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C Commencements 6 Commencements Mieux vaut prendre le changement par la main avant qu’il nous prenne à la gorge. Winston Churchill. NUMERO 6 2013-2014 ,, ,, Ruptures ( II ) Clara Feder Le mur de la tentation Gérard Barras L’enjeu alimentaire Philippe Bihouix La voie du “Low-Tech” Jean-Michel Truong Deux cent milliards au soleil Vincent Liegey De la décroissance à la dotation inconditionnelle économique Juliet Schor Le matérialisme véritable Philippe Chemin Peut-on maîtriser le péril chimique ? Christian Gatard L’allégeance rebelle Patricia A. Wilson La démocratie en profondeur

Commencements numéro 06

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CCommencements6

Com

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cem

ents

Mieux vaut prendre le changement par la main avant qu’il nous prenne à la gorge.

Winston Churchill.

NUMERO 6 2 0 1 3 - 2 0 1 4,,,,

Ruptures ( II )Clara FederLe mur de la tentation

Gérard BarrasL’enjeu alimentaire

Philippe BihouixLa voie du “Low-Tech”

Jean-Michel TruongDeux cent milliards au soleil

Vincent LiegeyDe la décroissanceà la dotation inconditionnelle économique

Juliet SchorLe matérialisme véritable

Philippe CheminPeut-on maîtriser le péril chimique ?

Christian GatardL’allégeance rebelle

Patricia A. WilsonLa démocratie en profondeur

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Com

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CL’édito

http://co-evolutionproject.org

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Edi

toria

l Dans un étang, un nénuphar double chaque jour sa surface. Il lui faut quinze jours pour couvrir la moitié de l’étang, mais un seul lui suffira ensuite pour l’occuper entièrement. Nous vivons sur l’impres-sion dépassée d’une expansion à laquelle il reste encore beaucoup d’espace à investir. En vérité, le seuil de saturation est franchi. Commencements 6 s’intéresse à nouveau aux recherches qui nous proposent de rompre avec la croissance incontrôlée du nénuphar. En énonçant d’abord ce qui la nourrit: nos tentations que cultive l’univers industriel. Loin de prier Dieu de «ne pas nous induire en intention» notre société n’aspire qu’à désirer toujours plus. C’est que, sans cesse ravivée, la tentation remplit le vide de sens et stimule l’économie. Clara Feder promène ainsi de par le monde son «mur de la tentation». Au risque de la prise de conscience de nos pulsions, du prix de leur succomber ou de les surmonter.

Désirer plus, travailler plus pour acheter plus accélère la croissance du nénuphar mortifère. Juliet Schor nous invite à travailler moins pour gagner moins et vivre mieux. Provocation ? Point du tout. Si la pro-position est écologiquement fondée, elle l’est aussi socialement et humainement: il y d’autres bonheurs que posséder, consommer et fanfaronner. Cela dépend de la société.

La performance agricole, commerciale et logistique combinée conduit à ce paradoxe: la sécurité alimentaire est rien moins qu’assurée. Notre capitale, nous dit Gérard Barras, n’a devant elle que trois jours d’appro-visionnement. Dans un monde qui, comme l’écrivait Montaigne, est «une éternelle branloire», c’est une situation critique. Sans attendre l’autorisation des uns ou la bénédiction des autres, exerçons notre liberté pour créer les conditions de notre résilience.

140 000 substances chimiques ont envahi notre environnement. Cela peut-il être sans incidence sur les êtres vivants ? Le risque est-il évaluable ? Non, nous dit Philippe Chemin, tant sont nombreuses les combinaisons possibles, et il suggère de se donner un objectif de «désintensification chimique» en prenant en compte le critère d’utilité sociale des substances produites.

Désintensificaion. Même «verte», nous avertit Philippe Bihouix, la croissance reste destructrice: il n’est pas d’opération industrielle qui n’engendre de l’irrécupérable. Certes, le vent et le soleil sont gratuits. Mais, pour que leur flux fasse tourner nos machines, plus de machines sont nécessaires. Sortir de l’im-passe, c’est retrouver l’inventivité low tech.

Avec la détérioration des structures traditionnelles, il nous est plus confortable d’acheter ce dont nous avons besoin que de nous rapprocher des autres pour produire ensemble des biens communs. Or les biens communs sont une des clés de demain et faire société est le moyen de les produire. Parlant d’expérience, Patricia Wilson nous raconte comment intervenir pour qu’une population devienne une communauté.

La thèse du revenu inconditionnel d’existence me laissait dubitatif. Il me manquait le cadre d’un dis-positif plus large. Articulé, comme le présente Vincent Liegey, à une politique économique, le revenu inconditionnel dépasse l’idée simplement généreuse. Il se relie aux propositions de Juliet Schor. Il permet de nourrir le «faire société» et la production de bien communs.

L’Etat français fait chaque année cadeau de 200 milliards d’euros aux entreprises. Mais où en sont les effets ? Alors que le besoin de notre économie est, comme l’a fait l’Allemagne, de transformer les petites entreprises en moyennes entreprises, cette manne nourrit les membres du CAC 40. Scandalisé, l’auteur d’Eternity Expres a imaginé un modèle alternatif de soutien à l’économie et à l’emploi.

Depuis longtemps, je ressentais une frustration indéfinissable devant les études prospectives. On donne le primat aux éléments chiffrables, á la finance, aux technologies, et à la rationalité qui est leur infras-tructure mentale. Or - Christian Gatard nous le rappelle - l’irrationnel, l’imaginaire, les mythes, la spiritualité ont leur place dans la fabrique de l’avenir. Quel prospectiviste romain, observant le monde sous Auguste, aurait-il prédit l’avenir de cette sous-secte juive qui deviendrait un jour la religion officielle de l’Empire et un des piliers de notre civilisation ? Envisager, dans notre avenir, la possibilité d’une telle rupture est à la fois réconfortant et angoissant.

Thierry Groussin.

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3CClara Feder Le mur de la tentation

Le questionnement

est celui de l’argent, de l’attraction

qu’exerce l’argent dans le monde

actuel ,,,,

1 • Cf. http://thewalloftemptation.blogspot.fr

CommencementsClara, qu’est-ce que ce « Mur de la tentation » ?

C’est ce qu’en art contemporain on appelle une « performance ». C’est un projet artistique interactif qui met le public en situation de questionnement, puis de participation, de co-créa-tion, et aussi d’échange avec l’artiste. Le ques-tionnement est celui de l’argent, de l’attraction qu’exerce l’argent dans le monde actuel: faut-il sys-tématiquement prendre l’argent - ou l’espérance d’argent - qui se présente à nous, quelles qu’en soient les conséquences prochaines ou lointaines, sur nous-mêmes ou sur les autres ? Ce que j’ai imaginé, c’est de mettre le public en situation de tentation: je lui offre de vrais tickets de loterie, qu’il peut gratter et qui peuvent évidemment se révéler gagnants, mais, s’il ne les a pas grattés, il peut aussi écrire dessus et les coller sur le mur comme témoignage de la tentation surmontée.

Une fois que le partici-pant a posé son ticket sur le Mur, je le prends en photo et, plus tard, j’in-tègre son visage dans un site créé spécialement 1. Parallèlement à la per-formance et au Mur de la Tentation réel, il y a donc un Mur humain virtuel.

Comment l’idée t’en est-elle venue ?Petit à petit, par intui-tions successives, plutôt par le ticket de loterie que par l’intellect. Ce se-rait difficile à expliquer, cela a été un processus un peu étrange, souter-rain. Si je relie le ticket au domaine psychana-lytique, cela me renvoie à quelque chose qui est de l’ordre d’une inté-grité physique, de l’inté-grité de cette « œuvre » qu’est le ticket avant qu’on le gratte, et de là, à notre intégrité face aux diverses tentations. Si je le relie au registre social, il est un symbole du rôle ambigu de l’Etat, à la fois censé nous protéger et en réalité qui n’hésite pas à profiter de nos fai-blesses.

N’était-ce pas aussi une réaction aux évè-nements: la crise, les milliards envolés dans le sillage des sub-primes, avec mainte-nant les retombées de la dette souveraine ?Oui, cela participait de tout cela. Je crois qu’il y a eu pour moi ce mo-ment de l’affaire Leh-man Brothers et tout ce qui a suivi et l’impres-sion qu’on nous a pris - qu’on continue de nous prendre - pour des imbé-ciles. J’ai eu envie de faire quelque chose pour dire « Stop! Et si on réfléchis-sait ? » Loterie et spécu-lation, tout est lié, c’est un même monde. Il y a ces millions de gens qui jouent chaque semaine avec une seule certitude: celle qu’ils font gagner de l’argent à l’Etat! A cet Etat qui n’est pas fichu de prendre le dessus sur la magouille financière mondiale pour proté-ger les gens, mais qui au contraire continue de nous encourager à parti-ciper à ce jeu. Il y aussi le constat que c’est un jeu gagnant perdant: l’un ne peut

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Le mur de la tentation

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On nous dit que,

pour nous en sortir,

nous devons

continuer à jouer,,

,,

Les vrais problèmes, ceux qui impliquent ta survie,,

,,

2 • Cf. http://fing.org/?Lift-France-2013-Produire,1062

3 • Cf. http://www.kisskissbankbank.com

empocher le gros lot que si plein d’autres perdent. Et, autour, il y a la Bourse avec sa cota-tion permanente et ces milliers d’opérations à chaque micro-seconde, qui créent un enrichisse-ment spéculatif ne repo-sant sur aucune création de vraie richesse et dan-gereusement volatile : je veux dire que malgré tous ces milliards qui sortent de partout, il n’y a pas davantage à man-ger, pas davantage pour se loger, se vêtir, se soi-gner… Il y a même de moins en moins de tout cela.

Ton mur rappelle peut-être aussi que résister à la tentation, est une chose qui a de la va-leur, un effort à réap-prendre ? Parce que, comme l’a dit Gandhi, si la planète peut satis-faire à nos besoins, elle ne peut en faire de même avec tous les désirs que cultive le monde industriel. Quelque part, notre âme est aliénée par ce monde.C’est exactement cela. On n’arrête pas de nous refaire le coup du panem

et circenses, « le pain et les jeux » des Romains. On nous dit que, pour nous en sortir, nous de-vons continuer à jouer, à faire tourner cette ma-chine aveugle. Alors, tu joues, tu joues, tu joues, et ça ne résout pas tes problèmes, et tu restes le nez dans le court terme, et ça te dispense de réflé-chir, de te poser les vraies questions. Comme: « Que devient ma vie dans tout cela ? » S’il t’ar-rive de gagner un jour, tu perds le lendemain, et, si tu décroches le gros lot, tu as des chances de finir malgré tout ruiné dans quelques années comme beaucoup de « gagnants », parce que cet argent, même quand tu le touches, c’est comme de la fumée. Les vrais problèmes, ceux qui impliquent ta survie, t’attendent au coin de la rue et ils ne concernent pas que toi. Ils sont pla-nétaires.

Comment l’expérience du Mur de la Tentation a-t-elle pu se réaliser ?Tout d’abord, l’itinérance du Mur est primordiale car nous avons affaire à un phénomène global, mondial. A chaque étape,

de nouveaux participants ajoutent leur vision propre. Je l’ai conçu avec cette idée dès le départ.

La toute première expé-rience a eu lieu à Mar-seille. La Fondation Internet Nouvelle Géné-ration y organisait une conférence LIFT, autour du thème « Produire au-trement », et il y avait un volet « Produire l’art au-trement » 2. Ils m’ont sol-licitée. J’avais cette idée depuis longtemps, je l’ai présentée, elle a été rete-nue et ils ont produit la première performance, à la Villa Méditerranée, en octobre 2013. La Villa Méditerranée est un bâti-ment ultramoderne, très beau, qui repose d’un coté sur la mer. A côté de l’espace de conférence, il y avait un espace pour « l’expérientiel ». Mon mur en faisait partie.

La deuxième expérience a été financée par un crowdfunding que j’ai réussi sur la plateforme participative KissKiss-BankBank 3. Cutlog contemporary art fair, une foire artistique contemporaine française bi-localisée à New York, avait sélectionné mon

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Qu’avez-vous vécu ? Qu’est-

ce que la tentation pour vous ? A quoi

ne pouvez-vous pas résister ?,,

,,

J’ai même eu des gens qui se sont approprié le Mur comme espace de rédemption, pour, en ne grattant pas, échapper à leur addiction au jeu,,

,,

travail pour faire par-tie de son édition 2014, mais ils n’avaient pas les fonds nécessaires pour le Mur. Le crowdfunding m’a permis d’y aller et de le produire sur place, en mai dernier, dans le Lower East Side de Man-hattan. Pour la troisième étape, je vise l’Asie en 2015.

Pratiquement, com-ment se déroulent les expériences du Mur de la Tentation ?Il y a donc le mur et le présentoir avec les tic-kets de loterie que j’ai achetés et, moi, je suis là, j’explique, j’échange, je prends chacun en photo pour ensuite, sur le site dédié, composer le mur virtuel avec les images de tous ces gens. J’ai des as-sistants pour m’aider et des cinéastes avec moi, car le film est la seule chose concrète qui reste à la fin de l’expérience. Cela permet aussi de poser des questions aux participants : « Qu’avez-vous vécu ? Qu’est-ce que la tentation pour vous ? A quoi ne pou-vez-vous pas résister ? » Etc.

Donc, avec le ticket de loterie que tu offres, tu crées une situation symbolique. Ce ticket est emblématique de la tentation moderne pourrait-on dire ?Avec ce ticket que je pro-pose, on touche du doigt - littéralement, physique-ment quand on le prend - ce qui caractérise notre

société: le remplacement de toutes les valeurs qui existaient auparavant par une seule, l’argent. C’est en partie ce que je veux dénoncer, si tant est que je dénonce vraiment quelque chose puisque je me contente en fait de poser une question. Après, chacun est libre de voir midi à sa porte, de s’interroger, de tirer ce qu’il veut de cette his-toire.

Quelles réactions as-tu observées ?280 personnes à Mar-seille et 319 à New York ont collé leur ticket, l’ont signé ou ont ajouté des petits mots. Mais il y a d’abord la manière de s’inscrire dans le mur lui-même. Ceux qui disent: « Ah! mais toutes les meilleures places sont déjà prises! ». Celui qui met le petit ticket tout à fait en bas à droite et qui dit: « Moi, je suis hors cadre ». Il y a eu une femme très petite, mais extraordinairement com-bative, qui a fait un bond pour coller le ticket sur le mur en haut et au milieu. Une force incroyable!

Il y a eu de vraies pé-pites dans ce qui a été écrit sur les tickets: « Je suis pauvre mais j’ai des principes », « Je gratte-rai autre part ! », ou des chose très fortes comme « L’argent régit tout au-tour de moi et j’ai envie de mourir », « On est tou-jours le riche ou le pauvre de quelqu’un », « Une seule certitude : c’est le

casino qui gagne ». J’ai même eu des gens (au moins cinq personnes) qui se sont approprié le Mur comme espace de rédemption, pour, en ne grattant pas, échapper à leur addiction au jeu ou à l’alcool. Ça m’a énormé-ment touchée.

Dans l’ensemble, chacun a écrit ou dessiné des choses assez créatives…

Est-ce que, de ton observation, tu dirais qu’il y a une typologie de réactions ?En fait y a trois popula-tions.

La population des gens pour qui c’est une ques-tion intellectuelle : que je gratte ou ne gratte pas, je suis en train de faire un acte qui veut dire quelque chose par rapport à la société, c’est comme cela que je l’entends et comme cela que je mets mon ticket. Cela, c’est, dirais-je, toi et moi: c’est une pro-fession de foi mais en même temps la tentation n’existe pas vraiment. Ce sont des gens qui n’ont pas l’habitude de jouer et qui n’ont pas non plus de besoins. En tout cas des gens qui, même s’ils ont des besoins, ne pensent pas qu’il va leur suffire d’acheter un ticket pour devenir riche et résoudre tous leurs problèmes. La deuxième population, ce sont des gens qui ont des besoins, qui pensent qu’un ticket gagnant pourrait améliorer leur

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Artiste pluridisciplinaire - photographie, vidéo, performances, installation et écriture - Clara Feder a fait des études de cinématographie à la New York University Film School (Etats-unis) et a un master en Nouvelles Technologies de l’université Paris VIII. Elle a écrit et produit des films d’entreprise et, sous son nom de plume, Virginie Michelet, a publié une vingtaine de livres ainsi que de nombreux articles sur l’art et la création.Elle explore la fragilité sous-jacente des êtres humains confrontés à une société toujours plus orwellienne. Son questionnement reflète de manière poétique nos peurs et nos solitudes. Elle vit et travaille à Paris et Aix en Provence.

Bio

faire fonctionner

le cerveau sur quelque

chose qui peut éventuellement

mener à une compréhension

supérieure de soi

à force de céder à la tentation tout le temps, tu finis par te mépriser. Le ticket de loterie, si on ne le gratte pas, reste intact, un peu comme un bout de l’âme de celui qui a décidé de ne pas le gratter.

Ce qui me touche

beaucoup, c’est la

fragilité de l’être

humain

,,,,

,,,, ,,

,,

vie et pour qui c’est une torture, une grosse ten-tation que finalement ils surmontent. C’est vraiment un exploit et ils se projettent sur le mur comme ils se pro-jetteraient dans quelque chose qui les sort totale-ment de leur quotidien.

Puis, il y a le joueur qui n’a pas de besoins mais qui aime jouer et pour qui gratter, ce n’est pas nécessairement gagner, mais c’est gratter. C’est le jeu, c’est plus fort que lui. Alors, il vient me voir et me dit « J’ai un petit peu gratté, est-ce que je peux le mettre quand même sur le mur ? ». Quelques-uns même le grattent entièrement ! Ceux-là, soit ils repartent avec leur ticket parce qu’ils ont gagné (le maxi-mum a été de 20 euros !), soit ils me le laissent, soit ils donnent une explica-tion de leur acte par écrit. Certains sont même re-venus le lendemain pour participer une deuxième fois et, cette fois-ci, ne pas gratter.

Le but du jeu, c’est cela: faire fonctionner le cer-veau sur quelque chose qui peut éventuellement mener à une compréhen-sion supérieure de soi, un partage avec quelqu’un d’autre, une conversa-tion inhabituelle.

N’as-tu pas ressenti à certains moments com-bien c’était délicat de mettre des êtres humains dans une telle situation,

un vrai dilemme en défi-nitive pour certains ?

Oui, ça l’est, c’est émou-vant, et c’est dérangeant pour moi aussi. Ce qui me touche beaucoup, c’est la fragilité de l’être humain: face à la mani-pulation, face à la socié-té, face à l’information constante, face au lavage de crânes… C’est cette fragilité-là que je mets en scène. J’essaie de faire que cette fragilité se transforme en lumière, se transforme en quelque chose d’accepté : oui, je suis fragile; oui, je suis un instrument; mais à partir du moment où je le vois et où j’en suis consciente, je ne le suis plus. Pour sortir du système, la pre-mière étape consiste à se rendre compte qu’on est dans le système. Sinon tu ne peux jamais en sortir.

Alors, oui, souvent cela me pose même des pro-blèmes personnels. Parce que, comme tout un cha-cun, j’ai besoin de gagner ma vie, donc je pense aussi à essayer de vendre mes œuvres, et, quelque part, voilà : je sais que moi aussi je suis dans le système. Ce n’est pas parce que je le dénonce que je n’y suis pas!

Mais, en même temps, tu proposes une expé-rience qui nous fait vivre notre capacité à résister, à recouvrer une certaine intégrité…Intégrité, du latin « inte-ger »: qui reste entier.

C’est le mot. Ce qui me motive beaucoup, c’est la possibilité d’ouvrir une porte de liberté qui permette aux gens de regagner de l’estime de soi. A partir du moment où tu fournis à quelqu’un une occasion de se dé-passer ou de réfléchir, et qu’il le fait, et que ça marche pour lui, du coup il est fier. D’ailleurs, je l’ai vu de mes yeux. Ceux qui avaient gratté étaient près de leur ticket, son-geurs, un peu déçus. Ceux qui n’avaient pas gratté avaient un grand sourire, ils étaient regon-flés à bloc. Pour moi, c’est un aspect important du projet: redonner une forme d’estime de soi. Je pense que, à force de céder à la tentation tout le temps, tu finis par te mépriser. Le ticket de loterie, si on ne le gratte pas, reste intact, un peu comme un bout de l’âme de celui qui a décidé de ne pas le gratter.

Propos recueillis par Thierry Groussin.

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Juliet SchorLe matérialisme véritable :Travailler moins pour gagner moins etvivre plus

Dans son livre « La véritable Richesse, une économie du temps retrouvé »1, Juliet Schor montre comment le « business as usual » résiste fortement aux raisonnements rationnels et humanistes conduisant à prendre en compte l’ensemble des facteurs économiques, sociaux et écologiques qui menacent l’intégrité de notre système vivant actuel. Elle appuie son modèle de « Plénitude » ou « Véritable Richesse » sur quatre principes clefs :• la nécessité d’une « nouvelle allocation du temps ». Le constat est qu’une majeure partie de notre temps est actuellement « mis sur le marché », que ce soit le temps de travail ou le temps de loisir, exigeant ainsi d’avantage de revenu par unité de temps et donc d’avantage de ressources au sens général du terme, ce qui conduit à la pénurie, opposée à la plénitude.• le choix de se « diversifier hors du marché » du « Business as Usual » et de revenir vers une part d’auto-approvisionnement.• un « matérialisme véritable », autrement dit une façon socialement et écologiquement plus consciente de consommer.• un « réinvestissement les uns dans les autres », au niveau local de façon à re-dynamiser une vraie économie locale.

CommencementsJuliet, vous insistez sur la notion de «matéria-lisme véritable». Dans quel sens employez-vous le mot matéria-lisme ?

Juliet SchorLe matérialisme véri-table, consiste à ne pas acheter autant d’objets nouveaux que nous sommes habitués à le faire actuellement. Être dans le matérialisme vé-ritable c’est, par exemple, si vous achetez quelque chose de nouveau, le conserver longtemps, ou le recycler, car vous

n’êtes pas dans la société du « jetable ». C’est en quelque sorte respecter les propriétés matérielles et physiques des biens. C’est les acheter pour longtemps, ou les acheter d’occasion, les revendre quand vous n’en avez plus besoin ou les recy-cler lorsqu’ils sont hors d’usage. C’est cela, le vrai matérialisme. C’est une sorte de nouveau para-digme de la consomma-tion, qui implique plus de partage, plus de recy-clage et moins d’impact écologique et matériel. C’est aussi des biens de consommation moins

chers ! Il y a aussi des exemples dans l’éco-nomie des services : le couch surfing, l’auto-

1 • Editions Charles Léopold Mayer, 2013.

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partage, ou le co-voitu-rage2. Il faut également envisager «l’économie du don »: des plateformes où les gens donnent des objets ou des services auxquels vous avez ac-cès en dépensant moins d’argent et en ayant une empreinte écologique in-dividuelle bien moindre.

Vous prônez un état d ’ interdépendance plus élevé entre les individus pour réduire leur dépendance aux ressources épuisables de la planète. Pouvez-vous développer cette idée ?Il s’agit de l’investisse-ment collectif ou com-munautaire dans une nouvelle forme d’éco-nomie. C’est un système dans lequel vous créez plus d’interdépendance économique au niveau local. Le principe est de créer plus de lien social local en devenant écono-miquement dépendants les uns des autres. C’est aussi participer à des projets qui restaurent les écosystèmes locaux et créer ainsi de la valeur économique pour les communautés locales – par exemple reprendre

des friches industrielles, les nettoyer et faire des espaces à la disposition de la collectivité . Celle-ci pourra alors générer de l’activité et des reve-nus, des jardins potagers, des espaces communau-taires, des logements. C’est donc principale-ment une interdépen-dance et un investisse-ment économique au niveau communautaire local.

Mais ne sommes nous pas déjà économique-ment très interdépen-dants ?En fait dans une société hautement mercantile, vous êtes dépendant du marché. Vous devez avoir de l’argent pour pouvoir acheter quelque chose. Je pense aux re-lations de réciprocité qui ne sont pas immé-diates quand on utilise de l’argent. Dans mon modèle, comme les gens travaillent moins, ils ont moins d’argent dispo-nible. Le secteur des ser-vices est probablement le secteur le plus important pour ce constat : nous achetons de plus en plus de services humains. Si vous avez besoin d’un déplacement vous pre-nez un taxi, si vous avez besoin de faire garder un enfant, vous embauchez quelqu’un pour le faire. Tout se fait à travers la médiation d’un marché. Nous pouvons fonction-ner avec plus de services « hors marché ». Nous devenons alors plus dépendants les uns des

autres avec ce transfert direct du travail plutôt que de l’avoir à travers un marché avec des inter-médiaires. Le résultat de ce transfert est que ceux qui ont peu d’argent et du temps peuvent autant accéder à ces services à la personne que ceux qui ont beaucoup d’argent et peu de temps.

Cela rejoint l’idée d’une nouvelle alloca-tion du temps ?C’est une des façons de prendre du recul par rapport au marché et de créer des activités hors marché, à l’échelle de l’économie locale. Je crois que nous devons réduire les temps de tra-vail, c’est vraiment cru-cial pour les émissions de carbone ! C’est une idée similaire à la décrois-sance mais avec l’idée d’utiliser l’augmentation de notre productivité pour réduire nos heures de travail au lieu d’utili-ser ces gains de produc-tivité pour produire plus de tout en générant du chômage. Au lieu d’avoir des personnes débordées de tâches d’un côté et des chômeurs de l’autre, l’idée est de réduire le temps de travail global. De facto, chacun gagne-ra moins ! Et la question qui se pose alors est : comment nous organiser pour continuer à avoir accès à ce dont nous avons besoin et à ce qui nous fait plaisir tout en ayant moins d’argent ? L’idée est de se procu-rer ces biens et ces ser-

dans une société

hautement mercantile,

vous êtes dépendant du marché.,,

,,

,,

,,comment nous organiser pour continuer à avoir accès à ce dont nous avons besoin et à ce qui nous fait plaisir tout en ayant moins d’argent ?

2 • Cf. dans Commencements 2 l’interview d’Antonin Léonard.

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vices avec une moindre empreinte écologique, moins d’impact néga-tif, et ce au moyen d’un système local d’appro-visionnement et de ser-vices.

Mon modèle est très dif-férent de ce qui s’est fait en Europe et en France particulièrement. Pour certaines personnes, ce modèle implique effec-tivement de travail-ler moins et de gagner moins ; mais pour la majorité des personnes sous-employées aux Etats-Unis, cela signifie qu’au lieu de mettre des moyens pour les faire rejoindre le système du temps plein, ces per-sonnes peuvent rester dans un emploi à temps partiel et y être bien car elles ont d’autres moyens que l’argent pour se pro-curer ce dont elles ont besoin. Mon livre parle beaucoup des solutions à l’échelle individuelle. Mais on pourrait aussi parler du rôle clef que peuvent jouer les gou-vernements locaux. Les collectivités locales peuvent agir énormé-ment pour rendre plus facile une vie moins chère, par exemple à tra-vers les régies électriques municipales, les trans-ports publics, en four-nissant des services à des prix beaucoup moins chers que le marché privé dont les bénéfices vont aux propriétaires ou aux actionnaires. C’est un facteur très important de ce modèle. Vous pouvez

vivre en ville avec peu de revenus si l’électri-cité n’est pas chère et si les transports publiques sont bon marché, s’il y a des logement publics disponibles. Sans être dogmatique, ma vision met beaucoup l’accent sur le local. Pour influen-cer la vie sociale et éco-nomique.

Vous évoquez aussi les risques de l’effet re-bond. De quoi s’agit-il ?La notion d’effet re-bond vient initialement du marché de l’éner-gie. L’approche domi-nante aujourd’hui pour réduire les émissions de carbone est de mettre sur le marché des équi-pements plus économes en énergie, de l’électro-ménager basse consom-mation, des voitures qui consomment moins de carburant et émettent moins de polluants. C’est une approche par l’effi-cacité technologique. En réalité, ce faisant, c’est comme si on réduisait le prix de l’énergie ! Cela signifie qu’un kilomètre vous coûte moins cher parce que vous utilisez moins d’essence, que de la même façon vous pouvez chauffer votre maison pour moins cher. Nous savons tous que lorsque le prix d’un bien ou d’un service dimi-nue, le consommateur a tendance à en acheter davantage ! Et donc, ce qui se passe, c’est que les conducteurs roulent plus, achètent de plus

grosses voitures, de plus grandes maisons, de plus grands réfrigérateurs, car c’est aujourd’hui devenu très bon marché d’ache-ter et de faire tourner un réfrigérateur ! Donc, l’ef-fet pervers, c’est que si nous ne faisons rien pour contrôler la demande en énergie, l’efficacité éner-gétique peut conduire à beaucoup moins de réduction d’émission et de consommation qu’ini-tialement anticipé ! C’est un des effets « rebond ». L’autre sorte d’effet re-bond est le suivant : ima-ginons que les consom-mateurs n’augmentent pas leur kilométrage et n’achètent pas de plus grandes voitures ou de plus grandes maisons. Ils économisent leur budget et achètent autre chose avec les économies réa-lisées : par exemple ils vont en vacances, créant ainsi de nouvelles émis-sions de carbone à un autre endroit de la chaîne économique.

L’effet rebond nous en-seigne que si nous ne fai-sons confiance qu’en la technologie sans contrô-

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ler la demande globale en énergie fossile ou en biens produisant du CO2, nous n’allons pas réduire les émissions de carbone. La question est de quantifier cet effet re-bond ! Si j’achète plus de viande avec l’argent éco-nomisé dans mon budget voiture, je déplace l’effet CO2 dans le secteur agro alimentaire… C’est entre autre pour cela que la réduction des heures de travail est si importante : en réduisant le revenu lié au travail, on extrait du pouvoir d’achat du sys-tème, au lieu d’en injec-ter.

Si vous faites des gains de productivité sans réduire le temps de tra-vail, vous produisez de plus en plus, à des prix de plus en plus bas, qui vont générer des achats plus nombreux et géné-rer plus de pollution. Or, si vous augmentez votre productivité, vous avez une alternative: avec le même nombre de salariés vous pouvez produire plus, votre économie est

en expansion, c’est la croissance, ou bien vous décidez de ne pas pro-duire plus et de donner plus de temps libre aux salariés. Et cette seconde solution est pour moi un impératif pour conduire la décroissance sans gé-nérer de chômage.

A quelles conditions la décroissance n’est-elle pas synonyme de déclin ?Mon livre montre bien que cette nouvelle façon d’envisager le modèle économique n’est pas du tout un sacrifice ! C’est un moyen de changer le modèle en créant plus de bien-être, pour les indivi-dus et pour la collectivi-té. Le « tout croissance » comme levier à l’emploi est un mécanisme cassé. Nous devons réfléchir à d’autres façons de nous procurer des moyens d’existence, nous devons imaginer comment obte-nir autrement notre « gagne-pain ».

Notre modèle combine le travail en tant que tel

sur le marché du travail avec d’autres façons de satisfaire nos besoins. Pour une longue pé-riode, la croissance ne sera plus forte comme elle l’a été pour les pays occidentaux au cours du demi-siècle précédent. Décentrer le système en transférant hors marché une partie du temps est une réponse pour trou-ver une façon différente de satisfaire les besoins de chacun dans les pays riches. Par exemple : 1000 heures de travail par an au lieu de 1600 ou 1800 heures. Ainsi nous donnons accès à du tra-vail à davantage de per-sonnes et chacun a moins d’argent en moyenne. Ce décentrement du marché produit de l’emploi et des moyens d’existence.

Quel serait la mesure de la prospérité pour ce nouveau paradigme économique ? Quelle est pour vous la me-sure de la « véritable richesse » ?Il y a la prospérité finan-cière , que mesure le

Décentrer le système

en transférant

hors marché une

partie du temps

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,,,,

Si vous faites des gains de productivité sans réduire le temps de travail, vous produisez de plus en plus, à des prix de plus en plus bas, qui vont générer des achats plus nombreux et générer plus de pollution.

chute de près de 50 % de la consommation d’énergie par dollar de PIB depuis 1975

hausse de 40 % des économies de car-burant aux cent kilomètres depuis 1975

amélioration de 10 % des économies d’énergie depuis 1990

amélioration de 17 % des écono-mies d’énergie depuis 1990

amélioration de 30 %du nombre moyen de litres aux cent

kilomètres depuis 1980

hausse de la demande d’énergie de plus de 40 % depuis 1975

Hausse de la consommation

Amélioration des économies d’énergies

L’EFFET REBOND

Energie

Aviation

Véhicule

Réfrigerateurs

Climatisation

hausse globale de 150 % de la con-sommation de carburant depuis 1975

hausse de 20 % du nombre total de réfrigérateurs depuis 1990

augmentation de 30 % du nom-bres total d’unités depuis 1990

stabilité de la consommation de carburant de véhicule parce que l’on conduit plus, et des

véhicules plus nombreux (et plus grands)

Source: Rubin et Tal (2007)”Amélioration des économies d’énergie - Hausse de la consom-mation”Energie”Véhicules”Aviation”Réfrigérateurs”Climatisation

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du point de vue du climat,

le moins le système

financier actuel recouvre sa

santé, le mieux c’est ! ,,

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PNB, et il y a la prospéri-té temporelle, la prospé-rité des écosystèmes - la prospérité de la nature. Il y a aussi la prospérité sociale, celle que nous avons en chacun de nous – autrement dit le «capi-tal relationnel» des liens sociaux que nous avons tissés : si vous êtes dans la difficulté et que vous n’avez ni argent ni liens sociaux, alors vous avez un problème car vous ne pouvez satisfaire vos besoins ni par le marché - faute d’argent - ni par votre tissu social - l’en-traide. Si vous n’avez pas d’argent mais des liens sociaux très forts parce que vous avez beaucoup fait pour les autres et pour la société dans le passé, alors vous êtes dans une forme de pros-périté sur laquelle vous pouvez vous appuyer ! C’est la fameuse interdé-pendance dont je parlais tout à l’heure.

La façon dont le sys-tème financier re-couvre actuellement son fonctionnement d’avant la crise de 2008 n’est-elle pas aussi une raison qui pousse au pessimisme ?Je dirais que du point de vue du climat, le moins le système finan-cier actuel recouvre sa santé, le mieux c’est ! Actuellement, moins il y a de croissance au ni-veau global, moins il y a d’émission de CO2 ! C’est basique et simpliste : moins de croissance égale moins d’émissions.

Si on regarde de plus près, il faut s’interroger sur la quantité des inves-tissements actuels pour les énergies alternatives, c’est-à-dire dans quelle mesure les profits géné-rés par la résilience du système financier vont alimenter les activités économiques utilisant les énergies renouvelables. Du côté des raisons d’es-pérer : un des messages principaux de mon livre est lié aux mouvements actuels très concrets de personnes essayant de vivre de manière diffé-rente, d’une façon plus écologique et sociale-ment plus juste. Il y a un vrai mouvement vers cette direction dans notre pays. Je pense aussi que la défaillance du système économique est une rai-son d’être optimiste car de plus en plus de per-sonnes sont maintenant motivées pour créer des alternatives. Le système économique manque de répondant face aux dif-ficultés

actuelles. Après la crise, il n’y a pas eu de vraie ré-

ponse du système, mais juste un retour au «busi-ness as usual».

Y a-t’il un point de bascule sociologique et/ou économique à atteindre pour que le système réponde de manière durable ?Nous allons encore et toujours vers ce point hypothétique, nous ne sommes pas au point de bascule. Nous sommes de plus en plus proches de ce point de non re-tour. De plus en plus de personnes voient que les modèles actuels ne marchent plus. On le voit aux Etats-Unis, au ni-veau local, dans les villes, les agglomérations. Des créations d’entreprises différentes, de l’agricul-ture urbaine, des énergies alternatives, des activi-tés économiques basées sur le partage. Beaucoup de ces activités naissent dans des endroits dure-ment touchés par la crise économique, comme la région de Cleveland dans l’Ohio. Je constate que ce sont des endroits où beaucoup d’innova-

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Le matèrialisme véritable

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Professeur de sociologie au Boston College, Juliet Schor étudie l’évolution des temps de travail et de loisirs, le consumérisme, les relations entre le travail et la famille, les problèmes des femmes et la justice économique. Elle a obtenu son diplôme de premier cycle à la Wesleyan University et son doctorat en économie à la Massachusetts University. Avant de rejoindre le Boston College, elle a enseigné à Harvard pendant dix-sept ans. Parmi ses ouvrages: « Born to Buy: The Commercialized Child and the New Consumer Culture” (Scribner, 2004), Plenitude (Penguin, 2010) et True Wealth: how and why millions of Americans are creating a time-rich, ecologically-light, small-scale, high-satisfaction economy (Penguin, 2011). En français, on peut lire: « La véritable richesse, l’économie du temps retrouvé » (Charles-Léopold Mayer, 2013). Juliet Schor est membre du conseil d’administration du « Centre pour un nouveau rêve américain »: http://www.newdream.org/

Bio

tions se font jour. Il est à noter que la Califor-nie vient d’instituer un programme pour lut-ter contre les émissions de CO2. Cette décision devrait avoir un impact plus large, car aux Etats-Unis, quand la Californie fait un pas, cela fait bou-ger tout le pays.

Pour conclure, et en regardant l’ensemble de l’évolution de l’Homme sur Terre, que signifie pour vous, sur un plan plus phi-losophique, cette rup-ture économique à laquelle nous sommes confrontés actuelle-ment ?

C’est comme si s’était engagé un duel à mort entre notre économie et la planète. Actuellement c’est l’économie qui l’emporte…

Propos recueillis par Stéphane Wattinne.

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Gérard BarrasL’enjeu alimentaire

Commencements :L’autosuffisance alimentaire, fondamental de toute politique natio-nale traditionnelle, a-t-elle été ringardisée par l’idéologie de la mondialisation ?

Gérard BarrasLa sécurité alimentaire n’est pas ringarde, c’est le blanc sur la carte, c’est un blanc en politique qu’on ne veut pas regarder. Dans le musée d’Arde-laine1, nous présentons le mouton notamment comme un accès à la sé-curité alimentaire, parce que le traitement de l’ali-mentaire est la base des civilisations et notre civi-lisation est celle du mou-ton et du blé. À partir du moment où l’homme a près de lui un animal qu’il peut manger, une céréale ou une légumi-neuse stockée pour les moments difficiles, l’hu-manité change sa rela-tion au monde. En ayant accès à la nourriture, soit sous la forme nomade où l’animal suit, soit sous la forme sédentaire avec la cité où est stockée la nourriture, l’homme entre en civilisation dans une pratique socialisée de répartition, parce qu’il a du temps devant lui et la sécurité alimentaire.

Lorsque nous sommes arrivés en Ardèche, il existait encore à certains endroits la polyculture-élevage du XIXe siècle, un système où l’essentiel des activités était des-tiné à subsister à partir des ressources locales. Les années 60 ont fait exploser cela. Dans l’his-toire d’Ardelaine, nous avons initialement expé-rimenté l’autosuffisance alimentaire avec le jardi-nage et les petits élevages pour apprendre et com-prendre comment c’était possible autrefois. A partir de quinze ou vingt personnes nous nous sommes rendu compte que le problème essen-tiel était la conservation des aliments. L’homme n’a pas été simplement capable de produire de la nourriture, il a été aussi capable de la conserver intelligemment par tous les moyens à sa portée : le sel, le sec, le sucre, l’alcool, la fumée, l’acide, l’huile, les fermentations et les bonnes moisis-

sures. Nous avons mai-trisé notre histoire depuis cinq cents ans à partir de nos prélèvements sur la planète et nous étions un peu comme les maîtres du monde, mais notre monde et notre rapport au monde ont changé. La sécurité alimentaire est plus qu’un élément fondamental de toute politique: c’est une ques-tion initiale. Maintenant il faut faire un état des

1 • Saint-Pierreville (Ardèche).

La sécurité alimentaire

n’est pas ringarde,

c’est le blanc sur la carte,

c’est un blanc en politique

qu’on ne veut pas

regarder. ,,

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L’enjeu alimentaire

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lieux et devenir plus intelligents pour retrou-ver les chemins de la sécurité alimentaire d’au-jourd’hui.

Dans notre société comment les gens sont-ils touchés par cette question ?Les gens sont touchés par les situations qu’ils rencontrent. Ce n’est pas un problème d’angoisse, c’est beaucoup plus pro-fond. Il y a une intuition qui naît en ce moment, une émergence - comme l’engouement pour le jar-dinage - qui naît de la ren-contre de ces situations. L’alimentation ques-tionne beaucoup de per-sonnes et il y a des prises de conscience, mais il y a aussi les expériences qui touchent notre rapport à la vie lorsque nous ren-controns des problèmes concrets, accidents et maladies. Il y a le pro-blème de l’alimentation industrielle: pour un industriel une protéine, c’est une protéine, quelle que soit la façon de la fabriquer. L’alimentation industrielle n’intègre pas le niveau de complexité du vivant. Elle assemble des molécules, des calo-ries, ajoute des enzymes, etc. C’est une approche dont on voit les limites car elle ne produit pas forcément ce que l’on peut appeler de la nour-riture, ni de la santé pour les gens. Le problème c’est que nous ne savons plus ce qu’est la santé. Nous avons beaucoup avancé sur la maladie

mais si peu sur les condi-tions de la santé !

La monétarisation crée un voile. Un jour, en visite à Paris, nous nous sommes rendus compte qu’il fallait payer pour boire un verre d’eau et aussi pour pisser. Le «Seigneur, donnez-nous notre pain quotidien» devient: «Seigneur don-nez-nous notre argent quotidien». L’enjeu s’est déplacé de l’accès à la nourriture à l’accès à l’argent. Mais l’accès à l’argent ne garantit pas l’accès à la nourriture. La grande distribution fait son profit du différen-tiel entre la rotation des stocks et leurs paiements différés: c’est une méca-nique qui lui permet de grossir mais dont elle est l’otage et la popu-lation avec elle. Nous arrivons à la situation où n’y a que trois jours de stock de nourriture à Paris et nous n’avons pas de plan B. Jusqu’à la Révolution, il y avait des stocks de blé dans Paris et les villes avaient autrefois des espaces de prélèvement naturels en proximité. Mainte-nant où est la nourriture pour les villes ? Avec la logique des flux ten-dus, la nourriture est en permanence en train de circuler : 1000 km par-ci, 3000 km par-là, un océan par-ci, un continent par-là. De plus, il y a trente ans, il y avait quinze ou vingt opérations com-merciales sur un aliment en déplacement sur les

océans, maintenant il peut y en avoir 80. À cette échelle, nous ne maîtrisons plus rien. Un blocage des transports et ce sera la guerre civile à Paris puisque toute la nourriture est en circu-lation. Si le blocage dure une semaine, les animaux seront abattus dans les camions et une grande partie des aliments ne sera déjà plus comes-tible. Quand on regarde les situations de façon très concrète on s’aper-çoit qu’ill est urgent de s’interroger sur les fra-gilités du système et ses capacités de résilience.

Et la mondialisation ?Quand on était jeunes, on étudiait la France par régions avec leurs spé-cialités et le pays était partagé dans la tête des gens selon ses diffé-rentes productions. Pour la nourriture, il y avait une cohérence et une complémentarité entre tout ce qui pouvait être produit localement et les quelques besoins péri-phériques qui étaient satisfaits de l’extérieur et cela marchait très bien. Au niveau mondial, main-tenant, les industries et les grands systèmes pré-

L’alimentation industrielle n’intègre pas le niveau de complexité du vivant.

Nous arrivons à

la situation où n’y a

que trois jours de stock de

nourriture à Paris

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tendent pouvoir nour-rir tout le monde. Nous croyons que l’Ukraine pourrait fournir le blé pour l’Europe et que cela ne coûterait rien de l’amener par bateau. Aujourd’hui l’Ukraine est un des lieux de la tec-tonique politique de la planète. Pourquoi pro-duirait-elle le blé pour les Européens et avec quelle fiabilité ? L’avantage purement économique ne tient pas forcément compte de la cohésion, de la cohérence et des impacts.

Que pensez-vous de l’idée de souveraineté alimentaire ?Produire localement n’est pas un droit, c’est une nécessité. Même si nous sommes des mam-mifères dits supérieurs, nous devons produire la nourriture pour nous nourrir. Autrefois, ce-lui qui élevait quarante chèvres dans nos mon-tagnes pouvait les nour-rir sur son territoire. Son fils, s’il était un peu entrepreneur, dévelop-pait son cheptel en le montant à 100 chèvres. Il lui fallait alors trouver des astuces pour impor-ter la nourriture mais il pouvait encore en trou-ver pas trop loin. La génération d’après, si elle

montait à 200 chèvres, installait des silos, et, les silos, c’est la ronde des camions. Plus on aug-mente le cheptel, plus la nourriture vient de l’autre bout de la planète. Dans notre vallée, cer-taines exploitations ont maintenant 300 hectares, mais elles n’utilisent que les terres faciles d’accès. Elles travaillent beau-coup pour produire moins et ne peuvent plus entretenir le territoire qui s’embroussaille et se désertifie. Les fermes an-ciennes, avant de devenir productivistes, étaient équilibrées pour nourrir une famille élargie. Pen-dant la deuxième guerre mondiale, l’Ardèche était encore organisée sous les formes anciennes et elle était bien nourrie. Un viticulteur qui avait connu cette période di-sait en 1970: « S’il y a de nouveau la guerre, mon fils ne saurait plus se nourrir ». Nous sommes en face d’une déstructu-ration qui englobe celle des savoir-faire et celle de la fertilité des terri-toires. Tout cela porte atteinte à la maîtrise de notre alimentation.

Comment faire alors ?Il faut reprendre la main ! Il s’agit d’un tissu à res-tructurer en produisant

sur place et en réduisant fortement les déplace-ments. Il n’y a pas une « bonne échelle », il faut repenser la question en termes de sécurité et remettre l’alimentation comme une priorité : ré-interroger les filières, les circulations et les prélè-vements. Tout ce qu’il y a à faire au niveau des ter-ritoires pose la question du temps de réponse : il faut fertiliser les sols et retrouver les équilibres des aménagements qui ont disparu. Retrouver les chemins de la sécurité alimentaire, c’est aussi travailler la qualité des aliments pour la santé. La demande d’aliments « bio » commence à s’imposer dans les écoles parce que les parents s’inquiètent pour la santé de leurs enfants. C’est positif à condition que ce ne soit ni du « bio » international ni du « bio » produit dans des conditions humaines lamentables. Il faut réap-prendre à cultiver des aliments sains, à cuisiner et se reconnecter avec le vivant. Tout cela prendra du temps, il est urgent de commencer. Le jardi-nage est en pleine recru-descence parce que les gens sont touchés par la dégradation de leur qualité de vie et de leur santé. Faire un peu de

Nous sommes en face d’une

déstructuration qui englobe

celle des savoir-faire et celle de la fertilité

des territoires. Tout cela porte

atteinte à la maîtrise de notre alimentation.

Retrouver les chemins de la sécurité alimentaire, c’est aussi travailler la qualité des aliments pour la santé.

La qualité, c’est aussi retrouver le goût.

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1 • Cf. Associations pour Maintien d’une Agriculture Paysanne: http://www.reseau-amap.org

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L’enjeu alimentaire

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jardin devient sécurisant, psychologiquement et sociologiquement. Les jardins partagés et les AMAP2 montrent qu’ap-paraît aussi un enjeu de qualité relationnelle dans les interactions sociales et les échanges écono-miques alimentaires. La qualité, c’est aussi retrou-ver le goût. En France, nous avons gardé le goût de la nourriture, que l’on perd quand on se nourrit avec des aliments pro-duits artificiellement. La France était capable de produire sur chacun de ses territoires des plats spécifiques, c’étaient des filières du goût en lien avec la gestion du terri-toire. Nous devrions être en première ligne sur ce sujet. Je crois que le goût est un concept génial ! Il faut vite entamer une phase de réparation des dégâts.

Par ailleurs, au niveau politique et économique, l’alimentation devrait être traitée à part des autres types de produits de l’économie, et aussi

à part des autres sujets politiques. Il faudra peut-être sortir la nourriture du système d’échange international pour limi-ter la spéculation sur les denrées alimentaires. De même, envisager que les prix et les circulations soient gérées mondia-lement pour éviter de prélever de la nourri-ture et de l’eau à des populations qui en ont besoin - la plupart des aliments sont composés à 80% d’eau. Par ailleurs, il faudra réguler les pro-ductions pour l’expor-tation. Lorsque les occi-dentaux commencent à consommer un produit, les filières s’organisent puis les prix montent et deviennent inaccessibles aux gens localement.

Quel est le niveau per-tinent d’intervention: mondial, national, lo-cal ?Comme je crois à l’ini-tiative, je pense qu’il faut des initiatives à tous les niveaux. Pour le monde, il faut des régulations, mais il faut aussi des

actions nationales, terri-toriales et individuelles, même si les initiatives in-dividuelles représentent epsilon comme réponse à la sécurité alimentaire. Il y a des gens qui s’ima-ginent que deux adultes et deux enfants avec un bout de terrain peuvent vivre. Cela n’a jamais existé à l’échelle d’une famille nucléaire. On ne peut pas produire des choses très variées avec de l’aléatoire climatique à cette petite échelle. Notre base alimentaire est forcément sociale. Je crois à l’émergence des initiatives. Les sociétés trouvent des solutions adaptées tenant compte de leur histoire et de leur territoire.

Et vous ?La SCOP Ardelaine a dé-marré sur la restructura-tion de la filière laine ter-ritoriale, puis nous avons développé la culture et le tourisme et maintenant nous investissons dans l’alimentaire. A chaque fois, nous nous sommes rendu compte qu’il est

Il y a des gens qui s’imaginent que deux adultes et deux enfants avec un bout de terrain peuvent vivre. Cela n’a jamais existé à l’échelle d’une famille nucléaire. On ne peut pas produire des choses très variées avec de l’aléatoire climatique à cette petite échelle.,,

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possible de créer des em-plois avec des ressources locales en réalisant des produits de qualité et en tenant compte du ter-ritoire et de sa capacité d’approvisionnement. Finalement, notre mé-tier, c’est la dynamisation du territoire et tous les dix ans nous investissons dans un nouveau projet. Nous avons créé en 2010 un restaurant qui est un lieu de promotion des productions agricoles locales respectant la sai-sonnalité des produits. Pour notre approvision-nement, nous avons tra-cé un cercle d’un rayon de cinquante kilomètres autour du restaurant. La carte ou le serveur de notre restaurant pré-cisent d’où vient chaque élément de l’assiette : visibilité et traçabilité totale. Chaque année nous pouvons dire que nous avons été capables de servir 10000 assiettes avec tel pourcentage de produits issus de ce cercle de 50 kilomètres et l’année d’après nous essayons de faire mieux. Les produits sont issus d’une agriculture orga-nique pas toujours label-lisée « bio » mais, au label « bio », nous préférons des critères de qualité globale: parties prenantes dans la filière, proximité,

traçabilité, transparence et utilité sociale territo-riale. Par exemple, nous sommes au cœur de la plus belle concentration nationale de châtaigniers. Certains ont trois cents ans et n’ont jamais été traités. C’est une châtai-gneraie naturelle qui n’a pas besoin de label.

Il faut aussi réactiver les savoir-faire de la conser-vation vers des stocks plus localisés, gérés collectivement. Notre deuxième réalisation récente est un atelier de fabrication de bocaux. La conserve est fonda-mentale et permet de développer un réseau d’échanges entre pro-ducteurs et consomma-teurs plus important que la restauration. Géné-ralement il y a un abus des flux au détriment des stocks. Nous devons ré-interroger la mobilité qui a été un vecteur déter-minant du progrès, mais qui semble être arrivée à la contre-productivité. Il faut donc s’occuper aussi de la capacité à stocker, sur les territoires et près des gens en sécurisant les approvisionnements.

Nous parlons souvent des problèmes alimen-taires des pays pauvres et des risques par rapport

au climat, aux inonda-tions, à la désertification, etc. Dans les pays riches nous nous croyons à l’abri de cela, mais nous sommes en danger de la même manière.

Propos recueillis par Natacha Rozentalis

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Peut-on maîtriser le « péril chimique » ?

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Phillipe CheminPeut-on maîtriser le « péril chimique » ?

Le risque résulte de la combinaison d’un danger, dû à la propriété intrinsèque d’un agent, et de l’exposition de l’homme et de l’environnement à ce danger. La gestion des produits chim-iques dangereux est essentiellement basée sur le risque qu’ils présentent pour l’être humain et l’environnement, et non pas sur le danger. Une gestion fondée sur le danger serait pourtant plus protectrice. En effet, la connaissance des risques de nombreuses substances et produits chimiques demeure parcellaire. Parmi les plus de 140.000 substances sur le marché, certaines, produites à haut volume ou particulièrement dangereuses ou entrant dans la composition de produits particu-liers (pesticides, biocides), sont relativement bien renseignées au plan des risques. Pour d’autres, si l’on connaît plus ou moins bien leurs dangers, leurs risques mal connus. D. V.

CommencementsL’approche actuelle du risque chimique per-met-elle de le réduire efficacement ?

Non, nous ne pouvons pas affirmer que les prin-cipes et méthodes prési-dant, depuis des décen-nies, à la gestion du risque chimique permettent une réduction sensible de celui-ci. En effet, si la connaissance du risque résulte d’une science expérimentale très codi-fiée, c’est une science qui montre ses limites. Par exemple, il est difficile, sinon impossible, d’esti-mer les effets combinés des substances, ou les effets des faibles doses. Or on ne rend compte que d’une partie de la réalité en omettant les interactions avec d’autres substances, ou en négli-geant d’autres facteurs comme les conditions de la première exposition (durée, intensité), l’état de santé des populations, les conditions géo-cli-

matiques. On évoque rarement les limites de l’extrapolation des résul-tats des tests sur l’animal à l’homme. Et les spécifi-cités de certaines catégo-ries de la population (en-fants, femmes enceintes, personnes âgées) sont mal prises en compte.

Pourrait-on mieux évaluer ?Rendre compte de cette réalité complexe par des tests (notamment en ce qui concerne les faibles doses des perturbateurs endocriniens, substances entrant très souvent dans de multiples com-binaisons chimiques) est bien plus difficile que ce que l’on imaginait il y a seulement vingt ans et, bien entendu, infiniment plus coûteux : trop de variables sont à prendre en compte simultané-ment et tous les labora-toires et tous les experts

du monde n’y suffiraient pas (à titre d’illustration, la combinaison 3 à 3 des 100.000 substances chimiques présentes sur le marché donne 166 000 milliards de possibilités). L’idée que l’on puisse évaluer correctement les risques des substances sur le marché est donc entièrement à reconsi-dérer. L’approche scien-tifique montre ici ses limites.

De manière générale, et sans aller aussi loin que les 166 000 milliards de possibilités, l’évaluation des risques des subs-tances (quand elle est réalisée) est longue et coûteuse. Si elle n’est pas concluante, elle conduit à des études complémen-taires également longues et coûteuses. Et, si une conclusion est possible, elle est souvent remise en cause par des élé-

nous ne pouvons pas affirmer que les principes et méthodes

présidant, depuis des décennies,

à la gestion du risque chimique

permettent une réduc-

tion sensible de celui-ci,,

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ments de connaissance nouveaux, ou bien elle est controversée (conflits d’intérêts). Enfin, les mesures de gestion ou deréduction des risques tardent à être prises en dépit, parfois, du carac-tère évident des risques (amiante, plomb, par exemple).

Néanmoins, cette ap-proche, fondée sur une science expérimentale intrinsèquement réduc-trice et laissant un vaste champ à l’incertitude, est solidement intégrée dans les politiques, réglemen-tations et pratiques des pays industriellement développés et de plus en plus dans les pays en transition économique et en voie de dévelop-pement industriel. Ceci rend problématique tout possibilité de change-ment.

Que fait l’Union euro-péenne devant le péril chimique ?L’actuelle politique eu-ropéenne en matière de produits chimiques (règlement REACH, notamment) a pour ambition de s’affran-chir d’un système jugé insuffisamment efficace, notamment en permet-tant l’évaluation d’un nombre considérable de substances actuellement sur le marché, pour les-quelles il y a un déficit important de connais-sance de risques pour la santé et l’environnement. Mais, en se basant pour l’essentiel sur l’approche

habituelle d’évaluation du risque, elle reste dans la même impossibilité à sortir des limites décrites ci-dessus.

Et pourtant, la connais-sance de l’exposition de l’homme et de l’envi-ronnement pourrait être grandement accrue si les volumes exacts et les lieux de production de toutes les substances chimiques étaient réper-toriés et si la totalité des usages était recensés. Il serait légitime que ces informations soient ren-dues publiques, mais pour cela, il faudra ré-soudre la question de la confidentialité exigée par les entreprises pour cer-taines données. Ce que ne prévoit pas le règle-ment REACH.

Quelle serait l’ap-proche que vous pré-coniseriez ?Une approche nou-velle, qui combinerait prévention, précaution, question de l’utilité, substitution et solutions alternatives. A « l’éva-luation des risques » des substances se substitue-rait « l’évaluation » des substances.

Pendant plus de 25 ans, les évaluateurs des risques des substances ont déterminé à quelle dose la population et les animaux sauvages pouvaient être exposés à des milliers de subs-tances sans comprendre que certaines d’entre elles imitaient ou interfé-

raient avec les hormones et donc ne répondaient pas à l’habituel “la dose fait le poison”. Si nous utilisons l’évaluation des risques comme élément principal, pour ne pas dire exclusif, pour tolérer l’exposition aux produits chimiques, nous pou-vons nous attendre à des séries sans fin de déplai-santes surprises, puisque les doses aujourd’hui “sûres” ne le seront pro-bablement plus demain.

La décision d’utiliser un produit chimique se fonde aujourd’hui sur l’interprétation des données produites par la science expérimen-tale, sans que les enjeux pour la santé des popu-lations et de l’environ-nement soient pris en compte. Ne faudrait-il pas prendre la question dans l’autre sens, et com-mencer par déterminer les solutions alternatives à un produit, après, bien entendu, avoir établi la nécessité, l’utilité dudit produit et ce qui est humainement et sociale-ment acceptable ou non en termes de risques ? L’évaluation ne débute pas forcement par la science et ne requiert pas nécessairement beau-coup de science et d’ex-

La décision d’utiliser un

produit chimique se fonde

aujourd’hui sur l’interprétation

des données produites par

la science expérimentale,

sans que les enjeux pour la santé des

populations et de l’environnement

soient pris en compte ,,

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perts et d’expertise pour être mise en œuvre.

L’évaluation des subs-tances, qui prend en compte différents élé-ments de valeur, est une démarche de bon sens, et REACH, comme les réglementations secto-rielles (biocides, pesti-cides, par exemple) s’y engagent bien trop timi-dement.

Y a-t-il une réflexion en cours au plan mon-dial ?Oui, il s’agit de l’Ap-proche stratégique pour la gestion internationale des produits chimiques adoptée le 6 février 2006 à Dubaï par la première Conférence Internatio-nale sur la Gestion des Produits Chimiques. Un Programme de démar-rage rapide fixe les ob-jectifs à atteindre.

L’Approche stratégique préconise le recours aux solutions alternatives aux produits chimiques comme moyen de réduire le risque chimique. Ces solutions doivent être disponibles et éprou-vées, peu coûteuses, aisé-ment « appropriables » par leurs bénéficiaires1, peu ou pas dépendantes des ressources fossiles (pétrole, gaz et charbon), fondées en grande partie sur le couple production locale - consommation locale2. La pertinence de ces solutions et les conditions de leur mise en œuvre ont été débat-tues lors du Forum in-

tergouvernemental sur la sécurité chimique qui s’est tenue en septembre 2008 à Dakar.

Sans prétendre être adé-quates à tous les cas et situations imaginables, les solutions alternatives sont une réponse appro-priée pour réduire le risque chimique, et, dans le même temps, contri-buer à la satisfaction des besoins fondamentaux des populations des pays en voie de développe-ment en terme de sou-veraineté alimentaire, de logement et d’eau po-table et d’assainissement, composants essentiels du développement hu-main, d’une bonne santé et d’un environnement sain. Cependant, d’autres besoins, tel le contrôle des vecteurs de maladies, peuvent aussi être ou-verts par cette approche alternative.

Ces solutions, qui ont également leur perti-nence pour les pays industriellement déve-loppés, prennent un relief particulier dans le contexte actuel d’intensi-fication chimique crois-sante des économies. A tel point que, tant au niveau des états, qu’au niveau des organisations intergouvernementales, elles sont de plus en plus invoquées et mises en œuvre. C’est le cas notamment au sein du Groupe de travail sur la substitution les produits chimiques de l’OCDE, au sein de l’OCDE, à la

demande de l’Autriche, de l’Allemagne et de la France, lors des récentes Conférences des Parties des Conventions de Bâle, Rotterdam et Stockholm et au Comité d’étude des Polluants Organiques Persistants de la Conven-tion de Stockholm.

Quelles seraient des solutions alterna-tives aux produits chimiques dans le do-maine de l’agriculture ?En agriculture, les pro-duits chimiques sont utilisés à de nombreuses fins : gestion des rava-geurs et des maladies dans la production végé-tale et animale, y com-pris la pisciculture et la foresterie, dans la four-niture des nutriments (engrais), pour l’hygiène (nettoyage des instal-lations de production animale, stérilisation/désinfection des milieux de culture utilisés pour la production de végétaux destinés à la plantation), le stockage des denrées après récolte, la trans-formation, l’emballage, voire plus. Beaucoup de ces produits chimiques sont dangereux pour l’être humain et l’envi-ronnement.

Différentes pratiques et techniques peuvent 1 • Qui ré-

duisent ainsi leur dépendance à des

systèmes tech-nologiques compli-qués et coûteux et à

leurs promoteurs.

2 • Ce qui renforce le caractère de so-briété énergétique : beaucoup moins de matières en vrac ou de produits plus ou moins finis par-courant plusieurs milliers de kilomè-tres avant d’arriver à leur destination finale.

Sans prétendre être adéquates à tous les cas et situations imaginables, les solutions alternatives sont une réponse appropriée pour réduire le risque chimique ,,

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être largement mises en œuvre en synergie, au travers de stratégies de production. Parmi celles-ci, l’agriculture biologique, qui mise sur la lutte intégrée contre les ravageurs et mala-dies des cultures par des moyens biologiques, mé-caniques ou thermiques. L’agro-écologie, qui vise une gestion équilibrée des écosystèmes et des activités humaines, avec des techniques basées sur le maintien et la res-tauration de la fertilité des sols. L’agro-écologie intègre d’ailleurs les pra-tiques traditionnelles et bien maîtrisées par les paysans, en même temps que les acquis scienti-fiques récents. L’agrofo-resterie est un système intégré de gestion des ressources du territoire rural qui repose sur l’as-sociation intentionnelle d’arbres ou d’arbustes àdes cultures ou à des éle-vages, et dont l’interac-tion permet de générer des bénéfices écono-miques, environnemen-taux et sociaux3. Les techniques culturales simplifiées ou encore techniques de conser-vation des sols sont des méthodes limitant le tra-vail mécanique du sol, qui appauvrit la matière organique, et donc la couche arable. Les deux piliers sont l’absence de labour et des rotations de cultures performantes.

L’ensemble de ces tech-niques agricoles valo-risent la diversité des

agro-écosystèmes et proposent des solutions adaptées aux situations locales. L’activité biolo-gique du sol est favorisée et remplace en partie le travail et l’énergie injec-tés dans le système. Il y a réduction des intrants chimiques de synthèse et de carburant pour les machines agricoles.

Auriez-vous des idées pour la construction et l’assainissement ?L’utilisation de maté-riaux disponibles loca-lement (éventuellement transformés sur place), pour la réalisation des structures des habita-tions, de l’isolation ou des finitions permet d’éviter d’employer des produits chimiques dans la construction. Ces matériaux sont, soit renouvelables : bois, chanvre, liège, cellulose de bois, paille, laine…, soit non renouvelables, mais disponibles en abondance : terre, argile (crue ou cuite), pierre, chaux. Au-delà de la ré-duction de l’utilisation de produits chimiques de synthèse, ils assurent la réalisation d’habita-tions saines ? En effet ils assurent un bon confort thermique (été comme hiver), ainsi qu’un taux d’humidité satisfaisant pour éviter le dévelop-pement des moisissures sources d’asthme, de rhinites allergiques, de pharyngites et d’eczéma. De plus ils ne sont pas source d’émissions de composés organiques

nocifs.Concernant l’assainis-sement, il est urgent de faire face aux énormes problèmes d’insalubri-té que connaît plus du tiers de la population mondiale. Les toilettes sèches sont une solution alternative non-chimique aux réseaux d’assainisse-ment. Elles permettent à la fois de ne pas utiliser de produits chimiques, d’éviter la contamination microbienne des res-sources en eau (en par-ticulier l’eau potable) et, mieux encore, de valori-ser la matière organique produite quotidienne-ment.

Le recyclage dans les sols de la matière minérale (en particulier le phos-phore) et des matières organiques, après com-postage, conduit à la ré-duction de l’utilisation de d’engrais synthétiques. Un autre avantage très important : l’économie de l’eau qui n’est plus utilisée dans les toilettes.

Et, pour conclure, comment engager un processus de « désin-tensification chimique » ?Il est clair qu’à la liberté d’entreprendre et à la garantie de la compéti-tivité, doit faire écho la question fondamentale de l’utilité sociale de technologies, de produits dangereux ou potentiel-lement dangereux pour l’homme et l’environne-ment. Entrent en jeu ici le renoncement, la pré-

3 • Par exemple, voir http://www4.agr.gc.ca/resources/prod/doc/terr/pdf/som_portrait_qc_final_f.pdf

il est urgent de faire face aux énormes problèmes d’insalubrité que connaît plus du tiers de la population mondiale ,,

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Différentes pratiques et techniques

peuvent être largement

mises en œuvre en synergie,

au travers de stratégies de

production. ,,,,

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Peut-on maîtriser le « péril chimique » ?

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vention ou la précaution.

Une démarche de pré-caution4 permettrait l’interdiction ou la res-triction immédiate de la mise sur le marché de produits chimiques sur lesquels pèse une incer-titude quant à l’absence de dangers et, éventuel-lement, de risques5. En juin 2003, la Commission Royale Britannique sur la pollution environnemen-tale6, faisait ce constat : « Etant donné les incer-titudes inhérentes à la manière dont les subs-tances chimiques inte-ragissent avec l’environ-nement, l’usage continu d’un grand nombre de substances chimiques synthétiques conduira à de graves effets, qui ne peuvent pas être pré-dits sur la base de notre compréhension actuelle ou prévisible de ces pro-cessus. » Et de conclure : « Une approche raison-nable à l’égard de ces incertitudes serait celle de la précaution - pour réduire le danger là où nous avons l’opportu-nité ou la nécessité de le faire, …grâce à la subs-titution des substances chimiques dangereuses par celles de risque moindre ou par une al-ternative non-chimique. » Tout ceci prend un relief particulier dans le contexte actuel d’intensi-fication chimique crois-sante des économies7.

De telles mesures au-raient probablement un impact socio-écono-

mique important. Une reconversion des filières industrielles de la chimie vers des activités du-rables ne serait-elle pas une avancée ? Les res-ponsabilités sont, en la matière, collectives : la responsabilité que nous avons de s’être enga-gés dans le développe-ment de systèmes non durables, d’une part et, d’autre part, la respon-sabilité qu’il nous faut maintenant assurer pour sortir de cette impasse à l’aide d’un comporte-ment de solidarité.

La réduction du risque chimique au regard du vivant et des grands équilibres écologiques passe donc à la fois par une meilleure gestion des produits chimiques et par une “désintensification chimique” des écono-mies. Les solutions alter-natives non-chimiques y ont naturellement une place significative.

Propos recueillis par Dominique Viel.

4 • La précaution peut s’exprimer

ainsi : 1/ cette action est-elle

nécessaire ? Si oui, 2/ cette manière

de la conduire est-elle appropriée ?

Si non, 3/ quelles sont les solutions

alternatives ?

5 • C’est le “better safe than sorry”

des anglo-saxons, qui peut se traduire par « deux précau-tions valent mieux

qu’une » mais aussi, dans le contexte

en question, par « mieux vaut être en

sûreté que désolé ».

6 • Voir http://webarchive.na-tionalarchives.gov.uk/20110322143804/http://www.rcep.org.uk/reports/24-chem-icals/documents/24-chemicals.pdf

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Etant donné les incertitudes inhérentes à la manière dont les substances chimiques interagissent avec l’environnement, l’usage continu d’un grand nombre de substances chimiques synthétiques conduira à de graves effets, qui ne peuvent pas être prédits sur la base de notre compréhension actuelle ou prévisible de ces processus,,

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Philippe Bihouix La voie du « low tech »

CommencementsComment en êtes-vous venu à prendre le contre-pied des croyances actuelles en ce qui concerne le sau-vetage de la planète par les technologies ?

Cela s’est fait de manière lente et progressive, mais absolument rationnelle. En tant qu’ingénieur, rien ne me prédestinait à dénoncer l’imposture de la croissance « verte », du miracle des high tech salvatrices et du progrès au sens où on l’entend aujourd’hui. Ma généra-tion a été bercée d’ex-ploits scientifiques ou technologiques divers, rythmée par les films de science-fiction et abreu-vée de produits « révolu-tionnaires » : l’année de mes dix ans, la navette spatiale Columbia faisait son premier vol, puis, au début des années 1980, l’électronique grand pu-blic a commencé à défer-ler: calculatrices, montres japonaises à affiche digi-tal, jeux vidéo de poche, premiers ordinateurs mis à disposition dans les collèges, et, bientôt, ba-

ladeurs Sony qui allaient nous faire connaître les joies de la mobilité. Bref, la vie suivait son cours et le progrès son chemine-ment linéaire. Il y avait bien eu quelques désil-lusions technologiques, alors que les années 1950 avaient annoncé l’élec-tricité presque gratuite dans le futur, des grille-pains nucléaires, et même des hélicoptères pour les déplacements urbains… puis les deux chocs pé-troliers étaient passés par là. Tout n’était pas parfait bien sûr sur la planète, il y avait bien de la pollu-tion, mais celle-ci restait encore localisée, en tout cas dans la perception des gens. L’empoison-nement au mercure de la baie de Minamata était horrible, mais c’était bien loin. On aurait même dit que cette pollution locale avait plutôt tendance à diminuer chez nous. Ce qui était parfois le cas, car la désindustrialisa-tion, promise à un bel avenir, touchait déjà des secteurs aux rejets très visibles, comme les hauts fourneaux, les usines métallurgiques ou les

mines de charbon. Vous connaissez la suite. Tan-dis que la chute du mur de Berlin faisait espérer lendemains qui chantent et fin de l’histoire, émer-gèrent dans le débat pu-blic les impacts globaux des activités humaines : trou dans la couche d’ozone, déforestation s’emballant partout, puis, bientôt, le changement climatique. Cette fois, la planète commençait vraiment à ne pas aller très fort.

Après ma sortie d’école, quelques années de par-cours industriel puis une petite décennie comme ingénieur conseil m’ont permis de faire la décou-verte de la matérialité de notre système écono-mique et de ses consé-quences, ainsi que de certains effets de l’inté-gration européenne et mondiale en cours. La folle valse des crevettes, pêchées au Danemark et décortiquées au Maroc pour des raisons de coût de main d’œuvre, ou le yaourt à la fraise dont les ingrédients parcouraient en 1992 plus de 9 000 ki-

La folle valse des crevettes, pê-

chées au Danemark et décortiquées au

Maroc pour des raisons de coût de main d’œuvre, ou

le yaourt à la fraise dont les ingrédients

parcouraient en 1992 plus de 9 000

kilomètres, ont contribué à con-

struire chez moi un certain scepticisme

sur la marche du monde.,,

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lomètres, ont contribué à construire chez moi un certain scepticisme sur la marche du monde. En parallèle, j’ai découvert Nicholas Georgescu-Roegen, cet économiste iconoclaste qui voulait réintégrer l’entropie dans les équations et prendre en compte les ressources non renouvelables. J’ai été particulièrement marqué par l’image de la pièce de monnaie qui s’use de manière infi-nitésimale, et par le fait que l’on pioche, in fine, dans un stock métallique fini, et que donc, d’une manière ou d’une autre, la portière de voiture d’aujourd’hui est un soc de charrue en moins, quelque part dans le fu-tur. Je me suis alors pas-sionné pour l’utilisation métallique de notre so-ciété industrielle, analy-sant et glanant au gré de mes expériences profes-sionnelles, dans l’énergie, la chimie, l’aéronautique, les industries de procé-dés, etc. les éléments qui allaient donner naissance à Quel futur pour les mé-taux. Je me suis détendu sur les socs de charrue du futur, puisqu’on ne manquera très proba-blement pas de fer (qui compose 5% de la croûte terrestre), ni d’alumi-nium. Par contre, pour les quelque 60 autres métaux, nous avons bien un sérieux sujet devant nous.

En faisant fi de la dé-ferlante communica-tionnelle du dévelop-pement durable – pas un produit nouveau qui ne soit éco-conçu, un lotissement qui ne soit « éco-quartier », un bâtiment d’importance qui ne soit « à basse consommation » ou une autoroute « respectueuse de l’environnement » – les faits demeurent, et, comme tout ingénieur, j’aime les faits et les chiffres : on n’a tout sim-plement jamais autant produit, consommé, jeté – et de plus en plus vite : en France, 1,5 kg de dé-chets municipaux, 4,5 kg de déchets industriels, 11 kg de déchets du BTP, par habitant et par jour ! Voyez les entrées de ville : nous avons artifi-cialisé 2% du territoire – soit deux départements français – en moins de 20 ans ! Souvent sur les meilleures terres agri-coles, un gâchis irréver-sible, car rien de comes-tible ne repoussera, pour des millénaires, sous le bi-tume des supermarchés. A l’échelle mondiale, 20% de la population continue à s’accaparer plus de 80% des res-sources, et l’on s’apprête à extraire de la croûte terrestre plus de métaux en une génération que pendant toute l’histoire de l’humanité… Face à la pénurie probable de ressources futures, tant renouvelables (les stocks de poisson) que non re-nouvelables (les énergies fossiles et les métaux),

nous ne jurons plus que par l’innovation et par la technique. Certes, nous n’avons cessé, depuis l’âge de pierre, d’expé-rimenter, d’inventer, d’explorer et d’innover, jusqu’à cette incroyable accélération des XIXème et XXème siècles. Mais, si l’imagination fertile des êtres humains n’a peut-être pas de limites, les équations de la phy-sique, elles, sont têtues.

Quels sont les grands mythes qui nous abusent et en quoi nous fourvoient-ils ?Pour les indécrottables optimistes et fervents de nouvelles technolo-gies, rien d’insoluble. La pénurie énergétique ? Un déploiement massif d’énergies renouvelables, reliées par des réseaux « intelligents » - smart grids - et nous serons bientôt tous producteurs, tous consommateurs dans une civilisation ba-sée sur l’hydrogène. Les ressources non renouve-lables ? Nous ferons de la dématérialisation, de l’éco-conception, tandis que l’économie circu-laire permettra de recy-cler à l’infini, sans parler des nanotechnologies pour réduire la quan-tité de matière. On va même pouvoir réparer les objets et lutter contre l’obsolescence grâce aux imprimantes 3D, qui, au passage, vont mettre fin aux vieilles usines héritées du fordisme. Et, tenez-vous bien, grâce aux biotechnologies, la

on n’a tout simplement

jamais autant produit,

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si l’imagination fertile des êtres humains n’a peut-être pas de limites, les équations de la physique, elles, sont têtues.,,

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pollution elle-même sera vaincue. De gentilles bactéries – génétique-ment modifiées – extrai-ront les métaux lourds des sols, ou digèreront les tombereaux de plas-tique dispersés dans tous les océans. Jusqu’à pou-voir dire que donc, par la croissance et l’innova-tion, « un peu de crois-sance pollue, beaucoup de croissance dépollue ». Face à un tel sophisme, une telle dénégation de la réalité matérielle, com-ment ne pas rester pan-tois ?

Passons sur la dématé-rialisation de l’économie. Les statistiques parlent d’elles-mêmes - il suffit de regarder l’évolution de la consommation de papier - et les enquêtes se succèdent pour mettre à jour les conséquences bien matérielles de l’ère digitale : déchets élec-troniques au Ghana ou en Inde, déploiement des data centers énergi-vores liés à nos besoins exponentiels de stockage et d’hyper connectivité, conséquences locales des exploitations minières -

Tantale des téléphones portables, étain des sou-dures électroniques…

Il y a en fait deux ques-tions de fond qui de-vraient mettre à bas l’ensemble des mythes technologiques, si nous raisonnions de manière rationnelle. Première-ment, les technologies sont et resteront impar-faites. Ainsi du recyclage, sur lequel repose une par-tie d’économie circulaire. Parce que les métaux sont prétendument recy-clables à l’infini - c’est vrai, si l’on excepte un petit effet de l’entropie, rappelez-vous l’usure des pièces de monnaie - on pourrait se permettre de continuer à consommer autant qu’on le souhaite, à condition de jeter les objets en fin de vie dans les bonnes poubelles et de leur faire rejoindre les bonnes filières de récu-pération et recyclage. Oui, théoriquement, sauf qu’on emploie aussi les métaux sous forme dispersive, comme pro-duits chimiques. Ainsi du chrome, du zinc, du cobalt, de l’étain, ou de 95% du titane, qui sert de colorant blanc uni-versel, dans les peintures, les dentifrices, les crèmes solaires…. On ne peut pas récupérer le cuivre contenu dans la bouil-lie bordelaise quand on « sulfate » les vignes. Et, quand on récupère effec-tivement les matériaux, il y a souvent une dégrada-tion de l’usage, une perte fonctionnelle. On ne

refait pas du verre blanc à partir de verres blancs et colorés mélangés. Il est difficile de recycler les plastiques, mélangés, souillés, contenant des additifs, pour des usages « nobles ». Votre plas-tique issu du recyclage a plus de chance de finir en chaise de jardin ou en poubelle qu’en embal-lage alimentaire. Pour les métaux, des milliers d’alliages différents sont ferraillés et refondus ensemble, et finissent dans de l’acier car-bone de bas de gamme, comme les fers à béton du BTP. On perd ainsi fonctionnellement les précieux métaux non ferreux, vanadium, nio-bium, manganèse, titane, molybdène et autres, qui avaient été ajouté à l’acier pour améliorer ses caractéristiques. Quant à l’électronique, on y retrouve des dizaines de métaux différents dans tous les appareils, en quantités trop faibles pour les récupérer. Plus on est high tech, moins on fabrique des produits recyclables et plus on uti-lise des ressources rares dont on finira bien par manquer. Plus on minia-turise, plus on intègre, plus le produit sera diffi-cile à réparer, à recycler. Extrait de la fiche tech-nique d’un smartphone récent : capteurs de proximité, de lumière, in-frarouge, thermomètre, hygromètre, baromètre, accéléromètre et gyros-cope à trois axes, magné-tomètre, deux micros et

les technologies sont et reste-

ront impar-faites.,,

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On ne peut pas récupérer le

cuivre contenu dans la bouillie

bordelaise quand on « sulfate » les

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Plus on miniaturise, plus on intègre, plus le produit sera difficile à réparer, à recycler. ,,

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deux caméras, 4 micro-processeurs pour vidéo à 60 images par seconde (au-delà des capacités de l’œil)… A-t-on vraiment besoin de tout cela ?

Deuxièmement, il est absurde de croire que les solutions technologiques pourront être déployées à la bonne échelle. Ainsi des énergies renouve-lables et des voitures électriques - limite sur les ressources métalliques - ou des agro-ressources. L’ensemble des résidus agricoles de la planète ne suffirait pas à cou-vrir notre seule consom-mation de plastiques. L’effort industriel pour remplacer l’ensemble des énergies fossiles par des énergies renouvelables est tout simplement im-possible : les « solutions », comme l’installation massive de panneaux photovoltaïques dans le Sahara, sont men-songères. Il faudrait des centaines d’années pour en produire suffisam-

ment, ou commencer par construire des usines d’usines de panneaux, sans parler des matériaux consommés, qu’on ne sait à ce jour pas recy-cler correctement. On peut concentrer tout l’effort industriel là-des-sus, mais ne serait-il pas plus simple d’agir sur la demande, et de com-mencer par débrancher les télévisions et les pan-neaux publicitaires ?

Les renouvelables ont cette image d’ancrage dans les territoires, d’appropriation par les populations, de maîtrise locale. Allez-voir du côté des éoliennes offshore géantes, construites, ins-tallées et maintenues par une poignée de multina-tionales, basées sur des technologies de pointe, un réseau de pièces déta-chées mondial, le dépla-cement rapide de tech-niciens spécialisés… Où est la maîtrise locale ? Pour avoir des énergies vraiment renouvelables,

il faudrait créer des struc-tures plus basiques, plus locales, plus durables, moins consommatrices de ressources, où l’on renonce à certaines per-formances : mini ou mi-cro-hydraulique, solaire thermique, éoliennes « de village »…

Je ne suis pas contre les renouvelables, mais contre leur installation sans remise en cause du besoin, sans remettre en cause le fait que, quoi qu’il arrive, la machine démarrera quand j’ap-puie sur l’interrupteur. Pour maintenir cela, il faut un macrosystème hallucinant, avec des smart grids, des batte-ries, des unités de métha-nisation, des stations de pompage… Si l’on n’ac-cepte pas l’intermittence du côté de la demande, ce qu’on a besoin d’ins-taller du côté de l’offre est délirant, du point de vue industriel, écono-mique et du besoin en ressources.

Si l’on n’accepte pas l’intermittence du côté de la demande, ce qu’on a besoin d’installer du côté de l’offre est délirant ,,

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Le problème de fond ne serait-il pas que nous ne savons pas penser une société sans croissance ?Evidemment. Notre société, issue du consen-sus des trente glorieuses, continue à fonder ses espoirs sur le partage des « fruits de la croissance » et des gains de producti-vité. Remettre en cause la croissance, c’est donc mettre un coup de pied dans la taupinière, tant patronale que syndicale. Pas étonnant que cela dérange du monde. Tant que le gâteau continue à grossir, que les classes populaires et moyennes peuvent envoyer leurs enfants à l’école en se disant qu’ils feront des études et auront une meilleure situation que leurs parents, il y a peu de risque de remise en cause de l’ordre établi et de l’inégalité de répartition des richesses. Mais si le système se grippe, c’est une autre histoire. Ajou-tez à cela que la rivalité ostentatoire, exacerbée par la publicité et les mé-dias, se concentre désor-mais sur la consomma-tion matérielle… Il y a aussi la question de l’em-ploi, puisque comme on nous le répète à l’envi, la croissance c’est l’em-ploi. En réalité, cette croissance, celle de la grande distribution, de la concentration mondiale de l’industrie manufactu-rière, du remplacement des Hommes par des machines, a probable-

ment détruit plus d’em-plois qu’elle n’en a créés. A l’heure actuelle, des millions de personnes sont au chômage ou en temps partiel subi, il serait temps de changer de logiciel, de s’aper-cevoir qu’il y a un gise-ment énorme dans une agriculture de plus petite échelle, dans l’artisanat, les circuits de répara-tion…

Mais il y a encore plus gênant, comme le prêt à intérêt. Le fait de devoir rembourser les intérêts du capital implique mé-caniquement le dévelop-pement - infini - de la masse monétaire : le total du montant à rembour-ser, par l’ensemble des États, des ménages, des entreprises, étant supé-rieur à ce qui a été prêté, il faut bien qu’ils aient accès, tous en même temps, à une quantité plus grande d’argent. Si la masse monétaire aug-mente, le volume des biens et services à pro-duire doit lui aussi aug-menter, sinon il y aura inflation. Il est donc rigoureusement impos-sible d’éviter la crois-sance : une production stable – ne parlons même pas de décroissance – si-gnifierait l’écroulement du système financier et économique.

Par rapport à nos prin-cipaux besoins - nour-riture, logement, vête-ments, loisirs, emploi, déplacements, etc. - quelles sont les pistes

que nous propose le low tech ?D’abord, réfléchir à nos besoins. C’est malheu-reux à dire, mais la seule vraie voiture propre, c’est le vélo. Et faut-il se lan-cer dans un grand pro-gramme de rénovation énergétique, ou se réha-bituer à baisser la tempé-rature de consigne dans les bâtiments et enfiler un pull ? Je force le trait bien sûr, mais il est en tout cas bien plus simple d’isoler les corps que les bâtiments ! Bannir les objets jetables, brider la puissance des automo-biles, rechaper les pneus, alléger leur poids – avant d’apprendre à s’en passer – permettrait des éco-nomies considérables. Ensuite, concevoir des objets plus simples, privi-légier le mono-matériau, réduire le contenu élec-tronique - la cafetière ita-lienne contre la machine à expresso - et mettre en place le réseau de récupération, réparation, revente, partage des ob-jets du quotidien, outils, jouets, petit électromé-nager… Standardiser les formats des bouteilles, des pots de yaourt et des flacons, pour réin-troduire la consigne et la réutilisation généralisées. Re-localiser certaines productions, comme les

Remettre en cause la croissance, c’est donc mettre un coup de pied dans la taupinière, tant patronale que syndicale.

Le fait de devoir

rembourser les intérêts du

capital implique mécaniquement

le développement - infini - de

la masse monétaire

C’est malheureux à dire, mais

la seule vraie voiture

propre, c’est le vélo

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cosmétiques, pour évi-ter l’emploi de conser-vateurs ou de tensioac-tifs… Techniquement, nous avons moyen de conserver l’essentiel de notre « confort », mais en s’organisant diffé-remment d’aujourd’hui. Il faut « tailler » dans le superflu.

La question agricole est cruciale, prioritaire. Par nos pratiques, nous épui-sons et nous érodons les sols. En France, qui n’est pas le pire des pays, on détruit une tonne de terre pour une tonne de nourriture produite. Il faut réduire la taille des fermes et des parcelles, mélanger cultures et éle-vage, pratiquer la poly-culture et la rotation, injecter plus de main d’œuvre, privilégier la qualité. Mais aussi faire évoluer notre régime alimentaire - moins de viande - et nos modes de consommation et dis-tribution, car on jette un quart de la nourriture à la poubelle en Europe.

Quelles sont vos pro-positions pour sortir de l’impasse ?Avant tout, il faut résister aux sirènes de tout bord, aux bonimenteurs qui nous promettent le meil-leur des mondes, avec un confort, une mobilité et une consommation inchangés, tout en ne polluant pas. Tout a un impact, il s’agit de le mi-nimiser. Partout, quand c’est possible, à toutes les échelles territoriales,

à la maison, au travail, en famille, pour les loisirs, ralentir, simplifier, dé-brancher, réduire. Privi-légier les objets durables, de basse technologie. Re-trouver un peu d’audace, oser, inventer, bricoler. Et même si cela ne suf-fira pas à sauver la pla-nète, traduire au quoti-dien quelques principes, des actes les plus simples au plus engageants, au choix, sans avoir peur d’être ridicules, d’être pionniers, d’être péda-gogues, d’être curieux, d’être exemplaires, d’être moralisateurs, et même d’être pénibles ! (Re)parler à ses voisins, aux commerçants ou aux collègues, de remettre en cause un peu de notre confort et de nos certi-tudes. Toujours s’inter-roger : Est-ce que je peux faire sans ? Est-ce que je peux faire moins ? Est-ce que je peux faire plus simple ? Et d’ailleurs, pourquoi est-ce que je dois faire ? Ne pourrais-je faire avec ce qui existe déjà ? Surtout, il faudra bien secouer et réveil-ler nos timides hommes et femmes politiques, réduits à n’être que des (piètres) gestionnaires, tentant de ménager la chèvre et le chou, dépas-sés par la complexité du monde et tétanisés par tout changement d’ampleur, qui risque-rait de compromettre les résultats des prochaines élections ou le fragile consensus actuel. Leur indigence intellectuelle et leur absence de pers-

pective est proprement stupéfiante. Enfin, au lieu de nous lamenter sur les renoncements qui seront nécessaires, rêver à la manière dont nous pourrions transformer notre système écono-mique, et nos vies. Nous convaincre que nous méritons un monde bien plus charmant, bien plus agréable, une société plus solidaire et plus joyeuse, une civilisation apai-sée, respectueuse de la nature et techniquement soutenable. Et, surtout, que nous en avons les moyens.

Propos recueillis par Thierry Groussin.

Philippe Bihouix est ingénieur centralien. Il a travaillé comme responsable travaux dans le bâtiment, puis comme ingénieur conseil dans de nombreux secteurs industriels (énergie, chimie, transports, télécommunications, aéronautique…) pendant près de dix ans. Il est co-auteur de l’ouvrage « Quel futur pour les métaux » (EDP sciences, 2010), qui traite de la finitude des ressources minières et de son étroite interaction avec la question énergétique, et auteur de « L’âge des low tech (Seuil, 2014) ».

Bio

nous méritons un monde bien plus charmant, bien plus agréable, une société plus solidaire et plus joyeuse, une civilisation apaisée, respectueuse de la nature et techniquement soutenable,,

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1 • Cf. http://fr.wikipedia.org/wiki/Nicho-las_Georgescu-Roegen

Vincent Liegey De la décroissance à la dotation inconditionnelle d’autonomie

CommencementsTout d’abord, Vincent, qu’entendez-vous au juste par décroissance ?

En premier lieu, le terme de « décroissance » est un outil sémantique. C’est un slogan provo-cateur pour ouvrir un débat de société sur le fait qu’une croissance infinie dans un monde fini n’est pas possible et que, même si elle était possible, cela n’aurait pas de sens. J’écoutais tout à l’heure à la radio un économiste qui racontait un peu n’importe quoi: il n’avait que ce mot de croissance à la bouche! On vit dans une société de la religion de la crois-sance, mais on ne sait pas de quoi on parle. La crise écologique ? Pour la résoudre, il faut de la croissance afin d’investir dans les énergies renou-velables. La crise de la dette ? Pour s’en sortir, pour sortir de l’austérité, pour résoudre les pro-blèmes d’emploi et de chômage, il faut 1,5 % de croissance. Et ainsi de suite. Se poser la ques-

tion de la décroissance, c’est faire un travail de décolonisation de nos imaginaires. Alors, ce mot est critiqué au sein même du mouvement de la décroissance: ne se-rait-il pas un repoussoir ? Je pense qu’il est inté-ressant de le garder car il est difficilement récupé-rable. On a vu comment des publicitaires, des intellectuels et des jour-nalistes ont pu vider de son sens la question éco-logique. Aujourd’hui, on nous vend tout et n’im-porte quoi à la sauce du développement durable. Avant que les publici-taires nous vendent un 4/4 « décroissant », cela prendra un peu plus de temps!

La décroissance, c’est aussi une pensée trans-disciplinaire. Nous vi-vons une convergence de crises. On nous parle de la crise écologique, du changement climatique, de la chute de la biodiver-sité, de la raréfaction des énergies et des métaux… Puis on tourne la page et on nous dit: « C’est ter-rible! Il y a la crise éco-

nomique, la crise de la dette, il faut trouver des solutions! » Là-dessus, on parle de la crise poli-tique et démocratique, de la crise culturelle, du mal-être dans la socié-té… Et on est incapables de faire le lien entre toutes ces crises! Ce que nous essayons de faire, au sein du Mouvement de la décroissance, c’est de penser la société dans sa complexité en croisant les outils: ceux des socio-logues, des philosophes, des ingénieurs, des psy-chologues, des écono-mistes… Moi qui suis in-génieur de formation, je me suis d’abord intéressé aux limites physiques de la croissance. Je me suis intéressé, par exemple, aux travaux de Nicholas Georgescu-Roegen1, aux pics de prélèvement des ressources, etc. Or, si les chiffres nous disent de-puis les années 60 qu’on va dans le mur, cela ne suffit pas à changer les comportements, à chan-ger de paradigme, à faire évoluer les politiques. Je me suis rendu compte d’une chose: il ne suffit pas d’avoir des chiffres

Se poser la question de la décroissance, c’est faire un travail de décolonisation de nos imaginaires. ,,

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si les chiffres nous disent

depuis les années 60 qu’on va

dans le mur, cela ne suffit pas à changer les

comportements, ,,

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pour convaincre les gens.On risque de devenir un prophète de mal-heur et d’être rejeté!On peut très vite tomber dans une sorte de catas-trophisme éclairé et ce discours pessimiste et rationnel ne génère pas de prise de conscience. On n’amène pas les gens à devenir des acteurs de la transformation, au contraire on les enferme dans une forme de déni. C’est pour cela que je me suis aussi intéressé aux limites culturelles de la croissance. Il ne suffit pas de dire qu’une croissance infinie dans un monde fini est im-possible, il faut poser la question du sens: la croissance, davantage de croissance, cela nous rend-il plus heureux ? Et, là, des études montrent qu’autour des années 80, dans les sociétés occi-dentales, on a assisté à un découplage entre une croissance économique qui est toujours là avec tout ce qui l’accompagne de bon et de moins bon, et le bien-être subjectif qui commence à stagner voire à régresser. Alors, ce modèle de société est-il vraiment souhaitable ? Même s’il était possible de continuer à croître, de produire plus de tech-nologies, plus de biens et de gadgets, est-ce que cela aurait vraiment du sens ? On peut renvoyer ici à toute une littérature des années 60-70 : Ivan Ilitc2 et ses réflexions autour de la convivialité, Cornélius Castoriadis3 et

ses réflexions sur l’auto-nomie - qui nous ont ins-pirés dans la rédaction de notre livre4 - et qui ren-voie lui-même à Aristote sur ce qu’est une société démocratique. On peut aussi évoquer André Gorz5 sur la critique de la centralité de la valeur tra-vail dans nos sociétés: le travail aujourd’hui n’est pas émancipateur.

Et la dimension poli-tique ?C’est la troisième dimen-sion de la décroissance. Le mouvement politique de la décroissance est à vrai dire une sorte d’OV-NI. Ce n’est pas un parti politique, il ne présente pas de candidats aux élections et on a du mal à l’appréhender: quels en sont les contours, com-ment est-il organisé, qui y trouve-t-on ? Je dirais que c’est tant mieux. C’est un mouvement qui s’appuie sur plusieurs niveaux. Le niveau indi-viduel, avec le choix de la simplicité volontaire, la décolonisation de l’imaginaire, la désintoxi-cation de la consomma-tion, les initiatives per-sonnelles pour retrouver des équilibres et du bonheur. Le niveau du collectif qu’on observe un petit peu partout à la surface du monde: des citoyennes et des citoyens qui s’organisent pour essayer de produire et d’échanger différem-ment, de prendre des décisions de manière plus démocratique, et aussi - c’est important -

de passer du bon temps ensemble. On peut citer le mouvement des Villes en transition, les jardins

communautaires, les AMAP, le mouvement de la permaculture, les « ateliers vélo » autogérés: une pléiade de créativités et d’activités aujourd’hui ultra-minoritaires mais avec une réelle dyna-mique qui montre des choses concrètes et donne de l’espoir. Le troisième niveau est ce-lui de la visibilité: cela consiste à être présent sur la scène du débat d’idées, du débat politique, pour être les empêcheurs de penser en rond en criti-quant la « pensée unique » de la croissance, et pour mettre en avant des alternatives concrètes et des projets comme celui de la dotation incondi-tionnelle d’autonomie.

Ce qui me paraît très im-portant dans la dimen-sion politique est la vi-sion qu’on peut avoir du pouvoir et cette illusion qu’il suffit de s’emparer

2 • Cf. http://fr.wikipedia.org/wiki/Ivan_Illich

3 • Cf. http://fr.wikipedia.org/wiki/Cornelius_

Castoriadis

4 • Vincent Liegey, Stéphane Madelaine, Christophe Ondet, Anne-Isabelle Veillot, Un projet de décrois-sance. Manifeste pour une dotation incondi-tionnelle d’autonomie, préface de Paul Ariès, Les Éditions Utopia, 2013.

5 • Cf. http://fr.wikipedia.org/wiki/André_Gorz

Même s’il était possible de continuer

à croître, de produire

plus de technologies, plus de biens et de gadgets,

est-ce que cela aurait

vraiment du sens ?,,

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Nous pensons que la vraie question est de changer la société sans prendre le pouvoir,,

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de lui pour changer la so-ciété. La transformation de la société est quelque chose de bien plus long et complexe qu’un « grand soir ». Nous pen-sons que la vraie ques-tion est de changer la société sans prendre le pouvoir, en construisant plutôt une masse cri-tique de conscience et d’expérimentations qui sera susceptible de faire pression sur les lobbies afin de nous ré-appro-prier des espaces où nous pourrons redevenir auteurs de la société.

Redevenir auteurs de la société, c’est donc votre manière d’envisa-ger l’action politique. Mais, pour beaucoup de gens, cette société dont ils n’ont pas à être les auteurs est très confortable…Une des grandes forces de la société consumé-riste est qu’elle sait se rendre désirable. L’en-jeu pour nous est donc d’expérimenter et de proposer des nouveaux modèles de société vers lesquels les gens iront non par contrainte mais parce qu’ils sont dési-rables. Et le point de passage obligé, ici, est d’accepter qu’il n’y aura pas une solution unique mais une diversité d’ap-proches pour transfor-mer de l’intérieur et de l’extérieur la société ac-tuelle et engager un pro-cessus démocratique - un processus démocratique serein - vers la décrois-sance.

Le quatrième niveau de la décroissance est un travail autour du pro-jet. Avec quels leviers psychologiques, éco-nomiques, culturels, sociaux, politiques, ins-titutionnels, etc. peut-on jouer pour sortir de l’impasse dans laquelle se trouve notre société ? Comment, demain, des sociétés de décroissance pourraient-elles s’organi-ser ?

La question de la dé-croissance se pose-t-elle seulement dans les sociétés riches comme la nôtre ?La question de la dé-croissance ne concerne pas seulement les socié-tés occidentales. C’est une réflexion qui se fait sur l’ensemble de la planète, même dans les sociétés que l’on dit sous-développées et que nous préférons appe-ler sous-occidentalisées. Il y a d’ailleurs des dif-férences d’approche très enrichissantes, par exemple entre des mou-vements au pragmatisme anglo-saxon comme ce-lui de Rob Hopkins6, et d’autres comme le Buen Vivir en Amérique latine qui met l’accent sur la relation de l’homme à la nature7. En fait, nous autres, Occidentaux, nous avons beaucoup à apprendre des sociétés du Sud.

Qu’est-ce qui freine les projets de décrois-sance ?

La transformation de la société - la transition - est déjà en marche dans les têtes. La conscience des enjeux environne-mentaux s’est répandue et il y a une dynamique autour d’alternatives concrètes: la simplicité volontaire, les gens ayant pris conscience de leur malaise et qui essayent de réorganiser leur vie. Pourquoi cela ne va-t-il pas plus vite ? Socio-logiquement, les gens que l’on trouve dans ce courant se ressemblent beaucoup, ce sont plu-tôt - en caricaturant un peu - des jeunes bobos comme moi, bien édu-qués, qui ont une situa-tion économique plutôt confortable, laquelle leur laisse le temps de lire, de réfléchir, de s’impli-quer. Pourquoi les autres populations ne s’inté-ressent-elles pas à cela ? Parce que nous vivons dans une société où la peur est très présente et surtout la peur liée à l’économie. Une grande partie des populations

6 • Voir l’interview que nous avons faite

de Rob Hopkins: http://co-evolution-

project.org/index.php/2010/06/rob-

hopkins-et-les-villes-de-la-transition/ et

le site de son réseau: http://www.transition-

network.org (NDR).

7 • Alberto Acosta, Le Buen Vivir, Les édi-tions Utopia, 2014.

Avec quels leviers

psychologiques, économiques,

culturels, sociaux,

politiques, institutionnels,

etc. peut-on jouer pour sortir

de l’impasse dans laquelle

se trouve notre société ? ,,

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nous vivons dans une société où la peur est très présente et surtout la peur liée à l’économie ,,

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occidentales vit avec la peur du lendemain, la peur de perdre son em-ploi, de ne plus pouvoir rembourser ses crédits, de perdre sa maison, la peur que les enfants ne trouvent pas de travail… Avec la peur au ventre, on ne peut pas se projeter dans le futur. Il faut être capable d’un minimum d’espoir pour devenir un acteur du changement et s’inscrire dans une dyna-mique de solidarité.

Cette peur inhibante serait le frein à lever ?Oui. Partant de ce constat, nous nous sommes intéressés à un dispositif qui a été mis en place dans plusieurs régions du monde: le revenu inconditionnel d’existence. Il consiste à donner, de la naissance à la mort, de manière inconditionnelle - c’est-à-dire non liée à un tra-vail salarié - une somme d’argent considérée comme suffisante pour avoir une vie frugale mais décente. Autour de cette proposition, que nous ne sommes pas les seuls à avoir faite en France et qui a provoqué pas mal de débats, nous nous sommes aussi intéressé à l’extension des « sphères de la gratuité ». Pourquoi paierait-on le même prix

pour une chose quand on en fait bon usage et quand on en abuse ? Par exemple, pourquoi payer au même prix le litre d’eau que l’on boit et celui que l’on utilise pour remplir sa piscine, arro-ser son terrain de golf ou laver son 4x4 ? Ce qui nous a aussi beaucoup intéressés, ce sont tous les outils du local: les monnaies locales, les sys-tèmes d’échanges locaux, les banques de temps, etc. Or, qu’il s’agisse du revenu inconditionnel d’existence, des sphères de gratuité ou des outils du local, on a affaire à des dispositifs de re-poli-tisation. Ils amènent à se poser des questions fon-damentales: comment produit-on ? Comment fait-on société ? Et ce sont des outils qui per-mettent de se délivrer de la peur, de créer de la confiance - donc de se projeter dans le futur.

P r é c o n i s e z - v o u s d’autres mesures ?Une cause du malaise dans nos sociétés qu’il faut aussi souligner, c’est le niveau actuel, sans précédent dans l’histoire, des inégalités. On vient de passer le seuil symbo-lique du 1% de la popu-lation mondiale qui dé-tient 50% des biens. Les inégalités au sein d’une société sont génératrices de mal-être et la pre-mière des décroissances doit être celle des iné-galités. Nous proposons de ressortir une mesure qui a déjà été prise dans

le passé, par exemple par Roosevelt: celle d’un revenu maximum accep-table. Acceptable du point de vue de la justice sociale, mais, surtout, souhaitable du point de vue de la décolonisation de nos imaginaires. Le mode de vie des plus riches est montré en permanence et présenté comme la référence du bonheur, de la réussite, et cela le légitime tout en créant des frustrations. C’est ce qu’on appelle le paradoxe d’Easterlin8: si l’on prend deux sociétés de niveaux de confort matériel très différents, l’une avec un niveau re-lativement bas et l’autre avec un niveau relative-ment élevé, ce qui a le plus d’importance pour le bien-être ressenti n’est pas le niveau de confort mais celui des inégalités. Autour de cette notion de revenu acceptable, on ajouterait des taxations prohibitives sur les bud-gets militaro-industriels, sur les budgets de cet outil de manipulation omniprésent qu’est la publicité, sur l’obsoles-cence programmée et sur le jetable et toutes les consommations futiles vers lesquelles on nous pousse.

Le dernier point concerne l’imposture de la dette souveraine qui permet d’imposer à des pays des mesures éco-nomiques destructrices. La Grèce est en train de perdre son patrimoine culturel et naturel au pro-

8 • Cf. http://fr.wikipedia.org/wiki/Paradoxe_d’Easterlin

Le mode de vie des plus riches est montré en permanence et présenté comme la référence du bonheur, de la réussite, et cela le légitime tout en créant des frustrations. ,,

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fit d’intérêts privés. Or, quand une révolution se produit, la première chose que font les révo-lutionnaires et de brû-ler les registres où sont consignées les dettes. Alors, il s’agit selon nous de refuser le rem-boursement des dettes publiques et il s’agit de se ré-approprier démo-cratiquement et politi-quement les banques centrales afin de retrou-ver les moyens d’investir dans la transformation de la société. C’est ce que nous appelons sortir de la religion de l’écono-mie et ramener celle-ci au niveau d’un outil.

Vous préconisez une « dotation incondition-nelle d’autonomie ». En quoi consisterait-elle ?La dotation incondition-nelle d’autonomie assu-rerait à tout citoyen, de sa naissance à sa mort, une existence frugale mais digne. Nous l’imaginons en partie démonétarisée. Elle consisterait en un certain nombre de droits d’accès ou de droits de tirage, une somme en monnaie locale et le reste en monnaie nationale et supra-nationale. Elle pourrait comprendre la disponibilité d’un certain nombre de mètres carrés correspondant à la garan-tie d’un logement décent, d’un certain nombre de mètres carrés où pou-voir exercer une activité - artisanale, politique, culturelle, artistique, etc. - ainsi que de sol pour

avoir une production vi-vrière. Dans les droits de tirage, on trouverait un certain nombre de litres d’eau, de kilowatts-heure d’énergie, et de la nourri-ture, des outils, un vélo, des habits, au moyen d’une monnaie locale afin de privilégier ce qui est produit sur place. Les droits d’accès concer-neraient les services pu-blics - la santé, l’école, les pompes funèbres, les transports en commun, etc. Avec une réflexion autour de la santé: le lob-by pharmaceutique nous fait consommer des médicaments dont nous n’avons pas vraiment besoin et dont un genre de vie différent, plus sain, nous permettrait souvent de nous passer. Avec aussi une réflexion sur l’éducation et la for-mation: voulons-nous des universités entre les mains des multinatio-nales, qui produisent des agents du système domi-nant, ou voulons-nous former des citoyens au-tonomes au sens de Cas-toriadis: capables de par-ticiper à la vie de la cité, de faire preuve d’initia-tive et tout simplement

d’esprit citoyen ?Pour voir la chose en progression, on peut imaginer qu’on donne un revenu incondition-nel d’existence qu’on démonétarisera au fur et à mesure que se mettront en place de nouvelles fa-çons de s’organiser. On part d’un revenu - disons - de 1000 euros. Puis, dans ce quartier où on vient de mettre en place la gratuité des litres d’eau destinés à la boisson, à la cuisine et à l’hygiène, on ne touche plus 1000 euros mais un peu moins auxquels s’ajoutent tant de litres d’eau. Dans ce même quartier, s’il est développé un réseau de jardins communautaires complété par un réseau de paysans proches, on aurait des litres d’eau plus de la monnaie locale et seulement 700 euros.

Comment étendre un tel dispositif ?On pourrait imaginer qu’en accompagnant simplement les alterna-tives concrètes, avec au-tour toute la dynamique que j’ai évoquée, on se ré-approprie suffisam-ment un certain nombre de systèmes pour, en s’appuyant dessus, mettre en place la dota-tion inconditionnelle d’autonomie. Mais cela semble peu probable: tant que nos petits jar-dins communautaires ne dérangeront personne, on n’aura pas de souci, mais le jour où toutes ces alternatives vont vrai-ment s’étendre et heurte-

tant que nos petits jardins

communautaires ne dérangeront

personne, on n’aura pas de souci, mais le

jour où toutes ces alternatives vont

vraiment s’étendre et heurteront

certains intérêts, on leur opposera des

règlementations. ,,

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ront certains intérêts, on leur opposera des règle-mentations. On le voit déjà avec la question des semences et la privatisa-tion du vivant. On leur opposera des mesures poussées par des lobbies qui, en invoquant fal-lacieusement l’hygiène, peuvent par exemple remettre en question la distribution des paniers des AMAP. Il est donc important d’être présent sur la scène du débat politique, non pas - je le répète - pour prendre le pouvoir, mais afin d’em-pêcher ces intérêts et ces lobbies de nous imposer des choses dont nous ne voulons pas.

Un autre levier intéres-sant, dans l’idée d’exer-cer une pression sur les lobbies, c’est l’idée de « travailler moins pour

travailler tous ». On peut imaginer une réforme - si possible la plus décen-tralisée et la moins tech-nocratique possible - de réduction du temps de travail dans une logique de dialogue, de concer-tation et de libre-choix, et, dans le cadre d’un projet de décroissance, de réinvestir le temps ainsi libéré en travaillant moins à plus de partici-pation à la vie de la cité ou à d’autres projets.

Dans votre esprit, la décroissance est tout sauf un projet clé en main ?La décroissance, ce sont des pistes - pour ouvrir des débats et aussi notre capacité à penser une so-ciété différente. Contrai-rement à ce qu’affirmait Margaret Thatcher dans les années 80, il y a des alternatives. Mais il faut les voir, les imaginer. Il s’agit de semer des graines. Pour faire face à l’effondrement de notre civilisation occidentale et à une crise anthro-pologique. Pour expé-rimenter de nouvelles manières de cultiver la terre et pratiquer une démocratie plus directe. Il s’agit aussi de semer des graines de réseaux de personnes: il est impor-tant de se rencontrer,

de parler avec son voi-sin afin de recréer de la confiance, une culture de collectif et de citoyenne-té. Il s’agit de semer des graines d’espoir: l’espoir que, lorsque se présen-teront certains évène-ments, on ne basculera pas dans la barbarie mais dans la transition.

Propos recueillis par Thierry Groussin.

Vincent Liegey est diplômé ingénieur généraliste. Il a travaillé dans la recherche à la Nouvelle Orléans, dans la diplomatie et les coopérations à Budapest en Hongrie. Il a aussi été cadre sécurité ferroviaire à la gare de Paris-Austerlitz. Il rejoint le Parti Pour La Décroissance en 2008 et devient l’un des porte-parole nationaux. Il participe à la création du collectif parisien pour la Décroissance et réalise le documentaire Hommage à Nicholas Georgescu-Roegen. Fin 2008, avec Paul Ariès notamment, il lance l’appel Europe-Décroissance. Il habite aujourd’hui à Budapest où il effectue un doctorat à l’université d’économie et participe à la création d’un centre de recherche et d’expérimentation sur la Décroissance et la transition.

Source: Wikipédia.

BioIl s’agit de semer des

graines d’espoir:

l’espoir que, lorsque se

présenteront certains

évènements, on ne

basculera pas dans

la barbarie mais dans la transition. ,,

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Patricia A. Wilson La démocratie en profondeur

CommencementsPatricia, qu’est ce qui vous a poussée à vous impliquer dans ce pro-jet de “Démocratie Durable”?

Comme beaucoup de jeunes des campus uni-versitaires d’Occident dans les années 60, j’ai été emportée dans une exubérance révolution-naire de critique et de changement de la socié-té. Activiste, j’ai travaillé dans les quartiers hispa-niques pauvres de San Francisco, puis j’ai passé trois ans au Pé-rou et au Chili avec les penseurs de la « gauche critique »: Dos Santos1, Cardoso,

Quijano, Gunder Frank... Cela m’a incitée à com-mencer une recherche sur les inégalités sociales, que j’ai poursuivie à l’uni-versité de Cornell puis à l’université du Texas ou j’enseigne actuellement. Dans les années 1980, j’ai réalisé que «combattre l’ennemi» n’était ni inté-rieurement nourrissant ni productif et qu’en écoutant ma conscience j’ai penché pour un engagement concret personnel. Aussitôt, d’autres voies se sont alors présentées à moi. J’ai abordé de nouveaux penseurs sur le dialogue innovant, la sagesse col-lective, la co-créativité, les processus collectifs et l’organisation appre-nante, ainsi que sur tout ce qui tourne autour des actions participatives et de leurs implications dans la pratique. En même temps, je suis allée chercher des exemples de communautés enga-gées dans ces processus de changement collectif et de prise de conscience intérieure: en Afrique du Sud, dans les associa-tions de développement

urbain et dans les asso-ciations de soutien aux sans-abris, en Inde avec Vidyarthi qui a formé avec succès des femmes à se prendre en charge en utilisant les principes du Vedanta. En écho au développement durable, j’ai appelé “démocratie durable“ ce que je com-mençais à per-cevoir. Et j’ai approfondi mon ap-proche par la dimension corporelle en pratiquant la danse libre, la pein-ture - la vision Zen de Betty Edwards et Frede-rick Franck - ce qui m’a enseigné à lâcher prise et à appréhender le proces-sus de création.

Je suis passée de l’analyse critique au «holisme»2

et me suis représentée comme faisant partie d’un grand tout, comme lorsque les forestiers, en Californie, mettent des écriteaux pour expliquer que les grands séquoias existent grâce à la com-binaison de la tempéra-ture, du feu, des insectes, de l’eau, des vers, etc. C’est ainsi que j’ai ouvert à l’université un sémi-naire sur la démocratie

1 • Patricia Wil-son nous a fourni une bibliographie très riche que nos

lecteurs pour-ront retrouver sur notre site http://

co-evolutionproject.org Nous donnons en extrait quelques

références de ses propres écrits.

2 • Du grec holos signifiant « la to-talité, l’entier ». Le holisme consiste à observer un phé-nomène comme étant un ensem-ble indivisible, la simple somme de ses parties ne suffisant pas à le définir. La pensée holiste s’oppose à la pensée réduc-tionniste qui tend à expliquer un phénomène en le divisant en parties.

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participative à partir des théories d’Otto Schar-mer et de Peter Senge sur le processus de l’ap-prentissage en groupe qui combine l’approche intérieure et personnelle avec l’approche exté-rieure et collective. J’y forme mes étudiants de dix-huit ans à écouter des points de vue opposés, à s’exprimer avec des mots qui mettent en relation plutôt qu’ils ne divisent, à se remettre en cause et à développer l’empathie. Ceci constitue, de mon point de vue, les fonde-ments de la “démocratie durable”.

Dans quel contexte peut on pratiquer, ren-contrer ou encourager la «démocratie du-rable» ? Quelles sont vos expériences ?J’ai emmené huit de mes étudiants, l’été dernier, à Mexico pour travail-ler dans des commu-nautés urbaines pauvres qui vivent sur les pentes des ravins qui entourent la ville. Les eaux qui dévalent ces pentes sont polluées par leurs déchets et ont rendu inutilisable le réservoir Presa de Guadalupe qui alimente Mexico en eau potable. Nous avons travaillé auprès de deux agglomérations, El Tra-fico et Nicolas Romero, respectivement de 15000 et 700 habitants, et avec des partenaires tels que les municipalités, deux universités et une com-mission des eaux, qui souhaitaient trouver

de nou-velles solutions pour changer les moeurs des habitants et protéger le bassin. A El Trafico, « Mme E. », présidente du Conseil communal, était le point de passage obligé entre les habitants et les autorités. Rien ne pouvait se faire sans elle. Elle avait obtenu qu’on pave les rues, qu’on construise une école primaire, qu’on livre de l’eau potable deux fois par mois, etc. Ce système marchait, mais il allait à l’encontre des méthodes que je voulais dévelop-per et je n’ai pas tardé à éprouver des sen-timents négatifs à l’égard Mme E. Pourtant, après des essais infructueux et un travail que je fis sur moi-même, elle m’a confié un jour à quel point elle ressentait de fatigue et de

découragement et com-bien elle aimerait l’enga-gement de tous plutôt que d’être elle-même en permanence la locomo-tive. Progressivement sont apparus des signes encourageants montrant que l’intérêt des habitants s’éveillait. Les chaises, qui étaient à chaque fois disposées en rang pour les réunions et que nous re-mettions patiemment en cercle, ont fini par être disposées comme nous le souhaitions. Nous avons réussi à trouver un premier point de ralliement pour les femmes, autour des sacs en plastique: une profes-seure de l’université de technologie locale, Perla Rodriguez, qui travaillait avec nous, avait apporté des exemples superbes de porte-monnaie, sacs,

Les chaises, qui étaient à chaque fois disposées en rang pour les réunions et que nous re-mettions patiemment en cercle, ont fini par être disposées comme nous le souhaitions,,

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colliers, nappes et ri-deaux faits à partir de fils de nylon tirés des sacs en plastique. Après une rapide démonstration de transformation des sacs au rebut en fils et des cours de crochet et de tricot, sans avoir besoin qu’on les encourage des femmes se réunirent autour de cette activité pour créer de la valeur ensemble et aussi de la convi-vialité.

L’un de nos facilitateurs a alors demandé à ces femmes ce qu’on pour-rait faire pour la commu-nauté, et c’est aux pneus usés qu’elles ont eu l’idée de s’attaquer, les pneus étant sûrement l’une des plus grandes sources de pollution locale. Elles décidèrent de rassembler des pneus usés et d’or-ganiser avec ce même professeur une démons-tration de l’utilisation qu’on pourrait en faire, par exemple des murs de soutènement, des escaliers extérieurs, des meubles, l’entourage des jardins, etc. Au jour dit, nous nous retrouvâmes, mes étudiants, la profes-seure et moi-même, mais personne ne se montrait. Je sentis le décourage-ment me gagner. Mme E. avait décidé du lieu

de la manifestation, sans con-certation, et cela se déroulait près de la mai-son d’une adhérente au parti, sur le passage du maire qui devait venir admirer la route pavée à cet endroit-là le vendredi suivant. Tout d’un coup, on a vu l’occupante de la maison aller chercher des pneus chez son voisin, un enfant rouler un pneu vers nous, un ado reti-rer la boue de quelques pneus pour nous les amener, un homme ap-porter une brouette de pneus usagés et un voisin disparaître et rapporter de la limonade pour tout le monde... Une foule grandissante de tous les âges, des signes d’initia-tive, d’attention - de lea-dership!

Le lendemain , la salle de réunion était pleine à cra-quer, avec des hommes venus voir ce qui avait été fait et les femmes qui racontaient ce qui s’était passé durant les dix derniers jours, et les gens continuaient d’arri-ver! Des adolescentes, assises en cercle, racon-taient sous forme de carte mentale les sacs en plastique soustraits des ordures, les compétences nouvellement acquises, le potentiel de vente des

objets artisanaux, les réa-lisations faites avec les pneus, etc. C’est dans cette ambiance com-municative que les gens du quartier décidèrent de se réunir toutes les semaines pour lancer de nouvelles activités. Le groupe des hommes dé-cida de faire des clôtures avec des bouteilles de plas-tique, la troisième source majeure de pollu-tion après les sacs et les vieux pneus.

A Llano Grande, bidon-ville de 700 habitants - illégitimes car sans titres de propriété, donc sans services de base, sans eau courante, sans ramassage des ordures, sans électri-cité - nous avions ren-dez-vous avec une jeune mère, « Mme L. », prési-dente du conseil commu-nal que sa propre mère avait elle-même présidé pendant dix ans. Nous étions accompagnés, à notre grande surprise, par la police locale, sou-cieuse de notre sécurité, ce qui nous valut à notre arrivée les sifflets gogue-nards d’un groupe hos-tile mené par Tomas, un ennemi juré de Mme L. Avait-on une chance de voir s’enraciner les pré-mices d’une démocratie durable dans une com-

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munauté aussi pauvre, déchirée entre factions antagonistes et terrori-sée à l’idée de perdre ses terre ? Une solution était de faire se rapprocher les ennemis, une autre était de développer le leader-ship. Mme L. nous aida à organiser une réunion en vue de créer un parc pour la communauté, près de l’église San Francisco dé-sertée par le prêtre un an plus tôt. Le jour dit, hor-mis des enfants jouant à la ronde, personne - même pas Mme L.!. Je décidai de commencer à délimiter les contours du parc avec mes étudiants et l’aide des enfants, rompant avec mes prin-cipes de ne rien entre-prendre ou prendre de décisions qui ne puisse être soutenu par les gens du lieu. Mais j’ai un autre principe qui consiste à ne pas attendre et à s’arran-ger pour que survienne quelque chose qui éveille l’intérêt. Tomas ne se montra pas. Mme L., ar-rivée sur le tard, gardait ses distances, discutant avec des voisines. Finale-ment, une petite foule se forma pour assis-ter au déroulement des opéra-tions et elle s’empara des papiers et feutres qu’on lui distribuait pour par-ticiper à la délimitation du parc. J’avisai Mme L, toujours en conversa-tion, et plus loin Tomas, son opposant. C’était le moment pour proposer à Mme L. d’inviter To-mas à se joindre à nous. D’abord, elle résista à ma suggestion. Mais,

quand je lui demandai si elle préférait présen-ter le pro-jet du nouveau parc au gouvernement

municipal comme étant l’oeuvre de quelques-uns ou celle de l’ensemble de la communauté, elle n’hésita plus et alla lui proposer de se joindre au mouvement.

Lorsque les dessins des uns et des autres furent présentés et commentés, Tomas exposa sa vision et partagea son enga-gement avec enthou-siasme, montrant qu’il y avait probablement déjà réfléchi. Sa contribution permit d’ ajouter, entre autres, des serres et un terrain de foot. On sen-tait les barrières dispa-raître une a une et il s’ex-cusa pour son attitude des jours précédents. Dix jours plus tard, dans le hall de l’école, nos facili-tateurs - trois architectes de notre équipe - mon-

traient sur des diapos des-tinées à la présenta-tion au conseil munici-pal tout ce qui avait été

entrepris: le projet de parc, le tri des ordures, le recyclage, le compost et l’ensemencement, les poubelles du parc faites de bouteille en plastique, etc., et aussi les fleurs de courge cueillies dans le jardin de Tomas pour le barbecue qu’on avait fait tous ensemble. Nos par-tenaires de l’université s’engagèrent à une visite mensuelle pour soute-nir la suite des travaux . Les sourires, les remer-ciements et les espoirs que l’on voyait sur tous les visages étaient notre récompense.

Quel est le rôle du faci-litateur?Notre rôle est d’accom-pagner la communauté dans le processus d’ap-prentissage de l’auto-organisa-tion. Il faut se

j’ai un autre principe qui

consiste à ne pas attendre

et à s’arranger pour que

survienne quelque

chose qui éveille

l’intérêt.,,

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Commencement 6

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Contrôle citoyen : une communauté lo-cale gère de manière autonome un

équipement ou un quartier.

Partenariat : la prise de décision se faitau travers d’une négociation entre les

pouvoirs publics et les citoyens

Conciliation : quelques habitants sontadmis dans les organes de décision et

peuvent avoir une influence sur la réali-sation des projets.

Consultation : des enquêtes ou des réu-nions publiques permettent aux habi-tants d’exprimer leur opinion sur les

changements prévus.

Information : les citoyens reçoivent unevraie information sur les projets en

cours, mais ne peuvent donner leur avis.

Thérapie : traitement annexe des pro-blèmes rencontrés par les habitants,

sans aborder les vrais enjeux

Manipulation : information biaisée utili-sée pour « éduquer » les citoyens en

leur donnant l’illusion qu’ils sont impli-qués dans le processus.

Délégation de pouvoir : le pouvoir cen-tral délègue à la communauté locale le

pouvoir de décider un programme et dele réaliser.

Pouvoir effectif des citoyens

Échelle de la participation de Sherry R. Arnstein

Non-participation

Coopération symbolique

mettre en résonance, en posture d’acceptation, se garder des jugements et des a priori, garder nos coeurs et nos esprits ou-verts, rester serein face à l’incertitude de ce qui arrive, vivre au présent avec la communauté. Lorsque nous adop-tons cette posture, notre simple présence devient une force de transfor-mation. Nous créons un espace pour donner libre cours à l’apprentis-sage, à l’action et à la ré-flexion des participants : même si nous amenons des outils, c’est d’abord l’attitude qui permet de faire émerger le poten-tiel de l’interdépendance. Le plus important est de lâcher prise sur le besoin de savoir, de résoudre, de faire, d’avoir des

résultats. Nous devons accepter de voir une col-lectivité évoluer dans des situations apparemment rigides et sans espoir car elle est un orga-nisme vi-vant qui fourmille d’op-portunités. Notre regard peut être libérateur ou crucifiant. Ce que nous avons dans nos têtes a une influence sur leur présent, comme chez les adolescents qui souvent réagissent en fonction de nos attentes.

Quels sont les li-mites ou les obstacles à la “Démocratie Durable”?Je les vois principale-ment dans nos sociétés occidentales. Nos gou-vernants ont pris l’habi-tude de demander aux citoyens et à toutes les

parties prenantes de par-ticiper à des débats de société: ceci aboutit à une lassitude de la parti-cipation! Les gens s’en-gagent si leur voix est respectée et enten-due, mais ils ne reviennent pas si cela n’engendre pas des actes. Un autre obstacle est le manque de qualité de l’échange : on favorise rarement des apports réfléchis sur la base d’informations pré-cises avec une organisa-tion attentive aux dialo-gues et aux délibérations. Le challenge qu’ont à relever les démocra-ties occidentales, c’est d’apprendre à engager le public d’une manière qui fasse appel à l’intel-ligence et à la responsa-bilité à la fois collective et individuelle pour ré-pondre aux complexités du monde d’aujourd’hui. Nous sommes au plus bas dans “l’échelle de participation“ d’Arns-tein3, comme si nous n’étions que des groupes de consommateurs de services publics, alors qu’il faudrait stimuler une dynamique d’auto-nomie et l’action collective.

Quelle conclusion nous proposeriez-vous ?La “démocratie durable” est une vision, une théo-rie du changement et une pratique. C’est la vision d’une société civile enga-gée dans sa gouvernance via une participation responsable, collabora-tive, humaniste et créa-tive. C’est une théorie du

Il faut se mettre en résonance,

en posture d’acceptation, se garder des

jugements et des a priori, garder

nos coeurs et nos esprits

ouverts, rester serein face à

l’incertitude de ce qui arrive

La “démocratie durable” est une vision,

une théorie du changement et

une pratique.

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,,Nos

gouvernants ont pris l’habitude de demander aux citoyens et à toutes les parties prenantes de participer à des débats de société: ceci aboutit à une lassitude de la participation,,

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La démocratie en profondeur

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changement qui parie sur l’émergence de nouveaux mo-dèles d’auto-orga-nisation, d’auto-régula-tions, favorisant le pas-sage à une nouvelle étape de notre société. Enfin c’est une démarche qui part de la mobilisation personnelle, de la recon-naissance de l’individu comme faisant partie d’un tout, de la volonté d’accepter la différence et de canaliser les ten-sions entre des valeurs et des visions conflictuelles pour apprendre de l’écoute et de la collabo-ra-tion. En tant que pra-ticienne, j’ai choisi de me focaliser sur ce qui est possible, de me consi-dérer comme partie pre-nante à l’intérieur d’un système et non comme une ennemie de ce sys-tème, et de chercher mon rôle dans l’amélioration du bien-être général dans l’interdépendance dont je fais par-tie. Je m’ap-puie davantage sur mon intuition que sur mes connaissances ration-nelles. J’essaie de suggé-rer plutôt que d’impo-

ser mes méthodes ou mes valeurs. J’applique les mêmes principes à quelque échelle que ce soit, dans une réunion de quinze femmes à El Trafico au Mexique, un atelier de 150 personnes pour résoudre des pro-blèmes de voisinage dans la banlieue d’Austin au Texas ou une délibé-ration publique de 1500 résidents à la Nouvelle Orléans après le passage du cyclone Ka-trina: réflexion personnelle, dialogue pour construire une compréhension commune, apprentis-sage et questionnement collaboratif, délibération et décision collective, et passage à l’action.

Il va bien falloir qu’on s’attaque aux enjeux du 21ème siècle qui ne peuvent pas être résolus par les seuls experts et qui nécessitent l’engage-ment de tous pour tous. S’il est vrai que la société est au point de passage entre l’effondrement et la mutation, alors la “démocratie durable” est non seule-ment une ap-proche pertinente mais urgente.

Propos recueillis et traduits par Isabelle Vétois.

Il va bien falloir qu’on s’attaque aux enjeux du 21ème siècle qui ne peuvent pas être résolus par les seuls experts et qui nécessitent l’engagement de tous pour tous. ,,

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Commencement 6

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Jean-Michel Truong Deux cent milliards au soleil

CommencementsJean-Michel Truong, dans votre livre « Re-prendre – Ni sang ni dette », vous propo-sez – excusez du peu – de supprimer toutes les aides publiques aux entreprises et de les remplacer par des ouvertures de crédits proportionnelles au nombre de leurs sala-riés. Ce dispositif, pouvez-vous le rappe-ler dans ses grandes lignes ?

Chaque citoyen français, au jour de sa majorité, se verrait attribuer un petit magot par l’Etat. Une dot. Non pas un don ou une subvention, mais une avance rembour-sable au moment de son départ à la retraite, qua-rante-sept ans plus tard. Cette dot, il ne pourrait pas la consommer. Elle serait juste inscrite à son nom dans les livres d’une Caisse publique ad hoc. Mais, quand il signerait un contrat de travail, il ouvrirait à son employeur un droit de ti-rage (DDT) sur la Caisse, à hauteur du solde de son

compte. A ce solde pour-rait s’ajouter celui des comptes des membres de sa famille qui n’en auraient pas eux-mêmes l’usage. L’employeur dis-poserait ainsi d’une ligne de crédit permanente à un taux inférieur à celui des banques, mobilisable à première demande, sans autre forme de pro-cès, et d’un montant égal à la somme des droits de tirage apportés par l’en-semble de ses salariés. Ce montant représenterait le maximum de concours publics auquel l’entre-prise pourrait prétendre. Toute autre forme d’aide publique, directe ou in-directe, serait interdite. A la fin d’un contrat de travail, le salarié récupè-

rerait sa dot, augmentée des intérêts acquis, et pourrait ainsi apporter un droit de tirage plus élevé à son prochain employeur. Au jour de son départ à la retraite, la Caisse solderait son compte et rembourse-rait à l’Etat la dot initiale augmentée des intérêts correspondants. Le solde resterait acquis au béné-ficiaire.

Quels seraient les bé-néfices d’un tel dispo-sitif pour l’Etat ?C’est là qu’intervient la LOLF1. En vertu de la LOLF, l’Etat peut, face à chaque euro de dot, inscrire dans ses livres une créance sur le bénéficiaire. Créance à recouvrement différé de quarante-sept ans certes, mais la LOLF permet – que dis-je ? prescrit ! - qu’elle soit prise en compte au titre de l’exercice auquel elle se rattache, indépen-damment de sa date d’encaissement. Chaque euro dirigé vers les en-treprises via les dots de leurs salariés deviendrait de ce seul fait budgétai-1 • LOLF : loi orga-

nique pour les lois de finances

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Deux cents milliards au soleil

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rement neutre puisqu’il aurait sa contrepartie systématique sous forme de créance. Et comme l’Etat s’interdirait toute autre forme de concours aux entreprises, c’est la totalité de sa politique in-dustrielle qui, d’un coup, deviendrait indolore.

On l’a un peu oubliée, cette LOLF, parce qu’elle a été faite dans un souci inverse du mien : il fal-lait s’assurer que Bercy inscrive bien au budget toutes les dépenses en-gagées dans l’exercice au cours duquel elles ont été décidées légalement, et n’en oublie aucune, vo-lontairement ou non. Ils n’ont pas vu qu’on pou-vait l’utiliser a contra-rio, pour inscrire des créances en contrepartie d’une avance. J’ai vérifié

ce point auprès d’un an-cien ministre du Budget, un des pères de la LOLF, auprès de magistrats de la Cour des comptes et d’autres experts dont je tairai ici les noms. Ils m’ont tous dit que c’est imparable. En face des dépenses pour créer les dots, on met une recette, différée, certes, mais cer-taine parce que de nature

fiscale. La somme que nous aurions consacrée à l’aide aux entreprises, nous l’annulons avec cette proposition d’une dot à chacun, rembour-sée à l’Etat au moment du départ en retraite.

Quels volumes finan-ciers pourraient-ils être ainsi distribués ?201 milliards par an! 201 milliards d’aides directes et indirectes, 201 mil-liards de subventions et d’exemptions fiscales ou sociales diverses. C’est le premier budget de l’Etat, équivalent à 53% de ses dépenses de fonction-nement, davantage que l’Education nationale, la Défense, la Santé, l’En-seignement supérieur et la Recherche réunis. Sur ces 201 milliards d’aides, 1% à peine sont rem-boursables. Elles consti-tuent donc un coût net pour l’Etat.

Deux cent milliards annuels d’aides aux entreprises ? Com-ment avez-vous abouti à ce chiffre ?En fait ce sont deux rapports officiels qui le disent. La Mission d’au-dit et de modernisation de la Cour des Comptes avait reçu mission du Premier Ministre en 2007 d’évaluer les aides directes aux entreprises. Le rapport du Conseil des Prélèvements Obli-gatoires, plus récent, lui, présidé par Didier Mi-gaud en octobre 2010, a réexaminé les aides indi-rectes aux entreprises, les

niches fiscales et sociales. Il a trouvé, lui, un total de 174 milliards. Faute de mieux, j’ai pris les subventions du premier rapport - 26 milliards - et j’ai ajouté les aides indirectes du second : 174 milliards. Soient 201 milliards que l’Etat dis-tribue aux entreprises, ou s’abstient de prélever. Par an, tous les ans, 201 milliards d’euros !

Mais, ce qu’il faut souli-gner, c’est qu’alors que ces 201 milliards sont prélevés sur toutes les entreprises et tous les contribuables, ils pro-fitent essentiellement, disent ces mêmes rap-ports, à seulement 10 % des entreprises fran-çaises. Je fais métier de consultant, donc je rencontre toutes sortes d’entreprises. Alors, je demande : « Est-ce que vous avez droit à des subventions ? » On me répond: non ! Les 10 % d’entreprises bé-néficiaires, cela ne vous étonnera pas, sont celles du CAC 40 et celles dont les entreprises du CAC 40 sont propriétaires! Donc, c’est une énorme « pompe » qui draine le liquide de tous les ter-ritoires et le dirige vers les plus riches. C’est cela qui a créé cette énorme échancrure en France entre les toutes petites entreprises, celles qui comptent jusque 25 sala-riés, et les très grosses, au-delà de 2500 salariés. Il nous manque 15 000 entreprises entre 25 et

Est-ce que vous avez droit à des subventions ? » On me répond: non !,,

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Commencement 6

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2500 salariés, parce que pour qu’une petite en-treprise devienne une entreprise moyenne il y a des besoins spécifiques de financement qui ne peuvent être satisfaits avec l’allocation actuelle des aides publiques.

Ce fut le choix du Conseil National de la Résistance, choix qui se justifiait à l’époque: il fal-lait redresser la France, ce qui a été fait, et créer des « champions natio-naux ». Je n’ai rien contre l’économie planifiée, parce que c’est elle qui a permis de gagner la guerre, mais le risque est que l’Etat, les entreprises concernées et leurs diri-geants prennent goût à cette économie-là et la continuent alors qu’elle n’est plus justifiée. Nous l’avons perpétuée, nous avons continué à engrais-ser, par paresse, des di-nosaures, et maintenant nous sommes au vingt-cinquième rang mondial.

Quels seraient les avantages de votre sys-tème pour les entre-prises?Les sommes que nous pourrions mobiliser en abolissant les aides directes et indirectes se-raient pour diverses rai-sons un peu inférieures au coût de ces aides, mais gardons un instant ce chiffre, juste pour com-prendre ce qui est en jeu. 201 milliards d’euros, cela permettrait de créer une dot moyenne de 5 200 € pour chacun des

38 millions de citoyens en âge de travailler. Le montant varierait, selon l’âge, de 2 000 euros à 18 ans à 10 800 euros à 64 ans. Cela représenterait une ligne de crédit de 69 000 € pour une start up de 25 jeunes, de 991000 € pour une PME de 250 salariés, de 286 millions d’euros pour Airbus et ses 55000 salariés, soit en moyenne de quoi finan-cer 20 jours de besoin en fonds de roulement2. Je propose d’abonder ces dots du même montant annuel durant dix ans jusqu’à atteindre une dot de 20 000 € à 18 ans et de 10800 euros à 64 ans, soit un total 2 000 milliards de droits de tirage mobilisables par les entreprises. De quoi couvrir en moyenne 200 jours de BFR !

A partir de la dixième an-née, les dots des 750 000 nouveaux entrant dans le dispositif seraient tota-lement financées par le produit des rembour-sements de ceux qui le quittent à l’heure de la re-traite. A ce stade, du fait du remboursement de leurs dots par les salariés déjà partis à la retraite, la dette publique aurait

fondu de 560 milliards. L’Etat pourrait alors af-fecter au remboursement du reliquat la totalité des 200 milliards annuels qui étaient jusque-là affectés à la création des dots. La dette serait totalement abolie la quinzième an-née et l’Etat pourrait res-tituer aux contribuables 200 milliards de prélève-ments obligatoires, soit la totalité du produit de l’IRPP, de l’IS et de la TVA. Voilà!

La Commission euro-péenne, ou l’OMC, ne pourraient-ils juger votre système illégal ?Au contraire, car ce ne sont pas des aides d’Etat. La définition des aides est : une contribu-tion publique qui fausse la concurrence. On ne peut pas faire plus éga-litaire que les DDT. Ce système-là ne vient pas se substituer à l’apport en capital et en fonds propres des actionnaires, aux crédits bancaires, etc. Il évite l’étranglement par la trésorerie, aujourd’hui la cause de mortalité des entreprises de plus en plus fréquente.

Que se passerait-il, si votre système était

2 • Le besoin en fonds de roule-ment ou BFR correspond à la trésorerie dont une entreprise a besoin pour couvrir le décalage de temps entre le paiement de ses charges (matières premi-ères, salaires, frais généraux, etc.) et l’encaissement de ses ventes.

Il nous manque 15 000

entreprises entre 25 et 2500 salariés

nous avons continué à

engraisser, par paresse

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adopté, pour une en-treprise qui bénéficie des aides actuelles ?Elle ne les a plus, c’est clair, mais il y a une période de transition: en cinq ans, on substi-tue progressivement les DDT sur les dots aux aides d’aujourd’hui. Le cas le plus probable, pour 90 % des entre-prises, c’est qu’elles ne touchent pas actuel-lement d’aide. Si vous en touchez un peu, ces miettes devraient être en partie voire surabondam-ment compensées par les DDT, par les prêts auto-matiques mobilisables à première demande, avec une petite prime par rapport au taux auquel l’Etat emprunte. Pour les petites entreprises, je pense qu’elles s’en tire-ront largement. Voyez les simulations que je donne dans mon livre. Je n’aurais jamais été obligé de céder précocement Cognitech, première entreprise européenne d’intelligence artificielle que nous avions créée à trois à partir de rien dans les années 80, si notre besoin en fonds de rou-lement avait pu être cou-vert par des DDT. Ça ne sert à rien de dire qu’on va créer des entreprises de 300 personnes. Le vrai problème, c’est de lais-ser vivre les entreprises de 10 personnes, de les laisser croitre jusqu’à ce qu’elles deviennent plus grosses. On en a fait la démonstration avec Co-gnitech: en dix-huit mois on est passé de 0 à 250

personnes.

Alors, comment sortir du système actuel ?D’abord, en prenant conscience, pour le re-jeter, du masochisme qui nous manipule. Je suis rentré de Chine où je vivais au tout début de la récente campagne présidentielle, et je les ai tous entendu développer ce discours masochiste: qui va-t-on châtier pour retrouver un budget à l’équilibre ? De droite comme de gauche, tous étaient dans ce schéma-là : la France et les Français ont péché, il leur faut expier ! C’est une vision du monde inspirée de la religion. On a péché, donc on se rachète par la souffrance. Et de s’en-fermer dans l’augmen-tation des recettes ou la diminution des dépenses et, dans les deux cas, en proposant des politiques qui consistent à égorger le pécheur.

De qui pourraient ve-nir les critiques et les oppositions à votre système ?D’abord peut-il mar-cher ? Je l’ai soumis à un grand cabinet spécialiste de l’audit des budgets des Etats, à des magistrats de la Cour des comptes, à un ancien ministre du Budget, à des inspecteurs des Finances. Personne ne me dit qu’il ne peut pas marcher. On me dit : « C’est bon ! mais vous allez avoir tout le monde contre vous » !

Qui ?Une grande partie des banques, sans doute, qui n’ont pas du tout intérêt à voir 200 mil-liards d’euros de flux leur échapper. Ensuite, beaucoup d’hommes politiques seraient vrai-semblablement opposés: si la réforme constitu-tionnelle passe, ils n’ont plus le droit de s’intéres-ser à ce qu’on fait de cet argent. C’est une perte de pouvoir pour eux. Le MEDEF, peut-être, dans la mesure où il repré-sente essentiellement les grandes entreprises qui sont les bénéficiaires du système d’aides actuel, ne sera pas très parti-san de cette réforme.

D’abord, en prenant conscience, pour le rejeter, du masochisme qui nous manipule.,,

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Commencement 6

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Les confédérations syn-dicales ? Elles se sont montrées peu réactives à ma proposition. La presse ? Elle est restée muette ! Sauf Le Canard Enchaîné, Alternatives Economiques et Futu-ribles. Dans les grands médias, pas le moindre entrefilet ! C’est très inté-ressant de voir comment une proposition comme celle-là se diffuse ou non. Même mes éditeurs, qui me réclament par ail-leurs des manuscrits de romans, n’ont pas osé publier mon livre, il a fallu que je l’édite moi-même ! Il y aurait un intérêt scientifique d’étu-dier comment un corps social, pourtant un peu mal en point, réagit à une idée pareille !

De quelle manière un chef d’Etat qui adop-terait votre idée pour-rait-il la mettre en œuvre ?Déjà, il lui faut gagner les élections en annon-çant clairement le pro-jet et en ayant passé un deal avec les députés qui le suivent. Ensuite, sitôt élu, il devrait gouverner par ordonnances comme l’y autorise la Constitu-tion. Pas de concerta-tion! « J’ai été élu pour faire ça ». Dans l’année qui suit, vote de la modi-fication constitutionnelle qui interdit toute aide publique aux entreprises,

suspension immédiate par décret des aides dès la seconde année et créa-tion des dots. Sur les 200 milliards de DDT par an, les entreprises ne pourront pas mobiliser la totalité. Elles vont au début mobiliser peut-être la moitié, donc « la Caisse » disposera d’une masse énorme qui lui permettra, peut-être à hauteur de 20 à 50 mil-liards ou plus, de donner des DDT supplémen-taires à des entreprises qui ont perdu des sub-ventions, avec le même effet que ce qu’on vient de leur enlever. Sauf qu’on ne les donnera pas à celles qui se contentent de transférer cet argent à leurs actionnaires, qu’ils soient français ou étran-gers… Car la somme de 200 milliards corres-pond très sensiblement au résultat que font les entreprises en question. Cherchez l’erreur !

Quelles forces en fa-veur de votre idée ?Pour l’instant, c’est un exercice de l’esprit et je les cherche un peu. Du côté des autorités et conseillers de tous bords à qui on a fait un service de presse abon-dant, on me dit au mieux : « Votre travail ouvre des perspectives nouvelles ». So what ? C’est une dé-marche expérimentale qui cherche une valida-

tion. Les entrepreneurs verront sans doute com-bien cette proposition est adaptée aux situations qu’ils vivent. Mais mon expérience de consultant me dit aussi que les « oies du Capitole »3 de l’entre-prise pourraient se ré-veiller. Je veux parler des salariés, en particulier les commerciaux qui vont au charbon et qui voient comment réagissent les clients. Maintenant, avec un patron qui a résolu son problème de BFR grâce aux DDT, imagi-nez combien les salariés qui ont de l’argent dans cette entreprise - leur dot et peut-être celle de leur famille - peuvent avoir leur mot à dire. Cela ai-derait les uns et les autres à s’intéresser davantage à l’entreprise, à ouvrir les yeux sur sa situation et ses perspectives. Cela créerait les conditions d’un dialogue complète-ment différent - et effi-cace.

Qui sait où va l’écono-mie, quelles seront les entreprises de demain ? L’idée est à valider. On a bien le droit de rêver !

Propos recueillis par Claude Roger.

3 • Allusion aux oies sacrées qui,

en donnant l’alerte par leurs cris,

permirent aux Romains de dé-

jouer une tentative d’invasion gauloise.

,, Les entrepreneurs verront sans doute combien cette proposition est adaptée aux situations qu’ils vivent.,,

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CommencementsConstruire des scé-narios est un exercice que prisent particuliè-rement les prospecti-vistes. Cet exercice a cela de réconfortant qu’il repose sur la conviction d’un futur qui n’est pas détermi-né et que nous pouvons prendre notre part de son émergence. Etes-vous en accord avec cette représentation de la prospective ?

Oui. Sachant qu’il faut prendre au pied de la lettre l’expression construire des scéna-rios. C’est un exercice qui tient de l’écriture de romans et qui pourtant n’est pas fictionnel. C’est une démarche de mise en image : il s’agit de repré-senter quelque chose, de le faire imaginer ; et aussi une démarche de mise en acte : il s’agit de se préparer à tel évé-nement et construire sa venue possible. Mon ap-proche de la prospective est celle-ci : proposer les récits d’un monde à venir dans le but d’inspi-rer, de générer de l’adré-

naline pour se coltiner le futur… avec l’envie de le réussir. Je m’intéresse moins aux faits qui pour-raient advenir qu’aux imaginaires qui condui-ront les pratiques socié-tales. Et surtout je m’ef-force d’être observacteur du monde, d’y partici-per, d’agir. Autrefois on partait à la découverte des zones blanches de la carte du monde. Les grands découvreurs, les grands navigateurs ont fait rêver des générations entières. Ils sont partis explorer les terra inco-gnita, ils se sont émer-veillés des différences, se laissant surprendre par des mondes encore im-pensables. Ils ont donné aux cartographes de quoi dessiner les contours du globe. Les choses du futur sont un peu de cet ordre et c’est ce à quoi je m’attache aussi bien dans mes propres livres qu’à travers ceux qui je pu-blie dans ma collection Géographie du Futur chez l’Archipel : partir à la re-connaissance des zones blanches des temps à venir. Ma démarche est intuitive, je prends en

compte utopies et dys-topies sans en tirer une morale mais bien plutôt un enrichissement pour que chacun se projette d’une façon dynamique et s’enrichisse de pistes possibles.

Mes outils de recherche sont le désir et l’in-quiétude, les sciences humaines, la création artistique et littéraire, la participation de pros-pectivistes et de créa-teurs (artistes, écrivains, sociologues, entrepre-neurs, journalistes…) et une sociologie innovante fondée sur l’intelligence collective, la sérendipité, la curiosité. Je m’inté-resse à la vraie vie des gens, aux mythes qui se construisent, aux fan-tasmes, à l’imaginaire. Je ne prétends pas annon-cer le futur mais parti-ciper à son avènement. Sans être dupe de la fragilité de la démarche mais avec un immense appétit.

Avant de construire des scénarios, il faut en rassembler les élé-ments. On appelle

Christian Gatard L’allégeance rebelle

Mes outils de recherche sont le désir et l’inquiétude,,

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Commencement 6

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couramment « signaux faibles » ces briques de demain, ces germes, pas toujours repérables dans le présent. Quelle est votre stratégie per-sonnelle de chasse aux signaux faibles ?Il faut surfer sur la lave des textes, des livres, des pays, des cultures et des gens, surtout des gens. Je dis la lave. Ce qui m’intéresse, c’est le feu, les braises. Les signaux faibles sont des braises. C’est presque comme ce jeu « tu brûles /tu es glacé » selon qu’on se rapproche ou s’éloigne de l’objet caché. Quelque chose me dit qu’il y a ici ou là des escarbilles incandescentes et qu’en soufflant dessus le futur s’y enflammera.

Concrètement j’ai une sorte de dispositif que je complète et que j’en-richis en permanence. Voyager, écrire, entrer en conversation. Mes terrains d’étude sont des exercices hautement impliquant pour aller voir de près ce qui se passe, mes livres sont des pauses pour essayer de mieux comprendre les mutations en cours, et les conférences que je propose sont des sources d’inspiration. Aussi, je voyage dans le monde entier en perma-nence. C’est une grande

chance. Je mène des mis-sions d’étude pour de nombreuses entreprises, un travail essentielle-ment centré sur l’analyse psychosociologique des groupes humains. J’ai la chance de pouvoir m’ex-primer devant de nom-breux publics et échan-ger avec eux. Or j’insiste : c’est en écoutant les gens qu’il y a le plus à apprendre du devenir du monde. C’est aussi vrai d’un groupe de citoyens lambda en Chine ou au Togo que d’une audience grand public à la Gaité lyrique à Paris que d’un parterre d’hommes d’af-faires à Tanger.

Ma démarche est en dé-calage avec l’Académie. Je suis toujours un peu étonné quand je reçois un courrier de lecteurs universitaires qui appré-cie mon travail et adhère à ma démarche. (C’est que je dois avoir une idée assez fausse de l’Acadé-mie.) Je pratique sorte de gonzosociologie aux prises avec le siècle. C’est très subjectif, très im-mersif, souvent intense. Tout contact est toujours une expérience à parta-ger. Un signal faible qui ne brûle pas les doigts ne doit pas signaler grand chose…

Dans le livre que vous venez de publier, vous

nommez trois scéna-rios: les plans A, B et C. Quelles histoires du futur racontent-ils cha-cun?Dans Mythologies du Futur je dis d’abord que les mythes sont des récits que l’humanité se raconte pour affronter les temps difficiles. Il y a toujours eu des temps difficiles et il semble que tout le monde de tout temps ait pensé que le futur serait difficile. Dans le plan A on invente des religions et on s’indigne de l’état du monde. Ça tient lieu de mythologie. On essaie de se tenir les coudes pour ne pas chavirer dans les mers déchaî-nées. On ne sait pas où on va, ni comment, mais on y va ensemble. On coule ensemble. Ça n’est pas une solution.

Dans le plan B on dé-couvre qu’on a écrit des choses très intelli-gentes, très belles sur l’avenir de l’humanité. Les mythes en ques-tion sont superbes, grandioses, émouvants. Ils expliquent tout. Ils viennent des Grecs, des Romains, des Egyptiens, des Scandinaves ou les Amérindiens. Il ne leur manque qu’une chose : le mode d’emploi pour moi, ici et maintenant.

D’où le plan C.

les mythes sont des récits que l’humanité

se raconte pour affronter

les temps difficiles.,,

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Celui qui commence par la question : et moi là dedans ? c’est le what’s in it for me ? Un peu cha-rité bien ordonnée com-mence par soi même. Si on veut avancer il faut s’impliquer, comprendre qu’on fait partie plei-nement de l’histoire de l’espèce humaine… avec des droits et des devoirs comme dirait le politiquement correct actuel… mais c’est sans doute un peu ça. Le plan C c’est de se confronter soi-même aux grands ré-cits qui se construisent… C’est ce que j’essaie de faire toucher du doigt dans mon bouquin.

Alors que beaucoup de travaux de prospective s’intéressent aux mé-thodes quantitatives, pouvant nous induire à croire que les forces les plus puissantes sont uniquement d’ordre matériel, vous consa-crez votre dernier livre à une dimension toute différente: celle des mythes. Qu’est-ce qui vous a attiré vers cette dimension ?Il y a sûrement plusieurs explications : celle qui me vient à l’esprit tout de suite est celle-ci… Vous avez peut-être re-marqué l’omniprésence des mascarons dans les villes occidentales. Ces mascarons, ces têtes de pierre au dessus des portes cochères, se re-trouvent partout de Paris à New-York, de Londres à Varsovie. Levez la tête.

Regardez bien. La plu-part représente des dieux grecs… Cérès, Hercule, Zeus…un peu comme si ces divinités conti-nuaient de nous sur-veiller, de nous inspirer peut-être. Il y a une di-zaine d’années, j’ai écrit un livre sur ces « têtes coupées ». C’était avant que je ne me plonge dans mes Mythologies du fu-tur et la prospective. En y repensant c’est peut-être un signal faible de ce type qui a déclenché mes recherches actuelles. Il y a une sorte de pré-sence surplombante des mythes dans notre quo-tidien et ces mascarons en sont la preuve sou-riante. Mais bien sûr il y a d’autres explications : ma conviction par exemple que toute fiction est un réel potentiel et donc que tout mythe est un instrument de naviga-tion, un mode d’emploi des temps à venir.

Comment un mythe peut-il se donner une puissance capable d’interférer avec le monde matériel ?C’est le grand pari du 21ème siècle : le retour en force de l’immaté-riel comme puissance à prendre en compte. Ce n’est pas tout à fait et certainement pas uniquement de l’ordre de la spiritualité. C’est quelque chose de l’ordre du mental, mais pas que… Cela ne s’oppose pas au monde matériel, cela l’intègre, le digère, en quelque sorte. C’est

le grand scénario de demain : le triomphe serein et apaisé de l’an-thropotechnie, c’est à dire de l’alliance intelli-gente de l’homme et de la machine, du mental et du matériel. La Science-Fiction sait très bien s’emparer de ce genre de sujet… et je crois beau-coup que la Science-Fic-tion est une sorte de « tête chercheuse » pour aller vers le futur.

Selon vous, au-jourd’hui, quels sont les mythes qui hantent nos contemporains ? Quels sont ceux qui - en bien ou en mal - seraient capables d’at-teindre une sorte de masse critique au sein de l’inconscient col-lectif et d’influer puis-samment sur l’avenir ?Je pense d’abord à la transparence - dont nous voyons dès maintenant les premières et puis-santes manifestations. Une transparence qui vire à l’obscénité. Tout est dit, écrit et publié sur tout dans l’instant et par tous. Chacun s’exprime, annonce, applaudit ou dénonce.

Le plan C c’est de se confronter soi-même

aux grands récits qui se

construisent,,

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Chacun a une opinion et la proclame, chacun (les gens, les états, les entreprises, les contre-pouvoirs…) se dévoile ou dévoile. Cette « ère de la transparence » va se prolonger. Les consé-quences à venir de l’am-plification de cette trans-parence à tous les étages vont créer une situation intenable. J’en envisage l’implosion prochaine. Des valeurs vont être « recyclées » comme l’importance du secret, du chuchotement…. ou la redécouverte de la tanière, comme ultime refuge.

Un autre mythe est celui de la sensationnalisation du monde. Un monde où la recherche de sen-sations de plus en plus fortes sera la règle, où la quête de jouissance, de plaisir du corps, de la compagnie des autres, de l’accomplissement de soi sera un parcours obligé.

Je pense aussi à ce que j’ap-pelle l’hybridation : une nouvelle phase du vivre ensemble - l’homme regarde vers l’autre, re-garde au-dehors, laisse entrer la lumière. Il se rend compte qu’il faut sortir, se confronter au monde. Le banquet (réel ou symbolique) sera un élément essentiel de l’hybridation de la socia-bilité. Il va rythmer la vie des communautés, triompher dans les rues brûlées par le soleil du réchauffement clima-tique. Comment vivrons

nous dans cette vie réou-verte sur la planète en-tière – en commençant par l’Asie, puis l’Afrique, puis… Allez savoir ! On va aussi connaitre une période de réconcilia-tion entre l’homme et la machine, un monde où le métissage sera synonyme de nouvelle alliance.

Ce monde, annoncé au-jourd’hui par les trans-humanistes, promet un accroissement de l’intel-ligence, une exploration des limites de l’homme, des vies prolongées, des planètes visitées.

Ce sera le début d’une mutation et pas l’an-nonce d’un désastre : dans la phase de trans-parence triomphante, l’homme n’avait de re-gard que sur lui-même, sombre nombrilisme le plus souvent désabusé. Dans la phase de l’hy-bridation on prend des risques vers les autres

mais on y va.

Enfin je propose de penser une ère nouvelle, celle que j’ai nommée l’allégeance rebelle. C’est l’idée qu’il faut bien faire allégeance à un certain nombre de choses: la planète qu’il faut proté-ger; les estomacs qu’il faut remplir ; la techno-logie qui n’en fait qu’à sa tête; le monde qui est cruel et injuste… Mais il y a mieux à faire que s’indigner. Il va falloir introduire, à l’intérieur du système, des interfé-rences, des courts-cir-cuits et autres facéties créatives. Ma conviction est que l’artiste au sens large, l’artiste poly-in-dustriel, va renouveler l’énergie de la société – rôle qu’il a toujours eu mais qui demain ne sera pas réservé aux « artistes » étiquetés comme tels, mais élargi à chacun d’entre nous : prendre de l’avance sur le futur

Des valeurs vont être

« recyclées » comme l’importance du secret, du

chuchotement…. ou la redécouverte

de la tanière, comme ultime

refuge.,,

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il faut bien faire allégeance à un certain nombre de choses: la planète qu’il faut protéger; les estomacs qu’il faut remplir ; la technologie qui n’en fait qu’à sa tête; le monde qui est cruel et injuste ,,

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en rejetant les conven-tions, en apportant à son environnement une énergie inspirée par les meilleures pratiques du monde contemporain, par les expérimenta-tions sociétales réus-sies où que ce soit dans le monde. Il est là pour inspirer, impulser, tenter des coups, jeter les dés… on anticipe pas le futur, on le crée! Face aux frac-tures de plus en plus béantes et à la barbarie que les médias mettent en scène, chacun devra faire parler l’artiste en lui et créer des sutures qui seront des sources d’ins-pirations pour la fiction, pour le commerce, pour le vivre-ensemble…

On va à la fois recon-naitre que les forces de l’histoire sont irrésis-tibles, que les mythes anciens sont les scripts du futur, que l’éternel retour des choses est une réalité… et qu’il faut –

car c’est dans la nature de l’homme – les contes-ter. Les idéologies, les religions, les visions du monde à géométrie va-riable vont se succéder, se confronter – négocier peut-être une paix des braves… mais au cœur de ces mondes vibrants, poreux, en chambarde-ment constant quelques idées vont émerger qui raconteront l’histoire du monde, qui seront les contes populaires de demain et de toujours, des contes pour grandes personnes, des mythes modernes….

Ces mythes peuvent stimuler notre éner-gie, constituer des « attracteurs étranges » favorisant l’affectio so-cietatis, les comporte-ments collectifs. Sans eux, serais-je tenté de dire, nous ne pouvons peut-être pas passer de la faiblesse de l’indivi-du isolé à la puissance

d’un corps social. Ils montrent là leur inté-rêt pour une humanité qui pourrait prendre son destin en main. Mais ils peuvent aussi se révéler dangereux en nous aveuglant. Peut-on rêver d’un bon usage des mythes?

Question passionnante ! Les mythes ont-ils une au-tonomie ? Sont-ils autre chose qu’une construc-tion mentale que l’hu-manité pensante aurait mis au point pour s’en sortir comme elle peut dans un univers qu’elle ne comprend pas et qui la terrifie ? Ces construc-tions mentales auraient pris leur indépendance, l’homme leur aurait insufflé vie comme à un golem. C’est déjà une idée fabuleuse. De l’ordre de la fable, oui, du conte, de la légende. Les mythes seraient ainsi des histoires parallèles qui raconteraient des

Face aux fractures de plus en plus

béantes et à la barbarie que

les médias mettent en

scène, chacun devra faire

parler l’artiste en lui ,,

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Les mythes ont-ils une autonomie ?,,,,

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scenarios potentiels qui pourraient avoir quelque chose à voir avec nous… ou pas ! Ils témoigne-raient d’un inter-monde, d’un invisible parallèle à notre histoire. Les mythographes auraient pour tâche d’en apprivoi-ser quelques uns de leurs enseignements secrets ? Je ne sais pas (encore) ré-pondre à cette question mais ce dont je suis sûr c’est que nous abordons là une des terra incognita du 21ème siècle : le retour en force des questionne-ments sur ces domaines de la connaissance qui sont encore en jachère et dont s’empare la Société Internationale de Mytha-

nalyse, créée par Hervé Fischer et que j’ai rejoint avec enthousiasme dès sa création cette année : « la mythanalyse explore les imaginaires sociaux actuels », écrit Hervé Fischer, « nos mytholo-gies du siècle, celles qui surplombent nos imagi-naires individuels, déter-minent nos valeurs et nos comportements col-lectifs d’aujourd’hui, le plus souvent à notre insu. Nos sociétés contempo-raines ne sont pas moins mythologiques que celle des Grecs ou des Vi-kings, mais nous ne le savons pas. En ce sens, la mythanalyse écoute et interprète la société. Les

mythes sont créés par les hommes, ils naissent et ils meurent, ils se trans-forment. Ce sont nos mythes qu’il faut chan-ger, pour changer nos sociétés. »

Quels seraient votre conseil à ceux qui ont envie de s’engager dans le Plan C ?Pratiquer l’allégeance rebelle !

Propos recueillis par Thierry Groussin.

Christian Gatard, sociologue et prospectiviste, est le fondateur de Gatard et Associés, Institut d’études internationales de marchés et de christiangatard&co, conseil en prospective. Il a publié une dizaine de livres, romans, récits et essais dont Nos 20 prochaines années, le futur décrypté. Mythologies du Futur est en librairie depuis juillet 2014. Il dirige la collection « géographie du futur » aux éditions de l’Archipel.Blog www.nos20prochainesannees.comIl est traducteur d’ouvrages de psychanalyse. Il publie régulièrement des articles liés à l’innovation sociale et culturelle et intervient dans différentes écoles et institutions (EHESS, CELSA, Sciences PO…)

Bio

Ce sont nos mythes qu’il faut

changer, pour changer nos

sociétés. »,,

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Nos amis publient

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Nos amis publient...

CSandrine RoudautL’utopie, mode d’emploiEditions La mer salée www.lamersalee.com« L’utopie n’est pas l’irréalisable, mais l’irréalisé. » Théodore MonodUn jour, un constat apparaît, clairement, affolant. L’arsenal RSE, DD, consommation responsable est impuissant. Le green business, la troisième révolution industrielle, les normes iso, les éco-labels, les indicateurs, les achats responsables, les taxes, les bonus et tout ce qui s’accumule sont des illusions. Elles ne sont pas toutes inutiles, mais elles sont largement trop faibles au regard des enjeux à relever. Pire, elles nous endorment. Elles nous donnent l’impression de reprendre la main: la croissance peut être verte, le marketing peut être responsable. Nous sommes sauvés. On ergote sur les termes, on échafaude des référentiels compliqués, on applique des process, on se rassure avec de nouveaux concepts et quelques gourous. On en oublie le pourquoi. On en oublie l’urgence. Et surtout on en oublie l’exaltation d’un monde neuf à inventer. Et pendant ce temps-là… nos comportement n’ont pas changé fondamentalement, ou pas durablement, pas suffisamment. Le déni ou l’indifférence perdurent.

Pourtant, les constats sont indéniables. Les personnes engagées continuent à être confrontées aux mêmes réactions hostiles, aux railleries sur les bobos, les ayatollas écolos ou l’incontournable « retour à la bougie ». L’utopie, mode d’emploi poursuit trois quêtes: comment imaginer des solutions inédites en dehors du cadre ? Comment

modifier les comportements durablement ? Comment satisfaire l’individu aujourd’hui ? Ce livre s’adresse aux bâtisseurs d’un nouveau monde, portés par l’envie de réaliser ce qui ne l’a jamais été.(Extrait de l’avant-propos par l’auteure)

Stéphanie AtenLa 3e guerreEditions Hélène Jacob http://stephanie-aten.e-monsite.com« Alors, vous faites partie des complotistes ? » Prononcée avec commisération, cette phrase pourrait nous rappeler que, comme le disait Baudelaire, « la plus grande ruse du diable est de nous faire croire qu’il n’existe pas ». Stéphanie Aten, dans son roman, s’appuie sur l’hypothèse qu’il y a un cartel planétaire réunissant grandes fortunes et firmes transnationales. A vrai dire, serait-ce si surprenant ? Par delà les concurrences, cette caste - comme l’auteur la nomme - n’a-t-elle pas des intérêts communs et sur certains enjeux pourquoi ne se sentirait-elle pas incitée à agir de concert ? Mais - et c’est là que l’accusation de paranoïa peut surgir - dans le roman ce cartel a un projet: organiser la planète à sa convenance. A y réfléchir, est-ce davantage surprenant ? Est-ce si déraisonnable d’imaginer qu’une telle caste veuille garantir son pouvoir dans la durée et assurer la stabilité d’une dynamique d’enrichissement croissant, par exemple en faisant en sorte que les Etats renoncent à être le rempart de leurs peuples et laissent grande ouverte la porte, avec les clés sur la serrure ?

Le deuxième ressort du roman est l’existence d’un alter-mondialisme dont les stratégies, la puissance et l’organisation surpassent ceux que nous lui connaissons. Cet alter-mondialisme-là ne livre pas des escarmouches mais une vraie guerre. C’est là qu’on entre pour de bon dans la fiction. Où dans l’espoir.

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Le nouveau modèle économique de Commencements

CCe qui ne change pasCommencements reste l’œuvre d’une équipe de bénévoles.Commencements est une revue de veille prospective sur les comportements émergents et les nouveaux modèles de civilisation.

Ce qui changeCe qui change est dicté par quatre préoccupations:- diminuer la cotisation à l’association,- faciliter la diffusion des contenus,- diminuer les coûts de production,- alléger les tâches autres que rédactionnelles.Commencements devient un trimestriel sous forme numérique avec possibilité de recevoir une fois l’an une version imprimée reprenant l’ensemble des parutions de l’année.

Les nouvelles conditionsCelles-ci seront arrêtées fin 2014 et, si vous désirez les connaître, nous vous remercions de nous adresser un mail, avec simplement la mention «Commencements» en objet à l’adresse suivante: [email protected]

Ont plus particulièrement participé à la réalisation de ce numéro 6:

• Stėphane Wattinne www.equilibre-coaching.com • Natacha Rozentalis www.ideho.fr• Dominique Viel, Ministère des Finances• Isabelle Vétois Horizons Seniors Claude Roger www.avsf.org• Guillaume Groussin

Qu’ils soient remerciés ainsi de leur investissement.

Crédit photo:Page 22: Courtesy Jean-Luc Favero, Exposition « Supernature” (Musée de l’Abbaye Sainte-Croix, Les Sables d’Olonne, 2014) http://www.jlfavero.fr .Page 4: Clara Feder. Page 29: portrait de Vincent Liegey par Ophélia Noor. PP. 35, 37, 38: Patricia A. Wilson. Pages 41: portrait de Jean-Michel Truong, Babelio http://www.babelio.com/auteur/Jean-Michel-Truong/12780 Page 48: dessin d’Amélie Carpentier. Couverture et pp. 5, 6, 9, 11, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 24, 25, 26, 27, 32, 36, 40, 41 (bas), 42, 43, 44, 45, 47, 49, 50: Thierry Groussin.

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Sommaire des 5 premiers numéros de Commencements

Commencements 1 (épuisé, accessible en ligne sur http://co-evolutionproject.org)Pierre Rabhi De l’aptitude à l’intelligence L’arbre qui tombeFrank Biancheri, Dominique Viel, Jean-Michel Servet La forêt qui pousse• Vérène Nicolas Au commencement sont nos besoins • Michel Guignier Retour vers le vivant • Fran-coise Lenoble L’économie de la relation • Christian Mayeur L’habitat, lieu d’Humanité • Philippe Cacciabue Fécondité de l’argent • Pilar Kalzado et Begoña Seijas Réveiller le territoire • Sylvie Con-daminas Créer de nouveaux espaces stratégiques • Estelle Boissière et Alexandre Trepp Renouer avec l’aventure humaine • Pierre Blanc-Sahnoun Vivre, c’est choisir une histoire •

Commencements 2 (épuisé, accessible en ligne sur http://co-evolutionproject.org)Libérer la vie • Andreu Solé La comédie du bonheur • René Duringer “Free lifers” • Debohra Frieze L’avenir sans attende • Yeu Grains de sel sur une île • Laure Waridel L’insoutenable illusion de notre impuissance • Antonin Léonard Les technologies de la société du partage • Caroline Gervais Entreprises: The Natural Step, un accélérateur de durabilité • Marc Tirel La puissance inquiétante de l’école mutuelle • Sylvie Pouilly Ralentir, c’est résister • CL Claridge Australie: http://slowmovement.com/ “Demain la vie”: expérience d’une mise en abyme Docteur Cyrille Cahen Revenir au désir essentiel •

Commencements 3Résiliences et énergies (I) • Thierry Groussin De la résilience comme une aventure • Yannick Roudaut La résilience ou la multipli-cation des initiatives • Alain Gras Le rêve, la puissance et le doute • Claude et Lydia Bourguignon Le sol, la Terre et la vie • Didier Christin Territoire: le parti du vivant • Bruno Morléo La résilience urbaine: une culture du risque ? • Michel Bauwens Résilience d’Internet, Internet de résilience • Philippe Derruder Monnaies locales: du je au nous • Rajagopal PV Entre la violence et le silence • Meyer Ifrah Les deux ailes du changement •

Commencements 4Résiliences et énergies (II) • Béatrice et Gérard Barras Loin des chemins tracés et des vérités établies • Bénédicte Manier Un mil-lion de révolutions tranquilles • Carole Peppe Hewitt De l’argent en circuit court • Vanaja Ramprasad Semences d’avenir • Florence Devouard L’open source, entre dogme, pragmatisme et humanisme • Yves Martignac L’énergie désirable • Bernard Ollivier Le chemin de la vie • Guibert del Marmol L’énergie subtile de la métamorphose • Thérèse et Marc Evin, Sophie Huyhn La gourmandise des choses simples • Alastair Hulbert Nourritures de l’âme •

Commencements 5Ruptures (I) • Philippe Léna L’autonomisation de la technique: libération ou asservissement ? • Robert Costanza Changer de théorie économique • Wojtek Kalinowski Faire de pauvreté richesse • Mary Clear Le légume comme message d’humanité • Catherine Berthillier Les initiatives extraordinaires de citoyens ordinaires • Bernard Rohmer / Carlos Verkaeren Entreprises: investir dans la liberté • Claude Roger Nord - Sud: lequel inspirera l’autre ? • Louis Campana Le choix de désobéir • Bruce Lipton Une nouvelle science pour nous guérir et guérir la planète •

Page 55: Commencements numéro 06

Esquisse du sommaire

• Joseph Országh L’eau et nous •

• Marco Ernani L’éducation à la paix •

• Thierry Groussin Se libérer de la voiture •

• Guillaume Dhérissard Faire territoire •etc.

Janvier 2015Commencements 7

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Com

men

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n° 6sommaire

Clara FederLe mur de la tentation

Page 3

Gérard BarrasL’enjeu alimentaire

Page 13

Philippe BilhouixLa voie du “Low-Tech”

Page 23

Jean-Michel TruongDeux-cent milliard aux soleil

Page 41

Juliet ShorLe matérialisme véritable

Page 7

Vincent LiegeyDe la décroissance

à la dotation inconditionnelle économique

Page 29

Philippe CheminPeut-on maîtriser le péril

chimique ?

Page 18

Christian GatardL’allégeance rebelle

Page 46

Patricia A. WilsonLa démocratie en profondeur

Page 35

Ruptures(II)

Commencements est une revue de veille prospective sur les comportements émergents et les nouveaux modèles de civilisation.