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Médecine palliative Soins de support Accompagnement Éthique (2012) 11, 164—169 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com EXPÉRIENCES PARTAGÉES Complexité, incertitude et interdisciplinarité : l’apport du travail en réseau Complexity, uncertainty and interdisciplinarity: The contribution of networking Marie-Claude Daydé 1 Réseau soins palliatifs/douleur, 30, rue d’Auch, 31770 Colomiers, France Rec ¸u le 19 avril 2011 ; accepté le 26 mars 2012 Disponible sur Internet le 1 er mai 2012 MOTS CLÉS Domicile ; Incertitude ; Complexité ; Interdisciplinarité ; Réseaux Résumé En soins palliatifs à domicile, l’incertitude génère et amplifie la complexité des situations, dont chacun, qu’il soit malade, proche ou soignant, s’accommode différemment. La conception de l’incertitude qu’ont les acteurs va influer sur leurs pratiques professionnelles. Selon l’accommodement opéré par les professionnels de santé, l’ouverture à un travail avec des tiers extérieurs pourra être envisagée ou non. Cette incertitude ne peut se maîtriser mais son impact peut en être diminué par les apports du travail en réseau. L’interdisciplinarité favorisée par ceux-ci, en croisant les regards, en développant l’autonomie et les compétences des acteurs, en favorisant la coordination, peut être une modalité de réponse non réductrice mais plutôt intégrative et permettre d’articuler complexité et singularité du sujet. Mais cette pratique nécessite des aptitudes des professionnels, ainsi qu’un partage de valeurs et la volonté d’œuvrer dans le sens d’un projet commun au bénéfice de la personne soignée et de ses proches [1]. © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. KEYWORDS Home; Uncertainty complexity; Interdisciplinarity; Networks Summary Palliative care at home creates uncertainty and increases the complexity of situa- tions, everyone, whether he is ill or close caregiver, adapts differently. According to the accommodation made by health professionals, openness to work with external third parties may be considered or not. If this uncertainty cannot control themselves in advance, its impact can be reduced by the contributions of networking. Interdisciplinarity favored by them, cros- sing eyes, developing autonomy and competence of the actors, promoting coordination, may D’après l’intervention au colloque intersociétés (AFSOS, SFAP, SFETD) du 24 mars 2011 « Clinique de l’incertitude ». Adresse e-mail : [email protected] 1 Infirmière libérale et réseau soins palliatifs. 1636-6522/$ see front matter © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.medpal.2012.03.003

Complexité, incertitude et interdisciplinarité : l’apport du travail en réseau

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édecine palliative — Soins de support — Accompagnement — Éthique (2012) 11, 164—169

Disponible en ligne sur

www.sciencedirect.com

XPÉRIENCES PARTAGÉES

omplexité, incertitude et interdisciplinarité :’apport du travail en réseau�

omplexity, uncertainty and interdisciplinarity: The contribution of networking

Marie-Claude Daydé1

Réseau soins palliatifs/douleur, 30, rue d’Auch, 31770 Colomiers, France

Recu le 19 avril 2011 ; accepté le 26 mars 2012Disponible sur Internet le 1er mai 2012

MOTS CLÉSDomicile ;Incertitude ;Complexité ;Interdisciplinarité ;Réseaux

Résumé En soins palliatifs à domicile, l’incertitude génère et amplifie la complexité dessituations, dont chacun, qu’il soit malade, proche ou soignant, s’accommode différemment. Laconception de l’incertitude qu’ont les acteurs va influer sur leurs pratiques professionnelles.Selon l’accommodement opéré par les professionnels de santé, l’ouverture à un travail avecdes tiers extérieurs pourra être envisagée ou non. Cette incertitude ne peut se maîtriser maisson impact peut en être diminué par les apports du travail en réseau. L’interdisciplinaritéfavorisée par ceux-ci, en croisant les regards, en développant l’autonomie et les compétencesdes acteurs, en favorisant la coordination, peut être une modalité de réponse non réductricemais plutôt intégrative et permettre d’articuler complexité et singularité du sujet. Mais cettepratique nécessite des aptitudes des professionnels, ainsi qu’un partage de valeurs et la volontéd’œuvrer dans le sens d’un projet commun au bénéfice de la personne soignée et de ses proches[1].© 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

KEYWORDS Summary Palliative care at home creates uncertainty and increases the complexity of situa-tions, everyone, whether he is ill or close caregiver, adapts differently. According to the

Home;

Uncertaintycomplexity;Interdisciplinarity;Networks

accommodation made by health professionals, openness to work with external third partiesmay be considered or not. If this uncertainty cannot control themselves in advance, its impactcan be reduced by the contributions of networking. Interdisciplinarity favored by them, cros-sing eyes, developing autonomy and competence of the actors, promoting coordination, may

� D’après l’intervention au colloque intersociétés (AFSOS, SFAP, SFETD) du 24 mars 2011 « Clinique de l’incertitude ».Adresse e-mail : [email protected]

1 Infirmière libérale et réseau soins palliatifs.

636-6522/$ — see front matter © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.oi:10.1016/j.medpal.2012.03.003

Complexité, incertitude et interdisciplinarité : l’apport du travail en réseau 165

be a response category reductive but not integrative and help articulate the complexity anduniqueness of the subject. But this practice requires professional skills and a sharing of valuesand willingness to work towards a common project for the benefit of the person cared for andloved ones.© 2012 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

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Complexité et incertitude dans le suivi despatients en soins palliatifs à domicile

Articuler complexité et singularité revêt des enjeux impor-tants dans l’exercice à domicile, notamment lorsque lespatients sont atteints de maladies graves ou chroniques,comme le cancer, la sclérose latérale amyotrophique ouencore la maladie de parkinson avec démence à corpsde Lewy par exemple. . . Dans ces contextes, beaucoupde questions aux réponses incertaines vont nécessiter uneapproche compréhensive, de préférence en équipe. Ce quifait complexité a priori réside dans ces pathologies très spé-cifiques et les connaissances à détenir sur le sujet pour desnon spécialistes. Parfois, c’est la multiplication des traite-ments, et les complications qu’ils génèrent en termes deconnaissances et/ou d’organisation et souvent des résultatsimprévisibles qui questionnent le champ de l’éthique (parexemple, quelle est la balance bénéfice-risque de poursuivretel ou tel traitement). À cela s’ajoutent régulièrement desdifficultés psychosociales qui viennent interroger le choixdes patients de rester à leur domicile et la capacité desproches à soutenir ces choix.

Ce qui accroît par ailleurs la difficulté de ces situationsau domicile est parfois le manque de données médicales,car le parcours de soins n’est pas toujours simple, encoretrop souvent segmenté et la coordination pas toujours effi-ciente. L’approche globale ou systémique prônée depuislongtemps dans les formations initiales en soins infirmierspeut aider à résoudre une partie de la complexité dans unetentative de « recomposer » la personne soignée comme un« tout » et non comme un modèle organique. Il est à noterpar ailleurs que le paradigme technoscientifique visant enl’accumulation des savoirs qui imprègne encore les étudesmédicales est en train de se transformer pour mieux inté-grer savoir procédural et sociorelationnel. L’apport de cettepensée intégrative, en tant que capacité à intégrer, asso-cier entre eux différents éléments de champs spécifiques(médical, psychologique, sociologique. . .) devrait permettreà l’avenir de mieux prendre en compte la complexité.

C’est aussi l’objet des réseaux qui tentent de coordon-ner le parcours de soins, de rassembler les informations enamont des réunions interdisciplinaires organisées au domi-cile, de veiller à une bonne communication selon le principede circularité, afin de pouvoir traiter dans son ensemblela problématique singulière de chaque patient. Le principede circularité fait appel à la systémique qui soutient queles éléments d’un système sont en interaction permanente.En matière de communication, une réponse appelle sou-

vent une nouvelle question d’où l’idée de circularité et del’intérêt des outils de communication.

« Dans toute complexité, il y a une part d’incertitude »nous dit Morin [2]. Cette incertitude, entendu au sens du

rincipe de contingence, par essence aléatoire, concerneout autant le patient, sa famille mais aussi les pro-essionnels de santé qui l’entourent. Pour ces derniers,’incertitude est souvent vécue en fonction de leur posi-ionnement professionnel, de la formation qu’ils ontecu, mais aussi de leur subjectivité respective. Selonue l’on considère l’incertitude comme condition de’existence humaine ou comme échec de la science parxemple, le positionnement professionnel vis-à-vis duatient sera différent et va osciller entre accueil de lalainte dans toutes ses dimensions et maîtrise du savoircientifique.

Or, à domicile, en médecine générale, l’incertitudeemble constitutive de cet exercice. Une enquête socio-ogique, conduite par Bloy [3] auprès de médecinsénéralistes, rend compte des accommodements opérés pares médecins face à l’incertitude. Elle y distingue unebsence d’homogénéité de pratiques selon quatre typolo-ies :

l’incertitude balisée : l’attitude consiste à « baliser » lapratique par la référence aux savoirs médicaux spécia-lisés et en une réduction de la plainte du patient, quiconduit à une réduction de la complexité et du même coupde l’incertitude et laisse peu de place au déroulementde l’expression de la plainte. L’aspect technoscienti-fique prendrait ici une large place par rapport à l’aspecthumain ;l’incertitude prégnante : correspond à une pratique quiallie à la fois les savoirs médicaux mais aussi l’accueilde la plainte dans toutes ses dimensions sans réduction.L’incertitude serait ici maximale mais acceptée commeinhérente à la médecine générale. Une médecine géné-rale en tension exigeante et originale entre l’axe de « laconsidération de l’expérience du trouble exprimé par lepatient et celui de son objectivation biomédicale » sur labase d’une pratique réflexive ;l’incertitude explorée : renvoie aux limites de la méde-cine par les preuves (EBM) qui ne permet pas dedécrypter la plainte et les professionnels valorisentalors le colloque singulier, « le pouvoir de l’écoute,de la parole ou du geste non technique » et d’autressources de savoirs sont explorées (sciences humaines,philosophie.) ;l’incertitude contenue : cette typologie évoque unemédecine qui consiste à contenir l’incertitude en la met-tant à distance, le plus souvent sur le mode du déni oudu défi. L’interrogatoire du patient serait ici insuffisantet comblé par des examens complémentaires ou renvoyévers un spécialiste. Cet accommodement à l’incertitude

exclurait alors les patients aux prises en charge dites« chronophages » par des praticiens dont la motivationprofessionnelle s’essouffle.

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L’intérêt de la référence à cette étude est de montrer,’une part, que la question de l’incertitude reste centraleour la construction du métier de généraliste et que, d’autreart, le travail en réseau de soins palliatifs renvoyant le plusouvent à des situations complexes ne va pas recouvrir lesêmes demandes et les mêmes réalités pour l’ensemble des

énéralistes. Cette étude permet aussi un éclairage et unuestionnement sur les freins ou au contraire la demandee certains médecins pour le travail en réseau et doncour la mise en œuvre de l’interdisciplinarité. En effet,ertains acceptent de participer à une rencontre au domi-ile uniquement sur le volet partage de savoirs médicaux,aisant ici référence à « l’expertise » en soins palliatifs de’équipe d’appui. Dans ce cas, il n’y a pas véritablement’échanges entre les disciplines. D’autres, en revanche, sontn demande de rencontres interdisciplinaires parce qu’ilsnt repéré les limites de leur propre discipline sur des pro-lématiques psycho-sociales par exemple, qui altèrent laualité de vie du patient et/ou de sa famille et interfèrentur la prise en charge médicale. D’autres encore vont refusere travail avec un réseau, préférant hospitaliser le patient.

Du côté des infirmières, on ne retrouve pas d’études simi-aires, toutefois l’expérience et les observations faites par’auteur, en équipe d’appui d’un réseau de soins palliatifs,ermettent d’identifier des attitudes différentes selon lesrofessionnelles. Certaines infirmières à domicile intègrentffectivement l’incertitude dans le prendre soin du patient,lles cheminent avec lui dans une relation d’aide, en partante ce qu’il apporte. D’autres professionnelles ont besoine questionner le médecin sur le pronostic, parfois toutn sachant que ce dernier ne pourra pas y répondre. Celaous permet, disait l’une d’elle de « nous rassurer », « deavoir qu’on est pas seule à porter, surtout auprès desamilles, cette question sans réponse. . . », un partage de’incertitude en quelque sorte. D’autres encore, peut-êtreans une position de « soignant-sauveteur », vont parfoisresser le médecin de demandes pour mettre en œuvre uneutrition parentérale ou d’autres traitements peu propor-ionnés à la situation du patient.

On entrevoit, qu’à domicile, déjà dans le binômeédecin-infirmière, les diverses manières de prendre en

ompte l’incertitude en soins palliatifs peut générer en soine situation pas toujours simple et que la présence d’uniers extérieur, en l’occurrence l’équipe du réseau, peuttre utile. Cette fonction de tiers peut s’entendre à la foisomme « médiateur » entre des professionnels mais aussivec les patients et/ou les familles ou encore « commeise à distance » d’une situation où la subjectivité ou les

motions reflète une situation où la nécessaire « distancerofessionnelle » est mise à mal. Cette fonction médiatriceermet par exemple qu’un propos tenu auprès de la famillear le médecin généraliste soit finalement intégré aprèsvoir été reformulée par les intervenants du réseau.

Ajoutons à cela la dimension d’incertitude dans’accompagnement des choix et de la parole du patient oue ses proches, car l’ambivalence est souvent présente enituation palliative.

Du côté de l’incertitude vécue par les patients et les

roches, si l’on en croit une étude de Lazure [4], deux cou-ants de pensées ont marqué la conception de l’incertituden sciences infirmières, le paradigme de l’intégration et

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M.-C. Daydé

elui de la transformation. Le paradigme de l’intégrationoutient l’idée que la personne malade évalue l’incertitudeoit comme un danger et qu’elle met alors en place destratégies de coping pour la réduire soit comme une oppor-unité et dans ce cas, les stratégies d’adaptation viseront àaintenir cette incertitude.Comme le soulignait un psychologue (J. Alric), en

oins palliatifs, au début de la maladie, les patientsnt besoin de certitudes (ils percoivent souvent’incertitude comme un danger), ils sont en recherche’informations, puis à mesure que la fin de vie se profile,’incertitude devient une opportunité, peut-être celle de’espoir.

S’agissant du paradigme de la transformation, la per-onne est considérée comme un système ouvert et’incertitude constitue alors un processus dynamique, unepportunité de changement, de croissance. Cela peut êtreour la personne un défi pour revisiter ses valeurs et sesriorités de vie. L’auteur souligne par ailleurs que le soutienocial et les professionnels de santé contribuent à mainte-ir cette vision dynamique chez la personne malade. Ce qui

fait obstacle est, entre autre, « l’absence d’une visionrobabiliste chez les personnes ressources, à domicile lelus souvent les familles ou un membre de celle-ci, et « laecherche constante de certitude et de prévisibilité de laart des professionnels de la santé ». Peut-être avons-nous,n tant que soignants à nous méfier d’un trop de certitudesui empêche la réflexion et l’accueil possible ou l’ouvertureux autres.

Notre expérience nous enseigne que c’est dans notreapacité à éprouver une forme d’incertitude, mêmeace aux savoirs scientifiques, et à exprimer nos doutesue s’immisce l’espoir, aussi ténu soit-il, des per-onnes malades [5]. Cette espérance est nécessaire àa personne malade qui peut trouver un sens à ceu’elle vit, car l’incertitude est inhérente au champ duivant.

In fine, en situation complexe, l’incertitude vécue pares patients, leurs proches, et les professionnels de santéenvoie à des données tant objectives que subjectives dansne situation chaque fois singulière. . . et à domicile aveces équipes chaque fois ou souvent différentes. Les ques-ions qui émanent de ces situations constituent souvent unenvitation à la réflexion à la frontière entre la médecinet les sciences humaines et sociales. Ce qui renvoie à laécessité d’un partage, d’une rencontre. C’est ce que pro-osent les réseaux de soins palliatifs par le biais de réunionsnterdisciplinaires.

Toutefois, si les réseaux représentent une opportunité la mise en œuvre de l’interdisciplinarité permettant’aborder la complexité, dans la réalité, ils n’échappent pas

la notion d’incertitude. Que faire par exemple, lorsque leatient ou la famille souhaitent faire appel au réseau et quee médecin traitant ne le souhaite pas ? Ou encore lorsquees préconisations médicales antalgiques du réseau ne sontas suivies et que l’infirmière du domicile rapporte que leatient est douloureux ? etc.

L’un des enjeux serait donc d’intégrer la dimension de

’incertitude dans les formations soignantes et de l’aborderans des pratiques individuelles (la solitude de l’acte) maisussi collectives (interdisciplinarité).

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Complexité, incertitude et interdisciplinarité : l’apport du t

L’interdisciplinarité comme modalité detravail en situations complexes

Nous ne voyons pas une situation de la même facon, cha-cun mobilise les savoirs et le langage de sa discipline ou deson expérience profane. Prenons l’exemple de Mr C. où lemédecin parle de mucite de grade 2 voire 3 chimioinduite,l’infirmière évoque une atteinte à l’intégrité de la muqueusebuccale et des soins de bouche à mettre en œuvre, l’épousedu patient relaie sa problématique : « il ne mange plus » alorsque le stimuler et l’aider à prendre ses repas est sa facon àelle d’être accompagnante. Quant au patient, il fera remar-quer avec difficultés, car il a du mal à communiquer, qu’ilse moque de savoir s’il s’agit de mucite ou d’atteinte dela muqueuse buccale, ou encore de manger, que son pro-blème majeur est justement celui de la communication, caril est important pour lui, architecte de profession, de pou-voir communiquer avec son fils en train de finir ses étudesd’architecture. Les réunions interdisciplinaires à domicilepermettent aussi d’entendre les écarts entre ce qui estparfois dit par les patients ou par leurs proches, elles per-mettent de croiser les regards et devraient donner la paroleen priorité au malade.

Regrouper différents professionnels de disciplines dif-férentes autour d’un patient n’est pas générateur ensoi d’interdisciplinarité. On l’a vu précédemment le seuléchange de savoirs médicaux fait appel au champ d’uneseule discipline. Par ailleurs, la notion de discipline s’entendcomme un ensemble spécifique de connaissances scienti-fiques propres (enseignement, formation, méthode. . .) quipermet la délimitation disciplinaire d’un champ de savoirs[6].

Pour certains auteurs, [7] « l’interdisciplinarité émergeface à la conscience des limites d’une approche discipli-naire et face à un besoin de se donner une représentationcommune, dans un contexte, en vue d’un projet commun ».

L’interdisciplinarité est donc une modalité de travailqui permet aux professionnels de faire face aux situa-tions complexes par un assemblage de connaissances, desavoirs, apportés par les différentes disciplines et articu-lés ensemble dans un projet commun au lieu de restercompartimentés. Il s’agit de s’interroger ensemble, carla problématique dépasse le champ d’une seule disci-pline pour penser seule les interfaces. S’interroger pourmieux comprendre avant d’apporter une réponse en termesde projet commun, apprendre ensemble au contact duréel et utiliser les capacités collectives pour surmonter lacomplexité. « Mais il y a besoin d’un long commerce » nousdit Cyrulnik, [8] « pour que l’interdisciplinarité devienneféconde, sinon, un peu comme à l’Onu, chacun voudradéfendre sa frontière et son territoire ». Ce travail inter-disciplinaire ne se décrète pas, il s’éprouve et s’apprendau fur et à mesure des expériences de situations complexesrencontrées.

L’interdisciplinarité engage les professionnels à mettreleur discipline au service d’un problème complexe quidépasse les frontières disciplinaires. Pour cela des aptitudessont indispensables, comme une bonne connaissance de son

champ disciplinaire et de ses limites, mais aussi de celui desautres ainsi qu’un esprit d’ouverture.

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il en réseau 167

« Le rapport à la complexité, c’est de rester ouvert » nousit le philosophe Jollien.

« Donc première attitude : la suspension de ce réflexee tout resserrer dans des concepts ». « D’abord, contem-ler la chose. . . regarder mais ne pas toucher, alors qu’on

la tentation immédiate d’agir ; prendre le temps » [9].ette tentation immédiate d’agir n’est pas le seul fait desrofessionnels de proximité du patient, elle peut toucherous les soignants car l’on est pas soignant par hasard.l s’agit donc d’un piège à éviter aussi pour les équipes’appui en soins palliatifs qui de surcroît sont présentées enosition « d’expertes » et auxquelles les tutelles demandente diffuser des protocoles, d’être dans le « faire » éva-uable quantitativement. Avant la rencontre au domicile,es équipes connaissent le patient le plus souvent au traversu dossier et des problématiques évoquées par les personnesui ont interpellé le réseau. Élaborer une réponse a priorie la rencontre à partir de ces éléments d’informationsecueillis est parfois rassurant pour ces « experts ». . . S’enenir là reviendrait à nier ce qu’il peut advenir dans cetteencontre ou « en contemplant la chose » en position dehercheur à l’écoute, en acceptant de ne pas avoir deéponse a priori, l’interdisciplinarité est alors un moyen’accueillir la demande ou la plainte. Il s’agit ensuite deormuler une proposition de réponse respectueuse de laingularité du patient et des connaissances des disciplinesoncernées : médecine, psychologie, sciences sociales, soinsnfirmiers. . . Bien que son impact puisse être diminué par’utilisation de protocoles ou de prescriptions anticipées,’incertitude inhérente à la complexité ne peut se maîtri-er. Par ailleurs, un événement imprévu à domicile pourratre pris en compte et « géré » au mieux si les professionnelst les acteurs « profanes » ont acquis une certaine autono-ie et des compétences. Cette autonomie des acteurs passear des apports théoriques pour les professionnels mais sur-out par un transfert de compétences au lit du patientt la possibilité de mobiliser des prescriptions anticipéesour les infirmières. C’est pour cela aussi que tout ce quiouche à la communication portée par les réseaux (dossiere soins, système d’information, réunion de coordination. . .)st important.

De surcroît, l’interdisciplinarité constitue une formationermanente (compagnonnage au lit du patient) qui oblige

une rigueur professionnelle et au maintien de sa compé-ence. Cette pratique est source de développement desompétences, par ce que nous apprennent les autres pro-essionnels dans l’interdisciplinarité. L’interdisciplinaritéermet aussi le développement de compétences collectives.n effet, la plus value de l’interdisciplinarité ne se réduitas à la somme des compétences apportées par chacun, maisa au delà (selon le principe de non-sommativité).

« Prendre le temps » nous dit encore Jollien, la ques-ion du temps en soins palliatifs à domicile relève d’uneouble difficulté, celle du respect de la temporalité duatient et de sa famille qui ne sont pas forcément juxtapo-ables, mais aussi celle du temps compté des professionnelsxercant « à l’acte » où prendre ce temps relève parfois duéfi. C’est pour les aider à relever ce défi et reconnaître ce

temps interdisciplinaire » comme « professionnel » que leséseaux ont opté pour des forfaitisations en direction des

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rofessionnels libéraux, qu’ils essaient de soutenir malgrées contraintes budgétaires.

domicile, travailler en réseaux pourrticuler complexité et singularité

ais les aptitudes à travailler en interdisciplinarité neeuvent se déployer qu’à partir de valeurs communes (laersonne sujet de soins, l’attention aux proches, le respecte la dimension éthique . . .) et d’objectifs partagés commee confort et le maintien de la qualité de vie ou de fin de vieu patient et de ses proches.

L’interdisciplinarité permet d’œuvrer dans uneecherche de complémentarité au service de l’amélioratione la problématique d’une personne singulière. Cela sup-ose pour l’ensemble des professionnels la volonté d’agirour l’intérêt collectif et la nécessité de se coordonner.

Être partie prenante d’une telle réflexion dans ces situa-ions souvent complexes permet de maintenir une intentione soins personnalisée où la raison et les émotions du soi-nant vont tenter de cohabiter au mieux, car l’un sans’autre peuvent conduire à des situations « à risques ». Parceue la personne malade entre dans un champ marqué para complexité, cela créé la nécessité de questionner cetteomplexité, les limites, la finalité et le sens de ce qui seasse. C’est ce questionnement qui permet de maintenir lesifférents professionnels dans une position humaine, dansne visée du respect de l’autre.

La dimension éthique est souvent interrogée dans seséunions où les soignants ont parfois besoin de réassu-ance par rapport à leur souci de bienfaisance. Ainsi,n établissement d’hébergement pour personnes âgées,es aides-soignantes interrogent souvent la question de’alimentation autour de la frontière entre stimulation rai-onnable et obstination déraisonnable. En sachant que pèseouvent sur elles la pression des familles pour poursuivre’alimentation des patients. Le rôle de tiers « médiateur »u réseau est ici à souligner en ce sens qu’il va permettre’objectiver par des données scientifiques, les élémentsubjectifs apportés par les uns ou les autres.

Face à la difficulté de travailler sur cette ligne de crêtees limites de la vie, des limites des savoirs et des limitese soi, partager avec d’autres les questions qui se posent,ire ses doutes, ses difficultés, le dire à d’autres, à d’autresoignants en position de « tiers » peut avoir un rôle apaisant.

L’interdisciplinarité peut être un moyen de mieuxrendre en compte la question de la vulnérabilité et de laingularité des patients en situations complexes.

Il semble que la valeur ajoutée par l’interdisciplinaritéour les patients et leurs proches réside dans un « modèle »e soins non plus centré sur un organe ou une pathologie,ais sur une personne malade dans un système organisé.

condition toutefois de ne pas remplacer la « médecine’organe » par une « médecine de symptômes ». La singula-ité de chaque situation est prise en compte et les famillest les aidants sont accueillis comme faisant partie de ce

ystème avec les compétences qu’ils ont acquises dans’accompagnement de leur proche.

Les objectifs communs entre tous les acteurs peuventaciliter l’adaptation de la personne à son problème, ce qui

M.-C. Daydé

’est pas le cas lorsqu’une juxtaposition de professionnels,ans véritable projet commun, engendre la cacophonie dansa délivrance d’informations parfois contradictoires.

Les ressources utiles au patient sont plus aisément repé-ées et leur accessibilité s’en trouve accrue par le biaisu réseau, notamment sur les dimensions sociales et psy-hologiques qui restent souvent des « parents pauvres » auomicile.

La mise en œuvre effective d’une coordination évite unerise en charge segmentée par discipline et permet uneumanisation des soins où la relation aidante est privilé-iée.

En revanche, une vigilance est à observer sur le fait quee patient fait partie de facon incontournable, sauf à ce qu’iln dispose autrement, de cette rencontre interdisciplinaire,aute de quoi le risque d’appauvrissement de son espace deiberté deviendrait vraisemblablement réalité.

En guise de conclusion, dans cette démarche interdis-iplinaire en situation complexe à domicile, les réseaux deoins palliatifs tentent d’articuler complexité et singularitéar l’ouverture d’un espace de réflexion et de parole oùhacun qu’il soit patient, proches ou professionnels puissearticiper à l’élaboration d’un projet de soin et d’un plan’aide personnalisé [10].

Pour faciliter l’élaboration de cette démarche, leséseaux proposent :

la rencontre de professionnels dans une position de« chercheurs » à l’écoute, ainsi qu’un regard extérieur ;d’offrir du temps pour la réflexion et d’interroger ladimension éthique ;de mettre les différents savoirs disciplinaires à l’épreuvedu réel, ainsi qu’une expertise dans le domaine des soinspalliatifs ;de développer l’autonomie et la compétence des acteurs(éducation des patients et des proches, formation-compagnonnage des professionnels, prescriptions antici-pées personnalisées. . .) pour leur permettre de faire faceaux événements imprévus ;de soutenir les soignants de proximité et d’identifier lesressources et les relais possibles tant pour les patients,leur proches que pour les professionnels ;de veiller à la bonne circulation des informations utiles.

Il faut souligner toutefois qu’il s’agit en grande partie’un travail qualitatif invisible des réseaux, que les tutelleséconnaissent souvent, s’attachant essentiellement aux

onctions de coordination, en oubliant celles d’appui, et auxonnées quantitatives dans leurs évaluations.

éclaration d’intérêts

’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en rela-ion avec cet article.

éférences

[1] D’après l’intervention au colloque intersociétés (AFSOS, SFAP,SFETD) du 24 mars 2011 « Clinique de l’incertitude ».

[2] Morin E. Le besoin d’une pensée complexe. Paris: MagazineLittéraire; 1996.

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Complexité, incertitude et interdisciplinarité : l’apport du t

[3] Bloy G. L’incertitude en médecine générale : sources, formeset accommodements possibles. Sci Soc Sante 2008;26:66—86.

[4] Lazure G. L’incertitude. . . L’influence de l’évolution d’unconcept sur le développement de la connaissance infirmière.ARSI 1998;53:24—36.

[5] Aubry R, Daydé MC. Soins palliatifs, éthique et fin de vie. Paris:Éditions Lamarre; 2010.

[6] Formarier M. La place de l’interdisciplinarité dans les soins.Recherche en soins infirmiers 2004;79:12—8.

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[7] Maingain A, Dufour B, Fourez G, 1983, cités par M. Formarier.In: Les concepts en sciences infirmières, ARSI Éditions MalletConseil, 2009.

[8] Cyrulnik B, Morin E. Dialogue sur la nature humaine. La Tourd’Aigues: Éditions de l’Aube; 2000.

[9] Widmer D, Jollien A. Enseigner la complexité ? Prim Care

2009;9:140—1.

10] Circulaire DHOS no 02/03/CNAMTS/2008/100 du 25 mars2008 relative au référentiel national d’organisation desréseaux de santé en soins palliatifs.