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SYNTHÈSE Journée organisée avec le soutien de la Sofia et du Centre Français d’exploitation du droit de Copie Conférence inaugurale de Bruno Patino Directeur éditorial d’Arte France, journaliste et auteur Il y a dix ans, après avoir réfléchi à la mutation numérique du livre, la question du devenir de l’objet se posait. L’objet livre a résisté, mieux que prévu, et sa version dématérialisée ne s’est pas trop éloignée des modèles déjà existants. Mais c’est l’ensemble du projet numérique qui a muté, et s’est transformé, de la part des grands acteurs, en une quête permanente pour l’attention. Les écrans n’ont pas mis fin au livre, mais les sollicitations ininterrompues des grandes plateformes sociales ont des conséquences individuelles et collectives qui jettent une lumière nouvelle sur notre rapport à la lecture. LES ASSISES du LIVRE NUMÉRIQUE paris, 5 novembre 2019 COMMENT LIRONS-NOUS DEMAIN ?

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SYNTHÈSE

Journée organisée avec le soutien de la Sofi a et du Centre Français d’exploitation du droit de Copie

Conférence inaugurale de Bruno PatinoDirecteur éditorial d’Arte France, journaliste et auteur

Il y a dix ans, après avoir réfl échi à la mutation numérique du livre, la question du devenir de l’objet se posait. L’objet livre a résisté, mieux que prévu, et sa version dématérialisée ne s’est pas trop éloignée des modèles déjà existants. Mais c’est l’ensemble du projet numérique qui a muté, et s’est transformé, de la part des grands acteurs, en une quête permanente pour l’attention. Les écrans n’ont pas mis fi n au livre, mais les sollicitations ininterrompues des grandes plateformes sociales ont des conséquences individuelles et collectives qui jettent une lumière nouvelle sur notre rapport à la lecture.

LES ASSISES du LIVRE NUMÉRIQUE

paris, 5 novembre 2019

COMMENT LIRONS-NOUS DEMAIN ?

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L e rapport sur le livre numérique 1 que j’avais co-rédigé en 2008 évoquait plusieurs scenarii, dont

un réel élargissement des usages de lecture et un bouleversement de la filière de l’édition. Onze ans plus tard, nous n’y sommes pas tout à fait ! J’indiquais également que la concurrence entre les détenteurs d’accès et les détenteurs de droits serait centrale. En l’occurrence, nous n’en sommes plus très loin.

Depuis, un véritable aiguillage s’est mis en place avec l’arrivée industrielle de l’économie de l’attention dans sa version 2.0, laquelle a quelque chose à voir avec la lecture.

L’économie de l’attention

Un récent sondage indique que 17 % des propriétaires d’Airpods continuent à les porter pendant qu’ils font l’amour : il n’existe donc aucune limite dans le temps qu’il est possible d’hameçonner et de capter, y com-pris celui que l’on consacre déjà à autre chose ! En outre, Netflix a annoncé qu’une nouvelle fonction-nalité permettrait bientôt de visionner ses séries et ses films en vitesse accélérée, l’objectif étant d’aug-menter toujours plus la productivité de notre temps d’attention. C’est, là encore, assez vertigineux.

Dans cette société en permanence connectée et sur-sollicitée par les outils numériques, 89 % des Fran-çais s’inquiètent de leur rapport aux smartphones. Mon ouvrage La civilisation du poisson rouge 2 aurait d’ail-leurs pu s’intituler « la société de la fatigue ». En effet, nous sommes tous soumis à deux types de fatigue : la fatigue de décision – le temps moyen passé à choisir une série sur Netflix est de 17 minutes ! – et la fatigue liée à la densité des contenus qui nous sont pro-posés.

Nous sommes entrés dans ce que j’appelle la civi-lisation de la nuque baissée : le trouble du compor-tement ne consiste plus à regarder son smartphone en attendant le métro, mais à regarder les autres ou dans le vague. Outre ces nouveaux troubles du comportement, comme le phnubbing, néologisme constitué à partir de phone ( téléphone portable ) et snubbing ( snober, repousser ), plusieurs troubles psychiques ont été identifiés en lien avec notre rap-port au smartphone connecté : le besoin d’étaler sa vie, dit syndrome d’anxiété, l’athazagoraphobie ou la peur d’être oublié, mais aussi l’assombrissement lié au suivi obsessionnel du comportement de personnes avec lesquelles on est en relation sociale.

Ces évolutions s’inscrivent à la fois dans un méca-nisme sociétal, celui d’une accélération générale du temps, mais aussi dans un modèle économique. Au début du 20e siècle, l’émergence de la notion de temps libre s’est accompagnée de la crainte que les individus se livrent à des activités vides de sens, improductives voire nocives pour la société, ce qui dégraderait la valeur du temps disponible. Aujourd’hui, avec l’accé-lération générale, plus l’on a de temps disponible, plus la productivité de celui-ci doit augmenter et moins on a la sensation d’en avoir. La valeur du temps augmente ainsi très fortement, et structure une par-tie importante de l’économie numérique.

Les potentialités du numérique – économie de partage, économie collaborative, intelligence collec-

tive… – n’ont absolument pas disparu. En revanche, nombre de services numériques se structurent autour de la captation du temps. Ce basculement d’une partie des services numériques dans l’économie de l’attention s’explique très simplement. Au mitan des années 2000, les grandes socié-tés numériques se sont construites autour de l’idée d’une multiplicité de services pour faire gagner du temps et augmenter l’utilité sociale du réseau. Puis, lorsque s’est posée la

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1. https://www.culture.gouv.fr/content/download/ 31127/254678/version/1/file/Rapport-Patino-Livre-numerique.pdf 2. B. Patino, La civilisation du poisson rouge. Petit traité sur le marché de l’attention. Grasset, 2019.

«  17 % des propriétaires d’Airpods continuent à les porter pendant qu’ils font l’amour. » 

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question du modèle économique, elles ont choisi de favoriser la gratuité, donc la publicité, non pas pour des raisons idéologiques mais pour accroître l’utilité du réseau – avec un effet mimétique entre le monde numérique et celui des médias, pour le grand plaisir de ces derniers qui déplorent aujourd’hui la captation publicitaire par ces structures.

Certes, l’économie de l’attention n’est pas une invention numérique. Mais la société numérique dispose de deux outils que n’avaient pas les médias classiques : le smartphone connecté en permanence et disposant de tout ce qu’il faut pour hameçonner notre attention et les données individuelles. Nous sommes devenus des mines à ciel ouvert : de la même façon que plus l’on descend dans ces mines, plus il est difficile d’en extraire du minerai, capter la première minute d’attention est aisé, mais plus la concurrence est forte, plus il est nécessaire de disposer d’outils intrusifs pour obtenir des minutes d’attention supplé-mentaire. De fait, la compétition pour le temps est iné-gale. En effet, elle ne s’exerce pas entre les différents médias et les différents contenus, mais entre les dif-férentes activités de notre vie. Ainsi, 41 % des Français consultent leur smartphone au milieu de la nuit, et 85 % le consultent alors qu’ils sont en présence d’amis ou de proches. Et en mettant bout à bout toutes les tâches menées à bien grâce à l’augmentation de la productivité du temps permise par les outils, nos jour-nées ont désormais 31 heures.

En somme, les réseaux sociaux ont développé une « économie de casino », en référence aux mécanismes psycholo-giques mis en œuvre pour capter l’atten-tion. Aujourd’hui, la captologie utilise les neurosciences et les computer sciences pour élaborer des mécanismes d’interface et de design qui captent le mieux possible l’attention. Cela signifie que les méca-

nismes de dépendance aux écrans sont recherchés et voulus pour développer l’activité des plateformes numériques.

Google aurait mesuré que le temps d’attention des poissons rouges est de 8,25 secondes, tandis que celui d’une personne connectée serait de 9 secondes. Com-ment capter l’attention de personnes sur-sollicitées toutes les 9 secondes ? Pour les sociétés numériques, qui disposent des instruments adéquats, le « défi des 10 secondes » n’a rien d’anecdotique : Spotify, par exemple, ne rémunère les artistes qu’après la dixième seconde d’écoute. Pour Facebook, les deux critères les plus importants pour les annonceurs sont le visionnage après 3 secondes et le visionnage après 10 secondes.

La lecture au temps de l’économie de l’attention

Dans ce contexte, deux pistes sont intellectuellement possibles : adapter la lecture à l’économie de l’atten-tion, ou combattre cette économie pour remettre la lecture et le livre au centre. Cette tension peut être perçue comme une nécessité de choisir son camp, mais aussi comme une logique intrinsèque à l’en-semble des biens culturels.

En l’occurrence, il s’agit désormais de vivre avec deux usages : l’usage connecté et l’usage non-connecté. À cet égard, la renaissance du marché des vinyles alors

même que Spotify continuer à se développer n’est en rien paradoxale. Ces deux usages exis-teront pour la lecture également.

Certes, on ne lit pas les mêmes choses en étant connecté ou non, donc on n’écrit pas les mêmes choses selon qu’on vise une lecture connectée ou non.

L’usage connecté de la lecture s’insérera nécessairement dans l’économie de l’atten-tion. Aussi la lecture en streaming devra-t-elle

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«  Le temps d’attention des poissons rouges est de 8,25 secondes, tandis que celui d’une personne connectée serait de 9 secondes. » 

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aussi maîtriser les techniques d’hameçonnage et de rebond, pour s’insérer dans le flux. Il s’agira ainsi de pas-ser du livre objet au livre flux. Mais dans le même temps, une autre piste consistera à défendre une lecture décon-nectée, faisant davantage appel au livre objet – qu’il soit papier ou sur un écran déconnecté. Le défi consistera alors à redonner du temps aux lecteurs. Ces deux pistes ne sont pas contradictoires, mais totalement complé-mentaires avec nos vies contemporaines.

L'influence de la data

Les biens culturels ont longtemps été considérés comme des biens d’expérience – dont on ne connaît l’utilité ou la valeur qu’après les avoir consommés, la part de risque étant totalement assumée. Ainsi, ce n’est qu’après avoir lu un roman que l’on estime sa valeur. La filière de l’économie du livre et de l’édition était tout entière structurée autour de cette notion de biens d’expérience, qui poussait à la diversité de la production culturelle.

Progressivement, avec la data et le cumul des recommandations humaines, sociales et algorith-miques, il est possible que l’on bascule vers une éco-nomie des biens de recherche, dont on connaît par avance l’utilité et la valeur. En témoigne le développe-ment des licences dans l’univers du cinéma, des pre-quels ou des in-print, quand les auteurs deviennent des marques.

Retrouvons le temps, connecté et déconnecté ! l

les assises du livre numrique

prsidente Virginie Clayssencharge de mission Flore Piacentino

communication Véronique Stéphan et Camille Gauthierlogistique Prescillia Osmani

synthses Florence Berthezène/Voyelles rédactionphotos Romàn Pons Prades maquette Alain de Pommereau

Les synthèses écrites ainsi que des photos et vidéos de la rencontre sont disponibles sur le site

Internet du sne. www.sne.fr rubrique agenda

La commission numérique du sne promeut le développement de standards pour la profession, assure un suivi des réformes aux niveaux français et européen et participe à la mise en place de projets innovants avec les institutions partenaires du sne. Elle organise une fois par an les Assises du livre numérique.

Le Syndicat national de l’édition (sne) est l’organe professionnel représentatif des éditeurs français. Avec plus de 720 adhérents, il défend la liberté de publier, le droit d’auteur, le prix unique du livre, la diversité culturelle et l’idée que l’action collective permet de construire l’avenir de l’édition. Il contribue à la promotion du livre et de la lecture. Il est présidé par Vincent Montagne et dirigé par Pierre Dutilleul.