9
Monsieur Nicolas Herpin Comment les gens qualifient-ils les tenues vestimentaires ? In: Economie et statistique, N°168, Juillet-Août 1984. Sociologie et statistique. pp. 37-44. Resumen ¿ Como califica la gente la manera de vestir ? - El análisis sociológico de los comportamientos en materia de vestir precisarfa nomenclaturas que tomasen en cuenta características sociales y cul tu rales vinculadas con ellas. Tales nomenclatures, si uno quiere referirse a ellas en las encuestas estadfsticas, no pueden estribar más que en una correspondencia bastante estable entre el vocabulario utilizado por los encuestados y las prendas que se describen. Una primera prueba pone de manifiesto lo dificultoso que resulta el percibir tal correspondencia. Résumé L'analyse sociologique des comportements vestimentaires exigerait des nomenclatures qui tiennent compte des caractéristiques socio-culturelles des produits. De telles nomenclatures, si on veut y recourir dans des enquêtes statistiques, ne peuvent se fonder que sur une correspondance assez stable entre le vocabulaire utilisé par les enquêtes et les vêtements à décrire. Un premier test montre la difficulté d'établir une telle correspondance. Abstract How people talk about the way people dress? - The sociological analysis of behavior in relation to clothes requires nomenclatures which take into consideration the socioculturel characteristics attached to this behavior. To be used in statistical surveys, such nomenclatures cannot be based only on a relatively stable correspondance between the vocabulary used by those who are surveyed and the clothes described. An initial test shows the difficulty of perceiving such a correspondance. Citer ce document / Cite this document : Herpin Nicolas. Comment les gens qualifient-ils les tenues vestimentaires ?. In: Economie et statistique, N°168, Juillet-Août 1984. Sociologie et statistique. pp. 37-44. doi : 10.3406/estat.1984.4882 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/estat_0336-1454_1984_num_168_1_4882

Comment les gens qualifient-ils les tenues vestimentaires · Sociologie et statistique. pp. 37-44. Resumen ¿ Como califica la gente la manera de vestir ? - El análisis sociológico

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Comment les gens qualifient-ils les tenues vestimentaires · Sociologie et statistique. pp. 37-44. Resumen ¿ Como califica la gente la manera de vestir ? - El análisis sociológico

Monsieur Nicolas Herpin

Comment les gens qualifient-ils les tenues vestimentaires ?In: Economie et statistique, N°168, Juillet-Août 1984. Sociologie et statistique. pp. 37-44.

Resumen¿ Como califica la gente la manera de vestir ? - El análisis sociológico de los comportamientos en materia de vestir precisarfanomenclaturas que tomasen en cuenta características sociales y cul tu rales vinculadas con ellas. Tales nomenclatures, si unoquiere referirse a ellas en las encuestas estadfsticas, no pueden estribar más que en una correspondencia bastante estableentre el vocabulario utilizado por los encuestados y las prendas que se describen. Una primera prueba pone de manifiesto lodificultoso que resulta el percibir tal correspondencia.

RésuméL'analyse sociologique des comportements vestimentaires exigerait des nomenclatures qui tiennent compte des caractéristiquessocio-culturelles des produits. De telles nomenclatures, si on veut y recourir dans des enquêtes statistiques, ne peuvent sefonder que sur une correspondance assez stable entre le vocabulaire utilisé par les enquêtes et les vêtements à décrire. Unpremier test montre la difficulté d'établir une telle correspondance.

AbstractHow people talk about the way people dress? - The sociological analysis of behavior in relation to clothes requires nomenclatureswhich take into consideration the socioculturel characteristics attached to this behavior. To be used in statistical surveys, suchnomenclatures cannot be based only on a relatively stable correspondance between the vocabulary used by those who aresurveyed and the clothes described. An initial test shows the difficulty of perceiving such a correspondance.

Citer ce document / Cite this document :

Herpin Nicolas. Comment les gens qualifient-ils les tenues vestimentaires ?. In: Economie et statistique, N°168, Juillet-Août1984. Sociologie et statistique. pp. 37-44.

doi : 10.3406/estat.1984.4882

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/estat_0336-1454_1984_num_168_1_4882

Page 2: Comment les gens qualifient-ils les tenues vestimentaires · Sociologie et statistique. pp. 37-44. Resumen ¿ Como califica la gente la manera de vestir ? - El análisis sociológico

Comment

les gens qualifient-ils

les tenues vestimentaires ?

par Nicolas Herpin *

L'analyse sociologique des comportements vestimentaires exigerait des nomenclatures qui tiennent compte des caractéristiques socio-culturelles des produits. De telles nomenclatures, si on veut y recourir dans des enquêtes statistiques, ne peuvent se fonder que sur une correspondance assez stable entre le vocabulaire utilisé par les enquêtes et les vêtements à décrire. Un premier test montre la difficulté d'établir une telle correspondance.

Assurément les jugements spontanés de ce type sont sujets à erreurs. Chacun sait que l'habit ne fait pas le moine. Mais, en situation, peut-on s'abstenir d'utiliser des informations disponibles, même si elles sont réputées peu fiables? Le vêtement permet d'attribuer des caractéristiques socio- démographiques vraisemblables, nécessaires à la bonne marche de la vie quotidienne. Trompeur ou véridique, il existe un langage vestimentaire. Et c'est précisément l'existence de ce langage qu'on a voulu étudier ici, sans se préoccuper de savoir s'il y avait ou non une bonne adéquation entre les caractéristiques réelles de la personne rencontrée et celles supposées par l'interprète des signes vestimentaires.

« Celui-là est chic », « Habillé comme il est, celui-ci doit être un ouvrier », « Voilà quelqu'un en tenue d'intérieur ».

Le vêtement porté par autrui fait partie de l'environnement familier. On ne s'intéressera pas de la même façon à l'habillement selon qu'il appartient à une personne de l'entourage habituel, membre de la famille, collègue de travail ou voisin, ou à un individu rencontré pour la première fois. Dans ce dernier cas, le vêtement fournit une information utile, peut- être même indispensable. Cette tenue n'est alors pas d'abord perçue comme l'assemblage de divers articles, ayant chacun une forme, une couleur, un certain état de propreté, de vétusté...; elle forme, avec les caractéristiques corporelles de celui qui en est porteur, un tout qui sert à repérer le sexe, l'âge approximatif et suggère des questions qui resteront la plupart du temps informulées dans l'esprit du sujet, sur la condition sociale, l'occupation actuelle, voire même les goûts de la personne rencontrée.

Quatre photographies

Des entretiens semi-directifs sur le vocabulaire du vêtement ont été organisés, parallèlement à la première vague de collecte de l'enquête « Habillement » de 1983-1984. Au moment où cet article est écrit, la nouvelle édition de cette enquête décennale est en cours de collecte, et les résultats présentés ici ne concernent qu'une partie des entretiens parallèles. Ceux-ci sont d'abord centrés sur le vocabulaire

* Nicolas Herpin fait partie de la division « Conditions de vie » du département « Populations-ménages » de l'INSEE.

Les nombres entre crochets, [ ], renvoient à la bibliographie en fin d'article.

37

Page 3: Comment les gens qualifient-ils les tenues vestimentaires · Sociologie et statistique. pp. 37-44. Resumen ¿ Como califica la gente la manera de vestir ? - El análisis sociológico

DESCRIPTIF DES IMAGES PHOTOGRAPHIQUES

Tenues portées par l'homme. Photo 1 : chemise blanche à manches longues, cravate brune, costume deux pièces brun clair, mocassins de cuir brun. Photo 2 : tee-shirt blanc sous une chemise échancrèe, à carreaux bleus et rouges, manches longues retroussées, pantalon de type bleu de travail, brodequins noirs. Photo 3 : polo bleu clair, grosse veste en laine de couleur beige, pantalon beige avec des poches apparentes, chaussures de tennis. Photo 4 : chemise noire déboutonnée au col et laissant voir un sous pull kaki, une paire de lunettes de soleil accrochée à une boutonnière de la chemise, un blouson de tissu noir, un jean noir serré par un ceinturon, des boots de couleur sombre.

Tenues portées par la femme. Photo 1 : un chemisier de couleur bordeaux avec un collier à deux rangées de perles, un blazer bleu marine bordé d'un galon bordeaux, une jupe à plis descendant aux genoux de couleur bordeaux, des escarpins de la même couleur à talons moyens. Photo 2 : une robe-tablier, à fleurs, de ton vert et noir, sur un chemisier à manches longues vert clair, un fichu noué sur les cheveux, des mules à talon plat. Photo 3 : un chemisier blanc sous un cardigan ouvert de couleur blanc cassé, une jupe assez ample en tricot brun uni, un collier fantaisie de fausses perles couleur brune, un bracelet fantaisie de grosses perles blanches, des escarpins en daim lacés sur le coup du pied avec des talons moyens. Photo 4 : un col roulé noir, une veste de cuir noire entrouverte, un pantalon ample noir, des escarpins noirs à talons hauts, paupières bleues, boucles d'oreilles longues en plume, une bague et un bracelet imitation or.

employé dans l'enquête principale. Les termes des nomenclatures utilisées et les notions clés (cadeau, vêtement « possédé », vêtement « neuf »...) qui définissent les rubriques du questionnaire n'ont pas toujours le même sens pour tout le monde. Il est utile d'avoir une mesure, même peu raffinée, du flou sémantique de ces notions, de façon à éviter certaines erreurs d'interprétation dans l'analyse des résultats de l'enquête.

Mais la dernière partie des entretiens parallèles, celle qui nous intéresse ici, a un objectif différent : la personne interrogée est mise en situation d'avoir à qualifier des tenues vestimentaires. Cette dernière épreuve se passe comme suit.

L'enquêteur dispose de deux planches de quatre photographies ; aux hommes il présente les images de quatre tenues portées par un homme; aux femmes, celles de quatre tenues portées par une femme. Les photos sont présentées simultanément. L'enquêteur pose la question suivante : « la même personne porte quatre habillements différents. Comment peut-on qualifier ces façons de s'habiller ? ».

Les caractéristiques proprement photographiques ont été contrôlées : le cadrage, la distance et la hauteur de l'objectif, la lumière et le fond derrière le mannequin, tous ces éléments sont identiques pour les quatre photographies. De plus, le détail des contours et les couleurs des articles portés sont d'une certaine imprécision, mais de façon homogène pour toutes les photographies. L'habillement du mannequin est le seul élément qui varie d'un cliché à l'autre (voir l'encadré « Descriptif des images photographiques » ci-contre).

Les conclusions qui sont présentées ici sont tout à fait provisoires et demanderaient à être vérifiées par d'autres travaux : les entretiens sont peu nombreux (83); ils se sont déroulés dans trois régions (Nord, Bourgogne, agglomération parisienne); ils n'ont concerné que des volontaires parmi des personnes tirées au sort lors de la première vague de collecte de l'enquête elle-même. La structure de ce sous- échantillon de volontaires est néanmoins homologue à celle le la population en ce qui concerne le sexe, la situation matrimoniale et le statut professionnel; mais ce groupe de personnes est plutôt plus jeune, plus urbain et plus diplômé que la population dans son ensemble.

Trois vocabulaires pour qualifier la tenue vestimentaire

Chaque photographie constitue une question ouverte. Le commentaire attendu est laissé à la libre formulation des enquêtes. Par sa nature même cette épreuve peut désorienter certains interlocuteurs. Aussi faut-il préparer l'enquêté à cette partie du questionnaire, de façon à réduire les effets bien connus de l'inégale compétence à la verbalisation. Au cours de la visite précédente, la personne interrogée a décrit l'une de ses tenues, et a répondu à un questionnaire fermé sur ses habitudes de soin corporel, de diététique et de pratique sportive. De plus, dans la première partie de l'entretien parallèle, elle a eu tout loisir pour exprimer ses goûts et sa propre expérience vestimentaire. Le déchiffrement iconographique qui lui est demandé se produit donc au moment où elle est en pleine possession de son sujet ; elle a souvent profité de la conversation précédente pour préciser sa doctrine personnelle en matière d'habillement. On ne sera donc pas surpris de constater le recours à un vocabulaire étendu. Le lecteur pourra reconstituer les données ainsi collectées en regroupant, photographie par photographie, les expressions que nous avons distinguées pour les besoins de notre interprétation. A la différence du catalogue de vente par correspondance ou du magazine de mode, les quatre photographies n'ont pas de légende. La personne donne donc son avis à partir du simple contenu visuel de l'image. Elle se trouve dans une situation analogue à une première rencontre à cette différence près que le dispositif expérimental rend de peu d'intérêt les informations corporelles : le mannequin est par définition une neutralisation du porteur de vêtement. Seul l'habit porté est significatif.

Dans ce dispositif expérimental, les personnes interrogées adoptent en général la même démarche. Chaque photographie commentée ne l'est pas indépendamment des

38

Page 4: Comment les gens qualifient-ils les tenues vestimentaires · Sociologie et statistique. pp. 37-44. Resumen ¿ Como califica la gente la manera de vestir ? - El análisis sociológico

Tableau ÎA

Vocabulaire de la condition sociale (hommes)

Tableau IB

Vocabulaire de la condition sociale (femmes)

Expressions utilisées *

Patron, PDG, directeur, homme d'affaires1 Cadre Cadre (petit, moyen, assimilé)1 Petit cadre, contremaître Employé de banque, bureau

crate1 Artisan Électricien Ouvrier, genre ouvrier Travailleur (manuel), type du

prolo1 Paysan Français moyen Intellectuel Syndicaliste de la CFDT Chômeur Écolo Motard Loubard, rocker, voyou, gros bras1 Maquereau Dragueur, play-boy '.. ...... Rigolo Type du genre Coluche Personnage du genre Giscard

d'Estaing

Ensemble

Photographie

N» 1

12

N» 2

10

N" 3 N«4

17

Re- cou- v r

ement Expressions utilisées1

Femme d'affaires Cadre supérieur

Assistante sociale. . . , Ménagère Femme au foyer, à la maison. Femme de ménage, femme

d'entretien Agricultrice, fermière, pay - sanne1

Campagnarde Mémée, mémère, bobonne1 . . Madame

Bourgeoise de province Pute Punk

Ensemble

Photographie

N"1

2 1 1

4

N»2

6 1

2

4 2 3

1

19

N» 3

1

1

1

1

1

1

6

N» 4

1

1 2 2

6

Re- cou- vre-

ment

-

-

1. Certaines expressions de sens très voisin ont été regroupées, mais seulement dans la mesure où le regroupement ne détermine pas de recouvrement de deux photographies distinctes.

trois autres. Un premier tiers du groupe interrogé choisit ses quatre qualificatifs dans la même dimension. Un second tiers, estimant que l'une des photos n'est pas homogène aux trois autres, désigne, du moins, les trois autres par des termes relevant d'un même registre. En procédant de cette façon, la personne révèle selon quel principe elle classe des tenues vestimentaires inconnues de prime abord. Nous avons donc interprété les intentions classificatoires ainsi exprimées par les sujets enquêtes. Elles permettent de distinguer trois vocabulaires pour qualifier la tenue vestimentaire : celui de la condition sociale, celui des activités quotidiennes et celui du style et du goût personnel. Certains commentaires ne comportent qu'une expression et d'autres plusieurs. Dans le chiffrement, ce sont les expressions et non les commentaires

4 677007 P 17

qui ont été considérées comme les unités statistiques. Chacune d'entre elles a été classée dans l'une des trois rubriques mutuellement exclusives suivantes.

Le vocabulaire de la condition sociale est celui qui est utilisé quand le vêtement suggère un métier, une catégorie socioprofessionnelle, une condition économique : « celui-là, c'est un patron », « celle-là c'est une ménagère », « une femme de la campagne »... « c'est le cliché habituel du prolo », le « stéréotype de la ménagère » (tableau 1).

Le vocabulaire des activités quotidiennes est utilisé lorsque l'habillement est perçu comme indicatif de l'activité que va entreprendre la personne représentée. Cette activité peut être précise : « tenue de bricolage », « pour aller chercher

SOCIOLOGIE ET STATISTIQUE 7

39

Page 5: Comment les gens qualifient-ils les tenues vestimentaires · Sociologie et statistique. pp. 37-44. Resumen ¿ Como califica la gente la manera de vestir ? - El análisis sociológico

Tableau 2 A

Vocabulaire des activités quotidiennes (hommes)

Tableau 2B

Vocabulaire des activités quotidiennes (femmes)

Expressions utilisées *

Tenue de ville Tenue de promenade, pour

ballade Pour chercher son journal,

promener son chien Tenue d'extérieur Tenue de sortie Costume habillé, de cérémonie1

Pour le soir Tenue de week-end Pour les vacances Tenue de campagne, pour la

campagne Tenue de détente Tenue de loisir Tenue d'intérieur Pour la maison Tenue de bricolage Tenue de travail, habit profes

sionnel1 Habit pour aller en réunion..

Ensemble

Photographie

N° 1

1 1

17

N- 2 N» 3

1 1

8

10

22 17

N«4

13

Re- cou- v r

ement

1. Voir note du tableau 1.

Expressions utilisées *

Tenue de ville Pour sortir en ville Tenue d'après-midi « il est

Pour sortir son chien Pour aller au marché Pour le shopping Pour une petite sortie Pour aller dîner simplement. . Pour une sortie, pour sortir. Tenue habillée Pour une sortie de semaine

(cinéma, dancing) Pour aller danser Pour une soirée de divertissement, boum, boîte de nuit.

Pour chez soi, d'intérieur1. . . Tenue adaptée au ménage,

au travail à la maison1 Tenue de campagne Tenue de travail, de bureau.. .

Ensemble

Photographie

N» 1

7

1

1

2 2

2

15

N° 2

12 1 2

15

N° 3

2 1

1

1

1

4

4

14

N° 4

1

1

1 1

1 2

5

12

Re- cou- vre- ment

- -

-

1. Voir note du tableau 1.

son journal », « pour sortir dans un dancing ». Elle peut-être plus indistincte : « tenue d'intérieur », « de détente »,... (tableau 2).

Avec le vocabulaire du style et du goût personnel, l'habillement est perçu comme une illustration particulière d'un style répertorié : « classique », « décontracté », « sport »... Il peut-être aussi perçu comme une tentative expressive que la personne interrogée ne peut identifier, mais qu'elle jugera en la rapportant à ses propres critères évaluatifs. Les expressions sont alors plus subjectives ou critiques : « pas mon style », « bien sous tous rapports », « débraillé », « mauvais genre »... (tableau 3).

Le vocabulaire de la condition sociale est le moins fréquemment utilisé (tableau 4). On peut se demander si cette distribution n'est pas liée au matériel expérimental utilisé. Assurément il serait souhaitable que d'autres enquêtes

utilisent d'autres dispositifs pour mettre à l'épreuve ces conclusions, qui contredisent pour le moment certaines opinions courantes et certaines recherches anciennes [6]. Néanmoins, dans le cadre de ces entretiens parallèles, les résultats sont convergents quand on compare les réponses des hommes à celles des femmes.

La première appréciation de la tenue vestimentaire ne chercherait pas à identifier la condition sociale ou, du moins, l'intention classificatoire ne serait pas, de façon prédominante, de ce type. Ce constat n'exclut pas l'éventualité, impossible à étudier sur le faible échantillon utilisé, que, pour certains groupes sociaux, la condition sociale soit l'information première que fournissent les tenues vestimentaires. Mais, en moyenne, le vocabulaire des activités quotidiennes, et surtout celui du style et du goût personnel, représentent ici un moyen de repérage plus couramment utilisé.

40

Page 6: Comment les gens qualifient-ils les tenues vestimentaires · Sociologie et statistique. pp. 37-44. Resumen ¿ Como califica la gente la manera de vestir ? - El análisis sociológico

Tableau 3 A Tableau 3B

Vocabulaire du style et du goût personnel (hommes)

Vocabulaire du style et du goût personnel (femmes)

Expressions utilisées 1

Vocabulaire générique Classique Strict Correct Normal Ordinaire Chic (sans excès) Ringard Léger Décontracté Relax Pratique, à l'aise1 Fonctionnel Sport Style jeune Naturel Tenue confortable Tenue courante Démodé A la mode (sans excès). .

Autres expressions Bien sous tout rapport, im

peccable1 Très bien Élégant Avec un certain goût Distingué Soigné Propre, habillé proprement. . Potable Guindé, emprunté, pas décontracté1 Pas bien habillé, malhabillé... Pas besoin de s'extérioriser,

pas de personnalité1 Pas raffiné Négligé Débraillé Pour rigoler Vieux, vieux garçon en mal d'affection1 Regrette ses jeunes années,

veut paraître jeune, veut être dans le vent1

Reconverti, largué, déguisé1.. Fatigué de sa journée Ne cherche pas de travail Bizarre, affecté, étudié, po

seur f Je n'aime pas

Ensemble

Photographie

N8 1

22

N82

20

10 2 1 6

1 34

N84

31

Re- cou- vre- ment

1. Voir note du tableau 1.

Expressions utilisées '

Vocabulaire générique Classique BCBG Strict Endimanché Genre trotteur Démodé, pas moderne, d'un

autre temps, vieillot1 Pour personne âgée, d'un

certain âge, fait âgé Rococo Long Ordinaire Anonyme Décontracté Relax Style campagnard Sport Confort Style confiture A la mode Certaine manière de s'habiller maintenant

Moderne, branché, dans le vent, new look 1

Jeune et dynamique Masculine Excentrique Style vamp

Autres expressions

Élégante, relativement élégant

Chic-chic, bon-ton Bien coordonné Bien Pas laide Triste, trop sombre, tenue

sérieuse 1 Pas distingué, pas élégante,

plutôt godiche f Mal fagottée, ratée Hideux, femme comme on ne

doit plus la voir Sans goût ni raffinement Pas mon style Mauvais genre, vulgaire 1

Ensemble

Photographie

N81

13 4 2 2 1

38

N8 2 N8 3

11 1

34

N8 4

11 1 1 3 1

42

Re- cou- v r

ement

1. Voir note du tableau 1.

SOCIOLOGIE ET STATISTIQUE 7.

41

Page 7: Comment les gens qualifient-ils les tenues vestimentaires · Sociologie et statistique. pp. 37-44. Resumen ¿ Como califica la gente la manera de vestir ? - El análisis sociológico

LES QUALIFICATIFS SOCIOCULTURELS DU «STYLE DE VIE»

Le revenu, l'âge, la catégorie socioprofessionnelle et plus généralement l'ensemble des variables qu'utilisent, de façon habituelle, l'économiste, le démographe ou le sociologue, ne suffisent pas à rendre compte de la diffusion différenciée des biens et des services. Des spécialistes du marketing d'une part, et les sociologues du goût d'autre part, ont mis l'accent sur d'autres facteurs qu'ils nomment caractéristiques du style de vie. Les travaux de référence sur les « life style » sont publiés aux États-Unis au cours des années soixante. En France, ce genre d'études a débuté une dizaines d'années plus tard. Elles ont d'abord été introduites par les spécialistes du marketing (un premier bilan en est fait par la Revue française du marketing en mai-juin 1976). La sociologie universitaire vient ensuite [2; J\.

Les « courants et les flux socioculturels »

Peu préoccupés d'une définition abstraite de leur objet, les spécialistes du marketing construisent des questionnaires d'opinions, et entendent ainsi saisir les « motivations et les sensibilités » (A. de Vulpian [7]), les « idéaux et les croyances » (S. P. Douglas et P. Le Maire [S]), les « modes de pensée » (B. Cathelat et Cl. Matricon [4]). Ainsi ces derniers auteurs écrivent-ils : « Le consommateur ne doit pas être analysé et classifié (...) de façon purement descriptive par ses caractéristiques socio-démographiques et socio-économiques. Il se rattache à un mode de vie et de pensée qui définit de façon plus riche et plus dynamique sa psychologie, ses attentes, son comportement ». Chaque équipe singularise son propre produit. Les uns mesurent des « courants socio-culturels » au nombre de 26 [7]. Ils s'intitulent : croissance ou déclin du standing, différenciation des autres, expression de la personnalité, créativité personnelle, acceptation de l'auto- manipulation, rejet de l'autorité... D'autres mesurent des «flux socio culturels », au nombre de 13 [4]. Ils s'intitulent : tendance à la mosaïque, à l'intégration, à la métamorphose, à l'hédonisme, à la banalisation, au libéralisme, à la coopération, au naturel, au recentrage, à la passivité, au symbolisme, à la modélisation, au matérialisme. Mais les « flux » ou les « courants » socioculturels ne s'observent pas directement. L'instrument d'étalonnage est indirect. Il s'agit de batteries de questions fermées ou les personnes interrogées expriment leur opinion sur des thèmes présélectionnés (tableau ci-contre) et décrivent non pas tant leur consommation que des habitudes de vie ou des façons de réagir à des situations de consommation.

L'espace des styles de vie

La sociologie du goût propose une définition du style de vie beaucoup plus élaborée que celle des praticiens de l'enquête du marché. Sans entrer dans le détail d'une théorie sur laquelle P. Bourdieu est revenu à plusieurs reprises, bornons-nous à rappeler que « les styles de vie sont les produits systématiques de l'habitus » (La distinction, p. 192). Le terme « habitus », bien que l'idée s'y trouve, ne figure pas dans P. Bourdieu et alii : Un art moyen, essai sur les usages sociaux de la photographie, Minuit, Paris 1965, ni dans l'Amour de l'art, Minuit, Paris 1966. Il est défini dans La reproduction, Minuit, Paris 1970 et fait l'objet de longs développements dans Esquisse d'une théorie de la pratique, Droz, Genève, 1972. Existeraient, en effet, des structures mentales collectives, différentes d'une catégorie sociale à l'autre. Lorsque les individus sont soumis à des conditons de vie similaires et occupent des positions sociales comparables, ils ont en commun des schémas perceptifs, des représentations, des principes d'action, des préférences ou des goûts. Pour étudier les « styles de vie », l'enquêteur sociologue, à la différence du spécialiste de marketing, n'a pas tant à recueillir des opinions qu'à s'informer de façon diversifiée et détaillée sur l'approvisionnement des ménages. A propos des vêtements, P. Bourdieu écrit : «... on ne pourrait caractériser complètement la forme spécifique que révèlent dans ce domaine particulier les principes fondamentaux de chaque style de vie que si l'on disposait de descriptions fines de la qualité des objets considérés.

Tableau Comment sont établi» les profils de style de vie *

Et maintenant nous voudrions vous poser quelques questions sur vos attitudes et opinions. Voici une liste de déclarations concernant les attitudes envers les loisirs, le travail, la façon de vivre, la société. Pour chaque déclaration, nous voudrions savoir si vous êtes d'accord ou pas d'accord. Après chaque déclaration, il y a des chiffres. Entourez le nombre qui correspond à ce que vous pensez, par exemple : Si vous êtes tout à fait d'accord entourez 6, si vous êtes tout à fait contre, entourez 1. Les nombres 1 à 6 peuvent être décrits comme suit : 1. Je ne suis pas d'accord; 2. Je ne suis pas d'accord en général; 3. Je ne suis pas tout à fait d'accord; 4. Je suis relativement d'accord; 5. Je suis d'accord en général; 6. Je suis tout à fait d'accord.

Je suis attentivement les changements de la mode Je prépare toujours une liste avant de sortir faire mes courses. . . . Faire les courses est une perte de temps Je me tiens au courant des dernières nouvelles Je lis beaucoup C'est en regardant la télévision que je connais les nouveaux produits Une femme ne devrait jamais faire passer ses enfants avant son mari Je fais souvent mes vêtements moi-même J'aimerais être un mannequin. . . . La place de la femme est à la maison La cuisine est ma pièce favorite. . Je collectionne les recettes de

cuisine Le café soluble est plus économique que le café moulu

J'aime faire du lèche-vitrines. . . . Défin

itivement pas d'accord

1 2 3 1 2 3 1 2 3 1 2 3 1 2 3

1 2 3

1 2 3 1 2 3 1 2 3 1 2 3 1 2 3 1 2 3 1 2 3

2 3 Défin

itivement d'accord

4 5 6 4 5 6 4 5 6 4 5 6 4 5 6

4 5 6

4 5 6 4 5 6 4 5 6 4 5 6 4 5 6 4 5 6 4 5 6 4 5 6

* Les cabinets de marketing doivent l'exclusivité de l'exploitation des enquêtes à leur clientèle. Pour cette raison, ils ne publient que des résultats très globaux et ne fournissent pas leurs instruments de mesure. Le fac-similé présent reprend une section d'un questionnaire « style de vie • donné en exemple par S. P. DOUGLAS et P. LE MAIRE [5].

tissu (par exemple, les Anglais associent les tweeds aux « country gentleman »), couleur, coupe, permettant de saisir les taxinomies employées et les intentions expressives consciemment ou inconsciemment recherchées («jeune » ou « classique », « sport » ou « habillé », etc.) » (La distinction, p. 225).

42

Page 8: Comment les gens qualifient-ils les tenues vestimentaires · Sociologie et statistique. pp. 37-44. Resumen ¿ Como califica la gente la manera de vestir ? - El análisis sociológico

Tableau 4

Le vocabulaire de l'habillement selon le sexe du répondant*

HOMMES (nombre d'occurrences) (%)

Vocabulaire de la condition sociale Vocabulaire des activités quotidiennes. . . Vocabulaire du style et du goût personnel FEMMES (nombre d'occurrences)

(%) - Vocabulaire de la condition sociale Vocabulaire des activités quotidiennes Vocabulaire du style et du goût personnel Ensemble (nombre d'occurrences)

(%) Vocabulaire de la condition sociale Vocabulaire des activités quotidiennes. . . . Vocabulaire du style et du goût personnel.

N° 1

23

27

25

51

12 17 22 57

4 15 38

108

16 32 60

Photographie

N» 2

24

20

22

52

10 22 20 42

19 15 8

94

29 37 28

N-3

25

25

25

56

5 17 34 54

6 14 34

110

11 31 68

N"4

28

28

28

61

17 13 31 60

6 12 42

121

23 25 73

Ensemble

Nombre

220 100

44 69

107 100 213

35 56

122

100 433

79 125 229

100

20 31 49

100

17 26 57

100

18 29 53

* Les hommes sont au nombre de 42, les femmes au nombre de 41,

Le vocabulaire du style

Le vocabulaire du « style et du goût personnel » regroupe la majorité des expressions. De plus, les commentaires qui emploient le vocabulaire de la condition sociale ou celui des activités quotidiennes sont souvent précisés par une seconde expression qui a trait au style ou au goût personnel (18 % des commentaires de ces deux classes).

La popularité de ce vocabulaire pose à elle seule un problème. Faut-il voir là l'expression d'une sensibilité nouvelle vis-à-vis de la consommation, comme le prétendent spécialistes du marketing et sociologues du style de vie? (encadré p. 42). S'il en était ainsi, les enquêtes de consommation ne devraient-elles pas se préoccuper de collecter des informations sur les caractéristiques socio-culturelles des produits, comme elles le font de plus en plus pour les caractéristiques techniques ou bio-physiologiques? A l'inverse, le statisticien peut-il considérer ces propriétés comme trop liées à l'appréciation singulière de chaque consommateur et, de ce fait, assimilables à des variations aléatoires? La réponse à ces questions ne peut être qu'ébauchée, compte tenu du caractère exploratoire du matériel dont nous disposons.

Néanmoins, dans ces limites, on se demandera si ce vocabulaire présente l'univocité minimale sans laquelle la collecte d'informations de ce type est vaine.

Dans cet ensemble d'expressions, trois groupes sont identifiables : celui des termes génériques appropriés aux vêtements (« classique », « ringard », « décontracté », « sport », « new-look », « relax », « démodé »); celui des termes qui qualifient le maintien (« fatigué de sa journée », « bizarre », « plutôt godiche ») ou la façon de porter le vêtement (« emprunté »...) ; celui des termes par lesquels le sujet compare sa façon de s'habiller à celle du mannequin. Comme si elle adoptait la disposition d'un acheteur éventuel, qui feuillette un catalogue de vente par correspondance ou un magazine de mode, la personne interrogée s'est demandé si elle pourrait être habillée ainsi.

Seules les expressions du premier type témoignent d'une certaine sensibilité aux styles vestimentaires, tels qu'ils sont évoqués par les spécialistes de la consommation et par la sociologie du goût. Les autres, aussi bien celles du deuxième type que celles du troisième, indiquent le besoin de situer l'habillement dans un espace symbolique, mais restent bien en deçà des catégories linguistiques les plus banales du discours de la mode. Pour décrire les caractéristiques socio-

SOCIOLOGΠET STATISTIQUE 43

Page 9: Comment les gens qualifient-ils les tenues vestimentaires · Sociologie et statistique. pp. 37-44. Resumen ¿ Como califica la gente la manera de vestir ? - El análisis sociológico

culturelles des tenues vestimentaires, nous ne retiendrons donc qu'un sous-ensemble de termes : celui des termes génériques.

Un certain flou

Est-ce que leur emploi permet de classer sans ambiguïté les tenues vestimentaires? Un examen plus approfondi va révéler l'instabilité de ce vocabulaire socio-culturel.

Quand un même terme est employé à plusieurs reprises pour qualifier une même tenue et qu'il n'est jamais utilisé pour désigner l'une des trois autres, on dira qu'il est uni- voque. Le vocabulaire du style et du goût personnel, en général, mais aussi celui, plus restreint, des expressions génériques sont relativement peu univoques. Pour s'en rendre compte, il suffit de les comparer aux vocabulaires de la condition sociale ou à celui des activités quotidiennes. Cette tendance globale se vérifie aussi quand on examine séparément le vocabulaire des hommes et celui des femmes. On le notera tout particulièrement pour les termes les plus courants : chez les femmes, les termes « classique », 24 fois nommés, « à la mode », 12 fois, « décontracté », 10 fois, « sport », 6 fois et «BCBG», 5 fois ; chez les hommes, les termes «décontracté », 18 fois nommé, « sport », 11 fois, « classique », 6 fois, « style jeune », 4 fois. Ces termes ne se concentrent jamais exclusivement sur une seule image, mais se dispersent sur deux ou même trois (« décontracté » chez les hommes) (tableau 3).

Autrement dit le style et le goût personnel constitue un vocabulaire dont l'emploi reste peu rigoureux. Si ces notions tendent à se répandre, leur emploi semble difficilement transposable d'une personne à l'autre.

Assurément l'incomparabilité des vocabulaires entre deux personnes n'implique pas l'incohérence dans la représentation de chacun. Plus généralement, rien dans nos données ne permet d'exclure l'existence de représentations socioculturelles systématisées que partageraient les individus d'un même groupe social à propos des façons de s'habiller.

Mais ces représentations peuvent-elles servir à décrire l'habillement? Est-il possible de faire coïncider une classification socio-culturelle avec une partition des articles vestimentaires? L'enquête statistique peut-elle recueillir les caractéristiques socio-culturelles des produits? Nos résultats font plutôt pencher vers des réponses négatives à ces questions. En effet, il est vraisemblable que les variations socioculturelles propres à un domaine d'objets, comme celui des vêtements, doivent s'étudier indépendamment des articles que consomment les ménages (voir R. Barthes qui adopte une position analogue [1]).

Les résultats de cette étude sont limités. Ils devraient être approfondis de façon à mettre en évidence les liaisons entre le choix préférentiel d'un vocabulaire et les caractéristiques socio-démographiques des locuteurs. En l'état néanmoins, cette première analyse peut se résumer en trois propositions : pour qualifier une tenue, le recours à l'activité quotidienne est fréquent; le vocabulaire du style et du goût personnel est d'utilisation peu stabilisée; le repérage par la condition sociale ne se fait pas sans une certaine réticence de la part des locuteurs.

Ces trois propositions pourraient s'interpréter comme définissant, d'une manière nuancée et précise, une conception de la tenue. Il resterait à savoir si les mots employés pour qualifier des façons de s'habiller traduisent aussi l'orientation qui prédomine chez les consommateurs quand ils font l'acquisition de vêtements.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

[1] R. Barthes : Système de la mode, Le Seuil, Paris, 1967. [2] P. Bourdieu et M. de Saint-Martin : « Anatomie du goût »,

Actes de la recherche, octobre 1976, n° 5, Paris. [3] P. Bourdieu : La distinction, critique sociale du jugement,

Minuit, Paris, 1979. [4] B. Cathelat, Cl. Matricon : « Communication et innovation

dans une société en mutation : les styles de vie en France en 1976 », Revue française de marketing, cahier 62, 1976.

[5] S. P. Douglas, P. Le Maire : « La mesure des styles de vie à travers les activités, les attitudes et les opinions », Revue française de marketing, cahier 62, Paris, 1976.

[6] T. E. Lasswell, P. F. Parshall : « The perception of social class from photographs », Sociological and Social Research, 45, 6, juillet 1961.

[7] A. de Vulpian : « Caractéristiques socio-culturelles et sympathies politiques », Revue française de marketing, cahier 62, Paris, 1976.

44