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Mai 2007 Enquête : Benoît Hervieu - Fabiola León Posada Reporters sans frontières - Bureau Amériques 5, rue Geoffroy Marie - 75009 Paris Tél : (33) 1 44 83 84 84 - Fax : (33) 1 45 23 11 51 E-mail : [email protected] Web : www.rsf.org COLOMBIE Paramilitaires : des «Aigles noirs» prêts à fondre sur la presse

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Mai 2007Enquête : Benoît Hervieu - Fabiola León PosadaReporters sans frontières - Bureau Amériques

5, rue Geoffroy Marie - 75009 ParisTél : (33) 1 44 83 84 84 - Fax : (33) 1 45 23 11 51

E-mail : [email protected] : www.rsf.org

COLOMBIEParamilitaires : des «Aigles noirs»prêts à fondre sur la presse

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Ils se déclinent sous plusieurs noms de code,noms d’emprunt ou marques de fabriques.«Autodéfenses unies de Colombie» (AUC) ou«Autodéfenses Colombie libre, table nationaleunifiée», un jour. «Front démocratique Colombielibre» ou «Front social pour la paix», un autre.Quand ils annoncent clairement la couleur, ils sefont appeler les «Aigles noirs» et se rendentcoupables d’assassinats ou de menaces cibléscontre des paysans, des syndicalistes, des mili-tants des droits de l’homme, des journalistes, etparfois d’anciens compagnons d’armes.

Officiellement démobilisés entre mars 2003 etmars 2006, les quelque 30 000 paramilitairescolombiens, recrutés à partir des années 1980pour faire pièce aux guérillas d’extrême gauche,sont très loin d’avoir désarmé et d’avoir mis finà leurs activités criminelles. Trois ans de négo-ciation avec le gouvernement du présidentAlvaro Uribe n’auront permis de réinsérerqu’une infime minorité de ces professionnels dela guerre, pour beaucoup reconvertis dans lenarcotrafic ou dans le meurtre sous contrat. Laloi Justice et Paix, adoptée le 21 juillet 2005,leur garantit la quasi-impunité. Les audiencesjudiciaires au cours desquelles certains (si peu)confessent leurs exactions se déroulent sansconfrontation directe avec les victimes. Surtout,les estimations - tant officielles que provenantdes organisations de défense des droits del’homme - évaluent entre 5 000 et 8 000 le nom-bre de paramilitaires, répartis en 22 groupes,toujours en activité ou «reconstitués» dans unedouzaine de départements. Prédateurs de laliberté de la presse, ces prétendus «démobili-sés» ont assassiné, en 2006, deux journalisteset en ont contraint une dizaine d’autres à fuirleur région, dont la moitié à l’issue d’une cam-pagne de terreur des «Aigles noirs» contre lesmédias en septembre et octobre derniers, dansles départements du nord côtier de Córdoba,Sucre et Bolívar.

Le remède de la démobilisation est-il devenupire que le mal du paramilitarisme qu’il étaitcensé guérir ? La Colombie et sa presse retour-nent encore la question, à l’heure où le paysvient de découvrir 3 700 charniers et où le gou-vernement Uribe est publiquement mis encause pour ses liens avec le paramilitarisme.

A l’occasion de la remise du Prix mondial de laliberté de la presse de l’Unesco à Medellín, le 3mai dernier, Reporters sans frontières a menéune mission en Colombie du 28 avril au 5 mai.Tentant de mesurer l’impact réel de la démobili-sation des paramilitaires sur l’activité et la sécu-rité des journalistes, l’organisation s’est dépla-cée, outre Medellín, à Bogotá et à Montería,capitale du département de Córdoba et vivierhistorique du paramilitarisme. Elle a recueilli lestémoignages de journalistes - locaux ou natio-naux, en activité ou exilés -, d’hommes politi-ques, d’élus, de fonctionnaires et de représen-tants d’organisations de défense de la liberté dela presse et des droits de l’homme. Loin dedémêler complètement la situation d’un pays enguerre, cette mission aura au moins permis depointer les effets pervers du processus dedémobilisation, le clivage entre les pressesnationale et locale dans le traitement du conflitarmé et les faibles moyens de protection dontbénéficient les journalistes menacés. Pourd’évidentes raisons de sécurité, les journalisteslocaux ont accepté de témoigner sous couvertd’anonymat.

En consacrant ce rapport aux paramilitaires,Reporters sans frontières n’occulte en rien lalourde responsabilité de la guérilla des Forcesarmées révolutionnaires de Colombie (FARC)dans les attaques contre les journalistes.L’organisation considère ces derniers commedes prédateurs de la liberté de la presse, aumême titre que les milices des Autodéfensesunies de Colombie et autres groupes issus duparamilitarisme. Ainsi, dans le courant du moisde mars 2007, Germán Hernández Vera, direc-teur de la rédaction du quotidien Diario del Huilaà Neiva (Sud-Ouest) a été obligé de quitter sarégion à la suite de menaces répétées attribuéesà la guérilla. Le 22 mars dernier, les FARC ontdynamité le siège de la station locale HJ Doble K,faisant dix blessés. Deux semaines auparavant,le directeur de l’information de Radio Caracol,Darío Arizmendi Posada, a dû quitter le paysaprès avoir reçu des menaces de mort provenantde la guérilla. Les FARC s’étaient également illus-trées par une campagne de sabotage de plu-sieurs antennes de radio et de télévision, au pre-mier trimestre de l’année 2005, dans les départe-ments du Sud-Ouest.

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Un État dans l’État

«Ici, c’est la maison deM. Salvatore Mancuso.Là-bas, en haut, c’estl’appartement de M.Carlos Castaño, et justeen dessous, c’était celuide M. Andres Angaritajusqu’à son assassinat à

Medellín. Ils ont été utiles ces messieurs, maisça a vite dégénéré». Une pointe de nostalgieinattendue traverse le récit de ce chauffeur detaxi de Montería. L’homme cite les célébrités duparamilitarisme colombien comme s’il s’agissaitde ses voisins. Il évoque même sans trop cillerces «Aigles noirs», qui refont parler d’eux«depuis quelque temps». Mais pas question deparler trop fort de «paramilitaires», encore moinsde «paracos» (terme péjoratif), ni même de«démobilisés». Car «ils» ne sont pas loin. Prèsde 5 000 dans ce département caribéen du nordde la Colombie, où les Autodéfenses unies deColombie (AUC) avaient été recrutées à l’originepar les planteurs de café ou de coton, avec l’ap-pui des autorités, pour repousser les incursionsde la guérilla.

«Le tournant s’est situé après l’assassinat, en1985, d’Ernesto Rojas, chef historique del’Armée populaire de libération [EPL, mouvementde guérilla disparu en 1991 - ndlr]», explique JoséFrancisco García Calume, député local conser-vateur et président de la Commission départe-mentale de paix. «Une fois leurs objectifs militai-res atteints, les AUC, qui venaient d’acquérir unevraie structure militaire, se sont lancées dans lapolitique et, parallèlement, dans le narcotrafic.Les unités se sont mises à rançonner les munici-palités et à se constituer en réseaux de trafi-quants, mais aussi à investir dans les secteurs del’agriculture, de la construction et même de lasanté. On peut donc parler d’un État dans l’État.»Et c’est d’ailleurs pour avoir voulu dénoncer lesliens entre le directeur de la santé publique muni-cipale, Manuel Troncoso, beau-frère de SalvatoreMancuso, avec les paramilitaires, que le démobi-lisé du Bloque Cordóba, Andres Angarita, a étéabattu à Medellín, au début du mois d’avril der-nier.

Ancêtres des «Aigles noirs», des armées paral-

lèles comme les «Tangueros»ou les «Mochacabezas» (litté-ralement «coupeurs de tête»),emmenées par les frèresFidel et Carlos Castaño, sesont partagé le territoire deCórdoba au prix de massa-cres, d’expropriations et dedéplacements forcés de paysans. La populationde Montería a grossi de 30 000 déplacés pouratteindre aujourd’hui les 350 000 habitants. A lafin des années 80, la répression contre lesopposants politiques, soupçonnés de sympa-

thie pour la guérilla, a faitdeux morts dans les rangs dela presse locale. OswaldoRegino Pérez, journalisteindépendant, collaborateurdu quotidien El Universal deCartagena, a été exécuté surla route de Medellín en 1988.

Un an plus tard, c’est au tour de William Bender,animateur de deux programmes sur la radio Vozde Montería, d’être tué, après avoir dénoncél’implication conjointe du paramilitarisme et dunarcotrafic dans l’assassinat, le 18 août de cetteannée-là, de Luis Carlos Galán, héraut du Partilibéral donné vainqueur àl’élection présidentielle de1990. «C’est ainsi queMontería est devenu l’un desépicentres de la répressiondes paramilitaires contre lapresse. Ces deux crimessont, en effet, emblémati-ques. L’assassinat d’Oswaldo Regino Pérez amis en évidence les collusions entre l’armée, icila Brigade 11, qui l’avait listé comme “subver-sif”, et les paramilitaires. Et l’assassinat deWilliam Bender a révélé les convergences direc-tes entre le paramilitarisme et le narcotrafic, enparticulier le cartel de Medellín de PabloEscobar», explique un journaliste d’une radiolocale, lui-même victime d’un attentat des para-militaires en 1988 et aujourd’hui revenu àMontería après des années d’exil à Bogotá. «Leproblème, ici, c’est que les paramilitaires, touten devenant l’une des premières puissanceséconomiques régionales, sinon la première, ontréussi à se vendre comme les vainqueurs de laguérilla pour mieux rendre la presse inaudible.»Et gare aux récalcitrants.

Salvatore Mancuso

Carlos Castaño

Luis Carlos Galán

Pablo Escobar

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L’assassinat d’un franc-tireur

La haine du paramilitairepour la presse a resurgidans toute sa violence, le4 février 2006, avec l’at-tentat par balles contrel’un des chroniqueursvedettes de RadioPanzenú, l’une des trois

radios locales, Gustavo Rojas Gabalo alias «ElGaba». Rondouillard, gouailleur, insolent à l’an-tenne, «El Gaba» prenait un verre avec un amidans le secteur sud de Montería lorsquel’alarme de sa voiture a été activée à deux repri-ses. Alors qu’il se déplaçait en direction de sonvéhicule, deux individus à moto ont ouvert lefeu, l’atteignant à la tête et à la clavicule. Plongédans le coma, le journaliste est décédé après 44jours d’hospitalisation dans une clinique deMedellín. Trois des quatre assassins présumésont été arrêtés, le 1er avril suivant : RamiroAntonio Berrio alias «El Guajiro», Santiago LunaPrimera dit «El Negro», et Manuel PérezJiménez dit «El Pambe». Les trois hommes sontactuellement emprisonnés mais pour une autreaffaire. «“El Negro” est le frère d’un conseiller dudépartement voisin de Bolívar, lequel a fait pres-sion sur les témoins, qui ont changé leur versiondes faits. Du coup, la justice a abandonné lespoursuites et les médias n’ont jamais pu suivrele développement de l’affaire», souligne unejournaliste de la presse écrite qui a tenté d’en-quêter. Quant au quatrième complice, connusous le nom de «Fuego Verde» et identifiécomme l’auteur des coups de feu contre «ElGaba», il a été liquidé le 19 mars 2007.

Véritable traumatisme pour la presse deMontería et exemple criant d’impunité, l’assas-sinat d’ «El Gaba» continue, plus d’un an après,à alimenter les hypothèses. Selon un journalistede Radio Panzenú, il s’agit d’un «crime politi-que». «El Gaba n’enquêtait pas. Il dénonçaitavec son franc-parler la corruption des élus.Ses diatribes pouvaient gêner des carrières, enparticulier celle de Manuel Prada, très prochedes AUC et candidat au poste de gouverneur dudépartement de Córdoba. Comme par hasard,la mort d’“El Gaba” est intervenue à la veille desélections de mai 2006 et au moment où le pro-cessus de démobilisation des paramilitairesétait en cours d’achèvement.» La fille de la vic-time, Erlyn Rojas, avance une autre explication

avec la plus grande pru-dence : «En février, lesénateur du Pôle démo-cratique (gauche), GustavoPetro, a dénoncé les liensentre près de 2 000 per-sonnes proches du prési-dent Uribe et les paramili-taires. Il a fait éclater le scandale de la para poli-tique. Le bruit a couru que Salvatore Mancusoaurait lui-même commandité l’assassinat demon père, et qu’un enregistrement était disponi-ble sur Internet, mais impossible d’accéder à lapage web. L’ancien chef des AUC n’aurait passupporté les réquisitoires de mon père sur sesliens avec Manuel Troncoso, le directeur de lasanté publique municipale.»

Distinguant la presse «mendiante», en l’occur-rence les petites radios locales, «qui vivent del’argent public et ne peuvent donc rien dire», etla presse régionale de plus grande envergure,exposée aux représailles, le député JoséFrancisco García Calume dresse une analyseplus globale de l’assassinat de Gustavo RojasGabalo et de ses répercussions. Non seulementau sein de la presse, mais pour l’ensemble de lasociété colombienne. «“El Gaba” a sans douteété l’un des premiers, en tout cas ici, à faire ladistinction entre démobilisation et désarme-ment, s’agissant des paramilitaires. Et c’est celaqu’il a payé de sa vie», a expliqué le parlemen-taire à l’organisation de défense de la liberté dela presse. Tout en approuvant le processusengagé par un gouvernement qu’il soutient,l’homme en connaît les limites. L’accord deFátima entre les autorités et les ex-AUC, signéle 3 mai 2004, a abouti à un constat d’échec surle terrain de la réinsertion. Le texte octroyaitpourtant aux chefs paramilitaires deux garantiesmajeures : pas d’extradition, et pas d’incarcéra-tion dans les prisons de sécurité maximale. «Surles 5 000 paramilitaires démobilisés depuismars 2006 dans la région, dont un bon tiers setrouve à Montería, seuls 3 % ont trouvé unemploi dans le secteur formel, c’est-à-dire lemarché de la sécurité privée, et 17 % dans lesecteur informel, c’est-à-dire le transport publicimprovisé comme les mototaxis. Quant auxautres, ils ont repris leurs activités criminelles,cette fois sans idéologie et à leur compte. Lesvengeances internes entre paramilitaires ont fait150 morts en deux ans rien qu’à Montería», aajouté le député. Co

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Gustavo Rojas Gabalo

Gustavo Petro

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Des journalistes peu soutenus

A la mairie de Montería, où l’on préférerait faireoublier ce genre de bilan, on concède quemême les «reconvertis posent des problèmesmajeurs d’ordre public». «Il y avait 32 000 moto-taxis recensés dans la ville au 31 décembre2006, dont beaucoup d’anciens paramilitairesmais aussi des enfants de déplacés, victimes deces derniers. Au mois de février, deux anciensdes AUC qui travaillaient dans ce secteur ontété assassinés», explique une fonctionnairemunicipale. Jurant, en dépit du contexte, que laliberté de la presse «se porte plutôt bien», lamême fustige une «certaine irresponsabilité desmédias, qui s’abstiennent de faire des enquêtesde fond et donnent dans la surenchère parti-sane».

La presse n’est pas tellement plus soutenue ausein de la Défense du peuple (Defensoría delPueblo), organisme gouvernemental de vigi-lance contre les atteintes aux droits de l’homme- au pouvoir consultatif -, institué par la loi 24 du15 décembre 1992. Sa représentante départe-mentale, Julia Rodríguez, en poste depuisnovembre dernier, tend elle aussi à minimiser unclimat peu propice à la liberté d’expression.«Nous recevons parfois des démobilisés, quiveulent régulariser leur situation administrative,mais ce sont d’abord les victimes qui viennentnous voir. Nous n’avons pas reçu de plaintes dejournalistes, même si nous avons exercé unecertaine pression sur la justice dans l’affaire “ElGaba”. Je crois que la liberté de la presse seporte mieux ici.» Julia Rodríguez admet égale-ment que «le processus de démobilisation a eul’effet pervers d’alimenter la délinquance com-mune et de permettre à la guérilla de refaire desincursions, sans parler de phénomènes tels queles «Aigles noirs». Elle souligne également queles plaintes restent rares, car «la populationn’est pas toujours prise au sérieux par l’arméeet la police et craint de dénoncer des faits dontelle est victime». A titre de comparaison, les 2 000 plaintes adressées par des habitants deMontería, victimes du paramiltarisme, à laCommission nationale de réparation et deréconciliation sont moindres que celles adres-sés aux associations de la société civile,comme le Comfavic (Comité civil des famillesvictimes, réconciliation et paix, du départementde Córdoba), qui défend la cause de 5 000 per-

sonnes. Dans le bureau vétuste de l’un de sesreprésentants, l’avocat Mario Enrique de OcaAnaya, où une femme se signe en entendant lesmots «Aigles noirs», on dénombre près de 2 700dénonciations de violations des droits del’homme, dont 1 300 concernent l’armée, lapolice et le Département administratif de sécurité(DAS - service de renseignements). «Dans ledépartement, 80 % des homicides sont attribuésaux paramilitaires et en une semaine, les «Aiglesnoirs» ont même réussi à recruter 60 jeunes issusde familles déplacées», constate l’avocat.

L’autocensure n’a pas diminué

«Dire que les paramilitaires parlent aujourd’huide “justice”, de “paix” et même de “respect del’environnement”… A ce train-là, la populationva finir par les croire et nous ne pourrons vrai-ment plus parler de rien», a expliqué un journa-liste de radio à Reporters sans frontières.Directrice de la rédaction locale du quotidien ElUniversal, qui mobilise sept journalistes, NidiaSerrano abonde : «Le plus terrible ici, c’est quetoute l’activité économique, politique ou judi-ciaire est de près ou de loin liée aux paramilitai-res. Même en s’emparant du sujet le plus neu-tre et apparemment le moins risqué, vous nesavez pas si vous n’êtes pas en train de parlerd’eux.» La presse départementale de Córdobase décline en deux quotidiens - l’édition de ElUniversal de Cartagena et El Meridiano deCórdoba (que d’aucuns soupçonnent d’êtrecontrôlé par Salvatore Mancuso) -, trois radios -Radio Panzenú, Voz de Montería et la stationcatholique Frecuencia Bolivariana qui ne consa-cre que deux heures quotidiennes à l’informa-tion, contre neuf heures en moyennes pour lesdeux autres -, et trois chaînes de télévision -NotiCórdoba, Nortevisión et Telecinco. Cesmédias, auxquels il faut ajouter 22 radios com-munautaires, couvrent un total de 28 municipa-lités. Partout, la ligne éditoriale se plie à la loi dusilence, a fortiori quand les balles sifflent. «Lapeur a peut-être diminué depuis la démobilisa-tion mais certainement pas l’autocensure», iro-nise un journaliste de radio. «De toute façon, ilest impossible d’avoir d’autres informationsqu’officielles tant nos sources personnellescourent de risques si nous enquêtons. Alors,nous attendons que l’information vienne d’ail-leurs pour la relayer.» Co

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Un exemple. Le 11 avril2005, un député départe-mental du Parti libéral,Orlando Benitez Palencia,décide de se rendre dansla municipalité deValencia, où les AUC ontd’ailleurs fondé l’école«Fidel Castaño». Par

sécurité, il a pris soin de prévenir SalvatoreMancuso. Mais un autre chef paramilitaire,Diego Fernando Murillo Bejarano dit «DonBerna», considère que la localité fait partie desa zone. Incarnation du paramilitarisme mafieuxvoué au narcotrafic, Don Berna fait exécuter ledéputé devant la finca (petite propriété agraire)de son rival Mancuso. Placé en résidence sur-veillée depuis le 27 mai 2005, Don Berna jouitaujourd’hui d’une retraite confortable enéchange de sa collaboration au processus dedémobilisation. «Tout le monde savait qui avaitfait quoi et pour quels motifs. La population lapremière. Nous avions des informations parfai-tement connues de notre public. Mais il a falluque le quotidien national El Tiempo les sortentdeux jours après pour que nous les rendionspubliques à notre tour ! Comme ça, nous som-mes à l’abri des menaces. Mais imaginez quel’opinion sait déjà ce que nous n’osons mêmepas diffuser ou publier», se désole une journa-liste. Le correspondant d’un quotidien basédans une autre région abonde : «Pas besoin decensure interne. La menace externe fonctionneà plein. Les “paracos” commencent toujourspar menacer l’entourage d’un journaliste pourqu’il n’aille pas plus loin dans une enquête.Comme je veux éviter les sources anonymes, jereprends les communiqués officiels. L’autresolution, quand l’affaire prend de l’ampleur, estd’envoyer un journaliste du siège dans le dépar-tement pour protéger son correspondantcomme le fait la presse nationale depuis long-temps.» Le même journaliste, auquel certainsex-AUC ont accepté de se confier, craint néan-moins que la situation de la presse locale nedevienne encore plus pesante dans les mois quiviennent. «Rien de conséquent n’a été prévupour réinsérer les paramilitaires dans la société.A partir de décembre 2007, les démobilisés nepercevront plus l’aide financière gouvernemen-tale [8 millions de pesos soit environ 3 000 euros- ndlr] octroyée en échange de leur démobilisa-tion. Alors que se passera-t-il après ?»

Vers une «légalisation» desparamilitaires

Au plan national, le constat se fait encore plusalarmiste et certains n’hésitent pas à assimilerles trois ans du processus de démobilisation,ponctués par le vote de la loi Justice et Paix, àune véritable «légalisation» du paramilitarisme.C’est notamment l’avis de Camilo Tamayo etTeófilo Vásquez, respectivement journaliste etsociologue rattachés au Centre d’investigationet d’éducation populaire (CINEP), un organismespécialisé dans l’information sur la violencepolitique, fondé à la fin des années 60 par lesjésuites et basé à Bogotá. Pour les deux hom-mes, la réapparition de groupes comme les«Aigles noirs», en octobre 2006, et les nombreu-ses dérives liées à ladémobilisation ne sont pasvraiment des surprises. «Ason arrivée au pouvoir en2002, Alvaro Uribe s’estdonné pour objectif demettre la guérilla desForces armées révolution-naires de Colombie (FARC) en déroute au bout

d’un an. Or, la structuremilitaire des FARC est res-tée intacte et un seul deleurs chefs, SimonTrinidad, a été capturé etextradé pour ses liens avecle narcotrafic. L’échec dansla lutte contre les FARC

explique en partie la faiblesse du processus dedémobilisation. Quand les AUC s’en vont, laguérilla revient. L’autre raison est que le gouver-nement a négligé complètement les interféren-ces entre paramilitarisme et narcotrafic. Dèslors, le processus de démobilisation a abouti aufractionnement des anciens AUC en deuxcamps : les pro-narcos et les autres. Et c’estmalheureusement la première tendance qui l’aemporté, avec des gens comme “Don Berna”.»

D’où la forte présence de groupes reconstituéscomme les «Aigles noirs» dans le «triangle dunarcotrafic» : les départements de Nariño et duValle del Cauca, où est produite 60 % de lacocaïne colombienne et les lieux d’exportationde la marchandise que sont les départementsde la côte caraïbe et ceux frontaliers duVenezuela.

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Alvaro Uribe

Raúl Reyes, FARC

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Tout aussi sévère, le sénateur libéral JuanManuel Galán, fils de Luis Carlos Galán, hommepolitique assassiné en 1989, voit dans la«démobilisation» une «douloureuse répétitionde l’histoire colombienne». «Le processus dedémobilisation a laissé de côté la question cen-trale du narcotrafic, dont les exportations n’ontjamais été aussi élevées. Il a également créél’impunité avec la loi Justice et Paix, qui ne pré-voit que cinq à huit ans de prison pour les cri-mes les plus graves. Pour bénéficier des indul-gences de cette loi, des narcotrafiquants sesont même déclarés paramilitaires ! Quant auxnarco-paramilitaires comme “Don Berna”, lepouvoir s’en est directement servi pour pacifierune ville comme Medellín et se débarrasser ducartel dirigé par Pablo Escobar. C’est de cettemanière que les chefs paramilitaires ont obtenuque le gouvernement ne les extrade pas.Aujourd’hui, les démobilisés peuvent mettre encause une administration qui a compté aveceux et sur eux. Ces gens se tiennent par unchantage mutuel.» Au CINEP, on dit comprendre«mieux pourquoi les Etats-Unis, mécontentsdes résultats en matière de narcotrafic, se sonttenus à distance du processus de démobilisa-tion.» Et pourquoi le Congrès américain, à majo-rité démocrate, bloque désormais les fondsfédéraux destinés à l’armée colombienne danssa lutte contre le narcotrafic…

Un accès verrouillé à l’information judiciaire

Longtemps connue pour son cartel, Medellín,deuxième ville du pays et capitale du départe-ment d’Antioquia, est aujourd’hui le théâtre d’unautre grand raté de la démobilisation dont lesmédias sont parmi les premiers à pâtir : sonvolet judiciaire. Le département concentre à luiseul environ 30 % des anciens AUC. Dans unemoindre mesure que Montería, en raison de laforte présence de médias nationaux, les médiasrégionaux - citons notamment le quotidien ElColombiano ou la chaîne Teleantioquia - ont leplus grand mal à assurer une couverture régu-lière du conflit armé ou de ses «à-côtés». Il y vabien sûr, de la sécurité des quelque 400 journa-listes, photographes ou cameramen recenséslocalement. Ceux de la presse écrite évitent designer leurs articles. Mais il y va aussi de l’im-possibilité physique d’accéder aux audiences

judiciaires - à défaut de procès - des démobili-sés.

«En septembre 2006, la Cour constitutionnelleavait rendu un arrêt sur le caractère public deces audiences, qui permettraient de compren-dre précisément ce qu’a été le phénomène duparamilitarisme, l’ampleur de son bilan humainet qui sait, d’entamer un processus de réconci-liation.», a rappelé une journaliste de Medellín.«Or, les paramilitaires ont opposé une pétition àcet arrêt et le parquet nous empêche d’y accé-der. Les magistrats invoquent également ce quele code pénal colombien appelle la “reservasumarial”, c’est-à-dire la possibilité de ne pascommuniquer sur une procédure en cours, pourjeter le voile sur ces audiences où les paramili-taires ne sont d’ailleurs pas confrontés directe-ment à leurs victimes, installées dans une salleà part et obligées de suivre les débats sur écranvidéo. C’est aussi un moyen d’empêcher lesvictimes de trop parler et il est interdit de pren-dre des notes ou d’enregistrer.» En fait d’accèsaux audiences, comme le confient plusieursjournalistes paisas (noms donnés aux habitantsd’Antioquia), un seul photographe et un seulcameraman peuvent entrer dans le bâtiment aumoment où l’audience se met en place. «A 8 h30, les magistrats s’installent et les acteurs del’audience arrivent. Le cameraman et le photo-graphe disposent alors de trois quarts d’heurepour prendre des photos et des images pourtous leurs confrères. A 9 h 15, on les fait partir»,a expliqué à Reporters sans frontières un jour-naliste de l’audiovisuel.

Compte tenu du cloisonnement extrême de cesaudiences, l’information devient difficilementvérifiable. «Nous sommes souvent condamnés àdevenir les ventilateurs de la rumeur», s’estplaint un autre journaliste régional. Par exemple,nous n’avons pas pu confirmer une fuite sur l’im-plication d’un général et du Département admi-nistratif de sécurité [service de renseignements –ndlr] dans l’assassinat du sénateur Luis CarlosGalán. De la même manière, nous avons dû rec-tifier en catastrophe une information non confir-mée sur la responsabilité d’un chef paramilitairesurnommé “Macaco” dans l’exécution de JoséEmeterio Rivas.» Assassiné le 6 avril 2004, lejournaliste de la station Calor Estéreo avaitdénoncé peu de temps avant sa mort les accoin-tances entre la municipalité de Barrancabermeja(nord de Bogotá) et les paramilitaires.Co

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La description des journalistes locaux nerecoupe pas tout à fait celle d’Alvaro Sierra,directeur des pages opinions du quotidien ElTiempo, longtemps spécialisé dans la couver-ture du conflit armé. «On ne peut pas dire qu’iln’y ait aucun accès aux audiences des parami-litaires. Sous le manteau, l’information circuleentre les magistrats et les médias. Mais il estvrai qu’il s’agit des médias nationaux.Appartenir à El Tiempo ou à l’une des deuxgrandes chaînes privées concurrentes, RadioCaracol et RCN, constitue en soi une protec-tion. Quant à la “reserva sumarial” des juges,elle concerne, en effet, beaucoup moins lesmédias nationaux que les médias régionaux.»

Une stigmatisation desmédias critiques envers lepouvoir

L’institution, le 3 mai 2007, d’une Fédérationnationale des journalistes colombiens, regrou-pant 1 000 professionnels issus de 24 organisa-tions régionales, ne suffira sans doute pas àrésorber l’important clivage qui divise la pressedu pays. Un clivage non seulement profession-nel et territorial, mais aussi idéologique. Elu en2002 sur un programme sécuritaire, réélu dès lepremier tour à un second mandat en mai 2006,le président de la République, Alvaro Uribe, alongtemps fait la quasi-unanimité grâce à unrecul de la délinquance ordinaire. «Le nombred’homicides à Antioquia est passé de 9 000 en2001 à 3 000 en 2006», a souligné le gouverneurdu département, Aníbal Gaviria Correa - dont lefrère a été assassiné par les FARC -, en clôturede la Journée mondiale de la liberté de lapresse, le 4 mai dernier. La ville de Medellín aégalement été l’une des rares a proposer auxdémobilisés des solutions d’accompagnementet de reconversion. La liberté de la presse y agagné, aux yeux du vice-président FranciscoSantos Calderón, également présent à Medellín,qui a rappelé que «jusqu’en 2002, la pressecolombienne comptait, en moyenne, douze tuéspar an, contre deux en 2006 et aucun depuis ledébut de l’année 2007. Le rétablissement del’ordre public a permis de réduire un sinistrebilan, même si les groupes armés illégaux repré-sentent toujours la première menace pour lesjournalistes.» Le discours ne convainc pas tout le monde, sur-

tout chez les intéressés. «On peut admettre quela sécurité au quotidien a progressé, mais pasau point d’effacer le conflit armé. Ce que le gou-vernement a tendance à faire croire», modère unjournaliste de la presse nationale. L’écho dansla presse sur les liens entre l’administration et lafamille Uribe et les paramilitaires, dénoncés parle sénateur d’opposition Gustavo Petro, a nette-ment refroidi les relations, déjà complexes,entre les médias et la présidence. Trois joursaprès la parution d’un article à ce sujet, AlvaroUribe a refusé, le 26 avril, de convier la presseécrite à s’entretenir avec lui à la Casa de Nariño(siège de la présidence).

Il y a plus grave. Nombreux sont les journalistesà se plaindre du «manque de pluralisme édito-rial» des grands médias et de «l’instrumentalisa-tion de ces derniers par le pouvoir». «Il n’y avait

pas une telle stigmatisationdes médias critiquesenvers le gouvernementavant la présidenced’Alvaro Uribe», assureHollman Morris, spécialistedu conflit armé et produc-teur du programme«Contravía» sur la chaîne

publique Canal Uno. Dans le collimateur duPrésident, le journaliste, ainsi que ses collèguesCarlos Lozano, directeur del’hebdomadaire communisteVoz, ou Daniel Coronell(aujourd’hui en exil), prési-dent de Noticias Uno - unemaison de production spé-cialisée dans les reportageset les émissions d’actualité- ont reçu des menacesattribuées aux services de renseignements mili-

taires. Hollman Morris a étélui-même présenté, à la finde l’année 2005, comme un«porte-parole des FARC»dans une vidéo signée d’unmystérieux Front social pourla paix, une émanation desparamilitaires. Il compteégalement parmi les per-

sonnes placées sur écoutes sauvages pendantdeux ans par les services de renseignements dela police (Dipol), un vaste scandale dénoncé parle ministre de la Défense en personne, JuanManuel Santos, le 13 mai 2007. Co

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Hollman Morris

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A Noticias Uno, dont les programmes sont éga-lement diffusés sur Canal Uno, les journalistesfustigent «le silence des autorités sur ces scan-dales, à commencer par celui de la parapoliti-que, qui a tout de même abouti, à la fin de l’an-née 2006, à l’incarcération de 13 parlementairesnationaux, de 22 députés locaux, à la démissionde deux ministres et du directeur du DAS et àl’ouverture de procédures judiciaires contre cinqgouverneurs de départements [de la côtecaraïbe, ndlr], tous des soutiens d’Uribe».

Les grands groupes demédias trop proches du gouvernement ?

«Entre 1998 et 2001, 35 entreprises privées quise partageaient les fréquences, concédées parl’État, ont fait faillite», a expliqué à Reporterssans frontières Jaime Honorio González, direc-teur de Noticias Uno. «Cette situation a abouti àune refonte totale de l’espace télévisuel nationalet à un resserrement des tranches dédiées àl’information. Deux grandes chaînes privées dis-posent aujourd’hui de 80 % de l’audience, etCanal Uno, du maigre reste. La possibilité detraiter d’informations sensibles, voire compro-mettantes pour les autorités, est réduite auminimum.» Un collègue persifle : «Alvaro Uribe abâti sa carrière avec l’appui des paramilitaireslorsqu’il était gouverneur d’Antioquia et mairede Medellín. Il déteste que les médias le lui rap-pellent, mais il a aussi des relations dans le sec-teur de la communication. Du temps de sesmandats locaux, il était administrateur dugroupe Comunica S.A. et signait des éditoriauxdans El Colombiano.»

Du côté des grands médias privés, on ne goûteguère les accusations d’attitudes «progouver-nementales», de «soumission» ou de «népo-tisme». «Tout le monde sait que le quotidien ElTiempo est codirigé par les deux cousinsRafael et Enrique Santos. Tout le monde saitaussi que le premier est le frère du vice-prési-dent et l’autre le frère du ministre de la Défense.Il peut y avoir un conflit d’intérêts, mais il estfaux de dire que le journal est contrôlé.», répli-que Alvaro Sierra d’El Tiempo. Un journalistedu même quotidien reconnaît tout de même la«gêne à faire passer certaines informationsdélicates».

Au sein des deux grands médias audiovisuels,Caracol (propriété du holding Santo Domingo)et RCN (propriété du groupe industriel ArdilaLulle qui détient notamment la compagnieaérienne Avianca), on se défend tout autantd’être «Uribiste». Codirecteur des informationsde Caracol Televisión, Darío Fernando Patiñoentend donner des gages d’indépendance :«Quand le Président parle, nous vérifions qu’iln’a pas dit le contraire l’an dernier ! Nousn’avons même pas réalisé d’interview exclusiveavec lui depuis sa réélection. De même, nousrefusons que les forces de l’ordre nous accom-pagnent lors de reportages en région et noussubissons une énorme pression d’élus ou demagistrats lorsque nous traitons d’affaires decorruption.» Forte de 70 journalistes à son siègede Bogotá et de 32 correspondants régionaux,la chaîne, surnommée «Paracol» par ses détrac-teurs, invoque les mêmes problèmes que lesautres médias pour traiter du paramilitarisme. «Ilest quasiment impossible d’établir le contactavec les paramilitaires. Ils distillent comme ilsveulent une information invérifiable et jamaisvalidée par la justice», poursuit Darío FernandoPatiño, qui se prévaut aussi d’une ligne édito-riale «citoyenne». «Nous avons pour principe dene jamais donner la parole aux acteurs duconflit armé s’ils ne sont pas dans une logiquede paix avec le gouvernement. Nous pouvons le

faire avec un démobilisédes AUC ou avec un guéril-lero de l’Armée de libéra-tion nationale (ELN), qui estactuellement en pourpar-lers de paix avec les autori-tés. D’accord pour uneinterview avec les FARCs’ils libèrent un otage. Pas

pour faire de la propagande», a insisté ce hautresponsable de la chaîne auprès de Reporterssans frontières.

Toujours à Bogotá, lotie dans une véritable for-teresse depuis un attentat des FARC à laroquette en 2002, la chaîne RCN rassemble unecentaine de journalistes, dont la moitié au siège,et consacre environ 35 % de sa programmationà l’information. Jorge Medina Moreno, produc-teur exécutif, explique : «Chaque édition dis-pose d’une large autonomie et nous préféronsdévelopper une information plus “légère”, sur lasanté et l’éducation par exemple, le matin ou enmilieu de journée. Les sujets plus politiquesCo

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Nicolas RodríguezBautista, ELN

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sont regroupés dans les éditions du soir.» Quantà la couverture du conflit armé, elle se posemoins en termes de choix que de contraintes, etsurtout d’obstacles : «D’une part, le format télé-visuel laisse peu de temps, et d’argent, à uneinvestigation fouillée que requièrent des sujetscomme la démobilisation des AUC, ou les négo-ciations avec la guérilla de l’Armée de libérationnationale (ELN), où la présidence est un peu unesource obligée. Nous n’avons pas eu l’autorisa-tion d’assister aux audiences de paramilitaires.En revanche, nous avons été les seuls à couvrirles négociations entre l’ELN et le gouvernementà Cuba. Ensuite, la menace constante contrenos correspondants régionaux nous oblige ànous “simplifier la vie”. L’insécurité ne permetpas une réelle liberté de la presse. Trois de nosjournalistes ont dû s’exiler au cours des derniè-res années en raison des risques et actuelle-ment, notre directeur, Alvaro García, et uneautre consœur bénéficient d’une protection par-ticulière.» D’après Jorge Medina Moreno, lesmenaces actuelles contre la chaîne viendraientplutôt de la délinquance de droit commun etapparaissent liées au programme bihebdoma-daire «Caza noticias» («chasse aux nouvelles»)où les téléspectateurs se livrent à des dénoncia-tions à l’antenne pendant trois minutes. Ladirection de la chaîne envisage une programma-tion quotidienne de «Caza noticias», vu lesrecords d’audience.

Une inégale protection desjournalistes

Si les grands médias peuvent s’offrir les servi-ces d’une sécurité privée coûteuse, les autresdoivent compter sur l’appui, très aléatoire, desautorités. Venus d’Antioquia, du Norte de Santander(Nord-Est), de Tolima (Centre), du Huila (Sud-Ouest) ou encore de la côte atlantique, réunis àl’initiative de la Fondation pour la liberté de lapresse (FLIP - organisation partenaire deReporters sans frontières, sise à Bogotá), ils ontdû trouver refuge dans la capitale après avoiressuyé les menaces et les attentats des grou-pes armés ou de certaines autorités locales peuscrupuleuses. Ces journalistes de province onteu le seul tort d’informer sur la situation desdroits de l’homme ou le conflit armé dans leurrégion, avant d’essuyer, ici, une tentative d’as-

sassinat par des paramilitaires, là, des représail-les des FARC. D’autres ont appris avoir été vic-times de filatures du DAS ou pire, de faire l’ob-jet d’enquêtes de ce dernier avec la complicitéd’AUC «démobilisés». Tous se disent «paraly-sés» et condamnés à une forme de clandesti-nité. Ils n’osent se faire connaître par manquede confiance envers les autorités, mais saventaussi qu’ils ne pourront réapparaître vraimentqu’au prix d’une protection… pas toujours fia-ble. La tâche d’organisations de défense de laliberté de la presse comme la FLIP ou Mediospara la paz, spécialisé dans la formation, s’estencore compliquée à l’issue de la démobilisa-tion quand le Front social pour la paix, organisa-tions paramilitaire a, à plusieurs reprises,menacé 28 ONG - dont les deux citées - aucours du second semestre de l’année 2006.

Au Groupe des droits de l’homme (GRUDH) dela police nationale, réparti en 64 bureaux dans lepays dont un central à Bogotá, un à Medellín etun à Cali, une soixantaine d’affaires de menacessont signalées chaque semaine et concernentrarement des journalistes. Les moyens d’en-quête sont réduits, de l’aveu même de la direc-tion. A ce jour, cinq professionnels des médiascolombiens bénéficient du programme de pro-tection (localisation permanente de l’individumenacé et rondes de surveillance) del’Organisation des États américains (OEA) dontle GRUDH de la police doit garantir la bonneapplication «selon l’estimation des risques» :trois dans le département du Norte deSantander, un dans celui du César (ExtrêmeNord) et un à Bogotá. Un véhicule du ministèrede l’Intérieur et de la Justice a par ailleurs étéprêté à un journaliste dans le départementd’Arauca (Est). Mais tout le monde n’a pas non plus les moyensde s’exiler. Le représentant d’une association desoutien aux médias communautaires ironise :«Pour les petits médias, surtout communautai-res [environ 700 légalisés dans le pays - ndlr],l’alternative est s’exposer ou passer sous lacoupe des groupes armés. Là au moins, la pro-tection est garantie !»

Recommandations

De façon générale, la baisse de la délinquanceen Colombie a effectivement contribué à uneréduction du nombre de journalistes assassinésCo

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chaque année dans le pays. Néanmoins,Reporters sans frontières constate que la situationde la liberté de la presse et de la liberté d’expres-sion reste préoccupante. D’une part, les assassi-nats de journalistes ont également diminué en rai-son de l’exil des professionnels de médias locauxà la première menace dirigée contre eux. Ensuite,ces menaces et attaques contre la presse conti-nuent d’émaner en premier lieu des groupesarmés, en tête desquels les paramilitaires dont ladémobilisation n’a abouti ni à leur désarmement,ni à leur réinsertion dans la société civile. D’autrepart, les inégalités entre médias nationaux etlocaux se sont aggravées non seulement dans lacapacité à traiter du conflit armé mais aussi dansl’accès à l’information publique. Enfin, les journa-listes ne bénéficient pas non plus d’une égale pro-tection devant le danger.

En conséquence, Reporters sans frontièresrecommande :

- que le processus de démobilisation des grou-pes armés soit reconduit dans le sens d’un réeldésarmement de ces derniers, et d’une réinser-tion de leurs membres dans la société ;

- qu’en accord avec la Commission interaméri-

caine des droits de l’homme (CIDH), le groupedes droits de l’homme de la police nationaledispose de moyens et d’effectifs conséquents,non seulement pour protéger les journalistes,mais également pour enquêter sur l’origine desmenaces dont ils sont les cibles ;

- que les médias relayent davantage les attein-tes à la liberté de la presse et à la liberté d’ex-pression constatées dans le pays ;

- que la presse puisse accéder sans entravesaux audiences des paramilitaires, dont le carac-tère public a été établi par la Cour constitution-nelle en septembre 2006 ;

- que les médias les plus importants contribuentau renforcement des structures de représenta-tion et de protection des journalistes, comme lanouvelle Fédération nationale des journalistescolombiens créée le 3 mai 2007 ;

- que toute la lumière soit faite sur le récentscandale des écoutes sauvages, entre autres dejournalistes d’opposition, révélé par le ministèrede la Défense le 13 mai dernier, quitte à réorga-niser la composition et l’activité des services derenseignements.

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