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1 Colette Soler L'angoisse du prolétaire généralisé Extraits du cours de janvier 2001 J'ai insisté sur le fait que l'angoisse, pour être un affect inhérent au sujet et, en outre, transtructural, n'en présente pas moins des conditions de discours. Elle est aujourd'hui fonction du discours capitaliste. C'est ce qui m'a conduite à rappeler la thèse de Lacan, disant que tout individu y est un prolétaire, qui n'a rien pour faire lien social. Cette thèse concerne de très près l'angoisse de notre temps, et c'est ce que je voudrais déplier un peu aujourd'hui. Je vais commencer par évoquer quelques phénomènes et je passerai ensuite à la structure de ces phénomènes. On peut noter, premièrement, combien le vocabulaire s’enrichit: voyez tous ces mots nouveaux, le stress, la panique, le traumatisme, la pression, la dépression, pour approcher l'unique affect, celui de l'objet a. C’est un nouveau vocabulaire qui va de pair avec les caractéristiques des jouissances actuelles. J’ai déjà eu souvent l’occasion de les caractériser, je les regroupe aujourd’hui, pour aller vite, en trois points. D’abord l’imposition du même s’appelle maintenant la globalisation. Il y a dans l’époque une homogénéisation de fait qui supplée au défaut de l’universel, lequel, lui, passe par le signifiant. L’homogénéisation de fait se réalise en imposant à tous les mêmes formes de satisfaction, les mêmes objets - à défaut des mêmes idéaux. Il y a bien longtemps, dans un texte que j'avais appelé "l'hystérie dans la science", j’avais noté que ce pousse-au-même va jusqu'à la différence sexuelle et culmine dans ce mot, pas si ancien, de l’unisexe. Ça veut dire que nous avons une nouvelle forme de surmoi conformisant : il n’y a plus la voix de l’Autre divin, ni la voix de la loi morale. Je l'ai dit, les impératifs des signifiants- maître se sont distendus ; néanmoins les désirs se laissent séduire par les objets du marché. Et au fond cette séduction des désirs par les objets du marché passe essentiellement désormais par la contagion des images - c’est la définition de la publicité, en réalité. Toute notre publicité manipule, essaie de commander par la contagion des images. C’est dire qu’elle table sur le ressort de la concurrence narcissique. C’est une nouvelle forme de surmoi, un surmoi

Colette Soler - L'Angoscia

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Colette Soler - L'Angoscia

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  • 1Colette Soler

    L'angoisse du proltaire gnralis

    Extraits du cours de janvier 2001

    J'ai insist sur le fait que l'angoisse, pour tre un affect inhrent au sujet et, en outre,

    transtructural, n'en prsente pas moins des conditions de discours. Elle est aujourd'hui

    fonction du discours capitaliste. C'est ce qui m'a conduite rappeler la thse de Lacan, disant

    que tout individu y est un proltaire, qui n'a rien pour faire lien social. Cette thse concerne de

    trs prs l'angoisse de notre temps, et c'est ce que je voudrais dplier un peu aujourd'hui.

    Je vais commencer par voquer quelques phnomnes et je passerai ensuite la

    structure de ces phnomnes. On peut noter, premirement, combien le vocabulaire senrichit:

    voyez tous ces mots nouveaux, le stress, la panique, le traumatisme, la pression, la dpression,

    pour approcher l'unique affect, celui de l'objet a. Cest un nouveau vocabulaire qui va de pair

    avec les caractristiques des jouissances actuelles. Jai dj eu souvent loccasion de les

    caractriser, je les regroupe aujourdhui, pour aller vite, en trois points.

    Dabord limposition du mme sappelle maintenant la globalisation. Il y a dans

    lpoque une homognisation de fait qui supple au dfaut de luniversel, lequel, lui, passe

    par le signifiant.

    Lhomognisation de fait se ralise en imposant tous les mmes formes de satisfaction,

    les mmes objets - dfaut des mmes idaux. Il y a bien longtemps, dans un texte que j'avais

    appel "l'hystrie dans la science", javais not que ce pousse-au-mme va jusqu' la

    diffrence sexuelle et culmine dans ce mot, pas si ancien, de lunisexe.

    a veut dire que nous avons une nouvelle forme de surmoi conformisant : il ny a plus

    la voix de lAutre divin, ni la voix de la loi morale. Je l'ai dit, les impratifs des signifiants-

    matre se sont distendus ; nanmoins les dsirs se laissent sduire par les objets du march. Et

    au fond cette sduction des dsirs par les objets du march passe essentiellement dsormais

    par la contagion des images - cest la dfinition de la publicit, en ralit. Toute notre

    publicit manipule, essaie de commander par la contagion des images. Cest dire quelle table

    sur le ressort de la concurrence narcissique. Cest une nouvelle forme de surmoi, un surmoi

  • 2beaucoup plus imaginaris que celui des impratifs rvls ou des impratifs de la raison

    pratique, que j'ai voqus la dernire fois.

    Le deuxime trait qui me parat trs important, cest le trait du morcellement, ce que

    javais appel leffet de schizophrnisation . En effet, les objets, les offres jouir que fait

    le discours sont multiples et fragments ; les leurres du dsir, on en cherche toujours de

    nouveaux. Non seulement ils sont multiples, mais il y a un pousse la multiplication, au

    renouvellement. Cet effet de schizophrnisation se traduit trs concrtement dans la vie, en

    particulier au niveau de la gestion du temps, de lemploi du temps de lhomme daujourdhui,

    o cest pour chacun une question de savoir combien de jours, combien dheures, combien de

    minutes, combien de jours il va consacrer chaque chose : combien pour le travail, combien

    pour lamour, combien pour la famille, combien pour la dtente, pour lintimit, pour la

    paresse. Du coup, comment chacun fait-il valoir sa singularit ? Eh bien, je crois que dans le

    rgime dhomognisation schizophrnique, l'une des faons de faire valoir sa diffrence,

    c'est le dosage du temps, le soin apport au calcul des instants que l'on va consacrer chaque

    chose - c'est assez amusant observer, si on veut bien prendre les choses du bon ct - on voit

    cela mme chez les psychanalystes, d'ailleurs

    Troisimement, c'est ce que j'appellerai le destin de solitude redouble . Je ne parle

    pas ici de la solitude mtaphysique, de celle quimpose la structure, le non rapport sexuel, je

    parle de celle que programme le morcellement croissant des liens sociaux. a, cest une

    solitude historiquement dtermine, qui laisse chacun seul avec ses jouissances. Cest ce que

    jai appel le rgime du "narcynisme" par condensation antre narcissisme et cynisme. Ce

    rgime se distingue la fois du cynisme subversif qui tait celui de Diogne dans lantiquit,

    et du narcissisme des idaux qui a travers les sicles. Il a ses formes propres, et mme quasi

    imposes. Pourquoi ? C'est que faute de grandes causes collectives, religieuse, politique,

    sociale, chacun en est rduit navoir de cause possible que lui-mme - telle est, au fond, la

    dfinition de Narcisse : navoir de cause que soi-mme. A cela s'ajoute que, faute de

    semblants consistants, chacun ne peut se promouvoir - puisque Narcisse est parfois

    industrieux - qu'en prenant appui sur ses modalits de jouissance, autrement dit sur son

    symptme, et cest l le cynisme : se servir de sa jouissance.

    Autrement dit, jai limpression que les sujets aujourdhui sont confronts un choix forc,

    assez prcis, que je formule de la faon suivante : ou lescabeau ou la dpression a minima.

    La dpression a minima, cest la morosit de lpoque. Lescabeau, cest le terme que Lacan a

  • 3produit en 79 pour dsigner la faon dont chacun, chaque sujet, Joyce minemment, puisquil

    parlait de Joyce dans ce texte, la faon dont chacun se promeut, se fait valoir, se hausse, je

    dirais dun cran, dans lchelle de la notorit, de limportance etc []

    Je men tiens ces trois traits, pour linstant : le pousse-au-mme, la schizophrnisation et

    le choix forc du "narcynisme". Ils ont, bien sr, leur effet daffect, effet diffrentiel selon les

    structures cliniques, puisquau fond psychose et nvrose ne rpondent pas de la mme faon

    l'thique narcynique. Cest ce que jessaierai de montrer.

    En tout cas, cet tat de fait est bien pass dans la conscience quon peut appeler commune,

    lopinion commune. Jen veux pour preuve ce qui fonctionne aujourdhui et que jai voqu

    souvent, savoir le soupon gnralis qui rgne dans notre temps. Nathalie Sarraute, il y a

    dj longtemps, avait crit un roman qui sappelait L're du soupon . Jai voqu cela

    Bordeaux, propos du champ lacanien : aujourdhui, la question du dsir, che vuoi ?,

    chaque fois quelle se pose - et elle se pose partout pour le pauvre narcynique daujourdhui -

    le on , lopinion gnrale, le on de lomnitude, comme dit Lacan, rpond par une

    interprtation standard, mdiatique, il rpond : tous des pourris, tous des salauds . a, cest

    vritablement le soupon gnralis, disons que la voix de lomnitude pense, croit, croit

    constater que chacun ne veut que sa jouissance et tout prix. Tout cela ce sont des choses que

    lon peut saisir au niveau de la superficie des phnomnes et de nos vies quotidiennes.

    Maintenant, venons-en la structure du discours qui gnre ces faits. Je crois que Lacan

    navait pas tort finalement, quoique jai mis longtemps le saisir, il navait pas tort de les

    imputer au discours capitaliste tel quil lentend. Il faut essayer de mesurer quel point la

    faon dont il crit le discours capitaliste rend raison des faits en question. Curieusement, il a

    crit ce discours capitaliste une poque, les annes 70, o ce n'tait pas aussi vident que a

    lest devenu trente ans aprs. Ctait peut tre vident pour quelques esprits dj veills,

    comme Lacan, et quelques autres, mais ce ntait pas pass dans la conscience commune de la

    mme faon.

    Je rappelle l'criture de ce discours du capitaliste, car je voudrais commenter un peu a. Il

    lcrit avec les quatre lettres de la structure, les quatre termes de la structure - il ny en a pas

    dautre possible -, mais dans cette criture les quatre places sont bouleverses.

    On dit souvent quil inverse le mathme de gauche du discours du matre, S1/$, qu'il

    inverse les positions de S1 et $. C'est vrai, mais l'important est de bien saisir le sens (au

    double sens!) des flches quil crit, et a donne cela :

  • 4$ S2

    S1 a

    Les places en sont bouleverses, certes. On pourrait croire simplement que les termes

    n'tant pas leur place, les places sont bouleverses, mais c'est beaucoup plus que cela : cest

    que dans ce discours il ny a plus de place distingue, et notamment il ny a pas la distinction

    entre une place do a commande et une place o quelque chose est produit. Prenons le

    discours du matre comme discours de dpart : la question nest pas seulement quil y a

    dabord le signifiant-matre, c'est qu'il y a une place d'o a commande, et une autre o vient

    l'effet de production. Dans ce discours-l, le discours capitaliste, il ny a plus de place de

    commandement, il ny a plus de place de produit. Vous le voyez, on peut dire aussi bien, pour

    commenter le schma, deux choses tout fait contraires. On peut dire premirement que le

    sujet, avec sa barre qui reprsente son manque insondable, commande, comme dans

    lhystrie, pour produire le plus-de-jouir via la chane signifiante. Et on dirait alors : voil

    un sujet matre . Mais je peux dire exactement le contraire : je peux dire que les objets

    commandent au sujet, puisque le circuit des flches est un circuit continu, sans point d'origine

    et sans rupture. Cest cela limportant dans le discours capitaliste, et cest bien pourquoi,

    dailleurs, Lacan dit dans Radiophonie que cest aux objets de la production, beaucoup plus

    quau matre, que les sujets devraient demander compte de lexploitation quils subissent.

    Cest dire quil introduit lide de sujets exploits par les objets, les objets quils font produire

    en circuit ferm, dans un cycle sans fin, o il ny a pas le hiatus, prsent dans tous les autres

    discours, entre la jouissance produite et la vrit de la jouissance. Je reviendrai, sans doute,

    sur la question de savoir ce que cela forclt. J'insiste pour l'instant sur le fait que ce mathme-

    l rend vraiment compte des phnomnes dont nous ptissons. Je dois dire que je navais pas

    vraiment mesur jusqu' prsent son efficacit.

    Notez que dans ce circuit ferm, il y a une chose qui disparat : la distinction des

    places, je viens de vous le dire, mais pas seulement : avec la distinction des places disparat le

    lien social. En effet, tous les discours sauf celui-l, reposent sur des couples signifiants qui

    ordonnent le couple des tres.

    Dans le discours du matre, le couple du matre et de lesclave. Sur le mme modle, vous

    pouvez avoir homme / femme - et pourquoi pas ? cest un ordre possible - vous avez aussi

    parent /enfant ,etc.

    Dans le discours de lhystrique, il y a un couple, lhystrique et le matre, dans des

    formules diverses, les mystiques et la kyrielle des reprsentants de Dieu et Dieu lui-mme, et

  • 5puis le nvros du XIXme sicle et le mdecin. Aujourdhui, nous verrons cela plus tard,

    quest devenue lhystrie ? Comment rpond-elle dans le discours actuel ? Ce quil y avait de

    bien dans le discours de lhystrique non contemporain, cest que langoisse tait du ct de

    lautre, le sujet tchait de la renvoyer sur le partenaire, le matre, le prtre, le mdecin

    chtrer. Dans le discours moderne, lopration nest peut-tre pas si russie que cela.

    Dans le discours universitaire aussi vous avez un grand couple : le professeur et llve,

    que Lacan a dclin sous des formes amusantes, des sciants et des scis, le couple des savants

    et des astuds - astuds, cest pas mal.

    Enfin, le couple analyste / analysant, bien particulier. Question : o mettrions-nous, dans

    cette srie, le couple du confesseur et du confess, puisque trs souvent on reproche la

    psychanalyse d'tre la forme moderne, larve, de la confession chrtienne ? Ce nest pas juste.

    En plus confesser, si vous lcrivez en deux mots, a devient amusant : confess.

    Confesseur / con-fess, - on peut l'crire en deux mots - a oscille entre le discours du matre

    et le discours universitaire, qui en est une variante. Le confesseur est matre de labsolution,

    mais en mme temps, il lest en tant que reprsentant des critures. Il met donc aussi le savoir

    la place du semblant, et oscille entre ces deux discours. a ne ressemble gure au couple de

    lanalyste / analysant.

    Alors, voil l'essentiel : dans le discours capitaliste contemporain, il ny a plus de couple,

    il y a seulement le sujet et ses objets - jhsite mme dire ses objets, ce sont les objets quon

    lui fourgue, dont le discours le tente.

    Le sujet et lobjet : il ny a pas de place de commandement, il y a circuit ferm de cette

    relation unique. Cest ce qui fait que Lacan peut dire, dans les annes 75, je crois : on a une

    voiture comme une fausse femme . En effet, le discours capitaliste fait rentrer mme le

    partenaire sexuel dans la srie des valeurs dusage et dchange. Dans la thorie marxiste, (a

    vient davant Marx dailleurs), la valeur dusage et la valeur dchange, cest une belle

    opposition de notions, quoiqu'il soit assez difficile de marquer une frontire prcise. On voit

    cependant que le discours capitaliste dfait la seconde, la valeur d'change, au profit de la

    premire, la valeur d'usage. a veut dire en mme temps que le lien social entre les parltres

    est dfait au profit de ce rapport aux objets, qui en quelque sorte ralise les fantasmes. Do la

    formule que Lacan propose en 74, dans "La troisime", lorsquil dit son tous proltaires ,

    chacun avec tous ses objets, n'ayant rien pour faire lien social.

    Il faudrait sarrter, un petit peu sur cette thse. La question ma t pose Bordeaux, je

    ny ai pas rpondu. Pourquoi a-t-il dit tous proltaires et pas tous capitalistes ? Il est

    certain que cest une formule qui homognise tous les sujets et qui dfait lide quil y aurait

  • 6deux types, les capitalistes et les proltaires, le corps des capitalistes et le corps des

    proltaires. Il faut voir comment Lacan a lu Marx.. Quest ce quil a pris chez Marx ? Marx a

    quand mme lide que le capitalisme est une forme du discours du matre. Il ne le formule

    pas en ces termes, parce quil ne parle pas du discours, mais il a quand mme conu la lutte

    des classes comme un lien social entre dun ct l'ensemble des capitalistes et de lautre

    l'ensemble des proltaires, comme variante donc du matre et de lesclave. Le proltaire,

    variante moderne et industrialise de lesclave antique et le capitaliste, variante du matre.

    Vous voyez que la thse de Lacan est tout fait diffrente de celle-ci et porte au fond contre

    lidologie de la lutte des classes. Plus que cela : elle est une interprtation de la lutte des

    classes. Je pourrai la condenser ainsi : Marx a pens la plus-value comme l'objet cause du

    dsir du capitaliste, et il a rv d'un homme nouveau, qui aurait une autre cause. Mais, en

    stimulant la conscience de classe, en rvlant aux exploits que la plus-value leur est

    soustraite, il l'lve pour eux au statut d'objet perdu. Pas seulement perdu : objet rcuprer.

    Ainsi, la plus-value devient-elle, par la grce de Marx, l'objet, la cause du dsir de toute une

    conomie, pas seulement du capitaliste, mais de tous, proltaire inclus.

    Je rponds maintenant la question quon ma pose - esprit d'escalier. La question

    tait : pourquoi a-t-il dit tous proltaires et pas tous capitalistes ? Cest simple. C'est pour

    dire que le capitaliste lui-mme tombe sous le coup de son discours et qu'en dpit de toute

    accumulation de biens, il n'est pas moins un dpossd : un dpossd du lien social.

    Les conjonctures majeures de l'angoisse aujourd'hui rfrent ce statut du parltre

    proltaire, toujours plus exil du lien social, ou toujours menac de l'tre. C'est ce que je vais

    illustrer.*

    * Cette question est reprise dans le cours du 24 janvier 2001 (ndlr).