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Colloque organisé en partenariat avec l’Ambassade des États-Unis Le Conseil de la concurrence l’Ordre des avocats à la Cour de Paris (IFC) l’Association française des juristes d’entreprise l’Institut de droit économique, fiscal et social COLLOQUE du 6 DÉCEMBRE 2000 CONQUÊTE DE LA CLIENTÈLE ET DROIT DE LA CONCURRENCE ACTUALITÉ ET PERSPECTIVES FRANÇAISES, ALLEMANDES, COMMUNAUTAIRES ET AMÉRICAINES Colloque organisé sous le haut patronage de M. Guy CANIVET Premier Président de la Cour de cassation avec la participation de M. Karel VAN MIERT Ancien Commissaire européen à la concurrence Les actes de ce colloque ont fait l’objet d’une publication dans la GAZETTE DU PALAIS Cahier de droit de la concurrence interne et communautaire (n° 313 à 314 du 9-10 novembre 2001) Ce document provient du site internet du CREDA, http://www.creda.ccip.fr . Les droits de reproduction sont réservés et strictement limités.

colloque du 6 décembre 2000 Conquête de la clientèle … · Conquête de la clientèle et droit de la concurrence Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires

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Colloque organisé en partenariat avec

l ’Ambassade des États-Unis Le Conseil de la concurrence

l ’Ordre des avocats à la Cour de Paris (IFC) l ’Association française des juristes d’entreprise

l ’ Institut de droit économique, f iscal et social

COLLOQUE du 6 DÉCEMBRE 2000

CONQUÊTE DE LA CLIENTÈLE ET DROIT DE LA CONCURRENCE

ACTUALITÉ ET PERSPECTIVES FRANÇAISES, ALLEMANDES, COMMUNAUTAIRES ET AMÉRICAINES

Colloque organisé sous le haut patronage de

M. Guy CANIVET Premier Président de la Cour de cassation

avec la participation de M. Karel VAN MIERT

Ancien Commissaire européen à la concurrence

Les actes de ce co l loque ont fa i t l ’ob jet d ’une publ icat ion

dans la GAZETTE DU PALAIS Cahier de dro i t de la concurrence in terne et communauta i re

(n° 313 à 314 du 9-10 novembre 2001)

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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines

Conquête de la clientèle et droit de la concurrence

sommaire

ALLOCUTIONS D’OUVERTURE M. Michel Franck, Président de la Chambre de commerce et d’industrie de Paris ....................... 4 M. Felix Rohatyn, Ambassadeur des États-Unis d’Amérique........................................................ 6 Mme Marie-Dominique Hagelsteen, Présidente du Conseil de la concurrence............................. 7 M. Paul-Albert Iweins, Bâtonnier désigné de l’Ordre des avocats à la Cour d’appel de Paris ...... 8 M. Gilles Mauduit, Président de l’Association française des juristes d’entreprise ......................... 8

PROPOS LIMINAIRES M. Yves Chaput, Directeur scientifique du CREDA, Professeur à l’Université Paris I (Panthéon-Sorbonne) ...................................................................................................................................... 9

EXPOSÉ INTRODUCTIF GÉNÉRAL Questions sans valeur ni portée à propos de la clientèle en droit de la concurrence... et ailleurs M. Guy Canivet, Premier Président de la Cour de cassation ........................................................ 12

DÉLIMITATION DU MARCHÉ PERTINENT ET ENTENTE

EXPOSÉ INTRODUCTIF M. Claude Lucas de Leyssac, Professeur à l’Université Paris I (Panthéon-Sorbonne), Avocat à la Cour............................................................................................................................................ 19

TABLE RONDE animée par M. le Bâtonnier Georges Flécheux, Ancien Membre du Conseil de la concurrence ................................................................................................................................ 25

M. Frédéric Jenny, Vice-Président du Conseil de la concurrence, Professeur à l’ESSEC M. Jean-Mathieu Cot, Avocat à la Cour, Cabinet Clifford-Chance Mme Claire Favre, Conseiller à la Cour de cassation M. Paolo Césarini, Chef d’unité adjoint à la DG concurrence, Commission européenne Mme Hélène Wits-Armengaud, Directeur juridique Esso-France Mme Diane Wood, Juge à l’US Court of Appeals de Chicago

DÉBAT.............................................................................................................................................. 38

LIBÉRALISATION DES SERVICES PUBLICS

EXPOSÉ INTRODUCTIF Mme Marie-Anne Frison Roche, Professeur à l’Université Paris-Dauphine .................................. 42

TABLE RONDE animée par M. Xavier Delcros, Professeur à l’Université Paris-Sud, Avocat à la Cour .................................................................................................................................. 45

M. Thomas Greene, Senior Assistant Attorney General, State of California Department of Justice, Antitrust Division M. Pierre-Alain Jeanneney, Conseiller d’État, Directeur général de l’Autorité de régulation des télécommunications (ART) M. Jean-François Guillemin, Secrétaire général du Groupe Bouygues M. Emmanuel Guillaume, Conseiller d’État, Directeur juridique et fiscal du groupe France Télécom M. Nicolas Charbit, Avocat à la Cour, Cabinet Allen & Overy M. Olivier Guersent, Membre du Cabinet de M. Michel Barnier, Commissaire européen

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CONCURRENCE DÉLOYALE : AMENDES CIVILES OU « DOMMAGES PUNITIFS »

EXPOSÉ INTRODUCTIF M. Daniel Fasquelle, Professeur à la Faculté de droit de l’Université du Littoral (Boulogne-sur-Mer)................................................................................................................................................ 56

TABLE RONDE animée par M. Jacques Azéma, Professeur à l’Université Jean Moulin (Lyon III), Avocat à la Cour de Paris, Ancien Membre du Conseil de la concurrence .......................... 76

Mme Debra A. Valentine, General Counsel, US Federal Trade Commission M. Alain Blanchot, Avocat au Barreau de Lyon, Cabinet BENSOUSSAN M. Michel Toporkoff, Président de Chambre au Tribunal de commerce de Paris, Secrétaire général de Nestlé France M. Alain Ronzano, Juriste au CREDA

DÉBAT.............................................................................................................................................. 87

ABUS DE PUISSANCE D’ACHAT ET ACCES AUX LINÉAIRES DE LA GRANDE DISTRIBUTION

EXPOSÉ INTRODUCTIF M. Michel Glais, Professeur à l’Université de Rennes I, Cabinet GLAIS Concurrence et Stratégie ......................................................................................................................................... 89

TABLE RONDE animée par M. François Souty, Rapporteur permanent au Conseil de la concurrence, Professeur associé à l’Université de La Rochelle........................................................... 97

M. Kurt Stockmann, Vice-Président du Bundeskartellamt M. Thierry Billot, Président-directeur général de Pernod M. Norbert Pineau, Directeur juridique de Carrefour M. Jean-Patrice de La Laurencie, Avocat à la Cour, Cabinet Norton Rose M. Jérôme Philippe, Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) M. le Député Jean-Yves Le Déaut

ALLOCUTION DE CLÔTURE M. Karel Van Miert, Président de Cornelis Nyenrode Universiteit (Pays-Bas), Ancien Commissaire européen à la concurrence ....................................................................................... 117

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ALLOCUTIONS D’OUVERTURE

M. Michel Franck, Président de la Chambre de commerce et d’industrie de Paris

Monsieur le Premier Président, Madame la Présidente, Monsieur le Ministre Conseiller représentant Monsieur l’Ambassadeur des États-Unis, Monsieur le Bâtonnier désigné, Monsieur le Président de l’Association française des juristes d’entreprise, Mesdames, Messieurs.

C’est pour moi un grand honneur, et tout à la fois un grand bonheur, de vous accueillir aujourd’hui pour cette rencontre, à l’affiche prometteuse, que nous devons au CREDA, notre Centre de recherche sur le droit des affaires.

Cette manifestation nous la devons aussi – il faut le souligner – au concours efficace d’institutions, que vous représentez ici, avec lesquelles le CREDA entretient des relations anciennes et étroites de collaboration fructueuse et amicale : qu’il s’agisse de l’Ambassade des États-Unis, du Barreau de Paris, de l’Association française des juristes d’entreprise ou bien sûr de l’Université. Le partenariat avec le Conseil de la concurrence, qui s’imposait tout particulièrement pour la présente réunion, est une première, et j’appelle de mes vœux, Madame la Présidente, que d’autres occasions s’offrent à nous pour le renouveler.

À vous tous, spécialistes éminents venus des horizons les plus variés – aussi bien du droit que du monde des affaires –, je veux souhaiter la plus cordiale bienvenue dans notre maison.

Le « plateau » qui vous est proposé est donc des plus prestigieux, et d’une richesse telle qu’il m’est bien sûr impossible de remercier chacun de ceux qui se succéderont à cette tribune.

Que l’on me permette toutefois de dire toute ma gratitude à nos amis venus de l’étranger :

Nos amis américains, que je ne peux manquer de qualifier de « stars » du droit antitrust, qui ont si obligeamment accepté de parcourir quelques milliers de kilomètres pour prendre part à nos échanges : Mme Wood, Mme Valentine, M. Greene, nous sommes particulièrement honorés de votre présence et vous remercions de votre contribution à notre colloque.

Je tiens aussi à exprimer ma vive reconnaissance au Dr Stockmann, qui a bien voulu nous apporter le témoignage du Bundeskartellamt, le Conseil de la concurrence allemand, dont il est Vice-Président.

Cette réunion bénéficie également du concours de deux des meilleurs experts de la Commission européenne dans le domaine de la concurrence, M. Guersent et M. Césarini – représentant M. Paulis empêché d’être des nôtres –, que je remercie chaleureusement, l’un et l’autre, de leur participation.

Enfin, je veux dire combien nous apprécions de voir ce colloque honoré de la contribution d’une personnalité phare de la construction européenne, et plus spécialement de la politique communautaire de la concurrence, M. le Commissaire Van Miert, qui nous rejoindra tout à l’heure.

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« Conquête de la clientèle et droit de la concurrence : Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines », tel est donc le thème qui nous réunit en ce jour.

Conformément à une coutume – ou plutôt à une jurisprudence – désormais bien établie, le présent colloque fait suite à une étude menée par le CREDA sous le titre « Clientèle et concurrence, Approche juridique du marché ». Cette étude, dont je ne saurais trop vous recommander la lecture, est la première exploration pluridisciplinaire du concept de clientèle, envisagé dans ses rapports avec la réglementation de la concurrence. Le Professeur Chaput, qui en a dirigé la réalisation, vous en dira quelques mots tout à l’heure.

Nul ne s’étonnera que la Chambre de commerce et d’industrie de Paris porte une attention toute particulière à ces questions. La « Conquête de la clientèle » est en effet au cœur de la stratégie de nos 300 000 ressortissants.

Si la clientèle est bien « à qui sait la prendre », selon une formule qui a fait florès, encore faut-il que sa « conquête » s’effectue dans des conditions loyales. Et pour que les clients de nos entreprises – les consommateurs que nous sommes tous – obtiennent le meilleur rapport qualité/prix pour le produit ou le service qu’ils demandent, la confrontation entre des « offreurs » agissant sur le marché en toute indépendance reste encore la formule la plus efficace.

Évidemment consciente de ces enjeux, la Chambre de commerce et d’industrie de Paris est particulièrement attentive au véritable bouleversement que connaît actuellement le droit de la concurrence. On songe naturellement au « volet concurrence » du projet de loi en discussion au Parlement sur les nouvelles régulations économiques, que l’on ne manquera pas d’évoquer aujourd’hui.

Mais je pense ici surtout à la réforme en profondeur initiée en son temps par le Commissaire Van Miert. Poursuivie par son successeur, cette réforme, qui repose sur l’idée de « concurrence efficace », opère un recentrage des activités et des ressources de la Commission sur les atteintes à la concurrence les plus graves. Ce mouvement, qui a débuté avec l’adoption du nouveau règlement d’exemption applicable aux restrictions verticales de concurrence, s’est poursuivi – il y a seulement quelques jours – par la révision des règles relatives aux accords de coopération horizontale. Il doit être parachevé par l’adoption du règlement sur la modernisation des règles de mise en œuvre des articles 81 et 82 du traité de Rome, règlement qui fait suite au Livre blanc publié par la Commission en avril 1999.

La Chambre de commerce et d’industrie de Paris a, quant à elle, engagé une réflexion approfondie sur ces divers aspects du droit de la concurrence. Je m’en tiendrai aux observations que nous avons faites à propos de ce Livre blanc sur la modernisation des règles relatives aux ententes et aux abus de position dominante. L’abandon du système d’autorisation a priori des ententes, et donc l’abandon de l’obligation de notification des accords, devraient entraîner pour les entreprises non seulement une réduction des contraintes administratives, mais aussi un surcroît de liberté contractuelle. Une telle évolution reçoit notre pleine approbation.

Cependant, une inquiétude subsiste. Il ne faudrait pas que l’adoption de ce système, qui doit se traduire par une plus grande décentralisation dans l’application des règles communautaires de la concurrence, conduise à une « renationalisation » de la politique de

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concurrence. Pour préserver une application cohérente et uniforme, les instruments d’une véritable coopération entre les autorités nationales et la Commission doivent être imaginés.

Voilà quelques observations qui peuvent illustrer les préoccupations de la Chambre de commerce et d’industrie de Paris. Nous serons donc particulièrement attentifs aux propos qui seront tenus lors de cette journée.

Aussi, sans plus attendre, je cède la parole à M. le Ministre Conseiller Joel Spiro qui, je vous rappelle, s’exprimera ici au nom de M. l’Ambassadeur Felix Rohatyn, qui ne peut être des nôtres ce matin.

M. Felix Rohatyn, Ambassadeur des États-Unis d’Amérique *

Je suis tout à fait désolé de n’avoir pu assister personnellement à l’ouverture de cette importante conférence sur la politique de la concurrence.

Au cours de mes trois années passées à Paris en tant qu’Ambassadeur des États-Unis, j’ai pu constater que les Européens n’étaient pas toujours conscients de l’importance de la réglementation dans l’économie américaine, et qu’ils avaient une idée préconçue de l’économie américaine comme d’une économie qui sortirait tout droit du Far West et n’obéirait à d’autre loi qu’à celle de l’offre et de la demande.

En fait, l’économie américaine fonctionne dans un cadre réglementaire efficace, régi par le Ministère de la Justice, la Securities and Exchange Commission, la Federal Trade Commission et d’autres autorités fédérales qui travaillent en collaboration avec les autorités de régulation étatiques et la Justice.

Grâce à l’application de règles transparentes et équitables, les autorités de régulation fédérales et étatiques ont largement contribué à renforcer la confiance que les petits porteurs et les citoyens américains placent dans l’économie et dans les institutions économiques de notre pays. Ceci a encouragé les Américains à investir massivement en bourse. Aujourd’hui près de la moitié de la population détient des actions sur le marché boursier américain. Cette confiance et cet engouement pour les actions ont constitué un des moteurs essentiels de la croissance de l’économie au cours de ces dernières années. C’est ce que j’appelle le "capitalisme populaire".

L’accélération de la mondialisation de l’économie et le rythme accru des fusions et acquisitions transatlantiques fait que les opérations dont les autorités de régulation sont saisies ont une portée de plus en plus internationale. Aujourd’hui, une coopération plus étroite entre les autorités des différents pays s’avère nécessaire pour relever ce défi.

J’espère que ce colloque permettra aux experts américains et français du contrôle de la concurrence de mieux se comprendre et de tirer des enseignements des expériences vécues par les uns et les autres. J’espère également que cette conférence nous aidera à trouver des moyens plus efficaces afin de garantir une concurrence loyale. Ainsi, un plus grand nombre de

* Allocution prononcée par M. Joel S. Spiro, Ministre Conseiller pour les Affaires économiques de l’Ambassade des

États-Unis d’Amérique.

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nos concitoyens américains et européens feront confiance à l’économie mondiale et les avantages de la mondialisation seront plus amplement partagés par tous.

Mme Marie-Dominique Hagelsteen, Présidente du Conseil de la concurrence

Monsieur le Premier Président, Monsieur le Président, Monsieur le Ministre Conseiller, Mesdames, Messieurs,

Je ne veux pas retarder le déroulement des débats passionnants qui nous attendent et je me bornerai donc à dire quelques mots. Je voudrais d’abord remercier la Chambre de commerce et d’industrie de Paris ainsi que le Centre de recherche sur le droit des affaires pour l’organisation de la manifestation qui nous réunit aujourd’hui. Le choix de son thème seul suffirait à me réjouir puisqu’il s’agit de débattre, sous mains aspects et d’ailleurs sous son aspect essentiel – la conquête de la clientèle ou la conquête de parts de marché –, de la concurrence, et plus précisément du droit de la concurrence. Bien plus, seront évoquées aujourd’hui des questions d’une particulière actualité dans le droit de la concurrence : la délimitation des marchés, la libéralisation des services publics, l’abus de puissance d’achat. Autant de thèmes particulièrement discutés et sur lesquels, je suis sûre que nous apprendrons beaucoup tout à l’heure.

Mais ce qui me paraît encore plus remarquable, ce sont les modalités d’organisation de ce colloque qui résultent d’un partenariat peu commun, entre l’Université, l’Ordre des avocats, l’Association française des juristes d’entreprise, le Conseil de la concurrence et une Ambassade, celle des États-Unis. Je crois qu’il faut particulièrement saluer ce soutien diplomatique au droit de la concurrence et à des débats plus scientifiques que politiques. Le fait est assez rare pour mériter d’être souligné. Enfin, ce colloque me paraît particulièrement remarquable par la volonté qu’il affiche de se situer dans des perspectives qui dépassent le cadre national pour s’intéresser aussi à ce qui se passe chez nos voisins, en Allemagne, au niveau européen et même de l’autre côté de l’Atlantique, aux États-Unis. C’est en effet une des caractéristiques fortes du droit de la concurrence que d’être facilement transnational. Fondé sur l’analyse économique, il utilise des concepts universellement admis, l’action concertée, l’abus de position dominante, le marché. Ceux qui le pratique à travers le monde n’ont donc pas de difficulté à parler un langage commun.

Bien plus, la globalisation et la mondialisation de l’économie conduisent et conduiront les autorités de concurrence à engager de plus en plus souvent des actions de coopération bilatérale ou multilatérale pour renforcer leur efficacité. Et on sait que le projet de loi sur les nouvelles régulations économiques, actuellement en discussion au Parlement, va doter le Conseil de la concurrence français de tels pouvoirs de coopération à l’égard des autorités européennes ou ses homologues étrangers. La participation, aujourd’hui, à ce colloque qui se tient à Paris de représentants éminents de juridictions étrangères ou d’autorités nationales de concurrence prestigieuses, comme le Bundeskartellamt, la participation de M. Karel Van Miert, Ancien Commissaire européen à la concurrence me paraissent être extrêmement significative à cet égard. Leur intervention, associée à celles des meilleurs spécialistes du droit de la concurrence ou des opérateurs les plus concernés aujourd’hui par ce droit en France garantit, j’en suis sûre, la qualité exceptionnelle des débats qui vont suivre. Je vous remercie.

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M. Paul-Albert Iweins, Bâtonnier désigné de l’Ordre des avocats à la Cour d’appel de Paris

Monsieur le Premier Président, Mesdames, Messieurs les hautes personnalités,

Je devine votre inquiétude puisque cinq propos d’accueil sont prévus avant l’exposé liminaire et l’exposé introductif. Je vous promets donc de me cantonner, après tout ce qui vous a été si excellemment dit et avant tout ce qui va vous être plus excellemment encore dit, à ce qui est un strict propos d’accueil.

Tout d’abord, je veux vous dire que je représente ici le Bâtonnier Francis Teitgen. Il devait être présent à ma place à cette tribune. Mais vous savez que l’actualité de l’aide juridictionnelle fait que cette journée est aussi la journée nationale d’action du Barreau ; ce qui l’amène non seulement à être présent au Palais ce matin mais encore à préparer les négociations de cet après-midi à la Chancellerie. C’est une journée importante pour le Barreau français aujourd’hui. Et puisqu’à quelque chose malheur est parfois bon, cela me donne l’occasion pour la première fois d’être présent à sa place à une tribune. Je me réjouis que ce soit à l’occasion d’une manifestation commune avec la Chambre de commerce et d’industrie de Paris et à l’occasion d’une manifestation aussi prestigieuse.

Cela fait maintenant plus d’une dizaine d’années que la Chambre de commerce et d’industrie de Paris et le Barreau de Paris organisent ensemble un certain nombre de manifestations de grande qualité sous diverses formes. Aujourd’hui, le colloque est dû à la coorganisation de l’Institut de formation continue du Barreau de Paris et du CREDA. Je salue cette manifestation, son extrême qualité et la qualité de ses participants. Je salue cette coopération tout à fait exemplaire qui montre, à l’évidence, non seulement la parfaite intégration du Barreau dans la vie économique du pays – et le droit de la concurrence permet de s’en rendre compte –, mais encore combien l’effort de formation du Barreau rejoint l’effort de l’Université et l’effort de la Chambre de commerce.

Un mot – parce que je ne veux pas plus effleurer que déflorer le sujet – pour vous dire aussi combien je trouve le sujet riche et passionnant. Riche parce que, pour une fois effectivement – et vous venez de le dire, Madame – on aborde le droit de la concurrence dans une perspective non seulement européenne mais encore internationale. Il est clair que l’on ne pourra pas se contenter de nos législations nationales et qu’il faut aller vers une unification des droits de la concurrence. Et puis, je salue aussi la perspective qui est celle de cette réunion. Pour une fois, on parle de concurrence pour la clientèle et non pas uniquement pour les producteurs ou les distributeurs, ce qui est trop souvent la façon d’aborder le sujet.

Donc, je vous souhaite des travaux aussi passionnants que le panel d’invités nous le laisse à penser.

M. Gilles Mauduit, Président de l’Association française des juristes d’entreprise

Mesdames, Messieurs, prononçant le dernier propos d’accueil, je vais moi-même essayer d’être extrêmement bref.

Deux mots : Tout d’abord, je veux dire toute la fierté de l’Association française des juristes d’entreprise d’être le partenaire depuis très longtemps de la Chambre de commerce et

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d’industrie de Paris et de pouvoir ainsi contribuer à des manifestations comme celle d’aujourd’hui qui sont extrêmement importantes et intéressantes pour les juristes d’entreprise que nous sommes. Et j’ai été très heureux de constater qu’il y en avait beaucoup dans la salle et je les en remercie.

C’est à la limite du sujet, mais je vais simplement profiter de l’extrême notoriété d’un auditoire aussi prestigieux que celui réuni ici aujourd’hui et composé de magistrats, de professeurs de droit et d’avocats, de représentants des autorités de la concurrence française et étrangère, pour dire un tout petit mot. Je vais simplement – rassurez-vous, ce n’est pas du corporatisme –, lâcher simplement un mot : je crois que quand on parle de droit de la concurrence, comme on va le faire toute la journée, quand on parle de framework of effective regulation comme le fait l’Ambassadeur des États-Unis, quand on parle de « stars du droit antitrust », comme l’a fait tout à l’heure le président Franck, quand on parle d’unification des règles du droit de la concurrence comme cela vient d’être dit, n’oubliez-pas que, dans la lumière qui est derrière les stars, chemine le concept du legal privilege. Ce sera ma seule contribution à ce propos introductif.

PROPOS LIMINAIRES

M. Yves Chaput Directeur scientifique du CREDA, Professeur à l’Université Paris I (Panthéon-Sorbonne)

Tout le monde connaît le CREDA, institution tournée vers le droit, l’économie, la vision comparative des affaires et des activités économiques. Le CREDA, auquel je suis associé pour ma plus grande satisfaction dans une équipe tout à fait remarquable, poursuit avec continuité les travaux menés par Mme Boucourechliev d’abord, puis sous la direction de mon collègue Alain Sayag.

Faire de la prospective, dans le domaine juridique et économique, est une tâche excessivement difficile. Déjà, en économie, savoir quel est le modèle de véhicule ou de téléphone qu’il faudra mettre sur le marché dans cinq ou dix ans est pour le moins risqué. Je vous laisse imaginer ce qu’il en est dans le domaine juridique.

Pour engager cette nouvelle étude, nous sommes partis d’une devinette : quelle ressemblance y a-t-il entre François Michelin et Bernard Arnault ? Bernard Arnault donne lui-même la réponse dans son ouvrage « La passion créative ». Elle est la suivante : « le vrai patron, c’est le client » dit Bernard Arnault en empruntant la formule chère à François Michelin. Et pourtant, nous avons là, dans la sphère « managériale », deux « sites » contrastés – comme on dit au CNRS. Or, ces deux « sites » contrastés partent de l’idée que ce n’est ni l’actionnaire ni le salarié, autrement dit que ce n’est ni le capital ni le travail, qui orientent l’entreprise : c’est le client ! Le client est, à l’évidence, l’âme des activités économiques.

Qui est donc ce client, pour les économistes ou pour les juristes ? Or, la plupart du temps, dans nos ouvrages, nous n’avons pas de définition, au sens juridique du terme, de la clientèle. Pas plus du reste que nous n’avons de clientèle dans les modèles proposés par les économistes. En revanche, nous avons des cocontractants, des demandeurs, des offreurs...

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Partis d’une devinette, pour compliquer les choses, nous devons faire appel à deux sciences – l’économie et le droit – différentes, qu’on le veuille ou non, pour trouver des réponses. Partant de cette idée qu’elles ont la même finalité : optimiser à la fois la production et la répartition des richesses.

Comment, travaillant en synergie, les économistes et les juristes prendront-ils en considération la clientèle ? Vous retrouvez dans cette journée le cheminement des recherches du CREDA. Où trouver la clientèle des juristes et des économistes ? Évidemment en allant sur un marché. Mais une clientèle n’est pas forcément composée de tous les demandeurs sur un marché, même si Internet a tendance à transformer certains marchés en marchés universels. La clientèle est en réalité le groupe, l’agrégat des demandeurs sur un marché pertinent. Autrement dit caractérisée par le client qui souhaite acquérir un produit ou un service. Quel produit ou quel service ? Apparaissent alors éventuellement des divergences ou des complémentarités entre juristes et économistes.

Produits substituables, marchés pertinents : qui donnera la définition, le critère ? Va-t-on renvoyer vers l’expert, en considérant que ce n’est pas du droit, ou au contraire penser que cette qualification relève du contrôle de la Cour de cassation ? Dans l’étude du CREDA, M. Ronzano montre bien à la fois la pertinence du marché pertinent dans la détermination de la clientèle et les difficultés qui vont naître pour préciser exactement ce marché pertinent. Quoi qu’il en soit, nous avons trouvé la clientèle. Les économistes diraient : « notre produit ». Mais où s’arrête ce marché ? Il s’arrête probablement lorsqu’apparaît une véritable activité de service public.

D’où une nouvelle question : qu’est ce service public ? Si l’on en croit le Commissaire Van Miert dans son ouvrage « Marché et pouvoir » ( )1 , l’économique, autrement dit la concurrence, s’étend à tous les domaines, sauf, nous dit-il, l’agriculture, la défense et la religion. A contrario, la justice, apparemment, entrerait dans les phénomènes de concurrence. Pourquoi pas, avec le succès de la conciliation et de la médiation ? Mme Frison-Roche, qui, dans sa contribution à l’étude du CREDA, a consacré des développements tout à fait pertinents à ces notions de libéralisation du service public, montre bien comment, même s’il s’agit d’une activité d’intérêt général, les services publics peuvent vouloir séduire une clientèle. Par des paroles prophétiques, avec la crise agricole et alimentaire en particulier, Mme Frison-Roche confirme que les travaux du CREDA sont bien de la prospective.

Les économistes rechercheraient après le produit, le prix. La clientèle a une valeur. Et nous pensions en trouver la définition avec la concurrence déloyale. La concurrence déloyale, c’est le détournement de la clientèle. Surprise ! Mme Alexandre-Caselli, qui a étudié les statistiques de l’indemnisation des préjudices en matière de concurrence déloyale, nous fait découvrir, dans l’ouvrage du CREDA, que les tribunaux indemnisent rarement le détournement de clientèle, dérivant, soit vers la déontologie des commerçants soit vers la protection du fonds de commerce. Apparaît un phénomène intéressant avec la concurrence déloyale, ce n’est pas la clientèle qui est protégée, c’est la position sur un marché. Il y aurait donc, chez les juristes, un renversement de tendance. La clientèle apparaît chez les économistes, chez les juristes : la position sur un marché.

(1) K. Van Miert, Le Marché et le Pouvoir, éd. Racine, Bruxelles 2000.

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Ou le fonds de commerce probablement, mais c’est aussi une position sur un marché. On comprend pourquoi le quatrième thème de cette journée est, après l’avantage concurrentiel, la puissance d’achat. Le client, dans certains cas, peut devenir dominant sur un marché. Quand on aborde le rôle des linéaires dans la grande distribution, se pose la question de savoir si, avec le linéaire, il s’agit d’envisager le droit d’accès au marché ou s’il s’agit de protéger le fonds de commerce, une propriété.

On voit bien l’ambiguïté de notre domaine. En outre, le fonds de commerce est franco-belge. Nous sommes les seuls pays à avoir une telle notion juridique de l’entreprise. On ne peut donc pas garder en droit comparé le fonds de commerce comme critère de la clientèle. L’internationalisation et la mondialisation conduisent à partir sur d’autres bases. Nous arrivons bien entendu, nécessairement, à des questions politiques qui ont été évoquées. Les États-Unis jouent actuellement un rôle déterminant dans l’organisation du commerce international. Seulement, les États-Unis, à la différence de l’Union européenne, comme l’a rappelé Jean-Paul Fitoussi, ont un Congrès qui peut avoir une influence sur les autorités régulatrices. En Europe, avons-nous une institution démocratique pour contrôler l’activité des autorités régulatrices ?

De même que l’on voit apparaître dans les colonnes des gazettes, des téléphones de troisième génération, ne verra-t-on pas apparaître, en Europe, des États ou un État de troisième type ? Ce n’est plus le sujet d’aujourd’hui. Celui-ci est plus simple. Il a été très bien posé, notamment par mon ami Jean-Jacques Daigre dans un article du journal « Les Échos » dans ses propos sur la régulation de la réglementation.

La régulation, c’est fixer les règles du jeu ; la réglementation, c’est intervenir dans le jeu. Ce qui nous amène à de grands choix économiques. Hayek l’emportera-t-il sur Schumpeter ? Schumpeter est à la mode en politique : il accorde une grande place, non plus au capitalisme – sans être pour autant marxiste –, mais aux autorités de régulation. Est-ce un juge, est-ce une autorité indépendante ? Qui est le juge de l’économique ? Réglemente-t-il ? Régule-t-il ? Ce n’est pas à moi de donner la réponse.

Mon excuse pour avoir parlé aussi longtemps tient à ce que non seulement les débats seront oraux mais également écrits. Grâce à Monsieur le Bâtonnier Flécheux, les actes de nos travaux seront publiés dans la Gazette du Palais, édition concurrence. Ce dont nous lui sommes tous très reconnaissants.

En attendant, j’attends, comme vous, avec impatience les propos de Monsieur le Premier président Canivet et ceux qui seront ensuite tenus sous l’autorité de Mme Pasturel et de M. Leclercq.

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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines

EXPOSÉ INTRODUCTIF GÉNÉRAL

Questions sans valeur ni portée à propos de la clientèle en droit de la concurrence... et ailleurs

M. Guy Canivet, Premier Président de la Cour de cassation

Vingt minutes pour un exposé introductif, c’est beaucoup trop pour un propos convenu, est-ce suffisant pour esquisser la problématique d’un sujet aussi difficile que celui que vous avez choisi ? C’est sans doute assez pour risquer quelques observations discrètes et rapides sur le thème du débat. J’ai donc intitulé cette présentation : « Propos furtifs à propos de la notion de clientèle en droit de la concurrence... et ailleurs ».

En définissant le thème de ce colloque « Conquête de la clientèle et droit de la concurrence », ses concepteurs avisés ont sans doute voulu vérifier si la notion de clientèle est opérante en droit de la concurrence, et si tel est le cas – mais ils supposent évidemment qu’il en est ainsi – quelle est sa fonction dans ses divers compartiments, droit de la libre concurrence, pratiques restrictives et concurrence déloyale. L’ambition serait alors, si cette fonction était identique dans tous ses champs d’application en droit des affaires, et notamment dans celui du fonds de commerce, de dégager une définition unifiée de la notion de clientèle.

Mais il existe a priori un obstacle de taille : la notion de clientèle est ambiguë. On en connaît au moins deux conceptions antagonistes :

Dans le droit du fonds de commerce, on enseigne que la clientèle doit être tout à la fois effective et personnelle. Même s’il semble aujourd’hui à une certaine doctrine que l’une et l’autre de ces caractéristiques sont contestables, la clientèle est, en ce domaine, rattachée, sinon appropriée. Elle est, par construction, protégeable contre les manœuvres fautives des concurrents. Dans cette approche classique, le droit de la concurrence déloyale est directement ou indirectement protecteur de la clientèle en tant qu’élément incorporel du fonds de commerce. Il sanctionne les détournements fautifs de la clientèle appropriée.

Mais la clientèle peut être autrement comprise. Ce n’est plus son appropriation qui la caractérise, ce sont ses mouvements, c’est son aptitude à se déplacer. Elle n’est pas protégée en elle-même, c’est sa liberté de choix, sa faculté de mouvement qui est sauvegardée. Le droit des pratiques anticoncurrentielles est, en effet, le droit de la liberté de déplacement de la demande. Or, la demande est une fonction de l’économie de marché exercée par les utilisateurs de biens ou de services, c’est-à-dire les clients. En ce sens, la notion juridique de clientèle serait assimilable au concept économique de demandeur. La logique de l’économie de marché est de permettre les déplacements de la clientèle, comprise comme un ensemble de demandeurs, vers le produit et le service le plus performant.

Changeant de domaine, la clientèle changerait de nature, valeur protégée dans un cas, fonction libératrice dans l’autre. Cette mutation est-elle transposable aux autres applications de la notion de clientèle ? Économiquement régénérée par le droit de la libre concurrence, la conception économique de la clientèle rejaillit-elle sur le droit de la concurrence déloyale et par contrecoup sur celui du fonds de commerce ?

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Toutes ces questions pourraient, me semble-t-il, se résumer en deux propositions :

I - Comprise comme l’ensemble des acheteurs ou utilisateurs potentiels d’un bien ou d’un service, la clientèle est une notion clé de la libre concurrence. Elle est donc, en ce cas, un facteur de régulation du marché.

II - En tant que facteur de régulation du marché, la clientèle est-elle une notion opératoire du droit de la concurrence déloyale et du fonds de commerce ?

I - Comprise comme l’ensemble des utilisateurs potentiels d’un bien ou d’un service, la clientèle est une notion clé de la libre concurrence.

La notion de clientèle est une notion clé du droit de la concurrence en ce sens que le comportement de la clientèle est un facteur de régulation du marché. C’est le libre comportement des clients pris en tant que demandeurs de biens et services qui détermine la concurrence sur le marché. Mais, par voie de conséquence, affirmée en principe, la liberté de choix des demandeurs fait échapper aux prohibitions du droit antitrust le comportement de clients cependant économiquement néfaste, comportement économiquement contreproductif qu’il faudra donc autrement sanctionner.

A - La clientèle est un facteur de régulation du marché.

B - Mais le principe de la liberté des demandeurs de biens ou services ne permet pas d’appréhender certains comportements de clients économiquement néfastes.

A - La clientèle est un facteur de régulation du marché.

La clientèle est un facteur de régulation du marché à deux points de vue, en premier lieu, elle intervient dans la délimitation du marché pertinent (1), en second lieu, c’est la liberté de choix de la clientèle qui est le moteur de l’économie de marché (2).

1 – C’est la clientèle qui permet de délimiter le marché.

On sait que le marché est « le lieu théorique où se confrontent l'offre et la demande de produits ou de services qui sont considérés par les acheteurs ou les utilisateurs comme substituables entre eux mais non substituables aux autres biens ou services offerts ».

C’est du point de vue des acheteurs ou des utilisateurs, donc des clients, que s’apprécie la substituabilité d’un produit ou d’un service. Cette appréciation suppose une observation objective des acheteurs ou des utilisateurs dans leur comportement collectif. C’est donc la clientèle comprise comme l’ensemble des acheteurs ou utilisateurs observés dans leur comportement objectif, collectif et homogène qui permet de délimiter le marché pertinent. Autrement dit le marché se détermine principalement par rapport à un besoin irréductible. La clientèle constitue donc l’élément décisif dans la délimitation du marché pertinent. C’est la demande homogène d’une partie substantielle des acheteurs qui est prise en compte pour apprécier la situation de domination d’une entreprise en raison des parts de marché détenues par celle-ci, ou l’atteinte à la concurrence causée par la pratique, c’est-à-dire les parts de marché perdues ou interdites.

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En ce cas, le client est considéré dans sa liberté de choix.

2 – C’est la liberté de choix des clients qui est le principe fondamental de l’économie de marché.

On sait, en effet, que la demande a un rôle crucial dans l'économie de marché. Ainsi que l’exprime le Conseil de la concurrence : « La clientèle doit orienter par la libre expression de ses choix, si elle n’est pas mise en échec par des pratiques anticoncurrentielles émanant des offreurs, les ressources vers les emplois qui sont les plus appréciés et obtenir de cette façon l’efficience du système économique » ( )2 .

B – L’affirmation de la liberté des demandeurs ne permet pas d’appréhender certains comportements de clients économiquement néfastes.

Affirmer que c’est la liberté de comportement des clients sur le marché qui détermine la concurrence et qui, de ce fait, est le moteur de l’efficience économique fait évidement obstacle à toute appréhension des demandeurs au regard du droit des pratiques anticoncurrentielles. Pour appréhender les comportements des clients jugés économiquement néfastes, le législateur a été contraint de créer des infractions spécifiques dégagées de toute référence au marché et indépendantes de toute restriction de concurrence.

1 - Les difficultés de sanctionner l’abus de puissance d’achat.

Si le comportement des offreurs sur un marché relève pleinement du droit de la concurrence, il n’en va pas de même, au moins de manière générale, de celui des demandeurs.

Rappelant les conditions essentielles du mécanisme concurrentiel et notamment que « la libre expression de choix par les demandeurs joue un rôle crucial dans l'économie de marché en ce sens qu’elle oriente, si elle n’est pas mise en échec par des pratiques anticoncurrentielles émanant des offreurs, les ressources vers les emplois qui sont les plus appréciés et permet ainsi d'obtenir l'efficience du système économique », le Conseil estime qu’il « n'appartient donc pas à l'organisme exclusivement chargé de veiller à ce que la demande puisse s'exprimer aussi librement que possible de critiquer les conditions dans lesquelles cette liberté a été utilisée » ( )3 .

On ne peut toutefois en déduire que les comportements des demandeurs échappent à tout contrôle en application du droit de la concurrence. Cette application n’est exclue ni dans les pratiques restrictives ni dans les pratiques anticoncurrentielles qui intéressent en principe tous les opérateurs, sans distinguer s’ils sont en position d'acheteur ou d'offreur.

Dès lors, en principe, le comportement des clients est examiné en droit national de la concurrence aussi bien au regard des ententes : article 7 de l’ordonnance [article L. 420-1 du Code de commerce] ( )4 qu’au regard des abus de domination : art 8 (-I) de l‘ordonnance,

(2) Conseil de la concurrence, Rapport pour 1988, p. IX. (3) Conseil de la concurrence, Rapport pour 1991, p. XXVII. (4) Décision 93-D-21, Cora, Rapport 1993, annexe 28, p. 206, et Paris 25 mai 1994, BOCCRF n° l0/94, p. 236 ;

Décision 95-D-33, Rallye, Rapport 1995, annexe 40, p. 300 ; Paris 5 mars 1996, BOCCRF 5/96 p. 121, cassé par Cass. com., 7 avril 1998, BOCCRF 7/98, p. 193.

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[article L. 420-2 (-I) du Code de commerce] ( )5 ou encore au regard des abus de dépendance économique : art 8 (-II) de l’ordonnance, [article L. 420-2 (-II) du Code de commerce], cette dernière infraction ayant essentiellement été créée pour protéger les fournisseurs contre les comportements des grands acheteurs.

De son côté, le droit communautaire de la concurrence s’applique à toutes les entreprises, c’est-à-dire à toute entité exerçant une activité économique, qu’elles soient en position d’offre ou de demande dans le circuit économique, même si dans le second cas, les applications sont moins nombreuses.

Mais dans beaucoup des espèces citées, la preuve des pratiques imputées à des demandeurs a été difficile à établir, notamment du point de vue de l’atteinte à la concurrence. En réalité, les textes sont mal adaptés au comportement des demandeurs. La raison en est que le droit de la concurrence méconnaît largement ce qu’il est convenu d’appeler la puissance d’achat. En effet, comme le démontrent les économistes, l’abus de puissance d’achat opère un transfert de ressources des producteurs vers les distributeurs. Ainsi ce n’est pas le surplus global mais sa répartition qui est en cause. Or, cette question n'intéresse traditionnellement pas le droit de la concurrence dès lors qu’il n’en résulte aucun dommage à l’économie, du moins tel que le conçoivent les économistes ( )6 .

On en veut pour preuve la décision rendu par le Conseil de la concurrence dans l’affaire Cora (précitée). Il y expose que : « même si les accords et pratiques abusives susmentionnés aboutissent à des transferts injustifiés de ressources des producteurs vers le distributeur dont la puissance d’achat s’est accrue par le biais d’une concentration et aussi préoccupants que peuvent être de tels transferts dans une situation institutionnelle et économique caractérisée par une tendance au développement des opérations de concentration dans la distribution, ces accords et pratiques ne peuvent être qualifiés au regard des dispositions du titre III de l’ordonnance du 1er décembre 1986 que dans le cas où il est établi qu’ils ont pour objet ou peuvent avoir pour effet de limiter la concurrence soit sur les marchés des produits en cause, soit entre le distributeur qui a bénéficié de ces transferts et d'autres distributeurs » ( )7 .

C’est seulement quand et parce qu’il exerce un arbitrage entre les différentes offres disponibles que le demandeur échappe au droit de la concurrence. La préservation de sa liberté de choix, de son entière capacité d’arbitrage est, en effet, absolument indispensable au bon fonctionnement des mécanismes du marché. Il ne peut y avoir de concurrence si les acheteurs ne sont pas en mesure de s’adresser au fournisseur de leur choix.

Alors, pour justifier la répression de ces pratiques, on a tenté d’opérer une distinction entre le comportement des utilisateurs finaux et des utilisateurs intermédiaires, seuls les seconds tombant sous le coup de l’interdiction, sans que l’on sache très bien si les premiers, en tant qu’utilisateurs finaux y échappent parce que leur comportement n’est pas un acte de production, de distribution ou de service ou bien parce qu’il ne porte pas atteinte à la concurrence.

(5) Décision 93-D-21, Cora, op. cit. Décision 96-D-80, EDF, Rapport 1996, annexe 87, p. 754. (6) L Vogel, Droit de la concurrence et puissance d’achat : plaidoyer pour un changement, JCP ed. E 1997, 1713 ; M.

Glais, L’analyse de la puissance d'achat, Rev. conc. consom. n° 100/97, p. 6. (7) Décision 93-D-21, op. cit., 1.

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2 - La création d’infractions spécifiquement applicables aux clients.

C’est pourquoi le législateur est intervenu dans deux domaines. D’une part, il a créé une infraction spécifiquement applicable aux clients, l’abus de dépendance économique à l’article 8 (2°) de l’ordonnance du 1er décembre 1986 (article L. 420-2-II du Code de commerce). De cette infraction initialement conçue comme une pratique anticoncurrentielle qui s’est révélée en pratique peu efficace, la loi sur la nouvelle régulation économique fera une infraction sans référence au marché.

Ont, d’autre part, été instituées de nombreuses lois de police économique, dites « pratiques restrictives de concurrence » échappant également à toute référence au marché et qui, pour chacune des infractions créées, en désignent spécialement les auteurs possibles, dans beaucoup de cas, des clients, acheteurs finals ou intermédiaires. Tel est le cas, par exemple, des dispositions visant à interdire les abus de puissance d’achat, celles qui visent à réprimer des pratiques néfastes de la part d’opérateurs identifiés qui ne sont pas nécessairement des offreurs de biens ou services : pratiques discriminatoires, déréférencements, ruptures brutales de relations commerciales...

En tant qu’il régit les rapports des prestataires de biens ou de service et des utilisateurs en exception aux lois du marché pour des raisons politiques, le droit des services publics est lui aussi dérogatoire. Regardés comme des usagers, les utilisateurs ont des droits politiques réglés par des rapports de droit administratif. Ainsi que le démontrera Mme Frison-Roche, une telle exception au droit du marché ne valant qu’autant que sont pertinentes les raisons politiques qui l’ont instaurée. Lorsqu’elles disparaissent, l’usager redevient un client potentiel assurant par ses choix l’efficience économique.

En définitive, le droit de la concurrence vise à assurer les conditions d’une liberté de choix des clients. Leur comportement n’est sanctionné que si, pour d’autres raisons indépendantes du maintien d’une concurrence praticable sur le marché, il est économiquement néfaste.

Dire que le comportement du client est répréhensible s’il abuse de sa liberté de choix est une autre manière d’affirmer cette liberté. En droit économique, le client est appréhendé comme un opérateur économique libre. Il est ouvert à la conquête.

II - En tant qu’élément régulateur du marché, la clientèle est-elle une notion opératoire du droit de la concurrence déloyale ?

La question est alors de savoir si la notion de clientèle, telle qu’elle s’est dégagée du droit la concurrence, influence le droit de la concurrence déloyale et par répercussion celui du fonds de commerce.

A - La nouvelle approche de la clientèle dans le droit de la concurrence déloyale.

B - Et son retentissement sur le droit du fonds de commerce.

A - La nouvelle conception du droit de la concurrence déloyale.

Si, à l’origine, le droit de la concurrence déloyale visait à protéger une clientèle en tant qu’élément de la propriété commerciale, l’évolution de ce domaine du droit de la responsabilité

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tend à s’affranchir de cet objectif. Tout d’abord dans de nombreux cas, notamment de parasitisme, on retient des pratiques fautives, même si les opérateurs n’ont pas de clientèle commune. Ensuite, sont désormais qualifiés de fautifs des comportements d’opérateurs, qui ne sont pas titulaires de fonds de commerce et qui n’ont pas de clientèle au sens commercial du terme. On s’est enfin affranchi de l’exigence d’un détournement de clientèle pour établir l’existence d’un préjudice réparable.

Dès lors, la loyauté du commerce ne serait plus le respect d’une clientèle rattachée à un fonds de commerce, mais serait d’interdire de porter atteinte à la capacité concurrentielle d’une entreprise, c’est-à-dire à son aptitude à conquérir ou conserver une clientèle mouvante. Dans cette conception, le droit de la concurrence déloyale n’est plus un droit protecteur de la propriété commerciale, il est un droit régulateur du comportement des opérateurs sur le marché.

Si, selon cette évolution, le droit de la concurrence déloyale regarde les entreprises comme des instruments de conquête de clientèle, le fonds de commerce en subit nécessairement l’influence, passant d’une conception statique des éléments qui le composent, à une vision plus dynamique prenant en compte sa potentialité économique.

B - Retentissement de la nouvelle conception de la clientèle dans le droit du fonds de commerce.

La jurisprudence portant sur le fonds de commerce connaît à cet égard une évolution sensible dans ses acquis et perceptible dans son devenir.

En premier lieu, la notion de clientèle se libère de son caractère purement commercial. Comprise comme le comportement d’utilisateur de biens ou service, elle peut intéresser des professions non commerciales en particulier les professions libérales qui se voient donc reconnaître un droit sur une clientèle même si elles n’exploitent pas un fonds de commerce.

En second lieu, même dans le droit du fonds de commerce, la jurisprudence se libère d’une conception trop étroite de l’effectivité de la clientèle. Progressivement, est abandonnée l’idée que n’existe qu’une clientèle actuelle, acquise, figée, appropriée au bénéfice d’une conception plus dynamique prenant en compte une clientèle potentielle, en devenir ou en constitution.

En troisième lieu, c’est la personnalité de la clientèle qui est discutée. Pourquoi refuser le fait évident qu’une clientèle peut être partagée dans la mesure ou les utilisateurs trouveraient auprès d’opérateurs distincts la satisfaction de besoins complémentaires. L’usager de l’autoroute a besoin de satisfaire, en ce lieu, son approvisionnement en carburant, son alimentation ou d’autres besoins de la vie « circulante ». Accédant au Web, l’internaute recherche la satisfaction de besoins multiples. On doit admettre qu’une même clientèle intéresse plusieurs fonds de commerce dans une même zone de chalandise, telle est la logique du centre commercial réel ou virtuel.

Dès lors le fonds de commerce n’est plus compris comme une unité de possession d’une clientèle mais comme un ensemble opérationnel créé ou exploité pour conquérir une clientèle disponible. C’est donc ce potentiel d’action qui est protégeable et cessible.

En droit du fonds de commerce la clientèle est un objet de conquête.

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Conclusion :

N’ayant fait qu’esquisser une problématique sans rien démontrer, je m’abstiendrai de conclure.

Ce colloque est précisément destiné à vérifier ou évidemment infirmer les idées hasardeuses que j’ai lancées avec d’autant plus de facilité que dans un tel exercice même l’intuition est permise.

Mais l’ambition de faire converger les deux fonctions de la clientèle, d’une part sujet du droit économique caractérisé par sa liberté, et d’autre part objet du droit du fonds de commerce, comme champs de conquête de l’activité commerciale, est génialement fructueuse dans la conception d’un droit moderne des affaires qui intègre les facteurs économiques aux notions juridiques.

DÉLIMITATION DU MARCHÉ PERTINENT ET ENTENTE Mme Micheline Pasturel, Vice-Présidente du Conseil de la concurrence

La première partie de cette matinée va être consacrée au fonctionnement du marché pertinent ou plutôt, aux dysfonctionnements qui sont susceptibles de l’affecter et dont le plus néfaste est, à n’en pas douter, l’entente entre opérateurs.

Si la conquête de la clientèle constitue la finalité et le ressort légitime de la compétition à laquelle les opérateurs se livrent sur les marchés, cette recherche doit s’exercer dans des conditions réelles de liberté et d’indépendance, indispensables à la poursuite d’une meilleure efficience économique. C’est la mission essentielle du droit de la concurrence et des organes chargés de sa mise en œuvre que de veiller à assurer le respect de ces conditions par le prononcé d’injonctions ou de sanctions. En effet, les actes par lesquels deux ou plusieurs entreprises, concurrentes sur un marché, altèrent volontairement leur autonomie de stratégie par la prise en commun de décisions ou par de simples échanges d’informations ont pour résultat de réduire ou de supprimer l’incertitude de chacune de ces entreprises sur le comportement qui sera celui des autres sur le marché. Or, sans cette incertitude, il ne peut y avoir de véritable concurrence.

C’est au Professeur Claude Lucas de Leyssac que va revenir tout d’abord la tâche d’introduire la réflexion sur les thèmes retenus. Puis M. le Bâtonnier Georges Flécheux animera une table ronde à laquelle participeront d’éminents spécialistes qu’il vous présentera. Ces exposés seront suivis d’un débat avec la salle. Monsieur le Professeur, vous avez la parole.

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EXPOSÉ INTRODUCTIF

M. Claude Lucas de Leyssac, Professeur à l’Université Paris I (Panthéon-Sorbonne), Avocat à la Cour

« La délimitation du marché pertinent est un instrument d’analyse essentiel en droit de la concurrence » ( )8 car « la définition du marché permet d’identifier et de définir le périmètre à l’intérieur duquel s’exerce la concurrence entre les entreprises » ( )9 .

Qu’on l’appelle « marché de référence » ou « marché pertinent » en français hexagonal, « marché en cause » en français communautaire ou « relevant market » en anglais, sa détermination peut apparaître comme un préalable à toute analyse concurrentielle ( )10 . Elle permet de savoir quelles entreprises sont en concurrence, de qualifier une pratique, et de mesurer son effet sur le marché.

La nécessité de cette détermination n’est pas véritablement contestée en matière de contrôle des concentrations. Pour apprécier le caractère contrôlable ou l’effet probable d’une opération de concentration sur le marché, il faut définir le marché en cause. Elle ne l’est pas non plus pour l’abus de position dominante. Comment apprécier le pouvoir de marché d’une entreprise – c’est-à-dire l’existence de sa position dominante – sans définir le marché de référence ? Mais s’agissant des ententes, la nécessité de la délimitation du marché pertinent n’est pas toujours incontestée ( )11 . Il existe des hésitations.

Pourquoi ces hésitations ? Parce que, dans certaines hypothèses, la délimitation du marché de référence apparaît comme un frein à la mise en œuvre de la règle de concurrence. Effectuer les études économiques nécessaires pour définir le marché de référence peut être long et coûteux, de sorte que l’on peut être tenté de s’en passer quand l’atteinte portée à la concurrence paraît pouvoir être constatée sans procéder à une délimitation du marché. Ce serait l’application du principe d’économie de moyens. Et il y a plus : l’accélération de la mise en œuvre de la règle qui résulterait de ce raccourci contribuerait au meilleur fonctionnement du marché. Car plus l’atteinte à la concurrence est évidente, plus il est nécessaire de la faire cesser rapidement, ce que permettrait précisément l’usage du raccourci. En somme, on mettrait au premier plan, l’efficacité de la règle de droit, l’efficience du droit de la concurrence pour se référer au vocabulaire économique, en observant que parfois l’analyse économique peut permettre de qualifier la pratique sans passer par la délimitation du marché.

Dans ce rapport introductif, la première question posée sera donc celle de savoir s’il est toujours indispensable de délimiter le marché pertinent pour juger d’une entente. Mais comme personne ne conteste que fréquemment cette délimitation est nécessaire, il faut aussi se demander comment elle est réalisée. Ces deux questions sont à la fois graves et délicates. Graves car elles touchent à l’efficacité de la règle de droit, mais aussi à sa prévisibilité, et donc à la sécurité juridique. Délicates, car comme toujours pour les questions de droit substantiel de

(8) M.-C. Boutard-Labarde et G. Canivet, Droit français de la concurrence, LGDJ, 1994, p. 7, n° 5. (9) Communication de la Commission sur la définition du marché en cause aux fins du droit communautaire de la

concurrence du 9 décembre 1997 : JOCE n° C 372 du 9 décembre 1997, point 2. (10) J.-B. Blaise, L. Idot, RTD eur. 1995, p. 586. (11) C. Bolze, Note sous Paris 28 janv. 1988 : D. 1989, 499.

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la concurrence, elles supposent la mise en œuvre coordonnée de principes de droit et de règles économiques, et chacun sait que le mélange des deux n’est pas toujours facile à réaliser.

Pourtant, malgré la gravité des enjeux, la difficulté des questions, votre rapporteur est serein, car je n’aurai pas à apporter de réponses aux interrogations que je m’efforcerai de vous proposer. Ce n’est pas le rôle d’un rapport introductif que de fournir les réponses. Il appartiendra à la table ronde de les proposer. Et je ne doute pas que ses membres y parviendront, même si je redoute un peu que ces réponses soient différentes selon que l’on se référera au droit US, au droit communautaire ou au droit interne.

La réalisation du marché intérieur, la mondialisation obligent à sortir du cadre hexagonal, à élargir notre horizon juridique pour examiner les questions de concurrence dans tous leurs aspects : national, communautaire et mondial. C’est passionnant, mais exigeant et difficile, et c’est pourquoi je me réjouis que cette journée nous en donne une occasion rare dont j’entends bien profiter dès que j’aurai achevé ce rapport seulement introductif.

I - Est-il indispensable de délimiter le marché pertinent pour juger d’une entente ?

Dans son rapport pour 1987, le Conseil de la concurrence a estimé (p. XX) que : « cette analyse du marché peut enfin, dans certaines circonstances, constituer un préalable nécessaire à l’étude de certaines ententes… ». C’est dire que la délimitation du marché n’apparaît pas nécessaire au Conseil dans toutes les hypothèses.

De son côté, la Commission de Bruxelles a énoncé en 1990 dans l’affaire du verre plat que : « Les preuves écrites des ententes ayant existé entre les trois producteurs étaient tellement claires et explicites qu’elles rendaient tout à fait superflu n’importe quel type d’enquête sur la structure du marché ». Mais la licence que s’était ainsi octroyée la Commission a été condamnée par le TPICE dans un attendu de principe très net : « Le tribunal considère […] que la définition adéquate du marché en cause est une condition nécessaire et préalable à tout jugement porté sur un comportement prétendument anticoncurrentiel » ( )12 .

Malgré la netteté de cette affirmation de principe, tout le monde n’a pas été convaincu. Pas même, semble-t-il, le TPICE lui-même puisque, dans plusieurs affaires postérieures, il a adopté une position nuancée, en refusant d’admettre que la définition du marché présentait une dimension autonome, c’est-à-dire qu’elle était en tant que telle indispensable à la condamnation d’une pratique ( )13 . Il a même considéré dans l’affaire Volkswagen que la Commission n’avait pas à délimiter le marché géographique ( )14 .

Quant au Conseil de la concurrence, on observe que, dans la section ententes anticoncurrentielles de son rapport annuel, il n’existe pas de paragraphe relatif à la délimitation

(12) TPICE 10 mars 1992 Aff. 68/69 : Rec., II, p. 1463. (13) TPICE 21 fév. 1995, SPO : Rec., II, p. 289 ; v. cependant des arrêts postérieurs du Tribunal où il a exercé un

contrôle sur la délimitation du marché : TPICE 8 juin 1995, Aff. Langnese-Iglo : Rec., II, p. 1533 et Shöller : Rec., II, p. 1611 et les observations de J.–B. Blaise et L. Idot : RTD eur. 1996, p. 584 ; TPICE 15 sept. 1998, ENS : Europe, nov. 1998, n° 377.

(14) TPICE 6 juil. 2000, Volkswagen AG : JOCE, n° L 124.

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du marché pertinent, alors qu’il est toujours présent en matière d’abus de position dominante. Tout se passe comme si, pour une entente, la délimitation du marché pertinent ne faisait pas partie de la démarche de qualification. Il existe donc de sérieuses raisons de douter que la délimitation du marché pertinent soit considérée comme un élément indispensable à la qualification ou à la sanction d’une entente.

Mais il ne faut pas se méprendre sur la portée de la question. Nul ne soutient que la délimitation du marché pertinent ne serait jamais indispensable. Certains observent simplement que dans quelques hypothèses cette délimitation n’est pas utile au raisonnement économique. Ils en déduisent que, inutile ou même néfaste parce que source de lenteurs, elle ne serait pas juridiquement nécessaire. Ce serait une intéressante discussion de philosophie du droit que de confronter l’utilité de la règle, son existence et sa force obligatoire en droit de la concurrence. On sait qu’en droit communautaire la préservation de l’effet utile du traité a servi de fondement à la création de règles ou de mécanismes nouveaux. À l’inverse, l’effet néfaste de la règle permettrait-il de la faire disparaître ? On se cantonnera prudemment aux questions de savoir si des raisons juridiques n’imposent pas la délimitation du marché pertinent lorsqu’elle est économiquement superflue (A) et si cette délimitation est utile (B).

A - Les règles du droit positif.

Pour rechercher si le droit positif impose une délimitation du marché, je crois devoir partir de la lettre des textes. J’espère que l’on ne tiendra pas rigueur au juriste que je suis de se laisser aller à ses vieilles manies : examiner la loi, sa lettre en premier lieu, son esprit ensuite. On se demandera après si la mise en œuvre d’autres règles ne doit pas contribuer à bâtir la réponse.

1/ La lettre des textes vise le marché, mais de façon parfois peu explicite, il est vrai. L’article 81, § 1, du traité CE (anc. art. 85, § 1) est ambigu car il paraît se référer plutôt au marché intérieur qu’au marché pertinent. En revanche, l’article L 420-1 du Code de commerce (anc. art. 7, ord. 86) vise bien « un marché » comme paraissant faire partie des éléments constitutifs de l’infraction, pour utiliser le langage des pénalistes.

2/ Le principe de proportionnalité de la sanction est applicable tant en droit communautaire qu’en droit interne (art. L 464-2, C. com.). Sa mise en œuvre paraît requérir la délimitation du marché pertinent puisque l’une des variables est l’étendue du dommage causé à l’économie, que l’on se gardera de confondre avec la gravité intrinsèque de la pratique : il se peut qu’une pratique intrinsèquement très grave n’ait causé qu’un dommage limité et, inversement, qu’une pratique peu grave ait causé un dommage à l’économie tout à fait considérable.

3/ La règle de l’effet sensible ou « de minimis » en droit communautaire, suppose la délimitation du marché. On ne discutera pas de la question de savoir si elle est reçue ou non, en droit interne. On constatera simplement qu’il existe un lien très fort entre effet sensible et délimitation du marché : comment mesurer l’effet sensible si le marché n’est pas préalablement défini ?

B - La mesure de l’utilité

S’agissant des restrictions verticales de concurrence, il est difficile de contester l’utilité de la délimitation du marché puisqu’en ce domaine la problématique consiste à se demander si des

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atteintes à la concurrence sur une marque peuvent être admises en raison de la vivacité de la concurrence inter-marques. Il est indispensable de définir avec précision le marché pour mettre en œuvre cette problématique. L’examen du nouveau règlement sur les restrictions verticales convainc très vite que sa mise en œuvre suppose une délimitation soignée du marché ( )15 .

S’agissant des restrictions horizontales, il est le plus souvent procédé à la délimitation du marché pertinent. On ne s’interroge donc ici que sur des hypothèses exceptionnelles dans lesquelles la netteté et souvent la gravité des faits conduit à la tentation de se dispenser de la définition du marché pertinent. On peut penser par exemple à une entente de prix minima, une entente relative à des appels d’offres pour des marchés publics ou à une pratique de boycott. Est-il admissible que la définition du marché pertinent ne soit pas réalisée ?

Cela ne sert à rien de la formuler, et de toutes façons la définition résulte des circonstances, dit-on. « Res ipsa loquitu ». Mais si la définition du marché coule de source, si elle va sans dire, pourquoi ne pas la préciser en quelques mots. Ce qui va sans dire va toujours mieux en le disant. La rédaction de quelques phrases de plus dans la décision ne ralentirait pas sensiblement la sanction de la pratique, mais permettrait de fonder sur une base plus solide certains aspects juridiques de la décision.

II - Comment délimiter le marché pertinent en matière d’ententes ?

Il n’est pas établi que la méthode de délimitation du marché serait particulière pour une entente. Cela peut inquiéter dès lors que, s’agissant de position dominante ou de concentration, de nombreux observateurs ont noté que certaines décisions suscitaient le sentiment que le marché avait été délimité, non pas ex ante, en considération de critères plus ou moins objectifs d’ordre économique, mais plutôt ex post, en contemplation d’une décision acquise que l’on souhaitait justifier. Le fait est avoué par les autorités communautaires qui dans la communication de 1997 énoncent que : « Le concept de marché en cause est étroitement lié aux objectifs poursuivis dans le cadre de la politique communautaire de concurrence » ( )16 .

Dans ces conditions, un sentiment d’insécurité juridique peut apparaître. Et ceci à un double niveau. D’abord parce que les méthodes économiques utilisées pour conclure à l’existence d’un marché, c’est-à-dire à la substituabilité des produits ou services, ne sont peut-être pas encore assez bien connues (A). Ensuite parce que le rôle juridique de la délimitation du marché dans la qualification n’est peut-être pas suffisamment précisé (B).

A - La délimitation d’un marché passe par la recherche économique de la substituabilité des produits ou services.

La règle est maintenant suffisamment connue pour qu’il ne soit pas besoin d’insister. On ne s’intéressera donc qu’aux méthodes permettant d’apprécier cette substituabilité. La communication de 1997, la pratique décisionnelle du Conseil de la concurrence et la jurisprudence s’accordent sur la méthode, ou plutôt sur les méthodes à mettre en œuvre (1), comme sur la nécessité de recourir au cumul d’indices (2).

(15) Règlement (CE) n° 2790/1999 du 22 décembre 1999 concernant l’application de l’article 81, § 3, du traité à des

catégories d’accords verticaux et de pratiques concertées : JOCE n° L 336 du 29 déc. 1999, p. 21. (16) Communication du 9 déc. 1997 préc., point 9.

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1/ Les diverses méthodes économiques

Une pratique décisionnelle et une jurisprudence maintenant fournies existent sur ce sujet. Mais les entreprises ont parfois bien des difficultés pour anticiper, même s’agissant de ce que l’on peut appeler les marchés traditionnels par opposition aux marchés émergents où la difficulté de la délimitation des marchés est plus grande encore.

a) Pour les marchés traditionnels, on a recours tant à l’économie littéraire qu’à l’économétrie. Les résultats obtenus sont parfois de nature à surprendre le juriste qui constate que des produits identiques peuvent n’être pas sur le même marché, tandis que des produits tout à fait différents seront considérés, sinon comme substituables, au moins comme situés sur le même marché. Mais d’un point de vue économique, ces appréciations sont fondées, et le juriste ne peut que les admettre. La seule réserve qu’il puisse formuler tient au flou qui entoure encore les méthodes utilisées.

« Pour apprécier la substituabilité entre produits, il y a lieu de prendre en compte notamment, la nature des produits et du besoin qu’ils sont susceptibles de satisfaire, la stratégie de différenciation des offreurs, les modes de distribution, le prix d’acquisition par le consommateur, le facteur géographique et l’existence éventuelle d’une réglementation spécifique » ( )17 . Dans cet exposé, c’est le « notamment » qui peut inquiéter le juriste puisqu’il porte atteinte à la prévisibilité de la règle de droit ; et c’est pourquoi on peut être tenté de se féliciter du recours à des méthodes plus rigoureuses, celles qu’utilise l’économétrie.

Il s’agit d’analyser l’élasticité de la demande et accessoirement celle de l’offre, voire l’élasticité croisée des deux, pour mesurer la substituabilité des produits, et donc délimiter le marché. Cela fonctionne très bien pour le passé, quand un événement réalisé permet de disposer de données incontestables. Mais c’est rare ! Dans les autres cas, il faut se livrer à une collecte d’informations, et surtout à leur traitement à l’aide d’un modèle. Et alors, les incertitudes de l’économie littéraire viennent à nouveau polluer les résultats obtenus.

Il ne faut pas croire que la mise en équation des données et leur traitement dans un ordinateur donnent aux conclusions obtenues la rigueur de la démonstration mathématique d’un théorème. Les autorités de concurrence ont souligné à plusieurs reprises que la fiabilité des conclusions dépendait de la qualité et de la pertinence des informations collectées ainsi que de la qualité du modèle utilisé pour les traiter. Et si je vous dis que l’on a vu des analyses économétriques arriver dans une même affaire à des résultats opposés, n’y voyez pas une basse vengeance de juriste, allergique en tant que tel aux mathématiques. C’est seulement un constat. Comme il est un autre constat, c’est qu’il semble difficile de délimiter les marchés émergents.

b) Les marchés émergents, ceux des nouvelles technologies par exemple, sont difficiles à délimiter car si l’on sait qu’ils évolueront beaucoup et rapidement, on ne sait généralement pas comment et dans quelle direction. Il se peut même que soient considérés des marchés qui n’existent pas encore. C’est dire la difficulté de leur délimitation. Pourtant des décisions doivent être prises…

(17) Cons. conc., déc. n° 96-D-67 du 29 oct. 1996, Coca Cola Beverage.

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2/ le cumul d’indices

Face aux incertitudes qui caractérisent la mise en œuvre des méthodes de recherche de la substituabilité des produits ou des services, il est rassurant de constater l’éventuelle convergence des résultats obtenus par l’utilisation de divers critères. La méthode n’est pas nouvelle. S’agissant de l’établissement des faits, le droit de la concurrence a emprunté au droit administratif le procédé et la terminologie de « faisceau d’indices ». Le cumul d’indices rendu possible par la mise en œuvre de différents critères de recherche de substituabilité participe de la même logique. On s’interrogera simplement sur les conséquences qu’il convient de tirer de divergences manifestes venant contredire certaines convergences. Mais c’est sans doute là, affaire d’économiste. Ce qui conduit à s’interroger sur les domaines respectifs de l’économie et du droit dans la délimitation du marché.

B - La délimitation du marché : question de fait ou question de droit ?

Dans un premier temps, la Cour de cassation a semblé considérer que la délimitation du marché était une question de fait. On peut comprendre qu’une appréciation qui est par essence de nature économique n’ait pas paru devoir être traitée comme une question de droit. Pourtant, dans l’affaire France Loisirs, le premier arrêt de la Cour de Paris a été cassé pour défaut de base légale ( )18 . La Cour de cassation a ainsi manifesté son intention de contrôler la délimitation du marché et a réitéré sa jurisprudence en 1993 dans l’affaire Rocamat ( )19 . D’autres décisions postérieures paraissent plus ambiguës ( )20 .

On peut alors poser la question : la délimitation du marché est-elle une question de fait ou une question de droit ? Une réponse pourrait être que la délimitation du marché est soumise à un contrôle de qualification, par lequel la Cour de cassation contrôlerait la méthode adoptée pour parvenir à la délimitation, mais pas le résultat obtenu. Par là, la Cour de cassation se donnerait les moyens de veiller à ce que les progrès du droit de la concurrence permettent d’améliorer aussi sa prévisibilité pour le justiciable.

En conclusion, j’observerai que le droit actuel de la délimitation des marchés, comme le droit de la concurrence en général, n’échappe pas toujours au grief d’insécurité juridique. Il faut relativiser la critique en considérant que si les juristes peuvent éprouver quelque difficulté à anticiper des analyses économiques, l’économique est beaucoup plus lisible pour les entreprises qui sont les sujets du droit de la concurrence. Il demeure que des progrès pourraient être réalisés pour améliorer, autant que possible, sinon la lisibilité de l’analyse économique, au moins la prévisibilité des règles de droit qui en encadrent l’utilisation. De très (trop ?) nombreux organismes sont aujourd’hui les gardiens de la concurrence. Pensons à l’interrogation de Platon : « Qui garde les gardiens ? ».

Mme Micheline Pasturel.– Merci, Monsieur le Professeur, pour cet exposé introductif très brillant. Je crois, malgré tout, que je suis dans l’obligation de vous rassurer : au Conseil de la

(18) Cass. com. 10 mars 1992 : BOCC 21 mars 1992, p. 103 ; Bull. civ. IV, n° 111. (19) Cass. com. 4 mai 1993 : RJDA 6/93, n° 524 p. 443. (20) V. par exemple, Cass. com. 2 juin 1992 : Bull. civ. IV, n° 224, Aff. Trivial Pursuit ; Cass. com. 29 juin 1993 :

Bull. civ. IV, n° 276, Tuiles d’Alsace. Pour le contrôle exercé par la CJCE, v. J.–B. Blaise et L. Idot : RTD eur. 1995, p. 52 et RTD eur. 1997, p. 464.

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concurrence, l’un des principes que nous appliquons dans nos décisions est l’étude préalable du marché. Le Conseil se penche avec beaucoup d’attention sur ce problème du marché pertinent. Qu’est-ce que le marché ? C’est le théâtre, c’est la scène sur laquelle se sont déroulés les agissements incriminés dans la saisine. Et je crois qu’il est indispensable de délimiter les contours de cette scène. Nous avons étudié, au cours de nos études classiques, la règle des trois unités : unités de temps, de lieu et d’action. La définition du marché, théâtre des pratiques anticoncurrentielles, est, à mon avis, incontournable. Quant au problème du contrôle de la Cour de cassation sur la notion de marché pertinent, je pense pouvoir dire que c’est une question de droit, en effet. Mais il arrive que les questions de droit soient très imprégnées de fait. Aussi la Cour de cassation s’exprime-t-elle, en la matière, par des formules prudentes, telles que : « la Cour d’appel a pu considérer que le marché était celui qu’elle a défini ». Il s’agit non pas d’un contrôle lourd mais d’un contrôle « léger », de motivation.

TABLE RONDE animée par M. le Bâtonnier Georges Flécheux, Ancien Membre du Conseil de la concurrence

M. le Bâtonnier Georges Flécheux.– L’exposé du Premier Président Canivet introduit directement le sujet que nous avons à traiter. Il a bien marqué la différence qu’il y avait entre le droit de la concurrence déloyale et le droit de la libre concurrence qui sont deux institutions tout à fait différentes. C’est à la frontière de notre sujet. Nous allons sur ces questions, d’abord entendre le Président Frédéric Jenny.

M. Frédéric Jenny, Vice-Président du Conseil de la concurrence, Professeur à l’ESSEC.– Je ne suis pas totalement mécontent de prendre la parole en premier après l’exposé de Maître Lucas de Leyssac. J’ai en effet quelques divergences avec ce qu’il a exprimé et cela me permettra au moins de les dire.

Sur ces différences, j’observe d’abord un certain nombre de glissements sémantiques dans les propos de Maître Lucas de Leyssac. La première question qu’il a posée était : est-ce que la délimitation du marché est nécessaire ? Et puis, il y a eu une espèce de glissement vers la question : est-ce que cette délimitation doit être préalable ? À la fin de ce raisonnement, il a conclu à la fois que c’était nécessaire et que cela devait être préalable ; que cette délimitation était une exigence économique. Après quoi, il a estimé que cette exigence économique conduisait à une incertitude mathématique, source d’insécurité juridique. Je voudrais reprendre certains des thèmes pour expliquer nos différences d’appréciation.

D’abord, en tant qu’économiste et non à titre de membre du Conseil de la concurrence, j’aurais tendance à considérer qu’il n’est pas exact de dire que, pour établir l’existence d’une pratique anticoncurrentielle, il est logiquement nécessaire de commencer, dans tous les cas, par la définition du marché.

Maître Lucas de Leyssac a indiqué que la question se pose dans les ententes mais qu’elle ne se posait pas en matière de concentration ni en matière d’abus de position dominante. Or, quand on constate qu’une entreprise pratique une politique de prix de prédation sur un produit homogène, c’est nécessairement qu’elle occupe une position dominante et met en œuvre une pratique anticoncurrentielle. Il n’est pas besoin de faire de longues analyses sur la définition des marchés. Il n’existe aucun cas de figure dans lequel une entreprise accumulerait des pertes de façon délibérée sans avoir aucun espoir de les récupérer, sauf justement à éliminer cette

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concurrence. Il est clair qu’il y a une infraction au droit de la concurrence et que la question de savoir sur quel marché a lieu cette infraction est une question qu’on peut certes traiter, si on en a envie, mais qui n’est pas strictement nécessaire à la mise en évidence de la pratique anticoncurrentielle. Du point de vue de l’analyse économique, il n’est pas certain que, dans tous les cas, il soit besoin de se livrer à de longues études sur la définition du marché parce qu’on est en face de quelque chose qui est nécessairement et automatiquement anticoncurrentiel. D’une certaine façon, ce qu’on appelle les « hardcore cartels » en anglais ou les ententes de prix pures entre les entreprises appartiennent également à cette catégorie.

J’ai bien compris que, pour des raisons juridiques (proportionnalité, règle de l’effet sensible dont je ne sais du reste toujours pas si elle est admise par le Conseil, mais je laisse cela de côté pour l’instant), la délimitation du marché pertinent serait nécessaire.

Il est utile et nécessaire, du point de vue des exigences juridiques, de délimiter le marché, c’est-à-dire – pour revenir à l’intitulé de notre colloque –, le lieu de la clientèle. C’est utile, dans de nombreux cas, dès lors que le système juridique est formulé à partir d’une règle de raison, plutôt que sous forme d’interdiction absolue de certaines pratiques. Dans cette première configuration, on est nécessairement conduit à essayer de replacer la pratique dans son contexte et, du coup, d’en passer par la définition d’un marché. Mais je rappelle que c’est une exigence du droit ; que ce n’est pas une exigence de l’analyse économique, en tout cas pas de façon systématique.

Deuxièmement, y a-t-il une incertitude ? On a pris l’exemple de Coca Cola, et Maître Lucas de Leyssac a dit qu’il était très inquiet par l’utilisation de l’adverbe « notamment » ; que tout ceci conduisait à un flou et à une insécurité juridique. Je crois qu’il faut quand même remettre les choses en perspective. Je vais prendre un exemple plus extrême encore que celui de Coca Cola, exemple que j’ai déjà utilisé récemment, mais qui fait bien comprendre les choses. C’est celui d’une concentration qu’a eu à traiter le Conseil de la concurrence lorsque Gilette a décidé de racheter Waterman. Gilette possédait déjà Parker. Il rachète Waterman. On est clairement dans les stylos, peut-être dans les stylos haut de gamme, peut-être dans l’ensemble des stylos, peut-être dans l’ensemble des instruments à écrire... Et Gilette vient nous voir et nous dit qu’il n’est sur aucun de ces marchés ; qu’il a fait faire une étude de marché qui montre que 50 % des gens qui achètent des stylos les achètent pour les offrir. Il estime donc être sur le marché du cadeau sur lequel on trouve également les sacs Hermès, les foulards, etc. Le Conseil – le même débat a d’ailleurs eu lieu aux États-Unis – n’a pas repris à son compte cette thématique. Il a estimé que ce n’était pas le marché du cadeau qu’il convenait de prendre en considération.

Si j’étais le président de Gilette et que je m’intéressais aux stylos, il est absolument clair que, pour développer mes affaires, je voudrais que tout le monde pense à acheter un stylo au moment où il a envie de faire un cadeau. Il est donc tout à fait pertinent de dire, du point de vue de la stratégie de long terme, que le marché sur lequel se trouvait Gilette était bien celui du cadeau, car c’était contre les autres formes de cadeau qu’il pouvait se battre. En revanche, d’un point de vue strictement commercial, d’un point de vue de court terme et de détermination de prix, ce n’était vraisemblablement pas en regardant le prix des sacs Hermès qu’il déterminait le prix de ses stylos. Et dans les affaires de concurrence, on peut retenir des définitions de marché différentes selon que l’on a à traiter un comportement, par exemple, d’abus de position dominante sur un marché, c’est-à-dire un comportement de prix, notamment sur un marché existant, ou selon que l’on envisage un contrôle de la concentration, c’est-à-dire une perspective de long terme. Et ce, de la même façon que les directeurs marketing et les

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directeurs de stratégie, dans les entreprises, ont des concepts différents de ce qu’est le marché. L’unicité n’a donc rien à voir avec l’insécurité juridique. C’est une question de perspective.

On le voit d’ailleurs très bien dans le droit. Si l’on prend le droit européen, vous remarquerez que la définition du marché utilisée en ce qui concerne les articles 90 et 92 du traité CE n’est pas nécessairement la même que celle retenue pour l’application des articles 81 ou 82. Ou encore, si on prend le droit du commerce international : l’Union européenne pousse des hurlements et introduit des plaintes à l’OMC lorsque les taxations d’alcools étrangers sont discriminatoires, comme c’est le cas dans certains pays – par exemple en Corée ou au Japon. Elle affirme que cela empêche les alcools européens de rentrer sur le marché parce que les alcools locaux sont moins taxés. Ce à quoi ces pays sont parfaitement en droit de répondre qu’ils constatent, dans la jurisprudence européenne en matière de droit de la concurrence, que le marché de la bière est différent du marché du cognac, etc., et qu’il n’existe donc pas de marché des alcools. Vous parlez donc d’une autre définition du marché, qui participe à la protection d’un intérêt différent : l’opportunité économique de développer ses affaires en général. Il faut donc adapter la notion de marché à ce dont on parle.

À présent, y a-t-il une définition unique du marché ? Plusieurs questions peuvent se poser en droit de la concurrence : des questions immédiates pour ce qui touche aux ententes ou aux abus de position dominante, ou des questions de prospective concernant le contrôle de la concentration. Par suite, la même affaire ne donne pas nécessairement lieu à la même définition de marché.

Deuxièmement, est-ce compliqué de définir le marché ? C’est là où l’on tombe dans une espèce de raisonnement infernal. Maître Lucas de Leyssac dit qu’il faut définir le marché et le définir de façon certaine. Il est vrai qu’il y a une pente naturelle, pour satisfaire cette demande des avocats ou des professeurs de droit, à aller dans le sens d’une plus grande certitude dans la délimitation du marché pertinent. Pour ce faire, on commence par la méthode descriptive qui n’apporte pas grand chose. Mais c’est seulement parce que, si vous n’utilisez pas cette méthode, on vous reprochera de ne pas être objectif, qu’il faut utiliser des « éléments objectifs ». Pour reprendre mon exemple, on dira qu’un stylo sert à écrire, qu’un sac ne sert pas à écrire ; et qu’en conséquence, ces produits ne se trouvent sûrement pas sur le même marché. Mais c’est, là encore, une perversion du droit par rapport à l’analyse économique. Il est une autre méthode, assez simple et, si l’on en croit le droit européen, très claire. C’est celle consistant, de façon très empirique, en tout cas pour les affaires de pratiques anticoncurrentielles, à aller voir les clients et leur demander ce qu’ils en pensent. En pratique, cela consiste à leur demander à partir de quel moment ils sont prêts à substituer une marque à une autre.

Je finirai simplement sur l’exemple Coca Cola. Parce que certains éléments sont dans la décision du Conseil, on sait que la seule chose qui intéressait le directeur commercial de Coca Cola, c’était de gagner des parts de marché sur Pepsi Cola. Et ce, même s’il n’est pas douteux que le directeur du développement de Coca Cola aimerait qu’il n’y ait plus de Perrier, qu’il n’y ait plus d’autres boissons gazeuses et qu’il n’y ait plus d’eau du robinet, pour lui permettre de développer les ventes de Coca Cola. Ce n’est pas, là non plus, une question d’insécurité juridique, et je ne crois pas qu’on puisse utiliser les décisions de justice pour dire que cela crée une insécurité juridique. Il faut bien comprendre que la définition du marché est liée au

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problème posé par le cas d’espèce, et réalisée grâce à des méthodes assez simples. C’est donc une définition téléologique.

Dernier point : vous avez évoqué le problème des nouvelles technologies et des marchés qui sont en voie de transformation. Il y a effectivement une difficulté. Il est vrai que le droit de la concurrence part de l’idée que les marchés peuvent être définis d’abord, et que l’on observe ensuite les comportements qui s’y développent ou les structures de ces marchés. Avec cette réserve que la structure des marchés ne semble pas être affectée, dans l’analyse économique en tout cas, par les comportements qui s’y développent. Or, qu’observe-t-on pour tous les marchés émergents des télécommunications et des médias ? Que le comportement influe lui-même sur la structure, au point qu’il devient très difficile de les séparer l’un de l’autre. La définition du marché, par exemple, lorsqu’il s’agit de savoir si la télévision à péage est ou n’est pas, sera ou ne sera pas substituable à la télévision hertzienne gratuite, dépend, pour une large part, du comportement des acteurs en matière de droits de propriété intellectuelle. Ainsi, le développement de la télévision à péage est compromis si les droits de toutes les manifestations qui attirent le public sont réservés par d’autres télévisions.

L’autorité de concurrence est, en effet, confrontée à un véritable dilemme : elle est en train d’examiner des pratiques qui structurent le marché et, dans le même temps, elle est poussée dans ses derniers retranchements par le juriste, qui exige une définition préalable des marchés, et puis – mais seulement après –, une analyse des pratiques. Elle a donc à faire face à une certaine difficulté logique. Voilà les quelques remarques que je voulais faire pour lancer le débat.

M. le Bâtonnier Georges Flécheux.– Nous allons reprendre la table ronde en donnant la parole à M. Jean-Mathieu Cot.

M. Jean-Mathieu Cot, Avocat à la Cour, Cabinet Clifford-Chance.– Il faut revenir sur un point évoqué par M. Lucas de Leyssac. Je suis d’accord avec lui pour dire qu’en matière de concentration et en matière d’abus de position dominante, on commence par définir le marché pertinent – c’est vraiment l’un des préalables. En matière d’entente, c’est moins systématique, mais cela peut tout de même être très important. Dans la pratique, si deux entreprises souhaitent entrer dans un mécanisme de coopération – mettre en place, par exemple, une entreprise commune, un échange d’informations ou tout autre système de coopération au sens le plus large –, et si ces entreprises sont sur le même marché ou sur des marchés voisins, toute une série de questions très sérieuses et subtiles vont se poser en droit de la concurrence. Alors que, si ces entreprises se situent sur des marchés totalement distincts, il n’y aura, en général, aucune difficulté au regard du droit de la concurrence. On voit tout de suite que la définition même du marché pertinent est importante.

On a également évoqué plus tôt la question des parts de marché. Pour ce qui est des restrictions verticales, donc toujours en matière d’entente, le règlement de la Commission européenne n° 2790/1999 nous dit que, si les entreprises concernées par un accord vertical possèdent des parts de marché inférieures à 30 %, il ne devrait pas, en principe, y avoir de difficulté. Je schématise bien sûr. Ce n’est pas simplement, ici, la définition du marché mais les parts de marché qui sont importantes. Il est parfois absolument indispensable de définir le marché en matière d’entente, c’est évident.

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Comment définit-on le marché pertinent ? Au risque de paraître banal, il me semble qu’il faut toujours conserver à l’esprit que, quelle que soit la façon dont on aborde et dont on cerne le marché pertinent, aussi bien dans sa dimension de produit, dans sa dimension de service que dans sa dimension géographique, ce que l’on cherche à identifier, c’est le caractère substituable des produits ; bref, définir un ensemble de produits entre lesquels les consommateurs peuvent arbitrer. Et ce concept élémentaire – je suis presque gêné de le rappeler – est indispensable, quelle que soit la technique utilisée, que ce soit une technique qualitative, d’économie « littéraire », ou une technique quantitative. On revient toujours à ce principe fondamental. Dans la pratique, il convient de commencer, de façon systématique, par la technique d’économie littéraire ou qualitative, en laissant de côté, dans un premier temps, les éléments chiffrés. On s’intéresse donc d’abord aux caractéristiques et aux qualités du produit. On regarde de quoi il est fait, à quoi il sert, et quelles sont ses fonctionnalités. On dispose alors d’une première définition du marché du produit à partir de ces qualités, d’une dimension qualitative.

Cette première étape ne pose pas de difficultés en général. Mais s’ajoute une seconde étape dont on a parlé précédemment et qui est beaucoup plus perturbante. Elle consiste à introduire des éléments subjectifs et psychologiques dans le comportement de la demande. C’est extrêmement difficile à mesurer. Jusqu’à quel point un consommateur est impressionné et apprécie l’environnement dans lequel le produit est vendu ? En quoi le goût d’un produit, d’un fromage de chèvre ou d’une boisson au cola est suffisamment marqué et caractéristique pour dire qu’il relève d’un marché propre ? Beaucoup de gens peuvent se poser la question. Elle était bien résumée par le nombre de fromages en France (360 ou 400 !), mais si chaque fromage représente un marché pertinent, il y a de quoi effrayer les juristes et peut-être aussi les économistes.

Cette incertitude, notamment dans la dimension psychologique ou subjective du marché, est l’une des raisons pour lesquelles on n’utilise pas uniquement des méthodes qualitatives, mais aussi des méthodes quantitatives. Par là, on s’intéresse, cette fois, aux chiffres et, plus exactement, aux évolutions de volume et de prix d’un produit donné. L’enseignement économique le plus élémentaire nous apprend que, lorsque le prix d’un produit augmente, son volume de vente devrait baisser. On part de cette idée relativement simple pour essayer de faire des calculs un peu plus savants : on vérifie, au moyen de techniques d’élasticité de prix direct, si cette observation – augmentation de prix – aurait pour conséquence une baisse des volumes. On utilise des formules savantes qui sont parfois très complexes, en tout cas pour des non-juristes. Mais on introduit une dimension scientifique dans l’analyse du marché, laquelle compense peut-être cette incertitude tenant à la dimension psychologique du marché.

Ces méthodes quantitatives, qui sont nombreuses, sont-elles à l’abri de tout reproche ? La réponse est bien sûr non. Tout d’abord, parce que les données nécessaires pour conduire ces analyses économiques chiffrées sont rarement disponibles, et rarement suffisantes en quantité et en qualité. Ainsi, on dispose parfois des informations permettant d’analyser le comportement d’une entreprise mais pas des informations qui permettraient d’examiner l’ensemble du marché. Il arrive également que l’on ne dispose pas d’une série suffisamment longue dans le temps. C’est le premier inconvénient majeur, en tout cas du point de vue d’un praticien, dans l’utilisation de ces calculs mathématiques.

Deuxième inconvénient, que je crois fondamental, c’est l’absence de lisibilité de ces méthodes. Elles s’expriment par des formules mathématiques qui ont peut-être l’avantage

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d’impressionner. Elles possèdent, en effet, un caractère un peu magique quand on ne les comprend pas, ce qui est mon cas pour certaines de ces formules. C’est certainement un handicap dans l’utilisation de ces méthodes. Il ne fait aucun doute qu’il y a des économistes très compétents au sein des autorités de la concurrence et des juridictions. Toutefois, le fait que les personnes qui sont amenées à utiliser ces méthodes ne les comprennent pas totalement, que la règle de droit ne soit donc pas parfaitement lisible crée une véritable difficulté. On peut s’interroger sur ce qu’on gagne en précision scientifique et ce qu’on perd, en contrepartie, en sécurité juridique. Certaines entreprises se sont attachées les services d’économistes, tout comme certains cabinets d’avocats. Et on a toujours la ressource d’externaliser cette analyse et de chercher l’appui de cabinets d’économistes spécialisés. Mais je crois vraiment que la faible lisibilité de cette règle de droit, qui devient extrêmement complexe, constitue une difficulté qu’il ne faut pas négliger.

Faut-il regretter l’utilisation parallèle de plusieurs méthodes, quantitatives, qualitatives, avec des sous-méthodes dans chacune de ces grandes branches ? Le bon sens ne commande-t-il pas, si une méthode est bonne, de considérer qu’elle se suffit à elle-même, qu’elle est autonome ? Il est vrai qu’on est encore très loin d’une sorte de machine magique dans laquelle on pourrait mettre un certain nombre de données, appuyer sur un bouton et avoir une définition du marché pertinent. Tout simplement parce qu’on ne dispose pas de tous les éléments chiffrés indispensables. Il faut, à l’évidence, rester pragmatique et modeste : utiliser les méthodes qui sont, à chaque fois, les plus adaptées aux données dont on dispose ; et adopter une approche subtile, imparfaite peut-être, mais qui s’approche le plus de la réalité du marché. C’est toute la difficulté et, précisément, la raison d’être de cette table ronde.

M. le Bâtonnier Georges Flécheux.– Je mettrais volontiers en exergue, sur un traité de droit de la concurrence, la formule : « il faut juger l’arbre à ses fruits ». Finalement, quelle est la finalité du droit de la concurrence ? Il s’agit de permettre l’accès des concurrents au marché, à la clientèle du marché où tel ou tel opérateur est fortement impliqué. C’est ce même sujet que Madame Claire Favre va traiter avec talent.

Mme Claire Favre, Conseiller à la Cour de cassation.– En ma qualité de juriste, vous ne serez pas étonnés de voir que ma réflexion a eu comme point de départ, telle celle de M. le Professeur Lucas de Leyssac, les dispositions de l’article L. 420-1 du Code de commerce (art. 7, ord. 1986, abrogée), lequel énonce que les ententes ne sont interdites que si « elles ont pour objet ou peuvent avoir pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser la concurrence sur un marché ». Il s’en déduit que la pratique anticoncurrentielle ne peut être sanctionnée qu’au regard de l’analyse qui en sera faite sur un marché, lequel doit donc être défini. On parle bien en ce cas de délimitation du marché pertinent.

Pourtant, lorsqu’on est amené à examiner les différentes décisions relatives à la délimitation du marché pertinent, on est frappé de constater que les affaires qui ont permis de circonscrire, petit à petit, les critères dont on vient de parler ne sont pas essentiellement relatives à des pratiques d’entente mais ont trait à des pratiques d’abus de position dominante. C’est le cas notamment du dossier Coca Cola qui vient d’être évoqué et qui est une démonstration éblouissante des différentes méthodes qu’on peut utiliser en la matière. En revanche, rien de tel, semble-t-il, dans les décisions relatives à des ententes horizontales. De même, n’existe-t-il pas, semble-t-il, d’analyse concernant des pratiques d’entente verticale.

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Est-ce pour autant qu’une telle délimitation n’est pas faite ? Une première réponse sommaire m’est apparue : en réalité, elle est toujours faite, ne serait-ce que par l’exposé des pratiques et leur énonciation, qui se situent nécessairement sur un marché. Concrètement, il suffit d’ouvrir un rapport du Conseil de la concurrence pour voir que les décisions qui y sont contenues ne comportent pas uniquement un numéro d’année, mais s’intitulent « décision numéro tant relative à des pratiques relevées » – je cite un exemple – « lors de la passation d’un marché de construction d’un atelier mécano-plastique à Auray dans le Morbihan ». Peut-on être plus précis ?

Une autre réflexion tout aussi sommaire serait de dire que la délimitation est inutile parce que, lorsqu’on reprend les fameuses dispositions de l’article L. 420-1 du Code de commerce, on constate que le droit interne de la concurrence prohibe les ententes qui ont une potentialité d’effet anticoncurrentiel. C’est peut-être ce qui a permis à certains de penser que, puisqu’on parlait de potentialité, il n’était pas nécessaire de délimiter le marché d’une manière précise puisqu’on n’allait pas procéder à une analyse très fine des effets que la pratique était susceptible d’avoir. En réalité, toute la jurisprudence en la matière est très nuancée. S’il a pu paraître que la délimitation du marché pertinent n’était pas nécessaire en matière d’entente, c’est vraisemblablement parce que cette délimitation n’a pas posé de problème dans la plupart des cas, et qu’elle n’était pas discutée, en fait, par les entreprises sanctionnées. Tels, par exemple, les dossiers de soumissionnaires à un appel d’offres où le marché, d’une manière logique, a été défini par l’appel d’offres préliminaire.

J’observe également – et c’est vrai que le juriste aime bien les économies de moyen – que certaines décisions rendues ont pu contribuer à laisser planer le doute sur cette exigence de définition du marché. J’ai relevé ainsi, dans une affaire dite « des déménageurs », que la Cour d’appel de Paris avait rejeté le moyen de défense qui, invoqué devant elle, était tiré d’une délimitation erronée du marché pertinent, au motif que les moyens visant à contester la délimitation desdits marchés sont sans incidence sur la qualification des pratiques incriminées, dont il n’était pas contesté qu’elles affectaient significativement les prestations fournies aux fonctionnaires et militaires dans les zones territoriales définies.

Mais je constate ensuite qu’il a été procédé, à chaque fois qu’il y a eu contestation, à la délimitation du marché. C’est le cas de l’entente imputée au Comité interprofessionnel des fromages de Cantal dont on a déjà parlé. Deux éléments, dont M. le Professeur Lucas de Leyssac vous a parlé, sont venus rappeler que l’entente ne pouvait exister sans référence à un marché et sans une analyse précise de ce marché. Tout d’abord, l’article L. 464-1 du Code de commerce (art. 13, ord. 1986 abrogée) énonce que « les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l’importance du dommage causé à l’économie et à la situation de l’entreprise ou de l’organisme sanctionné ». En conséquence, l’existence et l’importance même d’un effet anticoncurrentiel et le dommage à l’économie qui en résulte doivent être pris en compte pour la détermination du montant de la sanction. Ce qui conduit à apprécier, dans la mesure du possible, l’incidence des pratiques sur le ou les marchés concernés et, partant, impose une délimitation de ce marché.

Ensuite, depuis de nombreuses années, la Cour de cassation a introduit, en droit français de la concurrence, la notion de seuil de sensibilité. Dans une affaire Rocamat, par un arrêt du 4 mai 1993, elle a dit que c’était à bon droit que la Cour d’appel, faisant application des dispositions de l’article 7 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 et en se référant à l’interprétation donnée en droit communautaire à l’article 85, § 1, du traité, a décidé, par une

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appréciation concrète, qu’en l’espèce cette prohibition ne pouvait être relevée, l’accord dénoncé n’ayant qu’une portée limitée dans le marché pertinent considéré et ne pouvant porter atteinte de façon sensible au jeu de la concurrence. Une décision de la Cour de justice des Communautés européennes du 14 décembre 1985, certes ancienne, correspond tout à fait à notre problématique. Le juge y indiquait que la délimitation du marché a pour objet de définir l’espace commercial à l’intérieur duquel il conviendra d’évaluer les conditions de la concurrence. Je crois, qu’en réalité, quand on s’en tient à une telle définition, cette délimitation n’est pas préalable, n’est pas autonome, mais fait partie intégrante de toute l’analyse de la pratique dont on doit dire si elle est ou non anticoncurrentielle.

Il y a donc une grande diversité de critères utilisables et l’on se fonde, en définitive, sur la convergence du plus grand nombre possible d’indices en utilisant la méthode dite du « faisceau d’indices concordants », c’est-à-dire en recherchant la convergence d’une pluralité d’indices dont aucun, pris isolément, n’est jugé déterminant. C’est, en réalité, à une opération intellectuelle qu’il est demandé de procéder, opération qui relève de l’appréciation, du jugement, et non d’une simple constatation. Pour cette raison, on a dit que la Cour de cassation contrôle, non les constatations matérielles que les juges ont pu faire et qui sont relatives aux éléments techniques et économiques d’un dossier, mais la méthode utilisée pour parvenir à la délimitation du marché. Ce contrôle exercé par la Cour suprême est, à l’évidence, une source de sécurisation pour l’entreprise. Cette démarche est connue de chacun d’entre vous. Elle est, en outre, très proche de la méthode explicitée par la communication de la Commission sur la définition du marché en cause aux fins du droit communautaire du 9 décembre 1997. Ainsi, en ce qui concerne les éléments techniques et économiques, les entreprises sont en mesure d’apporter de façon concrète les éléments qui leur paraissent pertinents à l’appui de leur prétention.

Un mot pour terminer sur le seuil de sensibilité, peut-être plus particulièrement à l’attention de M. le Professeur Jenny. Pour le juriste, cette expression a peut-être fait moins de difficultés que pour l’économiste, encore que, lorsqu’on parle, ensuite, de parts de marché, là le juriste a plus de mal à s’y retrouver que l’économiste. Le droit communautaire de la concurrence fixe, lui, un seuil de minimis en dessous duquel les entreprises ne sont même pas visées par l’interdiction des ententes anticoncurrentielles. La jurisprudence française, elle, a une approche plus pragmatique, plus concrète du principe de l’effet sensible d’une entente. Saisi d’un pourvoi dans une affaire Zannier, la Cour de cassation a statué en ces termes : « c’est à bon droit que la Cour d’appel a énoncé qu’en l’absence de toute définition légale ou réglementaire d’un seuil de sensibilité, il appartient aux juridictions saisies de vérifier dans chaque cas d’espèce si l’effet potentiel ou avéré des pratiques incriminées est de nature à restreindre de manière sensible le jeu de la concurrence sur le marché concerné ». Par l’application de ce principe retrouvé de l’effet sensible, le droit interne rejoint en définitive le droit communautaire de la concurrence en ce qu’il oblige à une analyse concrète du marché en cause pour mesurer les effets des pratiques sur ce marché afin de déterminer si celles-ci tombent sous le coup des interdictions de l’article L. 420-1 du Code de commerce (art. 7, ord. 1986 abrogée).

M. le Bâtonnier Georges Flécheux.– Nous allons maintenant entendre M. Paolo Césarini, de la Direction générale de la concurrence de Bruxelles, qui va nous présenter l’approche communautaire de la délimitation du marché pertinent en matière d’entente.

M. Paolo Césarini, Chef d’unité adjoint à la DG concurrence, Commission européenne.– Lorsque l’on discute de la question de délimitation du marché pertinent, les opérateurs

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économiques ont souvent l’impression d’être confrontés à un sujet extrêmement complexe et à une nouvelle source d’insécurité juridique. Je voudrais essayer de dissiper cette impression en focalisant mon exposé sur trois points.

En premier lieu, la prise en compte de l’analyse économique pour l’application des règles de concurrence applicables aux ententes, qui présuppose évidemment une analyse du marché et une appréciation du pouvoir de marché des acteurs en cause, n’est pas seulement un exercice qui représente pour les entreprises une contrainte. C’est surtout un exercice qui vise à donner un caractère plus raisonnable à l’application des règles, dans le sens d’une plus grande liberté contractuelle pour la majorité des entreprises. Celles-là mêmes qui, à la lumière d’une analyse économique réaliste, ne semblent pas en mesure d’influencer de manière sensible le jeu concurrentiel sur le marché et pour lesquelles il ne serait donc pas nécessaire d’imposer des contraintes réglementaires et bureaucratiques excessives.

Deuxième point, est-il toujours nécessaire de définir les marchés ? Y a-t-il des situations où cet exercice peut quand même être évité ?

En troisième lieu, est-il vrai que les méthodes de définition sont tellement méconnues et si difficiles à appliquer ?

S’agissant de la première interrogation, il ne faut pas perdre de vue que l’analyse économique joue finalement aussi en faveur des acteurs du marché parce qu’elle permet aux autorités de contrôle d’avoir une approche plus raisonnable dans l’appréciation des règles. Je crois que l’expérience de la Commission en droit communautaire est tout à fait éclairante sur ce point. Nous venions d’une approche extrêmement formaliste. Si on regarde la plupart des décisions prises dans le passé sur la base de l’article 81 du traité CE, on constate qu’il n’existe pas d’analyse poussée du marché. En revanche, on observe que, par le passé, les conclusions tirées par la Commission dans plusieurs affaires étaient plutôt inspirées d’une analyse clause par clause du contrat, indépendamment de toute considération d’ordre économique. Cette approche a d’ailleurs donné lieu à une prolifération de textes législatifs sous forme de règlements d’exemption par catégorie qui s’inspirent de cette même méthode. Il s’agit de textes qui établissent, a priori, les clauses contractuelles qu’il faut respecter pour être sûr d’être couvert par une exemption catégorielle. Ils classent les clauses en fonction de l’atteinte à la concurrence en utilisant différentes couleurs – on parle alors de clauses blanches, noires ou grises. La seule exception notable était la règle de minimis, qui établit un seuil de sensibilité en dessous duquel on peut présumer que les ententes n’ont pas une influence sensible sur la concurrence. Les critiques soulevées par les acteurs économiques à l’égard de cette approche étaient parfaitement pertinentes : elle aboutissait à limiter de façon excessive la liberté contractuelle des entreprises. Il y avait donc, à la base, une demande de déréglementation dans l’application des règles.

Les réformes récentes que nous avons menées, à la fois sur le terrain des restrictions verticales et sur celui des accords de coopération horizontale, démontrent que nous avons effectivement pris en compte cette exigence de liberté venant du monde économique. Mais cela nous a également permis de tenir compte de l’objectif ultime des règles de concurrence qui est de protéger la concurrence. Pour ce faire, il était nécessaire d’intégrer l’analyse du marché en cause ; et ce, afin d’établir si les partenaires à l’accord, eu égard au pouvoir de marché, ainsi qu’à d’autres facteurs caractérisant l’arène concurrentielle dans laquelle l’accord produit ses effets, disposent d’un pouvoir suffisamment limité pour que les autorités de concurrence

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puissent raisonnablement présumer l’absence de risques que font peser ces accords verticaux ou horizontaux sur la concurrence. Lorsque ces conditions sont réunies, on peut les exempter de façon globale, en bloc.

C’est évidemment une façon de procéder typique du droit communautaire. On ne retrouve pas systématiquement cet instrument dans les États membres. Il a cet avantage de créer une zone de sécurité qui repose, comme les accords de minimis, sur l’intégration de seuils de parts de marché. Il se traduit également par l’élimination de toute la réglementation détaillée exprimée en terme de clauses. Certes, il faut à présent tenir compte de ce facteur. Il y a désormais différents seuils : 30 % de part de marché pour les accords verticaux, 25 % pour les accords de recherche et développement et 20 % pour les accords de spécialisation.

Il importe cependant de souligner que l’utilisation des parts de marché dans ce contexte ne vise finalement qu’à établir des présomptions négatives, c’est-à-dire à créer des zones de sécurité, des « safe harbours ». Dans ce contexte, il y a un mouvement de rapprochement avec ce qui se passe outre-Atlantique, ce qui est d’ailleurs bénéfique. « The safe harbour » signifie qu’en dessous de ces seuils de part de marché, on présume que les accords sont licites. Pour autant, au-delà du seuil de part de marché, on ne présume pas qu’il y a illicéité ipso facto. Il y a seulement nécessité de faire une analyse plus poussée en prenant en compte un ensemble de facteurs qui caractérisent et composent les contraintes concurrentielles auxquelles les parties sont confrontées dans leur action sur le marché.

On peut donc arriver à la conclusion que l’accord présente effectivement des effets anticoncurrentiels nets tels qu’il justifie une interdiction, ou, à l’inverse, qu’il présente des sources d’efficiences d’une telle ampleur qu’elles compensent les effets négatifs constatés aux termes de l’analyse conduite sur la base de l’article 81, § 1.

Cela étant dit, et j’en viens au deuxième point, est-il toujours indispensable de procéder à une définition du marché pertinent ? À cet égard, il y a une distinction à faire entre restrictions par objet et par effet. Cette distinction est à la base de l’article 81 du traité. Une restriction par objet est une restriction – et la Cour l’a confirmé à plusieurs reprises, et tout dernièrement dans l’affaire « European night Services » – qui est manifestement anticoncurrentielle, et pour laquelle une analyse de marché n’est pas nécessaire. C’est un peu le même concept que la restriction per se.

Quelles sont les restrictions per se ? La communication de minimis de 1997 en indique un certain nombre. Pour les accords horizontaux, c’est la fixation des prix en commun, la limitation de la production, et la répartition des marchés ou des clientèles. Pour les restrictions verticales, la situation est un peu plus ambiguë, c’est-à-dire que figurent sur cette liste de restrictions hardcore, la fixation des prix de revente et la protection territoriale, sans mieux spécifier ce qu’est la protection territoriale. En ce moment, nous révisons la communication de minimis pour donner, dans la lettre même de ce texte, une image exacte de ce que sont les restrictions à considérer par objet.

La question qui se pose à l’égard de telles restrictions est celle de savoir s’il y a ou non affectation sensible du commerce entre États membres. Pareille question devra être débattue et, je pense, nécessitera des précisions de la part de la Commission. Des concepts clairs ou relativement simples sont en effet indispensables pour établir à partir de quel moment une entente tombe dans le domaine d’application du droit communautaire ou plutôt dans celui du

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droit national. Tout cela pour dire que, si une restriction tombe sous l’empire du droit communautaire et si elle constitue une restriction par objet, alors une analyse du marché n’est pas nécessaire.

Troisième point, les méthodes. Les méthodes pour définir les marchés sont effectivement de différentes natures. Il convient de prendre en compte un faisceau d’éléments concordants ou une série d’indices concordants afin de constituer la preuve que le marché en cause est d’une certaine ampleur, tant du point de vue du produit que du point de vue géographique. Au-delà du précepte qui vient d’être énoncé et qui se trouve lui aussi inscrit dans un texte – la communication publiée par la Commission en 1997 –, le principe de base est celui de l’élasticité croisée de la demande. Cela consiste à vérifier s’il y a ou non déplacement significatif de la demande du produit A vers le produit B, suite à une augmentation de 5 % à 10 % du prix du produit A. Si ce test est concluant – et c’est le principe de base –, il faut alors inclure les produits qui sont sensibles à cette élasticité dans le même panier, de sorte qu’ils forment avec le produit qui a fait l’objet du test le même marché de produits.

On peut aussi, dans certains cas, prendre en considération la substituabilité du côté de l’offre, bien que ce soit un élément de preuve secondaire. Ce qu’on inclut, c’est la concurrence potentielle. Ce sont des principes de base qui sont bien exposés dans la communication. Au-delà, il y a le bon sens, le pragmatisme, mais aussi des preuves empiriques basées sur des modèles économétriques. Par exemple, la preuve constituée par rapport à des données historiques en étudiant des séries de prix relatifs et des similitudes dans une série, constitue un élément ; les enquêtes auprès des clients et des concurrents constituent évidemment un autre élément ; les études des marchés établies par les entreprises qui sont parties à l’accord lorsqu’elles ont lancé leur produit ou décidé son positionnement et son niveau de prix, en constituent un troisième. Les entreprises font ainsi des études de marché pour établir quel est le niveau de prix que le marché est prêt à supporter pour leurs produits. Tous ces éléments sont pris en compte.

Finalement, la Commission prend en considération, de façon notable, tout un matériel probatoire qui émane des parties. Celles-ci sont, en général, les mieux placées pour avoir une image plutôt exacte de ce qu’est le marché en cause, parce qu’elles souffrent au jour le jour des contraintes concurrentielles qui constituent finalement la clé de voûte de l’exercice de définition du marché. Elles savent dans quelle mesure les produits B, C et D sont en mesure d’influer sur le prix du produit A, et elles disposent aussi, à cet égard, de statistiques internes qui sont parfois des sources précieuses d’informations et qui sont très souvent prises en compte par la Commission.

M. le Bâtonnier Georges Flécheux.– Nous allons maintenant entendre Mme Hélène Wits-Armengaud qui va donner le point de vue d’une entreprise.

Mme Hélène Wits-Armengaud, Directeur juridique Esso-France.– Après tant de présentations d’experts plus compétents, je vais simplement me borner à donner quelques exemples qui frappent de plein fouet notre industrie et qui illustrent l’insécurité juridique dans laquelle nous sommes plongés concernant la définition du marché pertinent.

Il y a eu deux décisions de la Commission européenne concernant les concentrations Exxon/Mobil, en date de septembre 1999 et de février 2000, concernant Total-Fina/Elf. Dans ces deux décisions, la Commission n’a pas retenu la même définition du marché pertinent de la

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distribution de l’essence. Dans celle qui nous concerne plus directement, la Commission a estimé qu’il y avait un marché global de l’essence, quelle que soit la qualité de l’essence (essence ou diesel). En revanche, dans la décision Total-Fina/Elf – même si je suis consciente qu’elle ne visait pas exactement les mêmes réseaux puisqu’il s’agissait, en l’occurrence, des ventes hors réseaux... mais cela ne suffit pas à expliquer les différences –, la Commission a distingué la vente du diesel et la vente de l’essence, et ce, pour la bonne raison que l’automobiliste n’a pas la possibilité d’adapter sa demande puisqu’il est contraint par les caractéristiques de son véhicule. Il ne se pose la question du changement de carburant que lors du changement de véhicule.

Il y a contradiction entre ces décisions qui, je le souligne, ont été rendues à quatre mois d’intervalle, dans la mesure où la Commission retenait, dans un cas (Exxon/Mobil), qu’il était très facile pour les raffineries de passer d’un produit à l’autre et de fabriquer, soit de l’essence, soit du diesel en fonction de la demande et, dans l’autre cas (Total-Fina/Elf), que c’était finalement très difficile et que cela reposait sur quantité d’autres contraintes.

En revanche, la décision reconnaît l’existence d’un marché spécifique des autoroutes. L’automobiliste est effectivement un client captif sur une autoroute. Il n’a pas, en pratique, la possibilité de sortir car, s’il le fait, il devra s’acquitter d’un péage. La Commission a bien défini un marché spécifique concernant la vente de carburants sur autoroute. Mais elle a distingué trois zones géographiques d’autoroute, sans que l’on sache très bien s’il y a trois marchés ou un seul marché national des autoroutes. Tout cela pour dire que nous sommes plongés dans une grande perplexité et que ceci est un facteur d’insécurité juridique pour notre secteur.

M. le Bâtonnier Georges Flécheux.– Je donne enfin la parole à celle que nous attendons tous, Mme Diane Wood, Juge à l’US Court of Appeals de Chicago.

Mme Diane Wood, Juge à l’US Court of Appeals de Chicago.– Je voudrais en premier lieu vous remercier de m’avoir invitée à assister à ce colloque – la matinée a été jusque-là fort intéressante. Et je dois avouer que je suis soulagée d’être ici pour vous entretenir d’un sujet relativement facile qui est la définition du marché pertinent en droit de la concurrence, plutôt que de parler des subtilités du système électoral américain. Mais comme je suis la dernière à prendre la parole, je ne ferai que mettre en exergue certains des éléments qui figurent dans la communication écrite que j’ai déjà envoyée. Pour commencer, je dirai que les outils économiques qui servent à comprendre et à délimiter le marché pertinent sont toujours utiles, et ce dont on parle ici, en fait, ce sont les façons d’utiliser ces outils dans l’application et dans l’élaboration du droit de la concurrence. Je m’explique. Certaines personnes ont posé la question de savoir s’il est toujours nécessaire de définir le marché pertinent, voire de connaître le marché sur lequel certaines pratiques s’exercent. À mon avis, intuitivement, la réponse à cette question est affirmative – et je reprendrai le cas de Coca Cola évoqué par Frédéric Jenny en guise d’explication. J’ai un ami qui a travaillé un certain temps pour Coca Cola, et il disait que cette entreprise était en situation de concurrence vis-à-vis de tout ce qui est liquide sur le marché ! Dans un sens, il dit quelque chose de tout à fait pertinent. Les consommateurs en Europe peuvent être très attentifs aux variations de prix entre des boissons gazeuses et l’eau minérale, tout comme pourrait l’être aujourd’hui le consommateur américain, même si, il y a une dizaine d’années, il n’aurait pas envisagé l’eau minérale comme un produit de substitution. Il s’agit là de questions qui sont, d’une manière générale, des questions empiriques.

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En effet, ce qu’il importe de savoir c’est à quel moment et par quel moyen une entreprise est censée savoir qu’elle risque de violer le droit de la concurrence lorsqu’elle conclut un accord avec une autre entreprise. Au demeurant, on peut dire que la société Coca Cola devrait être consciente qu’elle court un tel risque si elle négocie un accord avec Pepsi Cola. En revanche, aurait-elle le même niveau de conscience si elle venait à conclure un accord semblable avec Perrier ? En aurait-elle une idée aussi claire s’il s’agissait d’un accord avec Heineken ? Les exemples sont nombreux. Les entreprises ont effectivement besoin, ne serait-ce que de manière diffuse, d’avoir une idée des limites du marché, pour savoir si elles courent le risque de commettre une violation essentielle du droit de la concurrence (aux États-Unis, pour ce que nous appelons un pur accord de fixation des prix dans le cadre de la section 1 du Sherman Act ; ou, ici en Europe, où, en vertu de l’article 81 du traité CE un simple accord de fixation de prix entre deux concurrents directs peut faire l’objet de sanctions sévères). L’absence de discussions plus approfondies sur la notion du marché dans ces cas ne s’explique pas par le fait que la délimitation de ces marchés n’est pas importante, mais plutôt par le fait qu’il n’est pas trop difficile de déterminer quel marché est touché. Dans son arrêt Broadcast Music, Inc. v. CBS (441 U.S. 1 (1979) – dont je parle dans mon texte –, la Cour suprême des États-Unis a soutenu cette même idée, en considérant que, avant de prononcer une sanction, il faut savoir si l’entente en question risque de porter atteinte à la libre concurrence. En vérité, il suffit de procéder à une analyse rapide – presque au pied levé, dirait-on – du marché.

Dans le reste de mon papier, je traite de ce que je qualifierais d’une différence fondamentale dans la façon dont le marché est délimité dans les différents domaines du droit. Il nous arrive parfois d’être confronté à une situation où la sanction prononcée ne porte que sur des pratiques auxquelles une ou plusieurs entreprises se sont déjà livrées, tels des accords de fixation de prix ou des ententes entre concurrents pour manipuler les appels d’offres de marchés publics ou encore d’autres comportements analogues. Dans de tels cas de figure, il suffit de procéder à une analyse historique et de se demander si les entités en cause ont commis des actes illicites qui appellent une sanction immédiate. Cependant, en droit de la concurrence, dans la majorité des cas, nous ne nous contentons pas d’une vision a posteriori, car notre tâche, beaucoup plus difficile, consiste à faire une analyse prévisionnelle du marché, ce qui importe étant de savoir si de telles pratiques doivent être interdites à l’avenir. Pour ce faire, on doit soit avoir une grande confiance dans nos économistes, soit disposer d’une boule de cristal – ce qui n’est pas le cas de la plupart d’entre nous. C’est là où on commence à percevoir les vraies difficultés de l’analyse du marché, et où on commence à entendre certaines personnes se demander si la régulation de la concurrence a encore un sens sur des marchés qui évoluent à pleine vitesse, tels que les marchés actuels des nouvelles technologies. Je dirais que là encore il faut être prudent et bien savoir ce que l’on veut accomplir. Si nous cherchons à savoir s’il existe un problème potentiel, l’on peut faire davantage confiance à notre analyse du marché. Si, en revanche, il s’agit de trouver une solution à un problème avéré – déterminer quel remède appliquer et pendant quelle durée –, faut-il (par exemple, ici en Europe) accepter des engagements de la part des entreprises, qui ne seront réexaminées par la Commission – ou par toute autre autorité compétente – qu’après un intervalle de trois ans, ou est-il préférable d’envisager un terme d’une dizaine d’années pour opérer ce réexamen ? Sur les marchés des nouvelles technologies, il est pour le moins dangereux de prétendre savoir à quoi ressemblera le marché dans cinq ou dix ans. Ce sont des marchés qui, aujourd’hui, sont différents mais qui pourraient n’en former qu’un seul demain. Le Professeur Jenny a évoqué ce problème des marchés en évolution, et a donné l’exemple du marché des téléviseurs. Aujourd’hui, les gens possèdent des téléviseurs, mais il se peut que demain l’ordinateur fera tout : il vous fera le café le matin, servira de poste de télévision, vous permettra de consulter vos comptes bancaires et

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plus encore... Aussi, le problème des marchés en évolution est-il de taille. En effet, comment prévoir les contours d’un marché futur qui n’existe même pas encore aujourd’hui et, qui plus est, pourrait ne jamais évoluer ?

La dernière chose que je souhaiterais dire, c’est qu’il y a une différence dans notre perception du marché selon que l’affaire porte sur une entente ou qu’elle concerne un abus de position dominante. Dans l’abus d’une position dominante, ce qui est important, c’est plus le comportement des entreprises et leurs pratiques commerciales. Dans ce cas de figure, la loi impose des restrictions aux entreprises – et en particulier à celles qui ont une position dominante sur le marché – s’agissant de la conduite qu’elles doivent avoir. Cela implique que l’on puisse prendre des mesures réglementaires très contraignantes. Si vous avez suivi l’affaire Microsoft vous y avez sans doute pensé, car c’est ce qui explique en grande partie la décision du juge Jackson en faveur d’une mesure structurelle de démembrement. Encore faut-il voir quel sera le sort de cette décision à l’issue de l’appel qui est pendant devant la cour d’appel de Washington, D.C.

Cependant, bien que l’analyse du marché soit un exercice différent de celui consistant à déterminer si certaines pratiques commerciales sont abusives ou créent des formes préjudiciables de concurrence sur le marché, elle n’en est pas moins un sujet fort intéressant. Et je terminerai sur cette idée, en faisant un dernier appel à une coopération accrue entre les différentes autorités. En fait, les outils utilisés dans l’analyse du marché sont bien compris et partagés par tous, et dans la mesure où les marchés continuent à devenir de plus en plus mondiaux, il devient encore plus essentiel, aujourd’hui, pour les autorités de partager cette expertise, pour s’entraider dans des affaires précises, et non seulement sur le plan théorique. Je vous remercie de votre attention.

Mme Micheline Pasturel.– On a compris que la définition du marché était une nécessité, sauf dans des cas absolument exceptionnels où cette définition est, en quelque sorte, déjà contenue dans les agissements eux-mêmes. On a retenu ensuite que les méthodes de définition du marché n’étaient pas d’un maniement facile, en ce sens qu’elles sont multiples et que, si l’on veut approcher de la vérité économique, il faut les croiser entre elles. Telle est la philosophie de cette recherche du marché pertinent – notion un peu fuyante et pourtant tellement concrète. La parole est à la salle.

DÉBAT

M. Gérard Pogorel, Professeur à l’Ecole nationale supérieure des télécommunications.– Je voudrais précisément réagir sur un point de l’intervention de Frédéric Jenny qui a notamment parlé de pratique de prix prédateurs. Je pense que son exemple n’était pas juste, car lorsqu’il la qualifie de « prix prédateurs », il a déjà porté une appréciation sur cette pratique. Si l’on s’en tient aux faits et que l’on observe les pratiques de vente en dessous des coûts, quelle que soit la définition qu’on en retienne – actuellement, on est confronté, dans de nombreux domaines, à des pratiques de vente en dessous des coûts, voire de distribution gratuite –, on ne saurait apprécier la portée anticoncurrentielle de ces pratiques en soi. En fait, on ne peut se poser la question de savoir si ces pratiques de vente en dessous des coûts visent à écarter les concurrents du marché ou bien, à l’inverse, si elles sont nécessaires pour créer le marché, éventuellement pour le créer simultanément avec d’autres entreprises, sans entrer dans la considération de la nature, de la structure de ce marché, et de l’impact de ces pratiques sur la

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concurrence. Je pense donc que l’exemple ne suffisait pas à démontrer qu’on peut, dans certains cas, porter un jugement sans apprécier le marché pertinent. Il faut voir, même dans ce cas, quel est le marché pertinent, sinon on ne sait pas quel pourra être l’avenir parce que c’est un jugement sur l’avenir.

Mme Micheline Pasturel.– Vous considérez donc que le marché pertinent doit être défini dans tous les cas de figure.

M. Gérard Pogorel.– Dans tous les cas de figure, sinon il y a de gros risques d’erreur.

Mme Laurence Idot, Professeur à l’Université Paris I (Panthéon-Sorbonne).– Je ne souhaite pas revenir sur la question de la nécessité de délimiter le marché pertinent, parce que je crois que c’est nécessaire, mais qu’on le fait plus ou moins suivant les circonstances, ni même revenir sur les méthodes, parce que nous serons tous d’accord sur le fait qu’il y a beaucoup d’empirisme.

En revanche, dans le prolongement de ce qu’a dit Mme Diane Wood, je m’interroge sur l’utilisation que l’on fait de la délimitation du marché : est-il, par exemple, normal que, dans une affaire où on applique à la fois le droit des ententes et le droit des abus de position dominante – les articles L. 420-1 et L. 420-2 du Code de commerce français, ou les articles 81 et 82 du traité CE –, l’on constate, dans certaines décisions, parfois des délimitations du marché variable ? Je comprends bien qu’on puisse avoir une approche globalement différente pour l’abus de position dominante par rapport à l’application du droit des ententes, mais ça me semble un peu surprenant de ne pas délimiter le marché de la même manière dans une même affaire, en particulier le marché géographique.

Deuxième question : a-t-on envisagé les conséquences de la délimitation du marché en ce qui concerne les qualités que doivent présenter les parties à l’entente ? Je donne deux exemples : peut-on admettre l’application de l’article L. 420-1 du Code de commerce ou de l’article 81 du traité quand les parties ne relèvent pas du même marché géographique ? Il y a, sur ce point, une divergence d’approche, me semble-t-il, entre les positions du Conseil de la concurrence – qui a tiré les conséquences logiques de l’appartenance à des marchés géographiques différents – et certaines décisions communautaires où l’on esquive la difficulté.

Dans la même ligne, qu’en est-il lorsque les parties à un accord qui, par ailleurs, produit des effets restrictifs de concurrence indéniables, ne relèvent pas, a priori, des mêmes marchés ? Par exemple, les conventions de parrainage dans lesquelles les clauses d’exclusivité peuvent barrer l’accès au marché d’un concurrent – je ne le conteste pas –, mais où l’accord intervient entre deux opérateurs qui, a priori, ne sont pas concurrents. Il est vrai qu’il y en a un qui fournit un bien ou un service nécessaire sur le marché dérivé sur lequel on va identifier la restriction de concurrence. Au-delà de la question de savoir s’il est nécessaire de délimiter le marché, a-t-on bien réfléchi à toutes les conséquences que l’on va tirer de cette délimitation, en matière d’entente en particulier ?

Mme Diane P. Wood.– Pour répondre à la deuxième partie de votre question, nous prenons bien en compte, à mon avis, la problématique de la concurrence potentielle dans notre analyse des différentes pratiques commerciales. Cela se fait d’une façon assez pratique, bien que nous fassions la différence entre le contexte vertical, où il peut exister des territoires exclusifs, et le contexte horizontal d’une concurrence directe. En d’autres termes, si un fabricant accorde des

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territoires exclusifs à deux distributeurs différents, ce n’est pas le même cas de figure que lorsque deux concurrents décident que l’un aura tel territoire et l’autre tel autre, ce qui est évidemment illégal.

Pour revenir à la première partie de votre question, en effet, les instruments sont les mêmes quelle que soit la pratique mise en cause. La délimitation du marché peut-elle être différente dans une affaire portant sur une entente de celle retenue dans le cas d’un abus de position dominante ? C’est bien possible, et le meilleur exemple n’est autre que le cas où il y a un accord pour une fusion ou une concentration. Dans cette hypothèse, la délimitation du marché pertinent se fait sur la base d’une prévision portant sur l’évolution future du marché. Je pense qu’il est plus sensé d’adopter une définition plus conservatrice du marché dans le cas des fusions que dans celui des abus de position dominante ou monopoles, là où la structure du marché existe déjà et où l’on doit déterminer s’il est nécessaire de réguler le comportement des entités sur ce marché. En tout état de cause, les dispositions du droit américain permettent d’analyser ces marchés sous divers angles, et on pourrait éventuellement appliquer les résultats d’une telle analyse dans le cadre du droit de la concurrence.

M. Didier Théophile, Avocat, Cabinet Deprez, Dian, Guignot & Associés.– Ne pensez-vous pas qu’en matière d’entente, la définition du marché pertinent est nécessaire, dans le cas de pratiques d’exclusion, surtout sur de nouveaux marchés ? Dans cette hypothèse, en effet, il est nécessaire de définir un marché puisqu’on interdit justement à un nouvel opérateur d’entrer sur ledit marché. En revanche, en présence d’un cartel de prix classique, où tous les intervenants sont, par hypothèse, identifiés, et qui est mis en œuvre au détriment de consommateurs plutôt qu’à celui des concurrents, pensez-vous qu’il est vraiment nécessaire de délimiter le marché de façon très précise, dès lors que la pratique est évidente ?

M. Claude Lucas de Leyssac.– Je ne sais pas si, du point de vue de l’économie, il est toujours nécessaire de délimiter le marché. Je me suis, en revanche, efforcé de montrer que, du point de vue juridique, cela est toujours indispensable. De sorte que, comme le droit de la concurrence est un mélange de droit et d’économie, c’est toujours le plus disant qui aura raison. Il me paraît donc que, puisque le droit conduit nécessairement à une définition préalable du marché, peu importe que, pour des raisons économiques, on puisse constater que ce n’est pas toujours indispensable.

M. Alain Ghozi, Professeur à l’Université Paris II (Panthéon-Assas).– Je voudrais savoir si la Commission conduit une politique et, plus précisément, une politique économique et industrielle ? Et dans l’affirmative, si une politique économique est compatible avec des définitions claires ?

M. Paolo Césarini.– La Commission a, en effet, un département chargé, entre autres missions, des politiques industrielles : c’est la Direction générale Entreprises. La Direction générale de la concurrence, en revanche, qui revendique son autonomie dans l’application des règles de concurrence, n’est pas chargée de cet aspect de la politique de la Commission. Il est vrai qu’un débat a longtemps porté sur la question de savoir si l’article 81, § 3, du traité ne constituait pas, accessoirement, un instrument de la politique industrielle ; autrement dit, s’il ne fallait pas prendre en compte des valeurs autres que celles qui sont exactement formulées dans la lettre du § 3, telles qu’une politique sociale, une politique environnementale ou une politique industrielle... Il est maintenant devenu indispensable de clarifier ce point, surtout si l’on s’oriente vers une application décentralisée de l’article 81 dans son ensemble. Évidemment, la

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question de l’utilisation de ces règles à des fins autres que la politique de concurrence devient cruciale, sitôt que le juge et les autorités de concurrence nationaux seront amenés à les appliquer. Cela commande de délimiter clairement les deux champs respectifs d’intervention.

La réponse est – et je crois que la réforme qu’on a conduite dans le domaine des restrictions verticales et horizontales le montre – qu’entrent en ligne de compte des critères liés aux efficiences dans les éléments susceptibles de justifier une exemption. C’est donc une analyse, encore une fois, économique qui prévaut. Celle-ci n’exclut pas, du reste, que certains éléments, par exemple la protection de l’environnement, puissent être pris en considération comme favorisant le progrès économique et social. Seulement, cette prise en compte doit toujours être rattachée à une des conditions posées à l’article 81, § 3. Ce mécanisme présuppose de toute façon un type d’analyse qui, par essence, opère une balance entre les effets négatifs et les effets positifs de la pratique. Or, les effets positifs peuvent aussi tenir à des considérations externes comme, par exemple, des méthodes de production qui sont plus respectueuses de l’environnement. Mais ces éléments ne sont pas retenus en tant qu’instruments de politique industrielle dans laquelle on réglementerait, par exemple, la configuration de certaines opérations en fonction de nos décisions quant à l’acte prévisible de cette industrie et de ce secteur.

LIBÉRALISATION DES SERVICES PUBLICS Mme Micheline Pasturel.– Le deuxième thème de cette journée est la libéralisation du

service public. Longtemps installés sur de solides monopoles qui leur assuraient la fidélité absolue d’usagers captifs, les entreprises publiques, sous la pression inexorable exercée par la construction du marché unique européen et par l’importance sans cesse croissante du droit de la consommation, ont dû s’ouvrir, elles aussi, aux notions de marché et de clientèle qui leur étaient étrangères. Certaines activités, historiquement exercées en monopole, ont été rendues accessibles à la concurrence par le législateur. C’est le cas des télécommunications et, plus récemment – plus timidement aussi – de l’électricité ; ce sera le cas, demain, du gaz. Réciproquement, l’on voit des entreprises, encore titulaires de monopoles, chercher à diversifier leurs activités dans le secteur concurrentiel. Cette interpénétration des secteurs publics et privés pose de délicats problèmes.

Comment assurer, dans le paysage économique nouveau créé par cette redistribution des cartes, la conquête, à armes le plus égales possible, de la clientèle ? Une institution innovante prend ici toute sa place. Il s’agit de la régulation, exercée par une série d’autorités administratives indépendantes, dont le rôle est de surveiller les conditions d’accès au marché en s’assurant que l’opérateur public n’abuse pas de la situation prééminente que l’histoire lui a conférée pour se livrer à des pratiques destinées à empêcher ou retarder l’entrée de concurrents sur le marché. Le procédé le plus courant consiste à subventionner son activité concurrentielle par des ressources tirées de son activité monopolistique. Nous étions tout à l’heure dans le domaine de l’entente, nous entrons maintenant dans celui des abus de position dominante.

C’est Madame Marie-Anne Frison-Roche, Professeur à l’Université Paris-Dauphine qui va introduire la réflexion sur les thèmes retenus.

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EXPOSÉ INTRODUCTIF

Mme Marie-Anne Frison Roche Professeur à l’Université Paris-Dauphine

Il s’agit de poser simplement le cadre dans lequel le mécanisme de la libéralisation des services publics va être confronté au phénomène de la clientèle. L’entreprise n’est pas aisée, parce qu’à première vue, le service public et la notion de clientèle, celle qu’il s’agit de conquérir, sont étrangères, deux parallèles qui n’ont pas vocation à se rencontrer. Or, même si dans les faits, dans l’ordre pragmatique, on peut observer l’existence de clients des services publics, si cela est contradictoire dans l’ordre des idées, voire inconcevable, cette rupture entre l’agencement des choses et les idées qui sont réellement à l’œuvre dans les choses a pour conséquence que la pratique se déroule mal. Il faut que les pratiques soient en harmonie avec les idées, et celles-ci puisent dans l’histoire des nations. Puisque le fait concret de clientèle des services publics industriels et commerciaux est acquis, il convient d’aller vers ce qui reste difficile : les idées et l’idée française selon laquelle service public et clientèle ne se rencontrent pas.

Pourquoi ?

Pour plusieurs raisons. Elles paraissaient solides ; elles étaient en réalité très dépendantes de l’histoire française des idées ; on verra qu’elles se retournent assez aisément.

1.

2.

3.

Parce que le service public n’appartiendrait pas au monde marchand, alors que le client est celui qui est en droit d’acquérir contre un prix, une rémunération, un service. Le régalien n’est pas à vendre. Il ne se dévore pas plus : le service public ne se consommerait pas. Mais plus de pragmatisme identifie aisément sous le service public les biens économiques qui se vendent et s’achètent, communications téléphoniques ou impulsions électriques.

Parce que le service public exprime le soin que le régalien à des citoyens. L’accès au service est l’expression de ce lien politique. Même s’il y a une contrepartie financière – le billet de train –, c’est encore d’une relation unilatérale qu’il s’agit : l’État offre à chacun l’accès aux biens essentiels. Ce souci politique s’oppose au monde marchand qui repose sur le seul accès au bien pour ceux qui peuvent se l’offrir. Si chacun doit pouvoir accéder aux biens essentiels, seul un organisme public pourrait prendre en charge cette mission, de service public, d’offrir le bien à chacun. Celui qui y accède ainsi est un usager. Un usager qui se range du côté du droit public. Un usager, pas un consommateur, encore moins un client, ce client qui se range plutôt du côté du droit privé. Mais dans d’autres cultures, l’opposition entre citoyen et client n’est pas marquée. Et la distinction du droit public et du droit privé est un trait si français…

Parce que le service public, soit pour des questions essentielles (l’unicité du régalien), soit pour des questions d’économie industrielle (économie d’échelle, monopole naturel des réseaux), est pris en charge par un organisme unique. Même s’il s’agit d’un service public industriel et commercial, celui qui le propose et endosse la charge, la mission, d’y faire accéder chacun, sera unique. Il y aura monopole. Monopole confié à un organisme en charge du devoir politique d’accès : ce sera la solution française à travers un maillage d’entreprises publiques monopolistiques sous la tutelle du Gouvernement. Dès lors qu’il y a monopole naturel, économiquement monopole naturel, politiquement monopole naturel, il n’y a pas de concurrence. Or, qu’est-ce qu’un client ? Pourquoi est-il si précieux, si convoité et qu’on ne

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songe qu’à sa conquête ? C’est parce qu’il peut aller à la concurrence. Dès lors, s’il y a monopole, il n’y a plus cette mobilité, cette évanescence de la clientèle, donc il n’y a pas de client.

Tout devient différent lorsqu’il y a libéralisation des services publics, c’est-à-dire ouverture à la concurrence des activités de services publics. C’est le cas plus ou moins pour l’aérien, pour le téléphone, la poste, l’électricité, le gaz. Mais il ne faut pas radicaliser la description du mouvement : la libéralisation du service public ne signifie pas nécessairement sa dissolution dans le marché, à travers ce que l’on désigne comme la banalisation du service public. Précisément, on se retrouve dans l’entre-deux, plus dans le monopole public mais pas encore, ou pas nécessairement, dans le marché : précisément on va faire fonctionner ce couple « service public / clientèle ». Couple instable, peut-être, ayant besoin de tuteurs, mais couple solide à long terme.

Reprenons le dévoilement de cette évolution, par laquelle la France rejoint aujourd’hui la tradition nord-américaine. Le premier mouvement est donc économique. Qu’il soit contraint par l’Europe, notamment par la perspective d’éventuelles condamnations des monopoles publics pour abus de position dominante, ou qu’il résulte d’une évolution de la conception politique de la gestion de l’État, il y a mise en concurrence des services offerts. Par cette concurrence, le goût des usagers va naturellement s’affirmer pour aller de l’un à l’autre, de France Telecom à Bouygues Telecom. Or, un usager volage, c’est déjà un client. L’ambition de sa conquête fait rage.

Est-ce pour autant que nous avons inversé purement et simplement les données, et que nous sommes passés du monopole public dont les usagers restaient captifs, à l’ajustement libre de l’offre et de la demande sur un marché, les clients disposant de ces biens comme ils disposent des autres ? En d’autres termes, l’existence de clients, engendrée par la libéralisation des services publics, la compétition entre les entreprises pour les conquérir, les conserver, les créer, signe-t-elle nécessairement la banalisation des services publics, donc leur disparition ? En d’autres termes, pour qu’il y ait des services publics, faut-il qu’il n’y ait pas de clients ? Et dès l’instant qu’il y a des clients, n’y a t-il plus de services publics ?

Non.

Parce que, en premier lieu, il peut demeurer des effets de monopoles naturels, par lesquels l’entreprise propriétaire du réseau d’infrastructure – le réseau de transport de l’électricité, le réseau téléphonique – disposerait du pouvoir d’imposer ses prix à ceux qui n’ont pas d’autres solutions que d’avoir accès à ces réseaux pour vendre leurs propres biens. Il faut alors utiliser la puissance publique pour que des clients puissent choisir entre plusieurs opérateurs, alors que le réseau n’appartient qu’à un seul. Il faudra, pour que la clientèle existe, organiser de force un droit d’accès des opérateurs aux infrastructures de réseau. On mesure ainsi que le droit de la régulation est à la fois le prolongement du droit de la concurrence et tout autre chose que celui-ci. En effet, le droit de la concurrence correspond à l’économie classique, c’est-à-dire s’appuie sur un droit des marchés et des objets de propriété qui y circulent, alors que le droit de la régulation, loin de refléter une conception dirigiste et dépassée de l’activité économique, exprime un droit des réseaux et des procédures et un droit d’accès à ces réseaux.

Pour organiser cette ouverture du réseau, il faudra alors contraindre l’opérateur à organiser le secteur, au-delà du marché, pour que le phénomène de clientèle se développe. En second

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lieu, le souci politique de l’accès de tous au bien, parce qu’il est essentiel, peut perdurer. Il y aura alors un droit politique à être client, que le marché ne peut toujours satisfaire parce que le marché exclut ceux qui n’ont pas les moyens économiques de s’offrir le luxe d’être client. C’est ce que traduit l’idée d’un droit subjectif à l’électricité de la loi de février 2000. Cette fois, c’est le consommateur, le client final, qui doit avoir accès. Mais ce qui est certain, c’est que le nouveau système, celui qui va corréler ce couple explosif du service public et de la clientèle, repose essentiellement sur le droit d’accès. C’est ce que traduit la notion de service universel par rapport à la notion classique de service public.

Comment rendre effectif ce droit d’être client à un prix raisonnable, ce droit d’accès au réseau avec une rémunération équitable du propriétaire du réseau ? C’est la régulation qui va satisfaire cela, régulation construite sur l’idée fondamentale du droit d’accès. Pour les Français, la chose est nouvelle, parce que la régulation, c’est le lien même entre le souci politique de la participation de chacun et le fait de la clientèle mobile profitant de la concurrence. Mais les États-Unis ont dès le départ réglé ainsi la question des monopoles naturels, par la régulation. C’est pourquoi la théorie des facilités essentielles a été admise précocement aux États-Unis et beaucoup plus récemment en Europe et en France.

Pour le système juridique français, la régulation, qui est née dans le creuset de cette rencontre entre le service public et la clientèle, qui traduit cette relation, est un choc, principalement dans sa dimension institutionnelle. En effet, puisqu’il faut une régulation dans ces secteurs libéralisés ouverts à la concurrence, pour que la clientèle s’y installe grâce à un équilibre à instaurer entre l’ancien monopole public et les nouveaux entrants, pour que le droit politique de chacun à être client y perdure, il faudra une autorité de régulation. Elle exercera la régulation, c’est-à-dire l’instauration ou/et le maintien d’équilibres optimaux que le secteur ne peut de lui-même engendrer.

Cette machinerie est dans l’entre-deux du droit public et du droit privé, parce qu’elle exprime un souci politique et une puissance publique au service des clients, client dans l’attente simple d’une consommation, dans un contexte de concurrence. Cet entre-deux s’exprime à travers les voies de recours contre les décisions de régulation, tantôt devant le juge judiciaire, tantôt devant le juge administratif.

Au cœur de la machine, l’autorité de régulation. Il s’agit d’un organe, généralement public mais pas toujours, qui va disposer du pouvoir de réguler le secteur, pour le bien du secteur mais aussi pour le bien spécifique de la clientèle. Il en est ainsi de la COB, ancêtre français des autorités de régulation, qui veille au bon fonctionnement du marché mais aussi à la protection de l’épargne, l’épargnant étant le client de ce secteur depuis toujours régulé qu’est la finance.

L’autorité de régulation est nécessairement indépendante du Gouvernement, parce que celui-ci, à travers l’entreprise publique dont il est propriétaire, n’a pas l’impartialité requise du régulateur. L’autorité de régulation exerce fréquemment toutes les fonctions, souvent normatives, d’application des règlements, de règlement des litiges et de sanction. Cet organe-orchestre met à mal le principe de séparation des pouvoirs mais c’est toujours dans les entre-deux que s’expérimentent les nouveaux systèmes. Celui-ci est en train de trouver sa place, place encombrante certes qui rend intimes les contraires. Jardin à l’anglaise donc bien plus qu’à la française.

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Mme Micheline Pasturel.– Je tiens à remercier Madame le Professeur Frison-Roche du réveil tonique auquel elle nous a conviés par son exposé. Nous avons vécu en France dans une tradition colbertiste solidement implantée, avec un service public omniprésent, des usagers captifs qui ne pouvaient pas aller ailleurs. Et voici que, depuis quelques années, les choses bougent. Le vent vient de loin, il vient d’outre Atlantique. Il est planétaire. Les économies se confondent, on ne sait plus très bien où on en est. La libéralisation des services publics, leurs rapports avec le marché, l’usager, sont la source de nouveaux problèmes. Les intervenants qui vont s’exprimer maintenant vont nous aider à les résoudre.

TABLE RONDE animée par M. Xavier Delcros, Professeur à l’Université Paris-Sud, Avocat à la Cour

M. Xavier Delcros.– Dans l’exposé de Mme Frison-Roche, nous avons notamment rencontré deux notions : celle de « facilité essentielle » et celle de « service universel ». Il n’échappe à aucun d’entre vous que ces deux notions nous viennent d’outre-Atlantique : 1912 pour les facilités essentielles, les années 30 pour la notion de service universel. Dans ce domaine que M. Karel Van Miert appellerait avec moi celui des « secteurs exclus », domaine mis en exergue pour donner quelques exemples de service public, la parole revient logiquement à notre invité d’outre-Atlantique.

M. Thomas Greene, Senior Assistant Attorney General, State of California Department of Justice, Antitrust Division.– Merci. Globalement, l’expérience de la déréglementation aux États-Unis est assez mitigée. Il est vrai que nous avons enregistré un énorme succès avec les compagnies aériennes, puis dans le secteur du gaz naturel, et ensuite dans celui des télécommunications. Dans chacun de ces cas, les prix ont baissé, l’éventail des choix s’est élargi. Malheureusement pour moi, il n’en a pas été de même en Californie, mon État, avec le marché de l’électricité, qui aurait pu constituer la suite logique du processus de déréglementation que je viens de décrire. En 1996, le cadre réglementaire de la Californie ressemblait à celui qui est en vigueur dans la plupart des États américains, c’est-à-dire un système dans lequel les compagnies d’électricité étaient remboursées des coûts qu’elles avaient engagés, montant majorés d’un bénéfice raisonnable venant rémunérer les investissements réalisés dans les centrales de production et sur les réseaux de distribution de l’électricité. En outre, la Commission de régulation des services publics de la Californie (California Public Utilities Commission) était responsable des décisions portant sur la construction des réseaux et des centrales électriques. Bien que le système ait fonctionné correctement dans l’ensemble, un consensus s’est établi entre le législateur, les compagnies d’électricité et, plus encore, les producteurs et les gros utilisateurs industriels d’électricité pour considérer qu’il serait possible de baisser les prix si on réduisait les contraintes réglementaires. C’est ainsi que la loi sur la déréglementation fut adoptée en 1996.

Nous avons donc créé une série de nouvelles autorités en Californie. La première, intitulée Independant System Operator (ISO), est chargée de contrôler toute l’électricité et le réseau électrique de l’État. L’idée était d’empêcher les compagnies d’électricité de favoriser leurs propres filiales pour l’achat d’électricité en réduisant leur contrôle sur les réseaux. Après la création de l’ISO, la deuxième mesure consista à obliger certaines compagnies d’électricité, dont le capital était détenu par des investisseurs privés, à revendre un certain nombre de centrales électriques dont elles étaient propriétaires, afin de réduire leur puissance sur le marché. Cependant, sur le marché, les contrats d’achat d’électricité étaient à très court terme,

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ce qui, à l’usage, s’est avéré être une erreur majeure, et ce, malgré l’avis favorable émis par bon nombre des nouveaux producteurs d’électricité sur ce marché. Il y avait bien un marché à échéance d’un jour, à échéance d’une heure et en temps réel, mais, jusqu’à une date récente, point de marché de couverture à long terme. Il n’existait pas de contrats à cinq ans, à un an, voire à un mois, comme il est d’usage sur d’autres marchés de produits de base.

L’hypothèse qui justifiait, aussi bien du point de vue industriel qu’économique, cette décision de libéraliser le marché était que l’introduction massive de centrales à cycle combiné, alimentées au gaz naturel, créerait assez rapidement une offre supplémentaire d’électricité sur le marché californien à un prix nettement inférieur à l’offre générée par les centrales nucléaires et thermiques existantes, hypothèse qui s’est révélée être on ne peut plus erronée au cours de l’été 2000. San Diego, qui se trouve à la frontière entre la Californie et le Mexique, a été la première région de l’État à connaître une déréglementation totale des prix à la consommation. Au mois de juin 2000, ces prix ont doublé ; en juillet 2000, ils ont triplé. Cette situation est devenue explosive sur le plan politique en Californie. À l’heure actuelle, nous en sommes à analyser les différents facteurs qui pourraient être à l’origine de cette erreur.

Les producteurs d’électricité estiment que c’est l’augmentation des prix et des coûts qui est à l’origine du problème. Ils proposent deux explications. La première concerne le prix du gaz naturel. Celui-ci a connu deux majorations importantes, d’où son niveau plus élevé. La deuxième porte sur le marché des droits à polluer mis en place en Californie, comme dans de nombreuses régions des États-Unis. En matière de production d’électricité, le principal droit à polluer utilisé est celui qui porte sur l’oxyde d’azote (NO). Or, le montant de ce droit a accusé une hausse considérable. Ces mêmes producteurs prétendent que les fortes contraintes écologiques rendent difficile la construction de nouvelles centrales électriques en Californie.

D’aucuns ne partagent pas ce point de vue – ce qui est tout à fait normal. Ils se basent, en général, sur le fait que les bénéfices des producteurs d’électricité sont montés en flèche, et ce, sans commune mesure avec l’augmentation des coûts effectivement subie. Pour donner un exemple concret : un producteur d’électricité qui avait enregistré un bénéfice de 5 millions de dollars pendant l’été, c’est-à-dire au troisième trimestre 1999, a vu ses bénéfices grimper à 158 millions de dollars pour le même trimestre 2000. Dès lors, si augmentation de coûts il y a, les bénéfices, quant à eux, ont littéralement explosé. De toute évidence, quelle que soit l’incidence des coûts, il doit y avoir d’autres explications.

À notre avis, l’une des solutions à envisager en Californie serait de rationaliser l’octroi des licences pour la construction de nouvelles centrales. Certes, les producteurs d’électricité font valoir des arguments pertinents dont il faut tenir compte. Mais d’autres facteurs entrent également en jeu. Les autorités de contrôle – l’ISO et le PX (Power Exchange) – sont composées principalement de producteurs d’électricité, ce qui explique, sans doute, la difficulté, voire l’incapacité dans laquelle elles se trouvent de donner une réponse à ces flambées de prix, qui soit favorable au consommateur. Ces autorités, appelées en Californie « conseils des parties intéressées », risquent de faire l’objet d’une profonde restructuration dans les trois à six mois qui viennent, l’objectif étant d’accorder aux consommateurs une position nettement majoritaire dans ces instances de surveillance de ces marchés de première importance. On espère par ailleurs que les règles qui régissent ces marchés vont connaître des modifications considérables. Pour l’heure, en Californie, ces règles s’inspirent dans une large mesure de l’expérience britannique en matière de déréglementation. Or la Grande Bretagne a également

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connu une hausse conséquente des prix de l’électricité au moment de la mise en œuvre de cette politique.

Comme nos collègues britanniques, c’est à nous qu’il incombe de revoir et de corriger – en faisant preuve d’une grande prudence – les règles actuelles du marché. Il nous incombe également de veiller à ce que toute tentative de détournement de la réglementation de la part des producteurs indépendants sur le marché reste infructueuse. Cela passe, à n’en point douter, par des mesures destinées à faciliter la conclusion des contrats de couverture, car la couverture constituera un élément clé de cette politique. En effet, dans le système actuel, l’économie de la Californie est tributaire de la forte volatilité qui règne sur ce qui constitue, essentiellement, un marché de l’électricité au comptant. Pour ce qui concerne la concurrence, la Division Antitrust pour l’État de Californie, dont je suis responsable, a été chargée d’enquêter sur d’éventuels cas d’ententes, de collusion ou d’autres pratiques commerciales restrictives. Ainsi, il pourrait y avoir d’autres facteurs, à savoir des comportements illicites, pour expliquer ces augmentations dramatiques de prix.

En ce moment même, les États américains, car c’est au niveau étatique que les réformes réglementaires de ce genre sont prises, ont tous l’œil rivé sur la Californie et semblent vouloir faire preuve de prudence avant de se lancer dans une déréglementation massive du marché de l’électricité. À mon avis, tant que l’on n’aura pas réussi à mieux comprendre les causes de ces augmentations de prix, les autres États n’entameront pas de si tôt la prochaine étape de la déréglementation.

M. Xavier Delcros.– Cet exemple américain, dont nous avons pu constater – nous le savions déjà – qu’il était de très grande liberté économique et a fortiori dans l’État de Californie, va nous permettre une comparaison avec un système de régulation dans le domaine des télécommunications. Je passe tout de suite la parole à M. Pierre-Alain Jeanneney.

M. Pierre-Alain Jeanneney, Conseiller d’État, Directeur général de l’Autorité de régulation des télécommunications (ART).– Marie-Anne Frison-Roche a dit que le régulateur était au cœur de la machine, qu’il était un organe orchestre, et elle nous a qualifiés de « jardin à la française ». À partir de là, plusieurs questions se posent :

Première question, l’idée même d’une autorité de régulation, d’une autorité administrative indépendante, est-elle légitime ? Ici ou là, on entend : « Non, vous n’êtes pas légitime ». Pourquoi ? Parce que la création d’autorités administratives indépendantes conduirait à un éclatement du rôle de l’État et leur multiplication porterait atteinte à l’unité même de l’action publique. Deuxième critique : ce serait tout simplement contraire à la Constitution. En confiant un pouvoir réglementaire à des autorités indépendantes, on méconnaîtrait l’article 21 de la Constitution qui donne le pouvoir réglementaire au Premier ministre et au Président de la République. Enfin, cela aboutirait à une confusion des pouvoirs, à un mélange des genres insupportable entre le judiciaire, le législatif et l’exécutif.

Ces trois critiques sont, à mon avis, sans portée quand on voit la réalité de ce qu’est, dans la pratique, la vie même d’une autorité indépendante. Pour quelle raison, malgré les critiques des juristes, malgré les critiques des avocats qui n’ont pas envie de voir les autorités administratives indépendantes devenir trop efficaces, continue-t-on à créer de telles autorités ? Je pense à l’exemple récent de la Commission de régulation de l’électricité, notre petite sœur, que nous avons vu naître avec plaisir et dont nous suivons les premiers pas avec attention et

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bienveillance et avec la satisfaction de voir la famille s’élargir. Pourquoi ? Tout simplement parce que ces créations reposent sur un principe d’efficacité. On applique au sein de l’État une règle simple qui est celle de la délégation et de la responsabilité. Cela suffit à justifier l’existence de ces autorités un peu inhabituelles au sein du paysage français.

On entend souvent, ici ou là, une autre critique : « Que vous existiez passe encore, mais disparaissez rapidement ». C’est un peu la chronique d’une mort annoncée. « Disparaissez, car les raisons mêmes qui ont conduit à votre création, c’est-à-dire la nécessité d’une régulation asymétrique, vont bientôt disparaître. Vous n’aurez plus votre rôle dès lors que la concurrence avec France Télécom existera. La seule justification de votre existence, c’est le fait qu’il y avait un monopole. Il n’y a plus de monopole, vous n’avez donc plus lieu d’être ». Seconde critique : « C’est bien compliqué, le CSA, l’ART... Ne pourrait-on pas fusionner tout cela comme c’est le cas aux États-Unis, au Canada, en Italie ? » Je ne crois pas, là non plus, que ce serait une bonne idée. Enfin, et en présence de Karel Van Miert, je suis particulièrement attentif à cette objection. On dit « Vous savez, l’avenir étant, bien évidemment, européen, pourquoi ne pas confier cette mission à la Direction générale en charge des télécommunications à Bruxelles ? Ces multiples autorités dans les États membres, cela pose des problèmes de cohérence et de coordination. Il faut que la régulation s’exerce véritablement à Bruxelles. Donc vous existez mais pas pour longtemps, soyez rassurés ».

Ces thèses ne me paraissent pas justifiées. Et vous ne serez pas surpris – ce n’est pas seulement un plaidoyer pro domo – que je pense que l’ART, au moins pour quelques années, doit continuer à exister. D’abord parce qu’il ne suffit pas que la concurrence soit ouverte en droit, il faut aussi qu’elle soit ouverte en fait. Or, ce n’est pas le cas aujourd’hui sur bien des segments de marché. L’existence même de la régulation asymétrique, le droit d’accès aux infrastructures essentielles – ce qu’évoquait Marie-Anne Frison-Roche –, demeurent aujourd’hui une nécessité, et il faut que quelqu’un y veille. En deuxième lieu, mélanger la régulation des contenus et la régulation des contenants serait, à mon sens, une très mauvaise idée. Sans doute peut-on redessiner les frontières et sans doute peut-on mieux distinguer, en tenant compte du phénomène de la convergence, ce qui relève de la régulation des réseaux et ce qui ressortit à la régulation des contenus. On peut donc apporter des corrections à la marge, mais pas davantage.

Enfin, faut-il transférer tout cela au niveau européen avec un renforcement des pouvoirs de la Commission ? Je ne le pense pas. Certes, si l’on songe, par exemple aux conditions de candidature à l’UMTS – les licences de téléphonie mobile de troisième génération –, il est vrai que le désordre européen que l’on peut observer aujourd’hui, la diversité des solutions retenues, n’est pas satisfaisant. On aurait pu souhaiter sur ce dossier particulier que la Commission joue un rôle plus important. Il me semble dans l’immédiat – au moins pour quelques années encore – que l’existence même d’une autorité de régulation dans le secteur des télécommunications se justifie, même et surtout si la manière dont elle exerce sa tâche et ses missions évolue rapidement et s’adapte constamment aux besoins du marché, aux besoins des opérateurs et à une situation de la technologie et de la concurrence qui se transforme extrêmement vite.

M. Xavier Delcros.– Nous voyons donc dans le secteur des télécommunications une confrontation arbitrée par l’ART entre l’opérateur historique représenté par M. Guillaume, et un opérateur privé – Bouygues –, représenté par M. Guillemin. Que pensez-vous, M. Guillemin, de

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ce débat sur l’existence de l’ART ? Et plus généralement, comment appréciez-vous son contrôle de la régulation asymétrique.

M. Jean-François Guillemin, Secrétaire général du Groupe Bouygues.– L’opérateur privé dernier entrant sur le marché sera le dernier à critiquer la présence d’une autorité de régulation. Ce dernier entrant a pu pénétrer sur le marché parce que le législateur lui a reconnu un droit d’accès et la liberté de la concurrence, mais cela ne suffit pas pour affronter l’ex monopole public. L’opérateur privé entre sur le marché parce qu’il pense qu’il a une capacité d’innovation et de gestion, mais surtout parce qu’il peut bénéficier de l’égalité de la concurrence : telle est la mission essentielle confiée au régulateur. L’opérateur est donc très demandeur de régulation et de cette garantie d’une égalité des conditions de la concurrence. Pour cela, il dispose d’à peu près tout l’arsenal dont il peut avoir besoin pour se faire une place sur le marché. La régulation existe finalement pour lui, elle permet aux opérateurs privés d’exister et aux nouveaux entrants de participer à la compétition. Mais elle doit pleinement remplir son office.

Or, l’opérateur privé entrant sur le marché est confronté à des difficultés redoutables. La première est ce que j’appellerai l’éclatement de la régulation. Éclatement de la régulation parce que le législateur n’a pas choisi de la confier à un seul régulateur. On a parlé de l’ART, mais il y a bien d’autres régulateurs : le Ministre lui-même est en France un régulateur, la Commission de Bruxelles, les juridictions administratives, le Conseil de la concurrence, le juge pénal, le juge civil... On a déjà énuméré huit régulateurs. L’opérateur privé obtient la régulation du marché en sollicitant des décisions de ces régulateurs, qui sont autant de sources de droit différentes, ce qui rend l’exercice extrêmement difficile. Pour reprendre un concept cher à Madame Frison Roche, il n’existe pas, ou très peu, d’« interrégulation ».

Un autre handicap est l’échelonnement de la liberté d’accès au marché. La France est passée d’un monopole à un duopole, du duopole à un marché avec trois opérateurs, mais cette ouverture du marché s’est faite de façon très progressive, sur plusieurs années, si bien que des parts de marché ont pu être préemptées par le monopole, puis le premier opérateur qui est venu le rejoindre.

L’élaboration très progressive de la régulation est une autre difficulté. Par exemple, on a vu apparaître en France, au mois d’août 2000, une obligation de partage des sites pesant sur les opérateurs déjà présents sur le marché, au profit des nouveaux entrants. Cette disposition n’existait pas lorsque Bouygues Télécom est arrivée sur le marché. La lenteur de l’application de la régulation est aussi un point fondamental. Par exemple, en présence d’une pratique de prix prédateurs, il faut que l’autorité de régulation, ici le Conseil de la concurrence, puisse intervenir rapidement. Or, ce n’est pas aussi simple que cela. En attendant, les parts de marché sont conquises.

Enfin, l’opérateur privé dernier ou nouvel entrant sur le marché, peut être confronté à des régressions formidables de la régulation. La raison en est très simple : en France et en Europe, la concurrence n’est pas encore un objectif prioritaire ; ce n’est pas une fin en soi, les objectifs du droit de la concurrence s’effacent bien souvent devant d’autres considérations. Un exemple récent, très spectaculaire, est l’octroi des licences de troisième génération. L’édifice patiemment élaboré par diverses autorités de régulation s’est effondré parce que les plus grands États européens (Royaume-Uni, Allemagne et France) ont soudainement décidé de poursuivre un objectif fiscal : profiter de la mode pour l’UMTS, spéculer sur l’arrivée d’un nouveau produit qui n’existe pas encore, pour percevoir, sur les opérateurs, des taxes

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extrêmement élevées (environ 1 000 milliards de francs pour toute l’Europe). C’est un autre objectif qui l’a emporté sur l’objectif de libre concurrence. Ainsi, des sommes considérables vont être perçues en France auprès de chacun des candidats, y compris le dernier entrant qui devrait payer le même montant que le premier entrant, à savoir l’ex monopole public. La considération de la libre concurrence et de l’égalité des conditions de la concurrence n’a pas été prise en compte dans la décision. L’opérateur privé est donc menacé par de telles régressions de la régulation.

On pourrait également évoquer la loi sur le numérique hertzien que le Parlement vient d’adopter en France.

La régression de la régulation est une conséquence directe de la fragmentation des régulateurs, de l’éclatement de la régulation. Lorsqu’on lit les directives européennes ou les décisions communes du Parlement européen et de la Commission de Bruxelles, qui cherchent à promouvoir l’innovation et la concurrence, on observe qu’il est recommandé aux États membres de ne pas percevoir des montants excessifs lors de l’attribution des licences. L’Europe avait bien la volonté de développer son industrie des télécommunications et de préserver son leadership mondial, acquis grâce à une ouverture réussie du marché du GSM à la concurrence. Force est de reconnaître que tout cela a finalement fondu au soleil de la recherche de recettes fiscales.

Tel est l’un des plus grands paris de l’opérateur privé qui entre sur le marché. Certes l’existence de la régulation et la présence d’une autorité de régulation sont des avancées fondamentales. Mais le régulateur intervient dans un contexte extraordinairement complexe et dans un environnement juridique qui ne fait pas de la liberté de la concurrence une priorité. Que faut-il faire ? Ces quelques minutes ne sont pas suffisantes pour recenser les propositions. Il faudrait sûrement a minima, que, dans les droits des pays européens, la liberté de la concurrence soit relevée dans la hiérarchie des priorités juridiques. Il faudrait, par ailleurs, que la Cour de justice des Communautés européennes développe une jurisprudence permettant de sanctionner les législations incompatibles avec les principes de la concurrence. Cela manque très clairement dans l’arsenal juridique actuel. Voilà ce qu’avait à dire l’opérateur privé.

M. Xavier Delcros.– Le débat sur la conquête de la clientèle, qui nous occupe aujourd’hui, est celui de savoir si et dans quelle mesure l’opérateur historique, que représente ici M. Guillaume, aurait à souffrir de l’ouverture du marché à la concurrence, et comment il perçoit ceux auxquels il s’adresse : comme des clients d’aujourd’hui, comme des usagers d’hier ?

M. Emmanuel Guillaume, Conseiller d’État, Directeur juridique et fiscal du groupe France Télécom.– Je n’ai pas mis ma perruque poudrée et je ne transformerai pas cette table en ring. J’observe quand même que, lorsqu’on libéralise, il y a toujours une confiance modérée vis-à-vis des opérateurs qui occupent toute la scène.

La régulation spécialisée existe, c’est une nécessité. Et elle existe dans tous les pays. Il doit y avoir des raisons pour cela. Pierre-Alain Jeanneney a raison quand il dit qu’on va en avoir encore pour quelques années. En caricaturant, l’opérateur historique a l’option entre deux stratégies : une stratégie perdante, qui est celle de l’enfermement dans la forteresse, et donc gérer le déclin de façon agressive ; une autre stratégie, pas nécessairement gagnante, parce qu’on ne le sait qu’à la fin de l’histoire – il n’y a d’ailleurs pas de fin à l’histoire –, qui est le développement. Cela dépend évidemment des branches d’activité. Le problème est peut-être

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différent dans le charbonnage ou dans un secteur où les perspectives de croissance sont moindres que les télécoms. Le développement veut dire qu’on va perdre des parts de marché, c’est sûr, mais qu’il faut alors tout faire pour développer le marché. La concurrence est évidemment un moyen formidable pour le développer. Mais chacun doit y contribuer. Et l’opérateur en position dominante doit y avoir une part importante.

On a finalement deux préoccupations dans la relation avec la clientèle dans ce jeu à trois : l’opérateur historique installé avec la base de clients, les concurrents qui entrent, et le régulateur qui s’intéresse de très près à l’opérateur dominant. La première préoccupation est de pouvoir jouer le jeu de la concurrence avec le minimum de plomb accroché à la selle, c’est-à-dire de pouvoir être à la fois réactif et créatif pour s’adapter au marché, proposer de nouveaux services, de nouvelles combinaisons de services et innover, l’innovation permettant de créer de nouveaux usages et de développer le marché, ce qui profite ensuite à tout le monde.

Dans ce domaine, nous avons une contrainte qui nous préoccupe de plus en plus, c’est le facteur temps. Il faut être rapidement sur le marché. Le temps que l’on passe déjà à préparer les services nous oblige à respecter un certain délai d’adaptation. Aujourd’hui, avec le développement de la concurrence, nous considérons que tous les contrôles a priori se justifient de moins en moins – ils sont d’ailleurs quelquefois contradictoires –, en particulier dans le domaine tarifaire. Ce contrôle est d’ailleurs partagé entre l’ART et le Gouvernement, puisque c’est ce dernier qui homologue les tarifs des produits et services, sachant que l’ART approuve le catalogue d’interconnexion. Ce contrôle est de moins en moins justifié parce que la concurrence se développe maintenant de façon généralisée. Il l’est d’autant moins qu’il est normalement fondé sur l’existence d’un monopole de fait ou de droit au regard des règles de concurrence. Or, ce contrôle reste inscrit dans la législation actuelle et il va subsister pour le service universel – celui du service téléphonique notamment, qui est ouvert à la concurrence. Je pense qu’il n’est plus vraiment indispensable dans la mesure où il existe des mécanismes de régulation a posteriori efficaces. Le Conseil de la concurrence peut être amené, en particulier lorsque des offres tarifaires ou des innovations posent problème, à prendre, avec l’avis de l’ART dans le cadre de ses procédures, des mesures de protection si elles sont nécessaires. Pourquoi donc faut-il maintenir des dispositifs a priori ? C’est le point de vue de l’opérateur historique.

On a par ailleurs des problèmes communs avec nos concurrents, qui ont été évoqués, comme la taxation de l’UMTS. Mais notre principal problème est celui de la capacité de réaction, surtout quand on est une grosse boutique. Tout ce qui permet de gagner du temps de ce point de vue est le bienvenu. On arrive d’ailleurs à mettre le doigt sur certaines contradictions. La France cherche à concilier service public et concurrence. C’est un exercice un peu difficile – il faut des autorités spécifiques pour le faire. Mais la concurrence va, par définition, s’attaquer à des secteurs où l’opérateur fait des marges plus importantes, et l’effet de la concurrence est globalement de rapprocher les prix des coûts. Or, que fait traditionnellement un opérateur de service public ? Il fait de la péréquation. La péréquation tarifaire, qui est le reflet du principe d’égalité, percute finalement le comportement d’une entreprise en situation de concurrence qui consiste à différencier ses produits, ses offres en fonction du public, les clients étant inégalement répartis sur le territoire. On en arrive donc à une certaine contradiction, avec laquelle l’opérateur doit vivre, entre un principe d’égalité qu’il faut faire régner dans le cadre du service universel et, en même temps, une compétition qui joue sur des différences par rapport aux coûts et qui oblige à s’adapter à l’évolution des coûts.

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La deuxième préoccupation concerne ce qui permet de fournir le service au client : c’est le réseau. L’opérateur cherche évidemment à conserver la maîtrise de la relation avec son client, et à éviter que n’apparaissent, dans les conditions de tarification de son réseau, des opportunités pour des concurrences temporaires, parasitaires, fondées sur une tarification inadaptée. On a eu une expérience un peu désagréable, celle d’un pouvoir conjoint exercé sur des infrastructures pour la fourniture du service des réseaux câblés. Cette expérience n’est d’ailleurs pas terminée, mais elle a laissé un mauvais souvenir général parce que dissocier la propriété de l’infrastructure et la fourniture du service sur l’infrastructure pose des problèmes importants de coexistence, de responsabilité vis-à-vis du client et d’image. Il ne faut donc pas non plus, au moment où on est en train de travailler sur le dégroupage, négliger les leçons des événements récents. Des règles ont été fixées là-dessus et un régulateur est là pour arbitrer. Son rôle est tout à fait légitime. La question est peut-être celle de l’évolution du champ de la régulation. Arbitrer les litiges entre opérateurs sur les conditions d’interconnexion paraît tout à fait naturel, évident, et amené à perdurer. En revanche, le contrôle tarifaire a priori pourrait évoluer.

M. Xavier Delcros.– Nous avons eu raison de considérer que nous étions en présence d’une véritable conception privée de la gestion puisque le propos de M. Guillaume est de nous dire : « Assez de la culture publique du tarif, arrivons-en à une culture économique du prix », aussi bien du prix facturé aux consommateurs, en supprimant les homologations tarifaires, que du prix facturé à l’utilisateur de réseau. La question se pose en terme de dégroupage, en terme d’utilisation du réseau que l’opérateur historique détenait de façon monopolistique, de tradition. Restons sur le terrain de l’économie et du chiffre en nous intéressant à un autre exemple de service public confronté à la concurrence : l’audiovisuel et ses problèmes de financement. Nous vous proposons sur ce point un débat entre MM. Charbit et Guersent.

M. Nicolas Charbit, Avocat à la Cour, Cabinet Allen & Overy.– Pour revenir à la problématique de la conquête de la clientèle dans le secteur public, je souhaitais illustrer cette question avec le financement du service public audiovisuel. Il existe actuellement toute une série de procédures au niveau communautaire, mais aussi au niveau des États, intentées contre les opérateurs de télévision publique : en France, à l’égard de France Télévision, mais cela concerne également la BBC, en Angleterre, sans parler de l’Allemagne, de l’Espagne et du Portugal. Que se passe-t-il dans ces affaires ? Les opérateurs de chaînes privées accusent les opérateurs publics de bénéficier d’aides d’État. Ils considèrent que la redevance constitue une aide d’État au sens du traité de Rome. Il en découlerait que cette aide d’État devrait non seulement être interdite, mais remboursée. Cela engendrerait des conséquences catastrophiques – on l’imagine bien – s’il fallait rembourser la redevance en France depuis 1958.

Pour résoudre ce problème, la Commission a traité certains cas particuliers : le cas de la BBC a été réglé de manière assez rapide puisque cette dernière fonctionne uniquement sur un financement public. Le cas allemand a également été très rapidement traité car, en Allemagne, une commission spécifique détermine l’exact montant de la redevance qui devait aller à l’opérateur public. La Commission a également proposé d’autres modes d’action pour résoudre les cas qui continuent à se poser, et elle a émis des lignes directrices en septembre 1998, qui ont d’abord été rejetées par les États et les opérateurs (un nouveau projet était encore en discussion en avril 2001). Parmi ces lignes directrices, je retiendrai plus particulièrement deux options.

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La première proposait de supprimer le caractère mixte du financement et de s’en tenir uniquement à un financement public, c’est-à-dire 100 % de redevance. Aurait été exclue la partie privée du financement, c’est-à-dire les ressources provenant de la publicité. Une des autres options proposées consistait à mettre en place un système d’appel d’offres pour les missions de service public, un peu comme en matière de transport aérien. En effet, si une compagnie aérienne souhaite instaurer une desserte entre Lille et Rouen, ou Lille et un petit aéroport de province par exemple, l’État propose aux différents opérateurs du marché – publics ou privés, peu importe – de prendre en charge cette ligne et leur demande de quel montant d’aides ils ont besoin pour opérer cette liaison aérienne locale. Et le marché – au moins l’aide d’État – est attribué à l’opérateur le moins-disant, celui qui demande la somme la moins importante. La Commission a proposé quelque chose de similaire dans le secteur audiovisuel. Ainsi, pour la messe du dimanche, par exemple, ou pour les émissions des partis politiques, on demanderait à tous les opérateurs de chaînes privées et publiques intéressés de fixer le montant de redevance dont ils estiment avoir besoin. Et ces émissions iraient à l’opérateur qui en demande le moins. La dernière chose que demandait la Commission, mais qui pose problème dans le secteur de l’audiovisuel, ainsi que dans le secteur des télécoms ou dans celui des postes, c’est d’adopter une comptabilité analytique précise qui permettrait de déterminer le coût des obligations de service public.

Je reviens maintenant à la problématique « conquête de clientèle » de notre table ronde. Dans le cas de la première option proposée par la Commission – la fin au financement mixte des opérateurs –, on a un exemple d’une autorité de concurrence qui interviendrait pour interdire au secteur public la conquête de clientèles. Ce modèle de financement est certes possible ; on le voit en Angleterre, avec la BBC. Mais, ce n’est pas à l’autorité de concurrence d’en décider ainsi. Une des questions posées, à la suite de l’intervention de Mme Frison-Roche, est donc celle de l’autorité compétente pour décider de l’adoption d’un tel modèle économique qui empêche une entreprise publique d’aller conquérir la clientèle sur le marché privé (en l’occurrence le marché des annonceurs).

La question de la compétence du régulateur ou de l’autorité de concurrence a été abordée de manière différente en France. La tendance française est plutôt à autoriser les opérateurs publics à exercer de manière conjointe sur le même marché que les opérateurs privés. J’en veux pour preuve les avis de diversification du Conseil de la concurrence, mais également du Conseil d’État, concernant EDF et GDF ou la Poste. Dans ces avis, le Conseil d’État et le Conseil de la concurrence ont, par principe, considéré qu’il est possible que l’opérateur privé soit en compétition avec l’opérateur public pour conquérir la clientèle. Ce principe a d’ailleurs été à nouveau exprimé récemment dans un avis IGN du 8 novembre 2000. Le Conseil d’État y pose le principe du droit pour les établissements publics administratifs de postuler à un marché public aux côtés d’opérateurs privés. Le marché a, en l’occurrence, été attribué à l’IGN, suscitant ainsi le recours d’une société évincée. Le Conseil d’État a rappelé « la possibilité de concurrence dans la conquête de la clientèle entre l’opérateur public, fût-il établissement administratif, et l’opérateur privé ». Il y a là une tendance très française : un principe est posé mais il faut l’appliquer cas par cas au détriment de la sécurité juridique. Il y a encore très peu de secteurs où les règles communautaires imposent une obligation de mettre en place une séparation juridique, matérielle et financière, passant par la création d’une structure juridique pour éviter des subventions croisées entre le service public et les opérations concurrencées. Les opérateurs publics n’ont qu’exceptionnellement de telles obligations de séparation. Nous n’avons au niveau national que quelques recommandations du Conseil de la concurrence et quelques obligations en matière postale et ferroviaire au niveau communautaire.

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Pour conclure sur ce problème de conquête de la clientèle par le service public, toute la question est de savoir si on veut ou non interdire cette distorsion de concurrence qui résulte du fait que des opérateurs publics sont en concurrence avec les opérateurs privés. Doit-on absolument interdire ces restrictions pour faire respecter le principe de l’égalité des chances, respecter le principe de liberté de l’économie et du commerce en France ? Ou alors est-on prêt à tolérer une certaine marge de distorsion de concurrence pour maintenir une conception du service public ?

M. Xavier Delcros.– Nous avons la chance de donner maintenant la parole à M. Guersent, qui a été interpellé au travers de la Commission européenne qu’il représente, et qui a vu se tracer une idée très intéressante, celle de la participation des opérateurs privés à des prestations de service public ou de service universel.

M. Olivier Guersent, Membre du Cabinet de M. Michel Barnier, Commissaire européen.– Je ne voudrais pas me laisser enfermer dans ce débat. Je souhaiterais surtout réagir à un certain nombre d’observations que j’ai entendues autour de cette table. Je voudrais d’abord vous dire, en deux mots, ce qu’est pour moi la conception communautaire de la politique de libéralisation.

Le constat – fait dans les années 1980 – était que le monde changeait et que les modes de production d’un certain nombre de biens, en particulier les biens produits par les industries en réseaux, qui sont essentiels non seulement du point de vue de la citoyenneté, mais aussi du point de vue de la compétitivité de l’industrie européenne, n’étaient plus adaptés à ces changements. Le cas le plus flagrant est celui du secteur des télécommunications. Sur la base de ce constat, la Commission européenne s’est fixée pour objectif de permettre à ces services de s’adapter au changement d’exigence de l’intérêt général, mais également au changement des besoins collectifs et aux changements intervenus dans leur environnement économique, de manière à ce qu’ils continuent d’être un facteur de compétitivité important pour l’industrie européenne.

Comment atteindre cet objectif ? Nous avons fait le constat que la plupart du temps, l’ouverture au jeu de la concurrence des services d’intérêt général, traditionnellement sous monopole, permettait de leur donner une efficacité accrue. Mais ceci, tout en gardant en permanence à l’esprit qu’il existe des limites à ces mécanismes et qu’il y a un risque, dans certains cas, d’exclure une partie de la population des bénéfices et des externalités positives qui peuvent être retirés de ces services. Pour réaliser la synthèse entre ces deux aspects antinomiques, nous nous sommes engagés dans une politique que je qualifierai de « concurrence régulée ». Par ailleurs, nous nous sommes aussi engagés dans une politique très pragmatique, c’est-à-dire centrée sur les caractéristiques de chaque secteur. Nous n’avons pas libéralisé les télécommunications comme nous avons libéralisé l’énergie, ni comme nous avons libéralisé – ou pas libéralisé, sinon pas assez, diront certains – la Poste. Pourquoi ? Parce que l’économie de ces secteurs et les enjeux sont fondamentalement différents, ce qui nous semblait justifier des solutions différentes.

Je voudrais revenir maintenant sur ce qu’a dit M. Jeanneney en réaction à ce qu’avait observé Mme Frison-Roche sur la légitimité des autorités de régulation et leur devenir. Ce n’est pas quelqu’un qui travaille à la Commission européenne qui s’offusquera de ce qu’une autorité administrative soit un lieu de confusion des pouvoirs. C’est exactement de cette façon qu’on pourrait qualifier la Commission elle-même. Pourquoi ? Parce que c’est finalement un

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régulateur et que, dans sa fonction de régulateur, il est vrai qu’elle confond des pouvoirs quasi législatifs, des pouvoirs exécutifs et des pouvoirs quasi juridictionnels.

Un autre point évoqué était celui de l’extinction de la régulation. C’est une question fascinante. Comme M. Jeanneney, il me semble qu’elle ne s’éteindra pas de sitôt. À cet égard, je ne crois pas, contrairement à M. Guillaume, que les contrôles ex ante notamment s’éteindront de sitôt dans un certain nombre de domaines, et en particulier dans celui des télécommunications, du moins pas tant que France Télécom détiendra 90 % du marché de la téléphonie fixe. Mais il est vrai qu’à terme, on peut se poser la question du devenir des régulations spécifiques. Il est assez probable qu’il va y avoir une perte de puissance des régulations spécifiques et, corrélativement, une montée en puissance du droit général de la concurrence au fur et à mesure que ces marchés fonctionneront de manière plus normale. Mais je pense qu’il restera toujours un core business pour la régulation spécifique, en particulier là où il s’agit d’attribuer des ressources rares et de vérifier comment ces ressources rares sont utilisées.

J’ai entendu tout à l’heure M. Guillemin s’émouvoir du processus d’enchères en matière d’UMTS et du fait qu’il n’y avait pas d’harmonisation communautaire. Je voudrais d’abord dire qu’il n’y avait pas non plus d’harmonisation au moment où ont été attribuées les licences GSM. Il n’y en avait tellement pas qu’à l’époque, on les avait attribuées gratuitement aux monopoleurs, et qu’on avait fait payer les autres. La Commission européenne avait dû intervenir pour rétablir l’équilibre. Je trouve curieux, aujourd’hui, d’entendre, surtout les nouveaux entrants, les défenseurs d’un libéralisme échevelé s’émouvoir qu’on fasse jouer la loi du marché pour attribuer les ressources rares. Car c’est finalement le marché qui fixe le prix des licences UMTS. Et si le marché se trompe, ma foi, ce n’est pas grave : les entreprises feront faillite, elles revendront leur licence pour moins cher et d’autres viendront. C’est la dure loi du marché, M. Guillemin. Deuxième observation sur ce point : il existe une étude fort intéressante dont je ne saurais trop recommander la lecture. Rédigée par le Professeur Laffont et le Laboratoire d’économie industrielle de Toulouse, cette étude montre que, du point de vue de l’efficacité économique, les enchères sont probablement le moyen le plus efficace d’attribuer des ressources rares.

J’en viens à la question des télévisions publiques, sujet qui tient particulièrement à cœur à M. Van Miert. C’est un problème difficile. La première question est celle de savoir ce qu’est le service public télévisuel. Qu’est-ce qui le caractérise ? C’est à mon avis la qualité. Comment la mesure-t-on ? Est-ce de la qualité quand France 3 passe « C’est mon choix » à 20 H 30 ? Puis-je savoir, en ouvrant ma télévision et en mettant France 2 ou France 3, que je ne suis pas sur TF1 parce que ce sont des programmes d’une autre qualité ? Non ! Comment quantifie-t-on cette différence affichée ? C’est un point important parce que, au nom de cette différence, on donne des financements publics à des entreprises qui sont en concurrence. Elles le sont sur le marché de la publicité. La concurrence peut donc être faussée si on sur-compense les coûts de ces obligations de service public. La Commission européenne reconnaît cependant que les aspects qualitatifs sont difficiles à évaluer. Ce n’est pas seulement la messe le dimanche, ou bien les émissions folkloriques… Mais il y a beaucoup d’ambiguïté et cette ambiguïté est renforcée par le fait que les obligations de qualité qui pèsent sur le service public de l’audiovisuel, en particulier en France, sont relativement faibles.

Il existe donc un vrai problème de concurrence : est-il bon que certains opérateurs ne puissent jouer qu’avec les ressources qu’ils tirent du marché et que d’autres jouent avec ce

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même type de ressources mais aient, en plus, accès à une manne étatique dont l’attribution est fondée sur des critères qui ne sont pas parfaitement définis. On a parlé des propositions de la Commission. Ce n’étaient d’ailleurs que des propositions pour établir une discussion avec les États membres et les opérateurs. Ce qui prouve que la Commission est raisonnable : elle n’impose pas, elle discute. On a omis de citer une proposition intéressante qui s’inspire du système finlandais. Forts du constat qu’il est difficile de faire coexister les deux systèmes ensemble, les Finlandais ont retenus le système suivant : leur télévision publique n’a pas accès à la publicité mais est financée par un prélèvement sur les recettes publicitaires des opérateurs privés qui, eux, y ont accès, avec cette intéressante particularité que, chaque fois que les opérateurs privés gagnent plus d’argent, la télévision publique est plus riche. C’est un système auquel on devrait peut-être réfléchir en France.

CONCURRENCE DÉLOYALE : AMENDES CIVILES OU « DOMMAGES PUNITIFS »

M. Pierre Leclercq Conseiller à la Cour de cassation

Les réunions préparatoires m’ont déjà convaincu que nos échanges allaient cet après-midi être excellents, et comme je ne veux pas anticiper, bien que, sur chacun des sujets, j’aie envie de m’exprimer, je donne tout de suite la parole au Professeur Fasquelle, sur un exposé introductif sur la concurrence déloyale.

EXPOSÉ INTRODUCTIF

M. Daniel Fasquelle Professeur à la Faculté de droit de l’Université du Littoral (Boulogne-sur-Mer)

Ce colloque intitulé « Conquête de la clientèle et droit de la concurrence » est le prolongement d’un ouvrage publié par le CREDA sous la direction du professeur Yves Chaput et la coordination d’Aristide Lévi ayant pour titre « Clientèle et concurrence. Approche juridique du marché ».

Parce que, tant dans l’ouvrage du CREDA ( )21 que dans ce colloque, il est question de clientèle et de concurrence, il est, somme toute, assez naturel qu’une place particulière ait été

(21) « Clientèle et concurrence. Approche juridique du marché ». Litec 2000. Dans le titre 1, « La révélation de la

clientèle sur le marché des activités libres », un quatrième et dernier point est consacré à « La concurrence déloyale et l’effacement de la clientèle », p. 109 sq. Il s’agit d’une analyse de la jurisprudence récente des juges du fond en matière de concurrence déloyale réalisée par Claudine Alexandre-Caselli avec la collaboration de Zahia Bedidi-Ouadah et Isabelle Dastugue.

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réservée à la concurrence déloyale ( )22 . Le raisonnement est bien connu : si la règle est la liberté de la concurrence et la licéité du dommage concurrentiel – la clientèle est à qui sait la prendre – ( )23 , les pratiques commerciales anormales ou déloyales sont cependant interdites.

Au classicisme du thème – la concurrence déloyale –, répond l’originalité, voire même l’audace des organisateurs dans le choix de l’intitulé de cette table ronde. L’originalité apparaît à deux points de vue. En premier lieu, c’est à une réflexion sur la sanction de la concurrence déloyale à laquelle on nous invite et non pas à un nouveau débat sur la classification des actes de concurrence déloyale ou sur le champ d’application de ce droit. Tel, pourtant, aurait pu être le cas au regard des développements les plus récents de la jurisprudence ( )24 et des commentaires de la doctrine à propos, en particulier, du parasitisme ( )25 .

L’originalité se manifeste, en second lieu, à travers l’approche de droit comparé particulièrement opportune en raison de la très grande diversité des droits nationaux en la matière ( )26 , diversité qui se manifeste notamment dans les sources des droits de la concurrence déloyale ( )27 , puisque certains États ont des textes très détaillés, alors que d’autres privilégient une approche fondée sur le droit commun. À cet égard, les deux modèles opposés sont sans aucun doute, d’une part, l’Allemagne qui applique une loi sur la concurrence

(22) Sur les rapports entre concurrence et clientèle, on signalera tout spécialement la récente thèse d’Yvan Auguet,

sous la direction d’Y. Serra, « Concurrence et clientèle, Contribution à l’étude critique du rôle des limitations de concurrence pour la protection de la clientèle », LGDJ 2000, Bibliothèque de droit privé, tome 315.

(23) L’expression est de Y. Serra, Concurrence déloyale, Rép. com. Dalloz, spéc. n° 4. Pour un exemple récent, voir l’arrêt de la Cour de cassation du 16 mai 2000, SA Schabaver c/ SARL Marcel Justet à propos de la copie servile des produits d’un concurrent qui ne peut être, en tant que telle, sanctionnée pour concurrence déloyale (JCP ed. E, 13 juil. 2000, pan. 1112 ; Contrat Conc. Consom. Nov. 2000, n° 160, p. 12, obs. M. Malaurie-Vignal).

(24) Pour une étude récente sur l’évolution, en jurisprudence, des contours de la concurrence déloyale et du parasitisme, voir M.-L. Izorche, Concurrence déloyale et parasitisme économique, Colloque de Perpignan, 13 et 14 octobre 2000, à paraître.

(25) V. les articles de J. Passa, Propos dissidents sur la sanction du parasitisme économique, D. 2000, Cahiers de droit des affaires, chron., p. 297 et P. Le Tourneau, Retour sur le parasitisme, D. 2000, Cahiers de droit des affaires, chron., p. 403.

(26) Même si cette diversité ne doit pas être exagérée car, au-delà de certaines différences formelles, ce sont les mêmes comportements qui sont condamnés dans les différents pays étudiés. On peut ajouter que le droit allemand repose principalement sur la clause générale de l’article 1er de la loi de 1909 alors qu’en droit français on voit se multiplier les textes particuliers. Aux États-Unis, articles généraux et dispositions particulières coexistent. La jurisprudence joue également un grand rôle.

(27) Sur la divergence des droits nationaux, voir notamment F.-K. Beier, Évolution et état actuel du droit de la concurrence déloyale dans la Communauté économique européenne, RI Conc. 1986/1, n° 149, p. 4 ; D. Brault, Droit de la concurrence comparé, Économica 1995, spéc. p. 50 sq. ; B. Dutoit, Convergences et divergences des droits nationaux de la concurrence déloyale dans la CEE in Un droit européen de la concurrence déloyale en formation ?, colloque Lausanne, Droz, Genève, 1994, p. 97 sq. et du même auteur, Concurrence déloyale et droit comparé, colloque de Perpignan, 13 et 14 octobre 2000, à paraître ; J. Passa, Panorama des droits étrangers, J.-cl. Concurrence-Consommation, Fasc. n° 50-20 ; Y. Saint-Gal et M.-H. Bienaymé, Évolution de la législation et de la jurisprudence en matière de concurrence déloyale, du droit de la concurrence et des appellations d’origine, Journées d’étude de Madrid 7-10 octobre 1989, RIConc. 1990, n° 3, p. 4 ; Yves Saint-Gal, Rapport aux journées d’étude de Budapest, RIConc. 1993, n° 3, p. 6 ; E. Ulmer et F.-K. Beier, La répression de la concurrence déloyale dans les États membres de la CEE, t. 1, Dalloz, 1967 (d’autres tomes seront ensuite consacrés à l’étude du droit de la concurrence dans chacun des 6 États membres). V. également, OMPI, Protection contre la concurrence déloyale. Analyse de la situation mondiale actuelle, Genève, 1994.

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déloyale (Gesetz gegen den unlauteren Wettbewerb-UWG) du 7 juin 1909 comprenant pas moins de trente articles ( )28 et, d’autre part, la France, pays dans lequel le droit de la concurrence déloyale au sens strict repose sur le seul article 1382 du Code civil. Les États-Unis sont en quelque sorte à mi-chemin ( )29 . La jurisprudence y joue un rôle important puisque, s’il n’existe pas de « tort of unfair competition », les concurrents disposent néanmoins d’actions particulières comme le « tort of passing off » ( )30 , outre le recours aux torts traditionnels et à l’action en restitution des bénéfices indus ( )31 . Au droit de common law, s’ajoutent des textes spécifiques dont l’importance n’est pas négligeable. Au plan fédéral, on mentionnera la section 5 du Federal Trade Commission Act qui interdit les actes de concurrence déloyaux (« unfair ») ou trompeurs (« deceptive ») ( )32 , ainsi que la section 43 du Lanham Act qui permet d’agir en cas de présentation trompeuse de soi-même, des concurrents, de ses produits et de ses services ou de ceux des concurrents ( )33 . Il existe également dans chaque État des textes qui s’inspirent soit du FTC Act ( )34 , soit du Uniform Deceptive Trade Practices Act (UDTPA) ( )35 .

L’audace apparaît dans l’alternative posée par l’intitulé : « dommages punitifs ou amende civile ? ». De l’audace puisque, pour introduire des dommages punitifs en droit français, il faut remettre en cause un dogme du droit de la responsabilité civile, à savoir que la réparation accordée à la victime doit correspondre exactement au préjudice subi. Or, si en Angleterre

(28) Pour des commentaires, en français, sur le droit allemand de la concurrence déloyale, voir J. Passa, Panorama

des droits étrangers, J.-cl. Concurrence-Consommation, Fasc. 50-20 spéc. nos 48 sq. ; D. Riemer, F.-K. Beier et D. Baumann, La répression de la concurrence déloyale en Allemagne, Économica, 1978 ; F. Henning-Bodewig, Dictionnaire Jupiter, Allemagne fédérale, 31. La concurrence déloyale, dernière mise à jour en octobre 1989 et le Lefebvre Allemagne, éd. 2000, nos 1220 sq.

(29) Sur le droit de la concurrence déloyale aux États-Unis, voir N.-C. Mandel, in Unfair trading practices, The comparative Law Yearbook of International Business, Special Issue 1996, p. 361 sq. ; L. Mermillod, Essai sur la notion de concurrence déloyale en France et aux États-Unis, LGDJ 1954 avec une préface du doyen Roubier, ainsi que les références citées infra.

(30) Qui consiste à faire passer ses propres produits pour ce qu’ils ne sont pas, soit en créant une confusion avec des produits concurrents, soit en usant d’indications trompeuses pour le consommateur. V. L. Mermillod, op. cit., spéc. p. 215 sq. et pour le droit anglais, J. Passa, Panorama des droits étrangers, J.-cl. Concurrence–Consommation, fasc. 50-20, spéc. nos 67 sq., ainsi que C. Wadlow, The law of Passing-off, Sweet & Maxwell.

(31) V. infra, les développements sur le « waiver of tort ». (32) Il faut ajouter les communications que la Federal Trade Commission peut adopter sur le fondement du FTC Act

et dont la violation entraîne les mêmes conséquences que le non-respect de la section 5. (33) Le passage qui intéresse le droit de la concurrence déloyale est ainsi rédigé : « (a)(1) Any person who, on or in

connection with any goods or services, or any container for goods, uses in commerce any word, term, name, symbol or device or any combination thereof, or any false designation of origin, false or misleading description of fact or false or misleading representation of fact which (A) is likely to cause confusion or to cause mistake or to deceive as to affiliation, connection or association of such person with another person, or as to the origin, sponsorship or approval of her goods, services or commercial activities by another person, or (B) in commercial advertising or promotion, misrepresents the nature, characteristics, qualities or geographic origin of his or her or another person’s goods, services, or commercial activities shall be liable in a civil action by any person who believes that he or she is or likely to be damaged by such act » (15 U.S.C.A. 1125 (a) 1982 & Supp 1996).

(34) On parle alors de « little FTC Acts » ou de « baby FTC Acts ». (35) Il s’agit d’une loi-modèle proposée par la National Conference of Commissionners on Uniform State Laws dont la

mission est d’unifier le droit américain dans certains domaines.

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d’abord ( )36 , aux États-Unis ensuite ( )37 , les dommages punitifs se sont imposés pour sanctionner les fautes les plus graves, il n’en a rien été en France. Bien au contraire, la fonction indemnitaire de la responsabilité civile n’a cessé de s’imposer dans notre pays, favorisée par l’effacement de la faute et la collectivisation des risques. La responsabilité civile dans sa fonction de peine privée s’est donc peu à peu effacée au point de ne plus apparaître que comme un vestige d’un passé révolu quand la condamnation à réparer pouvait encore constituer une lourde charge financière et donc une sanction civile pour l’auteur du dommage ( )38 .

De l’audace également dans la mesure où les amendes civiles restent exceptionnelles en droit français et sont principalement employées dans deux types de circonstances bien particulières ( )39 : soit pour sanctionner l’inobservation d’une charge publique ou civile ( )40 , soit pour sanctionner une action en justice abusive ou dilatoire ( )41 .

De l’audace, enfin, car pour introduire des dommages punitifs ou des amendes civiles en droit français de la concurrence déloyale, il faut admettre la possibilité de légiférer dans un domaine demeuré essentiellement jurisprudentiel jusqu’à présent. Pour les amendes civiles, il est évident qu’une loi est nécessaire. Pour les dommages punitifs également dès lors que l’on souhaite donner officiellement au juge le pouvoir de dépasser la règle inscrite dans l’article 1382 du Code civil selon laquelle on ne peut exiger de l’auteur de l’acte plus que la réparation du dommage causé à la victime. Or, envisager une loi sur la concurrence déloyale, c’est prendre le risque de se heurter aux nombreux auteurs et magistrats qui ne veulent voir dans le droit de la concurrence déloyale qu’une modalité particulière de la responsabilité du fait personnel et persistent à trouver le fondement technique de ce droit dans le droit commun ( )42 .

À bien y réfléchir, cependant, il apparaît que si audace il y a, il s’agit d’une audace mesurée, voire même raisonnée et utile.

(36) Sur l’utilisation des dommages punitifs dans la protection des libertés publiques en droit anglais, v. S. Carval, La

responsabilité civile dans sa fonction de peine privée, LGDJ 1995, Bibliothèque de droit privé, t. 250, spéc. nos 43 sq. (37) Sur les dommages punitifs en droit américain pour sanctionner les fabricants de produits dangereux, v. P. Dupin

de Saint-Cyr-Marée, La réparation des atteintes à la sécurité des consommateurs en droit américain, in Sécurité des consommateurs et responsabilité du fait des produits défectueux, LGDJ, 1986.

(38) Voir notamment la thèse de S. Carval, op. cit. (39) Amende civile, Vocabulaire juridique, Gérard Cornu, association H. Capitant. (40) On peut citer trois séries d’exemples. Les sanctions d’obligations professionnelles (article 50 du Code civil pour

les officiers d’état civil, l’article 2202 pour les conservateurs des hypothèques). Le respect de certaines règles de la tutelle (articles 395, 412, 413 du Code civil). L’obligation de chacun d’apporter son concours à la justice en vue de la manifestation de la vérité, le juge pouvant contraindre celui qu’il a légalement requis à s’exécuter « au besoin à peine d’astreinte ou d’amende civile » (art. 10 NCPC ; article 207 NCPC pour les témoins défaillants).

(41) Dans ce dernier cas, on parle d’« amendes de procédure ». V. l’article 32-1 NCPC : « Celui qui agit en justice de manière dilatoire ou abusive peut être condamné à une amende civile de 100 à 10 000 F sans préjudice des dommages-intérêts qui seraient réclamés ». V. également les articles 559, 581 et 628 NCPC pour les recours exceptionnels et les pourvois abusifs ou dilatoires.

(42) V., par exemple, J. Dupichot, Pour une réflexion doctrinale sur la (nécessaire) sanction du parasitisme économique : vers un particularisme des sanctions ou vers un retour au droit commun ? : Gaz. Pal. 1987, doct., p. 348 ; M.-L. Izorche, « Les fondements de la sanction de la concurrence déloyale et du parasitisme », RTD com. 1998, p. 17 ; A. Pirovano, La concurrence déloyale en droit français, RID comp. 1974, 470 ; Y. Serra, op. cit., spéc. n° 33 ; G. Viney, Rapport de synthèse au colloque de Perpignan des 13 et 14 octobre 2000 (à paraître).

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En ce qui concerne, tout d’abord, les amendes civiles, leur utilisation est désormais sérieusement envisagée par le législateur en droit de la concurrence, à l’ancien article 36 de l’ordonnance du 1er décembre 1986, devenu l’article L. 442-6 du Code de commerce, de façon à renforcer la sanction des pratiques restrictives de concurrence ( )43 . La brèche étant ouverte, pourquoi ne pas s’interroger sur une évolution comparable en droit de la concurrence déloyale ?

À propos des dommages punitifs, il a été démontré à la fois la « verdeur » de la faute civile ( )44 , ainsi que la pérennité de l’usage de la responsabilité civile dans sa fonction de peine privée en France ( )45 . Quant à l’abandon ou l’aménagement de l’article 1382 du Code civil, celui-ci a déjà été envisagé par la doctrine dans le but, le plus souvent, de lutter plus efficacement contre les comportements déloyaux ( )46 . Nombreux sont d’ailleurs les auteurs qui reconnaissent, comme Jean-Bernard Blaise, que « l’action en responsabilité a ici plus une fonction de sanction que de réparation » ( )47 . On pourrait ajouter que des pays voisins de la France où le droit de la concurrence déloyale est d’origine prétorienne ont adopté des lois spéciales ou sont susceptibles de le faire ( )48 .

Enfin, qu’il s’agisse d’amende civile ou de dommages punitifs, c’est une sanction civile qui est ici envisagée et non pas une sanction pénale ( )49 ou administrative ( )50 . Il faut se féliciter de

(43) V. infra. La proposition figurait dans le rapport Le Déaut sur « L’évolution de la distribution : de la coopération à la

domination commerciale », A.N. n° 2072, spéc. p. 211. Dès 1986, certains auteurs avaient regretté que le législateur n’ait pas opté pour une sanction civile en cas de violation de l’article 36 (v., par exemple, G. Virassamy, Le nouveau régime des pratiques restrictives entre professionnels, D. 1988, chr. 113, qui regrettait qu’on n’ait pas donné au juge le pouvoir d’infliger des amendes civiles). La sanction de l’amende civile avait également été envisagée il y a quelques années dans un avant-projet de loi de réforme de la concurrence déloyale (v. Le Monde du 11 février 1994 et M.-A. Frison-Roche, Les principes originels du droit de la concurrence déloyale et du parasitisme, RJDA 6/94, p. 483, spéc. n° 39).

(44) P. Le Tourneau, La verdeur de la faute dans la responsabilité civile (ou la relativité de son déclin), RTD civ. 1988, 505.

(45) Que ce soit pour protéger les droits de la personnalité ou pour sanctionner les pollutions fautives, ou encore pour protéger les concurrents placés en situation d’infériorité. V. la thèse de S. Carval, op. cit., et spécialement sa première partie intitulée « Description de diverses manifestations de la fonction de peine privée de la responsabilité civile » p. 19 sq. V. également L. Boré, La défense des intérêts collectifs des associations devant les juridictions administratives et judiciaires, préf. G. Viney, LGDJ, 1997.

(46) Voir, par exemple, Marie-Anne Frison-Roche qui suggère l’abandon de l’article 1382 du Code civil au profit d’une nouvelle théorie jurisprudentielle, celles des « troubles anormaux de concurrence », à l’instar des troubles anormaux du voisinage. Ce nouveau principe général du droit pourrait constituer un visa suffisant au regard des articles 4 et 5 du Code civil (M.-A. Frison-Roche, op. cit., RJDA 6/94, spéc. nos 27 sq.).

(47) J.-B. Blaise, Droit des affaires, LGDJ, 2ème éd., 2000, spéc. p. 348. (48) C’est ainsi que la Belgique a abandonné le droit commun en adoptant une loi spéciale en 1971 qui a été abrogée

et remplacée par une loi du 14 juillet 1991 (v. B. Francq, La nouvelle loi belge sur les pratiques du commerce et sur l’information des consommateurs : quelques traits saillants, RI Conc. 1992/2, p. 17). En Grande-Bretagne, le débat est ouvert (v., A. Robertson et A. Horton, Does the United Kingdom or the European Community need an unfair competition law, European Property Law Review, 1995, p. 568).

(49) C’est une tentation qui apparaît parfois. Ainsi une proposition de loi a été déposée en 1956 en vue de faire de la concurrence déloyale un délit.

(50) On écarte néanmoins de cette façon certaines solutions tirées du droit civil et qui ne sont ni des dommages punitifs, ni des amendes civiles. Outre, l’importance de l’action en cessation (v. infra), on peut citer, par exemple, C. Korman qui proposait, dans un article à la Gazette du Palais en 1988 de remplacer les articles 1382 et 1383 par

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ce choix car la supériorité de la sanction civile est réelle ( )51 . D’ailleurs, le législateur l’a bien compris, lui qui en 1986 a dépénalisé certains pratiques restrictives de concurrence et préféré recourir au droit de la responsabilité civile avec des mécanismes aménagés.

La question, amende civile ou dommages punitifs, ne saurait donc être taboue. Elle mérite, bien au contraire, d’être posée car elle provoque une réflexion nécessaire sur les moyens les plus pertinents pour assurer l’effectivité du droit français de la concurrence déloyale et, au-delà, sur ses fondements.

Pour engager ce fructueux débat, la démarche retenue consistera à mesurer tout d’abord la pertinence de l’introduction en droit français des amendes civiles ou des dommages punitifs (I) et à imaginer, ensuite, comment ceux-ci pourraient être mis en œuvre (II).

I. La pertinence de L’introduction de l’amende civile ou des dommages punitifs en droit français de la concurrence déloyale

Après avoir exposé les raisons de ne pas introduire les amendes civiles ou les dommages punitifs en droit français de la concurrence déloyale (A), nous examinerons les idées qui militent, au contraire, en faveur d’une telle évolution (B).

A. l’inutilité de l’introduction de l’amende civile ou des dommages punitifs en droit Français de la concurrence déloyale

On peut, tout d’abord, considérer que l’introduction de l’amende civile ou de dommages punitifs en droit français de la concurrence déloyale est inutile parce qu’il existe déjà une sanction civile des comportements déloyaux en application du droit commun de la responsabilité civile et que celle-ci est suffisamment efficace (1°). À l’instar de ce qui se passe dans de nombreux pays et comme le réclame depuis longtemps une partie de la doctrine, on peut également défendre l’idée qu’il serait préférable de prévenir plutôt que de punir, c’est-à-dire de recourir plus systématiquement à l’action en cessation plutôt que d’aggraver encore la sanction des comportements déloyaux (2°).

1° Il existe déjà, en droit français, une sanction civile des comportements déloyaux

Quand il repose encore sur la faute, le droit de la responsabilité civile permet aux juges de faire d’une pierre deux coups, voire même trois coups, c’est-à-dire de réparer le dommage subi, de punir la faute commise et de prévenir de nouveaux comportements anormaux.

Pour assurer l’effectivité du droit de la concurrence déloyale, les juges français mettent délibérément l’accent sur ces deux derniers objectifs. Pour ce faire, ils appliquent avec beaucoup de souplesse les conditions de mise en œuvre de l’action en responsabilité civile. C’est le cas, tout d’abord, en ce qui concerne la preuve de la faute, les magistrats se contentant parfois d’un faisceau de faits de concurrence déloyale ou de la concomitance de certains faits

l’article 546 du Code civil qu’il considérait comme plus efficace pour lutter contre les pratiques déloyales (C. Korman, Les fruits restitués du parasitage économique, Gaz. Pal. 1988, II, doct. 703).

(51) Pour une présentation des nombreux avantages de la responsabilité civile dans sa fonction de peine privée, v. S. Carval, op. cit., spéc. nos 215 sq.

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( )52 . La preuve du lien de causalité est également appréciée avec beaucoup de compréhension ( )53 . Mais c’est sans aucun doute à propos de la preuve du préjudice que la jurisprudence s’est détachée de la façon la plus spectaculaire de la mise en œuvre classique du droit de la responsabilité civile. Même si, en effet, cette condition n’a pas disparu la victime devant, en principe, démontrer l’existence du préjudice ( )54 et son étendue ( )55 , certaines décisions se montrent particulièrement laxistes sur ce point. C’est ainsi que les tribunaux se contentent parfois de la preuve d’un simple « trouble commercial » ( )56 ou d’un « préjudice moral » ( )57 de façon à permettre la réparation, alors même que la victime n’a pas subi de baisse de son chiffre d’affaires. Parfois même et pour reprendre une formule désormais célèbre, les juges considèrent que « le préjudice s’infère nécessairement de l’acte déloyal » ( )58 . Bien que l’on puisse contester la spécificité du préjudice concurrentiel ( )59 ou ne voir ici qu’une manifestation de la diversification des préjudices due à la condamnation des agissements parasitaires ( )60 , il n’en reste pas moins que les tribunaux font preuve d’une compréhension qu’on ne retrouve pas, par exemple, s’agissant de la réparation des dommages causés par les pratiques anticoncurrentielles ( )61 .

Cette attitude compréhensive à l’égard de la victime se manifeste également au moment de fixer le montant des dommages et intérêts. Comme de nombreux auteurs l’ont fait remarquer

(52) P. Le Tourneau et L. Cadiet, Droit de la responsabilité, Dalloz Action 2000, spéc. n° 6019. Pour des exemples de

décisions peu exigeantes quant à la preuve de la faute, v. Cass. 1re civ., 29 oct. 1985 : Bull. civ. I, n° 275 ; CA. Paris, 11 fév. 1991, D. 1992, somm., p. 49, obs. Y. Serra ; TGI Paris, 10 sept. 1997 : PIBD 1997, n° 1568, 2ème esp. V. également les développements de S. Carval sur « Les libertés prises par la jurisprudence avec les règles qui gouvernent la sanction civile », op. cit., nos 124 sq.

(53) Cette exigence consiste, la plupart du temps, pour les juges du fond à observer l’évolution à la baisse du chiffre d’affaires du demandeur. Le manque de rigueur des tribunaux est constaté par de nombreux auteurs. V., par exemple, Y. Serra, op. cit., spéc. nos 109 et 110.

(54) Versailles 24 nov. 1994 : D. 1995, p. 258 : « Il n’y a pas concurrence déloyale dès lors que n’est pas établi par la société demanderesse un préjudice commercial et financier ». Pour un exemple récent, voir Cass. com. 9 mars 1999 : PIBD 1999, III, p. 299. V. également P. Le Tourneau, Le parasitisme, Litec 1998, nos 235 sq.

(55) V., par exemple, Cass. com. 10 janv. 1989, Bull. civ. IV, n° 12. (56) V., Cass. com. 18 oct. 1994 : RJDA 2/1995, n° 237 à propos d’un trouble commercial résultant d’une confusion

entre deux sociétés, et pour un exemple récent, Cass. com. 25 janv. 2000, Sté Véloce Auto et autres, Juris-Data n° 000408 : « Il résultait des actes déloyaux constatés [offres promotionnelles illicites] un attrait spécial pour la clientèle causant un préjudice, fût-il seulement moral ».

(57) À propos de l’atteinte à la réputation en cas de dénigrement, v. Paris, 29 mars 1993 : RJDA 1/1994, n° 128. (58) Cass. com. 22 oct. 1985 : Bull. civ. IV, n° 245, p. 206. Pour un exemple récent, v. Cass. com. 22 fév. 2000, Sté

Guérin c/ Sté Romuald et Sté Cindarella : Contrat Conc. Cons., mai 2000, p. 20, commentaire de M. Malaurie-Vignal. (59) P. Le Tourneau, De la spécificité du préjudice concurrentiel : RTD com 1998, p. 83, spéc. p. 90 sq. L’auteur

explique que le trouble commercial est nécessairement la conséquence d’un excès dans l’exercice de la liberté de la concurrence et par conséquent d’une faute. Il conclut : « c’est donc à juste titre qu’une jurisprudence abondante considère qu’un trouble commercial constitue en soi et à lui seul, un intérêt né et actuel ouvrant droit à une action en justice puisqu’il découle implicitement mais nécessairement d’une faute ».

(60) M. Malaurie-Vignal, op. cit. (61) D. Fasquelle, La réparation des dommages causés par les pratiques anticoncurrentielles, RTD com. 1998/4,

p. 763 et du même auteur, Les dommages et intérêts en matière anticoncurrentielle, Rev. concurrence et consommation, mai-juin 2000, p. 14 sq.

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( )62 et comme une étude récente du CREDA le prouve également ( )63 , en matière de concurrence déloyale, le montant des dommages et intérêts aura le plus souvent un caractère forfaitaire de façon à compenser la difficulté d’évaluation du préjudice concurrentiel et à sanctionner les comportements les plus graves ou les plus lucratifs ( )64 . C’est ainsi que les juges prendront parfois en considération, dans le calcul de la somme à allouer à la victime, le montant des bénéfices illégitimes réalisés par le concurrent déloyal ou le parasite ( )65 . On est alors très proche de dommages punitifs puisque le montant accordé à la victime dépasse le préjudice réellement subi. Ce caractère répressif est encore accru lorsque les magistrats accordent des sommes particulièrement importantes au titre de l’article 700 NCPC ( )66 . La confusion entre réparation et sanction apparaît également manifeste quand est ordonnée la publication de la décision dans les journaux ( )67 .

Diversité des mesures pouvant être prononcées, adaptabilité de la règle, réparation du préjudice subi et sanction de la faute civile : l’article 1382 du Code civil semble être une réponse particulièrement adaptée à la lutte contre les comportements déloyaux. On pourrait ajouter que les récidives sont rares et que le droit de la concurrence déloyale semble respecté en France sous réserve, bien entendu, qu’une enquête précise soit menée sur ce point. On peut également soutenir que, si les choses doivent changer, c’est plutôt pour prévenir que pour punir, à l’image de ce qui se fait dans de nombreux autres pays.

2° Une action en cessation des comportements déloyaux indépendante du droit de la responsabilité civile, perspective d’évolution pour le droit français

En Allemagne, le droit de la concurrence déloyale repose principalement sur l’action en cessation telle qu’elle est prévue par la loi UWG ( )68 . Cette action s’exerce le plus souvent en référé ( )69 . En outre, elle est très largement ouverte. Il suffit, en effet, de rapporter la preuve d’une menace de violation ou d’une violation du droit de la concurrence déloyale pouvant se répéter. Par ailleurs, les tribunaux peuvent être saisis non seulement par les concurrents, mais

(62) V., par exemple, P. Le Tourneau et L. Cadiet, op. cit., spéc. n° 6022. V. également les développements

consacrés aux « Modes de calcul qui visent à accroître l’effet dissuasif de la sanction » par S. Carval dans sa thèse, op. cit., spéc. nos 127 sq.

(63) Étude publiée dans l’ouvrage « Clientèle et concurrence. Approche juridique du marché », Litec, 2000, p. 109 sq. (64) Comment expliquer, si ce n’est par une volonté répressive, les 200 000 francs alloués par le tribunal de

commerce de Montpellier à un syndicat de négociants en matériaux du fait de l’ouverture dominicale illicite d’un membre de la profession (TC de Montpellier, 14 oct. 1988, Affaire des négociants en matériaux de construction de l’Hérault, Lamy droit économique, n° 531).

(65) V. Cass. com. 1er avr. 1997, D. 1997, IR, p. 157 ; Bull. civ. IV, n° 87 et les exemples donnés par P. Le Tourneau et L. Cadiet, op. cit., n° 6022 ainsi que par S. Carval, op. cit., spéc. n° 129 sq.

(66) Les magistrats se montrent particulièrement généreux dans les contentieux du droit de la concurrence déloyale comme le montre l’enquête du CREDA, op. cit., spéc. p. 127 et 128.

(67) Sur la fixation du montant des dommages et intérêts par les tribunaux français, v. infra. (68) L’action en cessation est ouverte en cas de non-respect de la clause générale de l’article 1er ainsi que dans la

plupart des cas de concurrence déloyale spécialement visés par le texte. (69) L’article 25 UWG dispose que « des dispositions provisoires peuvent être ordonnées afin de garantir les droits et

actions prévus à la présente loi même si les conditions mentionnées aux articles 935 et 940 du Code de procédure civile ne sont pas réunies ».

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aussi par les associations professionnelles ( )70 , les associations de consommateurs ( )71 et les chambres de l’industrie et du commerce ou de l’artisanat ( )72 .

Cette action en cessation semble suffire pour assurer l’effectivité du droit de la concurrence déloyale outre-Rhin. La loi de 1909 n’a pas prévu d’amende civile et le texte n’a jamais été modifié en ce sens. Quant aux dommages et intérêts, non seulement ils ne sont pas punitifs, mais ils sont rarement demandés alors qu’ils sont prévus par la loi UWG. Leur faible succès s’explique en grande partie parce que l’action n’est ouverte qu’à la victime et que, pour obtenir gain de cause, il appartient à cette dernière de prouver une faute et un dommage ( )73 . L’intérêt d’une telle action est également réduit car certaines formes de réparation en nature se rattachent plutôt à l’action en cessation qu’à l’action en dommages et intérêts ( )74 .

La volonté de mettre avant tout fin au comportement déloyal à travers une action détachée du droit commun de la responsabilité civile apparaît également aux États-Unis, pays des dommages punitifs. Le Federal Trade Commission Act de 1914 est la manifestation la plus tangible de cette volonté d’agir préventivement. Ce texte a créé une autorité administrative, la FTC (Federal Trade Commission), chargée d’« étouffer dans l’œuf les comportements déloyaux » ( )75 . Pour ce faire, la FTC peut ordonner aux parties de mettre fin à leurs actes répréhensibles par des « cease and desist orders » ( )76 . Elle définit également, en accord avec les professionnels concernés, des règles de conduites (« rules ») publiées régulièrement. Par contre, elle ne peut accorder de dommages et intérêts dans la mesure où elle agit au nom de l’intérêt général (« public interest ») et non pour protéger des intérêts particuliers ( )77 . Les victimes peuvent également jouer un rôle en saisissant le juge de droit commun d’une action en cessation, en se fondant, au besoin, sur la section 43 du Lanham Act. Dans ce dernier cas, les conditions à remplir sont plus souples que pour une action en dommages et intérêts ( )78 . On notera également avec intérêt que la loi-modèle UDTPA (Uniform Deceptive Trade Practices Act) propose uniquement une injonction de cesser ouverte à tous ceux qui ont subi ou qui pourraient subir un dommage sans qu’il soit nécessaire de démontrer un rapport de concurrence ( )79 . Au total, bien que les amendes civiles et les dommages punitifs ne soient pas

(70) Dans la mesure où elles sont dotées de la capacité juridique et qu’elles tendent à la préservation d’intérêts

industriels et commerciaux. V. l’article 13.2 de la loi UWG. (71) Il est nécessaire qu’elles soient dotées de la capacité juridique et que la violation du droit de la concurrence

déloyale corresponde à ce pourquoi elles ont été créées. Dans l’hypothèse d’une violation de l’article 1er UWG, les associations de consommateurs n’ont qualité pour agir que si les intérêts essentiels des consommateurs ont été atteints.

(72) Article 13.2 de la loi UWG. (73) Dr F. Henning-Bodewig, Dictionnaire Jupiter, Tome Allemagne fédérale, 31. La concurrence déloyale, 1989. (74) V., par exemple, l’article 23.2 de la loi UWG : « Si une demande en cessation est introduite en vertu de l’une des

dispositions de la présente loi, le jugement peut adjuger à la partie gagnante le droit de publier officiellement le dispositif du jugement dans un délai déterminé et aux frais de la partie perdante ».

(75) L’expression, reprise par le doyen Roubier dans la préface de la thèse de L. Mermillod est d’un juge américain (Fashion Originators’Guild v FTC, 312 US 457, 85 L Ed 949, 61, Sup Ct 803 (1941).

(76) N.-C. Mandel, op. cit., spéc. p. 399. Sur la FTC, v. également L. Mermillod, op. cit., spéc. p. 248 sq. (77) Sur la FTC et les amendes civiles, v. infra. (78) N.-C. Mandel, op. cit., spéc. p. 401 : « because the standard of proof is high, the court rarely awards damages ». (79) Que la victime pourra réclamer sur un autre fondement ou que les États sont libres de prévoir au moment de

l’adoption de leur propre loi. Uniform Deceptive Trade Practices Act, State Trademark and Unfair Competition Law, Appendices 2 and 3, Section (2) (b), M. McGrane éd. 1995.

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absents du droit américain, ce sont d’autres voies qui ont été explorées par le législateur pour lutter efficacement et préventivement contre les actes de concurrence déloyale.

Le droit français est nettement en retrait par rapport aux droits allemand et américain. Il n’existe pas, en effet, d’équivalent de la Federal Trade Commission dans notre pays. Si l’action en cessation existe et occupe une place non négligeable, elle n’est cependant ouverte qu’aux victimes. Pour obtenir gain de cause, ces dernières doivent prouver qu’elles remplissent les conditions de l’action en responsabilité civile au fond et en référé ( )80 . La doctrine s’est émue de longue date de cette situation. Dès 1952, Roubier proposait que l’action en cessation soit détachée du préjudice et résulte de la seule preuve de la faute ( )81 . Plus récemment, Jacques Azéma a défendu un point de vue semblable ( )82 . Tirant les conséquences, comme dans d’autres États, du caractère disciplinaire du droit de la concurrence déloyale et de sa participation à l’ordre public économique ( )83 , le droit français pourrait donc évoluer en détachant l’action en cessation du droit de la responsabilité civile, afin qu’elle soit plus ouverte et que ses conditions de mise en œuvre soient facilitées. Le choix d’un contrôle a priori des comportements déloyaux rendrait inutile le recours aux amendes civiles ou aux dommages punitifs. Cette autre voie mérite néanmoins d’être explorée en raison des arguments qui militent en sa faveur.

B. l’intérêt du recours à l’amende civile ou aux dommages punitifs en droit Français de la concurrence déloyale

Deux séries d’arguments pratiques (1°) et théoriques (2°) pourraient convaincre qu’une évolution du droit français de la concurrence déloyale dans le sens des dommages punitifs ou de l’amende civile est nécessaire.

1° Les avantages pratiques du recours à l’amende civile ou aux dommages punitifs

a/ Déjouer le ca lcul économique des entrepr ises

Il se peut parfois que le gain espéré du comportement déloyal soit supérieur à la réparation que l’entreprise peut craindre d’avoir à verser en application du droit commun de la responsabilité civile. Dans cette hypothèse, « non seulement l’entreprise peut mais elle doit, par rationalité économique, enfreindre la loi » ( )84 . Le mouvement d’analyse économique du droit et les théories sociologiques nouvelles qui abordent les comportements juridiques comme des transactions économiques légitiment cette démarche ( )85 . Le cas se produit parfois en France.

(80) Le référé est fréquent en droit de la concurrence déloyale puisque le dommage subi est souvent permanent et

détermine un transfert de clientèle qui peut être irréversible (v. Y. Serra, op. cit., n° 196 et les exemples donnés). Il s’agit du référé de droit commun puisque la loi 63-628 du 2 juillet 1963 sur le référé-concurrence n’a jamais reçu de décret d’application.

(81) P. Roubier, Le droit de la propriété industrielle, t. 1, 1952, p. 508 et 509. (82) J. Azéma, op. cit, spéc. n° 170. (83) V., les développements infra sur les inconvénients théoriques du recours à l’article 1382 du Code civil. (84) M.-A. Frison-Roche, op. cit., spéc. n° 18. (85) Idem. V. également les « Remarques sur l’efficacité des décisions de justice » de N. Molfessis à propos de l’arrêt

Chronopost : RTD civ 1998, p. 213, spéc. p. 216, ainsi que T. Kirat, Économie et droit, La découverte 1999, N. Mercuro et S. Medema, Economics and the Law, From Posner to Post-Modernism, Princeton University Press, 1997 et A. Strowel, Utilitarisme et approche économique dans la théorie du droit, Arch. Philo. du droit, t. 37, 1992, p. 143.

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Ainsi, dans la célèbre « affaire Champagne », ceux qui ont été condamnés pour agissements parasitaires se sont ensuite vantés d’avoir perdu juridiquement mais gagné économiquement ( )86 .

Durcir la sanction permettrait de déjouer de façon certaine les calculs des entreprises et d’assurer une plus grande effectivité au droit de la concurrence déloyale.

b/ Met t re f in à une cer ta ine insécur i té jur id ique

Comme l’étude menée par le CREDA l’a clairement montré, il existe en matière de concurrence déloyale un manque de précision, un « impressionnisme judiciaire », que les entreprises et leurs conseils peuvent légitimement redouter ( )87 . C’est ainsi que la nature du préjudice réparé est très rarement précisée et qu’il est souvent difficile de savoir si la réparation correspond à ce dernier ou si elle prend en compte d’autres considérations telles que la gravité de la faute ou les bénéfices réalisés par les concurrents ( )88 .

Un système de dommages punitifs ou d’amendes civiles aurait pour avantage de fixer des règles du jeu plus strictes et de rendre officiel ce qui se fait aujourd’hui de façon un peu désordonnée et clandestine ( )89 .

c/ É larg ir e t assoupl i r les condi t ions d ’act ion en just ice dans les af fa i res de concurrence déloyale

Même si, comme nous l’avons vu, la jurisprudence se montre très souple quant aux conditions de mise en œuvre de l’article 1382, il n’en reste pas moins que, dans certains cas, l’action sera écartée car l’une ou l’autre de ces conditions ne sera pas remplie ( )90 . En outre, seules les victimes peuvent agir ce qui est un sérieux inconvénient. Sur ces deux points, et comme nous le verrons dans la seconde partie de cette étude, le choix d’un système d’amendes civiles ou de dommages punitifs pourrait beaucoup apporter.

Il faut ajouter que les parties et les magistrats se heurtent, en pratique, à des difficultés importantes pour évaluer le préjudice, difficultés qui vont grandissantes selon qu’il s’agit d’un concurrent qui se plaindra d’un détournement de clientèle, d’un acte de parasitisme commercial ou d’un organisme professionnel qui réclame réparation du discrédit subi par la profession qu’il représente. Dans ces conditions, pourquoi conserver un critère – le préjudice – difficile à mettre en œuvre et dont, d’ailleurs, les juges ne tiennent pas toujours compte ?

(86) V. M.-A. Frison-Roche, L’affaire Champagne ou l’ineffectivité du droit et du mépris du juge : RTD civ. 1995. V.

également les développements consacrés à l’absence de prise en compte du bénéfice illicite dans la thèse de S. Carval, op. cit., spéc. nos 123 sq.

(87) Étude publiée dans l’ouvrage « Clientèle et concurrence. Approche juridique du marché », Litec, 2000, p. 109 sq. (88) Dans 1 décision sur 9, le juge n’apporte aucun élément permettant d’éclairer le mode de fixation de l’indemnité,

op. cit., spéc. p. 122. (89) On renverra aux développements de la thèse de S. Carval sur « Le rôle officieux de la peine privée dans le droit

de la concurrence », op.cit., spéc. p. 124 sq. (90) Par exemple, l’action n’a pas pu prospérer en l’absence de préjudice, la société prétendument concurrencée

ayant arrêté son exploitation (Cass. com. 25 fév. 1992 : JCP éd. G 1992, IV, 1246). Sur les difficultés d’évaluation du préjudice concurrentiel, v. S. Carval, op. cit. nos 119 sq.

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2° Les avantages théoriques du recours à l’amende civile ou aux dommages punitifs

Parmi les nombreuses idées avancées par la doctrine pour donner un fondement au droit de la concurrence déloyale en dehors de la responsabilité du fait personnel, deux méritent plus particulièrement d’être retenues en raison de leur actualité et de leurs répercussions sur la sanction ( )91 . Il s’agit d’une part, d’assurer le respect d’une certaine morale déontologique professionnelle (a), et, d’autre part, de rechercher l’égalité des moyens employés sur le marché dans la captation de la clientèle (b).

a/ Assurer le respect d ’une cer ta ine morale professionnel le

On peut soutenir que « l’action en concurrence déloyale sanctionne moins un détournement de clientèle qu’un agissement déloyal » ( )92 et qu’elle vise principalement au respect d’une morale collective ( )93 . Au-delà de l’intérêt privé de la victime, il est donc nécessaire de protéger l’intérêt du milieu professionnel, d’où un certain aspect disciplinaire, répressif même qu’il est difficile de nier. Cette conception, qui n’est pas récente, est répandue dans de nombreux pays ( )94 et reconnue par la plupart des auteurs ( )95 . Elle est aujourd’hui vivifiée en France par le succès rencontré par l’idée de loyauté en droit des affaires ( )96 .

De la nécessité de lutter contre les comportements amoraux, on peut déduire que la réparation de la victime est, en définitive, secondaire et qu’il « faut se libérer de la contrainte limitant la sanction à la réparation » ( )97 . Or, même si à travers le droit de la responsabilité civile les juges peuvent définir des règles de conduite et en sanctionner la violation, leur action est néanmoins enfermée dans les limites de l’article 1382 du Code civil. C’est ici que le débat sur les dommages punitifs et les amendes civiles peut prendre sa place.

b/ Assurer le bon fonct ionnement du marché

Un autre point de vue consiste à envisager globalement le droit de la concurrence car « le droit de la concurrence est intéressé non seulement par ce qui touche à l’existence de la concurrence mais aussi par la manière dont la concurrence est exercée » ( )98 . Droit des

(91) Pour une synthèse des courants de pensée, v. A. Pirovano, La concurrence déloyale en droit français : RIDC

1974, p. 467, spéc. p. 469 et pour une étude récente, v. l’article de M.-L. Izorche, « Les fondements de la sanction de la concurrence déloyale et du parasitisme » : RTD com. 1998, p. 17.

(92) J.-J. Burst, Concurrence déloyale et parasitisme, coll. Droit usuel, Dalloz 1993, n° 1. (93) M.-A. Frison-Roche, op. cit. V. également C. Champaud, Les sources du droit de la concurrence déloyale au

regard du droit commercial et des autres branches du droit applicables en France, Études offertes à Roger Houin, Dalloz 1985, p. 61, spéc. n° 40 : la sanction de la concurrence déloyale « assure la police d’un corps social en s’inspirant d’une éthique marchande traditionnellement et communément admise par le milieu dont elle règle le comportement ».

(94) La plupart des pays qui connaissent des dispositions spécifiques font expressément références aux « usages honnêtes » ou à la « correction professionnelle ». La convention d’Union de Paris du 20 mars 1883 définit l’acte de concurrence déloyale dans un article 10 bis comme « tout acte de concurrence contraire aux usages honnêtes en matière industrielle et commerciale ».

(95) A. Pirovano, op. cit., spéc. n° 3. V. également les développements consacrés à cette question par M.-L. Izorche, op. cit. spéc. nos 18 sq.

(96) V., par exemple, le colloque du 28 octobre 1999, Le devoir de loyauté en droit des affaires : Gaz. Pal., 3 au 5 décembre 2000, n° spécial.

(97) M.-A. Frison-Roche, op. cit. spéc. n° 26. (98) Y. Serra, op. cit., n° 19.

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pratiques anticoncurrentielles et droit de la concurrence déloyale se retrouvent alors autour d’un objectif commun : le bon fonctionnement du marché et d’un même principe : l’égalité dans les moyens de la concurrence ( )99 .

Que le droit de la concurrence déloyale poursuive également un but d’intérêt général n’a rien de surprenant. En Allemagne, par exemple, l’objectif de la loi de 1909 est non seulement de protéger l’intérêt individuel du concurrent directement lésé, mais encore l’intérêt collectif de l’ensemble des concurrents et l’intérêt général qui suppose une concurrence honnête ( )100 . On rencontre une approche semblable aux États-Unis ( )101 . En France, la dépénalisation des pratiques restrictives, opérée par l’ordonnance du 1er décembre 1986, s’est accompagnée de la mise en place d’un dispositif procédural destiné à concilier protection de l’ordre public économique et mise en œuvre de la responsabilité civile.

À nouveau, l’article 1382 du Code civil apparaît un peu étriqué, en particulier parce qu’il n’a pas pour rôle de faire perdre au fautif l’avantage qu’il a acquis illégalement et de rétablir ainsi les conditions du marché. Tout comme a été érigé un système efficace de sanction des pratiques anticoncurrentielles, il est cohérent d’envisager des dommages punitifs ou des amendes civiles afin de lutter contre les comportements déloyaux. Dès lors qu’il s’agit, dans un cas comme dans l’autre, de protéger l’ordre public économique, les moyens employés doivent être sinon identiques, du moins comparables. Il est surprenant de constater que les mêmes auteurs qui plaident pour l’unité du droit de la concurrence sont parfois les plus attachés à l’article 1382 du Code civil dont la fonction est pourtant d’abord de protéger des intérêts privés, ceux de la victime.

Dès lors que l’objectif n’est plus exclusivement de réparer le préjudice causé, le centre d’intérêt principal n’est plus la victime mais celui qui est à l’origine de la déloyauté dans ses rapports avec l’ensemble des autres acteurs sur le marché, concurrents mais également consommateurs. Le droit de la responsabilité civile apparaît alors inadapté. L’introduction d’amendes civiles ou de dommages punitifs est une réponse parmi d’autres. Pour mieux en mesurer la portée, un examen attentif de leur mise en œuvre s’impose.

(99) De nombreux auteurs incluent désormais le droit de la concurrence déloyale parmi les moyens qui permettent

d’assurer une concurrence saine et efficace, les intérêts pris en considération étant à la fois ceux des concurrents, des consommateurs et de la collectivité. En ce sens, outre Y. Serra, v. J. Azéma, op. cit., nos 2 sq. ; M.-C. Boutard Labarde et G. Canivet, Droit français de la concurrence, LGDJ, 1994, n° 1, C. Champaud : J.-cl. Concurrence-consommation, fasc. 30, n° 11 ; M. Pédamon, Droit commercial, Précis Dalloz, 1994, nos 448 sq. V. également, R. Le Moal qui insiste sur la nécessité que chacun des compétiteurs jouisse « d’une parité des conditions de droit, sinon de fait » (R. Le Moal, Contribution à l’étude d’un droit de la concurrence, thèse, Rennes, 1972). La loi espagnole sur la concurrence déloyale du 10 janvier 1991 affirme dans son article 1er qu’il faut lutter contre la concurrence déloyale de façon à assurer une économie de marché effective.

(100) J. Passa, op. cit., spéc. n° 51. En Belgique et en Espagne, également, le droit de la concurrence est marqué par l’intérêt général. Pour l’Espagne, v. P. Alfredo, Droit de la concurrence : une approche franco-espagnole : D. 2000, chron., p. 645.

(101) L. Mermillod, op. cit., spéc. p. 176 sq.

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II. La mise en œuvre de l’amende civile ou des dommages punitifs en droit de la concurrence déloyale

Amende civile ou dommages punitifs ? La question ainsi posée évoque naturellement la détermination du montant de la sanction civile (A). Il ne faut pas négliger cependant un autre aspect essentiel de la lutte contre les comportements déloyaux étroitement lié à la sanction civile, à savoir la saisine de la juridiction compétente (B).

A. une sanction civile précisée et renforcée

Doivent être étudiées successivement et succinctement les règles pouvant être appliquées aux dommages punitifs (1°) et à l’amende civile (2°).

1° La détermination du montant des dommages punitifs

Selon quels critères déterminer le montant des dommages punitifs ? Plusieurs solutions peuvent être envisagées.

a/ Les dommages et in térêts doubles ou t r ip les

La première des solutions qui vient à l’esprit est celle des dommages doublés ou triplés, les « double ou treble damages » du droit américain ( )102 . Il faut cependant préciser que, si cette technique est utilisée par le Sherman Act en matière de pratiques anticoncurrentielles, ni la section 5 du FTC Act, ni la section 43 du Lanham Act ne font appel à ce procédé en matière de concurrence déloyale. C’est seulement dans les lois de certains États et en cas de violation du Robinson Patman Act qu’une telle action est prévue ( )103 . Il faut ajouter que les « double ou treble damages » font l’objet de critiques importantes outre-Atlantique. C’est ainsi que l’on a fait remarquer que le contentieux antitrust se trouvait parfois détourné de sa finalité par des plaideurs qui essayaient à tout prix de trouver un lien entre leur affaire et le droit de la concurrence afin de bénéficier de dommages et intérêts plus importants ( )104 . La doctrine américaine a également constaté que les tribunaux laissaient parfois impunis les auteurs de pratiques secondaires afin de leur éviter une sanction trop lourde ( )105 . On peut ajouter qu’outre leur caractère assez sommaire, les « double ou treble damages » ne règlent pas la question parfois délicate de l’évaluation du préjudice à partir duquel on déterminera le montant de la réparation avant de la multiplier.

Pour toutes ces raisons, le recours à ce type de sanction n’apparaît pas souhaitable en droit français de la concurrence déloyale.

(102) Cette solution est régulièrement évoquée par la doctrine française. C’est ainsi, par exemple, que Jacques

Azéma regrettait, à propos de la loi du 25 juin 1990 modifiant le régime du brevet pharmaceutique que la loi ait introduit une sanction pénale alors que selon lui « le seul véritable moyen de prévenir la contrefaçon serait de multiplier le montant des dommages et intérêts par deux ou trois, voire davantage… » : RTD com. 1991, p. 34.

(103) Idem, p. 402. Dans ce dernier cas, les treble damages seront dus si la preuve est faite que la discrimination par les prix pratiquée par le vendeur a effectivement atteint les forces du concurrent sur le marché.

(104) V. P. Areeda et H. Hovenkamp, Antitrust Law. An Analysis of Antitrust Principles and their Application, Little Brown & C°, 1995, Revised Edition, Volume 2, nos 355 sq., spéc. § 355b2, p. 181 sq.

(105) Idem.

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b/ La pr ise en compte de la gravi té de la faute et de la facul té contr ibut ive de l ’auteur du comportement déloyal

La détermination des dommages punitifs en fonction de la gravité de la faute permet d’assurer la fonction disciplinaire du droit de la concurrence déloyale, détachée alors des préoccupations indemnitaires. Le principal inconvénient de cette formule est de laisser un très grand pouvoir au juge et donc de ne pas mettre fin à l’insécurité juridique actuelle. En outre, il faut prendre en compte les capacités contributives de l’auteur si l’on veut que les dommages soient vraiment punitifs.

c/ L ’obl igat ion pour le défendeur de rest i tuer les prof i ts i l légi t imes

L’une des solutions les plus satisfaisantes consiste à ordonner à l’auteur du dommage de verser à la victime le montant du gain réalisé. Cette méthode est répandue aux États-Unis. Elle figure, d’ailleurs, dans la section 43 du Lanham Act ( )106 . Mais c’est sans doute dans le droit de common law que la règle se manifeste avec le plus de vigueur ( )107 . Elle consiste pour la victime à recourir au procédé du « waiver of tort », ce qui signifie qu’elle ne se fonde pas sur le droit de la responsabilité civile pour obtenir réparation du préjudice subi (« waiver » signifie abandon), mais qu’elle réclame la restitution des gains réalisés par l’auteur de la faute (« account of profit »). Cette action n’est possible que s’il est prouvé que le défendeur s’est enrichi de façon fautive ( )108 .

Fondée sur l’idée de l’enrichissement sans cause, cette conception pourrait s’acclimater en droit français qui connaît ce principe depuis fort longtemps sans en avoir tiré, cependant, toutes les conséquences, en particulier au plan du droit de la responsabilité civile.

d/ Une combinaison de cr i tères : l ’exemple du Code c ivi l du Québec

Pour évoluer, le droit français pourrait s’inspirer du droit du Québec qui, tout en étant favorable aux dommages punitifs, a su trouver une voie moyenne à l’article 1621 du nouveau Code civil ( )109 :

« Lorsque la loi prévoit l’attribution de dommages et intérêts punitifs, ceux-ci ne peuvent excéder, en valeur, ce qui est suffisant pour assurer leur fonction préventive.

Ils s’apprécient en tenant compte de toutes les circonstances appropriées, notamment de la gravité de la faute du débiteur, de sa situation patrimoniale ou de l’étendue de la réparation à

(106) Si la victime est autorisée à demander la restitution du profit réalisé, les tribunaux ne peuvent, cependant,

dépasser trois fois le montant du dommage réellement subi. Ils peuvent également considérer que la référence au profit réalisé est inadaptée ou excessive et fixer le montant qu’ils estiment le plus juste (Nadine C. Mandel, op. cit., spéc. p. 401).

(107) V. les développements consacrés par S. Carval à cette question, op. cit., spéc. nos 148 sq. Pour un exemple, v. E. Agostini, Les agissements parasitaires en droit comparé, Le cas Helmut Rotschild, JCP ed. G 1987, doct., 3284, spéc. n° 6. Helmut Rotschild a été condamné à verser « tous les gains, profits et avantages tirés… de la vente, la commercialisation et la promotion de produits sous la marque ou le nom commercial Rotschild ».

(108) J.-P. Dawson, Restitutions without enrichment, Boston University Law Review 1981, p. 563. (109) V. J.-L. Baudouin et P. Deslauriers, La responsabilité civile, 5è éd., 2d. Yvon Blais [Québec], 1998, spéc.

nos 253 sq.

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laquelle il est déjà tenu envers le créancier, ainsi que, le cas échéant, du fait que la prise en charge du paiement réparateur est, en tout ou en partie, assumée par un tiers ».

Sans nécessairement donner au juge français un pouvoir « aggravateur » pour l’ensemble du droit de la responsabilité civile ( )110 , le droit québécois pourrait inspirer une réforme du droit de la concurrence déloyale qui ne manquerait pas d’intérêt car elle allierait alors souplesse, sécurité et efficacité.

e/ Deux condi t ions supplémenta ires

Quel que soit le système retenu, deux points extrêmement importants doivent être soulignés. En premier lieu, en attribuant le montant des dommages punitifs à la victime, on prend le risque de fausser le libre jeu du marché en favorisant celle-ci de façon excessive au détriment de l’ensemble des autres intervenants sur le marché, y compris ceux qui ne se sont pas comportés de façon déloyale. Dès lors, une réflexion doit être menée sachant que l’on prend le risque en attribuant ces sommes à un fonds de garantie, par exemple ( )111 , de perdre l’un des avantages de cette formule qui est d’inciter la victime à agir ( )112 . Pour les amendes civiles, cette question est sans objet puisque, par définition, elles ont pour objet d’alimenter les caisses du Trésor public. En second lieu, pour que les dommages soient réellement punitifs, il est nécessaire de prévoir que les entreprises ne pourront pas s’assurer contre ce type de risque ( )113 . Il en va de même pour les amendes civiles.

2° La détermination du montant de l’amende civile et l’action en responsabilité civile complémentaire

a/ La d i f f icul té de déterminer le montant de l ’amende c ivi le

Deux questions se posent. La première est de savoir s’il faut ou non fixer des limites comme c’est le cas actuellement pour la plupart des amendes civiles en France ( )114 . Le projet de loi sur les nouvelles régulations économiques (NRE) propose, quant à lui, un maximum de 2 millions d’euros pour sanctionner le non-respect de l’ancien article 36, devenu l’article L. 442-6 du Code de commerce. S’il est effectivement utile de ne pas laisser entière liberté au juge, il faut cependant que le montant soit réellement dissuasif et punitif. Or, tout dépend de la puissance financière du défendeur ce qui suppose, peut-être, de faire preuve d’un peu plus d’imagination.

La seconde question est plus délicate encore. Elle consiste à déterminer les éléments devant être pris en compte par le juge pour déterminer le montant de l’amende. En matière de pratiques anticoncurrentielles, l’ancien article 13 de l’ordonnance, devenue l’article L. 464-2, fixe plusieurs critères difficiles à mettre en œuvre : les sanctions pécuniaires doivent être

(110) V. les propositions de P. Le Tourneau et L. Cadiet en ce sens, op. cit., spéc. nos 43 sq. Ce pouvoir aggravateur

serait le pendant du pouvoir modérateur qui est déjà une réalité. On pense ici à la révision des clauses pénales, mais aussi aux délais de grâce, à la loi sur le surendettement…

(111) V., en ce sens, la proposition de P. Le Tourneau et L. Cadiet, op. cit. spéc, n° 45. (112) V. infra. (113) L’assurance des dommages punitifs est parfois interdite aux États-Unis, v. J. Bourthoumieux, Dommages

punitifs : RGDA 1996/4, spéc. p. 861 sq. (114) Exemple : en cas de violation de l’article 32-1 NCPC, l’amende civile sera de 100 à 10 000 F, en cas de non-

respect de l’article 50 CC entre 2 000 et 20 000 F.

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proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l’importance du dommage causé à l’économie et à la situation de l’entreprise concernée. Dans cette énumération, le dommage causé à l’économie est la notion la plus floue. Tout ceci concourt à une impression d’arbitraire et d’imprévisibilité que les entreprises et la doctrine dénoncent souvent. C’est ainsi qu’un éminent spécialiste du droit de la concurrence, le professeur Louis Vogel, a récemment proposé d’abandonner le système de l’amende administrative pour sanctionner les pratiques anticoncurrentielles au profit des dommages et intérêts triples, système qu’il juge plus efficace et plus équitable ( )115 ! On mesure la difficulté de la tâche en matière de concurrence déloyale si le choix se portait sur des amendes civiles.

On peut ajouter que le recours aux amendes civiles en matière de concurrence déloyale ne se rencontre que très rarement à l’étranger. C’est ainsi qu’aux États-Unis, seules peuvent être comparées à des amendes civiles, les « civil penalties » que la FTC peut demander aux tribunaux d’infliger en cas de non-respect soit d’une injonction (« cease and desist order ») soit d’une communication (« trade regulation rule »). Il en coûtera 11 000 dollars par jour de violation de la règle ( )116 .

b/ La nécessi té d ’une act ion en responsabi l i té c ivi le complémentai re

Bien que les textes sur les amendes civiles indiquent souvent que celles-ci sont prononcées « sans préjudice des dommages-intérêts qui seraient réclamés » ( )117 , cette précision est inutile car l’article 1382 du Code civil doit s’appliquer dès lors qu’il n’est pas écarté.

Ayant déjà sanctionné l’auteur du comportement déloyal par une amende civile, les tribunaux s’en tiendront très certainement à une lecture « classique » du droit de la responsabilité civile quant à la preuve du préjudice et la fixation des dommages et intérêts. Comme en matière de pratiques anticoncurrentielles, l’objectif sera alors de réparer précisément le préjudice causé ( )118 . La façon dont les juges appliquent l’article 1382 en matière de concurrence déloyale devrait donc évoluer sensiblement.

À noter qu’il peut être utile – dans l’intérêt de la victime et comme cela est prévu, par exemple, aux articles 2002 et 2003 du Code civil à propos des amendes civiles infligées aux conservateurs des hypothèques – de préciser que les dommages et intérêts seront versés par priorité à l’amende civile.

B. une saisine précisée et élargie

(115) L. Vogel, L’articulation entre le droit civil, le droit commercial et le droit de la concurrence : Rev. concurrence et

consommation, n° 115, mai-juin 2000, p. 6, spéc. p. 10 et 11. (116) V. le texte de l’intervention de Debra Valentine au cours de la table ronde. (117) V., par exemple, l’article 295 NCPC, ou encore les articles 51 et 52 du Code civil. (118) Sur la façon dont les juges appliquent l’article 1382 du Code civil en matière de pratiques anticoncurrentielles,

v. D. Fasquelle, La réparation des dommages causés par les pratiques anticoncurrentielles : RTD com. 1998/4, p. 763 et du même auteur, Les dommages et intérêts en matière anticoncurrentielle : Rev. concurrence et consommation, mai-juin 2000, p. 14 sq.

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En France, en l’état actuel des choses, le caractère civil de l’amende commande la compétence du juge civil ( )119 . Les dommages et intérêts, fussent-ils punitifs, ne peuvent être prononcés que par le juge judiciaire ( )120 . Aux États-Unis également, c’est le juge de droit commun qui attribue les dommages et intérêts et fixe le montant des « civil penalties ». En Allemagne, ce sont les chambres commerciales des tribunaux de grande instance qui sont normalement compétentes en cas de non-respect de la loi de 1909 ( )121 .

Dès lors que la compétence du juge judiciaire est établie, il faut déterminer qui pourra s’adresser à lui. Si on applique le droit commun, le nombre de ceux qui peuvent agir en droit français est relativement restreint. Les amendes civiles ne peuvent qu’être demandées par le ministère public ( )122 ou prononcées d’office par le juge ( )123 . Les dommages punitifs ne peuvent être sollicités que par la victime en application du droit commun de la responsabilité civile.

Conséquences de l’adoption des amendes civiles ou des dommages punitifs, deux voies peuvent être suivies pour renforcer l’efficacité de la sanction des comportements déloyaux. En premier lieu, il est possible d’encourager l’action des victimes (1°). Une autre solution consiste à élargir la saisine des tribunaux (2°).

1° L’action des victimes

a/ L ’act ion des vict imes et les dommages puni t i fs

Aux États-Unis, les dommages et intérêts doubles ou triples n’ont pas tant pour but de punir ceux qui ont violé le droit de la concurrence que d’inciter les victimes à saisir les tribunaux, à devenir en quelque sorte des « procureurs privés » ( )124 . Par là même, on incite les entreprises à mieux respecter le droit de la concurrence car les tribunaux sont saisis d’affaires que les autorités de concurrence n’auraient jamais connues, faute de moyens suffisants. L’efficacité du droit de la concurrence peut encore être renforcée par le recours aux « class actions » ( )125 .

On rencontre ici l’un des arguments les plus importants en faveur des dommages punitifs.

(119) Dans le débat sur la nature civile ou pénale de l’amende prévue par l’article 50 du Code civil, la compétence du

juge civil a beaucoup joué en faveur de la qualification civile de l’amende. (120) S’agissant du Conseil de la concurrence on peut être plus réservé. En effet, dès lors qu’il s’agit de protéger le

marché et d’appréhender globalement les phénomènes de concurrence, on pourrait défendre l’idée d’une procédure et d’un organe uniques pour traiter des affaires de concurrence, autrement dit, un « guichet unique ». Une telle réforme supposerait que soient revus profondément le rôle et la nature du Conseil de la concurrence. On pourrait également proposer la solution inverse qui consisterait à confier au seul juge judiciaire l’ensemble du droit de la concurrence.

(121) Article 27 UWG qui prévoit une exception si l’action est intentée par un consommateur final. (122) C’est ainsi que l’article 53 du Code civil dispose que le Procureur de la République « dénoncera les

contraventions ». (123) V., par exemple, l’article 32-1 NCPC. (124) V. le texte de l’intervention de Mme Debra Valentine au cours de la table ronde qui classe les « treble damages »

parmi les « restorative damages » et non pas parmi les « punitive damages ». (125) À noter également que les consommateurs peuvent se fonder sur les lois de plusieurs États pour réclamer des

dommages et intérêts en tant que victimes dans des contentieux relatifs au droit de la concurrence déloyale. Afin que leur action soit plus efficace, les « consumer class actions » sont également parfois permises.

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b/ L ’act ion des vict imes et la condamnat ion à des amendes c ivi les

Si l’on veut que la sanction des amendes civiles soit efficace, il faut permettre aux victimes de saisir le juge alors que, jusqu’à présent, une telle action n’est pas possible en droit français au motif que les parties n’ont aucun intérêt moral au prononcé d’une amende civile à l’encontre de l’adversaire ( )126 . On pourrait s’inspirer ici du droit des pratiques anticoncurrentielles, les victimes ayant la possibilité d’adresser des plaintes aux autorités de concurrence qui, si les faits sont avérés, sanctionnent, par une amende administrative, celui qui a violé le droit.

2° L’action de ceux qui ont en charge l’intérêt général

a/ L ’act ion pour demander des dommages puni t i fs

L’article 36, devenu L. 442-6 du Code de commerce prévoit que « l’action est introduite devant la juridiction civile ou commerciale compétente par toute personne justifiant d’un intérêt, par le Parquet, par le ministre chargé de l’Économie ou par le président du Conseil de la concurrence ». La loi NRE pourrait permettre au ministre ou au ministère public de se substituer à la victime pour demander des dommages et intérêts, ce qu’ils ne peuvent pas encore faire ( )127 . L’objectif est de permettre à ceux qui sont traditionnellement gardiens de l’intérêt collectif, de défendre des victimes qui, par peur des représailles, peuvent hésiter à agir par elles-mêmes. Il n’est pas certain, cependant, qu’une loi sur la concurrence déloyale doive s’inspirer de cet exemple en dehors du contexte de la grande distribution.

b/ L ’act ion pour demander une amende c ivi le

Aux États-Unis, la Federal Trade Commission joue un rôle très actif ( )128 . Elle peut adresser des « cease and desist orders » et obtenir des tribunaux des « civil penalties » si ceux-ci ne sont pas respectés. Elle peut également saisir les tribunaux en cas de non-respect du FTC Act ou des textes (« rules ») qu’elle a adoptés en complément de celui-ci. Ce type d’action n’est pas ouvert aux personnes privées, concurrents et consommateurs ( )129 .

En France, le projet de loi NRE, tel qu’il a été voté par le Sénat le 17 octobre 2000, a introduit pour la première fois, à l’article L. 442-6, la possibilité pour le ministre chargé de l’économie et le ministère public de demander « le prononcé d’une amende civile, dont le montant ne peut excéder 2 millions de francs ».

Conclusion

Arrivé au terme de cette étude, il faut à nouveau se poser la question : amende civile ou dommages punitifs ?

(126) V. par exemple la jurisprudence rendue à propos de l’article 32-1 NCPC. (127) Il s’agit, à l’origine, d’une proposition du rapport Le Déaut préc., spéc. p. 211 : « Il est, tout d’abord,

indispensable que les victimes puissent obtenir réparation. Dans ce but, le ministre chargé de l’économie doit pouvoir, en introduisant une action, demander des dommages et intérêts au juge civil ou commercial, au nom de la victime même si elle n’est pas partie à l’instance ».

(128) Rappelons que sa tâche principale est « to promote free and fair competition in interstate commerce through prevention of general trade restraints » (Black’s Law Dictionary 553, 5th ed. 1979).

(129) N.-C. Mandel, op. cit. spéc. p. 362.

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Pour une fois, l’évolution du droit français de la concurrence ne viendra ni du droit international, ni du droit communautaire car, même si elle est parfois regrettée ( )130 , l’harmonisation des droits nationaux n’est pas à l’ordre du jour. D’une part, la convention d’Union de Paris laisse le choix à chaque État des moyens à mettre en œuvre afin « d’assurer aux ressortissants de l’Union une protection effective contre la concurrence déloyale » ( )131 . D’autre part, la Communauté européenne a renoncé, depuis le début des années 1970, à tout projet visant à rapprocher les droits nationaux de la concurrence déloyale après qu’une vaste enquête a montré la très grande diversité des droits des États membres et que le Royaume Uni et l’Irlande ont adhéré à la Communauté européenne ( )132 . Il ne faut pas cependant ignorer l’influence du droit communautaire qui, bien qu’indirecte, n’en est pas moins réelle. C’est ainsi que les dispositions des droits nationaux de la concurrence déloyale contraires au bon fonctionnement du marché unique, en particulier à la libre circulation des marchandises et au droit communautaire de la concurrence, sont régulièrement écartées au nom de la primauté ( )133 . Certains textes de droit communautaire dérivé, comme les directives sur la publicité trompeuse et sur la publicité comparative, intéressent également directement la matière ( )134 .

En l’absence de contrainte extérieure, est-ce vraiment utile de modifier le droit français ? Non, car nous avons un droit de la concurrence déloyale qui a fait preuve d’une souplesse et d’une adaptabilité étonnante et qui a su remarquablement résister au développement du droit spécial de la concurrence ( )135 . Comme l’affirme Yves Serra, si les principes classiques de la responsabilité civile sont parfois malmenés par les tribunaux, il « est rare de pouvoir recourir à une seule technique pour atteindre des objectifs multiples, comme c’est le cas en la circonstance, sans que cette technique ne subisse certaines adaptations » ( )136 . Du reste, on

(130) V., par exemple, F. Pollaud-Dulian, Brèves remarques sur la directive du 11 mars 1996 concernant la protection

juridique des bases de données : D. Aff. 1996/18, p. 545. (131) Article 10 bis, al. 1 : « Les pays de l’Union sont tenus d’assurer aux ressortissants de l’Union une protection

effective contre la concurrence déloyale ». A l’occasion de diverses conférences de révision, il a été admis que les États n’avaient pas l’obligation d’adopter une loi particulière si l’application du droit commun suffisait (J. Passa, op. cit, spéc. n° 44).

(132) V. l’étude menée sous la direction de M.-E. Ulmer de l’Institut Max-Planck, en particulier le tome 1 publié chez Dalloz en 1967 qui contenait des propositions pour un rapprochement des législations des États membres.

(133) Sur ce point, on renverra aux interventions de F. Picod, Concurrence déloyale et libre circulation des marchandises et de R. Kovar, Concurrence déloyale et droit communautaire de la concurrence, au colloque de Perpignan des 13 et 14 octobre 2000, à paraître. V. également J.-S. Bergé, Droit communautaire de la concurrence et concurrence déloyale, JCP ed. E 2000, suppl. n° 3. À noter que les droits nationaux de la concurrence déloyale peuvent parfois être également appelés à compléter les règles de droit communautaire dont ils renforcent l’efficacité. V., à propos des aides d’État, les obs. de F. Leclerc sous Cass. com. 1 juin 1999, D. 2000, Cahier de droit des affaires, somm. p. 322 commenté.

(134) Directive 84/450, JOCE L 250, 19 sept. 1984 sur la publicité trompeuse et directive 97/55, 6 oct. 1997, JOCE L 290, 23 octobre 1997 sur la publicité comparative. À noter cependant que la préoccupation principale ayant conduit à l’adoption de ces directives n’est pas la lutte contre la concurrence déloyale mais la protection des consommateurs. Pour un point de vue général sur cette question, v. R. Wägenbaur, La législation de la Communauté européenne en matière de concurrence déloyale in Un droit européen de la concurrence déloyale en formation ?, op. cit., p. 8 sq.

(135) V. le colloque de Perpignan des 13 et 14 octobre 2000, Concurrence déloyale : Permanence et devenir, et notamment le rapport introductif d’Yves Serra et l’intervention de D. Ferrier, Concurrence déloyale et concurrence illégale.

(136) Op. cit., spéc. n° 33. V. également le rapport de synthèse de Geneviève Viney au colloque de Perpignan des 13 et 14 octobre 2000 (à paraître).

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peut espérer qu’au fil du temps les tribunaux sauront non seulement exploiter toutes les potentialités de l’article 1382 mais aussi appliquer cet article avec plus de rigueur et de clarté.

On peut également plaider en faveur d’une réforme du droit français. L’objectif serait de mieux encadrer le juge afin de mettre fin aux incertitudes et de détacher le droit de la concurrence déloyale des intérêts de la victime pour lui permettre de mieux remplir son rôle au regard de l’ensemble des acteurs sur le marché, concurrents et consommateurs. Mais alors, il faut savoir qu’il existe non pas une mais deux voies. La première, choisie par de nombreux pays, consiste à renforcer la prévention en développant une action en cessation autonome. La seconde repose sur un renforcement de la sanction sous la forme d’amende civile ou de dommages punitifs. Sur ce point également, le débat est ouvert.

TABLE RONDE animée par M. Jacques Azéma, Professeur à l’Université Jean Moulin (Lyon III), Avocat à la Cour de Paris, Ancien Membre du Conseil de la concurrence

M. Jacques Azéma.– Il me revient de tracer le cadre de cette discussion. La question qui nous est posée est double. Nous partons de ce constat que, du moins en France, l’action en concurrence déloyale est traditionnellement considérée comme une action en responsabilité civile, réparatrice d’un dommage, fondée sur l’article 1382 du Code civil, qui permet à celui qui en est victime d’obtenir la juste réparation de ce préjudice. La question que nous nous posons aujourd’hui est de savoir s’il ne serait pas opportun d’aller plus loin et de faire payer à l’auteur du dommage plus que le préjudice qu’il a pu causer. Faut-il aller au-delà du mécanisme classique de la responsabilité civile et faut-il que l’action en concurrence déloyale permette non seulement de réparer, mais aussi de punir et de sanctionner ?

Si à cette première question nous répondons par l’affirmative, se posera alors une deuxième question : comment ? Doit-on parvenir à cette sanction par l’amende civile ou par d’autres mécanismes comme les dommages et intérêts punitifs ou d’autres systèmes que nous pourrions imaginer. Le mieux est de donner d’abord la parole à notre invitée des États-Unis, Mme Valentine.

Mme Debra A. Valentine, General Counsel, US Federal Trade Commission.– Comme mon temps de parole est limité à dix minutes, je n’aurai pas assez de temps pour vous remercier tous de m’avoir invitée à participer à ce colloque. Alors, si vous le voulez bien, je le ferai tout à l’heure. Par ailleurs, dans la mesure où je suis ici en ma qualité d’attachée à une institution officielle, je ne pourrai pas vraiment me permettre de donner des arguments en faveur ou à l’encontre d’une modification éventuelle de notre système de dommages punitifs, c’est-à-dire de notre régime des dommages et intérêts triples (Treble damages). Je m’efforcerai en revanche de vous expliquer notre vision des actions du droit de la concurrence aux États-Unis. Il existe en effet des arguments pertinents qui récusent le caractère punitif des dommages et intérêts triples (Treble damages), lesquels correspondraient plutôt à une simple réparation. Pour l’instant, je me limiterai à vous brosser un tableau de la situation.

Il convient de rappeler que le droit de la concurrence américain est axé sur la protection des processus concurrentiels sur le marché. Cela permet de mieux comprendre les différentes actions antitrust dont les États-Unis disposent dans leur arsenal juridique. Ces actions antitrust ont été conçues pour atteindre plusieurs objectifs principaux, tous relatifs à la protection de la

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concurrence sur le marché. Premièrement, ces recours permettent d’interdire ou de mettre fin à des pratiques anticoncurrentielles. Deuxièmement, ces recours servent à annihiler les effets nuisibles d’un acte anticoncurrentiel qui a déjà été réalisé, notamment, l’indemnisation des victimes de tout préjudice concurrentiel qu’elles auraient subi. Troisièmement, il peut y avoir des sanctions à l’occasion d’actes anticoncurrentiels, mais j’y reviendrai à la fin de mon exposé. Quatrièmement, toutes les actions visent à dissuader la commission de violations futures, et cinquièmement, grâce à la possibilité de demander le triplement des dommages et intérêts civils, les parties lésées sont incitées à introduire des actions en responsabilité. Ainsi ces dernières ont-elles pour résultat de renforcer la surveillance des pratiques commerciales par les opérateurs privés tout en permettant au gouvernement de consacrer moins de ressources propres au respect de la politique de la concurrence. Effectivement, comme l’a déclaré la Cour suprême, la clé du problème des mesures correctives en matière de concurrence réside dans la découverte de remèdes efficaces pour préserver la concurrence.

Je ne vais pas vous entretenir aujourd’hui des mesures structurelles, bien que, lorsque le juge est saisi d’une affaire portant sur une fusion ou une acquisition qui aura comme conséquence de réduire la concurrence, ce sont les premières sanctions qui viennent à l’esprit du juge, en grande partie parce qu’elles sont faciles à mettre en œuvre et qu’elles fournissent des garanties sûres. De telles sanctions structurelles pourraient également être appropriées en dehors du contrôle des concentrations, dans les quelques cas où l’on est en présence d’un comportement anticoncurrentiel suffisamment grave, pour rendre inefficaces les sanctions du seul comportement, impuissantes à rétablir une situation concurrentielle et à empêcher des violations ultérieures. Le juge y a recours de temps à autre lorsqu’un acteur fort en position dominante sur le marché se livre à des pratiques monopolistiques ou hégémoniques. Dans une certaine mesure, cette idée de mesures structurelles est au cœur de l’affaire Microsoft à l’heure actuelle.

Je ne vais pas non plus vous parler des mesures comportementales, qui représentent un des autres piliers de notre système de recours, et dont le but est simplement d’interdire des comportements en violation du droit. Il s’agit, a priori, d’interdire certains actes, mais la portée de l’interdiction peut être plus large, allant au-delà de l’acte illicite, afin d’assurer que l’auteur de la violation ne puisse pas récidiver, en utilisant des pratiques semblables sur un marché similaire, mais avec quelques variantes.

J’aimerais concentrer mes propos aujourd’hui sur ce que nous appelons les remèdes réparateurs ou punitifs, en rappelant que, dans la mesure où l’un des objectifs des remèdes antitrust est de défaire les effets des comportements et opérations anticoncurrentiels, la jurisprudence constante de la Cour suprême consacre le principe selon lequel les sanctions en matière de concurrence doivent priver l’auteur des faits, le contrevenant, de tout gain dont il aurait bénéficié. Cela veut dire qu’une sanction intégrale peut très bien inclure la « privation » de tout gain pécuniaire ou de tout bien que les parties auraient obtenu par des moyens illicites et la restitution de toute somme que les concurrents ou consommateurs lésés auraient perdue. Par conséquent, la « privation » vise le gain obtenu par l’auteur du dommage, et la restitution les pertes subies par la victime. Ceci étant, les deux types d’actions contribuent à rétablir les conditions nécessaires à la concurrence sur le marché car ils s’attachent à ce que les actes illicites ne puissent pas améliorer la situation financière de leur auteur.

Dès lors, l’administration fédérale ne demande que rarement la « privation du gain pécuniaire » dans les affaires de concurrence. Nous ne l’avons fait que dans des circonstances

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exceptionnelles. Nous avons du reste remporté un succès récemment, mais comme je n’aurai pas le temps de vous en parler, je vous demande de vous reporter à ma communication écrite. Mais l’origine de tout cela se trouve dans le pouvoir que nous avons de demander au juge de prononcer des injonctions, et, saisi en vertu du pouvoir dont notre administration est investie, le juge peut à son tour exercer ses pleins pouvoirs, juger en équité, et décider d’une sanction intégrale. À cet égard, la privation de tout gain illégal tout comme la restitution de toute somme d’argent ou de tout bien aux victimes font parties de la réparation globale.

Il convient néanmoins de préciser que les autorités fédérales de la concurrence ne peuvent demander des dommages et intérêts au bénéfice de parties privées, ce qui est un des problèmes auxquels nous sommes confrontés. En revanche, les victimes elles-mêmes, ainsi que les États qui agissent au nom, soit de leurs ressortissants ayant subi un préjudice, soit d’un service de l’administration, peuvent engager des recours en dommages et intérêts devant le tribunal fédéral. Dans ce contexte également, il faut garder à l’esprit le fait que, bien que les actions en dommages et intérêts et en restitution ont toutes deux pour résultat l’indemnisation de la victime, l’objet de ces deux types d’actions est fondamentalement différent. Les dommages et intérêts, et en particulier les dommages et intérêts triples, visent à indemniser le demandeur du dommage subi ainsi que de tout préjudice indirect ayant sa cause dans le fait dommageable. On pourrait même soutenir qu’est pris en compte non seulement la perte financière effective subie par la victime, mais également les inégalités nées sur le marché en raison du comportement anticoncurrentiel. En outre, l’introduction des dommages et intérêts triples a pour effet de permettre aux personnes privées d’engager des actions en justice pour mettre en cause ces comportements. On crée en quelque sorte des procureurs privés. En revanche, la restitution a pour seul effet de rendre les sommes ou biens effectivement perdus en raison et à la suite de la violation. De surcroît, si une personne qui a subi un préjudice a le droit d’en demander l’indemnisation, l’ampleur de la restitution, elle, est laissée à la libre appréciation du juge.

Il y a un dernier élément qui complique les choses – je suis désolée que notre système soit si complexe –, la Cour suprême, dans son interprétation du Clayton Act – le texte qui régit les dommages et intérêts en droit fédéral –, a décidé que seuls les acquéreurs directs auprès de l’auteur du dommage peuvent poursuivre celui-ci. Trois raisons fondamentales expliquent cette position. La Haute juridiction redoutait en premier lieu qu’il faille alors déterminer la perte réelle encourue à chaque maillon de la chaîne de distribution, ainsi que la mesure dans laquelle cette perte a été effectivement subie ou répercutée moyennant augmentation des prix, et finalement que les affaires de concurrence ne deviennent excessivement compliquées. En deuxième lieu, elle craignait, pour le cas où les demandeurs, victimes de préjudices directs et indirects, seraient parties à la même action, que cela ne crée un risque de cumul d’indemnisation. En dernier lieu, la Cour a estimé que les acheteurs directs seraient d’autant plus portés à invoquer le droit de la concurrence de manière efficace qu’ils ne seraient pas en concurrence, pour ainsi dire, avec les acquéreurs indirects, dans les actions en dommages et intérêts.

Toutefois, le droit étatique permet aux acheteurs indirects, ceux qui se trouvent en bout de la chaîne de distribution, de demander des dommages et intérêts pour tout préjudice concurrentiel. Il est intéressant de noter que la Cour suprême a décidé que ces lois étatiques ne sont pas en contradiction avec les dispositions du Clayton Act ni ne constituent une entrave à leur mise en œuvre. C’est pour ces mêmes raisons qu’il n’y a pas de contradiction logique entre les pouvoirs du juge qui est libre de prononcer une restitution, même en faveur des acheteurs indirects, dans le cadre d’une réparation intégrale et équitable, et la distinction

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opérée par la Cour suprême entre les acheteurs directs et indirects en droit fédéral. Je ne sais pas si dans vos réflexions sur ce sujet le problème d’une double indemnisation éventuelle se pose ou si les différents niveaux de la chaîne de distribution ont une importance, mais j’attends vos interventions pour le découvrir. Ce qui est essentiel, c’est que, à chaque fois qu’un tribunal adopte ces différents types de remèdes monétaires, il doit opérer une compensation entre les sommes qu’il alloue et le montant des indemnisations que la même personne a déjà reçues à l’occasion d’une précédente instance, de façon à s’assurer que le demandeur n’obtiendra pas à la fois des dommages et intérêts et une restitution pour un seul et même préjudice. C’est précisément ce qu’a fait un tribunal, et de façon remarquable, dans une affaire récente où nous avons assigné un laboratoire pharmaceutique, fabricant de produits génériques, pour avoir augmenté le prix de ses médicaments de 3 200 %, ce qui, je pense, peut être, à juste titre, qualifier, d’excessif.

Le dernier thème que je vais traiter aujourd’hui est celui des dommages-intérêts punitifs. Les différents recours que j’ai déjà évoqués, à savoir la restitution, la privation, voire les dommages et intérêts triples, n’ont pas un caractère punitif en droit américain. Ils sont considérés comme des recours ayant pour objet la correction ou la réparation des conséquences d’une violation, ainsi qu’un effet dissuasif pour l’avenir. Aussi bien la doctrine que les travaux parlementaires conçoivent les dispositions portant sur les dommages et intérêts triples comme des instruments destinés à éviter des violations futures plutôt que comme des instruments destinés à sanctionner celles déjà accomplies. Il existe, cependant, certains actes qui sont passibles d’amendes civiles, quoiqu’il vous semblerait, sans doute, que la façon dont nous les appliquons est différente de la vôtre. Prenons l’hypothèse d’une société qui omet de notifier préalablement une fusion ou de fournir les informations requises par l’autorité de concurrence avant la réalisation de l’opération. De tels manquements peuvent être sanctionnés par une amende civile, du fait que nous prenons très au sérieux toute contravention aux dispositions procédurales de cette loi sur la notification préalable des fusions. En effet, le non-respect de cette procédure affecte notre capacité d’empêcher les fusions de nature à porter atteinte à la concurrence. Par ailleurs, si une société fait déjà l’objet d’une injonction administrative de ne pas faire et qu’elle agit en violation d’une telle décision, elle sera passible d’une amende civile qui pourrait atteindre 11 000 dollars par infraction. On pourrait penser que la somme est modique. En réalité, et dans la mesure où il s’agit d’une astreinte imposée par jour et par violation, si la société a des milliers de clients et que le comportement perdure pendant plusieurs jours, voire plusieurs mois, on peut arriver à des montants extrêmement élevés. Et à cela s’ajoutent les sanctions civiles ou pénales que le juge peut prononcer en cas de non-respect d’une décision judiciaire.

En dernier lieu, les dispositions du Sherman Act interdisent la fixation des prix et d’autres pratiques considérées comme illicites per se – comme celles dont on a parlé brièvement ce matin –, pratiques qui, dans la presque totalité des cas, nuisent à la concurrence sans pour autant créer un quelconque avantage. La manipulation des appels d’offres, la fixation des prix ou le partage de la clientèle constituent autant de pratiques qui relèvent du droit pénal et qui peuvent être passibles d’amendes importantes, ainsi que de peines de prison. Si le Sherman Act fixe l’amende maximale par chef d’accusation à 10 millions de dollars pour une personne morale et à 350 000 dollars pour une personne physique ou une peine de prison de trois ans, dans la pratique, le juge fait davantage appel à une autre loi pénale, en vertu de laquelle il peut prononcer des amendes d’une somme équivalente à deux fois le gain réalisé grâce à l’acte illicite ou deux fois la perte subie par les victimes.

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Ceci explique les amendes colossales que le Département de la Justice (DoJ) obtient dans certains procès médiatiques, notamment l’affaire du Cartel international des vitamines, qui a donné lieu à des condamnations à des amendes pénales qui ont pu atteindre 875 millions de dollars, et où la seule société Hoffmann-Laroche s’est vu condamnée à payer 500 millions de dollars, procès dans lequel 14 directeurs de sociétés purgent déjà des peines de prison ou sont en attente de condamnations assorties d’amendes individuelles conséquentes.

Il ne me reste pas assez de temps pour expliquer en détail comment ces divers remèdes sont conçus pour avoir un effet dissuasif, ce qui, dans l’ensemble, est leur objectif premier. Cependant, j’aimerais vous livrer quelques réflexions sur les deux principes qui sous-tendent notre conception des remèdes antitrust.

Le premier consiste à définir les sanctions qui permettent d’assurer une dissuasion optimale. Il faut se rendre à l’évidence, une autorité de la concurrence ne doit pas sanctionner tout comportement indésirable. Par exemple, des mesures dissuasives seraient sans effet sur des comportements qui sont, certes, indésirables, mais aussi involontaires ou inévitables. En outre, il arrive que lorsqu’on cherche à réprimer telle pratique inévitable ou indésirable, c’est parfois au risque de décourager des activités bénéfiques qui leur sont intimement liées.

Par conséquent, en déterminant les recours à mettre en place et les sanctions à envisager, on essaye toujours de s’assurer que les effets du remède, c’est-à-dire du traitement, ne seront pas plus nocifs que ceux de la maladie elle-même.

Le deuxième principe est que l’autorité de contrôle ou le gouvernement, une fois que l’objectif de la dissuasion est défini, doit élaborer des recours qui permettent d’empêcher toute possibilité de profiter de l’acte illicite. Et dans la mesure où il n’est pas toujours possible de déceler une violation ou de réprimer celle-ci avec succès, peut-être faudrait-il des sanctions plus sévères pour les infractions que l’on parvient à poursuivre, afin d’atteindre un niveau de dissuasion globalement satisfaisant. Cela étant, il est évident que des sanctions très lourdes risquent de créer des injustices et pourraient décourager non seulement des comportements fautifs mais également des pratiques utiles. Aussi, la question de savoir s’il faut appliquer un régime de dommages et intérêts civils ou d’amendes punitives ne relève-t-elle pas des seules considérations juridiques, mais appelle également un jugement de valeur.

M. Jacques Azéma.– Merci, Madame, de votre intervention, qui va nous permettre d’approfondir le mécanisme des sanctions civiles à partir d’un domaine dans lequel vous avez une expérience bien plus grande que la nôtre. Nous allons demander maintenant à M. Blanchot : faut-il punir ou seulement réparer ?

M. Alain Blanchot, Avocat au Barreau de Lyon, Cabinet BENSOUSSAN.– Avant de répondre à votre question, je crois qu’il est indispensable de se demander comment évaluer le préjudice de la victime d’une concurrence déloyale ?

J’ai cru comprendre ce matin que, dorénavant, il n’y avait plus d’usagers, mais uniquement des clients, quoique, au niveau de l’audiovisuel, le consommateur devant son poste de télévision, qui n’a ni câble ni parabole, reste pour moi un usager et n’est pas encore un client. Mais l’avenir va nous démontrer qu’il est en passe de devenir un client : il n’a qu’à s’abonner au câble ou prendre une parabole. Cela élargit considérablement le domaine de la clientèle ; la clientèle qu’il faut conquérir. L’économie, c’est la conquête de la clientèle. La clientèle est de

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libre parcours. Elle est à tout le monde, et c’est celui qui saura le mieux s’y prendre qui aura la meilleure clientèle. C’est la libre concurrence. Cependant, a-t-on le droit de « voler » la clientèle d’autrui ? Les pouvoirs publics répriment pénalement le vol. Ils ont réprimé la contrefaçon qui est un vol. En revanche, ils n’ont pas réprimé le vol de clientèle.

Comment, dès lors, peut-on venir en aide à la victime d’une concurrence déloyale ? Par l’article 1382 du Code civil, c’est le fondement de la concurrence déloyale. Or, que dit l’article 1382 ? « Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer ». Par erreur, on y a ajouté la notion de « faute », mais c’est un problème de responsabilité civile et non pas un problème de culpabilité. La culpabilité est dans le domaine du droit pénal. « Oblige à réparer », c’est-à-dire que l’on répare le préjudice. Qu’est-ce que c’est que le préjudice ? Il faut en justifier. M. Azéma vous l’a dit tout à l’heure, le préjudice, c’est tout le préjudice, mais rien que le préjudice. Ce n’est pas chose facile. On le voit notamment en matière de contrefaçon, dans les dossiers qui sont soumis au juge, l’évaluation et les justifications du préjudice sont souvent bien défaillantes pour permettre au juge de fixer le véritable préjudice, ni en dessous ni au-delà du dommage subi. Et pourtant, le juge a tendance à dire que, lorsque l’auteur de la concurrence déloyale a « volé » la clientèle – c’est-à-dire qu’il a nui, en allant chercher la clientèle le couteau entre les dents –, cela est inadmissible. On ne peut pas laisser faire. Alors on va arrondir les dommages et intérêts. C’est très facile. En effet, le préjudice moral, comment le répare-t-on ? C’est au minimum 1 franc, on ne peut pas aller en dessous – peut-être cela va-t-il changer avec l’euro –, mais au-dessus, il y a une marge considérable à la disposition du juge. Et c’est en réalité par ce biais de l’évaluation très large que le juge – actuellement, le juge commercial –, va « en remettre un petit peu » sur la réparation du préjudice, sans vouloir dire ce qu’il fait. Puisqu’il ne peut pas dire, dans son jugement, qu’outre la réparation du préjudice, il veut sanctionner la faute.

C’est la situation actuelle, situation qui a d’ailleurs eu une influence considérable, que j’ai critiquée récemment, à propos de l’article 36 de l’ordonnance du 1er décembre 1986. En effet, dans l’article 36, on a cru – cela a été interprété ainsi notamment par le Tribunal de commerce de Paris – que le ministre pouvait intervenir pour demander à l’auteur de la pratique restrictive de concurrence d’indemniser la victime du préjudice. Dans l’affaire qui est venue devant le Tribunal de commerce – tout de même exceptionnelle puisque la victime, qui n’était pas partie au procès, ne demandait rien –, l’on ne voyait pas comment on pouvait imposer à l’auteur de la pratique de payer quelque chose à quelqu’un qui ne demandait rien. C’est qu’en réalité l’idée sous-jacente était qu’il ne s’agissait plus d’un problème de réparation dans cette action de l’article 36, ouverte au ministre, mais qu’il s’agissait bien d’infliger une sanction et une sanction de nature civile. Je dis qu’actuellement, selon l’article 1382, la réparation du préjudice – et rien que le préjudice –, ne permet pas de sanctionner le vol de la clientèle. Et les pouvoirs publics devraient s’y intéresser.

M. Jacques Azéma.– Merci de cette prise de position claire et nette. Est-ce l’avis de M. Toporkoff ?

M. Michel Toporkoff, Président de Chambre au Tribunal de commerce de Paris, Secrétaire général de Nestlé France.– Je voudrais d’abord préciser que l’expérience dont je peux faire part se situe uniquement dans ce que l’on appelle concurrence déloyale au sens français habituel du terme et non pas du tout dans l’antitrust, ce qui est tout autre chose. Dans ce contexte-là, je pense que vous tous comme moi-même, sommes trop juristes. Nous raisonnons trop dans un univers assez éloigné du quotidien. Il faudrait que nous soyons

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beaucoup plus sociologues et que nous sachions beaucoup mieux, non seulement ce que l’on fait, mais, comme disait Valéry, « ce que fait ce que l’on fait ». Or, cela, nous le savons très mal. Et dans ce contexte, nous partons donc d’une situation dont je vais dire un mot.

Néanmoins, pour répondre tout de suite à la deuxième question et expliquer ensuite ma position, je dirai : ni amendes civiles, ni dommages punitifs, ni l’un, ni l’autre, pour l’instant. D’habitude, je ne suis pas très conservateur, mais en l’occurrence, je le suis un peu quand même...

Pourquoi ni l’un ni l’autre ? Parce que la situation est, dans le domaine de la concurrence déloyale et pour autant que je sache, plutôt meilleure en France que dans les autres pays. M. Fasquelle a donné quelques indications contraires. J’en ai pour ma part beaucoup qui contredisent ses propres indications. J’ai le privilège de faire partie d’un groupe qui a des implantations dans presque tous les pays du monde. Quand nous nous réunissons avec des collègues de plusieurs pays pour comparer ce que nous faisons en matière de concurrence déloyale, notamment quand on copie nos emballages, ou que l’on critique nos produits, etc., je constate qu’en France, nous sommes plutôt mieux placés que dans bien d’autres pays, notamment l’Angleterre où la situation est catastrophique. En Angleterre, pour des raisons surtout liées à l’attitude des magistrats, la tendance est plutôt de dire : « Le conditionnement de Nescafé, ce n’est pas grave de le copier... » Pour notre part, nous considérons que c’est très grave.

Nous avons donc en France, une situation qui, sur le plan intellectuel, est loin d’être idéale et peut appeler les critiques de MM. Fasquelle et Blanchot, c’est certain. Néanmoins, elle est ce qu’elle est, et elle permet d’obtenir assez vite et à des coûts raisonnables, dans des cas normaux, la cessation de la pratique illicite et des dommages-intérêts au profit de la victime. Et rien ne me dit, bien au contraire, que ces dommages-intérêts ne sont pas appropriés au préjudice subi et n’incluent pas un montant supplémentaire (par rapport au préjudice) destiné à faire un peu peur.

Je vous donne un exemple de cet aspect dissuasif : j’ai mis en ligne sur Internet, environ 600 décisions relatives à des affaires d’imitation, avec indication des parties, des avocats, des dommages-intérêts accordés, de l’objet copié, etc. Or, sur une période de trois à quatre ans, cette base de données – elle n’est pas totalement exhaustive, mais tout de même significative – montre qu’il y a assez peu de récidivistes. J’en conclus que cela ne doit pas si mal marcher.

Sur le plan de l’évaluation du dommage, là aussi nous sommes tous très fautifs (et les avocats pas moins mais pas plus que leurs clients). En ceci, il n’y a pas d’éléments économiques dans les dossiers que l’on voit au tribunal. Certes, il est très difficile de réunir des éléments sérieux d’appréciation du préjudice, mais ce n’est pas impossible. On arriverait sûrement, avec un peu plus d’analyses économiques et de statistiques, à évaluer beaucoup mieux les préjudices. Nous, malheureux magistrats, faisons au mieux, sur la base (notamment) de moyennes plus ou moins inconscientes. Il y a là une alchimie qui n’est pas facile à décrire, mais si l’on faisait une enquête vraiment sérieuse auprès des victimes de pratiques de concurrence déloyale en leur demandant : « Voilà, c’est fini. Considérez-vous que la réparation a été adéquate ? » Ils répondraient « non ! », bien sûr, mais ils ne répondraient pas non plus : « on m’a accordé scandaleusement peu par rapport au préjudice réel. » Je l’ai d’ailleurs fait, de façon empirique. Je suis allé voir une vingtaine de couturiers du Sentier, victimes de copie, et je leur ai demandé : « Telle décision a été rendue, il y a un ou deux ans. Maintenant que la

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passion est retombée, qu’en dites-vous ? Etait-ce mal jugé ? Mal réparé ? » Dans l’ensemble, ils ne m’ont pas paru réellement choqués par la différence entre ce qu’ils ont pu prouver comme préjudice et ce qu’ils ont obtenu comme dommages-intérêts.

Au total, nous avons donc un système dont j’ai tout lieu de penser qu’il ne fonctionne pas trop mal. À ce propos, j’ai entendu, ce matin, dans la bouche de M. Greene, une expression qui me plaît bien. Il parlait de « go slow attitudes ». Il disait : « Quand vous faites des réformes, allez-y prudemment ». Il a d’ailleurs cité une expérience qui s’est avérée plutôt catastrophique. Par conséquent, avant de faire une espèce de « mécano » intellectuel – pardon d’employer des mots un peu fort – avec des punitive damages, etc., soyons prudents. Nous avons un système dont les justiciables me semblent presque aussi satisfaits qu’ils peuvent raisonnablement l’être. Avant de le mettre à bas, soyons très prudents.

M. Jacques Azéma.– Merci, Monsieur Toporkoff de ce conseil de modération. Monsieur Ronzano penchera-t-il pour la modération, la prudence ou pour l’innovation suggérée par M. Blanchot.

M. Alain Ronzano, Juriste au CREDA.– Merci, Monsieur le Président. Après le vibrant plaidoyer de M. Toporkoff en faveur du statu quo – tout irait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes… –, il ne sera pas facile de plaider pour l’évolution du système de sanction de la concurrence déloyale. Il me semble pourtant qu’il faut faire le choix de l’évolution, et ce, pour deux raisons :

Première raison, ce système de sanction n’est pas dissuasif. Pourquoi ? Le penchant naturel du juge – on ne saurait l’en blâmer – est de sanctionner la faute en elle-même, par-delà la simple réparation du dommage, pourtant seule prévue par les textes. C’est du reste la condition sine qua non d’une lutte efficace contre la concurrence déloyale. Seul problème, mais de taille, le juge n’a pas les moyens de faire passer ce message de sévérité auprès des agents économiques. En effet, s’il veut échapper à la censure de la Cour de cassation, il ne doit surtout pas afficher sa volonté de sanctionner la faute.

Deuxième raison, le statu quo conduit surtout à entériner la pratique des dommages punitifs. Or, chaque fois que la victime est un opérateur sur le marché, la sur-réparation qui lui est ainsi accordée peut constituer pour cette victime un avantage concurrentiel. Et cet avantage concurrentiel peut alors être utilisé au détriment de concurrents, pourtant totalement étrangers à la pratique déloyale.

Revenons à présent plus en détail sur chacun de ces deux points. Il apparaît donc que le juge s’est largement affranchi de la lettre de l’article 1382 du Code civil en sanctionnant la faute de déloyauté pour elle-même. C’est ce que la doctrine appelle pudiquement la « très grande souplesse » qu’autorise le mécanisme de la responsabilité civile. À partir de là, comment le juge fait-il pour échapper à la censure de la Cour de cassation ? On aurait pu s’attendre à ce qu’il cherche à « forcer » la définition du dommage en recourant volontiers à la notion de « trouble commercial » ou encore en réparant de façon quasi systématique le préjudice moral. En fait, ce qui caractérise la jurisprudence en la matière, c’est bien plutôt le silence presque

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total observé par le juge s’agissant du mode de calcul de la réparation. C’est du moins les conclusions auxquelles le CREDA est parvenu dans son étude sur la clientèle ( )137 .

Dans cette étude, nous avons analysé environ 200 décisions de concurrence déloyale rendues par des juridictions du fond sur une période d’un an et demi, allant du 1er janvier 1997 au 30 juin 1998. Or, dans 9 décisions sur 10, il n’existe pas de lien perceptible entre l’indemnité accordée et le préjudice subi et, à plus forte raison, entre cette indemnité et la faute sanctionnée ( )138 . Dans 3 décisions sur 4, le juge ne fournit même aucune indication chiffrée du préjudice ( )139 . L’indemnité accordée prend alors un caractère « forfaitaire ». Le juge se contente de constater l’existence d’une faute, d’un dommage, et d’un lien de causalité, pour en conclure sans plus de précision : « Voilà, ça fera tant ! ». Le juge ne fournit des indications chiffrées que dans 1 décision sur 4. Pour autant, cela ne veut pas dire qu’il y expose dans le détail le mode de calcul suivi pour établir le montant de l’indemnité. Au contraire, dans 15 % des décisions, il n’est pas possible d’établir un lien entre les données chiffrées indiquées par le juge et le montant de l’indemnité octroyée. Au point que cette indemnité est quelque fois sans commune mesure avec les éléments chiffrés disponibles. Finalement, on ne parvient à identifier le mode de calcul suivi par le juge, c’est-à-dire à rattacher l’évaluation chiffrée du préjudice à la réparation accordée, que dans 10 % des cas. Dans ces quelques décisions, on observe que le juge fait une appréciation parfois assez large du préjudice. Par exemple, lorsqu’il accorde à la victime, au titre de la réparation de son dommage, le montant total du chiffre d’affaires perdu ou lorsque les dommages-intérêts accordés à la victime sont calculés non au regard du dommage subi, mais en considération du profit retiré par l’auteur des agissements déloyaux ( )140 .

En présence, si j’ose dire, d’un « tel flou artistique », ce système, même sanctionnateur, ne peut pas être véritablement dissuasif. Pour qu’il soit efficace, il est donc nécessaire de le faire évoluer. En pratique, il faudrait opérer une nette distinction entre, d’un côté, la réparation du préjudice, et, de l’autre, la sanction de la faute. D’où la question posée dans l’intitulé de la table ronde : « concurrence déloyale : dommages punitifs ou amende civile ? »

(137) V. C. Alexandre-Caselli et Z. Bédidi-Ouadah, in CREDA, Clientèle et concurrence (sous la direction de

Y. Chaput), Litec, 2000, chap. 4, p. 109. Partis à la recherche du détournement de clientèle en matière de concurrence déloyale, il a fallu rapidement se rendre à l’évidence qu’il n’en restait pas grand-chose. L’explication de la disparition presque complète de toute référence au détournement de clientèle dans la jurisprudence tient, à n’en point douter, à l’irruption du parasitisme, et plus particulièrement au concept d’agissements parasitaires. En effet, l’élargissement de l’action en concurrence déloyale à des situations où il n’existe aucun rapport de concurrence entre l’auteur du dommage et la victime a d’abord rendu largement caduc le principe de spécialité, c’est-à-dire l’obligation de partager une même clientèle. Mais il semble avoir emporté, dans un même mouvement, le concept de détournement de clientèle. Et ce, en partant d’un raisonnement par trop simpliste : puisqu’il n’est plus besoin de constater un rapport de concurrence, le préjudice matériel ne peut résider dans le détournement de la clientèle de la victime, sitôt que l’auteur du comportement déloyal opère sur un tout autre marché. Ce raisonnement est à bien des égards excessif. Le fait que l’auteur de la pratique et la victime ne soient pas situés sur le même marché ne signifie pas qu’il n’y aura pas détournement de clientèle, mais seulement que ce détournement n’affectera pas, ou alors de façon très marginale, la clientèle du parasité. Au contraire, il y aura bien détournement de clientèle – sinon à quoi bon commettre des actes déloyaux ? –, mais de la clientèle des concurrents du parasite sur le marché même où il opère, et ce, grâce à l’avantage concurrentiel obtenu indûment en se plaçant dans le sillage du parasité.

(138) Ibid., Tableau 8, p. 123. (139) Ibid. (140) Ibid.

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La différence essentielle entre les dommages punitifs et l’amende civile, c’est que, dans le premier cas, la sur-réparation « va dans les poches » de la victime, alors que le produit de l’amende civile est versé dans les caisses de l’État ou de tout autre organisme tiers désigné à cet effet ( )141 .

L’octroi de dommages punitifs constitue assurément pour la victime une forte incitation à engager l’action civile, puisque, non seulement elle verra réparer son préjudice, mais elle recevra en outre, par exemple, le double de cette somme. Toutefois, les « dommages triples » ne sont pas forcément un gage d’efficacité. Un comportement parasitaire, par exemple, peut rapporter beaucoup plus au parasite que le dommage causé au parasité, et même plus que le triple des dommages subis. Dans ces conditions, les dommages punitifs seront inefficaces puisque l’auteur du comportement déloyal continuera de tirer un profit de son acte. Si le but est de prévenir la commission de ce type de déloyauté, notamment en indiquant à leur auteur que le risque encouru sera de toute façon supérieur aux chances d’en tirer un profit, c’est alors, à tout prendre, sur les gains réalisés qu’il conviendrait d’asseoir la sanction.

Le seul problème, c’est que le mécanisme des dommages punitifs n’est pas neutre pour les concurrents de la victime. Prenons le cas le plus parlant, celui des agissements parasitaires – en l’absence donc de tout rapport de concurrence entre le parasite et le parasité : la sur-réparation accordée devrait entraîner le renforcement de la position concurrentielle de la victime sur son propre marché. Dans ce cas, ce renforcement se fait tout entier au détriment des autres acteurs dudit marché, puisque l’auteur du comportement sanctionné – le parasité – n’est, par hypothèse, pas présent sur ce marché.

Et même lorsque l’auteur de la concurrence déloyale et la victime se disputent la même clientèle sur le même marché, la sur-réparation peut emporter les mêmes conséquences préjudiciables. En effet, on ne peut exclure qu’elle permette à la victime de conquérir des parts de marché au détriment de ses concurrents, tiers au conflit. Et, plus encore, qu’elle lui permette d’acquérir ou de renforcer un pouvoir de marché, voire une position dominante. Il n’est pas rare en effet que ce soit le « leader » du marché qui voit piller sa notoriété ou ses investissements.

D’où la nécessité de limiter la somme que percevra la victime d’agissements déloyaux ou parasitaires à la stricte réparation du préjudice subi. Toute autre solution peut aboutir à perturber l’équilibre naturel du marché. Certes, l’auteur de la déloyauté a introduit à l’origine une rupture d’égalité dans les moyens mis en œuvre pour conquérir la clientèle. Toutefois, il ne faudrait pas qu’en cherchant à la neutraliser, le juge contribue à établir ailleurs une autre rupture d’égalité, sur le même marché ou sur un autre, mais cette fois-ci au profit de la victime. Mais que l’on ne s’y trompe pas, la réserve ne porte pas tant sur le principe même des dommages punitifs que sur leur utilisation, et encore seulement dans l’hypothèse où la victime est un opérateur sur un marché. Ces réserves tombent entièrement sitôt que la victime n’est pas elle-même un opérateur sur un marché, comme c’est le plus souvent le cas, par exemple, en matière d’atteinte à l’intimité de la vie privée ( )142 .

(141) P. Le Tourneau, Le parasitisme, Litec, 1998, n° 263, p. 206. (142) Contra, en faveur d’une condamnation radicale de tout versement à la victime de dommages et intérêts

excédant la simple réparation de son préjudice, pour la seule raison que cela lui procurerait un enrichissement sans cause, L. Cadiet et P. Le Tourneau, Droit de la responsabilité, Dalloz Action, 1998, n° 34, p. 13-14.

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Schématiquement, l’amende civile, qui évite le travers de l’attribution à la victime d’une sur-réparation, présente les avantages et les inconvénients inverses de la solution des dommages punitifs. Le mécanisme est moins incitatif, mais infiniment plus neutre et permet sans doute une répression mieux adaptée et donc plus efficace.

M. Jacques Azéma.– Chacun aura observé que M. Ronzano a répondu, pour ce qui le concernait, aux deux questions en débat. En revanche, je crois que M. Blanchot qui, lui, était favorable à une modification du système, souhaiterait préciser la manière d’y parvenir.

M. Alain Blanchot.– En effet, se pose actuellement un problème et il faut y répondre. Soit l’on ne fait rien, et on continue, comme actuellement en France, à allouer des dommages-intérêts un peu plus importants, sans dire ce dont il s’agit, on entérine alors le système, mais à ce moment-là, la faute n’est pas sanctionnée. C’est simplement une réparation. Soit l’on instaure le système de treble damages. Pour moi, c’est la loi du talion, c’est-à-dire que l’on permet à la victime d’une faute de se faire justice à elle-même en lui attribuant le produit de la sanction. Ou bien alors on instaure une amende civile.

L’amende civile, n’est pas une nouveauté. Elle existe dans les domaines autres que ceux qui ont été signalés tout à l’heure. Je vous précise notamment que si vous voulez construire une maison, et que vous ne demandez pas un permis de construire, c’est un délit. Mais, pour un défaut de permis de démolir, c’est une amende civile qui est prononcée par le juge civil. Par conséquent, cela existe déjà, et pour ma part, je verrais très bien que l’on instaure, dans le droit français de la concurrence déloyale, une sanction civile, car il est anormal que les pouvoirs publics ne prennent pas en charge le vol de clientèle. Je verrais fort bien, pour ma part, un procureur venir devant la juridiction civile en demandant la sanction civile. La victime demanderait ou non réparation. C’est son problème. Mais il faut quand même que notre droit sanctionne le vol de clientèle.

M. Jacques Azéma.– Merci. Est-ce que M. Toporkoff veut avoir encore la parole ?

M. Michel Toporkoff.– Je ne fais pas de « panglossisme ». Notre système actuel n’est pas parfait, il faut l’améliorer. Mais, personnellement, avant d’aller dans la direction qui vient d’être évoquée, je pense qu’il y a deux choses à faire. La première, c’est d’étudier sérieusement – et j’insiste sur le « sérieusement » – les aspects économiques du dommage. Les avocats demandent toujours de très lourds dommages-intérêts. Parfois, ils demandent un peu n’importe quoi... C’est assez naturel. Le problème, c’est que le magistrat, pris entre le demandeur qui dit avoir subi un préjudice considérable et le défendeur qui répond : « Pécadille ! trois fois rien », ne peut se fonder que sur les éléments dont il dispose et sur les raisonnements qui lui semblent justes. Je vous livre un exemple qui m’a beaucoup marqué. Il s’agissait d’une contrefaçon de logiciel. Le vendeur de logiciels disait au tribunal : « C’est épouvantable, mon logiciel a été contrefait. Vous ne vous rendez pas compte du préjudice que j’ai subi ! Il est incalculable ! » Je lui ai demandé, pris d’une inspiration très banale : « Sûrement, sûrement..., mais n’y a-t-il pas eu les mêmes contrefaçons en Angleterre, en Allemagne, en Italie, et en Espagne ?... » – « Non, non, c’est uniquement en France » Je lui ai alors demandé : « Dans ces conditions, montrez-moi les ventes (certifiées par vos commissaires aux comptes) en Angleterre, en Allemagne, etc., par rapport à ce qu’elles sont en France ». Et là, nous avons constaté qu’il avait vendu pratiquement la même quantité en France qu’en Angleterre. On est donc bien obligé de penser que le préjudice n’était pas aussi élevé que ce que l’on voulait nous faire croire.

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Cet exemple est très trivial, mais il y a de nombreux cas où l’on peut aller beaucoup plus loin dans la détermination du montant réel du dommage. Un exemple : le préjudice d’image est très souvent invoqué devant le tribunal de commerce. C’est quelque chose qui peut être très important. Je pense notamment aux bijoutiers de la Place Vendôme qui voient leurs bijoux copiés par un petit bijoutier de banlieue. Il y a là un vrai préjudice d’image. Le seul problème est qu’ils ne se donnent pas les moyens de le déterminer. Or, on peut le calculer. J’ai proposé, il y a une dizaine d’années, dans un article aux Petites Affiches, une méthode qui n’est pas totalement scientifique mais qui est objective et fondée sur des sondages. Elle a certes pour inconvénient de coûter un peu d’argent, mais surtout de modifier les habitudes établies. Or, les avocats sont pressés, ils ne sont pas incités à faire évoluer leur pratique. C’est ainsi que, finalement, cette méthode, qui a parfois été utilisée, avec succès, ne s’est pas répandue. On pourrait pourtant facilement aller beaucoup plus loin dans l’évaluation un peu sérieuse du préjudice.

La seconde voie à explorer serait de constituer des bases de données. Quelles sont les décisions auxquelles on a accès en tant que justiciables ou même en tant que juristes ? Celles que publient les revues sont, à mon sens, celles qui ont le moins d’intérêt, parce que ce sont les plus novatrices : elles n’ont donc aucune valeur statistique. Il faudrait, comme nos amis américains – j’espère que l’on y arrivera rapidement – que l’on ait accès à des bases de données aussi exhaustives que possible. On pourrait alors savoir s’il y a de la récidive. Je parle de « casiers judiciaires » – c’est peut-être un peu excessif –, mais il est important pour le tribunal de savoir qui est ou serait coutumier d’actes de concurrence déloyale. De même, les avocats pourraient savoir quelle est la moyenne des condamnations prononcées, pour tel type de comportement déloyal, quitte à penser que c’est insuffisant et à expliquer pourquoi. Ce sont là deux voies d’amélioration importantes, qui me semblent relativement accessibles. Si on le fait et que cela ne suffit pas, il sera alors toujours temps de reparler d’amendes civiles.

DÉBAT

M. Pierre Leclercq.– Merci. J’ouvre à présent le débat avec la salle.

M. Denis Boucher, Juge au Tribunal de commerce de Paris.– Étant donné que l’on s’aperçoit que le préjudice ne concerne pas uniquement une victime, mais peut atteindre un marché, c’est-à-dire plusieurs victimes, ne serait-il pas possible d’envisager d’adopter en France ce qui fonctionne déjà de l’autre côté de l’Atlantique, à savoir les « class actions » ? C’est une question que je pose donc au regard du droit français et peut-être aussi à Mme Valentine.

Mme Debra A. Valentine.– Je dois dire qu’il est assez difficile pour moi de comprendre exactement comment fonctionne votre système en matière de concurrence déloyale. Néanmoins, je pense que ce à quoi on assiste aux États-Unis est une augmentation des class actions, plutôt que des actions en responsabilité individuelles, ce qui se rapproche, me semble-t-il, de certains des éléments que vous avez soulevés. En effet, cela coûte très cher pour une personne seule d’entamer une action en justice : c’est beaucoup plus efficace et plus viable si un nombre important de personnes s’associent pour engager une action. En outre, lorsque le juge est saisi d’une demande à laquelle de nombreuses parties se sont jointes, il a la possibilité, en fin de compte – même si l’on n’utilise pas le terme de jugement en équité – de prononcer des sanctions et de répartir les contributions d’une manière plus équitable, de sorte

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qu’il y a en définitive plus de sanctions et de restitutions en faveur d’un nombre plus important de victimes. Je ne sais pas trop si la convergence entre nos systèmes porte sur ce point ou sur le fait que vous commencez à combiner les actions civiles et les actions administratives dans les cas individuels. Aux États-Unis, cela se fait de plus en plus fréquemment. Par les actions en réparation et en restitution qu’elles engagent, nos agences fédérales tendent, à mon avis, à adopter une approche plus européenne, avec une restitution des sommes d’argent aux victimes plutôt que la seule cessation ou prévention de certains actes. Il s’agit là d’une autre façon, pour l’administration cette fois, d’appréhender le concept d’action collective. Mais dans l’ensemble, les actions collectives ont prouvé leur efficacité dans le domaine « antitrust ».

Mme Diane Wood.– Permettez-moi de préciser que, en effet, dans la mesure où l’on peut entamer une action devant un tribunal fédéral en vertu d’une loi étatique, nous, juges fédéraux, nous voyons un nombre relativement élevé d’actions en concurrence déloyale sur la base de la loi de l’État de l’Illinois relative à la loyauté des échanges en matière de consommation et les pratiques trompeuses, ou de lois équivalentes d’autres États (notamment celles du Wisconsin ou de mon ressort). Dans beaucoup de cas, ce sont des actions introduites par un seul demandeur en vertu de la loi étatique, et au terme desquelles des dommages et intérêts modiques, ainsi que le paiement des honoraires d’avocats, sont accordés au demandeur, à condition qu’il apporte la preuve de la violation. Dans certains États, et notamment dans l’Illinois, une entreprise peut également intenter ce type d’action, à condition qu’elle se fonde sur des pratiques trompeuses ou frauduleuses lors d’une vente. D’ailleurs, une des affaires que je traite en ce moment est basée sur une théorie semblable. Alors, aux États-Unis, mis à part le rôle que joue dans ces questions la Federal Trade Commission, dont la nature est plus administrative, ce genre d’affaire, relève, dans la plupart des cas, du droit étatique, et les demandeurs n’ont droit qu’à une réparation normale, à savoir des dommages et intérêts qui correspondent au préjudice subi, ou, éventuellement, une injonction de ne pas faire, mais pas de dommages et intérêts triples, ni de sanctions extraordinaires.

Mme Debra A. Valentine.– En effet, je pense que cela peut également expliquer la différence qui existe entre les demandes simples et celles de dommages et intérêts triples. Dans le cas d’une action engagée par une personne, je ne suis pas convaincue de la nécessité d’accorder trois fois plus de dommages et intérêts. Si le préjudice affecte l’ensemble du marché, comme le suggérait l’orateur, le principe du triplement de l’indemnisation se trouve davantage justifié, car la réparation porte sur le préjudice causé au marché dans son ensemble, et non pas seulement sur celui causé à une seule personne.

M. Christian Colombier, Avocat, Associé-Gérant, BCF & Associés.– Le premier progrès serait probablement de réparer effectivement les préjudices. Je rejoindrai un peu M. Toporkoff. On fait grief aux avocats de ne pas faire de démonstrations suffisantes en termes de préjudice. Je peux dire que, dans un certain nombre de cas, on va assez loin dans la démonstration. Mais on s’aperçoit que la réponse que l’on obtient – et cela a été signalé dans les statistiques du CREDA tout à l’heure – est une réponse « à la louche », comme on dit familièrement. Cette réponse du juge n’est pas une incitation à faire une démonstration assez rigoureuse, puisqu’il n’y a pas de suite à cette démonstration rigoureuse. C’est un peu un cercle vicieux. Et l’on n’a pas, à mon sens, de sur-réparation en l’état actuel des choses. On constate plutôt une sous-réparation. C’est mon sentiment, mais peut-être est-ce une approche partisane.

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ABUS DE PUISSANCE D’ACHAT ET ACCES AUX LINÉAIRES DE LA GRANDE DISTRIBUTION

M. Pierre Leclercq.– Sur les « Abus de puissance d’achat et accès aux linéaires de la grande distribution », comme sur beaucoup d’autres sujets évoqués lors de cette journée, on pourrait tenir des colloques entiers. Je donne tout de suite la parole au Professeur Glais pour son exposé introductif.

EXPOSÉ INTRODUCTIF

M. Michel Glais Professeur à l’Université de Rennes I, Cabinet GLAIS Concurrence et Stratégie

Jusqu’à un passé récent, les entreprises industrielles demeuraient pratiquement les seules concernées par l’application des règles de concurrence relatives à l’incrimination des abus commis par des opérateurs détenteurs d’un fort pouvoir de marché. La montée en puissance des enseignes de la grande distribution, accentuée par la concentration croissante de ce secteur d’activité, a conduit à s’intéresser au concept de puissance d’achat. Sa définition économique présente d’évidentes similitudes avec celle du pouvoir de marché d’un fournisseur industriel vis-à-vis de ses clients (A). Disposer d’une importante puissance d’achat impose donc à son titulaire certaines contraintes de comportement à l’égard de ses cocontractants dépourvus de pouvoir de négociation. Tel est le cas lorsque ceux-ci se trouvent en état de dépendance économique. Une récente enquête menée par mes soins démontre qu’une fraction non négligeable de ceux-ci se trouve dans une situation correspondant à celle évoquée par l’article L. 420-2, I, 2° du Code de commerce (art. 8-2, ord. 1986 abrogée) (B)

Le déséquilibre dans les rapports de force entre les fournisseurs et leurs grandes enseignes clientes (dont le nombre s’est réduit par suite des récentes opérations de concentration), s’est accentué sous l’effet de l’extension de la stratégie d’offre par ces dernières de produits vendus sous marques de distributeurs, dans un contexte marqué par les dispositions de la loi du 5 juillet 1996 rendant plus difficile l’ouverture et l’extension des surfaces de ventes et réduisant de ce fait l’élasticité d’offre des linéaires (C).

Jugées aujourd’hui insuffisantes pour assurer le respect d’un équilibre suffisant des relations contractuelles entre offreurs et acheteurs, les dispositions du droit de la concurrence traitant de cette question seront prochainement renforcées par le Parlement (D).

A) Concept et mesure de la puissance d’achat

La théorie des prix démontre de façon rigoureuse qu’un marché présente une configuration totalement concurrentielle lorsque aucun offreur ou acheteur n’est capable d’influencer les prix d’équilibre sur un marché donné. Toutes choses égales par ailleurs (c’est-à-dire pour un niveau de demande et des conditions techniques données), la quantité échangée du produit en cause sera la plus élevée possible et le prix d’équilibre correspondra à l’optimum économique (maximisation des gains pour les acheteurs et offreurs).

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Du côté de l’offre, cette situation prévaut lorsque le prix de marché est égal au coût marginal du bien considéré : un pouvoir de marché apparaît donc lorsque l’un des offreurs est en mesure d’imposer un prix supérieur à son coût marginal de production. Sur un plan théorique, l’importance de ce pouvoir de marché s’apprécie en utilisant « l’indice de Lerner », calculé comme le rapport existant entre l’écart entre le prix fixé par l’offreur et son coût marginal de production. Une entreprise J dispose donc d’un pouvoir de marché si ce rapport est positif.

Soient : Lj l’indice de Lerner ; Pj le Prix fixé par une entreprise dominante, Cmj son coût marginal de production du produit en cause : Lj = (Pj – Cmj) / Pj > 0

La même méthode d’analyse peut être utilisée lorsqu’il s’agit de chiffrer et mesurer la puissance d’achat. Au lieu d’être un « preneur de prix » et accepter le prix prévalant sur un marché de pleine concurrence, l’acheteur « puissant » est en mesure d’imposer à son vendeur un prix plus faible. Soit Ii, l’indice de la puissance de négociation de l’acheteur dominant, on démontre que sa valeur dépend de l’écart existant entre la valeur attribuée par l’acheteur à la dernière unité achetée et le prix (plus faible) payé au fournisseur. Soit Vi cette valeur et Pi le prix payé, l’indice de puissance d’achat peut théoriquement se mesurer de la façon suivante : Ii = (Vi-Pi)/Pi >0 ( )143

(Vi dépend aussi de la position de l’acheteur sur le marché de la revente du produit).

De la même façon que le pouvoir de monopole réduit les quantités offertes sur le marché, une puissance d’achat conduit à une baisse des quantités commandées par rapport à celles qui prévaudraient en son absence. Toutes choses égales par ailleurs, l’efficience économique s’en trouve affectée (diminution du bien être économique global consécutive à la réduction des quantités échangées). L’analyse économique démontre, en second lieu, que s’établit un transfert de profits en provenance des offreurs vers les acheteurs. En tirer toutefois la conclusion immédiate qu’il conviendrait de s’opposer à l’émergence ou au maintien de toute puissance d’achat serait impossible à justifier compte tenu de la méthodologie utilisée par l’analyse économique. Le lecteur doit en effet garder à l’esprit que les résultats obtenus sont particulièrement contingents à l’hypothèse « ceteris paribus » présidant à l’élaboration du modèle. Rien ne dit en effet qu’en l’absence de puissance d’achat la demande aurait été aussi forte. Il n’est pas non plus impossible que les actions de l’acheteur hégémonique aient pu permettre à l’offreur de réduire de façon substantielle un certain nombre de ses coûts.

En lui commandant en quantités souvent importantes plusieurs produits, cet acheteur permet à son fournisseur de réaliser des économies d’échelle, de gammes, et de logistique. La prudence avec laquelle il convient donc d’analyser les effets de la puissance d’achat sur la promotion de l’efficience économique n’empêche toutefois pas de surveiller son évolution (contrôle des opérations de concentrations), ainsi que les choix stratégiques des entreprises détentrices d’un fort pouvoir de négociation. Ces choix peuvent en effet conduire à exploiter de façon abusive l’état de dépendance dans laquelle se trouvent vis-à-vis d’elles certains fournisseurs. Or, force est de constater que les situations de dépendance constituent une des données nouvelles du paysage des relations contractuelles entre fournisseurs et acheteurs de

(143) On démontre que la valeur de Ii dépend de trois variables : 1. la part de l’acheteur dominant sur le marché en

cause ; 2. L’élasticité prix de la demande pour le produit concerné de la part des autres acheteurs ; 3. L’élasticité de l’offre du produit. Ii est d’autant plus élevé que la part de marché de i est élevée et que les deux élasticités sont faibles.

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la grande distribution. Puissance d’achat et dépendance économique vont en effet souvent de pair, lorsqu’un très petit nombre d’acheteurs réalisent, comme c’est le cas depuis la récente opération Carrefour-Promodès, plus de 80% de la demande sur les marchés en cause.

B) Puissance d’achat de la grande distribution et dépendance économique

Empruntée au droit allemand, l’incrimination, en droit français, de l’exploitation abusive d’un état de dépendance économique se réfère à la situation d’une entreprise « cliente ou fournisseur qui ne dispose pas d’une solution équivalente » (C. com., art. L. 420-2, I, 2°, ancien art. 8 (2°), ord. 1986 abrogée). En combinant certains éléments d’analyse tirés de la jurisprudence du Conseil de la concurrence avec l’apport de la théorie économique, une série de quatre tests peut être utilisée lorsqu’il s’agit de se prononcer sur l’existence ou l’absence d’une situation de dépendance d’une entreprise par rapport à un cocontractant. Il convient en effet :

1) de s’interroger tout d’abord sur l’étendue du champ des éventuelles solutions équivalentes (techniques et commerciales) à la disposition de l’entreprise concernée. À ce stade de l’analyse, l’examen des parts de marché revêt bien évidemment une certaine importance ;

2) d’étudier : a. l’incidence des relations commerciales établies entre les cocontractants en cause sur la rentabilité

de l’entreprise faisant valoir son état de dépendance ;

b. ainsi que les raisons l’ayant conduit à concentrer plus particulièrement ses relations d’affaires auprès du partenaire concerné (ne pouvait-elle pas éviter de se placer dans cette situation risquée ?) ;

3) d’estimer l’importance des délais dans lesquels l’entreprise présumée dépendante pourrait disposer des solutions équivalentes éventuellement recensées ;

4) d’apprécier enfin le coût du changement de partenaire commercial.

Ce schéma analytique a été testé par mes soins lors d’une enquête récente menée auprès d’un échantillon de fournisseurs (de petite et moyenne importance) de la grande distribution, et s’appuyant sur un questionnaire détaillé (43 questions dont certaines comportaient plusieurs modalités de réponses). Le dépouillement de ces questionnaires et l’analyse statistique des données a permis de constater qu’environ une entreprise sur quatre (23,8 %), appartenant pour la plupart au secteur agroalimentaire, pouvait être considérée comme relevant de la définition de la dépendance économique.

C’est tout d’abord la nature des produits échangés qui constitue une des raisons du partenariat quasi incontournable que les fournisseurs concernés sont contraints d’établir avec quelques grandes enseignes, ainsi que de leur faible pouvoir de négociation. Les produits en cause sont faiblement différenciés et ne font guère l’objet d’innovation. Les consommateurs sont considérés comme disposant d’une information « largement ou plutôt » suffisante sur les caractéristiques des produits offerts. Leur sensibilité aux variations de prix semble assez élevée.

Nombre de ces produits présentent donc le profil type de ceux que l’on s’attend à voir figurer sur les linéaires de la grande distribution. Il n’est alors pas étonnant de constater que plus de 85 % des entreprises relevant de la classe typologique des firmes qualifiées de dépendantes jugent plutôt impossible de ne pas les commercialiser par le canal de la grande

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distribution. La majorité d’entre elles semblent également contraintes de concentrer plus de 50 % de leurs offres sur deux grands distributeurs.

Toutes les entreprises appartenant à cette classe typologique fabriquent des produits vendus sous marques de distributeurs. Les plus engagées dans cette stratégie (celles y consacrant plus de 40 % de leur capacité de production) se situent sur des marchés où l’offre est constituée de produits peu différenciés et guère soumis à des innovations fréquentes.

Dans son Avis n° 97-A-04, le Conseil de la concurrence a ainsi reconnu que la dépendance pouvait être particulièrement forte dans le cadre de relations de fourniture de produits à marques de distributeurs (MDD). Tout en soulignant avec raison que le développement des MDD peut contribuer à améliorer l’efficacité d’une filière dans laquelle des PMI exercent une activité, sans avoir les capacités de développer une véritable politique de marques, le Conseil estime, dans cet avis que le développement des MDD traduit un renforcement de la présence des distributeurs et qu’une relation de dépendance peut être établie dans certaines cas de figure. Est alors évoquée la situation où le fournisseur s’est reconverti à la MDD, « Pour poursuivre son exploitation sans avoir à engager une action de recherche, s’il se situe sur un créneau où existent de nombreux fournisseurs prêts à répondre à une demande de la distribution, dont les produits sont interchangeables […] et ce pour peu que [le fournisseur concerné] représente une part importante de son activité » (Rapport du Conseil pour 1997, avis 97-A-04, p. 1021-21). Tel est apparemment bien le cas des entreprises appartenant à la clause typologique concernée par l’état de dépendance. Ces entreprises ont d’ailleurs répondu (à 76 %) n’avoir pas adopté, au cours des cinq dernières années, de stratégies susceptibles de leur permettre de réduire leur degré de dépendance avec la grande distribution.

La situation de dépendance de ce groupe d’entreprises se trouve également confirmée par l’importance et la nature des investissements auxquels elles ont dû se livrer pour garder la clientèle des grandes enseignes. Elles ont été le plus souvent contraintes : a) d’augmenter leurs capacités de production, b) de les adapter aux exigences de leur principal client en se dotant d’équipements spécifiques. Cette stratégie incontournable les a donc amenées à engager des dépenses à coûts irrécouvrables rendant plus difficile et onéreux un éventuel changement de partenaire commercial.

Le Conseil de la concurrence a lui-même jugé que constitue une des deux conditions permettant d’établir l’état de dépendance économique d’un fournisseur, le fait que ses facteurs de production sont spécialisés dans la fabrication des biens destinés au distributeur avec lequel il entretient une relation privilégiée et ne peuvent être ni utilisés ni adaptés à la production d’autres biens à un coût économiquement acceptable ( )144 .

La situation de forte dépendance ne concernant toutefois qu’environ un quart des entreprises ayant répondu à l’enquête, il n’est pas sans intérêt de dresser le portrait robot des fournisseurs PMI disposant apparemment d’un plus grand degré de liberté et représentant 40 % de la population étudiée. Tout en fabriquant également des produits vendus sous MDD et ayant dû accroître leurs investissements (en R&D et en communication) pour garder la clientèle des

(144) L’autre condition est qu’il n’existe pas pour ce fournisseur d’autre client d’une taille comparable pour les biens

qu’il offre et que la demande additionnelle des autres clients ne peut représenter qu’une faible part de la demande de ce client, ne lui permettant donc pas de couvrir ses charges et coûts fixes. (Cons. conc., Rapport pour 1997, p. 1018).

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grandes enseignes, ces entreprises disposant de certains atouts. Elles se situent sur des marchés soumis à des innovations assez fréquentes et considèrent que leurs marques sont plutôt connues. Elles se sont attachées (90 % d’entre elles) à adopter des stratégies susceptibles de réduire leur dépendance (accroissement de la notoriété de leurs marques ; diversification vers des activités peu ou pas couvertes par la grande distribution).

C) L’accès aux linéaires de la grande distribution : un enjeu stratégique dans les relations fournisseurs / distributeurs.

La croissance des ventes de MDD constitue une première source de raréfaction des linéaires disponibles pour des entreprises industrielles offrant de façon privilégiée des produits sous leurs propres marques. Selon A. FADY, 38 % des linéaires étaient occupés en 1997 par des ventes sous MDD et sous premiers prix, le domaine alimentaire étant le plus touché ( )145 . Les principales enseignes de la grande distribution sont devenues concurrentes de leurs fournisseurs sur une partie importante des surfaces d’exposition, ce qui peut donner naissance à des risques d’éviction, au moins partielle, des produits offerts sous marques propres ainsi qu’à des pratiques discriminatoires dans l’affectation des linéaires de vente. Ces risques sont d’autant plus sérieusement à prendre en considération que l’offre des linéaires s’avère aujourd’hui peu élastique. Dans son avis précité, constatant que « quelle que soit la puissance des fournisseurs pour une même famille de produits, la demande des distributeurs est limitée par la dimension des linéaires dont ils disposent et conduit à une concurrence intense des fournisseurs. » [p.1024], le Conseil de la concurrence ajoutait que la réduction des possibilités d’extension des surfaces commerciales, consécutives à la subordination à une autorisation administrative préalable de l’ouverture de toute nouvelle surface de vente de plus de 300 m², introduit une rigidité dans les capacités des entreprises à adapter leur offre au développement de la demande [p.1005].

En second lieu, l’importante concentration du secteur de la grande distribution à laquelle on assiste depuis quelques années réduit de façon très sensible le nombre des enseignes avec lesquelles les fournisseurs peuvent contracter. À la suite du dernier rapprochement en date (Carrefour/Promodès), les cinq plus grandes enseignes représentent en France près de 83 % de parts de marché. S’y ajoute le fait que se créent des centrales d’achat communes entre enseignes concurrentes contribuant à réduire encore davantage le nombre d’interlocuteurs sur les marchés en cause. La faible élasticité de l’offre de linéaires fait donc de celles-ci une ressource rare génératrice de phénomènes de rente de situation qui se concrétisent par une augmentation des droits d’entrée acquittés par les industriels (élément, par ailleurs, de discrimination entre ventes sous marques propres et sous MDD quant à leurs coûts d’accès à cette ressource).

Veiller à ce que l’offre de linéaires demeure suffisamment segmentée entre un nombre suffisant de distributeurs aurait, semble-t-il, pu constituer un des objectifs assignés à la politique de la concurrence. Or, jusqu’à présent, les autorités de la concurrence n’ont apparemment accordé à cette question qu’un intérêt limité lorsqu’il s’agissait, pour elles, de se prononcer sur les effets prévisibles des opérations de concentration dans le secteur de la grande distribution. L’incidence de telles opérations a été presqu’exclusivement étudiée sous l’angle de la protection immédiate des consommateurs. En ce qui concerne les marchés

(145) A. Fady : L’accès au linéaire : Une ressource essentielle ? : Rev. Conc. Consom., n° 100, p. 8.

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d’approvisionnement, évoqués dans le dossier de l’acquisition par Casino de Franprix-Leaderprice, cette incidence a été, en revanche, totalement passée sous silence dans les attendus de la décision rendue lors de l’opération Carrefour-Promodès. Il ne faut pas s’en étonner puisque dans son Avis n° 97-A-04, tout en ayant pris la précaution d’évoquer théoriquement la possibilité de voir une concentration restreindre l’accès aux linéaires, le Conseil de la concurrence ne semble toujours pas convaincu de l’existence d’un tel risque ( )146 . Pour que l’on s’inquiète des dangers de telles concentrations, faudra-t-il attendre que, comme dans l’affaire Kesko/Tuko (JOCE n° 110 du 26 avril 1997), les fournisseurs dépendent des candidats à ces rapprochements à concurrence de 50 % à 70 % de leurs ventes ?

La façon selon laquelle les autorités de la concurrence apprécient l’importance des distributeurs sur les marchés des approvisionnements contraste d’ailleurs singulièrement avec celle utilisée pour juger l’existence d’une position dominante sur les marchés situés en aval. Loin de procéder à une segmentation aussi fine de la demande, le Conseil de la concurrence définit de façon beaucoup plus large les marchés de référence lorsqu’il apprécie le poids des distributeurs en tant qu’acheteur. Les parts de marché sont, en effet, calculées par « gammes de produits » sur la base de leurs ventes globales (tous circuits de distribution confondus), ce qui conduit d’évidence à des estimations relativement modestes. Il semble pourtant difficile d’accepter de s’en remettre au seul fait que le groupe d’acheteurs ne représente qu’un faible pourcentage du chiffre d’affaires des grandes entreprises de production pour en déduire que cela suffit à prouver l’innocuité de la concentration sur les conditions d’accès aux linéaires (v. par exemple, l’avis relatif à l’opération Auchan/Docks de France).

En l’état actuel des nouvelles structures du marché de la grande distribution, issues des récentes opérations de concentration, on doit pouvoir espérer qu’une attention particulière soit maintenant accordée au respect d’une ouverture suffisante de l’accès aux linéaires. Le Conseil de la concurrence n’a-t-il pas lui-même considéré que : « les centrales d’achat qui n’accordent que très peu d’autonomie aux magasins affiliés, les accords exclusifs passés avec certains fournisseurs, les stratégies de ventes sous MDD de produits fabriqués par des sous-traitants quasi-intégrés » peuvent contribuer à la fermeture des rayonnages à des opérateurs nouveaux ou de faible poids économique ?

La référence au concept de « ressources essentielles » a été récemment évoquée pour qualifier la situation actuelle des linéaires de la grande distribution. Si l’on définit une ressource essentielle sur la base des trois critères suivants : 1. caractère indispensable de son utilisation pour un offreur d’un service déterminé, 2. impossibilité ou considérables difficultés de la dupliquer, 3. contrôle exercé sur elle par un monopoleur ou un groupe de partenaires agissant de

concert…

(146) « Bien que le nombre des demandeurs (centrales, distributeurs) effectuant leurs achats en toute indépendance

a sensiblement diminué… la puissance des grands acheteurs et sa traduction dans la pratique semblent dues plus à certaines particularités du marché de l’approvisionnement telles que l’existence de surcapacités permanentes de l’offre du côté des producteurs qu’à l’existence de positions dominantes du côté des demandeurs… » et : « Du point de vue des fournisseurs, s’agissant des produits de grande consommation, si chaque type de commerce présente des spécificités propres… les gammes de produits sont généralement communes à toutes les structures commerciales… Les produits étant interchangeables, les fournisseurs ont la possibilité de reporter leurs ventes d’une forme de commerce à une autre » !! (op. cit., p. 1020).

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… il ne serait pas irréaliste de considérer les linéaires comme des ressources pour le moins « quasi essentielles ».

En toute hypothèse, même si l’utilisation de ce concept ne devait pas être validée dans le cas de la grande distribution, il n’en demeure pas moins que le respect de certains engagements « d’ouverture » des linéaires les plus affectés par les risques d’insuffisance d’accès pour les PMI (en particulier ceux dédiés aux produits agroalimentaires) pourrait être imposé aux enseignes détentrices des parts de marché les plus élevées. Ces clauses d’ouverture pourraient s’inspirer de l’esprit ayant présidé à l’analyse de la licéité de contrats tels que ceux de « bières ». La mise en œuvre concrète d’une telle proposition n’apparaît pas insurmontable. Elle ne concernerait tout d’abord que certaines gammes de produits. Les informations nécessaires pour mener à bien de telles opérations ne seraient guère difficiles à rassembler, le secteur d’activité en cause étant un de ceux où les données statistiques sont abondantes, détaillées et disponibles.

D) L’évolution des dispositions du droit français de la concurrence susceptibles d’incriminer les abus de puissance d’achat.

L’introduction du concept d’exploitation abusive d’un état de dépendance économique au sein de l’ordonnance du 1er décembre 1986 visait principalement à préserver le maintient d’un certain équilibre des forces entre offreurs et acheteurs, condition indispensable à la promotion à long terme de l’efficience économique. Les pouvoirs publics s’étaient en effet inquiétés du risque de déséquilibre qu’avaient menacé de créer en 1984 les projets de trois super-centrales d’achat regroupant 43 adhérents du secteur de la grande distribution et représentant 32 % du chiffre d’affaires du commerce de détail. L’introduction de cette nouvelle disposition fut, à l’époque, considérée comme de nature à régler de façon satisfaisante les litiges susceptibles de survenir de l’utilisation abusive d’une puissance d’achat. Force fut toutefois de déchanter. Au cours des douze années qui suivirent l’introduction de l’article 8-2 dans l’arsenal juridique français, aucun fournisseur ne s’avisa tout d’abord de saisir le Conseil de la concurrence. L’absence d’un tel contentieux ne pourrait bien évidemment s’expliquer par le caractère exemplaire de leurs relations avec leurs plus gros clients ( )147 , mais bien par la crainte de représailles auxquelles auraient pu s’exposer un fournisseur ayant l’imprudence de défier un de ses principaux clients. La saisine du Conseil ne pouvait, en fait, venir que du ministre de l’économie. Celui-ci ne s’en fit pas faute à plusieurs reprises et tout particulièrement à la suite de l’acquisition de la Société Européenne des Supermarchés par celle des Sociétés « Grands Magasins B » du Groupe Cora. Il était reproché à cette dernière d’avoir sollicité et obtenu de nombreux fournisseurs l’octroi d’avantages rétroactifs, des rémunérations, dénommées « participations publi-promotionnelles forfaitaires » et l’allongement des délais de paiement. Des menaces de déréférencement, de baisses de commandes, etc., étaient également dénoncées par les services du ministre. Dans cette affaire, tout en n’excluant pas que certains des fournisseurs aient pu se trouver en situation de dépendance économique, le Conseil de la concurrence devait rejeter cette saisine au motif que les comportements éventuellement répréhensibles n’avaient pas eu pour effet de fausser le jeu de la concurrence sur les marchés en cause. Il s’est fondé en l’espèce sur une interprétation stricte des dispositions de l’article 8-2

(147) Au vu de notre enquête, 66 % des entreprises ayant répondu au questionnaire avaient fait l’objet de menaces

récentes de déréférencement, exécutées dans 60 % des cas. Dans 12,5 % des cas toutefois, les relations d’affaires avaient été totalement rompues.

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établissant que ce texte s’applique dans les mêmes conditions que celles de l’article 7, à savoir lorsque les pratiques incriminées « ont pour objet ou peuvent avoir pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché ». La limitation ainsi apportée par le législateur à l’application de l’article 8-2 ne peut, dans son principe, faire l’objet de vives critiques. Il est vrai que le droit de la concurrence n’a pas pour objet de protéger de façon systématique certaines catégories de concurrents, mais au contraire de veiller à ce qu’aucun obstacle majeur n’entrave le processus concurrentiel. Les autorités de la concurrence disposent toutefois d’une large aptitude d’appréciation lorsqu’il s’agit de déterminer l’intensité de l’atteinte à la concurrence. Dans certaines affaires relevant de la pratique des ententes, elles n’ont pas hésité à utiliser généreusement les dispositions de l’article 7 de l’ordonnance leur permettant de condamner des actions concertées dès lors que celles-ci pouvaient avoir pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur le marché en cause. Telle n’a cependant pas été la pratique adoptée par le Conseil de la concurrence en matière d’application de l’article 8-2 aux relations fournisseurs-distributeurs, privant en fait cette disposition de l’ordonnance d’une réelle efficacité en matière de sanction des comportements abusifs d’un acheteur puissant à l’encontre de fournisseurs économiquement dépendants.

Une solution simple aurait consisté à amender l’article 8-2 pour le rendre plus efficace, même en l’absence d’atteinte suffisante au marché. Telle n’a toutefois pas été la solution retenue par la législation dans le cadre des modifications de l’ordonnance de décembre 1986 introduites par la loi n° 96-588 du 1er juillet 1996. Trois paragraphes furent ajoutés à l’article 36 de l’ordonnance visant à permettre à une victime de pratiques abusives ( )148 d’obtenir réparation de son préjudice auprès d’un tribunal. Malgré le souci du législateur d’améliorer ainsi les moyens de défense des fournisseurs les plus faibles ( )149 , il n’était pas évident – l’expérience l’a d’ailleurs montré – que ces nouvelles dispositions conduisent ceux-ci à dépasser leurs craintes de représailles et à davantage saisir le juge.

Le projet de loi actuellement en discussion devant le Parlement vise tout d’abord à améliorer l’efficacité et la portée opérationnelle de l’article L. 442-6 du Code de commerce (art. 36, ord. 1986 abrogée) en permettant notamment au ministre chargé de l’économie et au ministère public de demander à la juridiction saisie de prononcer une amende civile pouvant aller jusqu’à deux millions d’euros. Le nouveau texte vise également certaines pratiques telles que « la corbeille de la mariée », le bénéfice rétroactif de remises, ristournes ou d’accords de coopération commerciale, le paiement d’un droit d’accès au référencement préalablement à la passation de toute commande, etc. dispositions qui seront commentées par Monsieur le député Le Déaut lors de la table ronde.

M. Pierre Leclercq.– Merci beaucoup, M. le Professeur. C’était un exposé très intéressant. J’ai vu la salle y réagir très favorablement. Nous allons maintenant ouvrir la table ronde et je donne la parole à son Président, Monsieur Souty.

(148) Telles que : le paiement d’un droit de référencement sans contrepartie proportionnée, la menace d’une rupture

brutale des relations commerciales aux fins d’obtenir des avantages manifestement dérogatoires aux conditions générales de ventes; rupture brutale, même partielle d’une relation commerciale sans préavis ne tenant pas compte des relations commerciales antérieures ou des usages reconnus par des accords interprofessionnels.

(149) Et nonobstant certaines incertitudes relatives à l’interprétation à donner à certaines dispositions du nouveau texte.

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TABLE RONDE animée par M. François Souty, Rapporteur permanent au Conseil de la concurrence, Professeur associé à l’Université de La Rochelle

M. François Souty.– Un triple constat s’impose. Le premier est qu’une concentration de l’offre et de la demande s’est manifestée dans notre pays. Elle devait aboutir à un équilibre dynamique du marché. Pourtant, elle laisse transparaître la persistance de pratiques abusives. Le deuxième constat est celui d’un dispositif législatif, pourtant amendé en 1996 par la loi Galland et qui s’avère insuffisant. Et enfin, le troisième, c’est que cette insuffisance conduit aujourd’hui à des travaux en vue de l’adoption d’une nouvelle loi sur les régulations économiques.

Je vous propose de diviser notre travail en trois temps. Premièrement, il nous faut faire un constat sur les structures, sur la maturité du marché, ce qui devrait nous permettre de réfléchir sur les instruments structurels. Dans un deuxième temps, nous nous pencherons sur la nature des abus, sur les moyens d’y faire face efficacement. Nous reviendrons alors plus en détail sur la loi NRE. Le troisième temps sera consacré à un tour de table très rapide pour tirer une conclusion – autant que faire se peut – de nos travaux de l’après-midi.

Nous pourrions utilement commencer notre réflexion sur les structures par une présentation de notre collègue et ami allemand, qui a une longue expérience de la réflexion sur les structures du marché. Je donne la parole à Kurt Stockmann.

M. Kurt Stockmann, Vice-Président du Bundeskartellamt.– Merci. « Longue expérience », c’est vrai, mais cette histoire est loin d’être celle d’une suite de succès brillants. Au contraire, elle me fait penser plutôt à l’histoire de Don Quichotte et Sancho Pança avec les moulins à vent. C’est, en fait, l’histoire de notre lutte contre la formation de la puissance d’achat. Je vais vous citer quelques chiffres. Il y a 25 ans, dans les années 1975, nous avions en permanence 700 entreprises de grande distribution qui achetaient directement aux fournisseurs de produits alimentaires. Vers le milieu des années 1980, il n’y en avait plus que 260 et aujourd’hui, elles ne sont plus que 115. En 1998, les cinq plus grandes entreprises dans le commerce alimentaire, contrôlaient 64 % du marché et l’on estime qu’elles contrôleront 95 % du marché d’ici deux ans. De plus, le commerce ambulant est contrôlé par neuf groupes – entreprises ou groupes d’entreprises – dans le secteur alimentaire, dont les trois plus importantes sont bien connues : Metro, Rewe et Edeka.

Ce qui est préoccupant, du point de vue d’une Cassandre qui a prédit il y a 25 ans que l’échec de l’application du contrôle des fusions à la grande distribution mènerait à une situation dans laquelle les entreprises du secteur alimentaire abuseraient de leur pouvoir de marché au détriment des consommateurs, c’est que cette prédiction ne s’est absolument pas vérifiée. La concurrence entre les neuf groupes d’entreprises est efficace sur le marché. Les profits sur les ventes demeurent inférieurs à 1 %. Il s’en dégage une situation idéale pour le consommateur et l’on peut se demander où se situe le problème. En outre, de nouveaux entrants arrivent sur le marché – Wal-mart, entre autres, est entré il y a un an.

Cependant, il faut admettre que la situation est moins confortable pour les fournisseurs que pour les consommateurs. Même les grandes marques éprouvent parfois des difficultés avec les acheteurs. Coca-Cola a ainsi dû accorder des rabais rétroactifs, pour des produits annexes au produit principal de cette marque. Je vous citerai un dernier chiffre qui révèle un net

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déséquilibre : alors que la demande est contrôlée à 95 % par neuf entreprises ou groupes d’entreprises, de l’autre côté du marché, du côté de l’offre, les onze plus grands fournisseurs de produits alimentaires ne contrôlent qu’un peu plus de 10 % du marché. Il y a donc un déséquilibre assez net.

M. François Souty.– Merci. À partir de cette identification de la concentration de la distribution dans l’économie allemande, laquelle reflète par ailleurs assez bien la situation française en matière de puissance d’achat, nous en arrivons maintenant à un problème soulevé par Michel Glais précédemment, qui est l’émergence d’un phénomène nouveau : la mise en concurrence des acheteurs par les distributeurs. Sur ce point, je donnerai successivement la parole aux fournisseurs, puis aux distributeurs.

M. Thierry Billot, Président-directeur général de Pernod.– Plutôt que de rentrer dans la technique, je vais essayer de vous expliquer les problèmes que posent à un industriel ces rapports avec la grande distribution. En fait, quand on regarde les dix dernières années, le constat que l’on fait aujourd’hui, c’est que la dépendance économique des fournisseurs vis-à-vis de la grande distribution n’a cessé de s’accroître. Pour moi, il y a deux facteurs essentiels qui expliquent ce phénomène. Le premier, c’est la concentration. Lorsque je suis revenu des États-Unis il y a cinq ans, j’avais 11 clients importants et les 5 premiers d’entre eux représentaient 58 % de mon chiffre d’affaires. Cinq ans après, je n’en ai plus que 5 qui représentent 93 % de mon chiffre d’affaires. Le deuxième facteur de cette aggravation de la dépendance économique, c’est que l’on est passé d’une époque où la priorité pour la grande distribution était à l’occupation de l’espace physique, c’est-à-dire construire des magasins aussi vite que possible pour figer les parts de marché futures, à une époque où la priorité est maintenant à la fidélisation à l’enseigne, donc à un travail sur l’image, de différenciation et de fidélisation de la clientèle.

Plusieurs effets découlent de ces deux facteurs. Le premier est bien évidemment un affaiblissement du pouvoir de négociation, puisque, lorsque vous allez au rendez-vous chez un fournisseur qui représente, pour le plus lourd, environ 25 % de votre chiffre d’affaires, l’enjeu d’une négociation réussie ou ratée n’est pas le même que lorsque vous allez voir un client qui représente 10 % de votre chiffre d’affaires. Le résultat de cet affaiblissement du pouvoir de négociation, c’est bien sûr une dérive des marges arrière, conséquence de la loi Galland. Je ne veux pas dire que cette loi a été une mauvaise chose pour les fournisseurs. Néanmoins elle a eu un effet secondaire : la dérive sur les marges arrière. La question que vous seriez en droit de vous poser est alors : pourquoi ces marges arrière dérivent-elles si les fabricants disposent du pouvoir de dire non ? En réalité, si nous, fournisseurs, devons accepter in fine une dérive des marges arrière, c’est bien qu’il y a déséquilibre dans la discussion.

Un exemple pour illustrer cette dérive : prenons le cas d’une société dont le résultat opérationnel représente environ 10 % de son chiffre d’affaires. Si chaque année, elle doit verser au titre des marges arrière 1 % supplémentaire de son chiffre d’affaires à la grande distribution, cela signifie qu’au début de l’année, 10 % du profit de la société sera transféré aux distributeurs, qu’il faudra bien compenser. Il y a deux moyens de compenser un tel transfert. Le premier consiste à couper dans les budgets promotionnels qui servent à défendre et à développer les marques. La conséquence à terme est bien évidemment un affaiblissent de la marque. Le second moyen consiste à réduire les coûts de structure, ce qui se traduit fréquemment par des fermetures d’usines.

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Un point particulier à la France : dans beaucoup de secteurs d’activité, il n’y a pas de marges avant. Dès lors, la liberté ou la flexibilité que nous aurions, nous, fournisseurs, de compenser la dérive des achats de services ou des marges arrière par une répercussion sur les prix de vente aux consommateurs aurait pour conséquence directe une augmentation de nos prix de vente consommateur et, par suite, un nouvel affaiblissement du positionnement de la marque dont le prix continuera à s’éloigner de celui des marques de distributeurs.

Un autre effet de ce déséquilibre est la stratégie de fidélisation des enseignes de grande distribution qui s’accompagne aujourd’hui du développement des marques de distributeurs. Leur existence n’est pas critiquable en soi – les marques de distributeurs ont pour objectif d’occuper un espace laissé libre par les marques, et l’on ne peut pas s’y opposer. Ce qui pose problème, en revanche, c’est que nos principaux clients qui sont, comme je l’ai expliqué, de plus en plus rares – cinq, et peut-être un peu moins demain –, sont souvent des acteurs majeurs du linéaire en face duquel le consommateur se trouve, et parfois même le leader du linéaire. Cet accès au linéaire est bien sûr inégal pour le fournisseur et le distributeur. Lorsqu’un fournisseur veut introduire un nouveau produit sur les linéaires de la grande distribution, il paie des primes de référencement, alors que l’accès au linéaire est gratuit pour la marque du distributeur. En outre, la qualité de l’accès au linéaire est également différente. En fonction de la place que ses produits occupent dans le linéaire, au niveau des yeux du consommateur, en bas ou tout en haut, la probabilité que le consommateur tombe sur sa marque peut varier. Pour illustrer ce déséquilibre entre l’accès qualitatif et quantitatif au linéaire des marques des fournisseurs par rapport aux marques de distributeurs, j’ai choisi quelques rayons où, pour la marque leader, le rapport entre la part de marché et la part du linéaire est, en général, en dessous de 1 et tourne autour de 0,5 à 0,6, alors que le même rapport pour la marque du distributeur est plutôt entre 1,5 et 2. Cela veut dire grosso modo qu’à parts de marché égales la marque du distributeur a deux à quatre fois plus de produits en linéaire que la marque nationale leader. Le résultat de ce développement des marques de distributeurs est spectaculaire en termes de parts de marché. En effet, en cinq ans, depuis 1995, la part de marché globale des marques de distributeurs est passée de 17 % à 23 %.

On peut également dire, et nous le constatons chaque jour en tant que fournisseurs, qu’une enseigne constitue, malgré tout, un canal de distribution incontournable et, à ce titre, pourrait être qualifiée de ressource quasi essentielle. Je ne pense pas que l’on puisse aller aussi loin que pour les boucles locales du secteur des télécommunications dont on parlait tout à l’heure. Mais il est clair que si, aujourd’hui, je suis déréférencé par un distributeur, peu de consommateurs iront faire le détour chez un autre distributeur pour trouver ma marque. Il n’y a que quelques marques, en France, qui peuvent y aspirer. Il faut savoir que les consommateurs fidèles à une enseigne de la grande distribution représentent environ 50 % des acheteurs, mais réalisent entre 80 et 90 % des achats du magasin. Ces chiffres montrent bien la fidélité des clients à l’enseigne et l’importance de leurs achats dans cette même enseigne.

En conclusion, pour rester pragmatique, il faut dire qu’il y aura toujours deux zones de conflit entre un fournisseur et ses clients. La première, c’est le partage du gâteau, c’est-à-dire qu’entre le prix des matières premières et le prix de vente au consommateur, il y a une marge totale à répartir entre les différents intervenants, et cela sera toujours un objet de discussion et je crois qu’il faut l’accepter. La deuxième zone de conflit, qui prend de plus en plus d’importance aujourd’hui, c’est que nous, marques, nous essayons de fidéliser nos consommateurs et donc d’influencer en quelque sorte le comportement des consommateurs. Le distributeur, lui, cherche à influencer le comportement des acheteurs en magasin pour les

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amener vers l’enseigne et parfois les actions de l’un peuvent être antinomiques avec les actions de l’autre, et il faut aussi l’accepter.

En dépit de ces deux zones conflictuelles qui demeureront, on peut rêver d’un monde meilleur, en tout cas, pour la France. La première condition pour que cela se réalise, c’est que la marge commerciale des distributeurs soit constituée de marges avant, alors qu’aujourd’hui il n’y a pas de marge commerciale à proprement parler, parce que beaucoup de produits sont vendus à marge avant zéro. La deuxième condition est qu’il y ait une transparence des services standards – je parle par exemple des têtes de gondole qui sont des services bien déterminés –, ce qui n’exclut pas la signature d’accords de coopération particuliers. Il peut y avoir intérêt, pour un distributeur comme pour le fournisseur, à développer des actions de coopération au bénéfice de l’un et de l’autre, pour autant que l’accord de coopération ne soit pas imposé. Dernière condition, une concentration de la négociation sur les moyens de développer la demande consommateur et non sur les moyens d’augmenter les marges arrière. C’est une question de discipline des deux côtés. Aujourd’hui, on en est encore assez loin, même si certains progrès sont faits au travers de tous les travaux sur l’ECR (Efficient Consumer Response).

En France, le cadre législatif progresse et ce qui est fait actuellement à l’occasion de la discussion du projet de loi sur les nouvelles régulations économiques va dans le bon sens. Il faut cependant être conscient qu’une fois le texte adopté, la responsabilité de la mise en œuvre de ce cadre reviendra aux acteurs, donc aux fournisseurs et aux distributeurs, ce qui implique aussi qu’il y ait un arbitre, car si les règles du jeu sont claires, il n’en reste pas moins qu’elles sont parfois transgressées. À mon sens, cet arbitre, en première instance, ne peut pas être un tribunal saisi dans le cadre d’un recours contentieux. Pour un fournisseur, attaquer un de ses clients constitue en effet un acte majeur, et ce, d’autant plus qu’ils sont de moins en moins nombreux. Sur ce point, la nouvelle loi comporte des avancées intéressantes, sous réserve toutefois que les acteurs – fournisseurs et distributeurs – soient une composante essentielle de cette Commission d’examen des pratiques commerciales. Tout cela m’incite à un certain optimisme, puisque que l’on va vers une plus grande responsabilité.

M. François Souty.– Merci, M. Billot, pour ces remarques très constructives. M. Pineau, je crois que les marques de distributeurs viennent du monde anglo-saxon. Qu’avez-vous à dire pour leur défense ? Quel rôle leur assignez-vous dans la dynamique et la maturation du marché ?

M. Norbert Pineau, Directeur juridique de Carrefour.– Merci de me donner la parole. Je suis dans une position très délicate, je ne sais pas si tout le monde l’a observé... Je suis soit le patient entouré de médecins, soit l’accusé à qui on va demander de définir les sanctions qui lui seront infligées. Comme M. Billot, je vais essayer d’être factuel. Il existe deux types de fournisseurs.

Tout d’abord, la grande distribution française est entrée dans la compétition mondiale. C’est un fait, le jeu des concentrations a fait que des entreprises comme Carrefour se retrouvent sur tous les continents. Qui sont nos fournisseurs aujourd’hui ? Ils s’appellent Danone, Nestlé, Unilever, Coca-Cola, Philipp Morris, Gillette, L’Oréal, Mars, Procter, etc. Il faut savoir qu’Unilever c’est 1 600 marques ; que les quinze premiers fournisseurs – je prends des groupes financiers qui sont concentrés et qui forment une seule personne au niveau capitalistique – représentent 56 % de notre chiffre d’affaires alimentaire, produits de grande

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consommation. Cela veut dire hors des zones marché. Voilà les groupes avec lesquels on traite.

Et puis, il y a les autres fournisseurs, et notamment les PME fabriquant les marques de distributeurs (MDD). Un petit rappel historique est indispensable pour voir d’où viennent ces MDD. Elles sont effectivement de création anglo-saxonne – Sainsbury, Marks & Spencer. Elles constituaient, à l’époque, une réponse donnée par les distributeurs aux pratiques des fournisseurs. Ceux-ci faisaient jouer la discrimination entre les différents commerçants, pratiquaient des refus de vente plus ou moins masqués, n’avaient aucun souci de la profitabilité des distributeurs sur la commercialisation de leurs produits. Est alors apparue l’idée, à partir de la notion de « me too product », de créer des copies moins chères pour le consommateur, d’une qualité certes approximative, mais plus profitables pour le distributeur. Avec le mouvement de concentration, ces marques distributeurs ont nettement évolué, comme vous le rappeliez, et sont devenues des concurrentes directes des marques fournisseurs. Le copiage a été abandonné. On lui a trouvé une nouvelle fonction comme l’a rappelé M. Billot. La marque a été adossée à la fidélisation, elle a été fortement améliorée en termes de qualité, on a fait preuve d’innovation. Ainsi, les grands distributeurs se sont engagés sur le terrain de la sécurité alimentaire et de l’information du consommateur, etc.

Je voudrais, sur ce sujet de pratique commerciale, vous rappeler la teneur de la décision de la Commission européenne du 25 janvier 2000, qui a déclaré compatible le rapprochement de Promodès et de Carrefour ( )150 . On a identifié à ce moment-là un taux de menace de 22 %, qui était déjà apparu dans la décision Rewe/Meinl ( )151 . Carrefour a pris l’engagement de ne pas déréférencer les fournisseurs communs réalisant 25 % de leur chiffre d’affaires avec les deux groupes – Promodès et Carrefour – et dont le chiffre d’affaires était inférieur à 1,5 milliard d’euros. Il a été prévu dans l’engagement de Carrefour, une procédure d’arbitrage en cas de désaccord. Par ailleurs, nous faisons un rapport semestriel à la Commission. En outre, Carrefour s’est engagé à formaliser les expériences menées dans les filières de qualité, d’innovation, de façon à intégrer les éléments suivants : les contrats avec des PME et dans le cadre des MDD, des contrats bi-annuels, tri-annuels, l’élaboration de cahiers des charges et des procédures de test qualité et de garantie de volume, une transparence contractuelle, pas de coopération commerciale – c’est-à-dire les marges arrière –, sans contrepartie spécifique et documentée de la part de Carrefour.

M. François Souty.– Merci beaucoup, pour cet éclairage sur le rôle dynamique, en fait, qu’ont joué ces marques de distributeurs. Nous avons eu, pour l’essentiel, des observations d’économistes, de praticiens. Maintenant, il est temps de se préoccuper de l’aspect juridique et je me retourne vers Me Jean-Patrice de La Laurencie. Comment l’avocat considère-t-il la situation telle qu’elle est présentée par MM. Pineau et Billot.

M. Jean-Patrice de La Laurencie, Avocat à la Cour, Cabinet Norton Rose.– Depuis plus d’une dizaine d’années, d’abord dans l’administration, puis de l’autre côté de la barrière, en tant qu’avocat, j’ai acquis une connaissance pratique du secteur. Je vais donc croiser la pratique et

(150) http://europa.eu.int/comm/competition/mergers/cases/decisions/m1684_fr.pdf (151) JOCE 23 oct. 1999, n° L 274, p. 16, considérant 101. http://europa.eu.int/smartapi/cgi/sga_doc?smartapi!

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l’analyse juridique pour rappeler quels sont les différents outils qui ont été développés pour traiter de l’évolution des structures.

Il y a eu, certes, une forte concentration de la production. Puis une concentration de la distribution, à la fois plus tardive et plus rapide. Les autorités ne se sont véritablement préoccupées du problème que relativement récemment, même si l’ordonnance de 1986 s’en préoccupait déjà (mais elle reposait encore sur une plus grande confiance vis-à-vis des producteurs) et même si Kurt Stockmann nous a rappelé que cela fait 25 ans que l’on s’en préoccupe en Allemagne. Il semblerait que le problème soit toujours aussi prégnant et de plus en plus crucial.

S’agissant simplement des remèdes juridiques adoptés, de quelle façon cela s’est-il passé ? Il y a d’abord eu quelques rapports vigoureux – je pense particulièrement au rapport Charié et au rapport Villain en France – puis aussi maintenant des études économiques – M. Glais vous a expliqué qu’il en avait réalisée une. Tout récemment, au Royaume-Uni, la Commission de la concurrence britannique, la Competition Commission, vient de faire une étude approfondie au terme de laquelle elle a même émis des recommandations sur le sujet. De ce côté-là, il semblerait vraiment que les choses bougent.

Pour ce qui concerne l’action sur les structures, l’administration dispose d’un outil fondamental que l’on peut utiliser dans tous les pays concernés et au niveau communautaire ; c’est le contrôle des concentrations. Il y a en fait peu de temps que les autorités ont eu à connaître de la concentration au niveau de la puissance d’achat, justement à cause du retard pris par les distributeurs à se concentrer. Ils sont à présent arrivés dans la zone où il faut notifier et où les autorités de la concurrence commencent à dire non ou à émettre des réserves.

Je ferai simplement trois observations sur cette utilisation de l’outil du contrôle de concentration.

La première, c’est qu’on voit que les autorités de la concurrence ont très rapidement affiné leur analyse des marchés pertinents. Pour ceux qui ne sont pas familiers du contrôle des concentrations, c’est la première étape de la démarche : pour savoir quel est l’effet de la concentration sur un marché, il faut définir ce marché. Que s’est-il passé pour la distribution ? On a défini d’abord ce qui paraissait le plus évident, le marché aval. Les consommateurs vont dans les grandes surfaces, on a donc déterminé les zones de chalandise de ces grandes surfaces. On a regardé si, oui ou non, il y avait, critère fondamental du contrôle de concentration, la création ou le renforcement d’une position dominante sur chaque zone. En trois ou quatre décisions, la Commission a affiné ces définitions par types de distribution et par zones géographiques. Par types de distribution, on distingue les supermarchés, les hypermarchés, les autres types de distribution. On distingue ensuite par zones géographiques. Je prends l’exemple de Carrefour/Promodès. Dans cette décision, les autorités françaises – puisque c’est en France qu’on a fait le travail d’analyse – ont identifié 25 zones à problèmes. Un travail très précis, commencé par le Conseil de la concurrence, terminé par la DGCCRF.

On est allé plus loin. On a également regardé ce qui est manifestement le problème principal aujourd’hui, c’est-à-dire le marché amont, sur lequel a lieu l’affrontement entre la grande distribution et ses fournisseurs. Là, il a fallu reconnaître de façon spécifique, l’existence de ces marchés amont. Ceci est apparu très récemment avec la décision Rewe/Meinl du 3 février 1999. On n’a donc vraiment commencé à se préoccuper de ce marché qu’en 1999 au

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niveau de l’analyse du contrôle des concentrations de la grande distribution. On s’est d’ailleurs aussitôt interrogé sur la segmentation à effectuer. Fallait-il aussi, sur le marché amont, distinguer selon les types de distribution ? Pour ce qui concerne, en tout cas, les catégories de produits, on a rapidement affirmé qu’il n’y avait pas un marché, mais un certain nombre de marchés. Par exemple, dans la décision Carrefour/Promodès, on a compté 23 types de produits qui constituaient autant de marchés pertinents, sur lesquels on analysait le pouvoir respectif des producteurs et des distributeurs.

Deuxième observation, on a par ailleurs adapté les outils et les instruments existants du contrôle des concentrations au cas particulier de la distribution. On a commencé par recourir à une analyse multicritères pour appréhender l’équivalent de la position dominante pour la grande distribution – la puissance d’achat. Parmi ces critères, il y a, bien sûr, le poids des marques de distributeur (MDD). On recherche dans quelle mesure le poids acquis par la nouvelle entreprise concentrée va peser de manière insupportable à la fois sur l’amont et sur l’aval. Il est certain que pour un économiste, le plus essentiel est de savoir si le surplus qui pourrait être acquis par la grande distribution sera ou non transféré en tout ou partie aux consommateurs qui, normalement, devraient en être les principaux bénéficiaires.

Mais on y a ajouté deux éléments nouveaux, dont l’un, entièrement nouveau, vient d’être signalé par M. Pineau : c’est la notion d’un « taux de menace ». Ce concept n’existe pas dans le contrôle de la concentration des producteurs. L’expression n’avait même jamais été employée. Le taux de menace est franchi lorsque les achats que réalisent le distributeur qui se concentre chez un fournisseur représentent 22 % du chiffre d’affaires de ce dernier. Pour reprendre l’exemple déjà cité, on regarde si Carrefour/Promodès va être au-dessus ou non de ce taux de menace de 22 %. Si la nouvelle entité franchit ce seuil de dangerosité, c’est mauvais. En effet, si le fournisseur est déréférencé, la perte de ce débouché représente pour lui une menace pour l’existence même de son entreprise, car il lui devient difficile de trouver d’autres possibilités d’écoulement de ses produits. Ainsi que l’a suggéré la Commission européenne dans la décision Carrefour/Promodès, « a priori, on pourrait en déduire que lorsqu’un distributeur dépasse un tel seuil dans le chiffre d’affaires d’un de ses fournisseurs, ce dernier se retrouve de facto en situation de dépendance économique ». À cet égard, il faut noter que ce taux de 22 % est beaucoup plus bas que le taux normal de position dominante, qui se situe plutôt autour de 45 à 50 % pour un industriel qui se concentre. À cet élément entièrement nouveau, s’en ajoute un autre qui existait déjà, mais qui a été assez rarement employé : c’est la notion de position dominante collective – ce que l’on appelle en l’occurrence un oligopsone. Puisque l’on a très peu d’opérateurs au niveau de la distribution, on va regarder si, par hasard, on ne peut pas considérer qu’il y a une position dominante collective, ce qui peut être un facteur d’interdiction de la nouvelle opération qui se présente sur les marchés. La Commission, qui a utilisé pour la première fois cet instrument en matière de distribution, n’a pas osé l’appliquer à Carrefour/Promodès, considérant que toutes les conditions d’une position dominante collective dangereuse n’étaient pas remplies.

Je conclus par une dernière observation en guise de piste de réflexion. Il est certain qu’en matière de grande distribution on fait face, dans la plupart des pays européens, à un oligopsone très restreint. Des déséquilibres apparaissent, et, dans certains pays déjà, la Commission européenne a pu interdire certaines concentrations – je pense à Kesko/Tuko en Finlande. Dans des pays comme la France, l’Allemagne ou l’Angleterre, on est arrivé à la limite de la concentration acceptable. Il est donc hautement vraisemblable que l’on voie les autorités de la

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concurrence utiliser autrement qu’en théorie cette notion nouvelle de taux de dangerosité, de « taux de menace », voire la notion d’abus de position dominante collective.

M. François Souty.– Je pense que le Commissaire Van Miert appréciera beaucoup le travail de dentellière auquel se livrent de temps à autre les autorités de concurrence dans la définition des marchés – dentellière de Bruges, bien entendu. Justement, Jérôme Philippe, que nous diriez-vous sur ce travail et en particulier sur les instruments de mesure de la puissance d’achat ?

M. Jérôme Philippe, Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF).– Du point de vue des instruments de mesure de la puissance d’achat, les économistes s’efforcent, depuis un certain temps déjà, d’avancer. Et souvent, pour mesurer, on aime bien disposer d’un modèle. Nous avons donc réalisé un modèle très simple qui fonctionne assez bien et que l’on peut relier à la notion de « taux de menace » évoquée précédemment. Il suffit de considérer un producteur et un distributeur qui font un marchandage. On part d’un processus de marchandage symétrique : chacun fait une offre à tour de rôle. Le mécanisme en est bien connu. On peut donc aisément maîtriser et étudier la dynamique de ce type de marchandage. On arrive à un résultat de 50/50. À partir de là, on greffe quelques éléments en plus, par exemple, l’existence d’un coût fixe pour un acteur ; ou la possibilité d’interrompre assez brutalement l’échange, au cas où une négociation parallèle est en cours avec un tiers. On joue également sur les volumes d’activités que représente chaque opérateur pour l’autre : combien représente le producteur pour le distributeur, et vice et versa.

On voit alors apparaître un mécanisme à deux régimes, avec un changement qualitatif qui s’opère à partir d’un seuil donné. En dessous de ce seuil, le marchandage reste symétrique. Au contraire, quand on franchit ce seuil, on quitte qualitativement ce régime de 50/50 et l’on commence à voir apparaître des modifications dans les profits. On peut alors s’éloigner considérablement du cadre symétrique du 50/50. À partir de ce seuil, on observe que l’un des acteurs touche beaucoup moins et peut se trouver dans une situation que l’on pourrait assimiler à de la dépendance économique. Ce seuil qualitatif est mis en évidence en examinant la part que représente chacun vis-à-vis de l’autre : il est franchi dès que l'un des acteurs représente une part trop importante dans l'activité de l'autre. De quoi ce seuil dépend-il ? Il dépend de très nombreux éléments dont voici un petit catalogue : ratio coût fixe/coût variable, caractère irréversible des coûts fixes, taux d’utilisation des capacités, coût de stockage, de la marge, comportement des banques, coût et capacité à changer de débouché rapidement. Un ensemble très vaste de paramètres.

On peut en tirer deux conclusions. D’une part, l'existence même d'un seuil, d'un « taux de menace », est bien prouvée par l'analyse économique. On est en mesure de le trouver, de l’expliquer, de montrer comment fonctionne le mécanisme. Mais, dès qu’il s’agit de mesurer ce seuil, l'exercice devient beaucoup plus complexe en raison du très grand nombre de paramètres qui interviennent. C’est la raison pour laquelle il paraît difficile de quantifier a priori un taux. S'il est intéressant de faire apparaître le changement de régime et l'existence du seuil, il n'est pas réaliste de vouloir déterminer simplement et de manière unique ce seuil. Il se trouve que, à l’heure actuelle, nous disposons de deux décisions de la Commission européenne où le seuil, appelé « taux de menace » a été quantifié. Dans la décision Carrefour/Promodès, le niveau de 22 % a souvent été retenu. Mais le chiffre précis change selon les familles de produits, ce qui est conforme aux prédictions de l'analyse économique. On pourra sans doute

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affiner peu à peu l’analyse, mais il est important d'insister sur le fait que s’il existe bien un « taux de menace » dans une relation bilatérale entre un vendeur et un acheteur, ce taux ne peut être que spécifique à chaque relation considérée. Il doit en quelque sorte être individualisé, et l’on ne peut pas le généraliser, l’appliquer de la même façon dans des circonstances différentes. C’est au juge ou à l’autorité de concurrence qu’il appartient de regarder, au cas par cas, fournisseur par fournisseur et distributeur par distributeur, s’il y a ou non un problème de dépendance. Il existe des exemples où, en dépit du fait que 80 % des débouchés de l’entreprise étaient destinés à un seul et même partenaire, le juge a estimé qu’il n’y avait pas de situation de dépendance. Je pense notamment à un arrêt de la Cour d’appel de Versailles. Il s'agit donc vraiment d’un examen au cas par cas.

Quand on essaie de mesurer ce taux, on se heurte d'abord au problème de l’absence de données. Même du point de vue des autorités de concurrence, qui disposent d'un accès privilégié à de nombreuses sources de données, il subsiste un problème méthodologique lié à une adéquation souvent imparfaite des données à l'objectif assigné. Dans les décisions de la Commission européenne, le taux de menace a été déterminé au moyen de tests de marché, c'est-à-dire en réalité de sondages auprès des fournisseurs. Il n'y a pas eu, je crois, d'estimation économétrique de ce taux, et le résultat est essentiellement fondé sur des déclarations. Afin de pouvoir généraliser un peu cette approche, nous avons travaillé à partir d’un article de Robert Steiner paru en 1985 dans l’Antitrust Bulletin. Steiner s'y intéressait à un paramètre essentiel de la relation producteur-distributeur : que se passe-t-il si les consommateurs ne trouvent pas la marque qu'ils recherchent dans leur magasin habituel ? Schématiquement, il y a deux solutions : s’ils changent de magasin pour retrouver la même marque, alors les producteurs domineront les distributeurs. S’ils changent de marque en restant dans le même magasin, alors les distributeurs domineront les producteurs.

Pour appliquer l’hypothèse au cas français, l’INSEE a mené une enquête, en 1998, sur un panel de 2 000 ménages. On leur a posé exactement la question précédente, pour les produits alimentaires d’un côté, pour les produits non alimentaires de l’autre, mais malheureusement pas marque par marque du fait de contraintes liées à la durée du sondage. Il est apparu que 56 % des consommateurs achèteraient une marque substituable en restant dans le même magasin s’ils ne trouvaient la marque recherchée ; 24 % des consommateurs n’achèteraient pas du tout et rechercheraient la même marque lors d’un passage ultérieur dans le même magasin ; 20 % changeraient de magasin pour retrouver rapidement la marque recherchée. Cela veut dire que 80 % des consommateurs ne vont pas changer de magasin ! Il y a là un fondamental très marqué de la relation producteur-distributeur, contre lequel il sera de toute façon difficile d'agir. Parmi les paramètres déterminants de ce fondamental, on retrouve tout ce qui contribue à augmenter la différenciation entre les enseignes, et notamment, bien sûr, l'existence et la force des marques de distributeurs.

Dans la même étude, on a ensuite demandé aux consommateurs s’ils étaient gênés, quand ils changeaient d’enseigne, de ne pas retrouver les mêmes marques de distributeurs. L'étude a été réalisée en 1998, et l’on arrivait déjà à un chiffre de 27 % des consommateurs, utilisateurs de marques de distributeurs, déclarant que le fait de ne pas retrouver la même marque de distributeur était un obstacle au changement d’enseigne. Ceci permet de bien mesurer à quel point les marques de distributeurs modifient directement le rapport entre le producteur et le distributeur, parce qu’elles occupent une place sur le linéaire, certes, mais surtout parce qu’elles identifient le distributeur et fidélisent le consommateur. Il y a là un élément que l’on ne mesure pas très bien encore, mais qui est fondamental dans la relation producteur/distributeur.

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M. François Souty.– Nous allons à présent réfléchir aux moyens de prévenir les abus qui peuvent découler de cette situation, aux moyens d’y faire face efficacement, ce qui va également nous conduire à nous pencher sur les échecs de la législation. Le droit allemand de la concurrence vient d’être réformé. Mais a-t-on modifié le droit sur ces deux points, Kurt Stockmann ?

M. Kurt Stockmann.– Les deux instruments applicables à la puissance d’achat n’ont pas changé lors de la dernière réforme de la loi allemande sur la concurrence. Il s’agit d’abord de la prohibition générale des ententes anticoncurrentielles. Cette prohibition permet d’éliminer la formation d’une puissance d’achat par le biais d’ententes. Sur le plan régional, nous avons quelques expériences de communes, ou d’hôpitaux, qui se sont mis d’accord pour acheter en commun certains produits. L’outil fonctionne, mais n’est pas très important dans le contexte qui nous intéresse.

Le deuxième instrument – Me de La Laurencie a souligné que c’est probablement le plus important – n’a pas non plus été modifié. Il s’agit du contrôle des concentrations. Dans un avenir proche, il me semble peu vraisemblable qu’une fusion dans le secteur alimentaire puisse poser un problème de concurrence. En effet, dans cet oligopole rassemblant 9 groupes d’entreprises, il existe une concurrence très efficace et très acharnée et, pour l’heure, aucune des concentrations imaginables ne semblent pouvoir entraîner le contrôle d’une partie du marché supérieur aux seuils de contrôle posés par la loi, c’est-à-dire le tiers ou la moitié du marché. Je n’envisage donc pas que le contrôle des concentrations puisse bientôt changer quoi que ce soit. Reste le contrôle du comportement, de l’abus des entreprises en position dominante ou dans une position définie d’une manière nouvelle dans la loi entrée en vigueur le 1er janvier 1999.

Avant de terminer, je voudrais ajouter un point, qui intéressera probablement M. Glais : on a introduit la philosophie des facilités essentielles dans le contrôle de la position dominante, comme l’un des abus possibles. Cette règle, qui figure à l’article 19, alinéa 4, de la loi, s’applique à la vente et à l’achat. On pourrait donc imaginer qu’elle s’applique pour garantir l’accès à un réseau d’une entreprise dominante. Le seul problème, s’agissant de l’accès aux linéaires de la grande distribution, c’est qu’il n’y a pas à l’heure actuelle d’entreprise dominante.

En revanche, les autres amendements apportés à la loi pourraient s’avérer plus efficaces pour lutter contre les excès de la puissance d’achat. Tout d’abord, la prohibition des pratiques discriminatoires ne s’adresse pas seulement aux entreprises – acheteur ou vendeur, peu importe – en position dominante sur un marché, c’est-à-dire dans une position définie par des éléments absolus : contrôle d’une certaine part de marché, accès en aval ou en amont. Elle concerne surtout les rapports bilatéraux. L’article 20, alinéa 2, de la nouvelle loi dispose en effet – je résume, car le texte de la loi est assez compliqué – que, dans l’hypothèse où une entreprise dépend d’une autre entreprise, notamment lorsqu’il s’agit d’une PME, l’entreprise dépendante, sans disposer d’alternative raisonnable, doit être traitée comme si elle était une entreprise dominante sur le marché.

L’élément tout à fait nouveau se trouve aux alinéas 3 et 4 du texte. L’alinéa 3 concerne en particulier des formes d’abus de puissance d’achat dans les rapports verticaux. Je citerai simplement la première phrase : « Il est interdit aux entreprises qui occupent une position dominante – et ceci s’applique aussi aux positions bilatérales de dépendance d’entreprises telles que définies à l’alinéa 1 – de profiter de leur situation sur le marché pour obliger d’autres

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entreprises exerçant des activités commerciales à leur accorder des conditions préférentielles non justifiées par les faits ». C’est un langage très ouvert, qui nécessite un jugement de valeur. Aucune décision n’a encore été rendue par les tribunaux et, par conséquent, personne ne peut vous donner d’informations vraiment fiables sur la signification de cette nouvelle règle. À la suite de la fusion Metro/Alkauf, il y a un an et demi, l’entreprise fusionnée a demandé aux fournisseurs d’ajuster leurs conditions de vente applicables à la nouvelle entité sur les meilleures conditions pratiquées, avant la fusion, à l’une ou à l’autre des deux entreprises. La « poésie » entrepreneuriale a qualifié ce rabais de « Corbeille de la mariée » ! Cela pourrait constituer un premier exemple d’application de ce texte. L’affaire est pendante devant la Cour.

L’alinéa 4 est sans doute encore plus intéressant, car il vise les restrictions horizontales. Encore une fois, j’en cite la première phrase : « Les entreprises qui sont en position de force sur le marché vis-à-vis de petites et moyennes entreprises concurrentes… ». On note encore une fois l’aspect bilatéral, mettant en présence les grandes entreprises vis-à-vis de PME. La philosophie qui s’en dégage vise plutôt à sauvegarder les structures traditionnelles que de promouvoir une concurrence pure et parfaite. « …d’exploiter cette position afin d’entraver directement ou indirectement de manière inéquitable les activités des concurrents ». Là encore, la formulation est très ouverte, et personne ne sait ce que cela signifie réellement. Pour en terminer avec ces instruments de torture, je citerai la deuxième phrase de cet alinéa : « Il y a pratique anticoncurrentielle au sens de la première phrase, notamment lorsqu’une entreprise qui offre des marchandises ou des services commerciaux, pratique des ventes à perte systématiques, à moins que cela ne soit justifié par des faits ». Une nouvelle fois, la formulation est très ouverte. On a parlé de « vaseline » pour décrire les contreparties accordées aux groupes de pression qui ont milité pour ces changements de la loi, car ils n’ont pas véritablement obtenu gain de cause.

En fin de compte, tout reste ouvert. La Cour interprétera peut-être les règles que je viens d’énoncer d’une manière moins concurrentielle, moins libérale. Concluons sur cet aphorisme bien connu des juges : « Nous sommes tous entre les mains de Dieu ».

M. François Souty.– Merci pour cette élévation métaphysique de nos débats. Justement, M. Le Déaut, comment les parlementaires font-ils face à ces questions métaphysiques ? La loi NRE va-t-elle nous apporter un éclairage céleste sur ces dilemmes ?

M. le Député Jean-Yves Le Déaut.– Il y a 18 mois, je ne connaissais pas les problèmes commerciaux. J’étais Président de l’Office d’évaluation des choix scientifiques et technologiques. Je m’occupais d’énergie, d’environnement, de science et de technologie, de bioéthique. Et puis, à la suite du mouvement de concentration de la grande distribution que la France a connu pendant l’été 1999, à travers la crise du secteur des fruits et légumes, j’ai écrit un rapport au ministre de l’Artisanat, de la Consommation et des PME-PMI. Le Parlement m’a alors chargé d’une mission d’information sur l’évolution de la distribution. J’ai conduit cette mission et rendu mon rapport au Premier ministre en janvier dernier ( )152 . J’ai ensuite été nommé rapporteur pour avis de la loi sur les nouvelles régulations économiques. J’arrivais donc

(152) Assemblée nationale, Rapport d’information n° 2072 sur l’évolution de la distribution : de la coopération

commerciale à la domination commerciale, déposé par la Commission de la production et des échanges, et présenté par Jean-Yves Le Déaut, Rapporteur. Ce rapport est disponible sur le site Internet de l’Assemblée nationale à l’adresse suivante : http://www.assemblee-nationale.fr/2/rap-info/i2072-1.htm

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avec un regard neuf sur ces questions. À partir de cette expérience, je peux dire qu’il y a dans notre pays un sérieux malaise dans le commerce.

Les échanges intervenus lors de cette table ronde entre le représentant des fournisseurs et celui des distributeurs confirment l’existence de ce malaise. Chacun a dit que ça n’était pas de sa faute, les distributeurs estimant que les fabricants peuvent lui imposer leur loi, tandis que les fournisseurs considèrent que ce sont les distributeurs qui, finalement, l’étranglent. Le vrai problème, c’est qu’il existe différentes catégories de fournisseurs. Il y a des petits fournisseurs, qui, eux, par le phénomène de concentration – il n’y a plus que 5 grandes super-centrales d’achat en France – se heurtent effectivement à un goulot d’étranglement. Ce goulot d’étranglement, où doivent passer, comme dans un sablier, 70 000 entreprises, 400 000 agriculteurs, concerne 90 % des biens de consommation, achetés par ces 5 super-centrales d’achat et destinés à quelque 70 millions de consommateurs en France et à plusieurs centaines de millions de consommateurs au niveau européen. Il y a donc une puissance d’achat énorme, car si Carrefour, par exemple, cesse de s’approvisionner auprès d’un petit fournisseur, celui-ci est mort ! Une société multinationale peut sans doute résister à une perte de 20 % de chiffre d’affaires, mais le petit fournisseur, lui, il ne le peut pas. De la même manière, les marques de distributeur (MDD), que certaines enseignes ont développées, constituent une forme de sous-traitance et de domination de l’entreprise qui se trouve livrée pieds et poings liés à son distributeur. Certes, cela se passe bien pour certaines d’entre elles, mais il y a là une certaine forme de domination et de dépendance économique.

Ce qu’il faut faire, et j’emploie volontiers l’expression, c’est moraliser les pratiques commerciales. Nous devons en outre agir plus efficacement contre les pratiques anticoncurrentielles et lutter avec détermination pour imposer la transparence, dans le domaine des concentrations. Je dis aujourd’hui ce que je pense avec force.

Comme rapporteur, j’ai essayé non pas de faire une nouvelle loi et de créer une nouvelle strate réglementaire – car la France est le pays de la géologie politique où l’on accumule des lois que l’on n’applique pas –, mais de pointer du doigt certains dysfonctionnements et de prôner des relations contractuelles qui soient de véritables relations contractuelles.

D’un autre côté, et la grande distribution a raison de le souligner, il existe à côté de l’abus de puissance d’achat un abus de puissance de vente. Il y a donc deux formes d’abus de puissance. Et à cet égard, je constate que les conditions générales de vente d’un grand fournisseur exigent, pour que les distributeurs puissent obtenir des réductions de prix, qu’ils présentent 88 références en hypermarché et 70 en supermarché ! Je suis allé constater sur place, parce que j’aime l’expérimentation, et j’ai observé qu’il y a plusieurs mètres carrés de linéaires affectés à ses produits. Dans ces conditions, comment voulez-vous qu’un concurrent du fournisseur puisse y trouver une place ? Dans un tel système, la multinationale domine effectivement grâce à une puissance forte au niveau industriel et à une puissance forte au niveau de la publicité. Dans cette bagarre de géants, un certain nombre de petites entreprises tombent sur le champ de bataille. Voilà « de manière crue » quelques éléments du diagnostic. Et derrière tout cela, il y a de l’argent et des intérêts financiers énormes : 2 500 milliards de transactions en produits commerciaux par an. Dans le Rapport sur l’évolution de la distribution, j’ai évalué, pour une grande enseigne, à au moins 30 milliards le fruit des marges arrière. Comme je n’ai pas été démenti, c’est que c’était une évaluation basse.

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Mais il ne faudrait pas faire de la seule grande distribution un bouc-émissaire. En France, nous devons reconnaître que les grandes entreprises de la distribution constituent un secteur économique important. Il faut appliquer des régulations, pas obligatoirement faire de nouvelles lois. C’est ce que la Commission de la Production a essayé de faire au niveau de l’Assemblée nationale en première lecture. Nous proposerons de revenir en seconde lecture sur certaines dispositions de la loi, parce que les députés RPR, UDF, socialistes ou communistes sont pratiquement tous d’accord sur la thérapeutique à employer. La loi va être réexaminée devant l’Assemblée nationale lors de la nouvelle lecture dans la semaine du 22 janvier 2001 et quelques points de désaccord subsistent avec le Sénat.

Nous avons effectivement dit en première lecture qu’une simple application de la loi en vigueur permettrait souvent de supprimer les abus. Je ne vais pas tous les citer. Il y en a une longue liste. Je vous encourage à lire mon rapport sur l’évolution de la distribution. Il est vrai qu’en cette matière, l’innovation est au pouvoir. Ainsi apprend-on qu’un certain nombre d’enseignes ont inventé les retards de livraison factices, virtuels, qu’elles font réellement payer aux fournisseurs. La DGCCRF s’est demandée à quoi correspondait cette « intensification commerciale » fleurissant sur les factures, alors qu’il existe des textes de 1984 qui précisaient que la coopération commerciale devait être réelle. Il y avait déjà les circulaires Scrivener de 1978, et la circulaire Delors de 1984. Et j’ai demandé par courrier à Laurent Fabius et à la DGCCRF de commencer par appliquer la loi et les textes qui permettent déjà de réprimer certains abus et de publier une circulaire d’application.

Il faut donc commencer par assainir les relations entre fournisseurs et revendeurs. On l’a fait sur les fruits et légumes. Je regrette qu’une grande enseigne ait réalisé une provocation juste la veille de la discussion du projet de la loi NRE avec une page de publicité dans tous les journaux français sur les fraises à 4 F 90 la barquette de 500 grammes, alors que ce prix allait contribuer à déterminer le prix du marché. C’est un prix virtuel, puisque les catalogues sont établis deux mois à l’avance et que ces tarifs n’ont aucun lien avec la production, aucun lien avec le prix du marché. C’est un effet pervers de la loi Galland qui a renforcé l’interdiction de la revente à perte. C’est effectivement grâce aux catalogues, aux rabais et aux promotions, que le distributeur va attirer le « chaland » vers son enseigne et qu’il va essayer de « piquer » quelques % de part de marché à son concurrent. Il est donc évident que sur le thème des fruits et légumes, le Parlement s’est battu pour avoir un texte encadrant des pratiques prédatrices. D’abord, on a demandé que soit appliquée l’ordonnance, qui est maintenant intégrée dans le Code de commerce, en l’occurrence dans les articles 441-2 et suivants. On a fait, me semble-t-il, œuvre utile car, pour la première fois, dans la crise des pêches et des nectarines, il y a eu, cet été, un accord signé au niveau interprofessionnel. Nous avons renversé la charge de la preuve. Certains nous disaient que ça n’était pas possible. Mais grâce à ce texte, on a pu arriver à un accord. Le Gouvernement n’avait jamais appliqué ces dispositions de l’ordonnance de 1986. Le texte reconnaît aux distributeurs la possibilité de faire de la publicité, sous réserve qu’il y ait l’accord préalable de l’interprofession. Et je crois que des partenaires peuvent avoir intérêt à des accords promotionnels.

Par ailleurs, nous avons proposé de créer une « Commission d’examen des pratiques commerciales » (art. 28 du projet de loi NRE). Le Sénat a profondément modifié l’esprit du texte. Dans notre esprit, ce n’est pas d’une instance quasi juridictionnelle qu’il s’agit. L’Assemblée souhaite que ce soit une instance qui favorise la concertation. En effet, si le fournisseur s’oriente vers les juridictions – et quoique les lois existent –, comment voulez-vous qu’une petite entreprise puisse, ne serait-ce qu’au plan financier, attaquer quelqu’un qui est

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énorme et puissant financièrement ? Évidemment, il sera déréférencé s’il le fait. Il vaut mieux, à un moment donné, que dans une instance présidée par un magistrat, soient représentés à égalité tous les acteurs d’une filière, avec un député et un sénateur, qui joueraient un peu le rôle de régulateur. Ceux-ci pourraient prévenir les distributeurs et dire : « Attention, là, vous êtes en train de franchir la ligne jaune ». Je l’ai déjà dit à certains responsables de la grande distribution. Il s’agit donc de faire de la régulation plus que d’imposer des contraintes. Et je reviendrai en seconde lecture sur ma rédaction de première lecture de préférence à la rédaction du Sénat qui essaye de créer une nouvelle forme de tribunal qui, de l’avis de tous, ne fonctionnera pas convenablement. Tout simplement parce que, si jamais il doit recourir à un tribunal, un fournisseur n’osera pas effectivement s’attaquer à plus gros que lui.

Enfin, le Sénat a supprimé les « clauses noires ». Si en Allemagne, comme vient de le déclarer M. Kurt Stockmann, on ne sait pas trop comment les dispositions analogues vont être interprétées, nous avons été clairs en France en déclarant qu’il y a deux types de clauses qui doivent être prohibées. Ce sont d’abord les remises rétroactives de coopération commerciale, pratique quasi générale, que l’on appelle la « corbeille de la mariée ». Eh bien, l’Assemblée a dit : « Non, ça n’existera plus ». Tout le monde reconnaît que ces pratiques sont scandaleuses. Donc, si c’est scandaleux, on l’inscrit dans la loi et on réprime tout abus. Il est évident que nous reviendrons sur cette suppression en seconde lecture. Je vous indique déjà notre stratégie de nouvelle lecture.

Nous reviendrons également sur une autre pratique qui est le versement de droit d’accès aux linéaires avant toute passation de commandes. Cela me paraît une aberration totale. Pour accéder aux linéaires, avant d’avoir obtenu des commandes, il faut payer pour avoir ce droit d’accès. C’est une pratique qui a été inventée par une grande chaîne française dont le dirigeant a affirmé avec aplomb qu’il « s’asseyait sur la loi » et ne respecterait pas cette loi. J’espère qu’il ne s’agissait que de moulinets oratoires... Je le lui ai déjà dit publiquement. Le Sénat a totalement réécrit cet article 29 du projet de loi qui est, pour nous, majeur. Il est le cœur de la loi. Le Sénat a supprimé ces clauses noires ; certes, il a ajouté une interdiction de cession de créances à des tiers ; mais il a surtout qualifié les clauses noires retenues par l’Assemblée nationale d’abus de puissance d’achat ou de vente. Comment voulez-vous qu’une petite société puisse engager de longues procédures, alors qu’elle ignore la complexité de la jurisprudence sur l’abus de dépendance ? Cela ne peut conduire qu’à un pourrissement des relations commerciales. Enfin, l’article 29 précise également qu’il est interdit d’obtenir des avantages commerciaux disproportionnés, comme, par exemple, la rupture brutale et partielle de relations commerciales établies. Nous avons également tenu compte du fait que la DGCCRF, qui détecte beaucoup de dysfonctionnements, ne disposait pas des instruments juridiques pour attaquer efficacement. Le projet de loi prévoit donc que le ministre chargé de l’économie doit pouvoir demander la cessation de pratiques illicites, la nullité des clauses, la répétition de l’indu, l’imposition d’une amende civile qui peut aller jusqu’à deux millions d’euros, et la réparation du préjudice. C’est ce que la mission parlementaire avait souhaité, car si ces dispositions ne sont pas précisées, il n’y aura jamais de procès. Cela veut donc dire que le ministre et son administration pourront le faire. Dans tout autre domaine de notre vie en société, si l’on constate des abus, il faut pouvoir à un moment donné les sanctionner. C’est ce que nous rétablirons lors de la nouvelle lecture.

S’agissant de la simple transposition des directives sur les délais de paiement, nous y sommes favorables, mais nous souhaitons en outre revenir à la version votée par l’Assemblée nationale en première lecture, parce que ce ne sont pas les mêmes problèmes que nous

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traitons. Les délais de paiement ne se justifient plus dans la plupart des cas, lorsque les produits sont livrés en flux tendus, ce qui n’est pas le cas de certaines professions ou secteurs – l’automobile ou les jouets –, où l’on observe effectivement des temps longs entre la fabrication et la vente. À part ces deux secteurs, nous proposerons de revenir aux dispositions initiales sur les délais de paiement (art. 28 ter du projet de loi).

Enfin je voudrais dire qu’à la demande de la mission d’information, une réforme capitale a également été votée, qui concerne l’article 8 de l’ex-ordonnance de 1986. Le Conseil de la concurrence ne parvenait pas à sanctionner l’exploitation abusive des situations de dépendance économique car, pour ce faire, le jeu de la concurrence sur le marché devait être empêché, restreint ou faussé. Or, la situation de faiblesse économique de la plupart des PME-PMI ne fausse pas réellement le jeu de la concurrence. Nous avons donc proposé de modifier cet état de fait. Sur ce point, nous sommes en accord avec le Sénat.

En conclusion, ce n’est pas un bouleversement de la loi telle qu’elle existait que nous proposons. Il y a quelques points qui constituent pour tous des franchissements de lignes jaunes. Pour éviter la multiplication des recours devant les tribunaux, nous avons inscrit clairement ces quelques précisions dans la loi. Nous proposons de créer une « Commission des pratiques commerciales ». Il faudra donc, à un moment donné, pour éviter d’en arriver à devoir imposer des sanctions, que les fournisseurs, que la grande distribution et qu’un certain nombre d’autres acteurs relevant de l’État ou des filières, puissent discuter au sein de cette Commission. Les opérateurs nous ont dit qu’ils souhaitaient en revenir à des relations contractuelles. Eh bien, nous avons dit « Chiche ! ». Vous aurez le moyen de le faire à partir de ce texte de loi. Voilà ce que nous avons déjà fait en première lecture et ce que nous proposons de rétablir lors de la nouvelle lecture à l’Assemblée nationale à la quasi-unanimité des groupes politiques de notre assemblée.

M. François Souty.– Merci, M. Le Déaut, pour cette présentation roborative et dynamique. Je passe donc à nouveau la parole successivement à MM. Pineau et Billot, qui ont peut-être quelques observations à faire sur ce qui vient d’être exposé.

M. Norbert Pineau.– Je voudrais d’abord m’excuser auprès de M. le Député Le Déaut au sujet de cette publicité malencontreuse sur les fraises d’Espagne, dont on a en effet beaucoup entendu parler dans la maison. C’était un concours de circonstances. Comme vous l’avez dit, des marchés sont passés à l’avance avec des grands producteurs ou des grossistes de fruits et légumes, pour pouvoir lancer les publicités nécessaires à la promotion des produits. Or, la publicité sur les fraises est tombée au moment où vous étiez en train de proposer votre texte.

Pour ce qui concerne les structures d’arbitrage que vous souhaitez mettre en place, il n’y a aucun problème. La société que je représente trouve cela tout à fait naturel, à condition que la commission soit paritaire et que les droits de la défense soient préservés, car il est évident qu’avec ce type de structure, ce sont vraisemblablement les pratiques de la grande distribution qui seront mises en cause. En outre, Carrefour est une entreprise légaliste. Je vous parlais tout à l’heure des engagements que nous avons pris vis-à-vis de la Commission européenne. Eh bien, à ce jour, il n’y a eu aucun recours, de quelque nature que ce soit, de la part de nos fournisseurs. Et ce n’est tout de même pas l’omerta. Je suis d’accord avec vous pour sanctionner les abus, les ruptures intempestives, les déréférencements brutaux, les accords de coopération commerciale sans contrepartie. Vous avez dit tout à l’heure : « pas de remise

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rétroactive ». J’aurais simplement à vous demander une faveur : pensez à moi lorsque vous voterez la loi et précisez : « sans contrepartie ».

M. le Député Le Déaut.– Oui, oui.

M. Norbert Pineau.– Pourquoi ? Parce que c’est l’un des effets pervers de nos discussions avec nos amis fournisseurs. Nous arriverons au terme de nos engagements, et les engagements pour l’année 2001 ne seront signés qu’en mars 2001. Certes la rétroactivité joue, mais la contrepartie aussi. J’ajouterai juste une dernière chose. Attention aux effets pervers de la réglementation dans les rapports commerciaux ! Attention à la fuite vers les fournisseurs étrangers ! Plus il sera difficile de déréférencer et plus il sera difficile de référencer aussi.

M. Thierry Billot.– À titre personnel, je suis très favorable à la position qui vient d’être exprimée par M. Le Déaut, à savoir revenir à la version de l’Assemblée nationale du projet de loi. Il y a cependant deux points sur lesquels je voudrais insister. Tout d’abord, au travers de l’exemple donné par M. Le Déaut, sur les ristournes de gamme, que le Sénat a souhaité réglementer. De mon point de vue, les ristournes de gamme, en tant que telles, ne sont pas scandaleuses, car il est normal de rémunérer un client qui achète un certain volume de produits. Il faut simplement que ces ristournes ne soient pas abusives, mais l’abus de puissance de vente est déjà prévu dans les textes. Le problème particulier des ristournes de gammes en France, c’est le système de marges arrière et l’absence de marge avant. C’est ainsi qu’aujourd’hui un distributeur qui ne prend pas la gamme concernée par la ristourne de gamme voit son prix de vente consommateur augmenter. Si l’on était dans un système normal de marge avant, ce serait neutre pour ce qui concerne le prix de vente consommateur et ce serait l’arbitrage normal d’un acteur économique de décider des conditions d’achat en fonction du volume d’achats qu’il génère chez son fournisseur.

Deuxième point, la Commission d’examen des pratiques commerciales. Nous y sommes bien sûr très favorables. Les cas où l’on va jusqu’au procès sont extrêmement rare. C’est uniquement lorsque « les carottes sont cuites » que l’on engage une procédure judiciaire. Et, en général, on se prépare à une pénitence assez longue en raison du rythme du traitement de ce genre de litige en France. Pour peu qu’elle soit composée, certes des distributeurs et des fournisseurs, mais pas seulement, sans quoi l’on ira rapidement au blocage, et donc aussi de quelques acteurs indépendants, la Commission d’examen des pratiques commerciales permettra de résoudre certains litiges en toute bonne foi.

M. François Souty.– Merci M. Billot. On constate donc que la loi NRE recueille un accord général à l’Assemblée nationale, ce n’est pas fréquent, et avec le soutien des groupes politiques, ce qui est encore moins fréquent. Il n’y a que le Sénat qui semble rester en dehors du jeu. Jean-Patrice de La Laurencie rongeait son frein tout à l’heure. Du point de vue du juriste, il y a beaucoup d’observations à faire. Je vais lui laisser la parole.

M. Jean-Patrice de La Laurencie.– Je souligne que je vais m’exprimer à titre entièrement personnel, c’est-à-dire ni au nom de mes clients, étant avocat, ni au nom de l’administration pour laquelle j’ai longtemps travaillé.

Les problèmes dont nous parlons maintenant sont des problèmes comportementaux et non plus de structure. Certains abus de la puissance d’achat ont été étiquetés et même reconnus. On doit reconnaître qu’il y a un certain nombre d’abus et que l’on est assez impuissants à les

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traiter. On avait commencé en 1984, avec la fameuse circulaire Delors, à laquelle il a été fait allusion tout à l’heure. L’ordonnance de 1986 elle-même essayait de prévoir une espèce d’arbitrage entre l’intérêt des producteurs, l’intérêt des distributeurs. Déjà, avait été introduit dans l’ordonnance un mécanisme de contrôle des abus de la puissance d’achat. Le texte en a été modifié à plusieurs reprises : en 1992, en 1993, et avec la loi Galland en 1996. Or, on se retrouve toujours avec le même problème, qui n’est donc pas facile à régler.

Ma première observation, c’est que les abus perdurent, force est de le reconnaître. Tout n’est pas blanc, tout n’est pas noir. Certains producteurs ont aussi leur part de responsabilité dans l’exagération des prix des « remises arrière ». Du côté des grandes centrales d’achat, un certain nombre de problèmes subsistent. En Angleterre, le dernier rapport de l’Office of fair trading de la Competition Commission épingle 27 pratiques « inadmissibles, injustifiables et contraires, comme on dit là-bas, à l’intérêt général ». En France, le rapport Le Déaut vaut d’être lu. Il met effectivement les pieds dans le plat... J’ai encore entendu, ce matin même, un acteur de la grande distribution – je rassure tout de suite M. Pineau, il ne s’agissait pas de Carrefour – dire à l’un de ses clients producteurs : « Cette année, c’est 20 points de marge arrière, c’est-à-dire 7 de plus que l’année dernière. Vous vous débrouillez comme vous voulez pour habiller cela... ». Quand on est légaliste, et avocat, on est un peu gêné, parce que le client, le fournisseur, va se tourner vers moi : « De toute façon, il faut que je passe. Alors, débrouillez-vous mais faites l’habillage qui vous est demandé. Que ce soit réel ou pas, c’est votre problème, pas le mien » Avouez que c’est quand même difficile à entendre et à régler, mais cela existe bien.

D’un autre côté, nuance – c’est ma deuxième observation –, l’analyse économique apprend quand même à être prudent en la matière, avant de se lancer dans la réglementation et dans la condamnation des pratiques. En effet, un certain nombre de ces comportements, qui paraissent si répréhensibles, peuvent être économiquement efficaces. M. Glais en a parlé tout à l’heure. M. Philippe a également indiqué que tout ce qui pouvait être demandé en termes d’avantages supplémentaires n’était pas forcément mauvais. Il faut donc éviter de condamner, par exemple, des différenciations tarifaires qui améliorent le service au consommateur et la productivité du fournisseur. Vous avez entendu M. Le Déaut, lui-même, vous dire qu’il pouvait y avoir des effets pervers à la réglementation. On a parlé du mixage de l’article L. 441-3 du Code de commerce sur la définition de la facture (ex art. 31, ord. 1986 abrogée) et du seuil de revente à perte de l’article L. 442-2 du même Code (ex art. 32, ord. 1986). Cette mécanique, imaginée en 1996, entraîne des effets pervers. Il faut aussi lui reconnaître des effets positifs. C’est essentiellement le recul de la pratique traditionnelle de la revente à perte. Et je peux, sur ce point, rassurer notre ami Kurt Stockmann : effectivement, il est possible de mettre en œuvre une réglementation de la revente à perte qui réussisse. Néanmoins, c’est parce qu’elle est très fortement sanctionnée.

Troisième observation : les effets secondaires découlant d’un arsenal juridique puissant sont tellement pervers que l’on peut se poser des questions sur leur efficacité réelle. Nous disposons, en France, de l’arsenal juridique le plus puissant du monde pour traiter des abus de la grande distribution. On a bien mieux que la toute fraîche loi allemande pour sanctionner les reventes à perte ou pour sanctionner les pratiques discriminatoires. On peut aussi bien agir par le biais de l’interdiction des ententes ou celle des abus de position dominante que par le biais de l’interdiction des discriminations injustifiées en elles-mêmes, grâce au fameux article 36 de l’ordonnance de 1986, devenu l’article L. 442-6 du Code de commerce. Sans parler de la prohibition de l’abus de dépendance économique, ou de l’interdiction de la rupture des relations

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commerciales établies... D’autres pays nous envient d’ailleurs et nous copient, au moins partiellement. Nous conservons, malgré l’adoption de certaines de nos dispositions par les législations étrangères, deux originalités : la première tient à la détermination dans la loi du contenu de la facture – articles L. 441-3 et L. 441-6 du Code de commerce (art. 31 et 33, ord. 1986 abrogée). Ces deux articles n’existent dans aucun autre pays au monde. Il est extraordinaire en effet que la loi indique comment classer les remises, selon qu’elles sont ou non sur la facture. Le Professeur Mousseron avait baptisé cela du nom de « facturologie ». Avec cela, on peut faire beaucoup de choses, et d’ailleurs l’administration – M. Gallot pourra le confirmer – fait environ 20 000 contrôles de factures par an. On peut faire beaucoup de choses, et peut-être un petit peu trop...

La deuxième spécificité française tient à l’intervention de l’administration. Tout le monde le reconnaît, même à l’étranger, nous disposons de l’administration la plus efficace du monde en matière d’action économique. Il y a plus de 4 000 fonctionnaires à la DGCCRF. Aucune autre administration, européenne ou américaine, n’a autant d’agents. Les moyens, nous les avons non seulement en personnel, mais aussi sur le plan juridique, puisque l’article L. 442-6 du Code de commerce (art. 36, ord. 1986) permet à l’administration d’intervenir de sa propre initiative à la place du producteur défaillant, qui n’osera pas lui-même porter plainte contre son distributeur un peu trop agressif.

Mais le problème, c’est la difficulté à utiliser ces moyens puissants sans que les remèdes soient pires que le mal. Ainsi, les enquêtes de facturation ou les interventions de la DGCCRF se sont parfois retournées contre les fournisseurs victimes de pratiques abusives…

Quatrième observation : on dispose d’outils puissants ; pourtant on ne parvient pas à être efficaces. Et j’en arrive à une recommandation empreinte de prudence : d’abord, il vaut mieux ne pas accentuer l’interventionnisme, déjà très fort. Parce que l’on agit sur la relation bilatérale quotidienne entre les opérateurs économiques, cette intervention est toujours délicate. Et rien n’interdit d’essayer encore d’améliorer l’équilibre avec les outils dont on dispose. Sans doute le Sénat est-il allé un peu loin, dans le projet de loi sur les nouvelles régulations économiques, en ajoutant au dispositif proposé par l’Assemblée nationale la barémisation des remises, l’interdiction de la remise de gamme, ainsi qu’une réglementation encore plus détaillée de l’escompte – encore que sur ce dernier point l’Assemblée nationale soit également impliquée. L’administration a suffisamment de moyens. Elle n’a pas besoin de demander des dommages et intérêts à la place des entreprises. Là, c’est un peu trop. J’ai parlé également des problèmes posés par la définition des remises sur factures. C’est effectivement un des effets pervers de la loi Galland. En cette matière, il vaut mieux faire machine arrière que machine avant. Il faudrait des milliers d’années avant qu’on parvienne à définir les bonnes remises à mettre tantôt d’un côté, tantôt de l’autre côté de la facture !

En revanche, on peut essayer de faire quelque chose de concret, de pragmatique, ainsi que les Anglais le recommandent dans le rapport de la Competition Commission, et comme il est prévu dans le projet de loi actuellement en discussion sur les nouvelles régulations économiques : demander aux entreprises qui sont face à face, d’être responsables. Qu’il y ait une gestion responsable de cet affrontement à travers la Commission d’examen des pratiques commerciales paraît à un certain nombre d’opérateurs – au côté desquels je me range – comme la première étape. On doit pouvoir réussir cette réforme. D’autres pays l’ont fait. Les États-Unis, l’Allemagne, où il y a également une commission qui règle certains problèmes de ce type. Pourquoi ne pas commencer par cela ? Ensuite, il faudrait que l’administration commence

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par mettre en œuvre les excellents outils qui sont déjà à sa disposition. La notion d’abus de dépendance économique est sans doute insuffisamment utilisée. L’intégrer dans le mécanisme de l’article L. 442-6 du Code de commerce (ex art. 36, ord. 1986 abrogée) rendrait le dispositif plus efficace. Si le Conseil de la concurrence n’y arrive pas, peut-être que les tribunaux y parviendront. Par ailleurs, les notions de discrimination injustifiée, de rupture abusive des relations commerciales, et la possibilité ouverte à l’administration de faire appliquer ces textes par les tribunaux de sa propre initiative devraient suffire à traiter les véritables abus. Toutefois, si les textes existants ne sont pas respectés, c’est qu’il y a un problème. Il faut alors que des sanctions véritablement dissuasives soient prononcées.

D’un côté, les tribunaux ne sont peut-être pas assez sévères, de l’autre, il est possible que les sanctions prévues dans la loi ne soient pas encore suffisantes. Du reste, le projet de loi NRE renforce également les sanctions. Bien sûr, la sanction civile est ici préférable à la sanction pénale, car trop pénaliser les relations quotidiennes entre les entreprises n’est jamais bon. En tout cas, il importe que ces sanctions soient réservées aux abus les plus flagrants et que l’intervention de l’administration soit guidée par ce principe.

Donc, prudence, recherche d’efficacité, réalisme, en sachant que, de toute façon, ce ne sera jamais parfait et qu’il est préférable que les opérateurs fassent eux-mêmes évoluer leur comportement plutôt que de devoir mettre un gendarme derrière chacun d’eux.

M. François Souty.– Qu’en pense le gendarme, Jérôme Philippe ?

M. Jérôme Philippe.– Il y a effectivement de nombreux instruments disponibles. Mais tout d'abord, je crois qu'il faut insister sur le fait que les fonctionnaires de la DGCCRF, s'ils sont certes nombreux, ont aussi de très nombreuses missions, comme la sécurité et la protection des consommateurs, et sont donc très loin de se consacrer tous au suivi de la concurrence et des relations entre acteurs économiques.

Pour revenir au contrôle des concentrations, il a récemment été utilisé par la Commission européenne pour analyser les relations producteurs-distributeurs à l’occasion du rapprochement Rewe/Meinl, puis lors de la fusion Carrefour/Promodès. Cette dernière a été contrôlée conjointement par la Commission européenne pour ses aspects amonts (vente en gros) et par le ministre de l'Économie, après un avis du Conseil de la concurrence, pour ses aspects avals (vente au détail) en France. L’utilisation de l'instrument du contrôle des concentrations, en favorisant l'analyse structurelle, a permis d’avancer beaucoup dans ce domaine.

Je rappelle également, pour mémoire, qu’il existe une disposition de l’ordonnance de 1986 qui n’a jamais été appliquée et qui subsistera après l’adoption de la loi NRE, c’est la déconcentration. À la demande du Conseil de la concurrence, le ministre peut défaire une concentration, en cas d’abus de position dominante ou d’abus de dépendance économique. Il y a là un outil supplémentaire qui n’est pas utilisé.

Il existe également l’outil des pratiques anticoncurrentielles. Nous avons vu qu’en la matière, l’une des difficultés était le test de l’atteinte au marché. À cet égard, un courant assez fort existe chez les économistes pour considérer que la puissance d’achat ne porte pas atteinte au marché. Toutefois, l’analyse économique a beaucoup évolué et évolue encore sur ce plan, comme l’a montré la récente conférence de Fordham. Le thème de la dépendance

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économique, et de son éventuel abus, tend aujourd'hui à être mieux reconnu. C’est une voie qui pourrait s’avérer très prometteuse. Il existe enfin, bien sûr, l'outil des pratiques restrictives. Ainsi que Me Jean-Patrice de La Laurencie l’a expliqué, nous disposons donc d’un vaste arsenal qui va encore s’accroître avec la loi NRE.

Pour terminer, je voudrais revenir sur la notion de « ressources essentielles ». Je ne suis pas sûr qu’il soit très utile de rajouter cet outil à la vaste panoplie d’instruments que nous avons évoquée. Il n’est pas certain qu’il soit adapté à la problématique de la puissance d’achat. Je le rappelle, pour que l'on puisse parler de ressource essentielle, il faut être en présence d’un monopole, d'une ressource non duplicable dans des conditions économiques raisonnables. Pour appliquer cette notion à la grande distribution, il faudrait donc arriver à considérer qu’il existe un marché des clients de Carrefour/Promodès, un marché des clients de Leclerc, ou encore un marché des clients de Cora. Or force est de constater que l'on n'est pas du tout dans cette situation. Qui plus est, appliquer la théorie des ressources essentielles mènerait à réguler le prix. Et réguler le prix, en bloquant le libre jeu de l'offre et de la demande, peut créer un nouveau problème de rareté, qui amène à son tour à réguler l’espace. En somme, l’interventionnisme souvent redouté en sortirait très largement renforcé. Que la ressource, en l'espèce les linéaires, soit rare et donc, chère, c’est un fait peu contestable. Peut-être faudrait-il alors, notamment au travers de mesures de nature réglementaire, ne pas accroître la rareté de l’offre de linéaire.

M. Kurt Stockmann.– Très brièvement, voici quelques conclusions que je peux tirer à la lumière de l’expérience allemande : en premier lieu, il ne faut pas chercher à écarter les changements de structures sur un marché en utilisant n’importe quel outil pour lutter contre les forces du marché, car cela coûte très cher au contribuable. En second lieu, je partage l’avis de Me de La Laurencie sur le fait qu’il y a des abus. Nous avons même établi, il y a 25 ans, une liste de « péchés », qui est, pour partie, toujours en vigueur. Mais il y a beaucoup moins d’abus qu’on ne le pense généralement. En effet, dans la plupart des cas, lorsque les entreprises se plaignent d’un abus, il s’agit en vérité d’une concurrence efficace, dangereuse, pour les entreprises plaignantes. Dernière observation, je suis également d’accord avec Me de La Laurencie sur le fait que l’on peut avoir un dispositif sur la vente à perte qui soit efficace. Néanmoins, je me demande s’il s’agit là d’une bonne disposition et si elle ne crée pas finalement plus de dégâts à la concurrence que d’apports positifs.

M. Pierre Leclercq.– J’aimerais intervenir sur l’exploitation abusive de liens de dépendance et notamment sur la compétence judiciaire. Personnellement, je pense fortement qu’il faut maintenir la compétence du Conseil de la concurrence pour examiner prioritairement ce type de situation, surtout si l’on dispense le juge, qui devra examiner ces situations, de toute référence à la perturbation sur le marché. Sinon cela va devenir une notion encore plus floue que ça ne l’est aujourd’hui. Or seules des considérations économiques, seule la notion d’atteinte anticoncurrentielle permettent un cantonnement. Il ne faut pas créer un droit social de la relation bilatérale entre des acteurs qui ne seront pas seulement ceux de la distribution, car c’est tout le droit de la sous-traitance qui se trouve derrière, sans qu’il y ait une évaluation économique globale. Il est indispensable que le Conseil de la concurrence soit présent, en premier degré, pas seulement en tant que juge, avec toute la procédure qui encadre utilement son intervention, mais également en tant qu’expert. Cela me paraît important, parce que la loi, quoi qu’elle fasse, ne dira pas le dernier mot. Il faut qu’il y ait un mouvement jurisprudentiel pas à pas. Certes, il faut débloquer la situation actuelle. Il faudrait que l’on puisse disposer d’études beaucoup plus approfondies à cet égard. Il me semble d’ailleurs que l’on aurait pu débloquer la

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situation sans pour autant supprimer purement et simplement la référence au marché. Mais puisque telle est l’orientation retenue, il faut que l’on puisse, jurisprudentiellement, encadrer le mouvement pour éviter de créer une espèce de droit social de la relation bilatérale déséquilibrée. À la Chambre sociale de la Cour de cassation, nous savons ce que sont les licenciements abusifs : c’est évidemment tout ce que dit la loi, mais ensuite cela devient très factuel. Il nous faut donc créer, conceptuellement, et pas seulement par des exemples au cas par cas, cet encadrement. Il est vrai que le dispositif initial n’a pas fonctionné, mais ne croyons pas que nous allons, par le biais prévu, transformer la relation économique décrite cet après-midi.

Je vais à présent demander à Monsieur le Commissaire Van Miert de bien vouloir nous rejoindre à la tribune. Nous sommes nombreux à nous réjouir à l’idée d’entendre vos propos de clôture. Je n’ai pas à vous présenter, vous êtes connu en tant que Commissaire européen, un peu moins en tant que Président d’université. Mais c’est bien le Commissaire que nous accueillons et je vous donne la parole pour tirer les conclusions de cette journée.

ALLOCUTION DE CLÔTURE

M. Karel Van Miert Président de Cornelis Nyenrode Universiteit (Pays-Bas), Ancien Commissaire européen à la concurrence

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, tout d’abord je suis très honoré d’avoir été invité pour clôturer ce colloque. Cependant, il m’est difficile de tirer les conclusions de cette journée, car le débat a été extrêmement riche et diversifié. Du reste, lorsque j’ai reçu le programme, j’ai été tellement impressionné que j’ai failli téléphoner pour me décommander, car si l’on attendait de moi que je fasse la synthèse d’un tel colloque, j’aurais dû convenir que j’en étais rigoureusement incapable ! En revanche, je souhaiterais vous livrer quelques réactions à la suite de certains des thèmes qui ont été discutés. Et, à partir de mon expérience, vous présenter quelques remarques sur deux ou trois points.

En premier lieu, concernant la politique de concurrence en tant que telle, je me réjouis vivement d’avoir pu participer à un tel colloque, dans une atmosphère somme toute assez sereine. Cela n’a pas toujours été le cas, en France... Il y a dix ans, lorsque je participais à ce type de manifestation – si l’on voulait bien m’inviter, parce qu’un Commissaire à la concurrence, venu de Bruxelles, c’était un peu le diable qui se rendait en France ! –, on me disait souvent : « Une politique de concurrence, c’est comme un corps étranger dans l’économie française ». L’économie française n’était vraiment pas faite pour cela ! C’était une économie différente... où l’État jouait un rôle essentiel. Il y avait les entreprises d’État, et l’on s’arrangeait, bien sûr : « Les noyaux durs, que voulez-vous, ce n’est pas la concurrence ! » La politique de concurrence venait des États-Unis. Par conséquent, c’était suspect ! Et puisque Bruxelles l’avait adoptée et qu’en plus, mon prédécesseur, Sir Leon Brittan, utilisait la politique de concurrence, dans l’esprit des Français, comme une arme idéologique contre l’économie française, souvent la discussion partait, dès le début, sur un mauvais pied. Entre temps, les choses ont beaucoup évolué. Je me souviens encore de débats extrêmement vivants au sujet des services publics en France, notamment lors de la discussion sur la libéralisation des Télécoms, puis de l’énergie, etc. Depuis, le débat est donc devenu plus serein. Aujourd’hui, cela m’a frappé. C’est une première conclusion, assez personnelle.

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Ceci dit, même dans des pays qui ont une tradition importante en matière de politique de concurrence, comme l’Allemagne, les choses rebondissent parfois. Actuellement, en Allemagne, on est en pleine discussion, pénible parfois, sur les services publics – là-bas cela s’appelle autrement d’ailleurs : « Daseinsfürsorge ». C’est assez bizarre, parce qu’il y a encore trois ou quatre ans, personne ne bougeait. Mais aujourd’hui, c’est terrible. On discute à présent de la position des banques publiques. Et je ne parle pas du Crédit Lyonnais, bien entendu... quoique je viens d’apprendre que le rapport de la Cour des comptes semble confirmer les chiffres donnés à l’époque par la Commission européenne. Cela risque bien, finalement, de coûter 150 milliards aux contribuables français. Seulement, lorsque la Commission a prétendu que la facture risquait d’atteindre 150 milliards de francs français, nous avons été violemment attaqués ! M. Alphandéry, le ministre français de l’époque, avait même estimé que le contribuable ne verserait pas un sou. Ce sont là quelques souvenirs qui me reviennent...

Je pense qu’il y a encore beaucoup de malentendus au sujet de la politique de concurrence et de la nécessité d’une telle politique. Ce n’est pas une religion, ce n’est pas une idéologie. Quand je dis cela, on me répond parfois : « Vous racontez des histoires, c’est une idéologie ». Non ! Dès lors que l’on a fait le choix de l’économie de marché, comme tous les États membres l’ont fait – c’est inscrit dans le traité, confirmé par un référendum, par des votes au Parlement, par les ratifications, je n’invente rien –, il faut faire en sorte que cette économie de marché fonctionne bien. C’est là que les autorités de concurrence jouent un rôle crucial. Ce n’est plus la politique industrielle d’antan, où l’autorité publique prétendait imposer une politique, penser pour les entreprises, agir pour les entreprises, leur dicter leur comportement, etc. Tout cela a effectivement changé en profondeur au profit d’une autre politique et d’un autre rôle de l’État, par le biais de la politique de concurrence, laquelle présente beaucoup plus d’avantages qu’une politique industrielle. Lorsque je lance cela dans le débat, il y a encore beaucoup d’hommes politiques, en France, mais aussi ailleurs, qui contestent en disant : « Non, nous voulons maintenir une politique industrielle ». Quand il s’agit de recherche et développement, pourquoi pas ? Quand il s’agit de certains éléments stratégiques, certes. Mais on est loin de la politique industrielle d’antan.

Permettez-moi d’évoquer encore un souvenir. Il y a maintenant presque 12 ans, lorsque j’ai été appelé à devenir membre de la Commission européenne, le grand débat, à l’époque, était de savoir si l’on allait admettre davantage de voitures japonaises au sein du marché européen. Et toute la France était mobilisée. On nous disait : « Si l’on admet cela, toutes nos entreprises automobiles vont disparaître. Nous n’aurons plus que nos yeux pour pleurer ». C’est exactement le discours qu’un homme politique français, très connu, que je ne nommerai pas, tenait à l’époque. Depuis, Renault a même racheté une entreprise japonaise ! Mais à l’époque, on disait : « Nous devons faire comme les Japonais, avoir nos champions, les protéger, protéger notre marché, etc. » Nous aurions été fort mal inspirés de les écouter. Heureusement que l’on a fait autrement. On a retrouvé la croissance, on a libéralisé les Télécoms. Et encore, on a du mal à tenir le rythme des Américains et si notre euro est encore un peu faible, c’est parce que l’on ne fait toujours pas aussi bien en termes de croissance que les États-Unis. Cela peut changer, dans les semaines et les mois qui viennent... Nous verrons bien.

Quoi qu’il en soit, pendant les années quatre-vingt-dix, c’est grâce à l’Union européenne et à la Commission européenne que l’on a changé de politique. Que l’on est passé d’une politique industrielle nationale, ancienne mouture, à la création d’un grand marché, avec une politique de concurrence qui en est devenue une pièce maîtresse, non pas en tant que nouvelle idéologie ou nouvelle religion, mais tout simplement en tant qu’instrument d’une économie dynamique,

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qui ne néglige ni les consommateurs ni les utilisateurs. C’était, en quelque sorte, un instrument à objectifs multiples. J’ai souvent entendu l’argument suivant : « Mais enfin, une politique de concurrence, c’est en faveur des grandes entreprises ! ». Non ! La politique de concurrence, telle que l’on a essayé de la pratiquer à partir de Bruxelles, poursuit plusieurs objectifs : l’objectif classique de faire fonctionner une économie de marché. Là où cela existe déjà, il faut maintenir la concurrence, assurer un fonctionnement normal du marché, une concurrence saine. Là où cela n’existe pas et, dans la mesure où cela détermine par exemple la compétitivité d’une économie, il faut changer les choses, comme par exemple dans les Télécoms. Heureusement qu’on l’a fait, même si on l’a fait un peu tard.

Ceci étant, nous n’avons jamais négligé, en conduisant une telle politique, les intérêts des utilisateurs, d’où la notion de service universel. L’Union européenne n’a pas sacrifié les intérêts des utilisateurs à la libéralisation. Au contraire, la libéralisation a été mise en place en tenant compte des intérêts des utilisateurs. C’est pour cela que l’on a introduit cette notion de service universel. Je tenais à le rappeler, car je sais qu’en France, lorsque l’on parle de service universel, cela a toujours une connotation négative et suspecte. Or, c’est une alternative tout à fait valable à la notion classique de service public qui, en France, souvent, comme dans certains autres pays, correspondait à l’équation entreprise publique / monopole public / service public. Heureusement, aujourd’hui, la situation a fortement évolué.

Je dois également souligner dans ce contexte, qu’une autre priorité devient de plus en plus pressante pour les autorités de concurrence. Au moment même où on libéralise, on assiste à un mouvement de consolidation. On le constate dans le secteur des Télécoms, dans le secteur de l’énergie : en même temps que le marché s’ouvre, de grands ensembles cherchent à se constituer, ce qui, en soi, n’est pas mauvais. C’est même logique dans un grand marché, dans un mouvement de globalisation, de développement technique. Mais il est nécessaire que quelqu’un veille à ce que l’ouverture que la libéralisation a permis de mettre en œuvre ne soit pas rapidement compromise par la constitution de quelques grands groupes qui dominent le marché. En effet, il ne faut pas que l’on passe d’une économie de marché à une économie de puissance. Il convient d’être très vigilant, d’où le rôle essentiel des autorités de concurrence, en Europe, comme ailleurs, en matière de concentration d’entreprises.

C’est de ce constat que découlent tous les débats au sujet de la domination collective. C’est une question très réelle, et de plus en plus prégnante au fur et à mesure que les secteurs se consolident. Il est déjà des marchés où, au niveau mondial, il n’y a plus que quelques entreprises. La construction aéronautique est dans ce cas : il ne reste plus que deux opérateurs au niveau mondial... Et, comme par hasard, dans la même semaine, tous deux augmentent les prix, déclarent publiquement qu’ils arrêtent de se disputer les parts de marché, préférant augmenter leur marge. Mais quand il n’y a plus que deux concurrents... évidemment ! Pour les autorités de concurrence, il sera difficile de trouver les preuves qu’ils se sont entendus d’une façon ou d’une autre, mais le résultat est clair.

Comme il y a de plus en plus de secteurs hyper-concentrés, on en arrive de plus en plus souvent à une domination collective. Je sais bien que l’idée de domination collective est très discutée. Les grandes entreprises n’apprécient guère..., mais c’est pourtant la réalité ! D’où le rôle nouveau, les nouvelles responsabilités des autorités de concurrence, qui, après avoir libéralisé, fait fonctionner l’économie de marché, doivent désormais veiller à ce que l’on en reste à une économie de marché et que l’on ne dérive pas vers des structures de marché qui,

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en réalité, ne garantissent plus, ni en faveur des utilisateurs, ni en faveur de la collectivité en général, un fonctionnement optimal de l’économie.

Ce matin, on a discuté des chaînes publiques et de leur financement. C’est un véritable débat, pas seulement économique. C’est là la parfaite illustration que la politique de concurrence a, certes, un rôle à jouer, mais qu’elle connaît aussi des limites. En effet, entrent également en ligne de compte des impératifs démocratiques. Du reste, sur ce point, Bruxelles garde toujours un œil attentif. La Commission a toujours dit que les chaînes publiques devaient avoir les moyens de concurrencer les chaînes privées... mais pas plus. Elles doivent pouvoir constituer une alternative par rapport aux chaînes privées, non pas seulement en termes de qualité – car quand on commence à regarder, et même les chaînes publiques, on a parfois des doutes... pas seulement en France d’ailleurs –, mais aussi pour maintenir un minimum de pluralisme dans l’information. On sait bien que certaines chaînes privées se permettent parfois des choix assez unilatéraux. Nous avons connu plusieurs exemples en Europe. Ainsi, en Italie, il y avait la chaîne communiste, la chaîne chrétienne-démocrate et la chaîne socialiste ! C’était les trois RAI à l’époque. Ceci pour vous dire que la politique de concurrence a un rôle à jouer pour que cet équilibre, s’il n’existe pas, soit créé, et s’il existe, qu’il soit maintenu. Les autorités de concurrence doivent faire attention à ne pas agir unilatéralement.

Il me semble que, ce matin, les choses ont été présentées de façon un peu unilatérale. En effet, la télévision est un bon exemple d’un domaine où la politique de concurrence doit intervenir, confirmée par des décisions prises à Luxembourg – le Tribunal de première instance, à deux reprises, a condamné la Commission, pourtant connue pour ses actions expéditives et considérée comme une autorité agressive intervenant sans cesse, pour ne pas avoir agi assez rapidement ! Mais cette intervention doit être faite à bon escient en tenant compte des spécificités du secteur. Ce n’est du reste pas propre à ce domaine. Je ne parlerai pas de l’application du droit de la concurrence au sport – j’en aurai pour beaucoup trop longtemps ! –, mais il est certain que dans ce domaine aussi, il est impératif de prendre en compte les spécificités des secteurs en cause ou de certaines activités. Cela dit, il faut arrêter de nous prendre pour des imbéciles et de prétendre que le sport est toujours l’activité désintéressée d’antan ! Non, cette situation est finie ! Le sport, aujourd’hui, c’est du big business ! On vend les gens en fonction des seuls intérêts économiques. Les clubs sont devenus des entreprises économiques ; certains sont cotés en Bourse, etc.

Lors de vos débats, la question des autorités de régulation a été soulevée. Qu’il n’y ait pas de malentendu : quand on libéralise certains secteurs, il est nécessaire d’instaurer, même au niveau national, des autorités qui jouent un rôle de régulateur. Bruxelles ne peut pas tout faire. La Commission n’en a pas les moyens. Cela étant, entendons-nous bien, il ne s’agit pas de multiplier les nouveaux régulateurs. Malheureusement, certains pays se sont faits une spécialité en ce domaine. Cela devient du saucissonnage, ce qui n’est pas très favorable au monde de l’entreprise.

L’action de la Commission doit donc se limiter à ce qui est strictement nécessaire. Chemin faisant, on va pouvoir régler certains problèmes au niveau européen, ce qui, pour les entreprises, facilite considérablement les choses ; et puis laisser ce qui est spécifique ou nécessaire du point de vue technique aux régulateurs nationaux. Pour le reste, on travaille ensemble, comme on le fait dans le domaine de la concurrence. M. Gallot, qui est parmi nous, sait parfaitement bien comment la coopération s’est heureusement développée depuis dix ans, au niveau de l’Union européenne. Il fut un temps où une espèce de concurrence s’était

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instaurée par exemple entre le Bundeskartellamt et la Commission européenne. Mais les choses se sont normalisées, encore qu’il reste quelques divergences d’opinion. Aujourd’hui, pratiquement tous les États membres ont des autorités de concurrence avec lesquelles la Commission travaille de façon structurelle. On l’ignore trop souvent, il existe déjà une coopération extrêmement poussée, par le biais des comités consultatifs.

Ce matin, M. le Président Franck, vous avez mentionné ce point et fait part de votre crainte d’une renationalisation de la politique de concurrence à la faveur de la modernisation en cours des règles d’application des articles 81 et 82 du traité CE. À ce propos, je remarque que nous devenons de plus en plus populaires, semble-t-il, dans le monde des entreprises, puisque même l’Association des industriels britanniques demande à présent que la Commission garde ses pouvoirs. Je n’en reviens pas ! La Commission a été critiquée pour avoir suggéré – j’en prends la responsabilité –, dans le Livre blanc sur la modernisation des règles d’application des articles 81 et 82 du traité CE, de travailler davantage avec les autorités nationales. Pourquoi pas ? Puisque nous avons déjà constitué un réseau, que nous travaillons déjà ensemble, et que les autorités nationales sont parfois mieux équipées pour traiter certains dossiers. Pour autant, il ne s’agit pas d’une renationalisation : c’est le développement d’une coopération. Mais je comprends votre souci. il faut maintenir la cohérence et, en cas de dérapage, il faut se donner les moyens de rectifier le tir. Cela est en effet une véritable préoccupation. En revanche, le fait que l’on souhaite que les autorités nationales soient davantage impliquées dans ce travail, n’en est pas une. C’est vrai dans d’autres domaines. Dans les télécommunications, par exemple, une coopération s’est développée entre les autorités de régulation nationales et la DG XIII de la Commission.

Une dernière remarque à cet égard. Il ne faudrait pas qu’à la faveur de la création de ce genre d’agences nationales ou de régulateurs nationaux, on cherche à réduire les prérogatives des autorités de concurrence. Il ne faut pas mélanger les genres. Les autorités de concurrence ont une responsabilité horizontale pour tout ce qui concerne la concurrence. En Allemagne, par exemple, j’aurais aimé que l’on confie davantage de responsabilités au Bundeskartellamt, plutôt que de créer encore de nouvelles agences. On est en train de compliquer la situation de façon inutile. On ne peut certes pas demander à toutes les entreprises d’être satisfaites de ce que fait la Commission. Il y a parfois matière à discussion, pour parler diplomatiquement. Mais de là à rogner les prérogatives des autorités de concurrence, y compris au niveau national, de là à opérer un tel saucissonnage par la régulation sectorielle... Cher M. Stockmann, je n’ai pas oublié, que lorsque le Bundeskartellamt a pris une décision courageuse au sujet de la vente collective des droits de retransmission du football, décision confirmée du reste par les juges, immédiatement, le Parlement a modifié la loi pour retirer cette compétence aux autorités de concurrence. Il y a là matière à réflexion... À tout le moins, ce n’est pas témoigner d’un minimum de respect pour le droit. On observe, en Europe, une évolution qui permet aux autorités de concurrence de jouer pleinement leur rôle, mais dans un cadre bien déterminé et sans aller au-delà. On ne peut pas prétendre que la politique de concurrence peut tout régler, c’est faux ! Mais il faut, en tout cas, laisser les autorités communautaires de la concurrence jouer leur rôle, en bonne coopération avec les autorités nationales. Personnellement, je ne vois pas ce qu’il faudrait changer à cela. Au contraire, il faut continuer à améliorer les choses.

Pour conclure, je voudrais encore évoquer deux ou trois points plus fondamentaux. Quand on libéralise, l’opération est souvent présentée comme un simple processus de dérégulation. Or, ce matin encore, on nous a montré, en prenant l’exemple de la libéralisation du secteur de l’électricité en Californie, qu’en effet, une dérégulation mal conçue peut aussi mener à des

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situations vraiment critiquables, à la fois du point de vue économique et du point de vue des consommateurs. On a pu l’observer également en Grande Bretagne avec la libéralisation du rail. On semble méconnaître deux éléments essentiels : tout d’abord, le rôle des autorités publiques. Certains pensent – c’est ce que j’appelle le paradoxe thatcherien – qu’il suffit de déréguler, c’est-à-dire d’abolir des règles et que le marché s’occupera du reste. Quelle naïveté ! On le sait d’expérience. Je me souviens que l’École de Chicago disait toujours : « Trust markets, don’t trust Governments ! » En effet, si l’on place toute sa confiance dans les marchés, on risque de revenir bredouille parfois ! Il est tout à fait naturel qu’une entreprise dominante essaie d’abuser de son pouvoir de domination, s’il n’y a pas d’autorité pour la rappeler à l’ordre. Toute l’histoire le prouve, même dans les nouvelles technologies. Il suffit de rappeler ce qu’ont voulu faire en Allemagne Kirch, Bertelsmann et Deutsche Telekom dans la télévision numérique... Ils étaient sur le point de fermer totalement le marché de langue allemande ! Il existe de nombreux exemples de ce genre. Là encore, on raconte des balivernes, lorsque l’on prétend que, dans la nouvelle économie, ça marche tout seul et que les autorités de concurrence n’ont plus de rôle à jouer... Mon œil ! Cela ne marche pas tout seul. Certains l’ont bien compris et sont en train de constituer des positions dominantes, notamment dans l’Internet. C’est la raison pour laquelle la Commission, en accord avec les autorités américaines, a interdit l’opération entre WorldCom, MCI et Sprint. Et l’Internet ça nous concerne tous ! Il faut au contraire y regarder de très près.

Certes, la Commission européenne a joué un rôle crucial dans la libéralisation, mais il y a une contrepartie : des règles communes que tout le monde doit respecter, personne n’étant au-dessus de la loi – ce qui n’est pas nécessairement évident en Europe. Tous les États membres connaissaient en effet des entreprises au-dessus de la loi, en France, en Belgique, en Italie, en Allemagne... Les banques publiques allemandes, dans mon esprit, étaient au-dessus de la loi et d’ailleurs totalement imbriquées dans le monde politique. Je n’oserais pas prétendre que c’est le cas en France, évidemment... Je dirai qu’à l’égard de la politique de concurrence, ni les autorités politiques ni les entreprises ne doivent être au-dessus de la loi. Monsieur Kohl a été fort contrarié quand il a constaté que son ami Kirch était impliqué dans la constitution d’un monopole dans le domaine de la télévision numérique. Être l’ami de Monsieur Kohl ne lui donnait pas le droit de se prétendre au-dessus de la loi. La Commission s’y est donc opposée.

Si je dis cela, c’est parce que souvent, et même en France, il y a ce malentendu entre libéralisation et manque de règles. Il faut absolument des règles et une autorité forte qui a le pouvoir et dispose des outils pour les faire appliquer et respecter. Cela va de pair. De même, quand on libéralise, il ne faut pas négliger les infrastructures ou les investissements. C’est là probablement que réside aussi le malentendu en Californie. Il ne suffit pas de libéraliser le marché de l’électricité, l’autorité publique doit continuer à jouer son rôle, surtout quand il s’agit de services où les investissements sont lourds et les difficultés parfois même considérables, notamment pour obtenir les autorisations environnementales, d’investissements, etc. L’autorité publique doit faire en sorte que les investissements puissent être réalisés ou encouragés. Cela évite d’avoir à constater par la suite les capacités sous-dimensionnées de l’infrastructure qui, finalement, seront payées au prix fort, et par l’économie, et par les consommateurs. Par conséquent, ce n’est pas parce qu’on libéralise qu’il ne doit plus y avoir de règles. Le rôle de l’autorité publique n’est pas terminé. Je me permets de le souligner, parce que j’ai trop souvent constaté, à l’égard de ce genre de considérations, un malentendu, pas seulement en France mais un peu partout dans l’Union européenne et parfois aussi aux États-Unis, c’est-à-dire chez des gens qui ne font confiance qu’au marché. Or, force est parfois de constater des dérapages considérables. Je pense que l’on sous-estime également, dans une économie moderne, un

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autre rôle de la politique industrielle classique, celui des autorités publiques. J’en ai terminé. Merci M. le Président, de m’avoir invité et de m’avoir permis de revenir sur quelques idées auxquelles je tiens, comme vous avez pu le constater.

M. Michel Franck.– C’est un véritable plaisir de vous écouter, M. le Commissaire. On regrette que ce soit déjà fini. J’espère que vous reviendrez dans ces lieux, maintenant que vous les connaissez. Il ne me reste plus qu’à remercier tous les participants et tous les intervenants, particulièrement ceux qui sont venus de très loin, comme Mme Valentine, de Washington, Mme Wood, de Chicago et M. Greene de Los Angeles, ainsi que M. Stockmann qui est venu d’Allemagne, et vous-même, M. le Commissaire européen.

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