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COMMENT LA CRISE VIENT À LA PHILOSOPHIE Myriam Revault d?Allonnes Editions Esprit | Esprit 2012/3 - Mars/avril pages 108 à 117 ISSN 0014-0759 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-esprit-2012-3-page-108.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Revault d?Allonnes Myriam, « Comment la crise vient à la philosophie », Esprit, 2012/3 Mars/avril, p. 108-117. DOI : 10.3917/espri.1203.0108 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions Esprit. © Editions Esprit. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h34. © Editions Esprit Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h34. © Editions Esprit

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COMMENT LA CRISE VIENT À LA PHILOSOPHIE Myriam Revault d?Allonnes Editions Esprit | Esprit 2012/3 - Mars/avrilpages 108 à 117

ISSN 0014-0759

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-esprit-2012-3-page-108.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Revault d?Allonnes Myriam, « Comment la crise vient à la philosophie »,

Esprit, 2012/3 Mars/avril, p. 108-117. DOI : 10.3917/espri.1203.0108

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Distribution électronique Cairn.info pour Editions Esprit.

© Editions Esprit. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Myriam Revault d’Allonnes*

MICHEL Foucault suggérait – à propos du texte de Kant sur lesLumières – qu’une certaine manière d’aborder la question duprésent et de l’actualité était propre à la modernité, au discoursphilosophique de (et sur) la modernité. Que se passe-t-il aujour-d’hui ? Quelle différence y a-t-il entre aujourd’hui et hier ? Qu’est-ce que ce présent auquel nous appartenons et que sommes-nous ence temps qui est le nôtre ? En s’interrogeant sur son actualité, surson mode d’être au temps, le texte de Kant fait ainsi émerger unenouvelle manière d’aborder la modernité : non plus comme« période » mais comme question1.

À suivre cette perspective, on peut difficilement faire l’impassesur la façon dont un certain présent – celui de la « crise » – vientaujourd’hui à la philosophie. On remarquera d’ailleurs que la ques-tion avait été abordée frontalement par Kant. La Révolution fran-çaise, crise majeure s’il en est, a été un élément décisif dans sapensée : qu’est-ce qui, dans l’événement révolutionnaire, fait senset peut être tenu pour le signe d’un progrès de l’humanité ? Or lacrise excède aujourd’hui la signification et la portée de l’événementque Kant qualifiait de « signe d’histoire » pour l’humanité toutentière. Encore moins répond-elle à ce qu’anticipait Rousseau lors-qu’il écrivait en 1768 dans l’Émile : « Nous approchons de l’état decrise et du siècle des révolutions. »

* Philosophe, professeur des universités à l’École pratique des hautes études (EPHE). Ellea récemment publié Pourquoi nous n’aimons pas la démocratie (Paris, Le Seuil, 2010) etprépare un ouvrage sur la crise à paraître au Seuil en septembre 2012.

1. Je renvoie à mon article « Qu’est-ce qu’une philosophie de l’actualité ? », Esprit, août-septembre 2009, p. 213-224.

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Quel sens donner à la crise ?

Notre présent est en effet envahi par la « crise », à tel point quecelle-ci paraît être le point névralgique, le point crucial de notreépoque et de notre existence. C’est d’elle que procèdent aujourd’huipresque toutes les analyses ou tout au moins tous les constats. Il n’ya aucun domaine qui ne soit hanté par l’idée de crise : le capitalisme(crise économique et financière), la société, les valeurs, le couple,la famille, l’éducation, la culture, la science, la jeunesse, la civili-sation, l’humanité, etc. Dans la Crise de la culture, Hannah Arendtobservait déjà que la crise qui s’était abattue sur le monde modernetouchait presque tous les domaines de l’existence et de l’activitéhumaine. Il faut donc insister sur le fait que la crise n’est passeulement un phénomène économique, phénomène que, dans saspécificité, le philosophe n’est pas en mesure (et qu’il n’a pas laprétention) d’aborder.

L’extension de la notion se paye sans aucun doute par sonobscurcissement dans l’usage courant. Et ce sur un double versant :car elle désigne à la fois une crise du savoir, de la compréhensionque nous avons de la réalité, une crise de notre vécu subjectif et unecrise de la réalité sociale elle-même, là où la crise apparaît.Lorsqu’on parle par exemple d’une « crise de légitimité », on se situeà l’articulation, à la jonction des deux versants : de la réalité objec-tive et du versant subjectif (du vécu, de la croyance).

De cette omniprésence de la crise découle toute une série dequestions. La première a trait au sens même de la notion. Est-cequ’en se généralisant, l’idée de crise ne s’est pas vidée de son sensoriginel ? On peut en effet faire un premier constat au vu de la dila-tation de ses usages actuels. Le mot grec krisis signifie décision : c’estle moment décisif, dans l’évolution d’un processus incertain, quipermet à la fois le diagnostic, le pronostic et – éventuellement –l’issue, la sortie de crise. Et ce, quels qu’aient été ses domaines d’ap-plication : le domaine médical (avec la médecine hippocratique), lalittérature historique et politique (Thucydide qui, à l’ouverture del’Histoire de la guerre du Péloponnèse, la qualifie de « la plus grandecrise qui émut la Grèce ») ou encore le domaine judiciaire, où lakrisis désigne la décision qui tranche et qui ne résulte pas mécani-quement des preuves produites. De même, la crise tragique (théo-risée par Aristote dans sa lecture de la tragédie antique) est lemoment du renversement imprévisible (peripateia) qui, survenantcontre toute attente, fait rupture.

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Dans tous ces cas de figure, dans toutes les acceptions et tousles registres où intervient la notion, la question de la décision estcentrale : on décide, on tranche et, d’une manière ou d’une autre,on sort de la crise. Or, il semble bien qu’aujourd’hui la crise soitmarquée du sceau de l’indécision, voire de l’indécidable. Elle estle moment où – avec les perturbations – surgissent les incertitudes :incertitudes quant aux causes, quant au diagnostic, quant auxeffets, quant à la possibilité même d’une issue. C’est ce que souligneHartmut Rosa : ce qui, aujourd’hui, est « éprouvé comme unepériode de crise n’est donc précisément pas une époque de boule-versements ou de grandes décisions, à laquelle on pourrait faire face[…]. La crise consiste plutôt en ce qu’il n’y a plus rien à décider2 ».

Ce changement de paradigme manifeste très clairement que lacrise se développe fondamentalement dans une temporalité et qu’elleest inséparable d’une certaine expérience du temps. Car toutes lessociétés, toutes les époques, toutes les cultures ne vivent pas de lamême manière leur rapport au temps, elles n’accordent pas lamême valeur à ses divers moments, elles ne pensent pas de manièreunivoque l’articulation du passé, du présent et du futur. Au sein dechaque présent, les dimensions temporelles du passé et de l’avenirpeuvent être investies différemment. Il n’y a donc pas une mais demultiples manières d’être au temps : cela vaut pour les individuscomme pour les sociétés. S’il en est ainsi, nous pouvons considérerque la « crise », non seulement se développe dans une certainetemporalité, mais en est un révélateur, un signe, voire un symptôme.Qu’en est-il de l’expérience contemporaine du temps et du renver-sement de paradigme dont la crise ferait l’objet ?

Si le philosophe – qui n’est pas un expert – a vocation à se poserce type de questions, Paul Ricœur a eu à cet égard une positionexemplaire. Parce qu’il n’a pas abordé la crise comme un problème« technique » mais comme un problème humain et social, en rapportavec des thématiques fondamentales comme celle de la justicesociale, celle de la production mais aussi celle de la répartition desbiens et de leur diversité quant à leur nature. Mais il s’est égalementinterrogé, d’un point de vue épistémologique, sur sa généralisation,sur la possibilité de construire de manière cohérente un conceptunitaire et unificateur de la crise. Et il a surtout tenté – ce qui estsans doute le point essentiel – de l’inscrire dans une temporalité

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2. Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010pour la traduction française, p. 333, souligné dans le texte.

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spécifique : celle de notre modernité, du présent dans lequel nousvivons. Une telle réflexion ne prétend pas à l’exhaustivité, elle nesaurait rendre compte du « tout » de la question, mais elle proposeau moins des pistes, nous suggérant par là même qu’il nous revientd’explorer des chemins qu’il n’a pas frayés.

La crise, au-delà de l’économie

Dans un entretien avec Michel Rocard, publié en 1991 dans larevue Esprit3, Ricœur insiste sur l’idée que la société n’est pas seule-ment un espace de marché, un ensemble de relations marchandes,mais qu’elle est avant tout un réseau d’institutions. Et à ce titre, ellene se réduit pas à un système de distribution, au sens étroitementéconomique du terme « distribution », qui serait opposé à « produc-tion ». Elle est un système qui « distribue toutes sortes de biens : desbiens marchands, bien entendu, mais aussi des biens comme lasanté, l’éducation, la sécurité, l’identité nationale ou encore lacitoyenneté ». Dès lors, le problème qui se pose est de savoir quelssont, parmi ces biens, ceux qui sont susceptibles d’être distribuésselon les règles du marché et quels sont ceux qui exigent un autremode de distribution, et dans ce cas, lequel ?

Ricœur reconnaît ici sa dette à l’égard de la pensée du philo-sophe américain, Michael Walzer, qui, dans son livre Sphères dejustice4, défend l’idée qu’une vision purement procédurale (formelle)de la justice ne suffit pas, et qu’il faut prendre en compte la naturedes biens à distribuer, c’est-à-dire relier chaque fois les biensconsidérés à la sorte de bien, de valeur, auxquels ils renvoient spéci-fiquement. On ne peut alors s’en tenir à de simples procédures, à desrègles formelles de répartition qui vaudraient indépendamment desbiens distribués. Pour Ricœur, on ne distribue pas de la mêmemanière des biens éducatifs, des biens de santé et des biensmarchands, et plus encore des biens de citoyenneté comme le droitd’association, le droit d’expression, le droit à la sécurité, etc. Cetteposition présuppose, avant toute analyse de type économique, unecertaine conception de la société. Et celle-ci ne peut pas reposer surune extension de la logique marchande à tous les domaines de la viesociale et politique.

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3. Michel Rocard, Paul Ricœur (entretien), « Justice et marché », Esprit, janvier 1991, p. 5-23.

4. Michael Walzer, Sphères de justice, Paris, Le Seuil, 1997 pour la traduction française.

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Le livre de l’économiste André Orléan, l’Empire de la valeur5,s’inscrit en un sens dans une telle perspective. Ce que révèle la crisefinancière dans laquelle nous sommes plongés, ce sont précisé-ment les limites de la théorie économique. Elle traverse aujourd’huiune crise de légitimité qui révèle – et c’est un point capital, parcequ’il engage une interrogation d’ordre épistémologique – que denouveaux problèmes ont surgi avec la crise, mais que nous n’avonspas à notre disposition de nouvelles solutions prêtes à être adoptées.Pourquoi ? Parce que les paradigmes interprétatifs qui soutiennentla discipline économique sont très discutables.

Pour dire les choses très sommairement, l’étroitesse des hypo-thèses institutionnelles (en matière de rationalité, de préférencesindividuelles, de qualité des biens ou de nature des interactions) estun handicap considérable qui empêche d’élaborer un nouveau cadred’intelligibilité. Pour être ressaisie dans son autonomie, la valeurmarchande ne doit être identifiée ni à l’utilité (selon l’économienéoclassique), ni au travail (hypothèse marxiste), ni à la rareté : cesont là des hypothèses substantielles ou substantialistes qui mettentl’accent sur les objets au détriment des relations, des rapports desacteurs économiques entre eux. On est donc en présence d’unedémarche qui « dé-substantialise » la valeur (comme d’autres ontcherché à désubstan tialiser le pouvoir) et qui se propose de lapenser comme une institution social-historique.

Il semble bien que l’on retrouve ici la perspective des interac-tions, des médiations imparfaites qui prend en compte, comme lepréconisait Ricœur, un certain pluralisme des valeurs susceptiblesde guider la compréhension et l’action. En refusant de considérerla valeur comme une « substance », André Orléan déplace l’accentsur la nature sociale de la valeur, sur la primauté de l’échange et dudésir. La logique sous-jacente à cette analyse est de nature essen-tiellement mimétique, et cette logique mimétique ouvre des pers-pectives fécondes sur la déconnexion entre économie réelle etdynamique financière et spéculative.

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5. André Orléan, l’Empire de la valeur. Refonder l’économie, Paris, Le Seuil, 2011. Voir l’en-tretien avec A. Orléan, « Pour une approche alternative de l’économie », Esprit, février 2012,p. 111-129.

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La crise peut-elle êtreune notion univoque ?

Ricœur a abordé cette question dans un texte intitulé « La criseest-elle un phénomène spécifiquement moderne ?6 ». Prenant actede l’usage de plus en plus généralisé de la notion à partir de diffé-rents secteurs ou différents domaines d’application, il se demandes’il est légitime, s’il est épistémologiquement fondé, d’unifier sousle même concept une notion aussi polysémique : qu’y a-t-il decommun entre une crise de larmes, une crise ministérielle, la crisedes valeurs, de l’éducation, la crise financière, etc. ? S’agit-il deconcepts spécifiques relevant uniquement d’une épistémologierégionale ou la notion est-elle universalisable au-delà de ses pointsd’ancrage ? Il n’est pas sûr qu’en dépit de similitudes (tout aumoins au niveau de la description), il soit possible de parvenir à unconcept entièrement englobant.

Est-il possible d’envisager la crise comme un « fait social total »,tel que le concevait Marcel Mauss ? Selon Mauss, un « fait socialtotal » met en branle, dans certains cas, la totalité de la société etde ses institutions ou, tout au moins, un très grand nombre d’insti-tutions. Mais la difficulté est que, précisément, le phénomène socialtotal ne se laisse atteindre qu’à travers les représentations que lasociété se fait d’elle-même : comment un consensus peut-il alorss’établir dans une société donnée sur l’appréciation du phénomèneet de ce qui le sous-tend ? Le problème se pose tout particulièrementlorsqu’on se propose d’élaborer le rapport entre la « crise » et la« modernité ». La modernité n’est pas un « fait social total » parmid’autres. Elle renvoie – comme en témoigne le renversement deparadigme évoqué plus haut (de la décision à l’indécision) – auprésent dans lequel nous sommes immergés. Il apparaît de ce faitque c’est toujours en référence à une structure temporelle ques’analyse la notion de « crise ».

Crise et expérience du temps

La dilatation de la notion de crise est telle que nous ne pouvonsmême plus dire que nous vivons ou que nous « traversons » des

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6. Texte consultable sur le site du Fonds Ricœur. Il reprend les grandes lignes d’une confé-rence donnée le 3 novembre 1986 à l’université de Neufchâtel.

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crises : nous sommes immergés dans la crise. Non seulement nousvivons dans un monde en crise mais nous vivons sous le surplombde la crise. Elle n’est pas seulement le centre de notre existence :elle est la norme générale censée régler à la fois la conscience indi-viduelle et collective et les modalités de l’action publique. Mais cetétrange retournement de la normativité qui fait de la crise (à l’ori-gine état d’exception, situation exceptionnelle) une situationnormale, régulière et permanente, demande lui aussi à être interrogé.

D’où la question – à mon sens incontournable – qui est celle durapport entre la crise et la modernité. Cette question peut êtredéclinée de plusieurs manières : vivons-nous aujourd’hui une crisesans précédent et – pour la première fois peut-être dans l’histoire –une crise non plus « transitoire » (à quoi renvoie le terme de« traverser ») mais une crise permanente, une crise qui est enquelque sorte le « milieu » de notre existence ? Crise sans précé-dent : autrement dit une crise qui fait événement, qui n’est pas inté-grable dans une série, dans une causalité déductive. Une tellehypothèse engage l’analyse du rapport à la modernité : en quelsens, dans quelle mesure, le caractère « inédit » ou supposé tel dela crise est-il lié à la modernité ? Est-elle la source de l’émergencede nouveaux paradigmes ?

Il faut rappeler que – quel que soit son domaine d’application –la crise se déroule dans une temporalité qui règle les décisions prisespar un sujet. Cette inscription dans la temporalité est capitale et ellepermet de comprendre qu’avec la modernité, lorsque la « crise »revient au premier plan au XVIIIe siècle dans une nouvelle penséede la temporalité et de l’histoire, elle s’infléchit de façon significa-tive. Au Moyen Âge, le mot se limite encore au domaine de la méde-cine et caractérise le stade décisif de l’évolution d’une maladie. Ilfaut attendre le XVIIIe siècle pour que soient mentionnées des« crises dans l’Église et dans l’État » et que le marquis d’Argenson,ministre des Affaires étrangères de Louis XV, parle de « criseéconomique ». Le terme ne cesse de se diffuser durant tout leXIXe siècle et en viendra désormais à désigner toute période detrouble ou de tension. Son usage est le plus souvent spécifié (criseministérielle, crise de conscience, crise financière) mais il traduitaussi l’émergence d’une subjectivité sensible aux désordres ainsique la conscience des grands bouleversements politiques et écono-miques. Il faut alors analyser le rapport de la crise politique et desphilosophies de l’histoire qui l’ont accompagnée. La crise – liée à

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la « critique » – prend la forme d’une négation radicale de l’ancienpar le nouveau, au nom d’une certaine conception du progrès7.

Pourquoi importe-t-il de se demander – comme l’a fait Ricœur –si la crise est un phénomène spécifiquementmoderne ? Précisémentparce que ce qui caractérise la modernité (ou les Temps modernes),c’est la volonté d’arrachement au passé et à la tradition. Il s’agit àla fois d’une volonté d’autofondation rationnelle et d’auto-institutionpolitique : d’où la revendication d’un nouveau mode de légitimité quine prend plus appui sur la précédence d’une autorité, qu’elle soiténonciative ou juridico-politique. Un auteur comme Paul Hazardparlait – dans les années 1930 – d’une « crise » de la conscienceeuropéenne pour qualifier ce nouvel ordre des choses qui avaitcommencé au cours des XVIIe et XVIIIe siècles.

Pourquoi « crise » ? Parce que la rupture revendiquée par lamodernité a touché aux fondements mêmes du savoir et de l’auto-rité et qu’elle a engagé une interrogation sur les fondements de sapropre légitimité. Comme l’a souligné Max Weber, la déprise du reli-gieux sur les représentations que les hommes se font du monde etde leur propre existence a accompagné la formation de l’Occidentmoderne. Cette émancipation à l’égard de toutes les significationsétablies, passivement reçues de la coutume et de la tradition, a faitqu’il n’y a plus de sens univoque qui vaille avec une évidence incon-testable. Ce que Max Weber a appelé le « polythéisme des valeurs »met l’homme moderne aux prises non pas tant avec la vacance oule vide de sens mais avec une pluralité de sens (parfois antago-niques). Si un monde réglé par la tradition croit en la valeur immé-moriale de ce qui a toujours été, le processus d’émancipation propreà la modernité a provoqué une perte du consensus global sur lesvaleurs de l’action, notamment dans la sphère publique. En cesens, la modernité elle-même est intrinsèquement habitée par lacrise. Et pour l’homme contemporain qui vit le déchirement desvaleurs, la crise est ce vécu lui-même. Ricœur a été très attentif àcet aspect de la modernité, habitée par un processus de légitima-tion toujours en cours et toujours en crise. Comme le relevaitCharles Taylor, nous modernes appartenons à une société qui atendance à saper les bases de sa propre légitimité.

Cette centralité de la crise dans la modernité doit ainsi engagerune réflexion sur notre manière d’être au temps et à l’histoire.Qu’en est-il en particulier de la façon dont s’incarne aujourd’hui

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7. Sur ce thème, voir Reinhart Koselleck, le Règne de la critique, Paris, Minuit, 1979.

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notre conscience historique, à la lumière des catégories élaboréespar Koselleck : l’espace d’expérience (à savoir l’ensemble des expé-riences livrées par le passé, le « passé rendu présent ») et l’horizond’attente (toutes les anticipations visant le futur8) ? Ricœur s’accordeavec Koselleck sur la valeur et le statut de ces deux catégories. Illes tient pour des « transcendantaux », pour des « métacatégories »qui fournissent un cadre d’intelligibilité au-delà des variations durapport entre passé/présent/futur, variations qui, bien évidemment,changent avec la diversité des périodes historiques et des époques.

Ce qui caractérise la modernité, c’est précisément la distancecroissante qui se creuse entre l’espace d’expérience et l’horizon d’at-tente. C’est notamment à partir de cette tension – parfois exacerbée –que nous pourrions réfléchir sur un concept de crise assez général(sans être totalement englobant). Lorsque l’espace d’expérience serétrécit par un déni général de toute tradition et de tout héritage (ceque Hannah Arendt appelait le « pathos de la nouveauté ») et quel’horizon d’attente recule dans un avenir de plus en plus lointain etindistinct, nous avons le sentiment de n’avoir plus aucune prise surle cours de l’histoire : la tension est alors perçue comme rupture ouschisme. Écartelé entre deux fuites, celle d’un passé dépassé et celled’un avenir qui recule plus vite que nous n’avançons, le présent,ainsi « scindé en lui-même, se réfléchit en crise », ce qui est sansdoute l’une des « significations majeures » de notre temps9.

Reste – une fois frayé ce chemin qui inscrit la crise dans unetemporalité spécifique, celle de notre présent – à s’interroger sur cetautre changement de paradigme qui accompagne la dilatation de lanotion de crise : le renversement de ce qui était à l’origine une situa-tion de rupture exceptionnelle (et même paroxystique) en régularité,en situation permanente. Aujourd’hui, la crise est à la fois lesurplomb et l’horizon de nos existences. Elle n’est pas seulement aucœur de nos préoccupations, de nos intérêts, de nos réflexions. Elleest aussi la norme à laquelle nous rapportons nos prises deconscience individuelles et collectives ainsi que les possiblesmodalités de notre action.

De cet étrange retournement de la normativité qui fait de la crisepermanente le « milieu » de notre existence procèdent d’autresinterrogations sur le statut même de la notion : la crise est-elle un

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8. Catégories que Ricœur a réinvesties dans ses analyses, notamment dans Temps et récit(Paris, Le Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1985) et dans la Mémoire, l’Histoire, l’Oubli(Paris, Le Seuil, coll. « Points », 2003).

9. Voir P. Ricœur, Temps et récit, III, op. cit., p. 308.

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concept ou, plus probablement, une métaphore qui (issue dudomaine médical) en est venue à faire écho à une modernitéinachevée et irréductible à une signification close et univoque ?Comme si l’expérience de la modernité se laissait « métaphoriser »plus qu’elle ne pouvait être traduite en une pure conceptualité. Loinque ce statut métaphorique soit le signe d’une élaboration encoretâtonnante qui ne serait pas encore parvenue à s’énoncer sous laforme d’un logos clair et rigoureux, il relèverait d’une « heuristiquede la pensée » qui reconnaît que l’univocité ne peut pas être atteinteet voit dans la métaphore une forme de vérité autre que celle quis’attache aux énoncés logiques ou scientifiques. Hans Blumenbergvoyait dans certaines métaphores (qu’il qualifiait d’« absolues ») l’ex-pression de certains états de choses « inconceptualisables ». S’il enest ainsi, la crise ne vient pas à la philosophie comme un objet exté-rieur proposé à la réflexion et à l’analyse : elle donne accès à unhorizon de sens qui est le nôtre, celui de notre présent. Elle est unequestion posée à la philosophie sur son actualité, autrement dit sursa façon de philosopher.

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