manger, le Mar-chand se tourna vers le jeune homme :

«Je voudrais que tu travailles dans monmagasin. Aujourd'hui, il est entré deuxclients pendant que tu nettoyais les cris-taux : c'est un bon signe. »

«Les gens parlent beaucoup de signes,pensa le berger. Mais ils ne savent pas aujuste de quoi ils parlent. Comme moi, quine m'étais jamais aperçu que, depuis tantd'années, je parlais avec mes brebis unlangage sans paroles. »

«Veux-tu travailler pour moi?» Le Mar-chand de Cristaux insistait.

«Je peux travailler pour le reste de lajournée, répondit le garçon. Je nettoieraijusqu'au petit matin tous les cristaux dela boutique. En échange, il me faut del'argent pour être demain en Egypte. »

Du coup, le vieux se mit à rire.68

« Même si tu nettoyais mes cristaux pen-dant toute une année, même si tu gagnaisune bonne commission sur la vente dechacun d'entre eux, il te faudrait encoreemprunter de l'argent pour aller jusqu'enEgypte. Il y a des milliers de kilomètres dedésert entre Tanger et les Pyramides. »

Il y eut alors un intervalle de silence telque la ville parut soudain s'être endormie.Il n'y avait plus de bazars, c'en était finides discussions entre marchands, des hom-mes qui montaient dans les minarets et quichantaient, des belles épées à la poignéetout incrustée. Fini de l'espérance et del'aventure, des vieux rois et des LégendesPersonnelles. Plus de trésor, plus de pyra-mides. C'était comme si le monde toutentier était devenu muet parce que l'âmedu jeune garçon faisait silence. Il n'y avaitni douleur, ni souffrance, ni déception:simplement un regard vide qui traversaitla petite porte du bar, et une immenseenvie de mourir, de tout voir finir pourtoujours à cette minute même.

Le Marchand le regarda, ébahi. C'étaitcomme si toute l'allégresse qu'il avaitpu voir ce matin-là s'était subitement en-volée.

« Je peux te donner de l'argent pour quetu retournes dans ton pays, mon fils », dit leMarchand de Cristaux.

Le jeune homme resta silencieux. Puis ilse leva, rajusta ses vêtements, et ramassasa besace.

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«Je vais travailler chez vous», dit-il.Et, après un autre silence prolongé, il

ajouta, pour finir :«Il me faut de l'argent pour acheter

quelques moutons. » SECONDE PARTIE

Il n'y avait pas loin d'un mois que lejeune homme travaillait chez le Marchandde Cristaux, et ce n'était pas un emploide nature à le satisfaire vraiment. LeMarchand ne cessait de bougonner toutela journée derrière son comptoir, enlui recommandant constamment de faireattention aux objets, pour ne rien casser.

Il restait là, cependant, parce que, si leMarchand était sans doute un vieux gro-gnon, du moins n'était-il pas injuste ; l'em-ployé recevait une assez jolie commissionsur chaque pièce vendue, et il avait déjà puéconomiser quelque argent. Ce matin-là, ilavait fait ses calculs : en continuant à tra-vailler tous les jours dans les mêmes condi-tions, il lui faudrait une année entière pourpouvoir acheter quelques moutons.

« J'aimerais bien faire un éventaire pourles cristaux, dit-il à son patron. On pour-rait mettre une étagère à l'extérieur, quiattirerait les passants depuis le pied de lamontée, là en bas.

— Je n'ai jamais fait une chose pareille,répondit le Marchand. Une étagère, les

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gens l'accrochent au passage, et les cris-taux se brisent.

— Quand je parcourais la campagneavec mes brebis, elles pouvaient toujoursêtre victimes de la morsure d'un serpent.Mais ce risque fait partie de la vie desmoutons et des bergers. »

Le Marchand alla servir un client quivoulait acheter trois vases de cristal. Ilvendait maintenant mieux que jamais,comme si le monde était revenu en arrière,au temps où la rue était l'une des princi-pales attractions de Tanger.

« Il y a de plus en plus de passage, dit-ilà son employé quand le client fut parti. Cequ'on gagne me permet de vivre mieux,et te permettra de retrouver tes moutonsdans peu de temps. A quoi bon en deman-der davantage à la vie ?

— Parce que nous devons suivre lessignes», répondit le jeune homme, sansréfléchir. Il regretta d'avoir parlé ainsi,car le Marchand n'avait jamais eu l'occa-sion de rencontrer un roi.

« C'est ce qu'on appelle le Principe Favo-rable, avait dit le vieillard. La Chancedu Débutant. Parce que la vie veut que tuvives ta Légende Personnelle. »

Toutefois, le Marchand comprenait biende quoi lui parlait son employé. La seuleprésence de ce dernier dans la boutiqueconstituait un signe et, au fil des jours,avec l'argent qu'il encaissait, il ne songeaitpas à regretter d'avoir embauché le jeune72

Espagnol. Même si celui-ci gagnait plusqu'il n'eût été normal ; comme il avait tou-jours cru que les ventes n'augmenteraientpas davantage, il lui avait offert une com-mission assez élevée; et son intuition luidisait que, d'ici peu, le garçon retourneraità ses brebis.

«Pourquoi voulais-tu aller voir les Py-ramides ? » demanda-t-il, pour détourner laconversation du sujet de l'éventaire.

«Parce qu'on m'en a souvent parlé»,répondit le jeune homme, évitant de parlerde son rêve. Le trésor était maintenant unsouvenir toujours pénible, et il s'efforçaitde n'y plus penser.

«Je ne connais personne ici qui veuilletraverser le désert simplement pour allervoir les Pyramides, dit le Marchand. Cen'est qu'un tas de cailloux. Tu peux aussibien te construire une pyramide dans tonjardin.

— Vous n'avez jamais fait de rêves devoyage », dit le jeune homme, tout en allantservir un autre client qui venait d'entrerdans la boutique.

Le surlendemain, le bonhomme reparlade l'éventaire à son jeune employé :

«Je n'aime pas beaucoup les change-ments, dit-il. Ni toi ni moi ne sommescomme Hassan, qui est, lui, un riche com-merçant. S'il se trompe en faisant unachat, cela ne le dérange pas trop. Mais

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nous deux, nous devons supporter le poidsde nos erreurs. »

«Voilà qui est vrai», pensa le jeunehomme.

« Pourquoi as-tu envie de cet éventaire ?demanda le Marchand.

— Je veux retourner plus vite à mes bre-bis. Quand la chance est de notre côté, ilfaut en profiter, et tout faire pour l'aiderde la même façon qu'elle nous aide. C'estce qu'on appelle le Principe Favorable. Ouencore la Chance du Débutant. »

Le vieux resta un moment sans rien dire.Puis:

« Le Prophète nous a donné le Coran, etnous a imposé seulement cinq obligationsà observer au cours de notre existence.La plus importante est celle-ci : il n'existequ'un Dieu et un seul. Les autres obliga-tions sont : la prière cinq fois par jour, lejeûne du Ramadan, et le devoir de charitéenvers les pauvres. »

Il se tut. Ses yeux s'emplirent de larmestandis qu'il parlait du Prophète. C'était unhomme plein de ferveur et, même s'il semontrait souvent impatient, il s'efforçaitde vivre en accord avec la loi musulmane.

«Et quelle est la cinquième obligation?demanda le jeune homme.

— Voici deux jours, tu m'as dit que jen'avais jamais fait de rêves de voyage,répondit le Marchand. La cinquième obli-gation de tout bon musulman est de faireun voyage. Nous devons, au moins une fois74

dans notre vie, aller à la ville sainte de LaMecque.

«La Mecque est encore bien plus loinque les Pyramides. Quand j'étais jeune, j'aipréféré investir le peu d'argent que j'avaisdans l'ouverture de ce commerce. J'espé-rais être un jour assez riche pour aller à LaMecque. J'ai commencé en effet à gagnerde l'argent, mais je ne pouvais confier àpersonne le soin des cristaux, car les cris-taux sont des objets délicats. Pendant cetemps, je voyais passer dans ma boutiquedes quantités de gens qui étaient en routepour La Mecque. Il y avait des pèlerins for-tunés, qui étaient accompagnés de tout uncortège de domestiques et de chameaux,mais la plupart étaient bien plus pauvresque moi.

«Tous partaient et revenaient heureux,et plaçaient à la porte de leur demeure lessymboles du pèlerinage effectué. L'un deces pèlerins, un cordonnier qui gagnait savie à réparer les chaussures des uns et desautres, m'a dit qu'il avait marché prèsd'un an dans le désert, mais qu'il se sentaitbeaucoup plus fatigué quand il avait dûparcourir quelques pâtés de maisons àTanger pour aller acheter du cuir.

— Et pourquoi n'allez-vous pas main-tenant à La Mecque? demanda le jeunehomme.

— Parce que c'est La Mecque qui memaintient en vie. C'est ce qui me donne laforce de supporter tous ces jours qui se

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ressemblent, ces vases plantés là sur lesétagères, le déjeuner et le dîner dans cerestaurant minable. J'ai peur de réalisermon rêve et n'avoir ensuite plus aucuneraison de continuer à vivre.

«Toi, tu rêves de moutons et de pyra-mides. Tu n'es pas comme moi, parce quetu veux réaliser tes rêves. Moi, tout ce queje veux, c'est rêver de La Mecque. J'ai déjàimaginé des milliers de fois la traverséedu désert, mon arrivée sur la place où setrouve la Pierre Sacrée, les sept tours queje dois accomplir autour d'elle avant depouvoir la toucher. J'ai déjà imaginé quisera à mes côtés, qui devant moi, les pro-pos et les prières que nous échangerons etdirons ensemble. Mais j'ai peur que ce nesoit une immense déception, de sorte queje préfère encore me contenter de rêver. »

Ce jour-là, le Marchand donna au jeunegarçon l'autorisation de construire l'éven-taire.

Tout le monde ne peut pas voir ses rêvesde la même façon.

Deux mois encore passèrent. L'éventaireattira de nombreux clients à la boutique decristaux. Le jeune homme calcula qu'entravaillant six mois de plus il pourraitretourner en Espagne et acheter soixantemoutons, et même soixante de plus. Enmoins d'un an, il aurait ainsi doublé sontroupeau, et pourrait négocier avec lesArabes, car il avait réussi à apprendrecette langue étrange. Depuis ce fameuxmatin sur la place du marché, il ne s'étaitplus servi d'Ourim et de Toumim, parceque l'Egypte était devenue pour lui un rêveaussi lointain que l'était La Mecque pourle Marchand de Cristaux. Toutefois, il étaitmaintenant satisfait de son emploi et necessait de penser au jour où il débarque-rait en vainqueur à Tarifa.

«Souviens-toi de toujours savoir ce quetu veux», avait dit le vieux roi. Le jeunehomme savait ce qu'il voulait, et travaillaitdans ce but. Peut-être son trésor était-ild'être venu sur cette terre étrangère, d'êtretombé sur un voleur, et de multiplier par

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deux le nombre de ses moutons sans avoirdépensé un centime.

Il était fier de lui. Il avait appris deschoses importantes; comme le commercedes cristaux, le langage sans paroles, et lessignes. Un après-midi, il vit un homme enhaut de la montée, qui se plaignait qu'onne pût trouver un endroit convenable pourboire quelque chose après avoir gravi cetterampe. Le jeune homme connaissait main-tenant le langage des signes, et alla trouverson patron pour lui parler :

« Nous devrions offrir du thé aux gensqui montent la rampe, lui dit-il.

— Il y a déjà beaucoup d'endroits, parici, où l'on peut prendre le thé, répondit leMarchand.

— Nous pourrions le servir dans desverres en cristal. De cette façon, les gensapprécieront le thé, et voudront acheterles cristaux. Car ce qui séduit le plus leshommes, c'est la beauté. »

Le Marchand considéra son employépendant un certain temps, sans rien ré-pondre. Mais, ce soir-là, après avoir faitses prières et fermé le magasin, il s'assitsur le trottoir et l'invita à fumer avec lui lenarguilé, cette curieuse pipe que fumentles Arabes.

«Après quoi cours-tu? demanda le vieuxMarchand de Cristaux.

— Je vous l'ai dit: j'ai besoin de rache-ter mes brebis. Et pour cela il faut de l'ar-gent. » Le vieil homme mit de nouvelles78

braises dans le narguilé et aspira unelongue bouffée.

« Voilà trente ans que je tiens cette bou-tique. Je connais le cristal de bonne et demauvaise qualité, je connais à fond toutesles particularités de ce commerce. Je suishabitué à mon magasin, à sa dimension,à sa clientèle. Si tu te mets à vendre duthé dans des verres en cristal, l'affaire vaprendre davantage d'importance. Et moi,je devrai changer ma façon de vivre.

— Est-ce que ce ne serait pas une bonnechose ?

— Je suis accoutumé à mon existence.Avant ta venue, je pensais que j'avaisperdu tout ce temps dans le même endroit,cependant que tous mes amis, au contraire,changeaient, que leurs affaires périclitaientou prospéraient. Cela me plongeait dansune très grande tristesse. Maintenant, jesais que ce n'était pas vraiment ainsi : enfait, la boutique a exactement la taille quej'ai toujours souhaitée. Je ne veux paschanger, parce que je ne sais commentchanger. Je suis désormais tout à fait habi-tué à moi-même. »

Le jeune homme ne savait que dire. Levieux reprit alors :

« Tu as été pour moi une bénédiction. Etvoici qu'aujourd'hui je comprends unechose: c'est que toute bénédiction quin'est pas acceptée se transforme en malé-diction. Je n'attends plus rien de la vie. Ettoi, tu m'obliges à entrevoir des richesses

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et des horizons dont je n'avais jamais euidée. Alors, maintenant que je les connais,et que je connais mes immenses possibili-tés, je vais me sentir beaucoup plus malque je n'étais auparavant. Parce que je saisque je peux tout avoir, mais je ne le veuxpas. »

«Heureusement que je n'avais rien ditau marchand de pop-corn», se dit le jeunehomme.

Ils continuèrent à fumer le narguilé pen-dant quelque temps, cependant que lesoleil se couchait. C'était en arabe qu'ilsconversaient, et le jeune homme étaitcontent de lui, parce qu'il parlait arabe. Ily avait eu une époque où il croyait que sesbrebis pouvaient tout lui apprendre sur lemonde. Mais les brebis étaient incapablesd'enseigner l'arabe.

«Il doit y avoir encore d'autres choses,dans le monde, que les brebis ne saventpas enseigner, pensa-t-il, tout en observantle Marchand sans rien dire. Parce qu'ellesne cherchent rien d'autre que l'eau etla nourriture. Je crois que ce ne sontpas elles qui enseignent: c'est moi quiapprends. »

«Mektoub, dit finalement le Marchand.— Qu'est-ce que c'est que ça?— Il faudrait que tu sois né arabe pour

comprendre. Mais la traduction doit êtrequelque chose comme "c'est écrit".»

Et, tout en éteignant les braises du nar-80

guilé, il dit au jeune homme qu'il pouvaitcommencer à proposer du thé aux clientsdans les verres en cristal.

Certaines fois, il est impossible de conte-nir le fleuve de la vie.

Les gens gravissaient la rue en pente etse sentaient fatigués en arrivant là-haut.Alors, tout au bout de cette rampe, se trou-vait une boutique de beaux cristaux, et duthé à la menthe bien rafraîchissant. Ilsentraient boire le thé, servi dans de magni-fiques verres en cristal.

«Jamais ma femme n'a eu cette idée»,disait un homme; et il achetait quelquescristaux, car il avait des invités ce soir-là etceux-ci seraient impressionnés par larichesse de ces coupes. Un autre clientaffirma pour sa part que le thé était tou-jours bien meilleur quand on le servaitdans des récipients en cristal, car ainsil'arôme se conservait mieux. Un troisièmedit encore qu'il était de tradition en Orientd'utiliser le cristal avec le thé, en raison deses pouvoirs magiques.

En peu de temps, la nouvelle se répan-dit, et beaucoup de gens se mirent à mon-ter jusqu'au sommet de la rampe pourconnaître la boutique qui avait inaugurécette nouveauté dans un commerce si82

ancien. D'autres boutiques ouvrirent, oùl'on servait aussi le thé dans des verres encristal, mais elles n'étaient pas situées enhaut d'une rue en pente, ce qui fait qu'ellesrestaient toujours vides.

Très vite, le Marchand fut amené àembaucher deux autres employés. Ildut bientôt importer, en même temps queles cristaux, d'énormes quantités de thé,consommées jour après jour par leshommes et les femmes qui avaient soif dechoses nouvelles.

Ainsi passèrent six mois.

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Le jeune homme s'éveilla avant le leverdu soleil. Onze mois et neuf jours s'étaientécoulés depuis qu'il avait pour la premièrefois foulé le sol du continent africain.

Il revêtit le costume arabe, en lin blanc,qu'il avait acheté spécialement pour cejour-là. Il se coiffa du turban, tenu par unanneau en cuir de chameau. Enfin, ilchaussa ses sandales neuves, et descenditsans faire aucun bruit.

La ville dormait encore. Il se fit un sand-wich au sésame et but du thé chaud dansun verre en cristal. Ensuite, il s'assit sur leseuil de la boutique et se mit à fumer lenarguilé, tout seul.

Il fuma en silence, sans penser à rien,sans rien entendre que la rumeur continuedû vent qui soufflait en apportant l'odeurdu désert. Puis, quand il eut fini, il plongeala main dans l'une de ses poches et restaquelques instants à contempler ce qu'il enavait retiré.

Il y avait là une belle somme d'argent. Dequoi acheter cent vingt moutons, son billet84

de retour, et une licence d'importation etd'exportation entre son pays et le pays où ilse trouvait actuellement.

Il attendit patiemment que le vieillards'éveillât à son tour et vînt ouvrir le ma-gasin. Ils allèrent alors prendre le théensemble.

«C'est aujourd'hui que je m'en vais, ditle jeune homme. J'ai l'argent qu'il fautpour acheter mes moutons. Et vous enavez assez pour aller à La Mecque. »

Le vieillard ne dit rien.«Je vous demande votre bénédiction,

insista-t-il. Vous m'avez aidé. »Le vieillard continua à préparer le

thé en silence. Enfin, au bout d'un certaintemps, il se tourna vers le jeune homme.

«Je suis fier de toi, dit-il. Tu as donnéune âme à ma boutique de cristaux. Maisje n'irai pas à La Mecque, tu le sais bien.Comme tu sais aussi que tu ne rachèteraspas de moutons.

— Qui vous a dit cela? demanda lejeune homme, abasourdi.

— Mektoub», dit simplement le vieuxMarchand de Cristaux.

Et il le bénit.

Le jeune homme alla dans sa chambre etrassembla tout ce qui lui appartenait. Celafaisait trois sacoches bien remplies. Justeau moment de partir, il remarqua que,dans un coin de la pièce, il y avait encoresa vieille besace de berger. Elle était enpiteux état, et il avait bien failli oublier jus-qu'à son existence. Dedans, il y avait tou-jours son bouquin, ainsi que le manteau.Lorsqu'il retira celui-ci, pensant en fairecadeau au premier garçon qu'il rencontre-rait dans la rue, les deux pierres roulèrentpar terre. Ourim et Toumim.

Il se souvint alors du vieux roi et fut toutsurpris de s'apercevoir qu'il n'avait pluspensé à cette rencontre depuis bien long-temps. Pendant toute une année, il avaittravaillé sans répit, en se préoccupant seu-lement de gagner assez d'argent pour nepas devoir retourner en Espagne la têtebasse.

«Ne renonce jamais à tes rêves, avait ditle vieux roi. Sois attentif aux signes. »

Il ramassa par terre Ourim et Toumim,86

et eut à nouveau l'étrange sensation que leroi se trouvait à proximité. Il avait tra-vaillé dur tout au long de cette année, etles signes indiquaient que le moment departir était venu.

«Je vais me retrouver exactement telque j'étais avant, pensa-t-il. Et les brebisne m'ont pas enseigné à parler arabe. »

Et pourtant, les brebis avaient enseignéune chose autrement importante: qu'il yavait dans le monde un langage qui étaitcompris de tous et que lui-même avaitemployé pendant tout ce temps pour faireprogresser la boutique. C'était le langagede l'enthousiasme, des choses que l'on faitavec amour, avec passion, en vue d'unrésultat que l'on souhaite obtenir ou enquoi l'on croit. Tanger n'était maintenantplus pour lui une ville étrangère, et il eut lesentiment que, de même qu'il avait fait laconquête de ce lieu, de même il pourraitconquérir le monde.

«Lorsque tu veux vraiment une chose,tout l'Univers conspire à te permettre deréaliser ton désir », avait dit le vieux roi.

Mais le vieux roi n'avait pas parlé devoleurs, de déserts immenses, de gens quiconnaissent leurs rêves mais ne veulentpas les réaliser. Le vieux roi n'avait pas ditque les Pyramides étaient tout juste un tasde cailloux, et que n'importe qui pouvaitfaire un tas de cailloux dans son jardin. Etil avait aussi oublié de dire que, lorsqu'on aassez d'argent pour acheter un plus gros

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troupeau que celui qu'on avait avant, on sedoit d'acheter ce troupeau.

Il ramassa la besace et la prit avec sesautres sacs. Il descendit l'escalier; le vieuxbonhomme était en train de servir uncouple d'étrangers, cependant que d'au-tres clients, dans la boutique, prenaient lethé dans des verres en cristal. Pour cetteheure matinale, c'était un bon début dejournée. De l'endroit où il se trouvait, ilremarqua pour la première fois que la che-velure du Marchand de Cristaux rappelaittout à fait celle du vieux roi. Il se souvintdu sourire qu'avait le marchand de sucre-ries, le premier jour qu'il s'était réveillé àTanger, alors qu'il n'avait ni où aller ni dequoi manger: ce sourire, lui aussi, évo-quait le souvenir du vieux roi.

« Comme s'il était passé par ici et qu'il yait laissé une empreinte», pensa-t-il. Acroire que chacune de ces personnes avaiteu l'occasion de connaître le roi à unmoment ou un autre de son existence. Ilavait bien dit, en vérité, qu'il apparaissaittoujours à celui qui vit sa Légende Person-nelle.

Il partit sans faire ses adieux au Mar-chand de Cristaux. Il ne voulait pas pleu-rer: on aurait pu le voir. Mais il allaitregretter toute cette période, et toutes lesbonnes choses qu'il avait apprises. Il avaitdavantage confiance en lui, et se sentaitl'envie de conquérir le monde.

«Mais je m'en vais vers les campagnes88

que je connais déjà, mener à nouveau mesmoutons. » Et il n'était plus aussi satisfaitde sa décision. Il avait travaillé touteune année pour réaliser un rêve, et cerêve, de minute en minute, perdait peu àpeu de son importance. Peut-être parceque ce n'était pas son rêve, en fin decompte.

«Qui sait, après tout, s'il ne vaut pasmieux être comme le Marchand de Cris-taux? Ne jamais aller à La Mecque, etvivre de l'envie de s'y rendre.» Mais iltenait dans ses mains Ourim et Toumim etces deux pierres lui communiquaient laforce et la volonté du vieux roi. Par l'effetd'une coïncidence — ou d'un signe, pensa-t-il — il arriva au café dans lequel il étaitentré le premier jour. Son voleur n'y étaitpas, et le patron lui apporta un verre dethé.

«Je pourrai toujours redevenir berger,se dit-il. J'ai appris à soigner les moutons,et jamais je ne pourrai oublier commentils sont. Mais peut-être n'aurai-je plusd'autre occasion d'aller jusqu'aux Pyra-mides d'Egypte. Le vieil homme avait unpectoral en or, et connaissait mon histoire.C'était un vrai roi, un roi savant. »

Il se trouvait à deux heures à peine,en bateau, des plaines d'Andalousie, maisentre lui et les Pyramides il y avait undésert. Il comprit que la situation pouvaitêtre envisagée aussi de la manière sui-vante : en vérité, il se trouvait maintenant

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à deux heures de moins de son trésor.Même si, pour faire ce trajet de deuxheures, il avait dû mettre tout près d'uneannée entière.

«Je sais bien pourquoi je veux retournerà mes brebis. Je connais déjà les brebis;elles ne demandent pas beaucoup de tra-vail, et on peut les aimer. Je ne sais pas sile désert peut être aimé, mais c'est ledésert qui recèle mon trésor. Si je n'arrivepas à le trouver, je pourrai toujours ren-trer chez moi. Pourtant, la vie m'a donnétout d'un coup l'argent suffisant, et j'aitout le temps qu'il me faut. Alors, pourquoinon ? »

Il ressentit en cet instant une immenseallégresse. Il pourrait toujours redeve-nir un berger. Il pourrait toujours rede-venir un vendeur de cristaux. Peut-êtreque le monde recelait beaucoup d'au-tres trésors cachés, mais lui avait fait unrêve qui s'était répété, et il avait rencon-tré un roi. Cela n'arrivait pas à tout lemonde.

Il était tout content quand il ressortit ducafé. Il venait de se rappeler que l'un desfournisseurs du Marchand lui apportaitses cristaux grâce aux caravanes qui tra-versaient le désert. Il garda Ourim et Tou-mim entre ses mains ; à cause de ces deuxpierres, voilà qu'il revenait sur la route deson trésor.

«Je suis toujours à côté de ceux qui90

vivent leur Légende Personnelle», avait ditle vieux roi.

Il n'avait rien à perdre à aller jusqu'àl'entrepôt, pour savoir si les Pyramides setrouvaient réellement si loin.

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L'Anglais était assis, à l'intérieur d'unbâtiment qui sentait les bêtes, la sueur,la poussière. On ne pouvait guère appe-ler cela un entrepôt; c'était tout juste unenclos à bétail.

«Toute mon existence pour en arriver àpasser par un endroit comme celui-ci,se dit-il, tout en feuilletant distraitementune revue de chimie. Dix années d'étudesm'amènent dans un enclos à bétail ! »

Mais il fallait poursuivre. Il fallait croireaux signes. Toute sa vie, toutes ses étudess'étaient centrées sur la recherche du lan-gage unique que parle l'Univers. Au début,il s'était intéressé à l'espéranto, puis auxreligions, et pour finir à l'alchimie. Il savaitparler l'espéranto, entendait parfaitementles diverses religions, mais ce n'était pasencore un alchimiste. Il avait réussi, sansdoute, à déchiffrer des choses importantes.Mais ses recherches en étaient arrivées aupoint où il ne parvenait pas à aller plusloin. Il avait tenté, sans succès, d'entrer enrelation avec un alchimiste, quel qu'il fût.

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Seulement, les alchimistes étaient d'étran-ges personnages, qui ne pensaient qu'à eux-mêmes et refusaient presque toujours leuraide. Qui sait s'ils n'avaient pas découvertle secret du Grand Œuvre — autrement dit,la Pierre Philosophale — et si ce n'était paspour cette raison qu'ils s'enfermaient dansle silence ?

Il avait déjà dépensé une partie de la for-tune que son père lui avait laissée, en cher-chant, vainement, la Pierre Philosophale.Il avait fréquenté les meilleures biblio-thèques du monde, acheté les ouvrages lesplus importants et les plus rares concer-nant l'alchimie. Dans l'un, il avait décou-vert que, bien des années plus tôt, uncélèbre alchimiste arabe avait visité l'Eu-rope. On disait qu'il avait plus de deuxcents ans, qu'il avait découvert la PierrePhilosophale et l'Elixir de Longue Vie.Cette histoire avait fort impressionné l'An-glais. Mais tout cela serait resté purelégende, parmi tant d'autres, si l'un de sesamis, au retour d'une expédition archéolo-gique dans le désert, ne lui avait parlé d'unArabe doué de pouvoirs exceptionnels.

« Il vit dans l'oasis de Fayoum, lui avait-ildit. Et les gens racontent qu'il est âgé dedeux cents ans et qu'il est capable detransformer en or n'importe quel métal.»

L'Anglais, transporté, connut alors uneexcitation sans borne. Il annula aussitôttous ses engagements antérieurs, rassem-bla ses livres les plus importants, et main-

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tenant il était là, dans cet entrepôt quiressemblait à un enclos à bétail, cepen-dant qu'à l'extérieur une immense cara-vane se préparait à partir pour traverser leSahara.

Et cette caravane devait passer parFayoum.

« Il faut absolument que je rencontre cemaudit Alchimiste », pensa l'Anglais.

Et l'odeur des bêtes devint un peu plussupportable.

Un jeune Arabe, chargé lui aussi depaquets, entra dans le bâtiment où se trou-vait l'Anglais, et le salua.

«Où est-ce que vous allez? demanda lejeune Arabe.

— Dans le désert», répondit l'Anglais;et il reprit sa lecture. Il n'avait pas envie,en ce moment, de faire la conversation. Ilavait besoin de se remémorer tout ce qu'ilavait appris au cours de ces dix années,car l'Alchimiste allait certainement le sou-mettre à une sorte d'épreuve.

Le jeune Arabe prit également un livreet se mit à lire de son côté. Le livre étaitécrit en espagnol. «Une chance», pensal'Anglais. Il parlait l'espagnol mieux quel'arabe, et si ce garçon allait jusqu'à Fa-youm, il aurait quelqu'un avec qui causerlorsqu'il ne serait pas occupé à des chosesd'importance.

«C'est tout de même drôle, pensa lejeune homme, alors qu'il essayait une foisde plus de lire la scène de l'enterrementpar laquelle débutait le récit. Voilà bientôtdeux ans que j'ai commencé à lire ce livre,et je n'arrive pas à aller plus loin que cesquelques pages.» Même sans la présenced'un roi pour l'interrompre, il ne parve-nait pas à se concentrer. Il était encorehésitant sur la décision à prendre. Mais ilcomprenait maintenant une chose impor-tante: que les décisions représentaientseulement le commencement de quelquechose. Quand quelqu'un prenait une déci-sion, il se plongeait en fait dans un courantimpétueux qui l'emportait vers une desti-nation qu'il n'avait jamais entrevue, mêmeen rêve, au moment où il avait pris cettedécision.

«Quand j'ai choisi de partir à la re-cherche de mon trésor, je n'avais jamaisimaginé de travailler dans une boutiquede cristaux, pensa-t-il, pour confirmer sonraisonnement. De la même façon, cette

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caravane peut bien correspondre à unedécision prise par moi, mais son trajet res-tera toujours un mystère. »

En face de lui, il y avait un Européen quiétait également en train de lire un livre.Antipathique: il l'avait regardé de façonméprisante quand il était entré. Ils auraientpu devenir bons amis, mais l'Européenavait tout de suite coupé court.

Le jeune homme ferma son livre. Il nevoulait rien faire qui pût laisser croire àune quelconque ressemblance avec cetEuropéen. Il tira de sa poche Ourim et Tou-mim et commença à jouer avec les deuxpierres.

L'étranger poussa un cri :« Un Ourim et un Toumim ! »En toute hâte, le jeune homme remit les

pierres dans sa poche.« Ils ne sont pas à vendre, dit-il.— Ils ne valent pas grand-chose, dit

l'Anglais. Ce sont des cristaux de roche,rien de plus. Il y a des millions de cristauxde roche sur la terre, mais, pour celui quis'y connaît, ceux-ci sont Ourim et Tou-mim. Je ne savais pas qu'ils se trouvaientdans cette région du monde.

— C'est un roi qui m'en a fait cadeau»,dit le jeune homme.

L'étranger resta coi. Puis il plongea lamain dans sa poche et en sortit, en trem-blant, deux pierres identiques.

« Vous avez parlé d'un roi, dit-il.— Mais vous ne croyez pas qu'un roi

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puisse parler à un berger, dit le jeunehomme, désireux cette fois de mettre fin àla conversation.

— Bien au contraire. Les bergers ontété les premiers à rendre hommage à unroi que le reste du monde refusait dereconnaître. Aussi n'y a-t-il rien d'extraor-dinaire à ce que les rois parlent aux ber-gers. »

Et il ajouta, de peur que le jeune hommene comprît pas bien :

«C'est dans la Bible. Le même livre quim'a appris à faire cet Ourim et ce Tou-mim. Ces pierres étaient le seul instrumentde divination autorisé par Dieu. Les prê-tres les portaient à un pectoral en or. »

Le jeune homme se sentit alors heureuxde se trouver en cet endroit.

«Peut-être est-ce là un signe, dit l'An-glais, comme s'il pensait à haute voix.

— Qui vous a parlé de signes ? »L'intérêt du jeune homme croissait de

minute en minute.« Dans la vie, tout est signe, dit l'Anglais,

qui cette fois referma la revue qu'il était entrain de lire. L'Univers est fait en unelangue que tout le monde peut entendre,mais que l'on a oubliée. Je cherche ce Lan-gage Universel, entre autres choses. C'estpour cette raison que je suis ici. Parce queje dois rencontrer un homme qui connaîtce Langage Universel. Un Alchimiste. »

La conversation fut interrompue par leresponsable de l'entrepôt.

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«Vous avez de la chance, vous deux, ditce gros Arabe. Une caravane se met enroute cet après-midi pour Fayoum.

— Mais moi, c'est en Egypte que je vais,dit le jeune garçon.

— Fayoum est en Egypte, dit le gros bon-homme. Tu m'as l'air d'un drôle d'Arabe,toi ! »

Le garçon dit qu'il était espagnol. L'An-glais en fut heureux: même habillé enArabe, du moins était-ce un Européen.

« Il donne aux signes le nom de "chance",dit l'Anglais, une fois que l'autre fut sorti.Si je le pouvais, j'écrirais une énorme ency-clopédie sur les mots "chance" et "coïnci-dence". C'est avec ces mots-là que s'écrit leLangage Universel. »

Puis ils continuèrent à causer, et il dit aujeune homme que ce n'était pas une coïn-cidence s'il l'avait trouvé avec Ourim etToumim dans la main. Il lui demanda silui aussi allait à la recherche de l'Alchi-miste.

«Je vais à la recherche d'un trésor»,répondit le jeune garçon, et il le regrettaaussitôt.

Mais l'Anglais ne sembla pas attacherd'importance à ce qu'il venait de dire.

«D'une certaine façon, moi aussi, fit-il.— Et je ne sais même pas ce que c'est

que l'Alchimie», ajouta le jeune homme,au moment où le patron de l'entrepôt lesappelait dehors.

«Je suis le Chef de la Caravane, dit unhomme qui avait une longue barbe et desyeux noirs. J'ai le droit de vie et de mortsur tous ceux que je conduis. Car le désertest une femme capricieuse, qui parfoisrend les hommes fous. »

Il y avait là près de deux cents per-sonnes, et deux fois autant d'animaux. Desdromadaires, des chevaux, des mulets, desoiseaux. Il y avait des femmes, des enfants,et plus d'un homme portait une épée à laceinture, ou alors un long fusil à l'épaule.L'Anglais avait plusieurs cantines, pleinesde livres. Un énorme brouhaha régnait surla place, et le Chef dut répéter son dis-cours à diverses reprises pour être com-pris de tous.

«Il y a aussi toutes sortes de gens et dif-férents dieux dans le cœur de ces gens.Mais mon seul Dieu est Allah, et je jure parAllah que je ferai tout ce que je pourrai, etde mon mieux, pour vaincre une fois deplus le désert. Seulement, je veux aussique chacun de vous jure par le Dieu en qui

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il croit, du fond de son cœur, qu'ilm'obéira en toute circonstance. Dans ledésert, la désobéissance signifie la mort. »

Un chuchotement assourdi parcourut lafoule. Chacun jurait à voix basse en pre-nant son Dieu à témoin. Le jeune hommejura par Jésus-Christ. L'Anglais garda lesilence. Le murmure se prolongea un peuplus que le temps d'un simple serment.Les gens demandaient aussi la protectiondu Ciel.

Une sonnerie de trompette se fit en-tendre, longuement, et chacun se mit enselle. Le jeune homme et l'Anglais avaientacheté des chameaux et eurent un peu demal à se hisser sur leurs montures. Le gar-çon éprouva quelque pitié pour celle del'Anglais, chargée des pesantes sacochesde livres.

« Il n'existe pas de coïncidences, dit l'An-glais, essayant de poursuivre la conversa-tion commencée dans l'entrepôt. C'est unami qui m'a fait venir jusqu'ici, parce qu'ilconnaissait un Arabe qui... »

Mais la caravane se mit en route, et ildevint impossible d'entendre ce qu'ilracontait. Toutefois, le jeune homme savaitexactement de quoi il s'agissait: cettechaîne mystérieuse qui unit une chose àune autre, qui l'avait conduit à être berger,à faire plusieurs fois le même rêve, à setrouver dans une ville proche de l'Afrique,à rencontrer un roi sur la place, à être volé100

pour en venir à faire la connaissance d'unmarchand de cristaux, et...

«Plus on s'approche de son rêve, plus laLégende Personnelle devient la véritableraison de vivre », pensa-t-il.

La caravane se mit en marche en direc-tion du levant. On avançait durant lamatinée, on faisait halte quand le soleildevenait plus brûlant, et l'on reprenait laprogression quand il commençait à bais-ser. Le jeune homme ne parlait pas beau-coup avec l'Anglais, qui passait la plusgrande partie du temps plongé dans seslivres.

Il se mit alors à observer en silence lamarche des animaux et des hommes à tra-vers le désert. Tout était maintenant diffé-rent par rapport au jour du départ. Cejour-là, c'étaient la cohue, les cris, les pleursdes petits enfants, les hennissements desbêtes et, au milieu de toute cette confu-sion, les ordres impatients des guides etdes commerçants.

Mais, dans le désert, il n'y avait riend'autre que le vent éternel, le silence, lessabots des bêtes. Même les guides entreeux ne causaient guère.

«J'ai déjà traversé bien des fois ces éten-dues de sable, dit un soir un chamelier.Mais le désert est si vaste, les horizons silointains, qu'on se sent tout petit, et qu'ongarde le silence. »

Le jeune homme comprit ce que le cha-101

melier voulait dire, bien qu'il n'eût jusque-là jamais cheminé dans un désert. Maischaque fois qu'il regardait la mer ou le feu,il pouvait passer des heures sans dire unmot, plongé au cœur de l'immensité et dela puissance des éléments.

«J'ai appris avec des brebis et j'ai apprisavec des cristaux, pensa-t-il. Je peuxaussi bien apprendre avec le désert. Il mesemble encore plus vieux et plus sage. »

Le vent ne cessait jamais. Il se souvintdu jour où il avait senti ce même vent, àTarifa, alors qu'il était assis sur les for-tifications. Peut-être le vent caressait-ilmaintenant la laine de ses brebis, qui par-couraient les campagnes d'Andalousie enquête de nourriture et d'eau.

« Elles ne sont plus mes brebis, se dit-il,sans éprouver de véritable nostalgie. Ellesont dû s'habituer à un nouveau berger,et m'ont sûrement oublié. C'est très bienainsi. Qui a l'habitude de voyager, commeles brebis, sait qu'il arrive toujours unmoment où il faut partir. »

Il se rappela ensuite la fille du commer-çant, et il eut la certitude qu'elle s'étaitdéjà mariée. Peut-être bien avec un mar-chand de pop-corn, ou avec un bergerqui savait lire, lui aussi, et pouvaitlui raconter des histoires extraordinaires.Après tout, il ne devait pas être le seul.Mais ce pressentiment qu'il avait fit naîtreen lui un certain trouble. Etait-il donc entrain d'apprendre, à son tour, ce fameux102

Langage Universel, qui connaît le passé etle présent de tous les hommes ? « Des pres-sentiments», disait souvent sa mère. Ilcommença à comprendre que les pressen-timents étaient de rapides plongées del'âme dans ce courant universel de vie, ausein duquel l'histoire de tous les hommesse trouve liée de façon à ne faire qu'un : desorte que nous pouvons tout savoir, parceque tout est écrit.

«Mektoub», dit-il, en pensant au Mar-chand de Cristaux.

Le désert était fait tantôt de sable, tantôtde pierre. Si la caravane arrivait devantun bloc de pierre, elle le contournait: sic'était un amoncellement rocheux, elledécrivait un large détour. Quand le sableétait trop fin pour les sabots des cha-meaux, on cherchait un passage où lesable était plus résistant. Parfois, le solétait couvert de sel, à l'emplacement d'unancien lac. Les animaux peinaient, etles chameliers alors descendaient et lesaidaient. Puis ils prenaient eux-mêmes lescharges sur leur dos, franchissaient ainsi lepassage difficile, et chargeaient à nouveaules bêtes. Lorsqu'un guide tombait maladeou mourait, les chameliers tiraient au sortpour choisir un remplaçant.

Mais il n'y avait à tout cela qu'une seuleraison: peu importait que la caravane fîttant de détours, puisqu'elle avait toujoursen vue le même objectif. Une fois surmon-

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tés tous les obstacles, elle retrouvaitdevant elle l'astre qui continuait à indi-quer dans quelle direction se trouvait l'Oa-sis. Et quand les gens voyaient devant euxcet astre qui brillait dans le ciel du petitmatin, ils savaient qu'il leur montrait unendroit où il y avait des femmes, de l'eau,des palmiers et des dattes. Seul l'Anglaisne percevait rien de tout cela : il restait laplupart du temps plongé dans la lecture deses livres.

Le jeune homme avait lui aussi un livre,qu'il avait essayé de lire dans les premiersjours du voyage. Mais il trouvait beaucoupplus intéressant d'observer la caravane etd'écouter le vent. Dès qu'il eut appris àmieux connaître son chameau et qu'il com-mença à s'attacher à lui, il jeta le livre.C'était un poids superflu. Pourtant, ils'était imaginé, par superstition, qu'il ren-contrerait quelqu'un d'important chaquefois qu'il ouvrait ce livre.

Il finit par se lier d'amitié avec le cha-melier qui se trouvait constamment à côtéde lui. A l'étape du soir, durant la veilléeautour des feux, il lui racontait ses aven-tures du temps où il était berger.

Au cours d'une de ces conversations, lechamelier se mit, à son tour, à lui parlerde sa vie.

«J'habitais une localité proche d'el-Kai-roum, dit-il. J'avais mon potager, mesenfants, une existence qui ne devait paschanger jusqu'au jour de ma mort. Une104

année où la récolte fut meilleure que d'ha-bitude, nous partîmes tous pour La Mec-que, et je remplis ainsi la seule obligationque je n'avais pas encore accompliejusque-là. Je pouvais désormais mourir enpaix, et cela me faisait plaisir.

« Un jour, la terre commença à trembler,et le Nil en crue sortit de son lit. Ce qui,dans mon idée, n'arrivait qu'aux autresm'arriva donc à moi aussi. Mes voisinseurent peur de perdre leurs oliviers dufait de l'inondation ; ma femme craignit devoir nos enfants emportés par les eaux. Etmoi, je fus effrayé à l'idée de voir détruittout ce que j'avais réussi à conquérir.

«Mais c'était sans remède. Il n'y avaitplus rien à tirer de la terre et j'ai été obligéde trouver un autre moyen d'existence.Aujourd'hui, me voici chamelier. Maisj'ai pu alors entendre la parole d'Allah:personne ne doit avoir peur de l'inconnu,parce que tout homme est capable deconquérir ce qu'il veut et qui lui est néces-saire.

«Tout ce que nous craignons, c'estde perdre ce que nous possédons, qu'ils'agisse de notre vie ou de nos cultures.Mais cette crainte cesse lorsque nous com-prenons que notre histoire et l'histoire dumonde ont été écrites par la même Main. »

Quelquefois, les caravanes se rencon-traient à l'étape du soir. L'une d'elles avaittoujours ce dont une autre avait besoin,comme si, réellement, tout était écrit parune Main unique. Les chameliers échan-geaient des informations sur les tempêtesde sable, et se réunissaient autour desfoyers pour conter les histoires du désert.

D'autres fois, arrivaient aussi des hom-mes mystérieux au visage voilé: c'étaientdes Bédouins qui surveillaient la routesuivie par les caravanes. Ils donnaientdes renseignements sur des pillards, destribus insoumises. Ils arrivaient en silence,repartaient en silence, enveloppés dansleurs djellabas de couleur sombre et leurschèches qui ne laissaient voir que leursyeux. Au cours d'une de ces veillées, lechamelier rejoignit le jeune homme etl'Anglais devant le feu auprès duquel ilsétaient assis.

«Il y a des rumeurs de guerre entre lesclans », dit le chamelier.

Les trois hommes restèrent silencieux.106

Le jeune Espagnol observa que régnaitune sorte de crainte diffuse, alors mêmeque personne ne disait mot. Une fois deplus, il percevait le langage sans paroles,le Langage Universel.

Au bout d'un certain temps, l'Anglaisdemanda s'il y avait du danger.

«Celui qui s'engage dans le désert nepeut revenir sur ses pas, répondit le cha-melier. Et quand on ne peut revenir enarrière, on ne doit se préoccuper que dela meilleure manière d'aller de l'avant.Le reste ne regarde qu'Allah, y compris ledanger. »

Et il conclut en prononçant le mot mys-térieux: «Mektoub!»

«Vous devriez accorder davantage d'at-tention aux caravanes, dit le jeune hommeà l'Anglais, après le départ du chamelier.Elles font beaucoup de détours, mais sedirigent toujours vers le même point.

— Et vous, vous devriez lire davantagesur le monde, rétorqua l'Anglais. Les livressont tout à fait comme les caravanes. »

La longue colonne d'hommes et d'ani-maux commença dès lors à avancer plusrapidement. Le silence ne régnait plus seu-lement dans la journée. Le soir aussi, àl'heure où les gens avaient l'habitude de serassembler pour bavarder autour des feux,il s'installa peu à peu. Un beau jour, leChef de la Caravane décida qu'on n'allu-

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merait plus de feux pour ne pas attirer l'at-tention dans la nuit.

Les voyageurs, alors, se mirent à dormirtous ensemble au centre d'un cercle formépar les animaux, pour essayer de se proté-ger contre le froid de la nuit. Le Chef ins-talla également des sentinelles armées toutautour du campement.

Une de ces nuits-là, l'Anglais n'arrivaitpas à s'endormir. Il alla trouver le jeuneEspagnol, et ils se promenèrent ensembledans les dunes proches. C'était la pleinelune. Le jeune homme raconta toute sonhistoire à l'Anglais.

Celui-ci se montra particulièrement inté-ressé par l'épisode de la boutique quis'était mise à prospérer davantage de jouren jour depuis que le jeune garçon avaitcommencé à y travailler.

«C'est là le principe qui meut toutechose, dit-il. Ce qu'on appelle en alchimiel'Ame du Monde. Quand on désire quelquechose de tout son cœur, on est plus prochede' l'Ame du Monde. C'est toujours uneforce positive. »

Il dit aussi que ce n'était pas seulementun privilège des hommes : tout ce qui exis-tait sur la face de la terre avait égalementune âme, que ce fût un minéral, un végé-tal, un animal, ou simplement une pensée.

« Tout ce qui est sous et sur la face de laterre ne cesse de se transformer, car laterre est un être vivant; et elle a une âme.Nous sommes une part de cette Ame, et108

nous savons rarement qu'elle travaille tou-jours en notre faveur. Mais vous devezcomprendre que, dans la boutique aux cris-taux, les vases eux-mêmes collaboraient àvotre réussite. »

Le jeune homme garda le silence pen-dant un certain temps, contemplant lalune et le sable blanc.

«J'ai pu observer la caravane qui che-mine à travers le désert, dit-il enfin. Elle etle désert parlent le même langage, et c'estla raison pour laquelle il permet qu'elle letraverse. Il ne cesse d'éprouver chacun deses pas, pour vérifier si elle est en parfaitesyntonie avec lui; et, si c'est bien le cas,elle arrivera jusqu'à l'Oasis. Mais si l'unde nous, en dépit de tout le courage qu'ilpourrait avoir, ne comprenait pas ce lan-gage, alors il mourrait dès le premierjour. »

Ils continuèrent, ensemble, à regarder leclair de lune.

«C'est la magie des signes, poursuivit lejeune homme. J'ai vu comment nos guideslisent les signes du désert et commentl'âme de la caravane dialogue avec l'âmedu désert. »

Au bout d'un moment, ce fut au tour del'Anglais de prendre la parole :

«Il faut en effet que j'accorde un peuplus d'attention à la caravane, dit-il finale-ment.

— Et moi, il faut que je lise vos livres »,répliqua le jeune homme.

C'étaient des livres bien étranges. Ilsparlaient de mercure, de sel, de dragons etde rois, mais il n'y comprenait rien dutout. Pourtant, il y avait une idée qui sem-blait revenir constamment dans presquetous les livres: que toutes les chosesétaient des manifestations d'une seule etunique chose.

Dans l'un des ouvrages, il découvrit quele texte le plus important de l'Alchimieétait constitué de quelques lignes seule-ment, et qu'il avait été écrit sur une simpleémeraude.

«C'est la Table d'Emeraude, lui dit l'An-glais, tout fier de pouvoir apprendre quel-que chose à son compagnon.

— Mais alors, pourquoi tant de livres?— Pour permettre de comprendre ces

quelques lignes», répondit l'Anglais, sansêtre pour autant tout à fait convaincu lui-même de cette réponse.

Le livre qui intéressa plus que tout lejeune homme racontait l'histoire des alchi-mistes célèbres. C'étaient des hommes qui110

avaient consacré leur vie tout entière àpurifier des métaux dans les laboratoires :ils croyaient que si l'on cuisait un métalpendant des années et des années, celui-cifinirait par se libérer de toutes ses proprié-tés spécifiques, et qu'alors il ne resteraitplus à sa place que l'Ame du Monde. CetteChose Unique devait permettre aux alchi-mistes de comprendre tout ce qui existaitsur terre, car elle était le langage grâceauquel les choses communiquaient entreelles. C'était cette découverte qu'ils appe-laient le Grand Œuvre, constitué d'unepartie liquide et d'une partie solide.

«Ne suffit-il pas d'observer les hommeset les signes pour découvrir ce langage?demanda le jeune homme.

— Vous avez la manie de vouloir toutsimplifier, répliqua l'Anglais avec agace-ment. L'Alchimie est un travail sérieux. Ilest indispensable de suivre chaque phasedu processus, comme les maîtres l'ontenseigné. »

Le jeune homme découvrit que la partieliquide du Grand Œuvre était appeléeElixir de Longue Vie, et cet élixir non seu-lement guérissait toutes les maladies, maisempêchait aussi l'alchimiste de vieillir.Quant à la partie solide, on la nommaitPierre Philosophale.

« Il n'est pas aisé de découvrir la PierrePhilosophale, dit l'Anglais. Les alchimistesrestaient plusieurs années dans leurs labo-ratoires, à observer ce feu qui purifiait les

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métaux. Et tant ils regardaient le feu que,dans leur for intérieur, ils en venaient peuà peu à abandonner toutes les vanités dumonde. Alors, un beau jour, ils s'aper-cevaient que la purification des métaux,en fin de compte, les avait purifiés eux-mêmes. »

Le jeune homme se souvint alors duMarchand de Cristaux. Celui-ci avait ditque c'avait été une bonne chose que denettoyer ses vases de cristal, car ainsi tousdeux se trouvaient également libérés desmauvaises pensées. Il se persuadait deplus en plus que l'Alchimie devait pouvoirs'apprendre dans la vie quotidienne.

«De plus, reprit l'Anglais, la Pierre Phi-losophale possède une propriété tout à faitextraordinaire. Il suffit d'un tout petit frag-ment pour transformer de grandes quanti-tés de vil métal en or. »

A partir de là, l'intérêt du jeune hommepour l'Alchimie devint encore plus grand. Ilpensait qu'avec un peu de patience, il pour-rait tout transformer en or. Il lut la biogra-phie de divers personnages qui y étaientparvenus: Helvétius, Elie, Fulcanelli,Geber. C'étaient des histoires fascinantes :tous vivaient jusqu'au bout leur LégendePersonnelle. Ils voyageaient, rencontraientdes savants, faisaient des miracles sous lesyeux des incrédules, détenaient la PierrePhilosophale et l'Elixir de Longue Vie.

Mais quand il voulait apprendre à sontour de quelle façon parachever le Grand112

Œuvre, il se trouvait complètement dés-orienté. Il n'y avait là que dessins, instruc-tions codées, textes obscurs.

«Pourquoi emploient-ils un langage sidifficile à comprendre?» demanda-t-il unsoir à l'Anglais.

Il remarqua d'ailleurs, à cette occasion,que celui-ci avait l'air d'assez mauvaisehumeur, comme si ses livres lui man-quaient.

«C'est pour n'être compris que de ceux-là seulement qui sont assez responsablespour pouvoir comprendre, répondit soninterlocuteur. Imaginez un peu que tout lemonde se mette à transformer le plomb enor. Au bout de très peu de temps, l'or nevaudrait plus rien. Seuls les esprits opi-niâtres, les chercheurs acharnés, peuventarriver à réaliser le Grand Œuvre. Voilàpourquoi je me trouve au milieu de cedésert. C'est précisément pour rencon-trer un véritable alchimiste, qui m'aide àdéchiffrer les codes.

— A quelle époque ont été écrits ceslivres ? demanda le jeune garçon.

— Il y a plusieurs siècles.— En ce temps-là, l'imprimerie n'exis-

tait pas encore. Il n'était guère possibleque tout le monde parvînt à la connais-sance de l'Alchimie. Alors, pourquoi celangage si étrange, et toutes ces figures ? »

Malgré cette insistance, l'Anglais nerépondit pas à la question. Il dit que

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depuis plusieurs jours il observait attenti-vement la caravane et qu'il n'avait riendécouvert de nouveau. Il n'avait remarquéqu'une chose : c'était qu'on parlait de plusen plus de la guerre.

Un beau jour, le jeune homme rendit seslivres à l'Anglais.

«Eh bien, avez-vous beaucoup appris?demanda celui-ci, avec une curiosité im-patiente. Il avait besoin de quelqu'un avecqui bavarder pour oublier la crainte de laguerre.

— J'ai appris que le monde possède uneAme, et celui qui pourra comprendre cetteâme comprendra le langage des choses.J'ai appris que de nombreux alchimistesont vécu leur Légende Personnelle et qu'ilsont fini par découvrir l'Ame du Monde, laPierre Philosophale, l'Elixir de Longue Vie.

«Mais j'ai appris, surtout, que ces chosessont si simples qu'elles peuvent être gra-vées sur une émeraude. »

L'Anglais fut déçu. Les années d'étude,les symboles magiques, les mots difficiles àcomprendre, les appareils de laboratoire,rien de tout cela n'avait impressionné lejeune garçon. «Il doit avoir une âme tropfruste pour saisir ces choses-là», en vint-ilà se dire.

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Il prit ses livres et les remit dans lessacoches accrochées à la selle du cha-meau.

« Retournez à votre caravane, dit-il. Ellenon plus ne m'a pas appris grand-chose. »

Le jeune homme se remit à contemplerl'immensité silencieuse du désert et lesable que les animaux soulevaient en mar-chant. «A chacun sa manière d'apprendre,se répétait-il in petto. Sa manière à luin'est pas la mienne, et ma manière n'estpas la sienne. Mais nous sommes l'un etl'autre à la recherche de notre LégendePersonnelle, et c'est pourquoi je le res-pecte. »

Désormais, la caravane cheminait dejour comme de nuit. A tout instant appa-raissaient les messagers au visage voilé, etle chamelier, qui était devenu l'ami dujeune homme, expliqua que la guerre desclans avait commencé. On aurait de lachance si on réussissait à arriver à l'Oasis.

Les animaux étaient épuisés, et les hom-mes de plus en plus silencieux. Le silenceétait plus impressionnant la nuit, lors-qu'un chameau qui blatérait (et qui n'étaitauparavant qu'un chameau qui blatérait)faisait maintenant peur à tout le monde :ce pouvait être le signe d'une attaque.

Pourtant, le chamelier ne semblait pass'émouvoir outre mesure de la menace deguerre.

«Je suis vivant», dit-il au jeune homme,tout en mangeant une poignée de dattes,dans la nuit sans lune et sans feux decamp. « Et pendant que je mange, je ne faisrien d'autre que manger. Quand je mar-cherai, je marcherai, c'est tout. Et s'il fautun jour me battre, n'importe quel jour en

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vaut un autre pour mourir. Parce que jene vis ni dans mon passé ni dans mon ave-nir. Je n'ai que le présent, et c'est lui seulqui m'intéresse. Si tu peux demeurer tou-jours dans le présent, alors tu seras unhomme heureux. Tu comprendras quedans le désert il y a de la vie, que le ciel ades étoiles, et que les guerriers se battentparce que c'est là quelque chose d'inhé-rent à la vie humaine. La vie alors sera unefête, un grand festival, parce qu'elle esttoujours le moment que nous sommes entrain de vivre, et cela seulement. »

Deux nuits plus tard, alors qu'il était surle point de s'endormir, le jeune hommeregarda vers l'astre qui indiquait la direc-tion dans laquelle ils marchaient. Il luisembla que l'horizon était un peu plus bas,car il y avait au-dessus du désert des cen-taines d'étoiles.

« C'est l'Oasis, lui dit le chamelier.— Alors, pourquoi n'y allons-nous pas

tout de suite ?— Parce que nous avons besoin de dor-

mir. »

Il ouvrit les yeux alors que le soleil com-mençait à surgir à l'horizon. Devant lui, làoù avaient brillé les petites étoiles pendantla nuit, s'allongeait une interminable filede palmiers dattiers qui occupait toutel'étendue du désert.

«Nous y sommes arrivés!» s'exclamal'Anglais, qui venait lui aussi de se réveil-ler.

Le jeune homme, cependant, resta muet.Il avait appris le silence du désert, et secontentait de regarder les palmiers en facede lui. Il avait encore un long chemin àparcourir pour arriver jusqu'aux Pyra-mides; et ce matin-là, un jour, ne seraitplus pour lui qu'un souvenir. Mais mainte-nant c'était le moment présent, la fête dontavait parlé le chamelier, et il essayait devivre ce moment avec les leçons de sonpassé et les rêves de son futur. Un jour,cette vision de milliers de palmiers neserait plus qu'un souvenir. Mais, en cetinstant, elle signifiait pour lui l'ombre,l'eau, et un refuge devant la guerre. De la

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même façon qu'un chameau qui blatéraitpouvait se transformer en signal de dan-ger, de même une file de palmiers pouvaitreprésenter un miracle.

«Le monde parle plus d'un langage»,pensa-t-il.

«Quand la marche du temps s'accélère,les caravanes aussi se hâtent», pensa l'Al-chimiste, en voyant arriver dans l'Oasisdes centaines de personnes et d'animaux.Les habitants se précipitaient en criant àla rencontre des nouveaux venus, la pous-sière soulevée masquait le soleil du désert,et les enfants sautaient d'excitation à lavue des étrangers. L'Alchimiste observaque les chefs de tribus se rassemblaientpour rejoindre le Chef de la Caravane etqu'ils tenaient ensemble un long concilia-bule.

Mais rien de tout cela n'intéressaitl'Alchimiste. Il avait déjà pu voir des quan-tités de gens arriver et repartir, cepen-dant que l'Oasis et le désert demeuraientimmuables. Il avait vu des rois et des men-diants fouler ces étendues de sable quichangeaient de forme sous l'action duvent, mais qui étaient toujours celles-làmêmes qu'il avait connues quand il étaitenfant. Malgré tout, il ne parvenait pas àmaîtriser au fond de son cœur un peu de

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cette allégresse que ressentait tout voya-geur quand, après la terre jaune et le cield'azur, le vert des palmiers dattiers appa-raissait devant ses yeux.

« Peut-être Dieu a-t-il créé le désert pourque l'homme puisse se réjouir à la vue despalmiers », pensa-t-il.

Il résolut alors de se concentrer sur desquestions d'ordre plus pratique. Il savaitqu'avec cette caravane arrivait l'homme àqui il devait enseigner une partie de sessecrets. Les signes l'en avaient informé. Ilne connaissait pas encore cet homme,mais ses yeux expérimentés le reconnaî-traient à l'instant où il le verrait. Il espé-rait que ce serait quelqu'un d'aussi douéque son disciple précédent.

«Je ne sais pourquoi ces choses doiventabsolument se transmettre de bouche àoreille », songeait-il. Ce n'était pas exacte-ment parce qu'il s'agissait de véritablessecrets : Dieu révélait libéralement Sessecrets à toutes les créatures.

Il ne voyait à cela qu'une explication:ces choses devaient se transmettre de cettemanière parce qu'elles étaient sans doutefaites de Vie Pure, et ce type de vie est biendifficile à capter sous forme de peinturesou par les paroles.

Car les gens cèdent à la fascination destableaux et des mots et, pour finir, ilsoublient le Langage du Monde.

Les nouveaux arrivants furent amenésimmédiatement en présence des chefs tri-baux de Fayoum. Le jeune homme avaitdu mal à en croire ses yeux : au lieu d'unpuits entouré de quelques palmiers (selonla description qu'il avait lue une fois dansun livre d'histoire), il s'apercevait quel'Oasis était beaucoup plus grande quebien des villages d'Espagne. Elle com-prenait trois cents puits, cinquante milledattiers, et un grand nombre de tentesde couleur disséminées au milieu des pal-miers.

« On croirait les Mille et Une Nuits », ditl'Anglais, impatient de rencontrer au plustôt l'Alchimiste.

Ils furent aussitôt entourés d'enfants,qui regardaient avec curiosité les mon-tures, les chameaux, les gens qui arri-vaient. Les hommes voulaient savoir s'ilsavaient aperçu les signes d'une bataille, etles femmes se disputaient les étoffes et lespierres que les marchands avaient appor-tées. Le silence du désert semblait mainte-

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nant un rêve lointain; tout le monde par-lait sans discontinuer, riait, s'égosillait,comme si l'on avait quitté un monde depurs esprits pour se retrouver parmi leshommes. Les gens étaient joyeux et satis-faits.

En dépit des précautions prises la veille,le chamelier expliqua au jeune homme queles oasis, dans le désert, étaient toujoursconsidérées comme des terrains neutres,parce que la majeure partie de ceux qui yvivaient étaient des femmes et des enfants.Et il y avait des oasis aussi bien d'un côtéque de l'autre; de sorte que les guerriersallaient combattre au milieu des sablesdu désert et laissaient les oasis en paix,comme des lieux d'asile.

Le Chef de la Caravane rassembla toutson monde, non sans quelque difficulté, etcommença à donner ses instructions. Onallait rester là tant que durerait la guerreentre les clans. En tant que visiteurs, lesgens de la caravane seraient hébergés sousles tentes des habitants de l'Oasis, qui leuroffriraient les meilleures places. C'étaitla loi de l'hospitalité traditionnelle. Puisil demanda à tous, y compris ses propressentinelles, de remettre leurs armes auxhommes désignés par les chefs de tribus.

«Ce sont les règles de la guerre, expli-qua-t-il. De cette façon, les oasis ne peu-vent servir de refuge à des combattants. »

A la grande surprise du jeune homme,l'Anglais sortit d'une poche de sa veste un124

revolver chromé, qu'il remit à l'hommechargé de collecter les armes.

«Pourquoi un revolver? demanda lejeune homme.

— Pour m'aider à me fier aux gens»,répondit l'Anglais. Il était heureux d'êtreparvenu au terme de sa quête.

Le jeune homme, pour sa part, songeaità son trésor. Plus il se rapprochait de sonrêve, plus les choses devenaient difficiles.Ce que le vieux roi avait appelé la Chancedu Débutant ne se manifestait plus. C'étaitmaintenant, il le savait, l'épreuve de l'obs-tination et du courage pour qui est à larecherche de sa Légende Personnelle. Aussine devait-il pas se précipiter, se montrerimpatient. Autrement, il risquerait de nepas voir les signes que Dieu avait mis sursa route.

« C'est Dieu qui les a placés sur mon che-min», pensa-t-il, s'étonnant lui-même. Jus-que-là, il avait considéré les signes commequelque chose qui appartenait au monde.Quelque chose comme de manger ou dor-mir, comme de partir en quête de l'amour,ou à la recherche d'un emploi. Mais iln'avait jamais pensé que ce pouvait êtreun langage employé par Dieu pour luimontrer ce qu'il devait faire.

«Ne sois pas impatient, répéta-t-ilencore, à sa propre adresse. Comme l'a ditle chamelier, mange quand c'est l'heure demanger. Et quand c'est l'heure de mar-cher, marche. »

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Le premier jour, cédant à la fatigue, toutle monde dormit, y compris l'Anglais. Lejeune homme se trouvait plus loin, dansune tente occupée par cinq autres garçonsà peu près de son âge. C'étaient des habi-tants du désert, et ils voulaient entendreraconter des histoires des grandes cités. Lejeune homme parla de sa vie de berger, etil allait commencer à évoquer son expé-rience de la boutique aux cristaux, quandl'Anglais entra.

«Je vous ai cherché toute la matinée, dit-il, tout en emmenant son compagnon àl'extérieur. Il faut que vous m'aidiez àdécouvrir où loge l'Alchimiste. »

Ils essayèrent d'abord de le trouver parleurs propres moyens. Un Alchimiste devaitsans doute vivre de façon différente desautres habitants de l'Oasis, et il était bienprobable que, sous sa tente, il y eût unfourneau allumé en permanence. Ils fini-rent par se rendre compte, après avoirbeaucoup marché, que l'Oasis était bienplus vaste qu'ils ne l'avaient imaginée, etqu'il y avait là des centaines et des cen-taines de tentes.

« Presque toute une journée perdue ! ditl'Anglais en s'asseyant, avec son compa-gnon, près de l'un des puits de l'Oasis.

— Il vaudrait peut-être mieux deman-der», dit le jeune homme.

L'Anglais n'avait pas envie de révélersa présence à Fayoum, et se montra hési-126

tant. Finalement, il donna son accordet demanda au jeune garçon, qui parlaitl'arabe mieux que lui, de se chargerde l'affaire. Ce dernier s'approcha doncd'une femme qui venait d'arriver au puitspour remplir une outre en peau de mou-ton.

«Madame, bonsoir! Je voudrais savoiroù demeure un Alchimiste, qui vit danscette Oasis », demanda-t-il.

La femme répondit qu'elle n'en avaitjamais entendu parler, et s'en fut aussitôt.Toutefois, elle prit le temps d'avertir lejeune homme qu'il ne devait pas adresserla parole aux femmes habillées de noir, carc'étaient des femmes mariées. Il fallait res-pecter la Tradition.

L'Anglais fut extrêmement déçu. Ainsi, ilavait fait tout ce voyage pour rien! Soncompagnon en fut également attristé. L'An-glais, lui aussi, poursuivait sa Légende Per-sonnelle. Et, quand une personne est dansce cas, l'Univers tout entier s'efforce delui faire obtenir ce qu'elle cherche: ainsiavait dit le vieux roi. Il ne pouvait pas setromper.

«Je n'avais jusqu'ici jamais entendu par-ler d'alchimistes, dit le jeune homme.Sinon, j'essaierais de vous aider. »

Un éclair illumina le regard de l'Anglais.«Mais bien sûr! s'exclama-t-il. Peut-être

bien que personne ici ne sait ce qu'est unalchimiste. Informez-vous donc plutôt de

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l'homme qui soigne toutes les maladies duvillage ! »

Plusieurs femmes vêtues de noir vinrentchercher de l'eau au puits, mais l'Anglaiseut beau insister, le jeune homme ne vou-lut pas leur adresser la parole. Finalement,un homme s'approcha.

«Connaissez-vous quelqu'un qui soigneles maladies dans le village ? lui demandale jeune homme.

— C'est Allah qui soigne toutes lesmaladies, répondit l'homme, visiblementeffrayé par ces étrangers. Vous cherchezdes sorciers, vous deux ! »

Et, après avoir récité quelques versetsdu Coran, il passa son chemin.

Un autre homme survint. Il était plusâgé, et portait seulement un petit seau. Legarçon lui posa la même question.

« Pourquoi voulez-vous donc connaître unhomme comme celui-là? demanda l'Arabepour toute réponse.

— Parce que mon ami que voici a faitun voyage de plusieurs mois pour le ren-contrer.

— Si cet homme existe, ici dans l'Oasis,il doit être très puissant, dit le vieilhomme, après avoir réfléchi un instant.Même les chefs de tribus ne pourraient pasle voir à leur guise en cas de besoin. Il fau-drait que ce soit lui qui le décide. Attendezplutôt la fin de la guerre, et repartez avecla caravane. Ne cherchez pas à entrer128

dans la vie de l'Oasis», conclut-il en s'éloi-gnant.

Mais l'Anglais exulta. Ils étaient sur labonne piste.

C'est alors qu'apparut une jeune fillequi n'était pas habillée de vêtements noirs.Elle portait une jarre qui reposait sur sonépaule, et avait un voile autour de la tête ;mais son visage était découvert. Le jeunehomme s'avança vers elle pour l'interrogerau sujet de l'Alchimiste.

Et ce fut comme si le temps s'arrêtait,comme si l'Ame du Monde surgissait detoute sa force devant le jeune homme.

Quand il vit ses yeux noirs, ses lèvres quihésitaient entre le sourire et le silence, ilcomprit la partie la plus essentielle et laplus savante du Langage que parlait lemonde, et que tous les êtres de la terreétaient capables d'entendre en leur cœur.Et cela s'appelait l'Amour, quelque chosede plus vieux que les hommes et que ledésert même, et qui pourtant resurgissaittoujours avec la même force, partout oùdeux regards venaient à se croiser commese croisèrent alors ces deux regards prèsd'un puits. Les lèvres enfin se décidèrentpour un sourire, et c'était là un signe, lesigne qu'il avait attendu sans le savoir pen-dant un si long temps de sa vie, qu'il avaitcherché dans les livres et auprès de sesbrebis, dans les cristaux et dans le silencedu désert.

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Voilà, c'était le pur Langage du Monde,sans aucune explication, parce que l'Uni-vers n'avait besoin d'aucune explicationpour continuer sa route dans l'espaceinfini. Tout ce qu'il comprenait en cet ins-tant, c'était qu'il se trouvait devant lafemme de sa vie, et sans la moindre néces-sité de paroles, elle aussi devait le savoir.Il en était plus sûr que de n'importe quoiau monde, même si ses parents, et lesparents de ses parents, avaient toujours ditqu'il fallait d'abord faire sa cour et se fian-cer, connaître l'autre et avoir de l'argentavant de se marier. Qui disait cela n'avaitsans doute jamais connu le langage uni-versel, car lorsqu'on se baigne dans ce lan-gage, il est facile de comprendre qu'il y atoujours dans le monde une personne quien attend une autre, que ce soit en pleindésert ou au cœur des grandes villes. Etquand ces deux personnes se rencontrent,et que leurs regards se croisent, tout lepassé et tout le futur sont désormais sansla moindre importance, seul existe cemoment présent, et cette incroyable certi-tude que toute chose sous la voûte du ciela été écrite par la même Main. La Mainqui fait naître l'Amour, et qui a créé uneâme sœur pour chaque être qui travaille,se repose, et cherche des trésors sous lalumière du soleil. Parce que, s'il n'en étaitpas ainsi, les rêves de l'espèce humainen'auraient aucun sens.

« Mektoub », se dit-il.130

L'Anglais, qui était assis, se releva, etsecoua son compagnon.

« Allez ! Demandez-lui. »Le jeune homme s'approcha de la jeune

fille. Elle sourit à nouveau. Il sourit aussi.«Comment t'appelles-tu? demanda-t-il.— Mon nom est Fatima, répondit-elle,

les yeux baissés.— C'est un nom que portent certaines

femmes dans le pays d'où je viens.— C'est le nom de la fille du Prophète,

dit Fatima. Nos guerriers l'ont transportélà-bas. »

La douce jeune fille parlait de guerriersavec fierté. L'Anglais, à côté, insistait, et lejeune homme demanda si elle savaitquelque chose de l'homme qui guérissaittoutes les maladies.

«C'est un homme qui connaît les secretsdu monde. Il parle avec les djinns dudésert», dit-elle.

Les djinns étaient les génies du Bien etdu Mal. Et la jeune fille montra d'un gestela direction du sud, où habitait cet étrangepersonnage. Puis elle emplit sa cruche etpartit. L'Anglais s'en alla aussi, à larecherche de l'Alchimiste. Et le jeunehomme resta un long moment assis à côtédu puits, comprenant qu'un jour le levantavait laissé sur son visage le parfum decette femme, et qu'il l'aimait avant mêmede savoir qu'elle existait. Et que l'amour

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qu'il avait pour elle lui ferait découvrirtous les secrets du monde.

Le lendemain, il retourna au puits, poury attendre la jeune fille. Il fut surpris d'ytrouver l'Anglais qui, pour la première fois,contemplait le désert.

«J'ai attendu tout l'après-midi et toutela soirée, dit l'Anglais. Il est arrivé aumoment où apparaissaient les premièresétoiles. Je lui ai dit ce que je cherchais. Et ilm'a demandé si j'avais déjà transformé duplomb en or. J'ai répondu que c'était préci-sément ce que je souhaitais apprendre.Alors, il m'a dit d'essayer. Il ne m'a rien ditd'autre que ces mots : "Va essayer." »

Le jeune homme demeura silencieux.Ainsi, l'Anglais avait fait tout ce trajet pours'entendre dire ce qu'il savait déjà. Et il sesouvint que lui-même avait donné six mou-tons au vieux roi pour un résultat sem-blable.

« Eh bien ! essayez, dit-il à l'Anglais.— C'est bien ce que je vais faire. Et je

vais m'y mettre tout de suite. »Peu après son départ, Fatima arriva au

puits pour remplir sa cruche.«Je suis venu te dire une chose toute

simple, lui dit le jeune homme. Je veux quetu sois ma femme. Je t'aime. »

La jeune fille laissa déborder le réci-pient.

«Je vais t'attendre ici chaque jour, re-prit-il. J'ai traversé le désert pour venir132

chercher un trésor qui se trouve à proxi-mité des Pyramides. La guerre était pourmoi une malédiction. C'est maintenantune bénédiction, puisqu'elle m'immobiliseici près de toi.

— La guerre va bien finir un jour», ditla jeune fille.

Il regarda les palmiers dattiers de l'Oa-sis. Il avait été berger. Et il y avait là desquantités de moutons. Fatima avait plusd'importance que le trésor.

«Les guerriers cherchent leurs trésors,dit-elle, comme si elle devinait ses pensées.Et les femmes du désert sont fières deleurs guerriers. »

Puis elle emplit à nouveau sa cruche ets'en fut.

Tous les jours, le jeune homme allait aupuits attendre la venue de Fatima. Il luiraconta son existence de berger, la ren-contre du roi, la boutique aux cristaux. Ilsdevinrent amis et, sauf pendant la quin-zaine de minutes qu'il passait en sa com-pagnie, il trouvait le temps terriblementlong tout le reste de la journée.

Alors qu'il se trouvait dans l'Oasis depuisprès d'un mois, le Chef de la Caravaneconvoqua tout le monde à une réunion.

«Nous ne savons pas quand va finir laguerre, et nous ne pouvons reprendrenotre voyage, dit-il. Les combats vont sansdoute durer très longtemps encore, peut-être des années. Il y a, d'un côté comme de

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l'autre, des guerriers pleins de courage etde vaillance, et chacune des deux arméesest fière de se battre. Ce n'est pas làune guerre entre les bons et les méchants.C'est une guerre entre des forces qui lut-tent pour la conquête du même pouvoir, etlorsque s'engage une bataille de ce genre,elle dure plus longtemps que les autres,parce que, dans ce cas, Allah est des deuxcôtés à la fois. »

Les gens se dispersèrent. Le jeunehomme, ce soir-là, revit Fatima et lui rap-porta ce qui s'était dit lors de la réunion.

«A notre deuxième entrevue, dit la jeunefille, tu m'as parlé de ton amour. Ensuite,tu m'as appris des choses très belles,comme le Langage et l'Ame du Monde. Ettout cela, peu à peu, fait de moi une partde toi-même. »

Le garçon écoutait sa voix, et la trouvaitplus belle que le bruissement du vent dansles palmes des dattiers.

« Il y a bien longtemps que je suis venueici auprès de ce puits pour t'attendre. Jen'arrive pas à me rappeler mon passé,la Tradition, la façon dont les hommesveulent que se comportent les femmes dudésert. Toute petite, je rêvais que le désertm'apporterait un jour le plus beau présentde mon existence. Et ce présent m'est enfinoffert, et c'est toi. »

Il voulut prendre sa main. Mais Fatimatenait les anses de la jarre.

«Tu m'as parlé de tes rêves, du vieux roi,134

du trésor. Tu m'as parlé des signes. Voilàpourquoi je ne crains rien, parce que cesont ces signes qui t'ont amené à moi. Et jefais partie de ton rêve, de ta Légende Per-sonnelle, comme tu le dis si souvent. Pourcette raison même, je veux que tu pour-suives ta route en direction de ce que tu esvenu chercher. S'il te faut attendre la finde la guerre, c'est très bien. Mais si tu doispartir plus tôt, alors pars vers ta Légende.Les dunes changent sous l'action du vent,mais le désert reste toujours le même.Ainsi en sera-t-il de notre amour.

«Mektoub, dit-elle encore. Si je fais par-tie de ta Légende, tu reviendras un jour. »

Il se sentit triste lorsqu'il la quitta. Ilpensait à bien des gens qu'il avait connus.Les bergers qui étaient mariés avaientbeaucoup de mal à convaincre leurs épou-ses de la nécessité où ils se trouvaient decourir la campagne. L'amour exigeait laprésence auprès de l'objet aimé.

Le lendemain, il parla de toutes ceschoses à Fatima.

«Le désert nous prend nos hommes, dit-elle, et ne les ramène pas toujours. Nousdevons nous y faire. Dès lors, ils sont pré-sents dans les nuages qui passent sansdonner de pluie, dans les bêtes qui secachent au milieu des pierres, dans l'eaugénéreuse qui sourd de la terre. Ils sontdésormais une partie de tout, ils devien-nent l'Ame du Monde. Quelques-uns

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reviennent. Et alors toutes les autresfemmes sont heureuses, parce que leshommes qu'elles attendent peuvent euxaussi revenir un jour. Avant, je regardaisces femmes et j'enviais leur bonheur.Maintenant, je vais avoir de même quel-qu'un à attendre. Je suis une femme dudésert et j'en suis fière. Je veux que monhomme chemine, lui aussi, libre comme levent qui fait bouger les dunes. Je veux qu'ilme soit donné de le voir dans les nues,dans les bêtes et dans l'eau. »

Le jeune homme alla trouver l'Anglais. Ilvoulait lui parler de Fatima. Non sanssurprise, il constata que l'Anglais avaitconstruit un petit four à côté de sa tente.C'était un four curieux, sur lequel étaitposé un flacon transparent. L'Anglais ali-mentait le feu avec du bois, et contemplaitle désert. Ses yeux semblaient plus bril-lants que lorsqu'il passait tout son tempsplongé dans les livres.

« C'est la première phase du travail, dit-il.Je dois séparer le soufre impur. Et, pour yparvenir, il faut que je ne craigne pasd'échouer. Ma crainte d'échouer est ce quim'a empêché jusqu'ici de tenter le GrandŒuvre. C'est maintenant que je commencece que j'aurais pu commencer il y a déjà dixans. Mais je suis heureux de n'avoir pasattendu encore vingt ans. »

Et il continua à entretenir le feu tout enregardant le désert. Le jeune homme restaauprès de lui pendant un moment, jusqu'à136

l'heure où le désert prit une colorationrosée dans la lumière du couchant. Il res-sentit alors une envie impérieuse d'allerjusque là-bas, pour voir si le silence pou-vait répondre à ses interrogations.

Il marcha sans but pendant un certaintemps, sans perdre de vue les palmiers del'Oasis. Il écoutait le vent et sentait lescailloux sous ses pieds. Parfois, il trouvaitun coquillage, et savait que ce désert, àune lointaine époque, avait été une vastemer. Il s'assit sur une grosse pierre et selaissa hypnotiser par l'horizon qu'il avaiten face de lui. Il ne pouvait concevoirl'Amour sans y mêler l'idée de possession.Mais Fatima était une femme du désert.Si quelque chose pouvait l'aider à com-prendre, c'était bien le désert.

Il demeura ainsi, sans penser à rien, jus-qu'au moment où il eut l'impression quequelque chose bougeait au-dessus de satête. En regardant en l'air, il vit deux éper-viers qui volaient très haut dans le ciel.

Il observa les rapaces, et les figuresqu'ils dessinaient en volant. C'étaientapparemment des lignes désordonnées,mais elles avaient cependant un sens pourlui. Simplement, il n'arrivait pas à dé-chiffrer leur signification. Il décida doncde suivre du regard les évolutions des deuxoiseaux, peut-être pourrait-il y lire quelquemessage. Peut-être le désert pourrait-il luiexpliquer l'amour sans possession.

Il sentit venir le sommeil. Son cœur,137

pourtant, lui demanda de ne pas dormir;et, tout au contraire, il devait s'abandon-ner. « Me voici qui pénètre à l'intérieur duLangage du Monde, dit-il ; et tout, ici-bas,a un sens, jusqu'au vol même des éper-viers. » Il se sentit plein de reconnaissancepour cet amour qu'il portait à une femme :« Quand on aime, pensa-t-il, les choses ontencore davantage de sens. »

Subitement, l'un des éperviers descenditen piqué pour attaquer l'autre. A cemoment précis, le jeune homme eut unesoudaine et brève vision: une troupearmée envahissait l'Oasis, l'épée au poing.La vision s'effaça tout aussitôt, maislui laissa une vive impression. Il avaitentendu parler des mirages, et en avaitdéjà vu quelques-uns : c'étaient des désirsqui se matérialisaient sur le sable dudésert. Et pourtant, il ne désirait certaine-ment pas voir une armée s'emparer del'Oasis.

Il voulut oublier tout cela et revenir à saméditation, il essaya de se concentrer ànouveau sur le désert d'ocre rose et sur lespierres. Mais quelque chose en son cœurne le laissait pas en repos.

«Suis toujours les signes», avait dit levieux roi. Il pensa à Fatima. Puis il se rap-pela la vision qu'il avait eue et pressentitqu'elle n'était pas loin de devenir une réa-lité.

Non sans mal, il parvint à surmonterl'angoisse qui l'avait étreint. Il se releva et138

se mit en marche dans la direction des pal-miers. Une nouvelle fois, il percevait lesmultiples langages des choses: mainte-nant, c'était le désert qui était la sécurité,tandis que l'Oasis était devenue un péril.

Le chamelier était assis auprès d'unpalmier dattier, à regarder lui aussi le cou-cher de soleil. Il vit le jeune homme arri-ver de derrière une dune.

« Il y a une armée qui approche, dit aus-sitôt ce dernier. J'ai eu une vision.

— Le désert emplit de visions le cœurdes hommes », répondit le chamelier.

Mais le jeune homme lui parla des éper-viers: il observait leur vol et, tout d'uncoup, avait plongé dans l'Ame du Monde.

Le chamelier ne répondit rien; il com-prenait ce que lui disait son interlocuteur.Il savait que n'importe quelle chose, à lasurface de la terre, peut conter l'histoirede toutes les choses. En ouvrant un livreà une page quelconque, en examinantles mains d'une personne, ou le vol desoiseaux, ou encore des cartes à jouer, ouquoi que ce soit d'autre, chacun de nouspeut découvrir un lien avec ce qu'il est entrain de vivre. A la vérité, les choses nerévélaient rien par elles-mêmes; c'étaientles gens qui, en observant les choses,découvraient la façon de pénétrer l'Amedu Monde.

Le désert était peuplé d'hommes quigagnaient leur vie parce qu'ils pouvaientpénétrer aisément l'Ame du Monde. On les

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connaissait sous le nom de devins, et ilsétaient redoutés des femmes et des vieil-lards. Les Guerriers ne les consultaientque rarement, car il ne pouvait être ques-tion d'aller au combat en sachant d'avanceà quel moment on devra mourir. Les Guer-riers préféraient la saveur de la lutte etl'émotion de l'inconnu; l'avenir avait étéécrit par Allah et, quoi qu'il eût écrit,c'était toujours pour le bien des hommes.Alors, les Guerriers vivaient simplement leprésent, car le présent était rempli de sur-prises, et ils devaient être attentifs à quan-tité de choses : où était l'épée de l'ennemi,où était son cheval, quel était le coup qu'ilsallaient devoir porter pour échapper à lamort.

Le chamelier n'était pas un Guerrier, etil lui était déjà arrivé de consulter desdevins. Beaucoup d'entre eux lui avaientdit des choses vraies, d'autres des chosesfausses. Jusqu'au jour où l'un d'eux, leplus âgé (et le plus redouté), lui avaitdemandé pourquoi il s'intéressait telle-ment à connaître le futur.

«Pour pouvoir faire certaines choses,répondit le chamelier. Et faire tournerautrement ce que je ne voudrais pas voirse produire.

— Alors, ce ne sera plus ton avenir,rétorqua le devin.

— Mais peut-être que je veux connaîtrele futur pour me préparer à ce qui doitadvenir..140

— Si ce sont de bonnes choses, ce seraune surprise agréable, dit le devin. Et si cesont de mauvaises choses, tu en souffrirasbien avant qu'elles n'arrivent.

— Je veux connaître l'avenir parce queje suis un homme, dit alors le chamelier.Et les hommes vivent en fonction de leuravenir. »

Le devin demeura un moment sans riendire. Sa spécialité était le jeu des baguettesqu'on lance à terre: il interprétait lamanière dont elles tombaient. Mais, cejour-là, il ne se servit pas de ses baguettes.Il les enroula dans un linge et les remitdans sa poche.

«Je gagne ma vie en prévoyant l'avenirdes gens, dit-il. Je connais la science desbaguettes, et je sais comment les utiliserpour pénétrer dans cet espace où tout estdéjà écrit. Là, je peux lire le passé, décou-vrir ce qui a été oublié, et comprendreles signes du présent. Quand les gens meconsultent, je ne lis pas le futur: je ledevine. Car le futur appartient à Dieu, etLui seul le révèle, et seulement dans desoccasions extraordinaires. Comment est-ce que j'arrive à deviner le futur? Grâceaux signes du présent. C'est dans le pré-sent que réside le secret; si tu fais atten-tion au présent, tu peux le rendre meilleur.Et si tu améliores le présent, ce qui viendraensuite sera également meilleur. Oublie lefutur et vis chaque jour de ta vie selon lesenseignements de la Loi, et en te fiant à la

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sollicitude de Dieu à l'égard de Ses en-fants. Chaque jour porte en lui l'Eternité. »

Le chamelier voulut savoir quellesétaient ces circonstances exceptionnellesdans lesquelles Dieu permettait de voir lefutur :

«C'est quand Lui-même le révèle. EtDieu le révèle rarement, et cela pour uneseule raison : c'est un futur qui a été écritpour être changé. »

Dieu avait montré un futur au jeunehomme, pensa le chamelier. Parce qu'ilvoulait que le jeune homme fût son instru-ment.

«Va trouver les chefs de tribus, dit lechamelier. Parle-leur des guerriers quiapprochent.

— Ils vont se moquer de moi.— Ce sont des hommes du désert.

Les hommes du désert ont l'habitude dessignes.

— Alors, ils doivent déjà savoir.— Ce n'est pas leur souci. Ils croient

que s'ils doivent être mis au courant dequelque chose qu'Allah veuille leur fairesavoir, quelqu'un viendra les en informer.Cela s'est produit bien des fois. Maisaujourd'hui, c'est toi qui es ce messager. »

Le jeune homme pensa à Fatima. Et ildécida d'aller trouver les chefs de tribus.

«J'apporte un message du désert, dit-ilau garde qui était en faction à la porte de142

l'immense tente blanche dressée au centrede l'Oasis. Je veux parler aux chefs. »

Le garde ne répondit rien. Il entra sousla tente et y demeura un long moment.Puis il ressortit en compagnie d'un Arabe,jeune, habillé de blanc et d'or. Le jeunehomme lui raconta ce qu'il avait vu.L'Arabe lui demanda d'attendre un peu etrentra.

La nuit tomba. Des Arabes, des mar-chands, entrèrent et sortirent en grandnombre. Peu à peu, les foyers s'éteignirent,et l'Oasis devint bientôt aussi silencieuseque le désert. Seule restait allumée lalumière de la grande tente. Pendant toutce temps, le jeune homme ne cessait depenser à Fatima, sans bien comprendreencore la conversation qu'ils avaient euedans l'après-midi.

Finalement, au terme de plusieursheures d'attente, le garde le fit entrer.

Ce qu'il vit le plongea dans l'extase.Jamais il n'aurait imaginé qu'en pleinmilieu du désert pût exister une tentecomme celle-là. Le sol était recouvert desplus beaux tapis sur lesquels il eût jamaismarché ; en hauteur, étaient suspendus deslustres de métal doré et ciselé qui portaientdes bougies allumées. Les chefs de tribusse tenaient assis au fond de la tente, endemi-cercle, jambes et bras reposant surdes coussins de soie richement brodés.Des domestiques allaient et venaient avecdes plateaux d'argent chargés de mets déli-

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cats et offraient du thé. D'autres veillaientà maintenir incandescentes les braisesdes narguilés. Un suave parfum de tabacembaumait l'atmosphère.

Il y avait là huit chefs, mais il comprittout de suite lequel était le plus haut placé :un Arabe vêtu de blanc et d'or, assis aucentre du demi-cercle. A côté de lui setrouvait le jeune homme avec qui il avaitparlé peu auparavant.

«Qui est l'étranger qui parle de mes-sage ? demanda l'un des chefs, en le regar-dant.

— C'est moi», répondit-il.Et il raconta ce qu'il avait vu.«Pourquoi le désert dirait-il donc ces

choses à un homme venu d'ailleurs, quandil sait que nous sommes ici depuis plu-sieurs générations? dit un autre chef detribu.

— Parce que mes yeux ne sont pasencore habitués au désert, de sorte queje peux voir des choses que les yeux trophabitués n'arrivent plus à voir. »

« Et aussi parce que je sais ce qu'est l'Amedu Monde », pensa-t-il. Mais il n'ajouta rien,parce que les Arabes ne croient pas à ceschoses-là.

«L'Oasis est un terrain neutre. Personnene va attaquer une oasis, dit un troisièmechef.

— Je raconte seulement ce que j'ai vu.,Si vous ne voulez pas y croire, ne faitesrien. »144

Un silence total s'abattit sur la tente,suivi d'un conciliabule animé entre leschefs de tribus. Ils parlaient un dialectearabe que le jeune homme ne comprenaitpas, mais lorsqu'il fit mine de vouloirsortir, le garde lui dit de rester. Il com-mença à éprouver une certaine crainte ; lessignes lui disaient que quelque chose n'al-lait pas. Il regretta d'avoir parlé de cetteaffaire avec le chamelier.

Soudain, l'homme âgé qui se trouvait aucentre eut un sourire presque impercep-tible, et il se rassura. Le vieillard n'avaitpas pris part à la discussion et n'avait pasencore dit un mot. Mais le jeune hommeétait déjà habitué au Langage du Monde etil put ressentir une vibration de Paix quitraversait la tente de part en part. Sonintuition lui disait qu'il avait bien fait devenir.

Le débat prit fin. Tous se turent pourécouter parler le vieil homme. Ensuite,celui-ci se tourna vers l'étranger. Main-tenant, l'expression de son visage étaitfroide et distante.

« Il y a deux mille ans, dans un pays loin-tain, on jeta dans un puits et l'on venditcomme esclave un homme qui croyait auxsonges, dit-il. Des marchands de chez nousl'achetèrent et l'emmenèrent en Egypte. Etnous savons tous que celui qui croit auxsonges sait aussi les interpréter. »

« Encore qu'il ne parvienne pas toujours145

à les réaliser », pensa le jeune homme, ense remémorant la vieille gitane.

«Grâce aux rêves de vaches maigres etde vaches grasses qu'avait faits le Pharaon,cet homme délivra l'Egypte de la famine. Ilse nommait Joseph. C'était aussi, commetoi, un étranger en terre étrangère, et ildevait avoir à peu près ton âge. »

Le silence se prolongea. Le regard duvieil homme restait froid.

«Nous suivons toujours la Tradition,reprit-il. La Tradition a sauvé l'Egypte dela famine en ce temps-là, et a fait de sonpeuple le plus riche d'entre les peuples. LaTradition enseigne comment les hommesdoivent traverser le désert et marier leursfilles. La Tradition dit qu'une oasis est unterrain neutre, parce que les deux campsont des oasis et sont vulnérables. »

Personne ne prononça le moindre mottandis que le vieil homme parlait.

«Mais la Tradition nous dit aussi decroire aux messages du désert. Tout ce quenous savons, c'est le désert qui nous l'aenseigné. »

Il fit un signe, et tous les Arabes semirent debout. La réunion allait s'achever.Les narguilés furent éteints, et les gardesrectifièrent la position. Le jeune homme seprépara à quitter les lieux, mais le vieillardreprit la parole :

«Demain, nous allons rompre l'accordqui dit que nul ne doit porter une arme àl'intérieur de l'Oasis. Durant la journée,146

nous attendrons l'ennemi. Quand le soleildéclinera sur l'horizon, les hommes merendront leurs armes. Pour chaque dizained'ennemis tués, tu recevras une pièce d'or.

«Toutefois, les armes ne peuvent êtresorties sans aller au combat. Elles sontcapricieuses comme le désert et, si nousles sortons pour rien, elles peuvent ensuiterefuser de faire feu. Si aucune d'elles n'aété utilisée demain, il y en aura au moinsune qui servira : contre toi. »

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Lorsqu'il ressortit, l'Oasis n'était éclai-rée que par la pleine lune. Il y avait vingtminutes de marche jusqu'à sa tente, et il semit en route.

Il était tourmenté par tout ce qui s'étaitpassé. Il s'était immergé dans l'Ame duMonde, et le prix à payer pouvait être sapropre vie. Une grosse mise. Mais il avaitmisé gros du jour où il avait vendu sesmoutons pour suivre sa Légende Person-nelle. Et, comme le disait le chamelier,mourir demain valait tout autant que mou-rir n'importe quel autre jour. Chaque jourétait fait pour être vécu ou pour quitter cemonde. Tout ne dépendait que d'un mot:« Mektoub. »

Il chemina en silence. Il ne regrettaitrien. S'il devait mourir le lendemain, ceserait parce que Dieu n'avait pas envie dechanger le futur. Mais il serait mort aprèsavoir traversé le détroit, après avoir tra-vaillé dans un magasin de cristaux, aprèsavoir connu le désert et les yeux deFatima. Il avait vécu intensément chacun148

de ses jours depuis qu'il était parti dechez lui, il y avait si longtemps de cela.S'il devait mourir le lendemain; ses yeuxauraient vu beaucoup plus de choses queles yeux des autres bergers, et il en étaitfier.

Soudain, il entendit comme un gronde-ment et fut jeté brusquement à terre, sousle choc d'une rafale de vent d'une violenceinouïe. L'endroit fut envahi par un nuagede poussière qui arriva presque à masquerle clair de lune. Devant lui, un chevalblanc de taille gigantesque se cabra, avecun hennissement effrayant.

Il distinguait à peine ce qui se passaitmais, quand la poussière se fut un peu dis-sipée, il ressentit une terreur qu'il n'avaitencore jamais éprouvée. Montant le che-val, se tenait en face de lui un hommetout habillé de noir, avec un faucon surl'épaule gauche. Il était coiffé d'un turbanet un voile lui masquait tout le visage,ne laissant voir que les yeux. Il semblaitêtre le messager du désert, mais il avaitdavantage de présence que quiconque aumonde.

L'étrange cavalier tira hors du fourreaula grande épée à lame courbe qui étaitaccrochée à sa selle. L'acier étincela dansla clarté de la lune.

«Qui a osé lire dans le vol des éper-viers?» demanda-t-il, d'une voix si fortequ'elle sembla répercutée par les cin-quante mille palmiers de Fayoum.

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«Moi, j'ai osé», dit le jeune homme. Et ilse rappela aussitôt la statue de saint Jac-ques Pourfendeur des Maures, écrasantles Infidèles sous les sabots de son chevalblanc. C'était exactement la même chose,sauf que la situation se trouvait mainte-nant inversée.

«J'ai osé», répéta-t-il. Et il baissa la têtepour recevoir le coup de sabre. « De nom-breuses vies vont être sauvées, parce quevous aviez compté sans l'Ame du Monde. »

L'arme, cependant, ne s'abaissa pas bru-talement. La main du cavalier descenditlentement, et la pointe de la lame vint tou-cher le front du jeune homme. Elle était siaiguisée qu'une goutte de sang perla.

Le cavalier était parfaitement immobile.Le jeune homme aussi. L'idée ne lui vintmême pas de fuir. Au fond de son cœur,une étrange allégresse s'empara de lui : ilallait mourir pour sa Légende Personnelle.Et pour Fatima. Les signes, enfin, avaientdit vrai. Voici que l'Ennemi était là, et iln'avait donc pas à se soucier de la mort,puisqu'il y avait une Ame du Monde. D'icipeu, il en ferait partie. Et demain l'Ennemiaussi en ferait partie.

L'étranger, cependant, se contentait demaintenir la pointe de l'épée sur son front.

«Pourquoi as-tu lu le vol des oiseaux?— J'ai seulement lu ce que les oiseaux

voulaient conter. Ils veulent sauver l'Oasis,et vous et les vôtres allez mourir. Les150

hommes de l'Oasis sont plus nombreuxque vous. »

La pointe de l'épée était toujours sur sonfront.

«Qui es-tu, pour changer le destin tracépar Allah ?

— Allah a fait les armées, et Il a faitaussi les oiseaux. Allah m'a montré le lan-gage des oiseaux. Tout a été écrit par lamême Main», dit le jeune homme, en sesouvenant de ce qu'avait dit le chamelier.

Finalement, le cavalier releva son épée.Le jeune homme en éprouva du soulage-ment. Mais il ne pouvait pas s'enfuir.

«Prends garde aux divinations. Quandles choses sont écrites, il ne peut être ques-tion de les éviter.

— J'ai seulement vu une armée, dit lejeune homme. Je n'ai pas vu l'issue d'unebataille. »

Le cavalier sembla satisfait de la ré-ponse. Mais il gardait son épée à la main.

«Que fait un étranger sur une terreétrangère ? demanda-t-il.

— Je cherche ma Légende Personnelle.Quelque chose que tu ne pourras jamaiscomprendre. »

Le cavalier remit son épée au fourreau,et le faucon, sur son épaule, poussa un criétrange. Le jeune homme commença à sedétendre.

«Je devais éprouver ton courage, dit lecavalier. Le courage est la vertu majeurepour qui cherche le Langage du Monde.»

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Le jeune homme fut surpris. Cet hommeparlait de choses que peu de gens connais-saient.

«Il ne faut jamais se relâcher, mêmequand on est parvenu aussi loin, pour-suivit-il. Il faut aimer le désert, mais nejamais s'y fier entièrement. Car le désertest une pierre de touche pour tous leshommes: il éprouve chacun de leurs pas,et tue qui se laisse distraire. »

Ses paroles rappelaient celles du vieuxroi.

« Si les guerriers arrivent, et si ta tête estencore sur tes épaules demain après le cou-cher du soleil, viens me voir », dit encore lecavalier.

La même main qui avait tenu le sabre sesaisit d'une cravache. Le cheval se cabrade nouveau, soulevant un nuage de pous-sière.

« Où habitez-vous ? » cria le jeune homme,tandis que le cavalier s'éloignait.

La main qui tenait la cravache désignala direction du sud.

Le jeune homme venait de rencontrerl'Alchimiste.

Le lendemain matin, il y avait deux millehommes sous les armes au milieu des pal-miers dattiers de Fayoum. Avant que lesoleil ne parvînt au zénith, cinq centsguerriers apparurent à l'horizon. Les cava-liers entrèrent dans l'Oasis par le nord.Apparemment, c'était une expédition paci-fique, mais des armes étaient cachées sousles burnous blancs. Lorsqu'ils arrivèrentprès de la grande tente dressée au centrede l'Oasis, ils mirent au jour les cimeterreset les fusils. Et attaquèrent une tente vide.

Les hommes de l'Oasis encerclèrentles cavaliers du désert. En l'espace d'unedemi-heure, il y avait quatre cent quatre-vingt-dix-neuf cadavres disséminés sur lesol. Les enfants se trouvaient à l'autre ex-trémité de la palmeraie et ne virent rien.Les femmes priaient pour leurs maris sousles tentes et ne virent rien non plus. N'eus-sent été les corps qui gisaient partout,l'Oasis aurait paru vivre une journée nor-male.

Un seul guerrier fut épargné, celui qui153

commandait la troupe des assaillants. Ausoir, il fut amené devant les chefs de tribus,qui lui demandèrent pourquoi il avait violéla Tradition. Il répondit que ses hommessouffraient de la faim et de la soif, épuiséspar tant de jours de combat, et qu'ilsavaient donc résolu de s'emparer d'uneoasis pour pouvoir reprendre la lutte.

Le chef suprême de l'Oasis dit qu'ilregrettait pour les guerriers, mais que laTradition devait être respectée en toutecirconstance. La seule chose qui changedans le désert, ce sont les dunes, quandsouffle le vent.

Puis il condamna le chef adverse à unemort déshonorante. Au lieu d'être tué àl'arme blanche ou d'une balle de fusil, ilfut pendu à un tronc de palmier desséché.Son cadavre resta à se balancer dans levent du désert.

Le chef de tribu convoqua le jeuneétranger et lui remit cinquante pièces d'or.Puis il rappela de nouveau l'histoire deJoseph en Egypte et demanda au jeunehomme d'être désormais le Conseiller del'Oasis.

Quand le soleil eut complètement dis-paru et que les premières étoiles commen-cèrent à paraître (elles ne brillaient pasbeaucoup, du fait de la pleine lune), lejeune homme se mit en marche vers lesud. Il n'y avait là qu'une tente; et,selon quelques Arabes qui se trouvaient àpasser, l'endroit était peuplé de djinns.Mais il s'assit et attendit pendant un longmoment.

L'Alchimiste apparut alors que la luneétait déjà haut dans le ciel. Il portait àl'épaule deux éperviers morts.

«Me voici, dit le jeune homme.— Tu ne devrais pas être ici, répondit

l'Alchimiste. Ou est-ce que ta Légende Per-sonnelle voulait que tu viennes jusqu'en celieu?

— Il y a une guerre entre les clans. Iln'est pas possible de traverser le désert. »

L'Alchimiste descendit de cheval et fitun signe pour inviter le jeune homme àentrer avec lui. C'était une tente semblableà toutes celles qu'il avait pu voir dans l'Oa-

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sis — à l'exception de la grande tente cen-trale, dont le luxe évoquait les contes defées. Il chercha du regard des appareils etdes fours d'alchimie, mais ne vit rien desemblable. Il y avait seulement quelquespiles de livres, un fourneau pour faire lacuisine, et des tapis ornés de dessins mys-térieux.

«Assieds-toi, je vais faire du thé, dit l'Al-chimiste. Et nous mangerons ensemble ceséperviers. »

Le jeune homme se demanda si cen'étaient pas les mêmes oiseaux qu'il avaitvus la veille, mais il ne dit rien. L'Al-chimiste alluma le feu, et bientôt unedélectable odeur de viande se répanditdans la tente. C'était plus agréable encoreque le parfum des narguilés.

«Pourquoi vouliez-vous me voir? de-manda le jeune homme.

— A cause des signes, répondit l'Alchi-miste. Le vent m'a conté que tu allais venir.Et que tu aurais besoin d'aide.

— Non, ce n'est pas moi. C'est l'autreétranger, l'Anglais. C'est lui qui était àvotre recherche.

— Il devra trouver d'autres choses avantde me trouver, moi. Mais il est sur la bonnevoie. Il s'est mis à regarder le désert.

— Et moi ?— Quand on veut une chose, tout l'Uni-

vers conspire à nous permettre de réalisernotre rêve », dit l'Alchimiste, reprenant lesmots du vieux roi.156

Le jeune homme comprit. Ainsi, unautre homme était là, sur sa route, pour leconduire jusqu'à sa Légende Personnelle.

«Vous allez donc m'apprendre?— Non. Tu sais déjà tout ce qu'il y a à

savoir. Je vais simplement te mettre sur lavoie, dans la direction de ton trésor.

— Il y a la guerre entre les clans, répétale jeune homme.

— Mais je connais le désert.— J'ai déjà trouvé mon trésor. J'ai un

chameau, l'argent de la boutique de cris-taux, et cinquante pièces d'or. Je peux êtreun homme riche dans mon pays.

— Mais rien de tout cela ne se trouveprès des Pyramides.

— J'ai Fatima. C'est un plus grand tré-sor que tout ce que j'ai réussi à acquérir.

— Elle non plus n'est pas près des Pyra-mides. »

Ils mangèrent les éperviers en silence.L'Alchimiste ouvrit une bouteille et versaun liquide rouge dans le verre de soninvité. C'était du vin, et l'un des meilleursqu'il eût jamais bus de son existence. Maisle vin était interdit par la loi.

« Le mal, dit l'Alchimiste, ce n'est pas cequi entre dans la bouche de l'homme. Lemal est dans ce qui en sort. »

De boire, le jeune homme commençait àse sentir tout à fait bien. Mais l'Alchimistelui faisait un peu peur. Ils allèrent s'as-seoir à l'extérieur de la tente, à contemplerle clair de lune qui faisait pâlir les étoiles.

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« Bois et prends un peu de bon temps, ditl'Alchimiste, notant que le jeune hommedevenait de plus en plus gai. Repose-toi,comme se repose toujours un guerrieravant d'aller au combat. Mais n'oublie pasque ton cœur est là où se trouve ton trésor.Et que ton trésor doit absolument êtretrouvé pour que tout ce que tu as décou-vert en chemin puisse avoir un sens.

«Demain, vends ton chameau et achèteun cheval. Les chameaux sont traîtres : ilsfont des milliers de pas sans laisser voiraucun signe de fatigue. Et puis, tout d'uncoup, ils tombent à genoux et meurent.Les chevaux, eux, se fatiguent peu à peu.Et tu sauras toujours combien tu peuxencore leur demander, et le moment où ilsvont mourir. »

Le lendemain soir, le jeune hommearriva à cheval devant la tente de l'Alchi-miste. Il attendit un peu et celui-ci apparutà son tour, monté de même, le faucon per-ché sur son épaule gauche.

«Montre-moi la vie dans le désert, ditl'Alchimiste. Seul celui qui peut y trou-ver la vie peut aussi y découvrir des tré-sors. »

Ils se mirent en route dans les sables,baignés tous deux par la clarté lunaire. «Jene sais pas si je vais réussir à trouver de lavie dans le désert, pensa le jeune homme.Je ne connais pas encore le désert. »

Il voulut se retourner pour faire partde cette réflexion à l'Alchimiste, mais ilavait peur de lui. Ils parvinrent à l'endroitrocailleux où il avait vu les éperviers dansle ciel; maintenant, tout y était silence etvent.

« Je n'arrive pas à rencontrer la vie dansle désert, dit le jeune homme. Je saisqu'elle existe, mais je n'arrive pas à latrouver.

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— La vie attire la vie », répondit l'Alchi-miste.

Et le jeune homme comprit ce qu'il vou-lait dire. Sur l'instant, il lâcha les rênes àson cheval, qui se mit alors à cheminer àsa guise au milieu des pierres et du sable.L'Alchimiste suivait en silence, et le chevaldu jeune garçon avança ainsi durant unedemi-heure. Les deux hommes ne pou-vaient déjà plus distinguer les palmiers del'Oasis; il n'y avait que cette fantastiqueclarté du ciel, et les rochers qu'elle faisaitbriller comme de l'argent. Soudain, en unsite où il n'était encore jamais venu, lejeune homme sentit que sa monture s'arrê-tait.

« Ici, la vie existe, dit-il à l'Alchimiste. Jene connais pas le langage du désert, maismon cheval connaît le langage de la vie. »

Ils mirent pied à terre. L'Alchimiste nedit rien. Il se mit à regarder les pierres, enavançant lentement. Tout à coup, il s'ar-rêta et se baissa avec les plus grandes pré-cautions. Il y avait un trou dans le sol,entre les pierres; l'Alchimiste y enfila samain, puis tout le bras, jusqu'à l'épaule.Quelque chose bougea, là-bas au fond, etles yeux de l'Alchimiste (il ne pouvait voirque ses yeux) se plissèrent, témoignant del'effort qu'il faisait. Le bras semblait lutteravec ce qui se trouvait à l'intérieur dutrou. Et, d'un bond, qui effraya son com-pagnon, l'Alchimiste retira son bras et se160

remit aussitôt debout. Sa main tenait unserpent par la queue.

Le jeune homme fit un bond lui aussi,mais en arrière. Le serpent se débattaitfrénétiquement, avec des bruits et dessifflements qui rompaient le silence dudésert. C'était un naja, dont le venin pou-vait tuer un homme en quelques minutes.

«Attention au venin», vint à penser lejeune homme. Mais l'Alchimiste, qui avaitmis sa main dans le trou, devait déjà avoirété mordu. Sa physionomie était pourtantparfaitement sereine. « L'Alchimiste est âgéde deux cents ans», avait dit l'Anglais. Ildevait savoir comment agir avec les ser-pents du désert.

Le jeune homme vit son compagnonretourner à son cheval et prendre sa lon-gue épée en forme de croissant de lune,avec laquelle il traça un cercle sur le sol. Ilposa le serpent à l'intérieur de ce cercle, etle reptile s'immobilisa aussitôt.

« Ne t'inquiète pas, dit l'Alchimiste. Il nesortira pas de là. Et tu as découvert la viedans le désert, le signe qu'il me fallait.

— Pourquoi était-ce si important ?— Parce que les Pyramides sont au mi-

lieu du désert. »Le jeune homme n'avait pas envie d'en-

tendre parler des Pyramides. Son cœurétait lourd et triste depuis la veille au soir.Poursuivre sa quête du trésor signifiait eneffet devoir abandonner Fatima.

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« Je vais te guider à travers le désert, luidit alors l'Alchimiste.

— Je veux rester dans l'Oasis, réponditle jeune homme. J'ai rencontré Fatima. Etpour moi elle vaut plus que le trésor.

— Fatima est une fille du désert. Ellesait que les hommes doivent partir, pourpouvoir revenir. Elle a déjà trouvé son tré-sor : c'est toi. Maintenant, elle attend de toique tu trouves ce que tu cherches.

— Et si je décide de rester?— Tu seras le Conseiller de l'Oasis. Tu

possèdes assez d'or pour acheter un bonnombre de moutons et de chameaux. Tuépouseras Fatima et vous vivrez heureuxpendant la première année. Tu apprendrasà aimer le désert et tu connaîtras, un parun, les cinquante mille palmiers. Tu com-prendras comment ils croissent et ils teferont voir un monde qui ne cesse de chan-ger. Et alors, tu déchiffreras de mieux enmieux les signes, parce que le désert est unplus grand maître que tous les maîtres.

«La deuxième année, tu te rappellerasl'existence d'un trésor. Les signes com-menceront à t'en parler avec insistance, ettu essaieras de ne pas en tenir compte. Tute serviras de tes connaissances unique-ment pour le bien de l'Oasis et de ses habi-tants. Les chefs de tribus t'en sauront gré.Tes chameaux t'apporteront richesse etpouvoir.

«La troisième année, les signes conti-nueront à parler de ton trésor et de ta162

Légende Personnelle. Tu passeras desnuits et des nuits à errer dans l'Oasis, etFatima sera une femme triste parce queton parcours, à cause d'elle, aura été inter-rompu. Mais tu continueras à l'aimer, etcet amour sera partagé. Tu te souviendrasqu'elle ne t'avait jamais demandé de res-ter, parce que la femme du désert saitattendre le retour de son homme. Tu ne luien voudras donc pas. Mais tu marcheras,des nuits et des nuits, dans les sables dudésert, au milieu des palmiers, en pensantque tu aurais peut-être pu continuer taroute, te fier davantage à ton amour pourFatima. Car ce qui t'aura fait rester dansl'Oasis, c'était seulement ta propre craintede ne jamais revenir. Et, quand tu en seraslà, les signes t'indiqueront que ton trésorest enfoui à jamais sous la terre.

«La quatrième année, les signes t'aban-donneront, parce que tu n'auras pas voulules entendre. Les chefs de tribus le com-prendront, et tu seras destitué de ta chargeau Conseil. Tu seras alors un riche com-merçant, possesseur de nombreux cha-meaux et de marchandises en abondance.Mais tu passeras le reste de tes jours àerrer au milieu des palmiers et du désert,en sachant que tu n'auras pas accompli taLégende Personnelle et qu'il sera désor-mais trop tard pour le faire.

« Sans avoir jamais compris que l'Amour,en aucun cas, n'empêche un homme desuivre sa Légende Personnelle. Quand cela

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arrive, c'est que ce n'était pas le véritableAmour, celui qui parle le Langage duMonde. »

L'Alchimiste effaça le cercle qu'il avaittracé sur le sable, et le cobra s'enfuit rapi-dement pour disparaître entre les pierres.

Le jeune homme songeait au Marchandde Cristaux, qui avait toujours voulu allerà La Mecque, à l'Anglais qui était à larecherche d'un Alchimiste. Il songeait àune femme qui se fiait au désert et à qui ledésert avait un jour amené celui qu'ellesouhaitait aimer.

Ils remontèrent à cheval, et cette fois cefut le jeune homme qui suivit l'Alchimiste.Le vent apportait les bruits de l'Oasis, et ilessayait de reconnaître la voix de Fatima.Ce jour-là, il n'était pas allé au puits, àcause de la bataille.

Mais, au cours de cette nuit, tandis qu'ilsregardaient un serpent à l'intérieur d'uncercle, l'étrange cavalier avec son fauconsur l'épaule avait parlé d'amour et de tré-sors, des femmes du désert et de saLégende Personnelle.

«Je vais avec vous», dit le jeune homme.Et, immédiatement, il sentit la paix s'ins-taller dans son cœur.

«Nous partirons demain avant le leverdu soleil. »

Ce fut la seule réponse de l'Alchimiste.

Le jeune homme ne put dormir cettenuit-là. Deux heures avant l'aube, il ré-veilla l'un des garçons qui dormaientdans la même tente et lui demanda delui indiquer où habitait Fatima. Ils sorti-rent tous deux et se rendirent jusque-là.En échange, il donna à son guide de quoiacheter une brebis.

Puis il le pria de trouver l'endroit oùdormait la jeune fille, de la réveiller, et delui dire qu'il l'attendait dehors. Le jeuneArabe exécuta sa mission et reçut en paie-ment l'argent nécessaire à l'achat d'uneautre brebis.

«Maintenant, laisse-nous seuls», dit-ilau garçon, qui retourna à sa tente pour serecoucher, tout fier d'avoir aidé le Conseil-ler de l'Oasis et bien content d'avoir dequoi s'acheter des moutons.

Fatima apparut à la porte de la tente. Ilspartirent ensemble marcher au milieudes palmiers. Il savait que c'était contrela Tradition, mais cela n'avait maintenantplus aucune importance.

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«Je vais partir, dit-il. Et je veux que tusaches que je reviendrai. Je t'aime parceque...

— Ne dis rien, interrompit Fatima. Onaime parce qu'on aime. Il n'y a aucune rai-son pour aimer. »

Mais lui, pourtant, reprit :«Je t'aime parce que j'avais fait un rêve,

puis j'ai rencontré un roi, j'ai vendu descristaux, j'ai traversé le désert, les clanssont entrés en guerre, et je suis venu prèsd'un puits pour savoir où habitait unAlchimiste. Je t'aime parce que tout l'Uni-vers a conspiré à me faire arriver jusqu'àtoi. »

Ils s'étreignirent. C'était la première foisque leurs corps se touchaient.

«Je reviendrai, dit encore le jeune homme.— Avant, il y avait du désir en moi

quand je regardais le désert. Maintenant,ce sera de l'espoir. Mon père est parti unjour, il est ensuite revenu vers ma mère, etil revient encore à chaque fois. »

Ils ne dirent plus rien. Ils marchèrent unpeu dans la palmeraie et le jeune hommela reconduisit à l'entrée de sa tente.

«Je reviendrai comme ton père est re-venu vers ta mère », lui dit-il.

Il s'aperçut que les yeux de Fatima étaientpleins de larmes.

« Tu pleures ?— Je suis une femme du désert, répon-

dit-elle, cachant son visage. Mais, avanttout, je suis une femme. »166

Fatima rentra dans sa tente. D'ici peu, lesoleil allait paraître. Au lever du jour, ellesortirait faire ce qu'elle faisait depuis desannées ; mais tout avait changé. Le garçonn'était plus dans l'Oasis, et l'Oasis n'auraitplus la signification qu'elle avait jusque-là,bien peu auparavant. Ce ne serait plus cetendroit, de cinquante mille palmiers dat-tiers et trois cents puits, où les pèlerinsétaient heureux d'arriver au terme d'unlong voyage. L'Oasis, à partir de ce jour,serait pour elle un lieu vide.

De ce jour, le désert serait plus importantque l'Oasis. Elle passerait son temps àregarder le désert, en se demandant surquelle étoile le garçon se guidait, à larecherche du trésor. Elle lui adresserait sesbaisers par le vent, en espérant que celui-citoucherait le visage du jeune homme et luidirait qu'elle était vivante, qu'elle l'atten-dait, comme une femme attend un hommede courage qui suit sa route, en quête desonges et de trésors.

De ce jour, le désert ne serait qu'uneseule chose : l'espérance de son retour.

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«Ne pense pas à ce qui est resté enarrière, dit l'Alchimiste, quand ils com-mencèrent à chevaucher dans les sablesdu désert. Tout est gravé dans l'Ame duMonde et y restera pour toujours.

— Les hommes rêvent du retour plusque du départ, dit le jeune homme, qui,déjà, s'accoutumait de nouveau au silencedu désert.

— Si ce que tu as trouvé est fait dematière pure, cela ne pourrira jamais. Ettu pourras y revenir un jour. Si ce n'estqu'un instant de lumière, comme l'explo-sion d'une étoile, alors tu ne retrouve-ras rien à ton retour. Mais tu auras vuune explosion de lumière. Et cela seulaura déjà valu la peine d'être vécu. »

L'homme parlait dans la langue de l'al-chimie. Mais son compagnon de routesavait qu'il faisait allusion à Fatima.

Il était difficile de ne pas penser à cequi était resté en arrière. Le désert, avecson paysage presque toujours semblable,ne cessait de s'emplir de rêves. Le jeune168

homme voyait encore les palmiers dat-tiers, les puits, et le visage de la femmeaimée. Il voyait l'Anglais et son labora-toire, et le chamelier qui était un maître etne le savait pas. «Peut-être l'Alchimisten'a-t-il jamais aimé », pensa-t-il.

Celui-ci allait devant, le faucon sur sonépaule. Le faucon connaissait parfai-tement le langage du désert et, quand ilsfaisaient halte, il quittait l'épaule de l'Al-chimiste et s'envolait pour chercher de lanourriture. Le premier jour, il rapporta unlièvre. Le lendemain, deux oiseaux.

Le soir, ils étendaient leurs couverturespar terre, mais n'allumaient pas de feu. Lesnuits du désert étaient froides, et devinrentde plus en plus sombres à mesure quela lune décroissait au firmament. Duranttoute une semaine, ils avancèrent ensilence, ne parlant que des précautionsdevenues indispensables pour éviter de setrouver pris dans les combats. La guerredes clans continuait, et le vent apportaitparfois l'odeur douceâtre du sang. Unebataille avait dû être livrée dans les envi-rons, et le vent rappelait au jeune hommel'existence du Langage des Signes, tou-jours prêt à montrer ce que ses yeux nepouvaient voir.

Au soir du septième jour de voyage, l'Al-chimiste décida de bivouaquer plus tôt quede coutume. Le faucon partit en quête degibier. L'Alchimiste tira son bidon d'eau eten offrit au jeune homme.

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«Te voici bientôt parvenu au terme deton voyage, dit-il. Tu as suivi ta LégendePersonnelle : je t'en félicite.

— Mais vous me guidez sans rien dire.J'ai cru que vous alliez m'enseigner ce quevous savez. Il y a quelque temps, je me suistrouvé dans le désert en compagnie d'unhomme qui possédait des livres d'alchi-mie. Mais je n'ai rien pu apprendre.

— Il n'y a qu'une façon d'apprendre,répondit l'Alchimiste. C'est par l'action.Tout ce que tu avais besoin de savoir, c'estle voyage qui te l'a enseigné. Il ne manquequ'une seule chose. »

Le jeune homme voulut savoir ce quec'était, mais l'Alchimiste garda les yeuxfixés sur l'horizon, guettant le retour dufaucon.

«Pourquoi vous nomme-t-on l'Alchi-miste ?

— Parce que je le suis.— Et qu'est-ce qui n'allait pas, pour les

autres alchimistes, qui cherchaient l'or etqui ont échoué ?

— Ils se contentaient de chercher l'or.Ils cherchaient le trésor de leur LégendePersonnelle, sans désirer vivre la Légendeelle-même.

— Qu'est-ce qui manque encore à monsavoir? » insista le jeune homme.

Mais l'Alchimiste continua de fixer l'ho-rizon. Au bout d'un certain temps, le fau-con revint avec une proie. Ils creusèrentun trou et allumèrent le feu à l'intérieur,170

pour que personne ne pût voir la lueur desflammes.

«Je suis un Alchimiste parce que je suisun Alchimiste, dit-il tandis qu'ils prépa-raient leur repas. J'ai appris cette sciencede mes aïeux, qui l'avaient apprise de leursaïeux, et ainsi de suite depuis la créationdu monde. En ce temps-là, toute la sciencedu Grand Œuvre pouvait s'inscrire surune simple émeraude. Mais les hommesn'ont pas attaché d'importance aux chosessimples, et ont commencé à écrire des trai-tés, des interprétations, des études phi-losophiques. Ils ont aussi commencé à pré-tendre qu'ils connaissaient la voie mieuxque les autres.

— Qu'y avait-il d'écrit sur la Tabled'Emeraude?» demanda le jeune homme.

L'Alchimiste entreprit alors de dessinersur le sable, et ce travail ne lui prit pasplus de cinq minutes. Cependant qu'il des-sinait, le jeune homme se souvint du vieuxroi et de la place où ils s'étaient un jourrencontrés; cela semblait remonter à desannées et des années.

«Voilà ce qui était inscrit sur la Tabled'Emeraude », dit l'Alchimiste, quand il eutterminé.

Le jeune homme s'approcha et lut lesmots écrits sur le sable.

«C'est un code, dit-il, quelque peu déçupar la Table d'Emeraude. On dirait ce qu'ily avait dans les livres de cet Anglais.

— Non, répondit l'Alchimiste. C'est171

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comme le vol des éperviers: cela ne doitpas être compris par la seule raison. LaTable d'Emeraude est un passage directvers l'Ame du Monde.

« Les sages ont compris que ce mondenaturel n'est qu'une image et une copie duParadis. Le seul fait que ce monde existeest la garantie qu'existe un monde plusparfait que lui. Dieu l'a créé pour que,par l'intermédiaire des choses visibles, leshommes puissent comprendre Ses ensei-gnements spirituels et les merveilles de Sasagesse. C'est cela que j'appelle l'Action.

— Est-ce qu'il faut que je comprennela Table d'Emeraude? demanda le jeunehomme.

— Peut-être, si tu étais dans un labora-toire d'alchimie, serait-ce maintenant lebon moment pour étudier la meilleuremanière d'entendre la Table d'Emeraude.Mais tu es dans le désert. Plonge-toi doncplutôt dans le désert. Il sert à la compré-hension du monde aussi bien que n'im-porte quelle autre chose sur terre. Tu n'asmême pas besoin de comprendre le désert :il suffit de contempler un simple grain desable, et tu verras en lui toutes les mer-veilles de là Création.

— Comment dois-je faire pour me plon-ger au sein du désert ?

— Ecoute ton cœur. Il connaît toutechose, parce qu'il vient de l'Ame duMonde, et qu'un jour il y retournera. »

Ils cheminèrent en silence deux journéesencore. L'Alchimiste se montrait beaucoupplus circonspect, car ils approchaient dela zone des combats les plus violents. Etle jeune homme s'efforçait d'écouter soncœur.

C'était un cœur difficile à entendre.Auparavant, il était toujours prêt au départ,et maintenant il voulait arriver à tout prix.Certaines fois, son cœur restait longtempsà raconter des histoires pleines de nostal-gie, d'autres fois il s'émouvait du lever dusoleil dans le désert, et faisait pleurerle jeune homme en cachette. Il battaitplus vite quand il lui parlait du trésor, etralentissait lorsque les yeux du garçon seperdaient dans l'horizon infini du désert.Mais il ne se taisait jamais, même si lejeune homme n'échangeait pas un seulmot avec l'Alchimiste.

«Pourquoi devons-nous écouter notrecœur? demanda-t-il ce soir-là quand ilsfirent halte.

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— Parce que, là où sera ton cœur, làsera ton trésor.

— Mon cœur est agité, dit le jeunehomme. Il fait des rêves, il se trouble, et ilest amoureux d'une fille du désert. Il medemande des choses, me laisse des nuits etdes nuits sans dormir quand je pense àelle.

— C'est bien. Ton cœur est vivant. Conti-nue à écouter ce qu'il a à te dire. »

Au cours des trois journées suivantes, ilscroisèrent plusieurs guerriers et en aper-çurent d'autres à l'horizon. Le cœur dujeune homme commença à parler de peur.Il lui contait des histoires qu'il avait enten-dues de l'Ame du Monde, des histoiresd'hommes partis à la recherche de leurstrésors et qui ne les avaient jamais trouvés.Parfois, il l'effrayait de la pensée qu'ilpourrait bien ne jamais parvenir jusqu'autrésor, ou qu'il pourrait trouver la mortdans le désert. Ou bien encore, il lui disaitqu'il était maintenant satisfait, qu'il avaitdéjà rencontré un amour et gagné de nom-breuses pièces d'or.

«Mon cœur est traître, dit le jeunehomme à l'Alchimiste, quand ils s'arrêtè-rent pour laisser reposer un peu leurs che-vaux. Il ne veut pas que je continue.

— C'est bien, répondit l'Alchimiste. Celaprouve que ton cœur vit. Il est normald'avoir peur d'échanger contre un rêvetout ce que l'on a déjà réussi à obtenir.174

— Alors, pourquoi dois-je écouter moncœur?

— Parce que tu n'arriveras jamais à lefaire taire. Et même si tu feins de ne pasentendre ce qu'il te dit, il sera là, dans tapoitrine, et ne cessera de répéter ce qu'ilpense de la vie et du monde.

— Même en étant un traître ?— La trahison, c'est le coup auquel

tu ne t'attends pas. Si tu connais bien toncœur, il n'arrivera jamais à te surprendreainsi. Car tu connaîtras ses rêves et sesdésirs, et tu sauras en tenir compte. Per-sonne ne peut fuir son cœur. C'est pour-quoi il vaut mieux écouter ce qu'il dit.Pour que ne vienne jamais te frapper uncoup auquel tu ne t'attendrais pas. »

Le jeune homme continua donc à écouterson cœur, tandis qu'ils cheminaient dansle désert. Il parvint à connaître ses ruseset ses stratagèmes, et finit par l'acceptercomme il était. Alors, il cessa d'avoir peuret cessa d'avoir envie de retourner sur sespas, car un certain soir son cœur lui ditqu'il était content. «Même si je me plainsun peu, disait son cœur, c'est seulementque je suis un cœur d'homme, et les cœursdes hommes sont ainsi. Ils ont peur deréaliser leurs plus grands rêves, parcequ'ils croient ne pas mériter d'y arriver, oune pas pouvoir y parvenir. Nous, lescœurs, mourons de peur à la seule penséed'amours enfuies à jamais, d'instants qui

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auraient pu être merveilleux et qui ne l'ontpas été, de trésors qui auraient pu êtredécouverts et qui sont restés pour toujoursenfouis dans le sable. Car, quand cela seproduit, nous souffrons terriblement, pourfinir. »

« Mon cœur craint de souffrir, dit le jeunehomme à l'Alchimiste, une nuit qu'ilsregardaient le ciel sans lune.

— Dis-lui que la crainte de la souffranceest pire que la souffrance elle-même. Etqu'aucun cœur n'a jamais souffert alorsqu'il était à la poursuite de ses rêves, parceque chaque instant de quête est un instantde rencontre avec Dieu et avec l'Eternité.

— Chaque instant de quête est un ins-tant de rencontre, dit le jeune homme àson cœur. Pendant que je cherchais montrésor, tous les jours ont été lumineuxparce que je savais que chaque heure fai-sait partie du rêve de le trouver. Pendantque je cherchais mon trésor, j'ai découverten chemin des choses que je n'auraisjamais songé rencontrer si je n'avais eu lecourage de tenter des choses impossiblesaux bergers. »

Alors, son cœur demeura en paix tout unaprès-midi durant. Et cette nuit-là il dor-mit calmement. Lorsqu'il s'éveilla, soncœur commença à lui raconter les chosesde l'Ame du Monde. Il dit que tout hommeheureux était un homme qui portait Dieuen lui. Et que le bonheur pouvait être176

trouvé dans un simple grain de sable dudésert, comme l'avait dit l'Alchimiste.Parce qu'un grain de sable est un instantde la Création, et que l'Univers a misdes millions et des millions d'années à lecréer.

«Chaque homme sur terre a un trésorqui l'attend, lui dit son cœur. Nous, lescœurs, en parlons rarement, car les hom-mes ne veulent plus trouver ces trésors.Nous n'en parlons qu'aux petits enfants.Ensuite, nous laissons la vie se charger deconduire chacun vers son destin. Malheu-reusement, peu d'hommes suivent le che-min qui leur est tracé, et qui est le cheminde la Légende Personnelle et de la félicité.La plupart voient le monde comme quel-que chose de menaçant et, pour cette rai-son même, le monde devient en effet unechose menaçante. Alors, nous, les cœurs,commençons à parler de plus en plus bas,mais nous ne nous taisons jamais. Et nousfaisons des vœux pour que nos paroles nesoient pas entendues : nous ne voulons pasque les hommes souffrent pour n'avoir passuivi la voie que nous leur avions indiquée.

— Pourquoi les cœurs ne disent-ils pasaux hommes qu'ils doivent poursuivre leursrêves ? demanda le jeune homme à l'Alchi-miste.

— Parce que, dans ce cas, c'est le cœurqui souffre le plus. Et les cœurs n'aimentpas souffrir. »

Le jeune homme, de ce jour, enten-177

dit son cœur. Il lui demanda de ne jamaisl'abandonner. Il lui demanda de se serrerdans sa poitrine lorsqu'il serait loin de sesrêves, et de lui donner le signal d'alarme.Et il jura que, chaque fois qu'il entendraitce signal, il y prendrait garde.

Cette nuit-là, il parla de tous ces sujetsavec l'Alchimiste. Et celui-ci comprit quele cœur du jeune homme était revenu àl'Ame du Monde.

« Que dois-je faire maintenant ? demandale jeune homme.

— Continue de marcher dans la direc-tion des Pyramides, dit l'Alchimiste. Etreste attentif aux signes. Ton cœur estmaintenant capable de te montrer le tré-sor.

— C'était donc cela, que je ne savais pasencore ?

— Non. Ce qui manque encore à tonsavoir, dit l'Alchimiste, c'est ceci :

«Avant de réaliser un rêve, l'Ame duMonde veut toujours évaluer tout ce qui aété appris durant le parcours. Si elle agitainsi, ce n'est pas par méchanceté à notreégard, c'est pour que nous puissions, enmême temps que notre rêve, conquérirégalement les leçons que nous apprenonsen allant vers lui. Et c'est le moment où laplupart des gens renoncent. C'est ce quenous appelons, dans le langage du désert :mourir de soif quand les palmiers de l'oa-sis sont déjà en vue à l'horizon.

«Une quête commence toujours par la178

Chance du Débutant. Et s'achève toujourspar 1 Epreuve du Conquérant. »

Le jeune homme se souvint d'un vieuxproverbe de son pays, qui disait que1 heure la plus sombre est celle qui vientjuste avant le lever du soleil.

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Le premier signe concret de danger semanifesta dès le lendemain. Trois guer-riers apparurent, qui, s'étant approchés,demandèrent aux deux voyageurs ce qu'ilsfaisaient par là.

«Je suis venu chasser avec mon faucon,répondit l'Alchimiste.

— Nous devons vous fouiller, pour voirsi vous ne portez pas d'armes, fit l'un desguerriers. »

L'Alchimiste descendit de cheval, toutdoucement. Son compagnon fit de même.

«Pourquoi tant d'argent? demanda leguerrier en voyant la bourse du jeunehomme.

— Pour aller jusqu'en Egypte», répon-dit celui-ci.

L'homme qui fouillait l'Alchimiste trou-va un petit flacon de cristal rempli deliquide et un œuf en verre, de couleurjaune, à peine plus gros qu'un œuf depoule.

«Qu'est-ce que c'est que ça? demanda-t-il.180

— La Pierre Philosophale, et l'Elixir deLongue Vie. C'est le Grand Œuvre desAlchimistes. Qui boit de cet élixir ne serajamais malade, et un minuscule fragmentde cette pierre transforme en or n'importequel métal. »

Les trois hommes éclatèrent d'un grandrire, et l'Alchimiste rit avec eux. Ils avaienttrouvé la réponse très amusante, et ils leslaissèrent partir sans plus d'embarras,avec tout ce qu'ils possédaient.

« Etes-vous fou ? demanda le jeunehomme, quand ils furent à une certainedistance. Pourquoi avez-vous réponduainsi ?

— Pour te montrer une loi du monde,toute simple: quand nous avons de grandstrésors sous les yeux, nous ne nous enapercevons jamais. Et sais-tu pourquoi?Parce que les hommes ne croient pas auxtrésors. »

Ils poursuivirent leur marche dans ledésert. Au fur et à mesure que les jourspassaient, le cœur du jeune homme de-venait de plus en plus silencieux : il ne sesouciait plus des choses du passé ou del'avenir, et se contentait de contemplerlui aussi le désert, de boire avec le jeunehomme à l'Ame du Monde. Son cœur et luidevinrent de grands amis, incapablesdésormais de se trahir l'un l'autre.

Quand le cœur parlait, c'était pour sti-muler et encourager le jeune homme qui

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trouvait parfois terriblement lassantes ceslongues journées de silence. Pour la pre-mière fois, le cœur vint à lui parler de sesgrandes qualités : le courage qu'il lui avaitfallu pour abandonner ses brebis, vivre saLégende Personnelle; et l'enthousiasmedont il avait fait preuve dans la boutiqueaux cristaux.

Il lui dit aussi une autre chose, que lejeune homme n'avait encore jamais re-marquée: les dangers qu'il avait côtoyés,et dont il ne s'était jamais aperçu. Unefois, il avait caché le pistolet dérobé à sonpère, avec lequel, en effet, il risquait biende se blesser. Et il lui rappela un jour où ilavait été souffrant, en pleine campagne : ilavait vomi, puis il avait dormi assez long-temps ; or il y avait deux brigands un peuplus loin, qui avaient projeté de luivoler ses moutons et de l'assassiner. Mais,comme le jeune berger ne venait pas, ilsavaient fini par s'en aller, croyant qu'ilavait changé d'itinéraire.

« Est-ce que les cœurs aident toujours leshommes ? demanda-t-il à l'Alchimiste.

— Ceux-là seulement qui vivent leurLégende Personnelle. Mais ils aident beau-coup les enfants, les ivrognes, les vieil-lards.

— Cela veut donc dire que le dangern'existe pas ?

— Cela veut dire simplement que lescœurs font tout ce qu'ils peuvent», répon-dit l'Alchimiste.182

Certain soir, ils passèrent par le campe-ment de l'un des clans en guerre. Il y avaitpartout des Arabes magnifiquement vêtusde blanc, leurs armes prêtes à servir.Les hommes fumaient le narguilé et bavar-daient, parlant des combats. Personnene prêta grande attention aux deux voya-geurs.

«Il n'y a aucun danger», dit le jeunehomme, quand ils se furent un peu éloi-gnés.

L'Alchimiste se mit en colère.« Fie-toi à ton cœur, dit-il, mais n'oublie

pas que tu es dans le désert. Quand leshommes sont en guerre, l'Ame du Mondeentend elle aussi les cris des combats. Per-sonne n'est à l'abri des conséquences detout ce qui se passe sous le ciel. »

«Tout est une seule et unique chose»,pensa le jeune homme.

Et comme si le désert avait voulu prou-ver que le vieil Alchimiste avait raison,deux cavaliers apparurent subitement der-rière les voyageurs.

« Vous ne pouvez pas aller plus loin, ditl'un d'eux. Vous êtes ici dans la région oùse livrent les combats.

— Je ne vais pas bien loin», dit l'Alchi-miste, en regardant les guerriers droit dansles yeux.

Ils restèrent quelques instants sans riendire, puis donnèrent leur accord pour lapoursuite du voyage.

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Le jeune homme avait observé toute lascène, fasciné.

«Vous les avez subjugués par le regard,dit-il.

— Les yeux montrent la force de l'âme »,répondit l'Alchimiste.

C'était vrai, se dit le jeune homme. Ils'était rendu compte qu'un homme, aumilieu de la foule des soldats, au campe-ment, avait son regard fixé sur l'Alchimisteet sur lui-même. Il était pourtant si loinqu'on distinguait fort mal ses traits. Mais ilétait absolument certain que cet hommeles observait.

Finalement, alors qu'ils s'apprêtaient àfranchir une chaîne montagneuse qui s'al-longeait sur tout l'horizon, l'Alchimiste ditqu'ils étaient maintenant à deux jours demarche des Pyramides.

«Si nous devons nous séparer bientôt,enseignez-moi l'Alchimie, demanda le jeunehomme.

— Tu sais déjà ce qu'il y a à savoir. Iln'y a qu'à pénétrer dans l'Ame du Mondeet découvrir le trésor qu'elle a réservé àchacun de nous.

— Ce n'est pas cela que je veux savoir.Je parle de transformer le plomb en or. »

L'Alchimiste respecta le silence du désertet ne répondit au jeune homme qu'aumoment où ils s'arrêtèrent pour manger.

«Tout évolue, dans l'Univers. Et, pourceux qui savent, l'or est le métal le plus184

évolué. Ne me demande pas pourquoi, jel'ignore. Je sais seulement que ce qu'en-seigne la Tradition est toujours juste. Cesont les hommes qui n'ont pas su interpré-ter correctement les paroles des sages. Et,au lieu d'être le symbole de l'évolution,l'or est devenu le signe des guerres.

— Les choses parlent de multipleslangages, dit le jeune homme. J'ai vu leblatèrement du chameau n'être qu'unblatèrement, puis devenir un signe de dan-ger, et redevenir enfin un simple blatère-ment. »

Mais il se tut. L'Alchimiste devait savoirtout cela.

«J'ai connu de véritables alchimistes,reprit ce dernier. Ils s'enfermaient dansleurs laboratoires et tentaient d'évoluercomme l'or ; ils découvraient la Pierre Phi-losophale. Cela, parce qu'ils avaient com-pris que, lorsqu'une chose évolue, tout cequi est autour évolue de même. D'autresont réussi par accident à trouver la Pierre.Ils avaient le don, leur âme était pluséveillée que celle des autres personnes.Mais ceux-là ne comptent pas, car ils sontrares. D'autres, enfin, cherchaient seule-ment l'or; ceux-là n'ont jamais trouvé lesecret. Ils avaient oublié que le plomb, lecuivre, le fer ont aussi leurs Légendes Per-sonnelles à accomplir. Et qui s'immiscedans la Légende Personnelle d'autrui nedécouvrira jamais la sienne propre. »

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Les paroles de l'Alchimiste sonnèrentcomme une malédiction.

Il se baissa et ramassa un coquillage surle sol du désert.

« Ceci fut autrefois la mer, dit-il.— Je l'avais remarqué», rétorqua le

jeune homme.L'Alchimiste lui demanda de porter le

coquillage à son oreille. Il avait fait cegeste bien des fois, quand il était enfant, etil entendit le bruit de la mer.

«La mer est toujours à l'intérieur decette coquille, parce que c'est sa LégendePersonnelle. Et elle ne la quittera jamais,jusqu'à ce que le désert soit à nouveaurecouvert par les flots. »

Ensuite, ils remontèrent à cheval, et s'enfurent en direction des Pyramides d'Egypte.

Le soleil avait commencé à déclinerquand le cœur du jeune homme donna lesignal d'un danger. Ils étaient entourés dedunes énormes, et le garçon regarda l'Al-chimiste; mais celui-ci, apparemment,n'avait rien remarqué. Cinq minutes plustard, droit devant eux, il aperçut deuxcavaliers dont les silhouettes se décou-paient sur le couchant. Avant qu'il eût pudire quoi que ce fût à l'Alchimiste, les deuxcavaliers étaient devenus dix, puis cent, etpour finir toute l'étendue des dunes en futcouverte.

C'étaient des guerriers vêtus de bleu,avec un triple anneau de couleur noire186

autour du turban. Les visages étaient mas-qués sous un autre voile bleu, qui ne lais-sait voir que les yeux.

Même à cette distance, les yeux mon-traient la force des âmes. Et ces yeux par-laient de mort.

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Les deux voyageurs furent conduitsjusqu'à un campement militaire qui setrouvait à proximité. Un soldat poussa l'Al-chimiste et son compagnon à l'intérieurd'une tente, bien différente de celles qui setrouvaient dans l'Oasis. Il y avait là un chefde guerre entouré de son état-major.

«Ce sont les espions, dit l'un deshommes.

— Nous ne sommes que des voyageurs,répondit l'Alchimiste.

— On vous a vus dans le camp ennemi ily a trois jours. Et vous avez parlé à l'undes guerriers.

— Je suis un homme qui marche dans ledésert et qui connaît les étoiles, dit l'Alchi-miste. Je n'ai aucune information sur lestroupes ou les mouvements des tribus. Jeguidais seulement mon ami jusqu'ici.

— Qui est ton ami ? demanda le chef.— Un alchimiste, dit l'Alchimiste. Il

connaît les pouvoirs de la nature. Et sou-haite montrer au commandant ses extraor-dinaires capacités. »188

Le jeune homme écoutait en silence. Ilavait peur.

«Que fait un étranger en terre étran-gère ? demanda l'un des hommes.

— J'ai apporté de l'argent pour l'offrir àvotre clan», intervint alors l'Alchimiste,avant que le jeune homme eût pu pronon-cer un seul mot.

Et, s'emparant de sa bourse, il donna lespièces d'or au chef. Celui-ci les prit sansrien dire. Il y avait là de quoi acheter ungrand nombre d'armes.

«Qu'est-ce qu'un alchimiste? demandafinalement l'Arabe.

— Un homme qui connaît la nature et lemonde. S'il le voulait, il détruirait ce cam-pement en utilisant la seule force du vent. »

Les hommes rirent. Ils avaient l'habi-tude des violences de la guerre, et savaientque le vent ne peut pas assener un coupmortel. Pourtant, chacun sentit son cœurse serrer dans sa poitrine. C'étaient deshommes du désert, et ils avaient peur dessorciers.

«J'aimerais voir une chose pareille, ditle chef.

— Il nous faut trois jours, répondit l'Al-chimiste. Il va se transformer en vent, sim-plement pour montrer la force de sonpouvoir. S'il ne réussit pas, nous vousoffrons humblement nos vies, pour l'hon-neur de votre clan.

— Tu ne peux m'offrir ce qui m'appar-tient déjà», déclara le chef avec arrogance.

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Mais il concéda aux voyageurs le délaide trois jours.

Le jeune homme, terrifié, était incapablede faire un mouvement. L'Alchimiste dutle tenir par le bras pour l'aider à sortir dela tente.

«Ne leur montre pas que tu as peur, luidit-il. Ce sont des hommes braves, et ilsméprisent les lâches. »

Le jeune homme avait perdu la parole. Ilne retrouva la voix qu'au bout d'un certaintemps, alors qu'ils marchaient au milieudu campement. Il était inutile de les tenirenfermés: les Arabes leur avaient simple-ment retiré leurs chevaux. Ainsi, une foisde plus, le monde révéla ses innombrableslangages: le désert, jusque-là un espacelibre et sans limites, était maintenant unemuraille infranchissable.

« Vous leur avez donné tout mon trésor !dit le jeune homme. Tout ce que j'avais pugagner pendant toute ma vie !

— Et à quoi cela te servirait-il si tudevais mourir? Ton argent t'a sauvé pourtrois jours. Ce n'est pas si souvent que l'ar-gent sert à retarder la mort. »

Mais le jeune homme était trop effrayépour pouvoir entendre des paroles desagesse. Il ne savait pas comment se trans-former en vent. Il n'était pas alchimiste.

L'Alchimiste demanda du thé à un guer-rier ; il en versa un peu sur les poignets dujeune homme. Une onde de sérénité se190

répandit en lui, cependant que l'Alchi-miste prononçait quelques mots qu'il neréussit pas à comprendre.

«Ne t'abandonne pas au désespoir,dit l'Alchimiste, d'une voix étrangementdouce. Cela t'empêche de pouvoir conver-ser avec ton cœur.

— Mais je ne sais pas me transformeren vent.

— Celui qui vit sa Légende Personnellesait tout ce qu'il a besoin de savoir. Il n'y aqu'une chose qui puisse rendre un rêveimpossible : c'est la peur d'échouer.

— Je n'ai pas peur d'échouer. Simple-ment, je ne sais pas me transformer envent.

— Eh bien, il faudra que tu apprennes!Ta vie en dépend.

— Et si je n'y arrive pas ?— Tu mourras d'avoir vécu ta Légende

Personnelle. Cela vaut bien mieux que demourir comme des millions de gens quin'auront jamais rien su de l'existenced'une Légende Personnelle. Mais ne t'in-quiète pas. En général, la mort fait quel'on devient plus attentif à la vie. »

Le premier jour s'écoula. Il y eut unegrande bataille dans les environs, et denombreux blessés furent amenés au cam-pement. «Rien ne change avec la mort»,pensait le jeune homme. Les guerriers quimouraient étaient remplacés par d'autres,et la vie continuait.

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«Tu aurais pu mourir plus tard, monami, dit un combattant à la dépouille d'unde ses camarades de combat. Tu auraispu mourir une fois la paix revenue. Maistu serais mort de toute façon, en fin decompte. »

Vers le soir, le jeune homme alla trouverl'Alchimiste, qui emmenait le faucon aveclui dans le désert.

« Je ne sais pas me transformer en vent,répéta-t-il encore.

— Souviens-toi de ce que je t'ai dit : lemonde n'est que la partie visible de Dieu.Et l'Alchimie, c'est simplement amener laperfection spirituelle sur le plan matériel.

— Que faites-vous ?— Je nourris mon faucon.— Si je ne réussis pas à me transformer

en vent, nous allons mourir, dit le jeunehomme. A quoi bon nourrir le faucon ?

— Toi, tu mourras, répondit l'Alchi-miste. Moi, je sais me transformer envent. »

Le deuxième jour, le jeune hommegrimpa au sommet d'un rocher qui setrouvait près du camp. Les sentinelles lelaissèrent passer; elles avaient entenduparler du sorcier qui se transformait envent, et ne voulaient pas l'approcher. Deplus, le désert constituait une grandemuraille infranchissable.

Il passa le reste de l'après-midi de cettedeuxième journée à regarder le désert. Il192

écouta son cœur. Et le désert écouta lapeur qui l'habitait.

Tous deux parlaient la même langue.

Le troisième jour, le chef suprême ras-sembla autour de lui ses principaux offi-ciers.

«Allons voir ce garçon qui se transformeen vent, dit-il à l'Alchimiste.

— Allons ! » répondit celui-ci.Le jeune homme les conduisit à l'endroit

où il était venu la veille. Puis il demanda àtous de s'asseoir.

«Cela va demander un peu de temps,dit-il.

— Nous ne sommes pas pressés, ré-pondit le chef suprême. Nous sommes deshommes du désert. »

Le jeune homme se mit à regarder l'ho-rizon en face de lui. Il y avait des mon-tagnes au loin, des dunes, des rochers, desplantes rampantes qui s'obstinaient à vivrelà où la survivance était improbable. Làétait le désert, qu'il avait parcouru desmois et des mois durant, et dont il neconnaissait cependant qu'une toute petitepartie. Dans cette petite partie, il avait ren-contré des Anglais, des caravanes, des lut-tes de clans, et une oasis de cinquantemille palmiers dattiers et trois cents puits.

« Que me veux-tu aujourd'hui ? demandale désert. Ne nous sommes-nous pas assezcontemplés hier ?

193

— Tu gardes, quelque part, celle quej'aime. Alors, quand je regarde tes éten-dues de sable, c'est elle que je contempleaussi. Je veux retourner vers elle et j'aibesoin de ton aide pour me transformer envent.

— Qu'est-ce que l'amour? demanda ledésert.

— L'amour, c'est quand le faucon voleau-dessus de tes sables. Car, pour lui, tues une campagne verdoyante, et il n'estjamais revenu sans sa proie. Il connaît tesrochers, tes dunes, tes montagnes, et tu esgénéreux avec lui.

— Le bec du faucon m'arrache des mor-ceaux, dit le désert. Cette proie, je la nour-ris pendant des années, je l'abreuve du peud'eau que j'ai, lui montre où elle peut trou-ver à manger; et, un beau jour, voici que lefaucon descend du ciel, juste comme j'al-lais sentir la caresse du gibier sur messables. Et le faucon emporte ce que j'avaisfait grandir.

— Mais c'était précisément à cette finque tu avais nourri et fait grandir le gibier,répondit le jeune homme: pour alimen-ter le faucon. Et le faucon alimenteral'homme. Et l'homme alimentera un jourtes sables, d'où naîtra à nouveau le gibier.Ainsi va le monde.

— C'est cela, F amour?— C'est cela, oui. C'est ce qui fait que la

proie se transforme en faucon, le fauconen homme, et l'homme à nouveau en194

désert. C'est cela qui fait que le plomb setransforme en or, et que l'or retourne secacher sous la terre.

— Je ne comprends pas tes paroles, ditle désert.

— Alors, comprends du moins que,quelque part au milieu de tes sables, unefemme m'attend. Et, pour répondre à sonattente, je dois me transformer en vent. »

Le désert resta quelques instants silen-cieux.

« Je te donne mes sables pour que le ventpuisse souffler. Mais à moi seul, je ne puisrien. Demande son aide au vent. »

Une petite brise se mit à souffler. Leschefs de guerre observaient de loin lejeune homme, qui parlait une langue in-connue d'eux.

L'Alchimiste souriait.

Le vent arriva près du jeune homme etlui effleura le visage. Il avait entendu saconversation avec le désert, car les ventssavent toujours tout. Ils parcourent lemonde sans avoir jamais de lieu de nais-sance ni de lieu où mourir.

«Aide-moi, dit le jeune homme. Un jour,j 'ai entendu en toi la voix de mon aimée.

— Qui t'a appris à parler le langage dudésert et du vent ?

— Mon cœur », répondit le jeune homme.Le vent avait plusieurs noms. On l'appe-

lait ici le sirocco, parce que les Arabes195

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croyaient qu'il venait des terres où l'eauabondait, peuplées d'hommes à la peaunoire. Dans le pays lointain d'où venaitle jeune homme, on le nommait le levant,parce que les gens croyaient qu'il appor-tait le sable du désert et les cris de guerredes Maures. Peut-être, ailleurs, loin descampagnes où paissaient les moutons, leshommes pensaient-ils que le vent naissaiten Andalousie. Mais le vent ne venait denulle part, n'allait nulle part, et c'est pour-quoi il était plus fort que le désert. Un jour,on pourrait planter des arbres dans ledésert, et même y élever des moutons,mais on ne parviendrait jamais à dominerle vent.

«Tu ne peux être le vent, dit-il au jeunehomme. Nos natures sont différentes.

— Ce n'est pas vrai. J'ai appris lessecrets de l'Alchimie, tandis que je parcou-rais le monde avec toi. J'ai en moi lesvents, les déserts, les océans, les étoiles, ettout ce qui a été créé dans l'Univers. Nousavons été faits par la même Main, et nousavons la même Ame. Je veux être commetoi, pénétrer partout, traverser les mers,ôter le sable qui recouvre mon trésor, fairevenir près de moi la voix de mon aimée.

— J'ai entendu ta conversation avecl'Alchimiste, l'autre jour. Il disait que cha-que chose a sa Légende Personnelle. Lesêtres humains ne peuvent se transformeren vent.

— Apprends-moi à être le vent pendant196

quelques instants, demanda le jeunehomme. Pour que nous puissions parlerensemble des possibilités illimitées deshommes et des vents. »

Le vent était curieux, et c'était là quel-que chose qu'il ne connaissait pas. Ilaurait aimé s'entretenir de ce sujet, mais ilne savait pas comment transformer unhomme en vent. Et pourtant, il savait tantde choses ! Il construisait des déserts, fai-sait sombrer des navires, abattait desforêts entières, et flânait dans des villespleines de musique et de bruits étranges. Ilcroyait n'avoir point de limites, et voilàqu'était devant lui un jeune homme pouraffirmer que le vent pouvait faire d'autreschoses encore.

«C'est ce que l'on appelle l'Amour, dit lejeune homme, voyant que le vent était surle point d'accéder à sa demande. C'estquand on aime que l'on arrive à êtrequelque chose de la Création. Quand onaime, on n'a aucun besoin de comprendrece qui se passe, car tout se passe alors àl'intérieur de nous, et les hommes peuventse transformer en vents. A condition queles vents les aident, bien sûr. »

Le vent était très orgueilleux, et ce quedisait le jeune homme l'irrita. Il se mit àsouffler plus fort, soulevant les sables dudésert. Mais il dut finalement reconnaîtreque, même après avoir parcouru le mondeentier, il ne savait toujours pas transfor-

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mer un homme en vent. Et il ne connais-sait pas l'Amour.

«Au cours de mes promenades à traversle monde, j'ai remarqué que beaucoup degens parlaient de l'amour en regardantvers le ciel, dit le vent, furieux de devoiradmettre ses limites. Peut-être vaudrait-ilmieux demander au ciel.

— Alors, aide-moi, demanda le jeunehomme. Couvre ce lieu de poussière, pourque je puisse regarder le soleil sans êtreaveuglé. »

Le vent se mit donc à souffler très fort, etle ciel fut envahi par le sable : à la place dusoleil, il n'y avait plus qu'un disque doré.

Dans le camp, il devenait difficile de dis-tinguer quoi que ce fût. Les hommes dudésert connaissaient bien ce vent quel'on appelait le simoun et qui était pirequ'une tempête en mer; mais eux neconnaissaient pas la mer. Les chevauxhennissaient, les armes commencèrent àêtre recouvertes par le sable.

Sur le rocher, l'un des officiers se tournavers le chef suprême et dit :

«Il vaudrait peut-être mieux en resterlà.»

Ils avaient déjà du mal à apercevoir lejeune homme. Tous les visages étaiententièrement masqués par les voiles bleuset les regards n'exprimaient plus que lafrayeur.

«Finissons-en, insista un autre officier.198

— Je veux voir la grandeur d'Allah, ditle chef, avec du respect dans la voix. Jeveux voir la transformation d'un hommeen vent. »

Mais il nota mentalement les noms deces deux hommes qui avaient peur. Dèsque le vent se calmerait, il les destitueraitde leurs commandements. Les hommes dudésert n'ont pas à avoir peur.

«Le vent m'a dit que tu connaissaisl'Amour, dit le jeune homme au Soleil. Situ connais l'Amour, tu connais aussi l'Amedu Monde, qui est faite d'Amour.

— D'où je suis, répondit le Soleil, jepeux voir l'Ame du Monde. Elle est encommunication avec mon âme et, à nousdeux, nous faisons ensemble croître lesplantes et avancer les brebis qui recher-chent l'ombre. D'où je suis (et je suis trèsloin du monde), j'ai appris à aimer. Je saisque, si je m'approche un peu plus de laTerre, tout ce qu'elle porte périra et l'Amedu Monde cessera d'exister. Alors, nousnous regardons mutuellement et nous nousaimons ; je lui donne vie et chaleur, elle medonne une raison de vivre.

— Tu connais l'Amour, répéta le jeunehomme.

— Et je connais l'Ame du Monde, carnous avons de longues conversations aucours de ce voyage sans fin dans l'Univers.Elle me dit que son plus grave problèmeest que, jusqu'ici, seuls les minéraux et les

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végétaux ont compris que tout est uneseule et unique chose. Et, pour autant, iln'est pas nécessaire que le fer soit sem-blable au cuivre et le cuivre semblable àl'or. Chacun remplit sa fonction exactedans cette chose unique, et tout serait uneSymphonie de Paix si la Main qui a écrittout cela s'était arrêtée au cinquième jour.

«Mais il y a eu le sixième jour.— Tu es savant parce que tu vois tout à

distance, dit le jeune homme. Mais tu neconnais pas l'Amour. S'il n'y avait pas eude sixième jour, l'homme ne serait pas, lecuivre serait toujours du cuivre et le plombtoujours du plomb. Chacun a sa LégendePersonnelle, c'est vrai, mais un jour cetteLégende Personnelle sera accomplie. Ilfaut donc se transformer en quelque chosede mieux, et avoir une nouvelle LégendePersonnelle jusqu'à ce que l'Ame duMonde soit réellement une seule et uniquechose. »

Le Soleil resta songeur et se mit à brillerplus fort. Le vent, qui appréciait l'entre-tien, souffla également plus fort, pour quele Soleil n'aveuglât pas le jeune homme.

« Pour cela, il y a l'Alchimie, dit ce der-nier. Pour que chaque homme cherche sontrésor, et le trouve, et veuille ensuite êtremeilleur qu'il n'a été dans sa vie anté-rieure. Le plomb remplira son rôle jusqu'àce que le monde n'ait plus besoin deplomb; alors, il devra se transformer enor.200

«Les alchimistes parviennent à réalisercette transformation. Ils nous montrentque, lorsque nous cherchons à être meil-leurs que nous ne le sommes, tout devientmeilleur aussi autour de nous.

— Et pourquoi dis-tu que je ne connaispas l'Amour ? demanda le Soleil.

— Parce que l'Amour ne consiste pas àrester immobile comme le désert, ni à cou-rir le monde comme le vent, ni à tout voirde loin, comme toi. L'Amour est la forcequi transforme et améliore l'Ame duMonde. Quand je suis entré en elle pour lapremière fois, j'ai cru qu'elle était parfaite.Mais ensuite j'ai vu qu'elle était le reflet detout ce qui a été créé, qu'elle avait aussises guerres et ses passions. C'est nous quialimentons l'Ame du Monde, et la terre surlaquelle nous vivons sera meilleure ou serapire selon que nous serons meilleurs oupires. C'est là qu'intervient la force del'Amour, car, quand nous aimons, nousvoulons toujours être meilleurs que nousne sommes.

— Qu'attends-tu de moi? demanda leSoleil.

— Que tu m'aides à me transformer envent, répondit le jeune homme.

— La Nature me connaît comme la plussavante de toutes les créatures, dit leSoleil. Mais je ne sais comment te trans-former en vent.

— A qui dois-je m'adresser, alors ? »Le Soleil se tut un moment. Le vent

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écoutait, et allait répandre dans le mondeentier que sa science était limitée. Il nepouvait cependant pas échapper à ce jeunehomme qui parlait le Langage du Monde.

«Vois la Main qui a tout écrit», dit leSoleil.

Le vent poussa un cri de satisfaction etsouffla avec plus de force que jamais. Lestentes dressées sur le sable furent bientôtarrachées, tandis que les animaux se libé-raient de leurs attaches. Sur le rocher, leshommes s'agrippèrent les uns aux autrespour éviter d'être emportés.

Alors, le jeune homme se tourna vers laMain qui avait tout écrit. Et, au lieu dedire le moindre mot, il sentit que l'Universdemeurait silencieux, et demeura silen-cieux de même.

Un élan d'amour jaillit de son cœur, et ilse mit à prier. C'était une prière qu'iln'avait encore jamais faite, car c'était uneprière sans parole, et par laquelle il nedemandait rien. Il ne remerciait pasd'avoir pu trouver un pâturage pourses moutons; il n'implorait pas d'arriverà vendre davantage de cristaux; il nedemandait pas que la femme qu'il avaitrencontrée attende son retour. Dans lesilence qui s'ensuivit, il comprit que ledésert, le vent, le soleil cherchaient aussiles signes que cette Main avait écrits, qu'ilsvoulaient suivre leurs routes et entendre202

ce qui était gravé sur une simple éme-raude. Il savait que ces signes étaient dis-persés sur la Terre et dans l'Espace, qu'ilsn'avaient en apparence aucune raisond'être, aucune signification, que ni lesdéserts, ni les vents, ni les soleils, ni leshommes enfin ne savaient pourquoi ilsavaient été créés. Mais cette Main avait,elle, une raison pour tout cela, et elle seuleétait capable d'opérer des miracles, detransformer des océans en déserts, et deshommes en vent. Parce qu'elle seule com-prenait qu'un dessein supérieur pous-sait l'univers jusqu'à un point où les sixjours de la création se transformeraient enGrand Œuvre.

Et le jeune homme se plongea dansl'Ame du Monde, et vit que l'Ame duMonde faisait partie de l'Ame de Dieu, etvit que l'Ame de Dieu était sa propre âme.

Et qu'il pouvait, dès lors, réaliser desmiracles.

Le simoun souffla ce jour-là commejamais encore il n'avait soufflé. Pendantdes générations, les Arabes contèrent lalégende d'un jeune homme qui s'étaittransformé en vent et qui avait failli balayerun campement, défiant la puissance du plusimportant des chefs de guerre du désert.

Quand le simoun eut cessé de souffler,tous portèrent leurs regards vers l'endroit

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où se trouvait le jeune homme. Il n'étaitplus là, mais se trouvait à côté d'une senti-nelle presque entièrement recouverte desable qui surveillait l'autre côté du camp.

Les hommes étaient épouvantés par lasorcellerie. Deux personnes, cependant,souriaient: l'Alchimiste, parce qu'il avaittrouvé son véritable disciple, et le chefsuprême, parce que ce disciple avait en-tendu la gloire de Dieu.

Le lendemain, le chef fit ses adieux aujeune homme et à l'Alchimiste, et les fitaccompagner par une escorte jusqu'à l'en-droit où ils souhaiteraient se rendre.

Ils marchèrent toute une journée. Ala tombée du soir, ils arrivèrent devantun monastère copte. L'Alchimiste renvoyal'escorte et mit pied à terre.

«A partir d'ici, tu vas aller seul, dit-il. Iln'y a que trois heures de marche jusqu'auxPyramides.

— Merci, dit le jeune homme. Vousm'avez appris le Langage du Monde.

— Je n'ai fait que te rappeler ce que tusavais déjà. »

L'Alchimiste frappa à la porte du mo-nastère. Un moine tout habillé de noir vintleur ouvrir. Ils s'entretinrent un momenten langue copte, puis l'Alchimiste fit en-trer le jeune homme.

« Je lui ai demandé de me laisser utiliserla cuisine pour un moment», dit-il.

Ils se rendirent à la cuisine du monas-tère. L'Alchimiste alluma le feu, et lemoine apporta un peu de plomb, que l'Al-chimiste fit fondre dans un récipient enfer. Quand le plomb fut devenu liquide, ilprit dans son sac ce curieux œuf de verre

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jaune qu'il avait. Il en racla une pelliculede l'épaisseur d'un cheveu, l'enveloppa decire, et la jeta dans le récipient qui conte-nait le plomb fondu. Le mélange prit unecouleur rouge sang. L'Alchimiste, alors,retira le récipient du feu et laissa refroidir.En attendant, il s'entretenait avec le moinede la guerre des clans.

« C'est une guerre qui va durer», dit-il aumoine.

Celui-ci était contrarié. Il y avait long-temps que les caravanes étaient immobili-sées à Gizeh, dans l'attente de la fin duconflit.

«Mais que la volonté de Dieu soit faite,dit le moine.

— Qu'il en soit ainsi », répondit l'Alchi-miste. Quand la préparation eut refroidi,le moine et le jeune homme regardèrentavec émerveillement: le métal avait séchétout autour de la paroi interne du récipient,mais ce n'était plus du plomb. C'était del'or.

« Pourrai-je apprendre un jour à en faireautant? demanda le jeune homme.

— C'est ma Légende Personnelle et nonla tienne, répondit l'Alchimiste. Mais jevoulais te montrer que c'est possible. »

Ils retournèrent vers l'entrée du cou-vent. Là, l'Alchimiste partagea le disque enquatre morceaux.

« Ceci est pour vous, dit-il en présentantl'une des parts au moine. Pour votre géné-rosité à l'égard des pèlerins.206

— C'est là un remerciement qui va bienau-delà de ma générosité, dit le moine.

— Ne parlez jamais ainsi. La vie peutentendre, et vous donner moins une autrefois. »

Puis il s'approcha du jeune homme.«Voici pour toi. Pour remplacer l'or

qui est resté entre les mains du chef deguerre. »

Le jeune homme était sur le point dedire que c'était beaucoup plus qu'il n'avaitperdu. Mais, ayant entendu ce que l'Alchi-miste venait de dire au moine, il s'abstint.

« Cette portion est pour moi, dit l'Alchi-miste. Car je dois retourner en traversantà nouveau le désert, et il y a toujours laguerre entre les clans. »

Il prit alors le quatrième morceau et ledonna encore au moine.

« Cette part est pour le garçon qui est là.Au cas où il en aurait besoin.

— Mais je vais chercher mon trésor, ditle jeune homme. Et j'en suis maintenanttout proche.

— Et je suis bien sûr que tu vas le trou-ver, dit l'Alchimiste.

— Alors, pourquoi cette part supplémen-taire ?

— Parce que, deux fois déjà, tu as perdul'argent que tu avais gagné au cours de tonvoyage : avec le voleur, et avec le chef deguerre. Je suis un vieil Arabe superstitieux,qui crois aux proverbes de mon pays. Et ilen est un qui dit ceci : "Tout ce qui arrive

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une fois peut ne plus jamais arriver. Maistout ce qui arrive deux fois arrivera certai-nement une troisième fois." »

Ils enfourchèrent leurs chevaux.

«Je voudrais te raconter une histoire àpropos de rêves », dit l'Alchimiste.

Le jeune homme rapprocha son cheval.«Dans la Rome ancienne, au temps de

l'empereur Tibère, vivait un homme trèsbon, qui avait deux fils : l'un s'était enrôlédans l'armée et fut envoyé dans les pro-vinces les plus lointaines de l'Empire.L'autre fils était poète et charmait Romepar les beaux vers qu'il écrivait.

«Une nuit, le père fit un rêve. Un angelui apparaissait, pour dire que les paro-les de l'un de ses fils seraient connues etrépétées dans le monde entier par toutesles générations à venir. Le vieil hommes'éveilla en pleurant de joie, parce que lavie se montrait généreuse à son égard etqu'il avait eu la révélation de quelquechose qui remplirait de fierté n'importequel père.

«Peu de temps après, il mourut ententant de sauver un enfant qui allait êtreécrasé sous les roues d'un chariot. Commeil s'était conduit de façon juste et honnêtetout au long de son existence, il alla toutdroit au ciel et y rencontra l'ange qui luiétait apparu en rêve.

« "Tu as été un homme bon, lui ditl'ange. Tu as vécu dans l'amour et tu es208

mort dans la dignité. Je peux aujourd'huiréaliser n'importe lequel de tes souhaits.

«— La vie aussi a été bonne pour moi,répondit le vieillard. Quand tu m'es ap-paru en songe, j'ai compris que tous mesefforts se trouvaient justifiés. Car les versde mon fils resteront dans la mémoire deshommes dans tous les siècles à venir. Jen'ai rien à demander pour moi; cepen-dant, tout père s'enorgueillirait de consta-ter la renommée de celui dont il a pris soinquand il était enfant et qu'il a éduquéquand il était jeune homme. J'aimeraisvoir, dans un futur lointain, les paroles demon fils."

«L'ange toucha l'épaule du vieillard etils furent tous deux projetés dans un futurlointain. Devant eux, apparut une im-mense place où des milliers de gens par-laient une langue étrange.

« Le vieil homme pleurait de joie.« "Je savais, dit-il à l'ange, que les vers

de mon fils étaient beaux et immortels.Voudrais-tu me dire lequel de ses poèmesces gens sont en train de réciter?"

«L'ange, alors, s'approcha de lui avecbeaucoup de gentillesse, et ils s'assirentsur l'un des bancs qu'il y avait sur cettevaste place.

«"Les vers de ton fils, le poète, ont ététrès populaires à Rome, dit l'ange. Tout lemonde les aimait et y prenait plaisir. Mais,quand s'acheva le règne de Tibère, on les

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oublia. Les paroles que répètent ces genssont celles de ton autre fils, le soldat."

«Le vieillard regarda l'ange avec sur-prise.

« "Ton fils était allé servir dans une pro-vince éloignée et devint centurion. C'étaitlui aussi un homme juste et bon. Certainsoir, l'un de ses serviteurs tomba maladeet fut près de mourir. Ton fils, alors, eutconnaissance d'un rabbi qui guérissait lesmalades, et il passa des jours et des jours àle chercher. Au cours de ses pérégrina-tions, il découvrit que l'homme qu'il cher-chait était le Fils de Dieu. Il rencontrad'autres personnes qui avaient été guériespar lui, s'initia à ses enseignements et, toutcenturion romain qu'il était, se convertit àsa foi. Finalement, un beau matin, il par-vint auprès du Rabbi.

« "Il lui raconta que l'un de ses serviteursétait malade. Et le Rabbi se déclara prêt àl'accompagner jusque chez lui. Mais lecenturion était un homme de foi et, regar-dant le Rabbi au fond des yeux, il compritqu'il se trouvait véritablement devant leFils de Dieu, quand les gens qui se trou-vaient à l'entour se levèrent.

«"Ce sont là les paroles de ton fils, ditl'ange au vieil homme. Les paroles qu'il ditau Rabbi à ce moment-là, et qui n'ontjamais été oubliées : Seigneur, je ne suis pasdigne que vous entriez dans ma maison,mais dites seulement une parole et mon ser-viteur sera sauvé." »210

L'Alchimiste fit avancer son cheval.« Quoi qu'elle fasse, dit-il, toute personne

sur terre joue toujours le rôle principal del'Histoire du monde. Et normalement ellen'en sait rien. »

Le jeune homme sourit. Il n'avait jamaisimaginé que la vie pût être si importantepour un berger.

«Adieu, dit l'Alchimiste.— Adieu», répondit-il.

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Il chemina pendant deux heures etdemie dans le désert, en essayant d'écouterattentivement ce que disait son cœur.C'était lui qui allait lui révéler le lieu exactoù son trésor était caché.

« Là où sera ton trésor, là sera égalementton cœur», avait dit l'Alchimiste.

Mais son cœur parlait d'autres choses. Ilcontait avec orgueil l'histoire d'un bergerqui avait quitté ses moutons pour suivreun rêve qu'il avait fait deux fois. Il parlaitde la Légende Personnelle et de tous ceshommes qui avaient fait la même chose,qui étaient partis à la recherche de terreslointaines ou de femmes belles, affrontantles hommes de leur époque, avec leursidées et leurs préjugés. Tout au long de cetrajet, il parla de découvertes, de livres, degrands bouleversements.

C'est alors qu'il se préparait à gravir unedune, et à ce moment-là seulement, queson cœur murmura à son oreille: «Faisbien attention à l'endroit où tu pleureras;212

car c'est là que je me trouve, et c'est là quese trouve ton trésor. »

Il se mit à gravir la dune lentement. Leciel, tout étoile, était à nouveau éclairé parla pleine lune : ils avaient marché un moisentier dans le désert. La lune éclairaitaussi la dune, en un jeu d'ombres qui don-nait au désert l'apparence d'une mer hou-leuse et faisait se ressouvenir le jeunehomme de ce jour où il avait lâché la brideà son cheval et où il avait donné à l'Alchi-miste le signe qu'il attendait. Le clair delune, enfin, baignait le silence du désert, etce long voyage que font les hommes enquête de trésors.

Quand, au bout de quelques minutes, ilparvint au sommet de la dune, son cœurbondit dans sa poitrine. Illuminées parla pleine lune et la blancheur du désert,majestueuses, imposantes, se dressaientdevant lui les Pyramides d'Egypte.

Il tomba à genoux et pleura. Il remer-ciait Dieu d'avoir cru à sa Légende Per-sonnelle, et d'avoir certain jour rencontréun roi, puis un marchand, un Anglais, unalchimiste. Et, par-dessus tout, d'avoirrencontré une femme du désert, qui luiavait fait comprendre que jamais l'Amourne pourrait éloigner un homme de sa Lé-gende Personnelle.

Tous les siècles des Pyramides contem-plaient, de leur hauteur, celui qui était là àleur pied. S'il le voulait, il pouvait mainte-nant retourner à l'Oasis, épouser Fatima

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et vivre comme un simple gardien de mou-tons. Car l'Alchimiste vivait dans le désert,alors même qu'il comprenait le Langagedu Monde, alors même qu'il savait trans-former le plomb en or. Il n'avait pas àmontrer à qui que ce fût sa science et sonart. Tandis qu'il cheminait en directionde sa Légende Personnelle, il avait appristout ce qu'il avait besoin de savoir et ilavait vécu tout ce qu'il avait rêvé de vivre.

Mais il était arrivé à son trésor, et uneœuvre n'est achevée que lorsque l'objectifest atteint. Là, au sommet de cette dune, ilavait pleuré. Il regarda par terre et vit qu'àl'endroit où étaient tombées ses larmesun scarabée se promenait. Pendant cetemps qu'il avait passé dans le désert, ilavait appris que les scarabées, en Egypte,étaient le symbole de Dieu.

C'était encore un signe. Alors, il se mità creuser, tout en se remémorant le Mar-chand de Cristaux : même en entassant despierres toute sa vie durant, jamais per-sonne ne réussirait à avoir une pyramidedans son jardin.

Toute la nuit, il creusa à l'emplacementindiqué, sans rien trouver. Du haut desPyramides, les siècles le contemplaient ensilence. Mais il ne renonçait pas. Il creu-sait, creusait sans discontinuer, luttantcontre le vent qui, plus d'une fois, ramenaitle sable au fond du trou. Ses mains se fati-guèrent, finirent par être blessées, mais il214

continuait à croire en son cœur. Et soncœur lui avait dit de creuser où ses larmesseraient tombées.

Tout à coup, alors qu'il essayait de re-tirer quelques pierres qu'il avait mises aujour, il entendit des pas. Quelques hommess'approchèrent, que la lune éclairait àcontre-jour. Il ne pouvait donc voir leursyeux, ni leurs visages.

«Que fais-tu là?» demanda l'un des ar-rivants.

Il ne répondit pas. Mais il eut peur. Ilavait maintenant un trésor à déterrer, etc'est pourquoi il avait peur.

«Nous sommes des réfugiés de guerre,dit un autre. Nous avons besoin de savoirce que tu caches là. Nous avons besoind'argent.

— Je ne cache rien», répondit le jeunehomme.

Mais l'un des hommes le prit par le braset le tira hors du trou. Un autre se mit à lefouiller. Et ils trouvèrent le morceau d'orqui était dans l'une de ses poches.

«Il a de l'or», dit l'un des assaillants.Le clair de lune illumina le visage de

celui qui était en train de le fouiller et,dans ses yeux, il vit la mort.

« Il doit y avoir encore de l'or caché dansla terre », dit un autre.

Et ils le forcèrent à continuer de creu-ser. Comme il ne trouvait toujours rien, ilscommencèrent à le frapper. Ils le battirentlongtemps, jusqu'à l'apparition des pre-

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miers rayons du soleil. Ses vêtementsétaient en lambeaux, et il sentit que lamort était proche.

«A quoi sert l'argent, si l'on doit mou-rir? Il est bien rare que l'argent puissesauver quelqu'un de la mort » : ainsi avaitdit l'Alchimiste.

«Je cherche un trésor», dit-il finalement.Et, malgré les blessures qu'il avait à la

bouche, enflée à la suite des coups reçus, ilraconta à ses assaillants qu'il avait rêvé pardeux fois d'un trésor enfoui à proximitédes Pyramides d'Egypte.

Celui qui paraissait être le chef resta unlong moment silencieux. Puis il s'adressa àl'un de ses acolytes :

«On peut le laisser aller. Il n'a riend'autre. Cet or, il avait dû le voler. »

Le jeune homme tomba la face sur lesable. Deux yeux cherchèrent les siens;c'était le chef de la bande. Mais le jeunehomme regardait dans la direction desPyramides.

« Allons-nous-en », dit le chef à ses compa-gnons.

Puis il se tourna vers le jeune homme :«Tu ne vas pas mourir, lui dit-il. Tu vas

vivre, et apprendre qu'on n'a pas le droitd'être aussi bête. Ici, exactement là où tute trouves, il y a maintenant près de deuxans, j'ai fait un rêve qui s'est répété. J'airêvé que je devais aller en Espagne, cher-cher dans la campagne une église en ruineoù les bergers allaient souvent dormir216

avec leurs moutons, et où un sycomorepoussait dans la sacristie ; et si je creusaisau pied de ce sycomore, je trouverais untrésor caché. Mais je ne suis pas assez bêtepour aller traverser tout le désert simple-ment parce que j'ai fait deux fois le mêmerêve. »

Puis il partit.Le jeune homme se releva, non sans

mal, et regarda une fois encore les Pyra-mides. Les Pyramides lui sourirent, et illeur sourit en retour, le cœur empli d'allé-gresse.

Il avait trouvé le trésor.

EPILOGUE

Il se nommait Santiago. Il arriva à lapetite église abandonnée alors que la nuitétait déjà tout près de tomber. Le syco-more poussait toujours dans la sacristie, etl'on pouvait toujours apercevoir les étoilesau travers de la toiture à demi effondrée. Ilse souvint qu'une fois il était venu là avecses brebis et qu'il avait passé une nuit pai-sible, à l'exception du rêve qu'il avait fait.

Maintenant, il était là sans son troupeau.Mais il avait avec lui une pelle.

Il resta longtemps à contempler le ciel.Puis il tira de sa besace une bouteille devin, et en but. Il se rappela cette nuit dansle désert où il avait également regardé lesétoiles et bu du vin avec l'Alchimiste. Ilpensa à tous les chemins qu'il avait par-courus, et à l'étrange façon dont Dieu luiavait montré le trésor. S'il n'avait pas cruaux rêves qui se répètent, il n'aurait pasrencontré la gitane, ni le roi, ni le voleur,ni... «La liste est bien longue, c'est vrai;mais le chemin était jalonné par les signes,et je ne pouvais pas me tromper», se dit-il.

Il s'endormit sans en avoir conscience219

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et, quand il s'éveilla, le soleil était déjàhaut. Alors, il se mit à creuser au pied dusycomore.

«Vieux sorcier, se disait-il, tu étaisau courant de tout. Tu as même laissé unpeu d'or pour que je puisse revenir jusqu'àcette église. Le moine a bien ri quand ilm'a vu reparaître en haillons. Est-ce quetu ne pouvais pas m'épargner cela ? »

Il entendit le vent lui répondre: «Non.Si je te l'avais dit, tu n'aurais pas vu lesPyramides. Elles sont très belles, tu netrouves pas ? »

C'était la voix de l'Alchimiste. Il sourit,et se remit à creuser. Au bout d'une demi-heure, la pelle heurta quelque chose dedur. Une heure après, il avait devant lui uncoffre plein de vieilles pièces d'or espa-gnoles. Il y avait également des pierresprécieuses, des masques en or avec desplumes blanches et rouges, des idoles depierre incrustées de brillants. Des vestigesd'une conquête que le pays avait oubliéedepuis bien longtemps et que le conqué-rant avait omis de raconter à ses descen-dants.

Il tira de sa besace Ourim et Toumim. Ilne s'était servi des deux pierres qu'uneseule fois, sur un marché, un certain matin.La vie et sa route avaient toujours été peu-plées de signes.

Il rangea Ourim et Toumim dans le coffred'or. Ces deux pierres faisaient, elles aussi,partie de son trésor, puisqu'elles rappe-220

laient le souvenir de ce vieux roi qu'il nerencontrerait plus jamais.

«En vérité, la vie est généreuse pourcelui qui vit sa Légende Personnelle»,pensa-t-il.

Et il se souvint alors qu'il devait aller àTarifa, et donner la dixième partie de toutcela à la gitane. «Comme les gitans sontmalins ! » se dit-il. Peut-être parce qu'ilsvoyageaient tellement.

Mais le vent se remit à souffler. C'était lelevant, le vent qui venait d'Afrique. Iln'apportait pas l'odeur du désert, ni lamenace d'une invasion des Maures.

En échange, il apportait un parfum qu'ilconnaissait bien, et le murmure d'un bai-ser, qui arriva doucement, tout douce-ment, pour se poser sur ses lèvres.

Il sourit. C'était la première fois qu'ellefaisait cela.

« Me voici, Fatima, dit-il. J'arrive. »